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MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 61 MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON DANS LA PREMIÈRE HYPOTHÈSE DU PARMÉNIDE RÉSUMÉ Cet article examine l’influence sur la première hypothèse du Parménide de deux penseurs dont l’importance a été négligée par les critiques : Mélissos et Gorgias. Après avoir observé que les prédicats attribués à l’un ainsi que la forme démonstrative sont plus représentatifs de l’éléatisme de Mélissos que de celui de Parménide, nous expliquons ce constat par le fait que Platon reprenne une partie du Traité du Non-être de Gorgias qui vise elle-même essentiellement Mélissos. Nous démontrons alors que la première hypothèse, et même l’ensemble de la seconde partie du Parménide, est un pastiche du Traité du Non-être, et nous en tirons des conclusions sur le statut de l’exercice dialectique mis en œuvre dans le Parménide. ABSTRACT This article investigates the influence on the first hypothesis of the Parmenides of two thinkers whose importance has been neglected by scholars, i.e. Melissus and Gorgias. I first show that the predicates attributed to the one and the demonstrative structure are more representative of Melissus’ Eleatism than of Parmenides’. I then explain this by the fact that Plato takes over a part of Gorgias’ On Not-being that mainly attacks Melissus. Hence, I demonstrate that the first hypothesis, and even the whole second part of the Parmenides, is a pastiche of On Not-being, and I finally draw some conclusions about the status of the dialectical exercise of the Parmenides1. 1 Je tiens à remercier Luc Brisson de m’avoir donné l’occasion de travailler sur ce sujet, ainsi que tous les membres du Centre Jean Pépin pour leurs remarques à une première version de ce travail. Toute ma reconnaissance à Nicola Carraro pour ses relectures et observations toujours avisées. REVUE DE PHILOSOPHIE ANCIENNE, XXXVII (1), 2019 62 Mathilde BRÉMOND Beaucoup d’encre a été versée au sujet du lien entre le Parménide de Platon et le Parménide historique, ou de la fidélité du portrait de Zénon qui y est présenté. Ces analyses ont pour but non seulement de chercher à mieux comprendre la pensée de ces deux Éléates dont nous n’avons plus que des fragments d’interprétation difficile, en particulier pour Parménide, mais aussi d’aider à saisir la démarche de Platon dans ce traité des plus énigmatique : Platon présente dans la seconde partie de l’ouvrage une série de huit déductions partant de diverses hypothèses sur l’unité et la multiplicité pour aboutir à des conclusions contradictoires. Cette méthode pour le moins étonnante est décrite par le personnage de Parménide comme un exercice préliminaire nécessaire pour atteindre la vérité et plus particulièrement pour connaître les formes (135c-136c). Les autres sources d’inspiration éléates pour le traité, et en particulier pour la première démonstration sur l’un qui est exposée dans la seconde partie du Parménide, sont passées relativement inaperçues : J. Palmer2 affirme, au sein d’un ouvrage entièrement consacré à la réception platonicienne de Parménide, que les prédicats attribués à l’un dans cette hypothèse sont plutôt propres à Mélissos qu’à Parménide ; quant à J. Mansfeld3, il a souligné quelques parallèles frappants entre le Parménide, et en particulier la première hypothèse, et le Traité du Non-être de Gorgias, parallèles qui sont développés par Palmer4, et dont certains sont repris dans une analyse plus large chez M. Dixsaut5. Malgré ces trois études, l’importance de Mélissos et surtout de Gorgias dans le Parménide semble avoir été dans l’ensemble négligée par la 2 J. Palmer, Plato’s Reception of Parmenides, Oxford/New York, Clarendon Press, 1999, p. 111-112. 3 J. Mansfeld, « Historical and philosophical aspects of Gorgias’ “On What is Not” », dans L. Montoneri et F. Romano (éd.), Gorgia e la sofistica, Catania, Facoltà di lettere e filosofia, Università di Catania, 1986, p. 256-265. 4 J. Palmer, Plato’s Reception of Parmenides, op. cit., p. 108-117. 5 M. Dixsaut, « Platon et la leçon de Gorgias : pouvoir tout dire de l’être, ne rien pouvoir dire de ce qui est », dans A. Brancacci et M. Dixsaut (éd.), Platon, source des présocratiques, Paris, Vrin, 2002, p. 191-217. MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 63 critique : ces deux auteurs ne sont pas ou presque pas mentionnés dans la plupart des introductions et commentaires récents au Parménide. Ce manque de considération pour les conclusions pourtant fondamentales à nos yeux de Mansfeld et Palmer peut s’expliquer par le fait que les rapprochements soulignés par le premier sont essentiellement ponctuels, tandis que le second met son analyse, à laquelle nous devons beaucoup, au service de sa thèse selon laquelle Platon présenterait un Parménide déformé par la lecture sophiste. Quant à Dixsaut, elle s’intéresse à la réponse de Platon dans plusieurs de ses œuvres aux difficultés soulevées par Gorgias plutôt qu’à la manière précise dont il le reprend dans le Parménide. Les parallèles entre le texte de Platon et Gorgias, et dans une moindre mesure Mélissos, nous semblent cependant cruciaux pour comprendre la première hypothèse du Parménide, et ainsi toute la démarche platonicienne dans la seconde partie de l’ouvrage, puisque cette hypothèse sert de modèle pour les sept autres qui suivent, et constitue la première illustration de la dialectique éléate défendue par le personnage de Parménide. Notre thèse est que dans la première hypothèse, Platon présente un exposé sur les prédicats de l’un qui est plutôt mélissiano-gorgien que parménidien ou zénonien. Les parallèles entre la première hypothèse et les œuvres de Mélissos et Gorgias ne sont selon nous pas anecdotiques, mais structurels : Platon y présente un pastiche d’une partie du traité de Gorgias Sur le Non-être, et reprend à travers lui la critique de l’éléatisme post-parménidien principalement représenté par Mélissos. Cette affirmation aura des conséquences sur l’interprétation générale de la dialectique éléate dans le Parménide. Nous commencerons par examiner les traces de la pensée de Mélissos dans la première hypothèse, pour ensuite nous consacrer à Gorgias, en montrant qu’il est une source fondamentale pour cette hypothèse, et est à l’origine de la tournure mélisséenne de l’éléatisme qui y est présenté. Nous conclurons sur la manière dont Platon s’est approprié ce matériau et sur les conséquences que l’on peut tirer de ces remarques sur la démarche platonicienne dans la seconde moitié du Parménide. 64 Mathilde BRÉMOND 1. Mélissos a) Mélissos chez Platon Il faut tout d’abord souligner le maigre rôle que tient Mélissos dans le corpus platonicien. Celui-ci n’est mentionné nommément par Platon que brièvement dans le Théétète, où il est associé à Parménide comme représentant de ceux qui soutiennent que l’être est un et immobile6. Encore affirme-t-il à cette occasion qu’il considère Parménide comme supérieur à Mélissos7. Dans les deux ouvrages consacrés à la pensée éléate, le Sophiste et le Parménide, Mélissos n’est jamais évoqué. Ce dédain contraste fortement avec l’association systématique de Parménide et Mélissos dans d’autres textes, en particulier chez Isocrate et surtout Aristote8. Celle-ci a sans doute pour origine les doxographies sophistes, qui regroupaient Parménide et Mélissos comme défenseurs de la thèse selon laquelle l’être est un et immobile : Mansfeld a bien mis en parallèle les textes d’Isocrate, du Théétète de Platon et d’Aristote pour montrer que les doxographies qui y sont présentées ont une 6 Théétète 180e : « ... tous les autres propos que les Mélissos et Parménide soutiennent en s’opposant à tous ces gens [les défenseurs du mobilisme], à savoir que toutes choses sont unes et stables en elles-mêmes, sans avoir de place où être mues ». Toutes les traductions sont nôtres. 7 183e : « quoique j’aie honte à l’idée d’examiner à gros traits (φορτικῶς) Mélissos et les autres qui disent que le tout est un et stable, j’en ai moins honte qu’à l’idée de le faire pour le seul Parménide. » J. Palmer, Plato’s Reception of Parmenides, op. cit., p. 94 remarque, sans doute à raison, que l’usage de φορτικῶς pourrait être une manière ironique de renvoyer à la grossièreté de la pensée de Mélissos lui-même. 8 Voir pour Isocrate, L’Échange 268, qui est la première doxographie systématique sur le nombre des êtres dont nous disposions. Aristote associe nommément Parménide et Mélissos en Physique I 2, 184b16, 185a9, 185b17-18 (et plus largement dans tout le chapitre I.2), I 3, 186a6-7, III 6, 207a15, Métaphysique A 5, 986b18-19 et 27, et Traité du Ciel III 1, 298b17. Voir à ce sujet M. Brémond, Lectures de Mélissos, Berlin, De Gruyter, 2017, p. 37-41. MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 65 source commune9. Cette dernière permet d’expliquer que Platon associe Mélissos à Parménide dans le Théétète. Toutefois, en dehors de ce passage où il s’appuie sur la doxographie sophiste, Platon néglige complètement Mélissos : Zénon prend le rôle de disciple et défenseur de Parménide10. On peut trouver surprenant que Platon manifeste si peu d’intérêt pour Mélissos si l’on suit l’idée, en particulier soutenue par N.-L. Cordero11, que la thèse de l’unité de l’être, que Platon place au centre de son analyse, est plutôt propre à Mélissos que Parménide. Cordero affirme ainsi (p. 112) que « Platon a regardé Parménide avec des lunettes mélisséennes »12. Cette lecture de Parménide apparaît toutefois comme extrêmement répandue à l’époque de Platon, notamment au sein des doxographies sophistes, et il est peu probable que Platon l’ait directement héritée de Mélissos. Zénon lui-même s’est de toute évidence concentré dans ses paradoxes sur la question de l’unité de l’être, ainsi que celle de son immobilité, deux prédicats qui ne sont que brièvement évoqués chez Parménide, mais occupent une place centrale chez Mélissos. S’il est donc probable que l’éléatisme tel qu’il a été développé par Mélissos ait eu un grand rôle dans l’interprétation de Parménide comme un moniste, cette dernière était sans doute devenue la norme au moment de la rédaction du Parménide et du Sophiste, et n’est en aucun cas l’indice d’un intérêt particulier de Platon pour Mélissos. 9 J. Mansfeld, « Aristotle, Plato and the preplatonic doxography and chronography », dans G. Cambiano (éd.), Storiografia e dossografia nella filosofia antica, Turin, Tirrenia, 1986, p. 1-59. 10 Chez Aristote, Zénon n’est associé qu’une seule fois à Parménide, en Réfutations sophistiques XXXIII 182b25-27, sur la question du sens unique des termes « un » et « être ». 11 N.-L. Cordero, « L’invention de l’école éléatique : Platon, “Sophiste” 242 d », dans P. Aubenque et M. Narcy (éd.), Études sur le « Sophiste » de Platon, Napoli, Bibliopolis, 1991, p. 91-124. 12 Cf. R.D. McKirahan, Philosophy before Socrates : An Introduction with Texts and Commentary, 2e éd., Indianapolis, Hackett, 2010, p. 302 : « it is plausible that Plato’s picture of Eleaticism is actually a conflation of Parmenides and Melissus under the name of the former. » 66 Mathilde BRÉMOND Si l’on considère donc que Platon ne mentionne Mélissos dans le Théétète que parce qu’il reprend une doxographie sophiste, on peut soupçonner qu’il n’a sinon jamais lu l’œuvre de ce penseur, du moins pas du tout jugé que celle-ci méritait d’être mobilisée au sein de sa réflexion. On ne peut alors que s’étonner, à rebours, de voir que dans la première hypothèse du Parménide, les prédicats attribués à l’un sont plutôt propres à Mélissos qu’à Parménide. b) La première hypothèse Avant d’aller plus loin, rappelons la structure de cette première hypothèse (137c-142a). Celle-ci, tout comme la deuxième hypothèse, part de la prémisse selon laquelle « il est un » (ἕν ἐστιν). Toutefois, la première hypothèse se concentre sur le ἕν, pour définir les caractéristiques d’une parfaite unité, tandis que la deuxième insiste sur le fait que l’un est, ἐστι, pour en déduire des prédicats à l’opposé de ceux présentés dans la première hypothèse13. La conclusion à laquelle arrive Platon, à la fin de cette première hypothèse en 141e-142a, est que ce qui est un n’est pas un, et qu’il n’y a ni discours, ni connaissance, ni perception possibles à son sujet. La déduction elle-même consiste à attribuer un certain nombre de caractéristiques à l’un. Nous distinguerons deux types de prédicats. Tout d’abord, ceux que nous appellerons les « prédicats simples ». Quoiqu’il s’agisse essentiellement de propriétés négatives, celles-ci appartiennent effectivement à l’un. Ces prédicats sont les suivants : 1. L’un n’est pas une totalité et n’a pas de parties (137c-d). 2. L’un est infini (137d). 3. L’un n’a pas de forme (137d-138a). 4. L’un n’est nulle part (138a-b). 13 Cf. M. Schofield, « The Antinomies of Plato’s Parmenides », Classical Quarterly, 27, 1977, p. 146. Cette distinction, comme cela a été noté par de nombreux critiques, correspond sans doute à celle qui est énoncée par Parménide entre l’unité par rapport à soi et par rapport aux autres (136b). MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 67 Viennent ensuite ce que nous appellerons les « antinomies » : des couples de prédicats contradictoires que l’un ne possède pas. 5. L’un n’est ni mû ni immobile (138b-139b). 6. L’un n’est ni le même ni autre (139b-e). 7. L’un n’est ni semblable ni dissemblable (139e-140b). 8. L’un n’est ni égal ni inégal (140b-d). 9. L’un n’est ni plus vieux, ni plus jeune, ni du même âge14 (140e141c). Les prédicats simples sont certes souvent justifiés par le rejet d’un couple d’opposés : l’un est infini parce qu’il n’a ni commencement, ni milieu, ni fin, il n’a pas de forme parce qu’il n’est ni arrondi ni droit, et il n’est nulle part parce qu’il n’est ni en autre chose ni en lui-même. Ces opposés ne sont cependant pas contradictoires et Platon attribue bien un prédicat à l’un, tandis que dans le cas des antinomies, il présente deux caractéristiques contradictoires que l’un ne peut avoir. Par ailleurs, on peut noter que les démonstrations des antinomies sont beaucoup plus longues que celles des prédicats simples. Chaque prédicat est déduit au moins en partie du précédent : l’un est infini parce qu’il n’a pas de parties, il n’a pas de forme parce qu’il est infini, etc.15 Le premier prédicat est démontré à partir de la prémisse de départ, à savoir qu’il est un, et le dernier aboutit à la conclusion qu’il n’est pas un par le raisonnement suivant : si l’un n’est ni plus vieux, ni plus jeune, ni du même âge, il n’est pas ni n’était ni ne sera, et ne participe donc pas à l’être. La structure générale de l’hypothèse est donc la suivante, chaque étape étant déduite de la précédente : 14 Ces quatre derniers couples de prédicats sont envisagés à la fois par rapport à l’un lui-même et par rapport à d’autres : l’un n’est ni le même que luimême, ni le même qu’un autre, etc. 15 La seule exception est notre point 6), à savoir que l’être n’est ni le même ni autre : cela est démontré directement à partir de l’hypothèse de départ, à savoir l’unité. Ce point est mis en valeur dans le schéma que propose Brisson en introduction à sa traduction (L. Brisson (éd.), Platon. Parménide, 2e éd., Paris, Flammarion, 1999, p. 49), mais celui-ci perd la distinction entre prédicats simples et antinomiques qui nous importe ici. 68 Mathilde BRÉMOND a) Prémisse : il est un. b) Déduction de prédicats simples. c) Déduction de prédicats antinomiques. d) Négation de la prémisse. c) Des prédicats mélisséens Il faut d’abord noter que ce que nous avons appelé les « prédicats simples » de l’un sont beaucoup plus mélisséens que parménidiens. Le point le plus remarquable est que l’un est considéré comme infini (notre prédicat 2), attribut que Mélissos prête bien à l’être16, tandis que Parménide pense notoirement que l’être a des limites et le compare à une sphère. Or Platon nie explicitement que l’un puisse avoir une forme, et en particulier une forme arrondie (στρογγύλον). Il est en cela à nouveau plus proche de Mélissos, si l’on interprète son affirmation du fragment B9 selon laquelle l’être n’a pas de σῶμα comme renvoyant au fait qu’il n’ait pas de corps géométrique17. Enfin, Mélissos soutient bien, dans le fragment B9, que l’être n’a pas de parties, et dans B2 qu’il n’a ni commencement ni fin. Tous ces prédicats (absence de parties, de commencement, de milieu et de fin, infinité et absence de forme) sont contredits par Parménide dans les vers suivants : « mais puisqu’il a des limites ultimes, il est fini, / semblable de partout à la masse d’une sphère au beau cercle, / égal à partir du milieu » (B8.424). Il apparaît donc qu’à l’exception du fait de n’être nulle part, qui 16 Cette thèse est démontrée dans les fragments B2 à B4 et utilisée comme prémisse dans les fragments B5 à B7. 17 Nous suivons en cela l’interprétation de ce fragment très discuté par J. Mansfeld, « Melissus between Miletus and Elea », dans M. Pulpito (éd.), Melissus between Miletus and Elea, Sankt Augustin, Academia Verlag, 2016, p. 98-103. Voir C. Rapp, « Melissos aus Samos », dans H. Flashar, D. Bremer et G. Rechenauer (éd.), Die Philosophie der Antike, Band 1 : Frühgriechische Philosophie, Basel, Schwabe, 2013, p. 588-590 pour un examen des diverses options interprétatives. MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 69 n’est mentionné par aucun des deux Éléates dans nos fragments, tous les prédicats simples prêtés à l’un sont rejetés par Parménide, tandis que Mélissos considère bien qu’ils appartiennent à l’être18. Aucun des deux penseurs n’ayant présenté de raisonnements contradictoires, contrairement à Zénon, il est plus difficile de déterminer si l’exposé platonicien des antinomies est parménidien ou mélisséen. Il faut toutefois noter que si l’on excepte l’opposition entre plus jeune, du même âge et plus âgé, que l’on ne trouve pas dans l’éléatisme, les prédicats antinomiques examinés par Platon ont bien soulevé l’intérêt des Éléates, et en particulier de Mélissos. En effet, celui-ci a exposé divers arguments à propos du mouvement dans son fragment B7 et en distingue les types suivants : l’ἑτεροίωσις, que l’on peut considérer comme équivalente à l’altération, la μετακόσμησις, changement d’organisation des parties, et la κίνησις, mouvement local vers un autre endroit19. On retrouve ces trois mouvements chez Platon : il envisage d’abord le transport (φέρεσθαι) et l’altération (ἀλλοιοῦσθαι), puis au sein du premier, le mouvement circulaire en soi-même, qui peut correspondre au changement d’organisation chez Mélissos, et le mouvement vers un autre lieu20. Mélissos considère aussi dans le même fragment B7 que l’être est semblable à lui-même, ὅμοιος, et qu’il ne peut devenir autre, 18 M. Schofield, « The Antinomies of Plato’s Parmenides », art. cit., p. 148 considère étrangement que Platon réfute dans la première hypothèse autant des prédicats parménidiens que mélisséens (il mentionne le rejet de l’immobilité de l’être à propos de Mélissos, qui intervient dans les antinomies). Si la partie antinomique de l’argumentation est, comme nous allons le voir, plus éloignée de la doctrine de Mélissos, on peut difficilement considérer que Platon y réfute spécifiquement ses thèses, puisqu’il nie à la fois le mouvement et l’immobilité de l’un. Le statut de Mélissos diffère grandement de celui de Parménide, dont Platon rejette toute la conception de l’être comme totalité finie. 19 Mélissos n’utilise pas ces substantifs, mais plutôt les verbes associés à la forme moyen-passive : ἑτεροιοῦσθαι, μετακοσμεῖσθαι et κινεῖσθαι. Il envisage aussi étrangement la maladie, qui ne nous concerne pas ici. 20 « Si l’un était transporté, soit il le serait en rond dans le même cercle, soit il changerait de lieu » (138c). 70 Mathilde BRÉMOND ἑτεροῖος. S’il ne fait pas les distinctions platoniciennes entre le même, le semblable et l’égal, il a donc aussi examiné la question de la similitude de l’être avec lui-même. Parménide dit certes également que l’être est ὅμοιος (Β8.22). Il semble toutefois envisager ce prédicat comme une homogénéité, puisqu’il l’associe à l’impossibilité d’être « plus ici et moins là », tandis que Platon comme Mélissos y voient plutôt une identité qui s’applique en particulier dans le temps : Platon en fera usage dans son argument contre la possibilité d’être plus jeune ou plus vieux que soi-même, et Mélissos oppose dans le fragment B7 le fait que l’être soit ὅμοιος à la possibilité que « l’être soit détruit et le nonêtre généré ». d) Une démonstration mélisséenne La démonstration de Platon n’est cependant pas seulement mélisséenne en ce qu’elle reprend des prédicats que Mélissos a attribués à l’être : elle s’en inspire aussi pour l’argumentation. On peut d’abord observer que la démonstration de l’infinité de l’être semble tirée de Mélissos : chez les deux philosophes, il est affirmé que l’être est infini parce qu’il n’a ni commencement ni fin (Platon ajoute qu’il n’a pas de milieu). Platon affirme en effet : T1a. Ainsi, s’il n’a aucune partie, il ne saurait avoir ni commencement, ni fin, ni milieu. En effet, de telles choses en seraient dès lors des parties. – C’est juste. – Et assurément, une fin et un commencement sont une limite pour chaque chose. – Comment en serait-il autrement ? – Donc l’un est infini, s’il n’a ni commencement ni fin. – Il est infini. (Parménide 137d) On peut comparer avec le fragment B2 de Mélissos : T1b. Donc, comme il n’a pas été généré mais est, il était toujours et sera toujours et n’a pas de commencement ni de fin, mais il est infini. En effet, s’il avait été généré, il aurait un commencement (car il aurait commencé à être généré à un moment) et une fin (car il aurait fini MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 71 d’être généré à un moment) ; mais s’il n’a pas commencé ni fini et était toujours et sera toujours, il n’a pas de commencement ni de fin. Ce texte déduit de l’éternité de l’être son absence de commencement et de fin, et donc son infinité21. Si Platon ne tire pas l’absence de commencement et de fin de l’impossibilité de la génération, mais du fait que l’un n’a pas de parties, il reprend bien la seconde partie de la déduction qui aboutit à la thèse de l’infinité de l’être. Plus toutefois que de cet argument, c’est de l’esprit général de la démonstration mélisséenne que Platon s’inspire dans la première hypothèse. En effet, contrairement à Parménide, qui s’est d’abord concentré sur l’opposition entre l’être et le non-être avant de s’intéresser dans le fragment B8 aux caractéristiques du premier, Mélissos a fait de la démonstration systématique des prédicats de l’être l’objet principal de son étude : seul son fragment B8, qui expose une critique de la perception, n’y est pas consacré. De même, le raisonnement dans toute la seconde partie du Parménide est centré sur la démonstration des prédicats de l’un. Platon reprend de plus ce caractère propre à Mélissos qui est de démontrer ces prédicats les uns à partir des autres : Mélissos prouve d’abord que l’être est éternel (B1), puis qu’il est infini parce qu’il est éternel (B2-4), et enfin qu’il est un parce qu’il est infini (B5-6). Parmi les prédicats suivants, l’immutabilité (B7) est prouvée à partir de l’éternité de l’être, et l’absence de « corps » (B9) à partir de son unité. Cette structure argumentative contraste avec celle de Parménide, qui expose chacun des prédicats de l’être de manière indépendante, et autant que l’on puisse en juger, elle ne se trouve pas non plus chez Zénon, qui cherche plutôt à rejeter la multiplicité ou le mouvement qu’à assurer une démonstration systématique des prédicats de l’être. Ainsi, non seulement l’un de la première hypothèse du Parménide possède des prédicats plus proches de l’être mélisséen que parméni21 Cet argument sera dès Aristote critiqué à la fois pour sa forme logique et pour son assimilation entre commencement spatial et temporel. 72 Mathilde BRÉMOND dien, mais toute la démarche platonicienne consistant à démontrer les caractéristiques de l’un les unes à partir des autres reprend ce qui fait l’originalité du raisonnement de Mélissos au sein de l’éléatisme. On peut donc bien conclure que l’objet de la première hypothèse est plus l’être de Mélissos que celui de Parménide. e) Quelques nuances Ces ressemblances, pour frappantes qu’elles soient, doivent toutefois être nuancées. Tout d’abord, certains prédicats évoqués par Platon ne se trouvent pas du tout chez Mélissos : le fait de n’être nulle part ou la question de l’âge de l’être. La démarche antinomique lui est par ailleurs complètement étrangère. Enfin, à l’exception de la courte démonstration de l’infinité citée plus haut, aucun des arguments exposés par Platon n’est mélisséen. Cela est particulièrement frappant pour l’immobilité de l’être. En effet, Mélissos soutient, et c’est sans doute son argument qui aura le plus d’impact, que l’être est immobile en raison de l’absence de vide : l’être pour se mouvoir doit aller vers un espace vide, or le vide est du non-être, donc le mouvement est impossible (B7). Cet argument est même utilisé par Platon dans le Théétète (voir n. 6), puisqu’il y affirme que l’être est immobile parce qu’il n’a nulle part où aller. Par contraste, dans le Parménide, l’un ne peut pas se mouvoir parce qu’il n’est nulle part (il ne peut donc changer de lieu) et n’a pas de parties. 2. Gorgias On ne peut toutefois qu’être surpris que Platon, qui comme nous l’avons d’abord exposé n’a manifesté aucun intérêt pour la pensée de Mélissos dans son œuvre, décide soudainement de mettre dans la bouche de Parménide, comme exemple paradigmatique de dialectique éléate, une démonstration des prédicats de l’un qui soit plutôt propre à Mélissos qu’au personnage même qui l’énonce. Nous pouvons expli- MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 73 quer cette incongruité par l’usage d’une source intermédiaire, à savoir le Traité du Non-être de Gorgias22. a) Le Traité du Non-être Le Traité du Non-être s’inscrit clairement, à la fois par le contenu et par la méthode, dans la lignée de l’éléatisme : il en reprend le questionnement sur l’être, la connaissance et le langage, et s’est probablement inspiré de la méthode zénonienne de réfutation par réduction à l’absurde de la thèse adverse (voir 3.1). Mais il va utiliser cette méthode polémique contre l’éléatisme lui-même, et en général contre toute la philosophie spéculative, pour montrer que leurs raisonnements aboutissent nécessairement à des contradictions. Nous connaissons le contenu de ce traité grâce à deux sources, qui en proposent un résumé : d’une part le traité pseudo-aristotélicien Sur Mélissos, Xénophane et Gorgias (MXG), dans ses deux derniers chapitres (5 et 6), d’autre part Sextus Empiricus, dans Contre les Mathématiciens VII.65-87. Il est dans l’ensemble admis depuis O. Gigon23 que l’exposé du premier est plus proche de l’original que celui du second24, mais que ce sont deux présentations indépendantes25. Malgré un certain nombre de divergences dans les détails, les deux 22 Sur le fait que Platon connaissait cette œuvre de Gorgias, voir S. Hays, « On the Skeptical Influence of Gorgias’s On Non-Being », Journal of the History of Philosophy, 28, 1990, p. 327-337. 23 O. Gigon, « Gorgias “Über das Nichtsein” », Hermes, 71, 1936, p. 186213. 24 Seul J.H. Loenen, Parmenides, Melissus, Gorgias : a Reinterpretation of Eleatic Philosophy, Assen, Van Gorcum, 1959 s’oppose à ce consensus (voir en particulier p. 179). 25 H.-J. Newiger, Untersuchungen zu Gorgias’ Schrift « Űber das Nichtseiende », Berlin, De Gruyter, 1973 considère que le MXG serait la source de Sextus. Les différences entre les deux textes rendent cependant cette thèse peu probable, et lui demandent de supposer ad hoc de nombreuses extrapolations ou ajouts de la part de Sextus à partir de son matériau d’origine. 74 Mathilde BRÉMOND résumés s’accordent pour l’essentiel. Ils affirment ainsi que le traité de Gorgias soutenait trois thèses : 1. Qu’il n’y a rien, 2. Que même s’il y avait quelque chose, on ne pourrait le connaître, 3. Que même s’il y avait quelque chose et qu’on en avait connaissance, on ne pourrait le communiquer. C’est la première démonstration qui nous intéressera essentiellement ici. Celle-ci se divise, selon l’auteur du MXG, entre une démonstration qui est propre à Gorgias (ἴδιον αὐτοῦ ἀποδείξιν, 979a23-4), et une autre qui s’appuie sur Mélissos et Zénon (voir notre texte T5a). Sextus interprète différemment la structure : la première démonstration montrerait que le non-être n’est pas, la seconde que l’être n’est pas non plus. Nous suivons toutefois l’analyse de G.B. Kerferd26 selon laquelle nos deux sources, malgré de nombreuses divergences dans l’exposé de la première démonstration, sont en accord sur le fond. Gorgias présente ainsi d’abord une série d’arguments envisageant et rejetant l’existence du non-être du fait de sa différence radicale avec l’être. Cette partie, comme cela a bien été noté, vise principalement Parménide27, qui s’est concentré dans son poème sur l’opposition entre être et non-être. Elle a particulièrement soulevé l’intérêt des critiques pour son originalité et sa complexité28, au détriment de la deuxième partie consacrée à l’inexistence de l’être, qui nous concernera surtout ici. 26 G.B. Kerferd, « Gorgias on Nature or That Which Is Not », Phronesis, 1, 1955, p. 6-19. 27 Voir notamment G. Calogero, Studi sull’eleatismo, 2e éd., Florence, La Nuova Italia, 1977, p. 162-164 ; P. Curd, « Gorgias and the Eleatics », dans M.M. Sassi (éd.), La costruzione del discorso filosofico nell’età dei presocratici, Pise, Edizioni della Normale, 2006, p. 183-202 ; J. Palmer, Parmenides and Presocratic philosophy, Oxford/New York, Oxford University Press, 2009, p. 220. 28 G.B. Kerferd, « Gorgias on Nature or That Which Is Not », art. cit., et P. Curd, « Gorgias and the Eleatics », art. cit., y consacrent ainsi l’essentiel de leurs analyses. MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 75 Cette dernière présente le raisonnement suivant : si quelque chose est, cela doit être soit éternel soit généré, et soit un soit multiple. Gorgias va alors exposer quatre démonstrations29 : 1. l’être ne peut être éternel, 2. l’être ne peut être généré, 3. l’être ne peut être un, 4. l’être ne peut être multiple. La conclusion de Gorgias est que puisque l’être ne peut posséder aucun de ces prédicats contradictoires, il ne peut exister ; donc il n’y a pas d’être. Nous nous concentrerons sur ce raisonnement, et en particulier sur la réfutation de l’éternité de l’être. Gorgias présente en effet l’argumentation suivante : 1. Si l’être est éternel, il doit aussi être infini. 2. Ce qui est infini n’est nulle part. 3. Ce qui n’est nulle part n’est pas. 4. Donc si l’être est éternel, il n’est pas. 29 Le MXG ajoute un argument qui montre que l’être ne peut se mouvoir et changer, pour lequel nous n’avons pas de parallèle chez Sextus. Un certain nombre de critiques pensent qu’il s’agit de la première moitié d’un raisonnement qui devrait montrer que l’être n’est ni mû ni immobile, et dont la deuxième partie n’aurait pas été retranscrite : voir C.M.J. Sicking, « Gorgias und die Philosophen », Mnemosyne, 17, 1964, p. 230 ; J. Mansfeld, « Historical and philosophical aspects of Gorgias’ “On What is Not” », art. cit., p. 263 ; J. Palmer, Plato’s Reception of Parmenides, op. cit., p. 115 ; P. Curd, « Gorgias and the Eleatics », art. cit., p. 185. Toutefois, O. Gigon, « Gorgias “Über das Nichtsein” », art. cit., p. 200-202, G.B. Kerferd, « Gorgias on Nature or That Which Is Not », art. cit., p. 23 et G. Calogero, Studi sull’eleatismo, op. cit., p. 185-188 rejettent l’idée qu’il faille compléter, le premier par prudence, les deux autres dans l’idée que l’argument s’intégrerait à la réfutation de la multiplicité (ce qui correspond plus à la lettre du texte). J.H. Loenen, Parmenides, Melissus, Gorgias, op. cit., p. 191 considère quant à lui qu’il s’agit d’un ajout de l’auteur du MXG. 76 Mathilde BRÉMOND b) Parallèles entre le Traité du Non-être et la première hypothèse du Parménide Les parallèles entre les traités de Gorgias et de Platon ont pour la plupart été remarqués par Mansfeld30 et développés par Palmer31. Toutefois, ils n’ont selon nous pas reçu assez d’attention de la part des critiques, n’étant le plus souvent absolument pas mentionnés par les commentateurs les plus récents du Parménide. Une raison pourrait en être que les deux premiers critiques n’ont pas tiré de conclusions assez fortes de ces parallèles : comme nous l’avons dit en introduction, Mansfeld se contente pour l’essentiel de les relever, tandis que Palmer les subordonne à sa thèse générale selon laquelle Parménide n’est présenté comme un moniste radical dans ce traité que sous l’influence d’une lecture sophiste32. Nous nous concentrerons pour l’instant sur les deux ressemblances les plus évidentes entre les deux traités, dans le but de montrer que Platon s’est directement inspiré du Traité du Nonêtre. La première réside dans les conclusions du Traité du Non-être et de la première hypothèse : Platon reprend non seulement la négation de l’existence de l’être-un, mais aussi l’impossibilité de le connaître et de le communiquer : T2. Donc l’un n’est en aucune manière. – Il semble que non. – Donc il n’est pas de sorte à être un. En effet, il le serait si déjà il était et participait à la substance ; mais, à ce qu’il semble, l’un n’est pas un ni n’est, 30 J. Mansfeld, « Historical and philosophical aspects of Gorgias’ “On What is Not” », art. cit., p. 259-264. 31 J. Palmer, Plato’s Reception of Parmenides, op. cit., p. 108-117. Voir aussi M. Dixsaut, « Platon et la leçon de Gorgias », art. cit. A. Diès (éd.), Platon : Parménide, Paris, Les Belles Lettres, 1923, affirme aussi p. 19 : « s’il est, en dehors des Arguments de Zénon, une pièce dialectique avec laquelle les hypothèses du Parménide ont une analogie frappante, c’est le Traité de l’Être ou de la Nature de Gorgias », et relève quelques parallèles. 32 Voir en particulier sa conclusion p. 117 : « thus Plato in the First Deduction presents a certain sophistic appropriation of Parmenides. » MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 77 s’il faut croire un argument de ce genre. – C’est le risque. – Or ce qui n’est pas, est-ce que quelque chose peut être à ou de ce non-être. – Comment donc ? – Donc il n’y a pas pour lui de nom, ni de discours, ni de science, ni de perception, ni d’opinion. (Parménide 141e-142a) Il faut noter que lorsque Platon en est arrivé à la conclusion que l’un n’est pas ni n’est un, il a atteint son objectif : l’hypothèse de départ de l’unité s’est montrée auto-contradictoire et justifie un nouvel examen. L’ajout du fait qu’il ne puisse y avoir ni nom, ni science, ni opinion de l’un est donc du point de vue de l’argumentation superflu. Cela se justifie en revanche pour renvoyer aux trois conclusions de Gorgias. Ce n’est pas le seul passage où Platon fait cette référence : en 135ab, de manière plus frappante encore, il fait dire à Parménide que l’on peut douter de l’existence des formes, et que même si on les admet, on peut penser qu’elles ne sont pas connaissables, et encore moins enseignables33. La deuxième hypothèse en arrive aussi à des conclusions sur le sujet, même si elles sont positives et non plus négatives, et distingue plus nettement que notre texte T2 d’une part « science, opinion et perception », qui relèvent de la connaissance, et d’autre part « nom et discours », qui concernent la communication (155d). Il apparaît donc que Platon calque dans ce texte comme dans la première hypothèse la conclusion gorgienne. Le second parallèle est encore plus remarquable : Platon reprend l’argument de Gorgias pour démontrer que l’un n’est nulle part. T3a. Et assurément, s’il est bien tel, il ne saurait être nulle part. En effet, il ne serait (a) ni en autre chose (b) ni en lui-même. – Pourquoi donc ? – (a) S’il était en autre chose, il serait contenu circulairement quelque part par ce dans quoi il est, qui irait à son contact en beaucoup d’endroits en beaucoup de points. Or il est impossible que ce qui est un et sans parties et qui n’a pas part au cercle soit en contact circulairement en beaucoup d’endroits. – C’est impossible. – (b) Cependant, s’il est en lui-même, il n’y aurait rien d’autre que lui-même qui le 33 Cf. J. Palmer, Plato’s Reception of Parmenides, op. cit., p. 108-109. 78 Mathilde BRÉMOND contienne, puisqu’il serait en lui-même. En effet, il est impossible que quelque chose ne soit pas contenu par ce dans quoi il est. – C’est impossible en effet. – Ainsi, il y aurait une différence entre quelque chose qui contient et ce qui est contenu. En effet, la même chose ne subira pas et n’agira pas dans son entier en même temps. Et l’un ne serait ainsi plus un, mais deux. – Il ne le serait plus, en effet. – Donc l’un n’est pas quelque part, puisqu’il n’est ni en lui-même ni en autre chose. – Il ne l’est pas. (Parménide 138a-b) L’argumentation est la suivante : l’un ne peut être ni en autre chose (a) ni en lui-même (b). (a) est impossible parce que cela suppose que le contenant soit en contact avec le contenu en plusieurs endroits, ce qui va à l’encontre de l’unité de l’être, de son absence de parties et de son absence de forme, qui ont été démontrées auparavant. (b) est à nouveau impossible puisque cela supposerait que l’un soit deux, à la fois contenant et contenu. On ne peut que voir la ressemblance entre cet argument et celui qui est exposé par Sextus34 : T3b. Et s’il est infini, il n’est nulle part. (a) En effet, s’il est quelque part, ce dans quoi il est est différent de lui, et l’être ne sera alors plus infini s’il est contenu dans quelque chose. En effet, le contenant est plus grand que le contenu, et rien n’est plus grand que l’infini, de sorte que l’infini n’est pas quelque part. (b) De plus, il n’est pas contenu en lui-même non plus. En effet, ce dans quoi il est et ce qui est dedans seront la même chose, et l’être deviendra deux, le lieu et le corps (car ce dans quoi il est est un lieu, et ce qui est dedans un corps). Mais cela est fort absurde. Donc l’être n’est pas non plus en lui-même. (Contre les Mathématiciens VII.69-70) On retrouve ainsi la distinction entre le cas où l’être est en autre chose (a) et celui où il est en lui-même (b). (a) est à nouveau rejeté au nom de la relation entre contenant et contenu : il a été montré que l’être est infini, il ne peut donc avoir de contenant, puisque celui-ci devrait 34 Le MXG propose une version très raccourcie de l’argument, nous choisissons donc ici le texte de Sextus. On trouvera la version du MXG en T5b. MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 79 être plus grand que l’infini. La réfutation de (b) est encore plus proche de celle que nous trouvons chez Platon : si l’être est en lui-même, il serait alors deux choses à la fois, le contenant et le contenu. Il faut cependant souligner les différences entre ces deux arguments, comme l’a déjà fait Mansfeld35. La plus importante d’entre elles concerne la prémisse : Platon fait reposer son argumentation à la fois sur sa prémisse principale, à savoir l’unité de l’un et son absence de parties, et sur celle qui vient d’être démontrée, à savoir l’absence de forme. La version rapportée par Sextus comme celle du MXG utilisent en revanche comme prémisse le prédicat de l’infinité de l’être, en particulier pour (a)36. La réfutation de (b) repose certes chez Sextus sur le fait que l’être ne puisse pas être deux choses, à la fois contenant et contenu, mais cette impossibilité réside moins dans la thèse de l’unité de l’être, qui n’est pas soutenue explicitement, que dans l’idée qu’il est absurde que l’être soit un lieu et un corps en même temps. Nous reprenons ainsi la conclusion de Mansfeld, à savoir que ces différences montrent que le Parménide n’est pas la source de Sextus et du MXG, mais plutôt que tous trois reprennent directement le Traité du Non-être de Gorgias. Il est par conséquent avéré que Platon s’inspirait de cet ouvrage au point d’en reprendre un argument complet qu’il ne modifie que légèrement. c) Mélissos à travers Gorgias On pourrait en déduire que Platon construit la première hypothèse à partir de divers textes éléates : un petit peu de Mélissos, une once de Gorgias... Nous allons montrer que Gorgias est en réalité la source principale de Platon, et que l’aspect mélisséen de l’exposé provient du fait que la présentation que fait Gorgias de l’éléatisme dans la partie 35 J. Mansfeld, « Historical and philosophical aspects of Gorgias’ “On What is Not” », art. cit., p. 261-262. 36 Le MXG ne propose pas deux arguments distincts, mais fait tout reposer sur l’infinité de l’être. Voir T5b. 80 Mathilde BRÉMOND que Platon reprend, à savoir la réfutation de l’existence de l’être, est elle-même essentiellement un pastiche de Mélissos. Cela a déjà été remarqué par Palmer37, qui affirme que dans le Parménide, « [the] Melissan elements function within the context of Plato’s representation of a larger Gorgianic appropriation ». Ce constat est cependant affaibli par son idée développée p. 117 que Platon a repris Gorgias parce qu’il aurait vu chez lui une attaque de Parménide plutôt que de Mélissos38. Il est avéré que Gorgias a présenté des doxographies sur ses prédécesseurs. Cela est affirmé au début du chapitre qui lui est consacré dans le MXG : T4. Et pour montrer qu’il n’est pas, il collecte d’abord ce qu’ont dit tous les autres qui, en parlant des êtres, ont, à ce qu’il semble, soutenu des choses contraires entre eux, les uns en montrant que [les êtres] sont un et non multiples, les autres à l’inverse qu’ils sont multiples et non un, et les uns qu’ils sont inengendrés, les autres qu’ils sont générés ; puis il raisonne contre les deux côtés. (MXG 5.979a13-8) Gorgias a donc été l’auteur de doxographies développées qui ne sont pas retranscrites directement dans les deux résumés que nous avons. Il était ainsi une source importante au sujet des théories présocratiques sur l’être39. Cependant, Gorgias se concentre sur deux auteurs dans sa démonstration consacrée à l’être, à savoir les deux « disciples » de Parménide, Zénon et Mélissos, et particulièrement ce dernier. Leur nom est mentionné à deux reprises dans le MXG, d’abord comme source d’inspiration générale, à la suite de T4 : T5a. Donc qu’il n’est ni un ni multiple, ni inengendré ni généré, il entreprend de le montrer tantôt comme Mélissos, tantôt comme Zénon. (MXG 5.979a21-3) 37 J. Palmer, Plato’s Reception of Parmenides, op. cit., p. 112. Voir notre section 4b pour une réponse à cette hypothèse de Palmer. 39 Cf. J. Mansfeld, « Aristotle, Plato and the preplatonic doxography and chronography », art. cit., p. 6 et 37-9. 38 MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 81 Et plus précisément au sein de la démonstration contre l’éternité de l’être, que nous présentons ici dans son entier dans la version du MXG : T5b. S’il est, il est soit inengendré soit généré. Et s’il est inengendré, il suppose qu’il est infini avec les doctrines de Mélissos. Et l’infini ne saurait être quelque part. En effet, il n’est ni en lui-même ni en autre chose. En effet, il y aurait alors deux infinis, ce qui est dedans et ce dans quoi il est. Et s’il n’est nulle part, il n’est rien selon l’argument de Zénon au sujet de l’espace. Donc pour ces raisons, il n’est pas inengendré. (MXG 6.979b20-6) Mansfeld (p. 263) considère que l’auteur du MXG, qu’il décrit comme « fond of canvassing his expertise in Presocratic philosophy », aurait lui-même ajouté ces noms, que Sextus ne mentionne pas dans son propre résumé40. Il émet en particulier des doutes quant au fait que Zénon ait véritablement présenté un tel argument sur l’espace, puisque nous n’en avons pas connaissance par ailleurs41. Ces doutes ne sont en tout cas absolument pas de mise dans le cas de Mélissos : Sextus retranscrit quant à lui l’argument complet pour montrer que l’être est infini à partir du fait qu’il est inengendré, et celui-ci calque parfaitement le fragment B2 de Mélissos (voir T1b) : T5c. En effet, si l’être est éternel (car il faut commencer par là), il n’a pas de commencement. En effet, tout ce qui est généré a quelque commencement, mais l’éternel, puisqu’il est inengendré, n’a pas eu de commencement. Et s’il n’a pas de commencement, il est infini. (Contre les Mathématiciens VII.68-9) 40 Cf. H.-J. Newiger, Untersuchungen zu Gorgias’ Schrift « Über das Nichtseiende », op. cit., p. 16. 41 O. Gigon, « Gorgias “Über das Nichtsein” », art. cit., p. 196 et H.-J. Newiger, Untersuchungen zu Gorgias’ Schrift « Über das Nichtseiende », op. cit., p. 60-61 renvoient toutefois aux témoignages exposés en A24, qui attribuent en effet à Zénon l’idée que ce qui est doit être quelque part. Cela apparaît cependant plus comme une prémisse pour montrer l’impossibilité à penser le lieu, qui devrait pour exister être lui-même quelque part, que comme une thèse justifiée par un argument. 82 Mathilde BRÉMOND Ainsi, dans le texte original, Gorgias reprenait effectivement l’argument de Mélissos ; qu’il ait mentionné son nom explicitement ou non n’a que peu d’importance, puisqu’il pouvait considérer que ses lecteurs contemporains identifieraient sans problème la référence42. Il n’y a pas de raison de penser qu’il en aille différemment pour Zénon. Gorgias s’inspirait donc bien de Mélissos, au point que toute la réfutation de l’éternité de l’être semble s’appuyer sur son raisonnement : non seulement il reprend l’argument pour passer de l’éternité à l’infinité de l’être, mais même l’argument pour montrer que l’être n’est nulle part repose sur des prémisses mélisséennes. En effet, Mélissos démontre, à partir de l’infinité de l’être, son unité (fragments B5 et B6), en affirmant qu’il ne peut y avoir deux infinis, sinon ils se limiteraient l’un l’autre. Cette thèse permet de justifier le fait que l’être ne soit nulle part : s’il est infini, il doit y avoir un contenant et un contenu qui soient tous deux infinis, or il ne peut y avoir deux infinis en contact. Cela a poussé un certain nombre de critiques à affirmer que toute la réfutation de l’éternité de l’être était spécifiquement dirigée contre Mélissos, tandis que l’argument qui rejette la génération toucherait plutôt Parménide, et que celui qui interroge l’unité ou la multiplicité de l’être serait une attaque contre Zénon43 : Gorgias montre que si 42 G. Calogero, Studi sull’eleatismo, op. cit., p. 177-178, n. 2, considère que les noms ne devaient pas être donnés, puisque Sextus n’a pas remarqué ces références. Mais il est aussi possible qu’il les ait supprimés comme étant superflus pour son propos. 43 O. Gigon, « Gorgias “Über das Nichtsein” », art. cit., p. 196-199 ; W.K.C. Guthrie, A History of Greek Philosophy, vol. III.1, Cambridge, Cambridge University Press, 1977, p. 197 ; R.D. McKirahan, Philosophy before Socrates, op. cit., p. 395. G. Calogero, Studi sull’eleatismo, op. cit., p. 185 considère quant à lui que tous les arguments à propos de la génération visent Mélissos, et ceux à propos de l’unité Zénon, tandis que la démonstration particulière de Gorgias serait dirigée contre Parménide. Nous sommes plutôt en accord avec cette dernière analyse, comme nous le montrerons par la suite. J. Palmer, Parmenides and Presocratic Philosophy, op. cit., p. 219, n. 49 affirme quant à lui que même les arguments à propos de l’unité et la multiplicité concernent Mélissos, ce qui nous semble moins évident. MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 83 l’on suit un raisonnement de type mélisséen, on aboutit à la conclusion que l’être n’est nulle part, et donc qu’il n’est pas. Mélissos n’est pas seulement présent dans cette réfutation de l’éternité de l’être, mais de manière plus globale dans le raisonnement de Gorgias contre l’existence de l’être44. Il faut d’abord rappeler que le titre complet attribué au traité de Gorgias, Sur le Non-être ou Sur la Nature, reprend et inverse celui de l’ouvrage de Mélissos, Sur la Nature ou Sur l’Être. Ces deux titres nous sont transmis séparément, puisque nous connaissons le premier grâce à Sextus (Contre les Mathématiciens V.65), le second par Simplicius (Commentaire à la Physique 70.16-7 et Commentaire au Traité du ciel 557.10-1). Cet indice, qui fait de Mélissos le destinataire principal de tout le traité gorgien, est toutefois à prendre avec prudence, étant donné que ces titres pour les ouvrages présocratiques ne sont attestés que tardivement, et en particulier qu’il leur est attribué presque systématiquement un livre intitulé Sur la Nature. Cependant, nous avons d’autres reprises de Mélissos en dehors de l’argument concernant l’éternité de l’être. Cela touche en particulier le rejet du mouvement, dans l’appendice consacré à ce sujet dans le MXG45 : T6a. Il dit que rien n’est mû non plus. En effet, s’il était mû, il ne serait plus semblablement, mais l’être serait du non-être et le non-être serait généré. (MXG 6.980a1-2) Cette affirmation que si l’être change, il n’est plus semblablement, mais que l’être devient alors du non-être et que du non-être est généré, calque le propos de Mélissos dans son fragment B7 : 44 Cf. J. Palmer, Parmenides and Presocratic Philosophy, op. cit., p. 219220. Nous n’irions cependant pas jusqu’à dire, comme l’affirme J.H. Loenen, Parmenides, Melissus, Gorgias, op. cit., p. 181, que même la démonstration particulière de Gorgias vise plutôt Mélissos que Parménide : l’opposition entre être et non-être est complètement absente des fragments du premier. 45 Voir n. 29. 84 Mathilde BRÉMOND T6b. En effet, s’il devenait autre, nécessairement l’être ne serait pas semblable, mais l’être précédent serait détruit et le non-être serait généré. (B7.2) On retrouve un point similaire dans la démonstration contre la génération de l’être : T6c. En tout cas, rien ne saurait être généré ni à partir d’un être ni à partir d’un non-être. En effet, si l’être changeait (μεταπέσοι), il ne serait plus un être, de même que si le non-être était généré, il ne serait plus un non-être. (MXG 6.979b27-9) À nouveau, le changement est associé au fait que l’être cesse d’être et que le non-être soit généré. De plus, le verbe μεταπίπτω se trouve aussi dans le fragment B8 de Mélissos46. Cela montre que même dans la démonstration concernant la génération de l’être, Mélissos est l’interlocuteur principal plutôt que Parménide47. Nous pouvons en déduire que la première hypothèse du Parménide ne présente un éléatisme mélisséen que parce qu’elle reprend le Traité du Non-être de Gorgias. En effet, tous les éléments que nous avons examinés plus haut comme étant propres à Mélissos dans cette hypothèse se trouvent chez Gorgias : le prédicat de l’infinité de l’être et sa démonstration, mais aussi l’intérêt pour les prédicats de l’être, en particulier ceux qui touchent à son unité, à son extension spatio-temporelle et à son mouvement ou changement, ainsi que la démonstration de ces prédicats les uns à partir des autres48. Il est ainsi plus simple de penser que Platon s’est seulement inspiré du traité gorgien pour son texte plutôt qu’il ait repris indépendamment de ce traité la doctrine d’un Mélissos qu’il évoque à peine dans le reste de son œuvre49. Il est possible qu’il ait su que Mélissos était principa46 Cf. H.-J. Newiger, Untersuchungen zu Gorgias’ Schrift « Über das Nichtseiende », op. cit., p. 65. 47 Cf. n. 43. 48 Cf. E. Bux, « Gorgias und Parmenides », Hermes, 76, 1941, p. 400. 49 G. Calogero, Studi sull’eleatismo, op. cit., p. 224 considère que si Platon reprend le Traité du Non-être de Gorgias, sa cible serait Zénon (et plus préci- MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 85 lement visé par Gorgias, en particulier si celui-ci le mentionnait nommément dans son traité, mais ce n’est pas par intérêt particulier pour le penseur de Samos que Platon a repris certains aspects de son argumentation, mais parce qu’il cherchait, comme nous allons le voir, à présenter un pastiche du Traité du Non-être. 3. Un pastiche du traité de Gorgias Nous avons vu jusqu’ici que Platon s’inspire du Traité du Non-être et en reprend divers aspects, notamment l’intérêt pour les prédicats démontrés les uns à partir des autres, et deux arguments, l’un pour prouver que l’être n’est nulle part, l’autre pour montrer qu’il est infini, ce dernier étant lui-même tiré par Gorgias de l’œuvre de Mélissos. Nous voudrions cependant aller plus loin en présentant la thèse que toute la première hypothèse du Parménide, et par là même toute la dialectique qui est exposée dans la deuxième partie de ce traité, est un pastiche du Traité du Non-être50. Nous le montrerons grâce à des parallèles non plus simplement ponctuels, mais structurels : Platon reprend la structure argumentative de Gorgias, plutôt que celle de Zénon (dont la première est toutefois inspirée). a) Les antinomies Comme nous l’avons dit, pour montrer que l’être n’est pas, Gorgias présente la réduction à l’absurde suivante : sément un Zénon repris par les Mégariques, voir p. 249-250) et non plus Mélissos, puisqu’il considère que c’est le premier qui a attribué à l’un une identité substantielle. Cette interprétation de Zénon ne nous paraît cependant pas évidente, tandis qu’il est clair que Mélissos considérait l’un, τὸ ἕν, comme étant toujours identique à lui-même (c’est tout le point du fragment B8). 50 Cf. Ibid., p. 223 et M. Tabak, Plato’s Parmenides Reconsidered, New York, Palgrave MacMillan, 2015, p. 32. 86 Mathilde BRÉMOND si l’être est, il est soit x, soit non-x, or l’être ne peut être ni x ni non-x donc l’être n’est pas. T7. En effet, il est nécessaire, dit-il, que s’il y a quelque chose, <ce soit soit un soit multiple, et soit inengendré soit généré. Donc si ce n’est>51 ni un ni multiple, ni inengendré ni généré, il n’y aura rien. En effet, s’il y avait quelque chose, ce devrait être l’un ou l’autre. (MXG 979a18-21) Cette méthode s’inspire sans doute de celle de Zénon telle qu’elle nous est rapportée par plusieurs témoignages : celui-ci aurait exposé un certain nombre d’antilogies qui visaient, selon Isocrate, « à affirmer que les mêmes choses sont possibles et à l’inverse impossibles » (Éloge d’Hélène 3), et selon Platon dans le Phèdre, « à donner l’impression aux auditeurs que les mêmes choses sont semblables et dissemblables, unes et multiples, et à nouveau en repos et transportées » (261d). Il faut cependant noter une différence importante : alors que Zénon cherchait à montrer que l’être est à la fois x et non-x, Gorgias démontre à l’inverse qu’il ne peut être ni l’un ni l’autre52. De plus, tandis que Zénon, d’après Platon, utilise ces paradoxes pour réfuter les êtres multiples des pluralistes, Gorgias met en œuvre cette méthode pour montrer les incohérences de l’être éléate lui-même. Sur ces deux points, la première hypothèse du Parménide est plus proche de Gorgias que de Zénon. Nous en déduisons que même si Platon attribue la paternité de cette méthode à Zénon, il reprend plutôt celle de Gorgias, qui en est une version modifiée et retournée contre l’éléatisme. En effet, comme nous l’avons dit, la stratégie de Platon passe par la démonstration d’antinomies : l’un n’est ni mû ni immobile, ni le même ni autre, ni semblable ni dissemblable, ni égal ni inégal, et enfin ni plus vieux, ni plus jeune, ni du même âge. Tout comme Gorgias, il part 51 Le texte entre crochets est ajouté par H. Diels (éd.), Aristotelis qui fertur de Melisso Xenophane Gorgia libellus, Berlin, Akademie der Wissenschaft, 1900. 52 Cf. J. Palmer, Plato’s reception of Parmenides, op. cit., p. 113. MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 87 donc d’une hypothèse éléate, à savoir qu’« il est un », et montre que si l’on développe cette hypothèse en déduisant des prédicats les uns des autres, on en arrive à affirmer que l’objet étudié, à savoir l’un, n’est ni x ni non-x, et donc n’est pas. Ajoutons que la démonstration des antinomies passe chez Platon comme chez Gorgias par une argumentation qui attribue à leur objet un certain nombre de prédicats qui sont déduits les uns des autres. Nous l’avons établi pour Platon : avant de présenter des antinomies, il montre que l’un doit avoir certaines caractéristiques, à savoir être sans parties, infini, sans forme et nulle part. Gorgias développe aussi ce type de raisonnement, cette fois au sein des antinomies : comme nous l’avons vu, il montre que si l’être est éternel, il est dès lors infini, et nulle part. Il est par ailleurs possible qu’il ait exposé de manière plus détaillée ces raisonnements dans la partie doxographique de son traité, qui n’est que mentionnée par l’auteur du MXG (cf. T4). Platon va toutefois plus loin que Gorgias. Ce dernier considère en effet qu’étant donné que quelque chose est nécessairement soit x soit non-x, le fait qu’il ne puisse être ni l’un ni l’autre montre son inexistence. On pourrait cependant contester cette nécessité : un être pourrait n’être ni éternel ni généré et ni un ni multiple sans pour autant ne pas être. Chez Platon, ce point même est démontré : même s’il est clair que le fait que l’hypothèse de l’un entraîne des antinomies est un problème pour la cohérence de celle-ci, Platon ne se contente pas de souligner le paradoxe53. Il se concentre au contraire sur la dernière antinomie, qui est à trois termes, ni plus vieux, ni plus jeune, ni du même âge (mais qui peut se réduire à deux : du même âge/d’un âge différent), pour démontrer, et non plus présupposer comme le faisait Gorgias, que son objet doit nécessairement avoir un de ces prédicats pour exister. Son raisonnement est le suivant (141a-e) : si l’un ne peut-être ni plus vieux, ni plus jeune, ni du même âge que lui-même, il ne saurait être dans le temps, puisqu’alors, le temps passant, il deviendrait plus vieux que son ancien être, qui serait à son tour plus jeune que le nouvel être. Or, si 53 Dans le Sophiste toutefois, Platon considère le fait que l’être ne soit ni immobile ni mû comme impossible (250c-d). 88 Mathilde BRÉMOND l’un n’est pas dans le temps, il n’était pas dans le passé, ni n’est dans le présent, ni ne sera dans le futur. Ce sont cependant les seules modalités possibles de l’existence. Par conséquent, l’un ne peut pas être ni être un54. Cette démonstration permet ainsi d’établir que l’un doit nécessairement être plus vieux ou plus jeune ou du même âge que lui-même pour exister : Platon a bien montré que son discours antinomique aboutit à une négation de l’existence de l’un. En cela, plutôt que de se distinguer de Gorgias, Platon s’en fait l’émule : il fait mieux et va plus loin que son modèle, en présentant une démonstration de ce que celui-ci ne faisait que présupposer. b) La multiplication des hypothèses Gorgias n’est pas seulement un modèle pour la première hypothèse, mais pour toute la seconde partie du Parménide en tant qu’elle multiplie les hypothèses qui aboutissent toutes à des contradictions non seulement en leur sein, mais en plus entre elles. La première hypothèse mène à des contradictions, mais est aussi contradictoire avec la deuxième, qui part de la même prémisse mais démontre à partir d’elle des prédicats opposés à ceux qui ont été déduits dans la première hypothèse. Cette multiplication des hypothèses est même selon Platon ce en quoi la méthode qu’il expose dans le Parménide diffère de celle de Zénon : en 135e-136c, Parménide affirme qu’en plus de ce que Zénon a déjà fait (καὶ τόδε ἔτι πρὸς τούτῳ), à savoir examiner une hypothèse, il faut aussi envisager l’hypothèse contraire, et les conséquences de chacune de ces hypothèses doivent être considérées par rapport à l’objet lui-même et par rapport aux autres que lui. Gorgias développe lui aussi un réseau d’hypothèses qui mènent toutes à des contradictions. En effet, tout d’abord il n’envisage pas seulement l’hypothèse de l’existence de l’être, mais aussi celle de l’exis54 Sur cet argument, voir M.L. Gill, Plato’s Parmenides, Indianapolis, Hackett, 1996, p. 74-75. MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 89 tence du non-être, et même, selon le témoignage de Sextus, celle de l’existence à la fois de l’être et du non-être55, ce que Platon reprendra en disant qu’il ne faut pas seulement étudier une hypothèse mais aussi son contraire. De plus, Gorgias ne se contente pas de développer une contradiction qui émerge au sein de l’être, mais nos deux résumés en rapportent au moins deux, à savoir que l’être n’est ni éternel ni généré, et ni un ni multiple56. Enfin, au sein de chacune des antinomies sont développées de nouvelles dichotomies qui mènent elles-mêmes à des contradictions. Ainsi, il est montré que si l’être est éternel, il n’est ni en autre chose ni en lui-même, ce qui revient à dire qu’il n’est pas du tout. Dans l’autre branche de la démonstration, Gorgias affirme que si l’être est généré, il l’est soit à partir d’un être, soit à partir d’un non-être, et montre que ces deux hypothèses conduisent de nouveau à dire que l’être n’est pas. Tout ce réseau d’hypothèses aboutissant à leur propre contradiction n’est donc pas une innovation de Platon, mais un trait typiquement gorgien. Ici encore cependant, Platon va plus loin que son inspirateur : alors que Gorgias n’envisage que des antinomies binaires, Platon développe l’hypothèse de l’unité en huit séries de déductions. De plus, même si son point de départ est différent, puisqu’il s’attache à l’hypothèse de l’unité plutôt qu’à celle de l’être, Platon se vante toutefois de pouvoir développer ces raisonnements pour d’autres hypothèses... parmi lesquelles celles de Gorgias, qu’il liste en 136b : « le mouvement et le repos, la génération et la corruption, et le fait même d’être et de ne pas être ». c) Un pastiche platonisant En soulignant ces nombreuses reprises, qui montrent la volonté platonicienne de proposer un pastiche du Traité du Non-être de Gor55 Contre les Mathématiciens VII 66-67. Comme nous l’avons dit n. 29, la présence d’arguments contre le mouvement dans le MXG pourrait laisser penser que le sophiste avait aussi soutenu que l’être n’est ni mû, ni immobile. 56 90 Mathilde BRÉMOND gias, nous n’irions toutefois pas jusqu’à affirmer que la seconde partie du Parménide n’est qu’un calque de cet ouvrage. En effet, si Platon reprend la structure et quelques arguments de Gorgias, l’essentiel du contenu argumentatif est original. Comme nous l’avons dit, Platon ne veut pas seulement imiter Gorgias, il veut le dépasser, et les démonstrations qu’il présente restent platoniciennes. Ainsi, dans la première hypothèse, à l’exception des arguments pour montrer que l’être est infini et nulle part, toutes les démonstrations sont propres à Platon. Comme nous l’avons déjà souligné, cela est particulièrement frappant dans le cas de son argument pour l’impossibilité du mouvement : il ne reprend ni l’argument classique de Mélissos selon lequel le mouvement suppose du vide, qui est un nonêtre, ni les passages consacrés à ce sujet dans le Traité du Non-être, selon lesquels tout changement demande qu’un être devienne du nonêtre (voir T6a). Platon montre plutôt que l’être ne peut se mouvoir parce qu’il n’est nulle part et n’a pas de forme. Le choix des prédicats diffère aussi grandement de ceux que l’on trouve chez Gorgias, en particulier dans le cas des antinomies. Certes, nous avons vu que Gorgias pourrait avoir développé l’antinomie mû/immobile, même si nous n’en avons que des traces57, mais il semble s’être quoi qu’il en soit concentré sur l’opposition entre éternel et généré et entre unité et multiplicité. Or la première antinomie n’apparaît presque pas dans le Parménide58, tandis que la seconde, entre un et multiple, y joue un tout autre rôle, puisqu’elle devient l’hypothèse étudiée, prenant ainsi la place de l’être et du non-être chez Gorgias. Quant aux oppositions entre le même, le semblable et l’égal d’un côté, et l’autre, le dissemblable et l’inégal de l’autre, elles semblent absentes du traité de Gorgias. 57 Cf. n. 29. La question de la génération de l’un est évoquée après la deuxième hypothèse dans une partie au statut controversé. Voir sur ce sujet J.-B. Gourinat, « La dialectique des hypothèses contraires dans le “Parménide” de Platon », dans M. Fattal (éd.), La Philosophie de Platon, Paris, L’Harmattan, 2001, vol. 1, p. 255-259. 58 MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 91 Ce choix des couples antinomiques est de fait proprement platonicien, et se justifie probablement par sa théorie des grands genres exposée dans le Sophiste : les couples d’opposés immobile/mû et le même/autre qui structurent les antinomies platoniciennes constituent avec l’être les cinq grands genres (Sophiste 254d-255e). Il ne s’agit pas juste d’un clin d’œil de Platon à sa propre doctrine : cette théorie cherche précisément à résoudre la difficulté à penser le lien entre l’être et ces caractéristiques. Platon montre ainsi, sur la question du mouvement, que l’être ne peut être uniquement immobile ni uniquement mû (Sophiste 249b-d), et semble à la fois n’être ni mû ni en repos et devoir nécessairement être l’un ou l’autre (250c-d). Quant à la série d’oppositions entre le même et l’autre, le semblable et le dissemblable et l’égal et l’inégal, elle fait écho non seulement au deuxième couple opposé des grands genres, mais aussi aux difficultés qui ont été soulevées en propre par Zénon, puisque c’est sur sa première hypothèse, selon laquelle les choses multiples sont à la fois semblables et dissemblables entre elles, que commence la discussion du Parménide (127e). Platon choisit donc de prendre les prédicats opposés qui soulèvent selon lui les plus grandes apories par rapport à l’être, plutôt que ceux qui ont été développés par Gorgias. Il faut enfin remarquer que si l’inspiration gorgienne reste très présente dans la première hypothèse, elle s’atténue beaucoup par la suite. Il existe certes quelques parallèles frappants. Un certain nombre ont été notés par Mansfeld59 : l’opposition entre l’éternel et le généré apparaît dans la sixième hypothèse, le problème de la connaissance et la transmission de ce qui est dans la septième. On trouve aussi une ressemblance remarquable entre l’analyse de l’un qui n’est pas et la démonstration propre de Gorgias sur le non-être. Platon affirme en effet que l’un qui n’est pas « doit avoir comme lien avec le fait de ne pas être le fait d’être un non-être, tout comme l’être a de ne pas être le non-être » (Parménide 162a) : même ce qui n’est pas est en tant qu’il est du non-être. De même, Gorgias considère, à propos du non-être, 59 J. Mansfeld, « Historical and philosophical aspects of Gorgias’ “On What is Not” », art. cit., p. 263-264. 92 Mathilde BRÉMOND que « si le fait de ne pas être est de ne pas être, le non-être n’est en rien moins que l’être, car le non-être est un non-être et l’être est un être » (MXG 979a25-7)60. À ces rapprochements qui ont été soulignés par Mansfeld, nous pouvons ajouter que dans la quatrième hypothèse, en 159d, Platon soutient que si les autres choses que l’un ne sont pas unes, elles ne peuvent être multiples non plus, puisqu’une multiplicité est composée d’unités – argument qui est aussi exposé par Gorgias61. Plus frappant encore, en 145d-e, pour montrer que le tout qu’est l’un doit être dans autre chose que lui-même, Platon présente le raisonnement suivant : le tout ne peut pas être dans ses parties, or ce qui n’est nulle part n’est rien, donc le tout, puisqu’il est, doit être dans autre chose que lui-même. Cet argument utilise comme mineure la prémisse acceptée par Gorgias au sein de sa démonstration contre l’éternité de l’être (T5b), avec une formulation très proche dans les deux textes62, mais pour aboutir à la conclusion opposée : Gorgias démontrait de cette manière que puisque l’être n’est nulle part, il n’est pas, Platon affirme que puisque l’un est, il doit être quelque part. Nous retrouvons aussi certains aspects mélisséens dans les autres hypothèses, qui ont eux-mêmes sans doute été repris par l’intermédiaire de Gorgias. Ainsi, dans la cinquième hypothèse, Platon considère que « ce qui est altéré devient nécessairement autre que ce qu’il était auparavant, et périt en quittant son état précédent » (163a-b). Cela 60 Ce parallèle, avec un contexte plus large, est analysé par M. Dixsaut, « Platon et la leçon de Gorgias », art. cit., p. 194-198. 61 Contre les Mathématiciens VII 74 : « s’il n’est pas un, il n’est pas multiple non plus, car le multiple est une composition de choses qui tiennent à l’unité ». Le texte du MXG (978b36-979a1) est corrompu en cet endroit. Voir un parallèle analogue, mais qui nous semble moins frappant, dans la huitième hypothèse dans M. Dixsaut, « Platon et la leçon de Gorgias », art. cit., p. 204205. 62 Nous avons μηδαμοῦ μὲν ὂν οὐδὲν ἂν εἴη chez Platon, Parménide 145e, et μηδαμοῦ δὲ ὂν οὐδὲ εἶναι dans le MXG 979b25. Le MXG considère que cette thèse est empruntée à Zénon, mais son usage pour démontrer que l’être n’est pas est proprement gorgien. MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 93 fait écho non seulement au fragment B7 de Mélissos, où celui-ci affirme que si l’être est altéré, l’être précédent est détruit et le non-être généré (voir T6b), mais aussi aux reformulations que l’on trouve chez Gorgias (T6a et T6c). Enfin, dans la deuxième hypothèse (153c), Platon dit que si l’être a un commencement, un milieu et une fin dans l’espace, il a dû commencer à exister en son début et s’achever en sa fin ; il renverse ainsi le point central du fragment B2 de Mélissos (voir T1b), selon lequel ce qui est généré a un commencement à partir duquel il a été généré et une fin en laquelle il a cessé d’être généré. L’argument ne nous est pas transmis en son entier dans nos résumés du Traité du Nonêtre63, mais on peut supposer qu’il l’était dans l’original. Il reste que malgré ces nombreux rapprochements, les autres hypothèses prennent plus de libertés par rapport au modèle gorgien : les démonstrations de prédicats ne découlent plus systématiquement les unes des autres, les reprises d’arguments sont disséminées, et certaines questions proprement platoniciennes occupent une place importante, en particulier celle de l’existence des nombres et de la participation entre des genres séparés. Le Traité du Non-être a donné un point de départ pour l’examen de la thèse éléate, dont Platon s’affranchit après en avoir fait le pastiche. 4. Conclusions sur la dialectique du Parménide a) Fidélité historique de la représentation de l’éléatisme Plusieurs conclusions sont à tirer de ces analyses. La première et la plus évidente met en doute la thèse de L. Brisson64 selon laquelle la 63 Le MXG se contente de renvoyer à Mélissos (T5b) et Sextus propose une version raccourcie de l’argument (T5c). 64 Notamment dans L. Brisson, « Une nouvelle interprétation du “Parménide” de Platon », dans P.-M. Morel (éd.), Platon et l’objet de la science : six études sur Platon, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1996, p. 69111 (qui est repris dans L. Brisson (éd.), Platon. Parménide, op. cit.) et L. Bris- 94 Mathilde BRÉMOND seconde partie du Parménide « permet de se faire une idée de la représentation de l’univers qui était celle du Parménide et du Zénon historiques »65. Tout d’abord, nous avons vu que l’être-un tel qu’il était présenté dans le Parménide était plus proche de celui de Mélissos que de celui de Parménide – et l’on peut se demander si Zénon, qui à notre connaissance n’a exposé que des paradoxes, a eu ou du moins a transmis une « représentation de l’univers ». Mélissos était certes un disciple à sa manière de Parménide, en ce qu’il reprend son questionnement ontologique et beaucoup d’aspects de sa pensée66, mais, comme nous l’avons signalé, les éléments doctrinaux exposés dans la première hypothèse sont précisément ceux qui sont propres à Mélissos : infinité de l’être, intérêt pour les prédicats, démonstration de ceux-ci les uns à partir des autres, etc. Ensuite, l’éléatisme auquel Platon se réfère est passé par le filtre de l’interprétation de Gorgias, qui est moins un représentant de l’école éléate que son contradicteur, et Platon luimême propose une certaine lecture et un certain usage de cet éléatisme. Ces diverses couches d’interprétation rendent donc improbable la fidélité historique, et même si Platon et sa source Gorgias présentaient une son, « S’il (= le Monde) est un. La seconde partie du “Parménide” de Platon, considérée du point de vue de Parménide et de Zénon », dans M. Barbanti et F. Romano (éd.), Il Parmenide di Platone e la sua tradizione, Catania, CUECM, 2002, p. 41-57. Brisson s’appuie dans le premier article sur le « primitivisme conceptuel » (p. 93) de la dialectique exposée dans la seconde partie du Parménide, dans le second sur des analyses de Parménide et de sa tradition doxographique. Sur le deuxième point, voir la critique de D. O’Brien, « Le Parménide historique et le “Parménide” de Platon », dans A. Havlíček et F. Karfik (éd.), Plato’s « Parmenides ». Proceedings of the fourth Symposium Platonicum Pragense, Prague, Oikoymenh, 2005, p. 200-256, qui signale notamment que la lecture de Brisson repose surtout sur une lacune chez Parménide, et sur le premier, voir notre note 77. 65 L. Brisson, « Une nouvelle interprétation du “Parménide” de Platon », art. cit., p. 83. 66 Sur la relation entre Mélissos et Parménide, voir notamment C. Rapp, « Melissos aus Samos », art. cit., p. 578-581 et J. Mansfeld, « Melissus between Miletus and Elea », art. cit. MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 95 image authentique de l’éléatisme, ce serait plutôt celui de Mélissos que celui des deux philosophes d’Élée Parménide et Zénon. Si le contenu doctrinal ne nous informe pas sur la conception de l’être par Parménide, la forme dialectique n’est pas non plus propre à ce penseur, ni même véritablement à Zénon, auquel elle est attribuée dans la première partie. Même si nous pouvions apercevoir les origines de ce type de raisonnement binaire par réduction à l’absurde dans le poème de Parménide, comme le considère notamment B. Castelnerac67, la méthode déployée dans la seconde partie du Parménide ne trouve aucun parallèle chez l’auteur éponyme. La démarche de Zénon, en tant qu’elle est réfutative et envisage des alternatives pour aboutir à des réductions à l’absurde, se montre déjà plus proche de ce que nous avons dans le Parménide. Comme nous l’avons dit toutefois, la méthode exposée par Platon ressemble surtout à celle de Gorgias, qui est elle-même probablement un développement de la dialectique de Zénon. Ainsi, nous avons dans le Parménide la représentation d’un éléatisme qui certes tire son origine de la doctrine de Parménide, mais a été remanié par un Mélissos concentré sur la démonstration des prédicats de l’être, par un Gorgias qui met en œuvre des raisonnements aboutissant à des réductions à l’absurde, modèle qu’il reprend sans doute à Zénon, mais auquel il donne sa propre marque, et enfin par Platon luimême. b) Pourquoi Gorgias ? La dialectique et le projet de la seconde partie du Parménide Ce choix de pasticher le Traité du Non-être de Gorgias peut étonner, alors que Platon ne le mentionne pas dans le Parménide. Palmer, qui comme nous l’avons dit est un des rares critiques à avoir noté cette importance de Gorgias dans le Parménide, propose deux explications. 67 B. Castelnérac, « Le Parménide de Platon et le Parménide de l’histoire », Dialogue, 53, 2014, p. 435-464. 96 Mathilde BRÉMOND Tout d’abord, il considère que Platon expose dans la première hypothèse une lecture sophiste de Parménide, qui en fait un moniste radical, ce qui irait à l’encontre non seulement de la doctrine parménidienne originale, mais aussi de son interprétation par Platon68. Deuxièmement, la première hypothèse reprend bien le Traité du Non-être de Gorgias, mais avec pour but de critiquer le sophiste69. Ces deux thèses nous semblent devoir être réfutées. Tout d’abord, comme nous l’avons vu, le passage de Gorgias repris par Platon, à savoir essentiellement la réfutation de l’éternité de l’être, concerne Mélissos et non Parménide. Palmer considère p. 117 que « the Parmenides’s First Deduction suggests that Plato saw reflections of Gorgias’ anti-Parmenidean stance in more parts of his treatise than the personal demonstration » ; cette affirmation n’est toutefois pas justifiée, sinon par la volonté de l’auteur de trouver dans la première hypothèse une trace d’une interprétation sophiste de Parménide. On peut en particulier douter que Platon ait pu considérer la première hypothèse, qui soutient que l’être n’est pas une totalité et est infini, comme un exposé gorgien de la pensée de Parménide, alors même qu’il souligne par ailleurs que l’être de Parménide est une totalité de forme sphérique70. Si l’on suppose que Gorgias mentionnait nommément Mélissos dans son traité, il devient encore plus improbable que Platon n’ait pas remarqué quelle était la cible principale du sophiste dans les arguments qu’il reprend. Quant au second point, il ne nous semble pas non plus convaincant. Platon ne propose en effet pas de réfutation des conclusions de Gorgias71. Palmer s’appuie sur le fait qu’à la fin de l’hypothèse, en 142a, 68 Ces thèses sont développées en particulier dans J. Palmer, Plato’s Reception of Parmenides, op. cit., p. 108-117 et 148-158. 69 Voir p. 117 : « it is very interesting to see Plato giving Parmenides the chance to respond to Gorgias’ attack. » 70 Voir par exemple Sophiste 244e. 71 Il n’est pas clair si Palmer considère que Platon réfute la démarche de Gorgias en général, ou son interprétation de Parménide en particulier ; ses remarques semblent plutôt aller dans le sens du premier, même si le point qui l’intéresse est en réalité le second. MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 97 après avoir exposé que l’un n’est pas, ni n’est connu, ni n’est dit, le Parménide platonicien demande à Aristote « est-il possible que cela s’applique à l’un ? », ce à quoi ce dernier répond « il me semble que non ». On peut difficilement voir dans ces lignes une revanche donnée à Parménide sur Gorgias. Au contraire, Platon est ici en accord avec Gorgias : celui-ci ne considère sans doute pas que rien n’existe, mais le but de sa démonstration est de montrer que toute théorie sur l’être aboutit à une absurdité, à savoir nier l’objet même qu’elle étudie. En rejetant les conclusions auxquelles mène ce raisonnement, Platon reconnaît donc la validité de la réduction gorgienne à l’absurde ; mais il la pousse plus loin en reprenant l’hypothèse depuis le début. La deuxième hypothèse, ainsi que celles qui suivent, ne nous semble toutefois pas aboutir à des résultats qui soient plus positifs : à chaque fois, Platon en arrive à attribuer des prédicats contradictoires à l’un, et montre que la même prémisse peut conduire à des conclusions opposées72. Ainsi, la deuxième hypothèse en vient à dire que l’un est infiniment multiple (143a), thèse qui est contradictoire aux dires mêmes du personnage de Socrate dans la première partie (129c)73. Par conséquent, plutôt qu’à un rejet de la lecture de l’éléatisme par Gorgias, nous avons affaire à une confirmation de son opinion. Il nous apparaît donc que Platon est en accord avec la démarche de Gorgias. Il n’en reprend en effet pas seulement la méthode, mais aussi l’idée : comme Gorgias, Platon considère qu’une étude de l’être-un à la manière éléate mène nécessairement à des contradictions. Cette conclusion est obtenue à la fois dans toute la seconde partie du Parménide, qui montre les difficultés auxquelles aboutit l’étude de l’unité, mais aussi dans le Sophiste où, après avoir analysé les paradoxes des pluralistes, Platon entreprend l’examen du monisme à partir de 244b, 72 Cf. M.L. Gill, Plato’s Parmenides, op. cit., p. 72 : « there is a conflict not only between the conclusions of Deductions 1 and 2 but also among some of the conclusions within Deduction 2 ». 73 Cela est aussi rejeté dans le Sophiste 254a-b, où il est affirmé que l’un ne peut pas avoir de parties, alors que la deuxième hypothèse multiplie à l’infini les parties de l’un. 98 Mathilde BRÉMOND pour en arriver à la conclusion suivante en 245d-e : « dix mille autres questions apparaîtront qui amèneront chacune des problèmes infinis pour celui qui dit que l’être est deux choses ou seulement une ». La seconde partie du Parménide est ainsi un développement de ce texte du Sophiste qui vise à montrer les difficultés inhérentes à l’étude de l’être, qu’il soit un ou multiple74. On peut se demander pourquoi Platon met cette parodie de Gorgias dans la bouche de Parménide lui-même. Une possible réponse est que Platon ne prend pas exactement la position de critique extérieur qui est celle de Gorgias, sophiste qui raille les opinions des autres, mais il veut plutôt montrer comment l’éléatisme, si on lui donne son plein développement, aboutit de lui-même aux absurdités dénoncées par ce penseur. Nous ne voulons cependant pas en arriver à dire que Platon est un fervent disciple de Gorgias, ne faisant que pousser plus loin son entreprise de renversement de toute ontologie. Platon présente en effet la méthode de la seconde partie du Parménide comme un exercice, γυμνασία, à exercer au cours de la jeunesse (135d)75. Dans le Parménide, cet exercice est poussé jusqu’au bout, sans autre but que l’exercice lui-même, mais dans le Sophiste, Platon ira plus loin en montrant que ces apories auxquelles aboutit le raisonnement éléatico-gorgien peuvent être résolues en définissant l’être et l’un, en distinguant des grands genres qui sont à côté de l’être, et en donnant une certaine place au non-être76. La dialectique gorgienne est donc un exercice qui permet de montrer les difficultés du sujet et les conséquences absurdes auxquelles arrivent ceux qui partent de concepts mal définis77 ; elle dif- 74 Cf. M. Dixsaut, « Platon et la leçon de Gorgias », art. cit., p. 201 : « le parricide platonicien accompli dans le Sophiste a (...) pour antécédent celui de Parménide par Gorgias ». 75 Cela est confirmé par le fait que Zénon affirme avoir écrit son traité dans sa jeunesse, sous l’effet de la « compétitivité propre au jeune homme » (128d-e). 76 Sur la manière dont Platon résout les paradoxes de Gorgias, voir M. Dixsaut, « Platon et la leçon de Gorgias », art. cit., en particulier p. 202-203. 77 Sur la seconde partie du Parménide comme montrant ce qui découle des ambiguïtés des termes « un » et « être », voir F.M. Cornford, Plato and Parme- MÉLISSOS, GORGIAS ET PLATON 99 fère de la dialectique platonicienne qui, comme l’explique Platon dans le Sophiste 253d-e, réside dans la capacité à distinguer les genres et les formes et à voir comment et de quel point de vue ceux-ci se mêlent les uns aux autres78. Il ne faut donc pas, comme l’a fait Gorgias, en rester à ces activités de jeunesse et d’entraînement que sont les controverses du type de celles qui sont exposées dans le Parménide, comme le dit moqueusement Platon dans le Sophiste : T8. Montrer que le même est autre et l’autre même et le grand petit et le semblable dissemblable de quelque manière que ce soit, et prendre plaisir à brandir sans cesse ce genre de contraires dans les discussions, ce n’est pas une réfutation véritable, mais clairement les puérilités de quelqu’un qui vient de s’intéresser aux êtres. (Sophiste 259d) Mathilde BRÉMOND Universität Trier – Centre Léon Robin bremondmathilde@gmail.com nides : Parmenides’ Way of Truth and Plato’s Parmenides Translated with an Introduction and a Running Commentary, London, Routledge & Kegan Paul, 1939, p. 109-115. C’est ce à quoi renvoie L. Brisson, « Une nouvelle interprétation du “Parménide” de Platon », art. cit., p. 93 quand il mentionne son « primitivisme conceptuel ». Celui-ci n’est cependant pas l’indice, comme nous l’avons vu, que « l’image que donne Platon de Parménide et de Zénon est relativement fidèle ». 78 Nous sommes ainsi d’accord avec la lecture de S. Delcomminette, « La méthode du “Parménide” est-elle la dialectique ? », dans A. Brancacci, D. El Murr et D.P. Taormina (éd.), Aglaïa : autour de Platon. Mélanges offerts à Monique Dixsaut, Paris, Vrin, 2010, p. 345-358. Il montre bien que la méthode exposée dans le Parménide n’est pas la dialectique platonicienne, mais un entraînement préliminaire à celle-ci. J.-B. Gourinat, « La dialectique des hypothèses contraires dans le “Parménide” de Platon », art. cit., considère de même que la méthode n’est pas une dialectique platonicienne, mais plutôt une dialectique inspirée de celle de Zénon, « quelque chose entre le pastiche (...) et l’hommage admiratif » (p. 260). Nous appliquerions cette dernière remarque à Gorgias. 100 Mathilde BRÉMOND