Pierrot SEBAN
L’aporie du passage
Zénon d’Élée et le principe d’achevabilité
Thèse présentée et soutenue publiquement le 13 décembre 2018 en vue de l’obtention du
doctorat de philosophie de l’Université Paris Nanterre,
sous la direction de M. Jean-Michel SALANSKIS, Professeur émérite à l’Université Paris Nanterre
Membres du jury :
Rapporteure :
Mme Hourya BENIS-SINACEUR
Directrice de recherche émérite au CNRS
Rapporteur :
M. Ali BENMAKHLOUF
Professeur à l’Université Paris Est Créteil
Val de Marne
M. Brice HALIMI
Maître de conférence HDR à l’Université
Paris Nanterre
M. Marwan RASHED
Professeur à l’Université Paris Sorbonne
i
Résumé
L’aporie du passage
Zénon d’Élée et le principe d’achevabilité
Nous reconsidérons les arguments de Zénon d’Élée dits de l’« Achille » et de la « Dichotomie »,
en réunissant les perspectives de plusieurs disciplines, dont l’histoire de la philosophie ancienne,
l’histoire et la philosophie des mathématiques, et la philosophie du temps.
Nous soutenons que les réponses ordinairement données à ces arguments au xxe siècle, d’après
lesquelles la mathématique moderne nous donne les moyens de dissoudre l’aporie, sont erronées
et s’accompagnent d’une vue faussée sur le problème originel, notamment sur le concept d’infini
qu’il implique.
Dans la première partie, nous étudions les sources sur Zénon et sur son contexte de réception,
pour établir que l’infini est chez lui second par rapport à l’idée d’inachevabilité, qui découle
d’un mode de raisonnement nouveau qu’on peut nommer « itératif indéfini ». Nous examinons
comment Zénon a utilisé ce raisonnement dans l’élaboration d’apories dialectiques, et comment
l’ensemble des systèmes antiques étaient susceptibles de résoudre ces dernières.
Dans la seconde partie, nous défendons l’aporie zénonienne du mouvement. Nous montrons
qu’elle repose sur un principe que nous nommons « principe d’achevabilité », lui-même ancré
dans notre intuition temporelle du passage. À travers la considération de la littérature sur les
“supertasks”, des problèmes concernant la réalité et la nature du temps, des différents concepts
d’infini, et de la réflexion métamathématique, nous montrons à la fois pourquoi les théories de
l’infini mathématique sont, de fait, la seule raison conduisant à rejeter le principe d’achevabilité,
et pourquoi elles ne sont pas, de droit, en mesure de justifier ce rejet.
Mots-clés : Achille, aporie, continu, devenir, dichotomie, infini, itération, métamathématiques,
mouvement, paradoxes de Zénon, supertasks, temps, Zénon d’Élée
ii
Summary
The Aporia of Passage
Zeno of Elea and the Principle of Achievability
We reconsider Zeno of Elea’s arguments known as “Achilles” and the “Dichotomy”, bringing
together perspectives from several disciplines, including the history of ancient philosophy, the
history and philosophy of mathematics and the philosophy of time.
We contend that the usual contemporary answers to these arguments – according to which
modern mathematics allow us to dissolve the aporia – are wrong, and carry a false view of the
original problem, especially of the concept of infinity it implies.
In the first part of the dissertation, we study the sources relevant to Zeno and his arguments’
reception context, in order to establish that Zeno’s infinite is dependant upon an idea of unachievability, acquired through to a new mode of reasoning that we call “indefinite iterative”. We
examine the ways Zeno used this mode of reasoning in order to design dialectical aporias, and
how ancient philosophical systems were capable of solving them.
In the second part, we vindicate Zeno’s aporia of motion. We show that it rests on what
we call “the achievability principle”, that itself is anchored in our intuition of passage. Through
the consideration of problems relevant to so-called ‘supertasks’, to the reality and the nature of
time, to the notion of infinity and to the metamathematical debate, we show, at the same time,
how mathematical theories of the infinite are the only de facto reason to deny the achievability
principle, and how they cannot, de jure, justify such a denial.
Keywords: Achilles, aporia, becoming, continuum, dichotomy, infinite, iteration,
metamathematics, motion, superstasks, time, Zeno of Elea, Zeno’s paradoxes
iii
Remerciements
Nous sommes, dans la droite lignée des castes de prêtres de l’Égypte ancienne, des lettrés
parasitaires, dépendant du surplus fourni par le labeur collectif. Cette dépendance à l’égard des
conditions matérielles vaut de concert pour la pensée : il m’a fallu être nourri, habillé, logé,
diverti, fourni en livres, en tables, en électricité, en temps ; mais aussi nourri de concepts,
habillé de traditions, logé dans des courants de pensée, diverti par mes pairs, fourni en idées,
en dialogues, en réfutations et en enseignements. Puisque je ne peux exprimer en personne ma
gratitude à l’égard de l’histoire humaine et du prolétariat mondial, il me faut me limiter à celles
et ceux qui me sont propres et qui pourront m’entendre :
Jean-Michel Salanskis, d’abord, que je remercie d’avoir accepté de diriger mes travaux. Qu’il
sache que j’ai fait mon possible pour être à la hauteur de son enseignement.
Les membres du jury, Ali Benmakhlouf, Hourya Benis-Sinaceur, Brice Halimi, et Marwan
Rashed, qui ont tous accepté de considérer mes efforts, ce dont je les remercie grandement.
Mes professeurs et maîtres – dont certains m’ont fait l’honneur d’évaluer ce travail. Parmi
tant d’autres, que soient remerciés Laurent Lavaud, qui m’a conduit sur la voie de l’étude philosophique ; et Élie During, le premier qui m’ait forcé à expliciter l’aporie du passage, à laquelle il
a toujours opposé son scepticisme.
Je voudrais aussi remercier celles et ceux qui m’ont donné l’occasion de parler de mon travail,
d’en élaborer et tester les hypothèses, devant différents auditoires ; et remercier les publics qui y
ont été réceptifs. Je me dois de mentionner avant tout les étudiant.e.s de l’ENS de Lyon qui ont
bien voulu m’écouter, en particulier Fanny Canet, Tom Rosset et Thomas Tulinski.
Je remercie mes camarades, victimes généralement volontaires de mes obsessions philosophiques, et en l’absence desquels aucune pensée n’aurait été possible : Victor Béguin, Romain
Bigé, Camilla Brenni, Alexandre Fillon, Jim Gabaret, Maxime Jacqueline, et d’autres encore.
Cette thèse doit aussi beaucoup à mon ami géomaticien Jonathan Engélinus, et à mon frère
mathématicien Pablo, qui ont encouragé et stimulé mes fantaisies mathématisantes.
Pour leur présence, leur aide, leur affection, je veux encore remercier ma compagne, mes
ami.e.s les plus proches et en somme ma famille (élargie) : mon Amanda, Amel, Aude, Brune,
Édouard, Émilie, Jackie, Lucia, Max, Mélissa, Nino, Stéphane, Mimi, ma mère, mon père.
Enfin pardon, et merci, aux personnes ici oubliées. Je ne les oublie pas.
Sommaire
Introduction : Le même problème depuis 2500 ans
Première partie
Zénon d’Élée et l’inachevable
1
15
1 Vie et œuvre de Zénon d’Élée
17
2 Comment lire Zénon
43
3 Le raisonnement itératif
71
Interlude anachronique
121
4 La dialectique du continu
125
5 Contre le mouvement
155
Deuxième partie
195
L’inachevable aujourd’hui
6 Y a-t-il aporie de l’inachevable ?
197
7 La méprise contemporaine
219
8 L’inachevable et le temps
333
9 Penser l’infini
401
v
vi
SOMMAIRE
10 La lecture métamathématique
449
Conclusion : Les paradoxes de Zénon et l’aporie du passage
509
Annexes
527
A “paradoxe” et “aporie”
527
B L’idée d’une lecture dialectique
535
C Théorie informelle du paradoxe
545
D Quel modèle pour un système de réponses ?
551
E Les mots de Zénon : l’hypothèse de Jean-Claude Milner
557
F Archimède et les méthodes infinitaires
569
G Variétés de l’infinitésimal
577
H Descartes, Zénon et l’infini achevé
583
I
593
La non-résolution kantienne
Index
601
Bibliographie
609
Table des matières
639
Sigles
AristMétaph Aristote, Métaphysique, in Œuvres. Éthiques, Politique, Rhétorique, Poétique, Métaphysique, sous la dir. de Richard Bodéüs, trad. du grec par
Christian Rutten et Annick Stevens, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2014.
AristPhys
Aristote, Physique, trad. du grec, annot. et introd. par Annick Stevens,
Vrin, 2012.
AT
René Descartes, Œuvres, nouvelle présentation, sous la dir. de Charles
Adam et Paul Tannery, 13 t., Vrin/CNRS, 1964-1974.
Barnes
Jonathan Barnes, The Presocratic Philosophers, t. 1 : Thales to Zeno,
2 t., The Arguments of the Philosophers, 1979.
DK
Hermann Diels et Walther Kranz (éd.), Die Fragmente der Vorsokratiker,
6e éd., 3 t., Berlin 1951-1952.
LM
André Laks et Glenn W. Most (éd. et trad.), Les débuts de la philosophie.
Des premiers penseurs grecs à Socrate, Fayard, 2016, édition en langue
anglaise : Early Greek Philosophy, éd. établie et trad. du grec par André Laks et Glenn W. Most, 9 t., Harvard University Press, Cambridge
(Mass.) et Londres 2016.
LS
A.A. Long et D.N. Sedley (éd. et comm.), Les Philosophes hellénistiques,
trad. de l’anglais par Jacques Brunschwig et Pierre Pellegrin, 3 t., GF
Flammarion, 2001, traduction de : The Hellenistic Philosophers, éd. établie, trad. du grec et comm. par A.A. Long et D.N. Sedley, Cambridge
University Press, 1987.
vii
viii
Palmer
SIGLES
John Palmer, « Zeno of Elea », in The Stanford Encyclopedia of Philosophy, sous la dir. d’Edward N. Zalta, Spring 2017, Metaphysics Research Lab, Stanford University, 2017, https://plato.stanford.edu/
archives/spr2017/entries/zeno-elea/.
Introduction : Le même problème
depuis 2500 ans
Il est de fait que la littérature mathématique est submergée de lieux communs
saugrenus et de non-sens qui pour la plupart sont engendrés par l’infini. Ainsi
lorsqu’on souligne, avec l’intention d’y mettre une condition restrictive, l’exigence que dans une mathématique rigoureuse un nombre fini seulement d’inférences est admis au cours d’une démonstration : comme si quelqu’un avait
jamais effectué un nombre infini d’inférences !
David Hilbert, « Sur l’infini »
Visiblement, la personne qui soulève cette difficulté n’a pas à cœur le flux du
devenir, et ne distingue pas les choses qui ont leur être dans la venue à l’être de
celles qui ont leur réalité tout entière à la fois.
Damascius, in Simplicius, Commentaire à la Physique d’Aristote
Pourrions-nous avoir compté jusqu’à l’infini ? Pourrions-nous traverser un matin l’entièreté d’une existence éternelle, avant de reprendre le cours de notre vie ordinaire ?
Si une série d’événements ne saurait prendre fin, se peut-il néanmoins que l’on en ait
fini avec elle ? Mais si nous le nions, comment un quelconque mouvement saurait-il avoir
lieu ?
Le travail entrepris dans cette thèse a pour ambition de présenter un problème philosophique, que nous nommons « l’aporie du passage ». Nous voudrions défendre l’idée
que ce problème constitue un des enjeux, sinon l’enjeu essentiel, des énoncés aujourd’hui
1
2
INTRODUCTION
connus comme « paradoxes de Zénon d’Élée contre le mouvement », plus précisément
des paradoxes dits de « l’Achille » et de « la Dichotomie ». Nous voudrions également
soutenir que ce problème philosophique se pose encore à nous tous et toutes aujourd’hui,
avec une force identique à celle qu’il avait au ve siècle avant notre ère, du temps de
Zénon.
Non pas que cette aporie n’admette pas de solution. Elle admet et a toujours admis,
au contraire, une pluralité de solutions à chaque époque. Mais la pluralité même de ces
solutions leur confère, à chaque époque et aujourd’hui encore, un caractère profondément
conflictuel. Elles sont incompatibles entre elles, et par suite n’offrent pas la consensualité du dépassement d’un problème, mais au contraire la conflictualité de son caractère
indépassable. Nombre sont néanmoins les commentateurs récents qui ont considéré, ou
bien que le problème (celui de l’aporie du passage) ne s’était jamais vraiment rationnellement posé, ou bien que des résultats dans le domaine des mathématiques modernes –
qui échapperaient alors, grâce à l’autorité mathématique, à la conflictualité du champ
philosophique – nous permettaient aujourd’hui de le considérer comme dépassé ou résolu.
Nous croyons ce jugement erroné. Nous voudrions ici expliquer pourquoi, et chercher
à comprendre les raisons philosophiques de cette erreur, et parfois de la confusion qui
a empêché certains auteurs et autrices fort compétentes et érudites de tout simplement
voir quel pouvait être le problème, à l’origine, lors de la première grande réception des
paradoxes dans l’Antiquité grecque.
Pour tenter de mener à bien cette entreprise, il nous a semblé nécessaire de mobiliser
des données, des connaissances et des idées venant de multiples horizons et disciplines.
Par là, nous nous risquons à contourner l’impérieuse exigence de spécialisation disciplinaire qui est normalement la condition de l’exercice doctoral. Cela nous met dans la
position de toujours devoir parler en défaut d’une expertise absolument suffisante, et,
ne nous adressant pas d’emblée à un public spécialiste, de souvent devoir présenter des
contenus à un niveau de connaissance relativement commun. Nous espérons avoir su
éviter, le plus souvent, tant la trivialité que l’incompétence.
De quoi, pour commencer, s’agit-il exactement ?
3
Les paradoxes de Zénon d’Élée
L’auteur présocratique Zénon d’Élée (c. -490 – c. -4301 ) semble être l’introducteur en
philosophie de ce que l’on peut appeler « l’horizon infini des opérations ». Chez son maître
Parménide (c. -515 – c. -440), on trouvait peut-être la première utilisation philosophique
rigoureuse du raisonnement par l’absurde ; de même, on trouve probablement chez Zénon
la première utilisation philosophique systématique, non seulement de la réduction à
l’absurde mais aussi de ce qui constitue un élément fondamental de la mathématique
grecque naissante – peut-être de toute mathématique – à savoir la possibilité idéale
d’itérer sans fin des opérations. Quand on a fait + 1, de faire + 1 de nouveau, et ainsi
de suite2 .
Mais l’utilisation qu’en fait Zénon est destructrice : partant de l’hypothèse que ce qui
est constitue une grandeur continue, et que toute grandeur continue se divise en d’autres
grandeurs continues – hypothèse partagée par la géométrie grecque – il a produit un
certain nombre d’arguments visant à prouver qu’il est impossible qu’il y ait plusieurs
choses, qu’il est impossible qu’il y ait du mouvement3 .
Pour montrer que les choses4 ne peuvent être plusieurs, Zénon montre que si l’on
suppose qu’elles sont en effet plusieurs, alors on est contraint d’en dire des choses contradictoires. Il montre par exemple que, si l’on suppose que les choses sont plusieurs, alors
on doit dire qu’elles sont à la fois limitées et illimitées. Elles sont limitées, c’est-à-dire en
quantité déterminée, parce que si elles sont et composent le continu qui est, il faut qu’il
y en ait autant qu’il y en a, ni plus ni moins. Mais elles sont aussi illimitées, c’est-à-dire
qu’il y en a plus que toute quantité déterminée. Car si des éléments dans une certaine
quantité déterminée composent la grandeur, c’est qu’ils ont eux-mêmes chacun une grandeur (car ce qui n’a pas de grandeur n’ajoute rien ni l’enlève rien à la grandeur totale
et ne peut donc la composer). Mais s’ils ont une grandeur, chacun peut être divisé en
1. Sur les dates hypothétiques de Zénon et Parménide, voir 1.2.
2. Sur l’itération infinie et son rôle dans la philosophie et la mathématique grecque, voir tout le
chapitre 3.
3. Sur l’œuvre de Zénon, voir 1.3, et les chapitres 2 à 5. Sur l’hypothèse de la grandeur continue, voir
notamment la section 2.4.
4. Sous-entendu : les choses qui composent la grandeur continue qui constitue le tout de ce qu’il y a.
4
INTRODUCTION
de nouvelles, plus nombreuses, grandeurs, et donc il y a, en tout, davantage d’éléments
que ce que l’on supposait. Ainsi, autant qu’il y en a, il y en a encore davantage. On peut
toujours répéter l’opération, il y en a donc de manière illimitée5 .
Nous sommes au premier chef intéressé par les paradoxes portant sur le mouvement,
en particulier ceux dits de « l’Achille » et de « la Dichotomie » (c’est-à-dire la « division
en deux moitiés égales »). Ils nous enseignent que pour qu’un mouvement – n’importe
quel mouvement – s’accomplisse effectivement, il faut que s’achève une série d’étapes
qui est essentiellement inachevable, ou que commence une série d’étapes qui par essence
ne saurait commencer. Le mouvement est donc prouvé impossible. La forme de ces
paradoxes est bien connue : pour qu’un mobile accomplisse un mouvement – n’importe
quel mouvement – il doit d’abord en parcourir la moitié. Puis il devra parcourir la moitié
de ce qui reste. Puis la moitié de ce qui reste, etc. et cela peut être poursuivi sans fin, c’està-dire que, où que le mobile parvienne, il demeure toujours une nouvelle moitié à franchir.
A
a
a1
a2
B
a3 . . .
On peut toujours répéter l’opération. Le mobile ne saurait achever son mouvement sans
accomplir toutes ces étapes dans l’ordre, il ne saurait l’achever sans en avoir fini avec
cette série. Le mouvement ne saurait être achevé sans que la série ne soit, elle aussi,
achevée. Mais la série ne saurait s’achever, il est impossible d’en avoir fini avec elle, car
ce qui par essence n’a pas de fin ne saurait se finir. Le mouvement – n’importe quel
mouvement – est donc impossible.
Sur un mode plus pittoresque : Achille ne saurait rattraper une tortue à la course,
si la tortue a de l’avance. Car supposons qu’elle se trouve au début de la course au
point P. Achille ne saurait la rattraper sans d’abord parvenir jusqu’au point P. Mais
le temps qu’Achille y parvienne, la tortue aura continué d’avancer, jusqu’à un point P’.
Achille ne saurait alors la rattraper sans d’abord parvenir jusqu’au point P’. Mais le
5. Il s’agit là d’une des interprétations possibles de l’argument. Pour une discussion plus complète,
voir le chapitre 4 et notamment la section 4.2.
5
temps qu’il y parvienne, la tortue aura continué d’avancer, jusqu’à un point P”. Etc. et
cela peut-être poursuivi sans fin, c’est-à-dire qu’à quelque point qu’Achille parvienne, il
demeurera toujours une nouvelle étape à parcourir. Achille ne saurait rattraper la tortue
sans accomplir toutes ces étapes dans l’ordre, il ne saurait la rattraper sans en avoir fini
avec cette série. La course ne saurait être achevée sans que la série ne soit, elle aussi,
achevée. Mais la série ne saurait s’achever, il est impossible d’en avoir fini avec elle, car
ce qui par essence n’a pas de fin ne saurait se finir. Achille ne peut donc pas rattraper
la tortue6 .
La réception antique
Ce problème semble avoir été, dans l’Antiquité, très bien compris7 . Il a rapidement
entraîné deux grandes réponses : la réponse atomiste et la réponse qu’on pourrait dire
« potentialiste ». La réponse atomiste semble avoir été celle, au moins, de Leucippe
(c. -460 – -370), Démocrite (c. -460 – -370), Épicure (-341 – -270), et Diodore Cronos
(c. -340 – -284), et elle consiste à nier l’horizon infini de l’opération, c’est-à-dire en fait
à nier la continuité de ce qui est. Les atomistes affirment, au contraire, que la grandeur
totale de ce qui est est composée de plus petites grandeurs indivisibles (des « atomes »
c’est-à-dire des choses qui ne peuvent être coupées), sur lesquelles la division par moitiés
ne saurait avoir lieu. Les étants qui composent le continu sont donc en nombre déterminé :
il y en a autant qu’il y a d’atomes, ni plus ni moins, et de la considération d’un unique
atome on ne saurait produire de nouveaux étants par division ou quelque procédé que
ce soit. De même, comme il y a un terme à la division, une dernière division possible,
il existe une dernière étape après laquelle Achille a rattrapé la tortue. Tout mouvement
s’accomplit en un nombre déterminé, fini, d’étapes.
La réponse potentialiste, qui est pleinement développée chez Aristote (-384 – -322)8 ,
consiste au contraire à admettre l’horizon infini de la division possible, mais à distinguer
6. Pour l’étude des arguments contre le mouvement, voir le chapitre 5.
7. Pour une vue d’ensemble des réponses possibles dans l’Antiquité, et une discussion de chacune
d’elle, voir les sections 4.3.1 et 5.6, ainsi que l’annexe D.
8. Et semble reprise, quoi que dans un cadre conceptuel différent, par les Stoïciens.
6
INTRODUCTION
l’« en acte » de l’« en puissance » pour affirmer qu’un continu en tant qu’il forme une
unité ne contient par lui-même aucune division ni aucune composition en acte. Toute
division ne peut lui advenir en effet que de l’extérieur, par un procédé effectif qui le
divise. Et par un tel procédé effectif, un nombre seulement fini de divisions peut lui être
imposé en acte. Plus simplement dit : on pourrait idéalement toujours diviser un continu
sans trouver de fin à cette division. Mais par lui-même, le continu est tout à fait un et
n’est pas, par lui-même, divisé ou composé. Et nous ne saurions effectivement le diviser
toujours qu’un nombre fini de fois. Ainsi, il y a, en acte, des étants en nombre déterminé,
autant qu’il y en a. Mais il y en a, en puissance, de façon illimitée et toujours plus qu’il
n’y en a en acte. De même, la course d’Achille est par elle-même parfaitement une et
non divisée, quoi qu’elle soit infiniment divisible en puissance, ce qui signifie qu’on peut
trouver en elle un nombre arbitraire mais toujours fini en acte de divisions, qu’Achille
devra et pourra en effet parcourir sans paradoxe.
Il y en a eu bien sûr aussi qui, comme Diogène de Sinope, se sont levés et ont marché
pour réfuter l’argument, et il s’en trouve encore.
On a pourtant des raisons de ne pas trouver ces réponses satisfaisantes. Bien sûr la
réponse de l’homme qui marche ne fait que nous rappeler que le paradoxe est un paradoxe, qu’il contredit une évidence apparente. Elle ne fait rien au problème, car l’évidence
empirique du mouvement est la condition de possibilité du paradoxe comme paradoxe,
loin d’en être une voie de sortie. Mais les deux autres laissent peut-être également à
désirer. La réponse atomiste a ce grand défaut de refuser les conditions de départ du
problème. Pour les atomistes, certes, cela n’était pas un défaut mais une vertu. Il n’en
va pourtant pas de même pour nous : la tâche de la pensée était, et est demeuré jusqu’à
nos jours, de penser le mouvement continu, et de penser l’étendue continue, impliquant
l’infinie divisibilité dans l’espace. Si la réponse atomiste et la méthode atomiste sont la
bonne réponse et la bonne méthode, devrons-nous penser alors que cette tâche est essentiellement erronée, une illusion, une absurdité ? Qu’Aristote, Galilée, Descartes, Newton,
n’ont rien pensé de conséquent car ils n’avaient pas remarqué la stupide contradiction
impliquée dans le continu ? Pour le dire autrement : la réponse atomiste abdique d’em-
7
blée, et elle abandonne le continu à Zénon. Mais ce faisant elle abandonne le terrain de
la bataille et elle perd de vue ce que nous devions penser, à savoir le mouvement dans
le continu.
La réponse aristotélicienne est quant à elle fort délicate. Elle est remarquablement
puissante, originale, et efficace, quoi que difficile à bien saisir. Elle est aujourd’hui tombée
en désuétude et demande que l’on réapprenne à l’entendre. Mais si d’un côté elle semble
répondre bel et bien au problème du limité et de l’illimité, c’est-à-dire au problème de la
composition de la grandeur continue, la question n’est pas si facilement réglée dans le cas
du mouvement. Car on répondra à Aristote, comme il semble que cela lui fut répondu
dès l’Antiquité9 , que le mouvement est lui-même ce procédé effectif qui actualise toutes
les divisions. Que le mobile, en passant par tous les points par lesquels il passe, actualise
toutes les divisions possibles de son parcours, et donc au moins celles qu’on peut désigner
par l’énoncé de Zénon : la moitié, puis la moitié du reste, puis la moitié du reste, etc. En
effet, le mouvement n’est pas en lui-même véritablement ou essentiellement un, puisqu’il
est toujours d’abord ceci puis cela, qu’il est progrès et transformation10 .
L’incompréhension moderne
Nonobstant, la réponse potentialiste et la réponse atomiste, ainsi que d’autres variantes, ont coexisté dans l’Antiquité, puis, au “Moyen-Âge”, dans l’Europe occidentale
chrétienne (où dominait généralement la réponse aristotélicienne) et le monde Islamique
(dans une moindre mesure, et avec domination de la réponse atomistique), au sein de
multiples traditions et écoles.
Mais quelque part au cours de la modernité, quelque chose a changé11 . Des philo9. Cf. la section 5.6.3.
10. Pour un bilan des fausses réponses aux paradoxes de Zénon, voir la section 7.8.
11. La question de la démarcation chronologique est extrêmement difficile à résoudre, et nous la
laissons très largement ouverte dans le cadre de ce travail. Il est certain que le changement est consommé
dans la première moitié du xxe siècle, mais une enquête complète serait nécessaire pour savoir dans
quelle mesure les précurseurs l’accomplissent déjà. Notre hypothèse préalable serait qu’on trouve les
premières versions claires de la nouvelle perspective vers le milieu du xviie siècle, mais que certains des
éléments constitutifs de cette nouveauté peuvent être trouvés dans la scolastique du xive siècle, dans la
philosophie arabe en remontant jusqu’à la fin du viiie siècle, voire jusque dans l’Antiquité gréco-latine,
notamment en contexte monothéiste. Nous touchons à ces questions dans le chapitre 9 et les annexes F
à H.
8
INTRODUCTION
sophes informé.e.s de mathématiques voire grand.e.s mathématicien.ne.s se sont mis à
utiliser l’infini non plus seulement comme le nom de l’horizon inatteignable d’une opération, et de la possibilité d’aller toujours plus loin dans le compte, mais comme un
objet ou une réalité susceptible de constituer un objet. Une addition infinie (à condition que ses termes décroissent convenablement) fut comprise comme définissant dans
son ensemble une valeur effective, un nombre réel, et non plus comme quelque chose ne
pouvant rien donner, car ne se finissant pas. Et si une addition infinie pouvait mener
quelque part, il fallait alors supposer que la course d’Achille pouvait également mener
ce dernier quelque part, c’est-à-dire jusqu’à la tortue ! Évidemment il fallait pour cela
supposer qu’un nombre infini d’étapes soit possible, que cet infini ait un sens. La manipulation des séries infinies était, au départ, délicate, controversée. Mais ayant l’œil sur
les séries convergentes les philosophes et mathématicien.ne.s ont commencé à dire et à
tou.te.s répéter (comme on le répète encore aujourd’hui dans les lycées et facultés) que
Zénon se trompait car il ignorait ce que, eux, savaient : que l’on peut additionner des
termes à l’infini et obtenir un résultat déterminé ou une somme finie. Ainsi le problème
a commencé à être systématiquement incompris. En effet il ne s’agissait pas chez Zénon
de savoir si une série infinie pouvait être convergente (les paradoxes de Zénon, loin de
manifester une erreur sur ce point, fournissent la preuve que cela est vrai, puisque la
“Dichotomie” est l’exposé concluant d’une telle série convergente) ; il ne s’agissait pas
de savoir si, une infinité d’étapes étant supposée donnée, on pouvait lui attribuer une
somme finie. Mais il s’agissait (au moins aussi) d’affirmer l’évidence selon laquelle on ne
peut pas achever en effet une tâche qui se poursuit sans fin, qu’on ne peut effectivement
parvenir au bout et passer outre de ce qui ne s’achève jamais ; et de montrer que tout
mouvement implique une telle tâche impossible et est donc à son tour impossible.
Au xixe siècle, deux auteurs portent les noms symboliques de l’aboutissement de ce
changement – qui lui-même est l’œuvre longue et collective de communautés de mathématicien.ne.s – : Karl Weierstrass (1815 – 1897) et son élève Georg Cantor (1845 – 1918).
Le premier porte la responsabilité symbolique de l’élimination officielle des infiniment
petits, et de la définition formelle définitive de ce qui se passe dans les séries conver-
9
gentes, dans les calculs de limite, et dans l’analyse de la continuité. Le second est, avec
Richard Dedekind (1831 – 1916), le grand artisan de la légitimation de l’infini comme
objet mathématique, lançant le projet de la théorie des ensembles et des hiérarchies de
cardinaux et ordinaux transfinis. L’élaboration collective de ce projet a conduit à une
forme de refondation de la pratique mathématique, à l’issue de laquelle il a largement
semblé que l’infini était finalement bien compris, et que le continu était bien analysé comme l’ensemble infini des nombres réels ; chaque réel pouvant être identifié, par
exemple, à une suite infinie convergente de nombres rationnels (une suite de Cauchy),
ou plutôt à la classe infinie de toutes les suites de Cauchy équivalentes.
Autrement dit : l’infini peut être donné en acte, comme un objet ; les suites, en
convergeant, définissent des nombres dans leur totalité ; et le continu est non seulement
un ensemble rassemblant une infinité d’éléments, mais dont chaque élément est lui-même
identifiable à une suite infinie achevée, ou même à un ensemble infini de suites infinies
achevées. En outre, l’infini d’antan n’est plus un horizon indépassable, mais est, ou bien
un certain ensemble « IN », en somme plutôt petit (on montre qu’il y a d’autres ensembles,
notamment le continu, qui sont strictement plus grands que lui) ; ou bien il est un certain
nombre parmi les autres, noté « ω », et après lequel se trouvent les nombres ω + 1, ω + 2
et toute une hiérarchie elle-même infinie. En somme, prendre un infini comme un tout
achevé, et aller au-delà d’un compte infini, rien de plus banal depuis Cantor12 .
C’est cette réussite tout à fait spectaculaire dans le domaine de la mathématique,
aux conséquences immenses sur la philosophie et sa méditation millénaire sur l’infini,
qui définit le profil de l’incompréhension du problème posé par les paradoxes de Zénon
d’Élée sur le mouvement, au xxe siècle. L’incompréhension consistant à assigner à Zénon
l’ignorance de ce qui était devenu mathématiquement légitime, à savoir la définition d’une
quantité finie par la somme d’une suite infinie convergente, s’accompagne de nouvelles
interprétations qui procèdent de manière analogue, en attribuant à Zénon une incapacité
à résoudre ce que la nouvelle mathématique est enfin en mesure de maitriser. On va alors
formuler le problème des paradoxes en termes de la possibilité ou de la cohérence de
12. Sur le transfini et la théorie des ensembles, voir en général les chapitres 9 et 10.
10
INTRODUCTION
certains objets mathématiques ou de certaines relations entre ces objets, en rappelant
tous les problèmes que se posaient en effet les philosophes sur l’infini ou le continu, et
auxquels Cantor a en effet fourni une réponse.
L’interprétation la plus simple situe le problème dans l’existence d’une totalité infinie
en acte – jugée impossible par Aristote, et objet d’une interrogation millénaire ; d’autres
interprétations plus sophistiquées voient le problème dans l’obtention d’un ordre dense
entre des éléments tous existants en acte – problème qui avait été un grand souci de la
scolastique au xive siècle – ou en général dans la composition du continu – qui constituait
un des deux grands « labyrinthes de la pensée » selon Leibniz – ou dans la compréhension
précise de ce qui définit une limite, ou, mieux encore, dans la légitimité à poser un élément
qui vienne « après » une succession déjà infinie (comme dans la théorie des ordinaux
transfinis).
Dans tous les cas, le raisonnement général dit en substance la chose suivante :
« la description de Zénon a pour conclusion que le mouvement implique [tel élément mathématiquement légitimé par la théorie des ensembles], et en conclut son impossibilité ou sa
contradiction. Mais les mathématiques modernes énoncent que [l'élément en question] n'est
ni impossible ni contradictoire, donc il n'y a pas véritablement de problème de Zénon ».
Celles et ceux qui soutiennent cette ligne argumentative et dont le champion est
certainement Bertrand Russell (1872 – 1970), accusent alors d’ignorance mathématique
ou de manque d’imagination tous ceux et celles qui continuent à soutenir le paradoxe.
Nous nous voyons renvoyé.e.s, en somme, à l’école des géomètres.
Le principe d’achevabilité
Tel est le raisonnement dont nous voulons ici montrer l’erreur.
Nous soutenons, en effet, qu’une telle perspective occulte entièrement le véritable
problème, qui est celui de l’impossibilité de l’achèvement d’un inachevable. Pourquoi ce
problème se maintient-il après et malgré les innovations mathématiques et notamment
la construction cantorienne ? Parce que toutes les réponses fondées sur l’infini en acte,
11
tel qu’il peut être donné dans la littérature mathématique, procèdent en se donnant
d’emblée, d’un coup, la totalité infinie – quitte à vérifier ensuite sa cohérence ou sa
convergence. Et en oubliant par là que la question était celle de l’achèvement de la
constitution de cet infini dans le temps, c’est-à-dire dans la progression, sous le régime
du un par un, avec exigence que soit mené au bout et dépassé le processus. Le problème
était celui de l’“après” dans le temps de ce qui par essence n’a pas d’après.
L’analyse mathématique inspirée de Cantor nous confirme que tout temps fini peut
contenir des infinis, et des séries qui n’ont ni début ni fin. Mais cela n’est pas une réponse
au paradoxe, cela est l’énoncé même du paradoxe et tout simplement la sophistication
d’une analyse mathématique que Zénon formulait déjà de façon élémentaire. Autrement
dit cela ne fournit pas de solution mais, comme la réponse de l’homme qui marche,
cela permet de continuer à se mouvoir en faisant comme si cela n’était pas paradoxal,
en oubliant la question de la constitution de l’infini pour le supposer déjà donné d’emblée. C’est en fait un certain rapport à la temporalité, c’est-à-dire au passage, qui forme
l’essence du paradoxe de l’inachevable. Supposer d’emblée que l’on peut arriver effectivement au bout de l’infini, et au-delà, consiste alors à ignorer volontairement la question.
Car l’objectivité mathématique infinitaire nous permet de considérer un processus inachevable, et d’entreprendre de faire comme si ce que ce processus peut construire nous
était donné d’emblée, en totalité, sans que cette totalité ait à se constituer effectivement
dans le temps et à s’achever.
Les arguments de Zénon, pourtant, ne portaient quant à eux que sur la procédure
elle-même, et ils énonçaient : « si un processus constructif reproduit à chaque étape les
conditions de son opération, alors il ne saurait s’achever ». Impossibilité qui a à voir
avec l’infini, mais sur le mode de l’horizon inachevable des opérations, c’est-à-dire de la
temporalité propre à l’activité mathématique elle-même. Si l’on sort de cette processualité pour traiter ses opérations comme des éléments idéaux dont on postule d’emblée la
totalité existante, sans que cette totalité ne puisse effectivement être produite, ne puisse
advenir dans le temps, alors on croit avoir résolu Zénon quand on n’a fait que sortir
du problème. La question n’est pas : « existe-t-il un ensemble infini », ou « un ordinal
12
INTRODUCTION
transfini ? », mais « est-il possible de finir de compter jusqu’à l’infini ? », « est-il possible
d’avoir fini un raisonnement comportant une infinité d’étapes ? », ou en général « peuton mener une opération sans fin puis passer à autre chose ? ». Or, ces questions ne se
posent pas d’une manière foncièrement différente aujourd’hui qu’à l’époque de Zénon.
L’aporie du passage
L’erreur à laquelle peut conduire le passage par les mathématiques, consiste à oublier
cette évidence que les paradoxes sur le mouvement portent en effet sur le mouvement. Et
sur ce qui, en lui, lui est propre : le passage, le flux, la processualité ; ce qui est toujours
devenir, ou faire, qui est dirigé vers l’à venir ou l’à faire, et qui accumule l’avoir été et
le fait. Nous soutenons que le passage par les totalités infinies ne peut alors constituer
une véritable réponse à Zénon que si elle est accompagnée d’un lourd engagement sur
la question du mouvement : elle doit affirmer que ce qui se déroule dans le temps doit
pouvoir être achevé sans avoir eu à s’achever, que le mouvement saurait être donné sur
le mode de l’éternité, et du toujours déjà accompli.
Pour envisager de répondre aux paradoxes de Zénon d’Élée sur le mouvement, ou
de savoir ce que peut signifier d’y répondre, il faut en somme examiner pour elle-même
l’aporie du passage, c’est-à-dire le nœud problématique, agencé par les arguments de
Zénon, et qui lie ensemble expérience et réalité, vérité et contradiction, mathématique et
logique, temps et mouvement. Du point de vue de l’aporie du passage, la réponse standard
du xxe siècle aux paradoxes de Zénon – qui a aussi été la réponse de la philosophie
analytique – peut alors être vue comme une bonne réponse, mais dont le coût est tel qu’il
nous fait perdre cela même que le paradoxe mettait en danger : la réalité du mouvement
comme tel, de ce que nous pensons comme étant le mouvement lorsque nous proclamons
sa réalité. Il se peut que toutes les solutions aient un semblable coût.
Plan de la thèse
La thèse est divisée en deux parties, comportant chacune cinq chapitres.
La première partie est consacrée à Zénon d’Élée lui-même, au commentaire de ses
13
arguments et à l’examen du contexte de leur formulation, et plus largement de leur réception dans l’Antiquité grecque, principalement du ve au iiie siècle av. J.-C. Dans le
chapitre 1, nous présentons et discutons l’état des connaissances historiques sur le personnage, son œuvre et sa doctrine supposée, ainsi que la nature et la fiabilité des sources.
Dans le chapitre 2, nous abordons plusieurs problèmes méthodologiques et nous présentons et justifions notre méthode générale et notre hypothèse de lecture des arguments
zénoniens. Le chapitre 3 développe en détail la nature du raisonnement itératif indéfini,
constituant selon nous à la fois l’élément décisif et l’innovation cruciale des plus intéressants arguments de Zénon. Nous discutons des divers contextes argumentatifs dans
lesquels il peut et a pu prendre place dans le développement de l’argumentation philosophique en Grèce ancienne, ainsi que du rapport incertain qu’il entretient avec les débuts
de l’activité mathématique grecque. Un interlude, anachronique, présente en quelques
mots une version quelque peu formelle et générale du raisonnement et de ses possibles
rôles logiques. Dans les deux chapitres qui suivent, nous procédons à proprement parler
au commentaire des arguments, d’abord, dans le chapitre 4, ceux qui portent sur l’hypothèse de la pluralité et constituent des apories du continu, puis, dans le chapitre 5,
les fameux arguments contre le mouvement. Dans les deux cas, nous nous efforçons de
rester au plus près de la logique interne des textes tout en gardant l’œil, à la fois sur
de possibles effets de structure dans l’ensemble de l’argumentation de Zénon, sur la pertinence et la validité actuelle de ses arguments, et surtout sur le contexte antique de
réception et la diversité des réponses possibles qui donnaient son premier sens au défi
zénonien. Tout le long de cette première partie, nous défendons la thèse selon laquelle
l’infinité en jeu dans les paradoxes est toujours au moins d’abord celle de l’inachevabilité
procédurale, qui se réalise de la façon la plus directe dans les apories de l’inachevabilité
que sont la Dichotomie et l’Achille.
La seconde partie repart de l’idée d’aporie de l’inachevabilité, et la questionne à nouveaux frais au niveau d’une discussion philosophique générale. Elle cherche, dans son
ensemble, à défendre et expliquer l’existence de ce problème philosophique, et l’inadéquation des raisons parfois données pour le nier. Dans le chapitre 6, nous présentons le
14
INTRODUCTION
programme général de notre argumentation, autour de l’explication et de la défense du
principe d’achevabilité. Les chapitres 7 à 10 réalisent ce programme, et quoi qu’ils poursuivent tous un but unique et comprennent de fréquents renvois réciproques, peuvent
dans une certaine mesure être lus indépendamment. Le chapitre 7, entreprend de discuter directement la validité et la pertinence du principe d’achevabilité, principalement
à travers un commentaire suivi de l’importante littérature sur le sujet dans la tradition
analytique, à savoir la discussion des « supertasks ». On y formule le défi d’une réponse
à l’aporie du passage en terme de l’opposition entre « possibilisme » et « impossibilisme », et entre « compatibilisme » et « incompatibilisme ». Dans le chapitre 8, nous
examinons le problème philosophique de la réalité du passage du temps, et la validité
de l’« intuition du passage » qui, nous soutenons, accompagne et justifie le principe
d’achevabilité. Dans le chapitre 9, nous discutons du concept d’infini mathématique,
dans son rapport avec la temporalité et l’achevabilité, nous développons une distinction
entre « infini préalable » et « infini achevé » et examinons sa pertinence dans l’examen
philosophique de la pratique mathématique. Dans le chapitre 10, enfin, nous examinons
la question de l’achevabilité d’un point de vue métamathématique, reliant explicitement
la perspective antique zénonienne à des lectures contemporaines de philosophie de la
pratique mathématique afin de justifier l’inadéquation d’une réponse à Zénon fondée sur
la théorie des ensembles.
Les annexes, quant à elles, contiennent divers développements tangents qui auraient
interrompu le cours de l’argumentation, mais qui, nous le croyons, l’enrichissent.
Première partie
Zénon d’Élée et l’inachevable
15
Chapitre 1
Vie et œuvre de Zénon d’Élée
La recherche historique et philologique sur Zénon1 et sur l’éléatisme en général est très
vivante depuis la fin du xixe siècle. Des contributions importantes ont paru ces dernières
années, ces derniers mois, ou sont encore à paraître, et nous n’avons pas la prétention
de contribuer à proprement parler au champ. Les chapitres qui suivent auront deux
objectifs : d’une part présenter les informations et les éléments nécessaires à la bonne
compréhension de notre propos ; d’autre part offrir une perspective particulière, à partir
de la thèse philosophique soutenue, sur les données philologiques existantes.
Nous serions dans une situation idéale si nous pouvions nous abstenir de tout engagement dans des questions historiques et philologiques, nous contenter de renvoyer aux
travaux les plus érudits et les plus récents ou en offrir un résumé à titre informatif, et
nous en tenir aux aspects « proprement philosophiques ». Cela est néanmoins impossible.
En effet, l’objet de cette thèse n’est pas simplement l’étude d’un problème philosophique
pur, ni même seulement l’étude de son histoire. On y tente également l’étude de la mécompréhension d’un problème et de l’histoire de cette mécompréhension (sous l’effet du
développement des mathématiques et des théories de l’infini). Or on verra que cette
mécompréhension ne laisse pas indemnes les interprétations mêmes des spécialistes. La
1. Il y a dans l’Antiquité grecque deux « Zénon » de renommée comparable : Zénon d’Élée, l’auteur
des paradoxes et l’objet de cette thèse (ve siècle av. J.-C.), et Zénon de Kition (ou de Citium, dans
l’orthographie latine), fondateur du Stoïcisme et grande figure morale (335 – 263 av. J.-C.). Sans autre
précision, « Zénon » renvoie toujours à Zénon d’Élée dans ce travail.
17
18
CHAPITRE 1. ZÉNON ET SON ŒUVRE
situation paradoxale sur laquelle nous reviendrons est que la trop grande compétence
mathématique de certains interprètes, si l’on ose dire, les rend incapables de saisir le
problème qui selon nous se pose et se posait pour Zénon. Ils se trouvent alors obligés
d’émettre des hypothèses différentes et de poser des problèmes différents afin de faire
sens des textes.
La séparation entre la philosophie et l’histoire de la philosophie devient par suite
impraticable, pour cela précisément que l’interprétation historique de ce que disent les
textes grecs engageant l’infini est inséparable de la compréhension philosophique de ce
qui se dit sous le nom d’« infini ».
1.1 Ouvrages de référence
De Zénon d’Élée (ve siècle av. J.-C.), sa vie, les circonstances de production et même
la réalité matérielle de son œuvre, presque rien n’est su. Peu de philosophes présentent
un tel contraste entre leur glorieuse postérité et le peu d’informations fiables à leur
sujet comme de traces textuelles de leur travail. Les sources antiques concernant Zénon
forment un ensemble très mince qui peut tenir en une quinzaine de pages. Même au sein
de ce maigre ensemble il y a beaucoup de redondances ou de textes dérivant directement
de ce qui semble être un groupe de sources primitives. Il est recommandé à quiconque
veut se faire une idée pour soi-même d’entreprendre la tâche extrêmement rapide et
aisée de lire l’intégralité des sources pertinentes. On renverra d’abord au dernier et très
remarquable ouvrage de référence sur les premiers temps de la philosophie grecque, qui
comprend un recueil complet, une organisation rationnelle et d’excellentes retraductions
des textes : Les débuts de la philosophie, de André Laks et G. W. Most2 . On trouve
également une traduction originale et des commentaires abondants des textes les plus
importants ainsi qu’un compte rendu détaillé des recueils de textes plus anciens dans
2. André Laks et Glenn W. Most (éd. et trad.), Les débuts de la philosophie. Des premiers penseurs
grecs à Socrate, Fayard, 2016, édition en langue anglaise : Early Greek Philosophy, éd. établie et trad. du
grec par André Laks et Glenn W. Most, 9 t., Harvard University Press, Cambridge (Mass.) et Londres
2016 (ci-après LM), p. 593-623.
1.1. OUVRAGES DE RÉFÉRENCE
19
l’ouvrage de référence de Maurice Caveing3 . L’édition classique des textes reste la DielsKranz4 , dont la numération est utilisée internationalement5 .
Pour tout travail historique sérieux et en général pour connaître l’état contemporain
de la recherche, la première référence à consulter sur la vie de Zénon, la matérialité et
l’intention de son œuvre, est l’article régulièrement mis à jour de John Palmer dans
la Stanford Encyclopedia of Philosophy 6 , article que nous suivrons principalement dans
cet exposé, même là où nos perspectives et intentions divergent7 . D’autre part Caveing,
outre son étude très différente et très approfondie, fournit des comptes rendus précieux
de la littérature plus ancienne. La bibliographie de l’une et l’autre référence permettra
de poursuivre et approfondir l’étude8 .
Dans l’ensemble des sources, quatre textes se détachent très nettement et sont suffisamment importants pour mériter une étude à part, replacée dans le contexte global de
l’œuvre dans laquelle ils prennent place : le Parménide de Platon (428 – 348 av. J.-C.),
la Physique d’Aristote (384 – 322 av. J.-C.), la partie sur Zénon des Vies et doctrines
3. Maurice Caveing, Zénon d’Élée. Prolégomènes aux doctrines du continu, Étude historique et critique
des Fragments et Témoignages, Vrin, 1982.
4. Hermann Diels et Walther Kranz (éd.), Die Fragmente der Vorsokratiker, 6e éd., 3 t., Berlin 19511952 (ci-après DK).
5. L’édition Diels-Kranz est réorganisée et traduite en français dans Jean-Paul Dumont (éd.), Les
écoles présocratiques, trad. par Daniel Delattre et al., folio/essais, Gallimard, 1991. Malheureusement ce
recueil – reprise en Folio Essais du volume de la Pléiade sur les présocratiques – souffre de commentaires
pas toujours absolument fiables et de traductions souvent insatisfaisantes.
6. John Palmer, « Zeno of Elea », in The Stanford Encyclopedia of Philosophy, sous la dir. d’Edward N.
Zalta, Spring 2017, Metaphysics Research Lab, Stanford University, 2017, https://plato.stanford.
edu/archives/spr2017/entries/zeno-elea/ (ci-après Palmer).
7. Il y a, à la date d’écriture de ce chapitre, deux articles distincts de la Stanford concernant Zénon
d’Élée. Le premier, cité dans le corps du texte, concerne nos connaissances historiques. Le second, par
Nick Huggett (Nick Huggett, « Zeno’s Paradoxes », in Edward N. Zalta (éd.), The Stanford Encyclopedia
of Philosophy, Metaphysics Research Lab, Stanford University, https://plato.stanford.edu/, https:
/ / plato . stanford . edu / archives / win2010 / entries / paradox - zeno/), s’intéresse à la possibilité
philosophique de répondre aux paradoxes. On verrait que ce second article prend systématiquement, sur
tous les points, la position que nous cherchons à réfuter. À ce titre il est utile comme pur contrepoint
de ce que nous chercherons à défendre et représentatif prototypique d’une certaine approche du sujet
qui est dominante notamment au sein de la philosophie analytique (cette question sera expliquée plus
en détail dans les chapitres suivants).
8. À titre d’unique recommandation supplémentaire, nous nous permettons néanmoins de renvoyer
à une ancienne référence, à savoir les deux articles du toujours extraordinaire Victor Brochard. Nous
n’avons que très peu à reprocher à son analyse plus que centenaire. Cf. Victor Brochard, « Les arguments
de Zénon d’Élée contre le mouvement », Compte rendu de l’Académie des sciences morales, 29 (1888),
p. 555-568 et « Les prétendus sophismes de Zénon d’Élée », Revue de Métaphysique et de Morale, 1,
3 (1893), p. 209-215, repris dans Victor Brochard, Études de philosophie ancienne et de philosophie
moderne, éd. établie et introd. par Victor Delbos, Félix Alcan, Paris 1912, p. 3-14, 15-22.
20
CHAPITRE 1. ZÉNON ET SON ŒUVRE
des philosophes illustres de Diogène Laërce (fl. c. 200 apr. J.-C.), et le Commentaire à
la Physique d’Aristote de Simplicius (480 – 549).
Aucune de ces quatre sources n’est sans difficulté. Les dialogues de Platon ne sont
pas des traités ou des documents historiques, mais formellement des textes dramatiques,
dont on ne peut prendre les indications pour argent comptant. D’autant que sur des
points biographiques, Le Parménide contredit certains historiens plus tardifs pourtant
considérés fiables. Aristote ne fait pas œuvre d’historien quant à Zénon, mais est principalement occupé à le réfuter, et il est en général toujours suspecté de reformuler les
Présocratiques en fonction des problèmes qui lui sont propres. Les Vies et doctrines de
Diogène Laërce sont notoirement peu fiables en général, et sur Parménide et Zénon en
particulier il se montre exceptionnellement bref et expéditif, et se contente à peu près
de compiler un ensemble de sources plus ou moins contradictoires. Quant à Simplicius il
fait bel et bien œuvre d’historien, et met à notre disposition tout un ensemble de sources
autrement perdues, y compris ce qui constitue apparemment le seul extrait qui nous
reste de Zénon. Cependant, Simplicius vit un millénaire après Zénon d’Élée ! Mis à part
son accès à des sources pour nous perdues, il se trouve dans une situation similaire à la
nôtre, il doit émettre un avis historique sur un auteur d’une autre époque sur la base
d’éléments discordants.
1.2 Éléments biographiques
Toutes les sources antiques sur la vie de Zénon semblent renvoyer ultimement à
une poignée de sources, essentiellement le Parménide de Platon et la notice de Diogène
Laërce.
1.2.1 Le témoignage de Platon
Le Parménide de Platon est un dialogue philosophique à l’interprétation notoirement
difficile. Il se présente comme la narration enchâssée d’une rencontre qui aurait eu lieu
des décennies plus tôt, entre des versions fictionnelles de Socrate, Parménide, Zénon lui-
1.2. ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES
21
même et un certain Aristote (qui n’est pas celui que nous connaissons et a priori n’a rien
à voir avec lui). Voilà ce que nous dit Platon (ou plutôt ce que nous disent son narrateur
Pythodore et ses personnages Socrate et Zénon d’Élée) : du temps où Socrate était « un
tout jeune homme », et « à l’occasion des Grandes Panathénées »9 , Parménide « étant
dans ses soixante-cinq ans » s’était rendu à Athènes accompagné d’un Zénon âgé de
« presque quarante ans » et qui « avait été son aimé »10 . Au cours de cette visite a eu lieu
la première lecture publique à Athènes d’un certain ouvrage de Zénon, à laquelle Socrate
a assisté. L’ouvrage de Zénon en question contenait « un très grand nombre de preuves
très argumentées » contre l’hypothèse « que les choses sont plusieurs », sous la forme de
réductions à l’absurde, c’est-à-dire en tirant des conséquences absurdes de l’hypothèse
de la pluralité des choses. Le premier de ces arguments procède en montrant que « si
les choses sont plusieurs, il faut qu’elles soient à la fois semblables et dissemblables »,
ce qui est tenu pour absurde. Cet ouvrage avait été composé en forme de « secours à la
thèse de Parménide » :« il est un », contre ceux qui la tournaient en ridicule, défense qui
consistait à retourner l’accusation de ridicule contre eux. C’était un ouvrage écrit par
un jeune homme et « par goût de la controverse ». Plus loin dans le dialogue Parménide
utilise une méthode argumentative qu’il semble revendiquer comme la sienne et celle
de Zénon, pour entrainer le jeune Socrate à mieux argumenter en faveur de l’hypothèse
des Formes intelligibles, après qu’il est précisé néanmoins que Zénon et Parménide s’en
tenaient quant à eux au domaine du sensible.
Tout ceci paraît assez clair. Malheureusement, quiconque a mis un peu sérieusement
le pied dans les études platoniciennes connait l’entreprise paranoïaque que finit toujours
par constituer la lecture interprétative des dialogues : dans Platon rien n’est simplement
ce qu’il semble être, tout peut avoir une signification dramatique et philosophique ou
constituer une allusion subtile, et doit être reçu avec prudence. Savoir quoi faire et quoi
9. Les Grandes Panathénées étaient des festivités civiques et religieuses athéniennes ayant lieu tous
les quatre ans et comprenant, outre des jeux sportifs, une grande procession et un banquet sacrificiel en
l’honneur de la déesse tutélaire Athéna. Sur la date dramatique du dialogue que ces indications suggèrent,
voir plus bas.
10. Ce terme remplaçant avantageusement « mignon » dans les traductions récentes, traduit éromenos,
position « passive » de l’aimé dont le répondant « actif » est l’erastés, l’« aimant », traditionnellement
plus âgé Ils signalent une relation littéralement “érotique”.
22
CHAPITRE 1. ZÉNON ET SON ŒUVRE
conclure de ce passage engage en réalité toute la question de savoir comment interpréter
Platon de manière générale, ce qui est une tâche terriblement périlleuse. L’interprétation
de la plus petite partie implique des thèses sur la globalité de l’œuvre, dans ce qui
constitue un exemple remarquablement paradigmatique du cercle herméneutique. Pire
que cela, on prend ici le cercle en son point peut-être le plus intense de complication : le
Parménide est peut-être le dialogue de Platon dont l’interprétation est la plus contestée,
même à l’intérieur de chaque tradition interprétative distincte, ce qui n’est vraiment pas
peu dire11 !
On peut distinguer deux aspects du problème (qui bien sûr ne sont pas rigoureusement séparables) : d’un côté ce qui relève des faits historiques, des dates et de l’existence
matérielle d’un ouvrage de Zénon et de son contenu ; de l’autre ce qui relève de l’intention de Zénon et de Parménide et du sens de leurs philosophies. C’est ce second aspect
qui est réellement difficile et qui porte à conséquence pour notre exposé, et son étude
sera retardée jusqu’à la fin de ce chapitre.
Que devons-nous faire des indications historiques fournies par Platon ? L’existence
d’un ouvrage contenant des arguments contre la pluralité sous forme de réductions à
l’absurde est confirmée par ailleurs, notamment par Proclus et Simplicius12 . En ce qui
concerne les indications biographiques notamment concernant les âges des personnages
et la datation de l’écriture de l’ouvrage on n’a pas forcément de raison de penser que
Platon ne nous donne pas les meilleures indications dont il est capable, quoique rien ne
garantit l’exactitude de ses connaissances. La relation érotique de Zénon et Parménide
a pu choquer ceux qui y voyaient de quoi choquer, mais elle n’est pas a priori porteuse
de réprobation morale chez Platon ; elle est donc au moins vraisemblable. Néanmoins,
rien ne garantit non plus que toutes ces indications historiques ne servent pas un but
exclusivement littéraire ou philosophique, et que Platon ne soit pas en fait ignorant à
ce sujet : la relation personnelle peut symboliser une forme de relation intellectuelle, et
les différences d’âge peuvent servir une intention dramatique opportuniste. En effet, la
11. Sur tout cela, consulter la présentation et les notes de Luc Brisson dans Platon, Parménide,
trad. du grec, annot. et introd. par Luc Brisson, 2e éd., GF Flammarion, 1999.
12. Nous y revenons dans un instant, p. 28.
1.2. ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES
23
datation de Platon contredit une autre datation qui a été conservée via Diogène, qui
sera examinée dans un instant. Dans le même ordre d’idées, la visite de Parménide et
Zénon à Athènes est suspecte dans la mesure où elle sert manifestement de prétexte
dramatique à un dialogue dont tout le monde s’accorde à reconnaître l’invraisemblance
historique (invraisemblance de son contenu : on y trouve une dialectique sophistiquée
et l’examen d’apories concernant la doctrine des Formes intelligibles qui ne peut être
vraisemblablement menée des décennies avant que Platon ne développe cette doctrine !).
Elle indique néanmoins quelque chose qui semble attesté : Parménide et Zénon, les
Éléates, ne sont pas résidents d’Athènes, n’en sont même pas les visiteurs fréquents,
et l’accès des philosophes athéniens à l’ouvrage de Zénon n’est pas direct ou aisé.
1.2.2 La doxographie de Diogène Laërce
Diogène Laërce est l’autre source principale en ce qui concerne la vie de Zénon. Ce
qu’il nous rapporte – au iiie siècle de notre ère, soit environ 7 siècles après Zénon d’Élée
– est aussi bref que remarquable et vaut la peine d’être répété en son intégralité13 :
Zénon, citoyen d'Élée. Apollodore dit de lui, dans sa Chronologie qu'il eut Téleutagoras
comme père biologique, mais Parménide comme père adoptif (Parménide étant, lui, le fils de
Pyrès). À son sujet et à celui de Mélissos, voici ce que dit Timon :
La grande force, peu facile à renverser, de Zénon à la langue bifide,
Qui prend tout le monde par surprise ; et Mélissos,
Vainqueur de beaucoup d'illusions, vaincu par peu d'entre elles…
Zénon fut donc l'auditeur assidu de Parménide, et devint son aimé. Il était de haute taille,
comme le dit Platon dans le Parménide. Le même Platon <le mentionne> dans le Sophiste
<et dans le Phèdre>, et il l'appelle le Palamède d'Élée. Aristote dit qu'il a été l'inventeur de
la dialectique, comme Empédocle a été celui de la rhétorique. Ce fut un homme d'une grande
13. Diogène Laërce, « Livre IX », in Vies et doctrines des philosophes illustres, sous la dir. de MarieOdile Goulet-Cazé et alii., trad. du grec, annot. et introd. par Jacques Brunschwig, La Pochotèque, Le
livre de poche, 1999, p. 1025-1145, 1069 sq.
24
CHAPITRE 1. ZÉNON ET SON ŒUVRE
noblesse, en philosophie comme en politique ; on lui rapporte en tout cas des livres qui débordent d'intelligence. Ayant projeté de renverser le tyran Néarque -- d'autres disent Diomédon
-- il fut arrêté, selon ce que dit Héraclide dans son abrégé de Satyros ; c'est alors que, interrogé
sur ses complices et à propos des armes qu'il avait transportées à Lipara, il dénonça tous les
amis du tyran, avec l'intention de l'isoler complètement ; ensuite, il lui <dit> qu'à propos
de certains d'entre eux, il pouvait lui dire certaines choses à l'oreille ; alors il la lui mordit,
et ne relâcha pas sa prise avant d'être percé de coups, frappé du même sort qu'Aristogiton le
tyrannicide. Démétrios, dans ses Homonymes, dit cependant que c'est le nez qu'il lui trancha
avec les dents. Antisthène, dans ses Successions, dit qu'après avoir dénoncé les amis du tyran,
il s'entendit demander par celui-ci s'il en restait quelque autre ; il répondit« Oui, toi, le fléau de
la cité ! » À ceux qui étaient là, il dit : « J'admire votre lâcheté, si c'est par peur de ce que je subis
en ce moment que vous restez les esclaves du tyran ». Pour finir, il se coupa la langue avec ses
dents et la lui cracha au visage ; ses concitoyens, enflammés par son exemple, se mirent aussitôt
à lapider le tyran. La plupart des auteurs sont à peu près d'accord sur le récit de cette fin de
Zénon ; mais Hermippe dit qu'il fut jeté dans un mortier et déchiqueté.
À son sujet, nous avons nous-même dit ce qui suit :
Tu as eu la volonté, Zénon, la noble volonté de tuer le tyran
Et de délivrer Élée de son esclavage.
Mais tu as été vaincu, puisque le tyran t'a pris et t'a déchiqueté
Dans un mortier. Mais que dis-je ? C'était ton corps, ce n'était pas toi.
À tous égards, Zénon fut un homme de grande valeur, notamment pour son mépris des
puissants, égal à celui d'Héraclite. De fait, cette colonie des Phocéens, appelée d'abord Hyelè,
puis Élée, qui était sa patrie, cité modeste, tout juste bonne à produire des hommes de valeur,
il la préféra à l'arrogance des Athéniens, n'envisageant aucunement d'aller s'installer chez eux,
et passant toute sa vie sur place.
Il fut le premier à proposer l'argument de l'Achille (mais Favorinus dit que c'est Parménide),
et une foule d'autres. Ses positions sont les suivantes : il y a des mondes, et il n'y a pas de vide ; la
nature de toutes les choses a pour origine le chaud, le froid, le sec et l'humide, qui se changent
1.2. ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES
25
Fig. 1.1 : Diogène Laërce et ses sources anciennes
les uns dans les autres ; l'âme est un mélange des éléments ci-dessus mentionnés, aucun d'entre
eux n'ayant de position dominante.
On dit qu'il se mit en colère un jour qu'on l'injuriait ; quelqu'un lui en faisant reproche, il
répondit : « Si je dissimule mes réactions quand on m'injurie, je ne ressentirai rien quand on
me félicitera ».
Il y a eu huit Zénon, nous l'avons expliqué dans la notice sur Zénon de Kition. Celui-ci était
dans sa pleine maturité pendant la <soixante-dix>-neuvième Olympiade. (Vies, IX, 25-29)
Que devons-nous tirer de ce texte ? La première chose à faire est de tenter de s’y
retrouver dans les sources (cf. figure 1.1
14 ).
En ce qui concerne la vie de Zénon, on distingue nettement deux ensembles de sources
citées par Diogène : d’un côté Platon et Aristote, de l’autre les historiens hellénistiques.
Platon et Aristote n’ont pas vécu en même temps que Zénon, mais ont été contemporains de ses contemporains, et ils appartiennent à peu près au même monde culturel que
lui. Nous avons encore les dialogues platoniciens que cite Diogène, nous n’avons plus en
revanche les textes aristotéliciens auxquels il se réfère. Nous savons déjà ce qu’indique
le Parménide, et nous reviendrons plus loin sur les caractérisations de Zénon comme
14. Mis à part pour Platon et Aristote, les dates de naissance et mort y sont très approximatives et
indiquent simplement l’époque probable de la vie de l’auteur. Les dates pour Parménide et Zénon sont
celles suggérées par Platon, et non par Diogène.
26
CHAPITRE 1. ZÉNON ET SON ŒUVRE
« Palamède d’Élée » et « inventeur de la dialectique », ainsi que sur les indications
concernant son œuvre ou sa philosophie.
Les historiens hellénistiques des iiie et iie siècles av. J.-C. (et Démétrios le biographe
romain du ier siècle) nous rapportent une série de récits légèrement contradictoires, mais
concordant tous à impliquer Zénon dans une résistance politique contre un tyran (dont
le nom varie), résistance menée jusqu’à la mort plus ou moins héroïque. Les variations de
détail renvoient à des variations dans les traditions, parfois pointent vers des confusions
de tradition avec, par exemple, la vie d’Empédocle. Nous ne savons pas le degré de
confiance qu’il faut accorder à ces traditions.
Il y a deux choses à noter : 1/ la langue « bifide » (c’est-à-dire double, prouvant
les contraires) dans les vers de Timon, entre en résonance avec l’anecdote de l’automutilation héroïque, Zénon se coupant la langue. 2/ On a un problème d’incompatibilité
des biographies entre les historiens hellénistiques et Platon : les historiens renvoient la
date de naissance de Zénon une bonne dizaine d’années en arrière, et vingt ou trente ans
celle de Parménide. Ainsi Diogène rapporte la relation amoureuse entre Parménide et
Zénon, probablement en référence à Platon, tout en leur donnant une quarantaine d’années de différence d’âge et en indiquant via Apollodore que Zénon était le fils adoptif de
Parménide15 . Jacques Brunschwig16 note que la datation de Parménide par Diogène est
généralement considérée comme exacte, ce qui risque de remettre entièrement en cause
le statut de témoignage historique du texte de Platon.
15. Voici comment nous parvenons à ces chiffres : on connaît assez fermement l’année de naissance
de Socrate : 470/469 av. J.-C. On connait également les dates possibles des Panathénées à l’occasion
desquelles Platon nous dit qu’est la visite de Parménide et Zénon. Lors de la scène du Parménide, Socrate
est dit être un « tout jeune homme ». On estime généralement que cela lui donnerait environ 20 ans, ce
qui concorderait avec les Panathénées de 449, mais pourrait éventuellement renvoyer aux précédentes de
453, quand Socrate avait 16 ans. Lors des suivantes de 445, Socrate a 24 ans et n’est plus un « tout jeune
homme ». On a donc deux dates possibles pour la scène : 453 ou 449 av. J.-C. Zénon est dit « approcher
la quarantaine », admettons que cela le place entre 37 et 43 ans. Cela place donc sa naissance entre 496
et 490, si Socrate a 16 ans, et entre 492 et 486 si Socrate a 20 ans. Parménide a « dans les 65 ans »,
disons entre 62 et 68 ans, cela le fait naître entre 521 et 515 si Socrate a 16 ans, et entre 517 et 511 s’il
a 20 ans. Dans les deux cas, la différence d’âge entre Parménide et Zénon est entre 19 et 31 ans. Mais
Diogène rapporte que Parménide et Zénon sont « dans leur pleine maturité » respectivement lors de la
69e et de la 79e Olympiade, soit entre 504/503 et 501/500 pour Parménide et entre 464/463 et 461/460
pour Zénon. On admet généralement que la pleine maturité indique la période de leurs quarante ans.
Cela fait naître Parménide entre 544 et 540 et Zénon entre 504 et 500, leur donne entre 37 et 43 ans
d’écart d’âge et leur donnerait respectivement 90 et 50 ans lors de la scène supposée avec Socrate.
16. Diogène Laërce, « Livre IX » cit., n.4 p. 1066.
1.2. ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES
27
1.2.3 Les autres sources biographiques
Après les informations de Platon relatives à l’activité philosophique de Zénon et
les traditions hellénistiques sur son héroïsme politique, un troisième ensemble de textes
tendent à rapprocher Zénon du mouvement de la sophistique.
Le texte le plus net à cet égard est un passage du premier Alcibiade, 119a1, dialogue
dont l’attribution à Platon est contestée (>LM P11 ; >DK A4)17 :
Socrate --- Mais parmi les autres Grecs ou les étrangers, qu'il soit libre ou esclave, cite quelqu'un
qui soit devenu plus savant grâce à la fréquentation de Périclès, comme moi je peux te citer
Pythodore, fils d'Isoloque, qui devint plus savant grâce à la fréquentation de Zénon, et encore
Callias, le fils de Calliadès, qui, l'un et l'autre au prix de cent mines versées à Zénon, sont
devenus savants et renommés.
Cette information n’est pas absolument invraisemblable. Le Pythodore en question
est apparemment le même qui est narrateur (un des nombreux narrateurs enchâssés,
plus exactement) du Parménide, dans lequel il est suggéré que Pythodore a eu des
entretiens privés avec Zénon. L’idée d’un enseignement privé de l’art de l’argumentation,
à très haut coût, d’un étranger auprès des membres de l’aristocratie athénienne, nous
suggère naturellement l’association de Zénon d’Elée au mouvement sophistique. Cette
appartenance n’est pas attestée par ailleurs mais, il faut le dire, le mouvement n’admet
de toute façon pas de définition précise. Nous citons néanmoins Luc Brisson18 :
On peut dire que, à l'époque, 1 drachme représentait le salaire moyen quotidien d'un ouvrier
qualifié : or, il fallait 100 drachmes pour faire une mine. Par voie de conséquence 100 mines
font 100 x 100 = 10 000 drachmes, soit plus de trente ans de salaire d'un ouvrier qualifié. Pour
avoir une idée des prix alors pratiqués, cf. M. Austin et P. Vidal-Naquet, Économies et sociétés
en Grèce ancienne, Paris, 1972. L'énormité de la somme et le doute qui entoure l'authenticité
du Premier Alcibiade incitent à la plus grande prudence concernant cette information.
17. Platon, Alcibiade, trad. du grec par Chantal Marbœuf et Jean-François Pradeau, annot. de JeanFrançois Pradeau, introd. de Jean-François Pradeau, GF Flammarion, 1999, p. 136-137.
18. Platon, Parménide cit., n. 7 p. 11.
28
CHAPITRE 1. ZÉNON ET SON ŒUVRE
Par ailleurs Plutarque (c. 45 – c. 125) rapporte dans le Périclès (LM P7 ; DK A4)
que le politique athénien fut son auditeur, et Isocrate (436 – 338 av. J.-C.), beaucoup
plus proche chronologiquement de Zénon, associe dans son Éloge d’Hélène (LM DOX
T7) Zénon aux pratiques du grand sophiste Gorgias.
Cet ensemble ne nous renseigne pas forcément sur l’activité effective de Zénon autant
que sur le mode de sa réception à Athènes et l’impression qu’il laisse après sa mort à
l’époque de Platon et Isocrate, comme essentiellement un dialecticien, un maître du
langage et de la démonstration des contraires, à l’instar de Gorgias l’archétype des
sophistes.
En résumé : les sources semblent s’accorder pour placer la vie de Zénon à Élée,
et à établir entre lui et Parménide pas simplement une relation argumentative, mais
aussi une relation personnelle. Platon leur donne dans les 25 ans d’écart, en fait des
amants et donne à Zénon entre 25 et 30 ans de plus que Socrate. Apollodore leur donne
dans les 40 ans d’écart, fait de Zénon le fils adoptif de Parménide et le renvoie une
décennie de plus dans le passé. Platon rapporte que Zénon a écrit dans sa jeunesse un
traité d’arguments très ingénieux contre l’hypothèse de la pluralité, ce que personne ne
conteste ; et, si l’Alcibiade est de Platon, il associe implicitement Zénon au mouvement
sophistique, mais cela est douteux. Les historiens hellénistiques rapportent par ailleurs
un héroïsme politique qui n’a pas laissé de trace chez Platon. Voilà donc la totalité de
notre incertitude sur sa vie.
1.3 Reconstituer son œuvre
Zénon est connu essentiellement pour deux choses, à savoir :
1. Un livre d’arguments contre la pluralité, entreprenant de prouver que l’hypothèse
de la pluralité oblige à affirmer ensemble des contradictoires, et dont Platon porte
témoignage dans le Parménide (LM D4), duquel Proclus déclare qu’il contenait 40
arguments (LM D2 ; BK A15), et que Simplicius semble bel et bien citer littéralement (LM 5-7, 11 ; DK B1-3) !
1.3. RECONSTITUER SON ŒUVRE
29
2. Un groupe de 4 arguments contre le mouvement, qui sont paraphrasés et réfutés
avec soin et génie dans la Physique d’Aristote (LM D14-16, 18 ; BK A25).
Se pose alors la question du rapport entre ces deux ensembles, et de ceux-là avec
d’autres arguments que la tradition associe à Zénon, à savoir :
3. Un argument énonçant l’impossibilité d’un lieu du mouvement, rapporté par Diogène Laërce (LM D17 ; DK B4)
4. Une aporie du lieu, rapportée par Aristote et Eudème de Rhodes (LM D13 ; DK
A24)
5. Un ou des arguments montrant que les choses sont à la fois unes et multiples et
qu’elles sont à la fois en mouvement et en repos, auxquels il semble être fait allusion
par Platon dans le Phèdre (LM R3 ; DK A13).
Il existe également une tradition remontant à Aristote19 , de laquelle Sextus Empiricus et Diogène portent témoignage (LM R4 ; DK A10), qui fait de Zénon « l'inventeur
de la dialectique », ce qui pourrait signifier qu’il a été le premier à écrire des dialogues
philosophiques (LM R36 ; DK A14), mais pourrait également avoir une signification
plus technique comme inventeur de la méthode argumentative procédant à partir des
prémisses de l’adversaire. Les deux interprétations ne sont pas incompatibles, bien au
contraire. En tout état de cause, Simplicius rapporte en effet :
6. Un dialogue philosophique entre Zénon d’Élée et Protagoras (LM D12b ; DK A29),
où Protagoras est conduit à la contradiction après avoir nié que la dix-millième
partie du grain de mil faisait du bruit.
Ce dialogue correspond apparemment parfaitement à :
7. Un argument qui prétend qu’une partie quelconque du tas de mil fait du bruit en
tombant, auquel fait allusion Aristote dans la Physique (LM D12a ; DK A29).
19. Mais à l’Aristote des dialogues aujourd’hui perdus, que nous ne connaissons que par citations.
30
CHAPITRE 1. ZÉNON ET SON ŒUVRE
Enfin :
8. Une tradition aristotélicienne, qui comprend Aristote, Eudème, Alexandre d’Aphrodise et jusqu’à Jean Philopon, dont Simplicius et peut-être Sénèque se font les
témoins, et auquel il faut probablement relier un propos attribué à Zénon et rapporté par Eudème (LM R10-14 ; DK A16,21), attribue à Zénon un peu confusément
et un peu contradictoirement une aporie de l’unité et de la multiplicité selon laquelle les choses ne peuvent être ni unes ni multiples, l’Un n’existe pas, et donc
éventuellement rien n’existe.
On a par ailleurs :
• Diogène Laërce déclarant que Zénon a écrit « des livres pleins d'ingéniosité » (DK A1)
• Dans la Souda, 4 titres d’ouvrages : Querelles, Exégèse des opinions d’Empédocle,
Contre les Philosophes, De la nature (LM R35 ; DK A2)
Finalement, on notera les faits suivants :
• Aucun des spécialistes ne semble considérer qu’il faille accorder une grande importance au pluriel dans la phrase de Diogène attribuant des livres à Zénon, ni
beaucoup de crédit aux titres donnés par la Souda20 .
• On se rappelle que dans le Parménide, Zénon déclare que son ouvrage contre la
pluralité est une œuvre de jeunesse, mais d’un autre côté 25 ans plus tard dans le
même dialogue il semble toujours être connu essentiellement pour elle.
• Il est important de remarquer que ni Zénon, ni Aristote, ni la Souda – ni personne –
ne fait allusion à un ouvrage à part qui porterait sur le mouvement ou contiendrait
les arguments contre le mouvement que nous connaissons via Aristote.
20. Nous citons par exemple Luc Brisson, (Platon, Parménide cit., n.24 p. 15) : « Le pluriel figurant
dans le texte de Platon (127c3, d4, 128c7) n'est pas significatif ; il est d'ailleurs repris plus loin par un singulier (128a2, c1, c4, d2).
Diogène Laërce emploie le pluriel (DK 29 A1 = D.L. IX 26), mais il s'agit d'œuvres attribuées à Zénon. Enfin, la Souda, d'après
Hésychius de Milet, signale quatre titres : Les contestations, L'interprétation d'Empédocle, Contre les Philosophes, Sur la nature.
Mais l'Antiquité, de Platon à Simplicius (DK 29 A 23 = In Phys., 134.2-11), n'a connu qu'un seul ouvrage de Zénon. Le premier ou
le troisième titre de la Souda conviendraient à cet ouvrage. Les deux autres sont l'un conventionnel (Sur la nature), l'autre l'effet
probable d'une confusion. »
1.3. RECONSTITUER SON ŒUVRE
31
• Il est manifeste que les arguments contre le mouvement, et notamment l’Achille,
ont connu une fortune à part et sont très célèbres même avant les écrits d’Aristote.
Qu’en est-il alors ?
Le consensus est, bien entendu, qu’il n’est pas possible de savoir. Comme le souligne
Luc Brisson, l’Antiquité ne connait qu’un seul ouvrage de Zénon, décrit par Platon et cité
par Simplicius, mais elle connait aussi une diversité d’arguments sans que leur rapport
à cet ouvrage soit bien clair. Proclus pourrait avoir à disposition un ouvrage attribué
à Zénon et contenant 40 arguments, mais d’après Palmer, même si cela est le cas il
est improbable qu’il s’agisse d’un exemplaire fidèle d’une œuvre originale à proprement
parler. Il est possible que Zénon ait rédigé plusieurs ouvrages, ou plusieurs textes, ou
qu’il soit connu pour des arguments sans qu’une rédaction originaire de ces arguments
puisse être retracée jusqu’à lui, d’autant qu’Aristote et d’autres auteurs se font le témoin
du fait que les argumentations zénoniennes ont circulé et ont connu immédiatement de
nombreuses variantes. John Palmer se fait le porte-parole de la majorité des interprètes
quand il affirme qu’aucune tentative de reconstitution de l’œuvre ou de rassemblement de
l’ensemble des arguments dans une unité textuelle n’a su être suffisamment convaincante.
Néanmoins, comme nous croyons qu’il n’existe pas non plus d’arguments décisifs
contre, il peut être intéressant de suggérer à quoi pourrait ressembler une telle unification de l’ensemble ou presque des témoignages et des sources, qui rende compte
économiquement et de façon philosophiquement satisfaisante des données en rapportant
l’ensemble des arguments à l’ouvrage originaire dont il est question dans le Parménide
– à l’exception cependant de l’argument du tas de mil, sur lequel il faudra revenir.
Notre argument complet serait le suivant :
Nous savons – autant qu’il est possible de savoir ces choses – qu’existe un ouvrage
de Zénon d’Élée comprenant de nombreux arguments contre l’hypothèse de la pluralité.
Son existence est décrite sans ambiguïté par Platon dans le Parménide, où au moins un
argument est nommé (mais pas reproduit), celui du « semblable et du dissemblable ».
Proclus réexpose les éléments que nous trouvons dans Platon, en ajoutant que l’ouvrage
contient 40 arguments. Et plus décisivement, Simplicius cite au moins deux autres ar-
32
CHAPITRE 1. ZÉNON ET SON ŒUVRE
guments de ce texte : l’argument du « Grand et du Petit » et celui du « Limité et de
l’Illimité ».
Si l’on regarde la forme des deux arguments transmis par Simplicius, on voit qu’elle
est identique à celle décrite par Platon et Proclus : Zénon part de l’hypothèse de la
pluralité (« si elles sont plusieurs ») et en déduit des propriétés contradictoires et incompatibles qui devraient être vraies ensemble des choses plurielles : si elles sont plusieurs,
elles sont à la fois semblables et dissemblables, à la fois grandes et petites, à la fois
limitées et illimitées. Cela est parfaitement concordant avec la tradition, qui est à peu
près unanime à faire de Zénon celui qui prouve les contraires, d’où la lourde suspicion
qui pèse sur lui d’être un sophiste, un éristique, ou un nihiliste.
Pour des raisons qui seront développées dans la suite, nous soutiendrons que pour
être convaincu par les arguments que cite Simplicius, ou même simplement pour faire
sens de leur détail, il faut poser le cadre argumentatif suivant : il est question du tout
de l’étant sensible, et ce tout de l’étant est étendu et continu21 . De plus, il faut considérer que l’hypothèse de laquelle sont conclus les contradictoires n’est pas simplement et
abstraitement « si elles sont plusieurs », mais plus précisément ce qu’on pourrait gloser
ainsi : « si on ne se contente pas de l’unité du tout de la grandeur sensible, mais qu’on
pose que la grandeur continue implique division et composition, et se compose de ce en
quoi elle se divise ». C’est-à-dire si on suppose qu’une pluralité d’éléments est impliquée
dans la grandeur continue et divisible.
Si l’on accepte ce cadre argumentatif, il devient très naturel de récupérer au sein de
l’ouvrage l’aporie du lieu rapportée par Aristote et Eudème. En effet, Eudème nous dit :
« L'aporie de Zénon conduit, semble-t-il, à la même conclusion. Car tout existant, pense-t-on, doit exister
quelque part. Or, s'il existe un lieu des existants, où sera le quelque part de ce lieu ? Il faudra par conséquent
qu'il se trouve dans un autre lieu, et celui-ci dans un autre, et ainsi de suite. » (A24 = Physique, fr.
4222 ). Il faut noter qu’il s’agit d’une aporie, et non pas d’un argument prouvant qu’il
est faux que toute chose se trouve dans un lieu (ce qui constitue au contraire la réponse
21. Ces hypothèses, tirées de l’analyse interne des textes, concordent avec le témoignage de Platon
dans le Parménide et le Sophiste. Cf. section 2.5
22. Le texte n’est pas repris dans LM. Nous citons Dumont, Les écoles présocratiques cit., p. 374.
1.3. RECONSTITUER SON ŒUVRE
33
d’Eudème à l’aporie). C’est-à-dire qu’il s’agirait de dire à la fois que toute chose doit
avoir un lieu, et que ceci est impossible23 . On a donc un argument double, qui énonce que
toutes les choses doivent être quelque part, mais également qu’il est impossible qu’elles
se trouvent toutes quelque part, ce qui constituerait l’argument : « si elles sont plusieurs,
elles sont quelque part et elles ne sont nulle part »24 .
Un point plus complexe est l’allusion de Platon dans le Phèdre, 261d25 (LM R3 ; DK
A13) :
Socrate --- Passons maintenant au Palamède d'Élée : ne savons-nous pas qu'il parlait avec un
art si achevé qu'il faisait paraître à son auditoire les mêmes choses à la fois semblables et dissemblables, unes et multiples, en repos aussi bien qu'en mouvement.
Phèdre --- Parfaitement.
Il ne fait sérieusement doute pour personne que le « Palamède d’Élée » en question est
Zénon26 ne serait-ce que par la référence au couple du semblable et du dissemblable qui
est sans équivoque possible un couple zénonien dans l’œuvre de Platon. Et la description
est concordante avec ce que nous savons de l’ouvrage contre la pluralité : dans cet ouvrage
de brillants arguments procédant à partir d’une hypothèse concluent, à propos des choses,
qu’elles sont toutes, à la fois, une chose et son contraire, et notamment semblables et nonsemblables. Il s’agit de savoir quoi faire des deux autres couples, « unes et multiples »,
23. Ceci pourrait être confirmé par un texte qui n’est traité comme une source sur Zénon ni par
LM ni par DK, à savoir le résumé du Traité du non-être de Gorgias dans le traité pseudo-aristotélicien
De Melisso Xenophane Gorgia : « Mais rien n'est qui ne soit nulle part, selon l'argument de Zénon relatif au lieu », ce
qui attesterait l’existence d’un argument de Zénon en faveur de l’omnilocalité (LM GORG.D26, LM,
p. 1315).
24. Au risque de la reconstitution sauvage, mais afin de donner une idée, on pourrait justifier ainsi
cette inclusion : s’il n’y a que l’Un-tout de la grandeur de l’univers, celui-ci ne peut être situé quelque
part, et n’a pas à l’être. En revanche, s’il faut postuler des étants qui composent la grandeur, il faut qu’ils
aient un lieu dans la grandeur, sinon ils n’en constituent aucune partie (cette exigence que les étants
soient en mesure de composer la grandeur est attestée explicitement par l’argument de l’Inexistence du
sans-grandeur que rapporte Simplicius, et dont nous parlerons dans un instant). Mais si elles ont un lieu,
ce lieu est, il est donc un des étants, et ce lieu doit donc avoir un lieu, etc. elles ne sont donc nulle part,
parce qu’on a une remontée à l’infini des lieux et que par conséquent le lieu est introuvable. Cf. p. 84
pour une discussion de la structure de l’argument.
25. Platon, Phèdre, trad. du grec, annot. et introd. par Luc Brisson, 2e éd., GF Flammarion, 2004,
p. 145.
26. Palamède est un héros de la guerre de Troie, « célèbre pour son ingéniosité et son talent oratoire ». Dans
le dialogue, cet intitulé s’inscrit dans une série de devinettes « qui consistent à deviner le nom d'un contemporain,
qu'on désigne sous celui de quelque personnage fameux » (d’après Brisson, in ibid., p. 221). Gorgias avait été
auparavant associé à Nestor, et Thrasymaque à Ulysse.
34
CHAPITRE 1. ZÉNON ET SON ŒUVRE
« en repos et en mouvement ». En effet, on aurait plutôt attendu de Zénon, comme allié
de l’éléatisme, qu’il prouve que les choses sont unes et non multiples (en argumentant
contre la pluralité), en repos et non en mouvement. Le témoignage platonicien justifierait
alors au contraire la réputation de Zénon comme pur argumentateur, menant toutes les
batailles pour le plaisir de la preuve. Nous croyons pourtant possible de rattacher ces
allusions à l’ouvrage contre la pluralité, ce qui a l’avantage de rendre très simple la
signification de ce passage du Phèdre : il serait simplement une référence à trois points
saillants de l’ouvrage de Zénon.
La première chose à noter, c’est que Simplicius fait deux fois référence à un argument visant à montrer que ce qui n’a pas de grandeur (plus exactement ce qui n’a pas de
volume) n’est rien. Nommons cet argument « l’Inexistence du sans-grandeur ». Les deux
fois, il est évoqué dans le contexte de l’argument du Grand et du Petit, mais on pourrait peut-être considérer qu’il appartient à une argumentation survenant antérieurement
dans le livre de Zénon. En effet, la tradition aristotélicienne rapportant un argument
sur l’inexistence de l’un, à laquelle nous avons fait allusion plus haut, fait explicitement
référence à l’Inexistence du sans-grandeur, mais le comprend comme un argument concernant la possibilité ou l’impossibilité de l’existence de l’Un27 . Enfin, Simplicius rapporte
que la prémisse permettant de prouver que « si les choses sont plusieurs elles sont petites
au point de ne pas avoir de grandeur » est qu’elles sont « égales à elles-mêmes et unes ».
Au vu de tout cela, l’hypothèse suivante est envisageable : l’Inexistence du sans-grandeur
appartient à l’argument de l’Un et du Multiple auquel Platon fait référence. Plus précisément, Zénon énoncerait : « Si les choses sont plusieurs, alors chacune d’entre elles est
une et multiple. Elles sont unes parce qu’elles sont égales à elles-mêmes, mais elles sont
multiples, parce que ce qui n’a pas de grandeur n’est rien : elles ont donc de la grandeur,
et ce qui a de la grandeur est composé d’une pluralité, car on peut toujours le diviser. »
Cet argument précèderait l’argument du Grand et du Petit rapporté par Simplicius, et
en serait une variante plus simple sur laquelle ce dernier argument élabore.
Mais si le Semblable et le Dissemblable, et l’Un et le Multiple, auxquels Platon fait
27. Cf. notre section 2.3.
1.3. RECONSTITUER SON ŒUVRE
35
successivement référence, sont des couples dans l’ouvrage de Zénon, on est fortement
incité à considérer de même le troisième couple : « le Repos et le Mouvement ». On
attribuerait alors à Zénon l’argumentation suivante : si les choses sont plusieurs, elles
sont en mouvement et en repos. En mouvement (pour une raison qui nous échappe, dont
l’argumentation est perdue) et en repos, parce que le mouvement est impossible, pour
les arguments que l’on connait et que cite Aristote. Le fait de traiter sur le même plan
les trois couples de contraires, comme trois lieux de l’argumentation bifide de Zénon,
est en réalité très naturellement suggéré par un passage du Parménide de Platon, 128a130b, qui n’est pas généralement considéré comme une source sur Zénon, mais suit
immédiatement le passage paraphrasé plus haut sur sa vie, sa relation à Parménide et
son premier argument28 . On doit considérer en tout cas que c’est vraisemblablement ce
que Platon veut nous suggérer, et que c’est cela qu’il veut dire par son allusion dans le
Phèdre.
On considèrerait dans l’ensemble le livre de Zénon comme comportant des séries
d’arguments en faveur systématique de contraires, et il ne serait alors pas étonnant que
les traditions aristotélicienne et atomiste en aient retenu avant tout la partie argumentant
contre le mouvement, particulièrement retorse ou originale (l’argumentation en faveur
du mouvement paraissant peut-être triviale, ou inutile étant donné l’évidence sensible du
mouvement que personne ne conteste). La tradition aristotélicienne en aurait également
extrait l’argumentation contre le lieu, et l’argumentation en faveur de la multiplicité de
tout étant ou l’impossibilité de l’un.
Il serait pour finir aisé de rattacher à l’argumentation contre le mouvement l’argument contre le lieu du mouvement rapporté par Diogène : « […] [si les choses sont
plusieurs, elles sont en repos], car ce qui se meut ne se meut ni dans le lieu où il se
trouve ni dans le lieu où il ne se trouve pas (B4), […] [pas dans le lieu où il ne se trouve
pas, car il n’y fait rien, et pas dans le lieu où il se trouve, car toute chose est toujours
au repos quand elle est dans un espace égal à elle-même] ». Nous rejoignons néanmoins
le consensus qui s’accorde à rattacher l’argument à Diodore Cronos, sans bien sûr qu’il
28. Pour un commentaire de ce passage justifiant nos hypothèses, cf. la section 2.5.
36
CHAPITRE 1. ZÉNON ET SON ŒUVRE
soit possible de nier son inspiration nettement zénonienne29 .
On aurait en somme le résultat suivant :
Zénon a rédigé dans sa jeunesse un ouvrage brillant et polémique, qui contient de très
nombreux arguments (peut-être 40 ?) démontrant simultanément des propriétés contradictoires et incompatibles des choses à partir de l’hypothèse qu’il n’y a pas seulement la
grandeur totale de l’univers continu, mais que ce qui forme une grandeur continue est
divisible et doit être composé de la pluralité en laquelle il se divise. Parmi ces arguments,
et dans un ordre hypothétique :
• Si elles sont plusieurs, elles sont semblables et dissemblables (rapporté par Platon,
dans le Parménide). [Les arguments sont manquants.]
• Si elles sont plusieurs, elles sont unes et multiples (évoqué par Platon dans le
Phèdre et par la tradition aristotélicienne). [Conjecture de l’argumentation : elles
sont unes parce qu’elles sont identiques à elles-mêmes, et elles sont multiples parce
qu’elles ont une grandeur (parce que ce qui n’a pas de grandeur n’est rien parce
qu’il n’ajoute ni n’enlève rien à la grandeur quand il est ajouté ou enlevé (cité par
Simplicius)) et si elles sont une grandeur elles sont divisées et donc composées et
donc multiples.]
• Si elles sont plusieurs, elles sont à la fois grandes et petites, petites au point de ne
pas avoir de grandeur, et grandes au point d’être illimitées (cité par Simplicius).
[L’argumentation est rapportée par Simplicius : elles sont sans grandeur parce
29. L’argument se présente comme une variante de la Flèche, à laquelle il est parfois identifié, mais
sa structure est très différente. La Flèche produit une conclusion universelle sur les éléments du temps,
en vertu du rapport du mobile à l’étendue en chacun de ces éléments : toujours, la flèche qui se déplace
est dans un égal, donc toujours elle est au repos, donc la flèche qui se déplace est immobile. L’argument
contre le lieu du mouvement est manifestement une partie d’une argumentation fondée sur un dilemme,
et ne fait pas intervenir un universel temporel, mais est en un sens plus abstrait : « le mobile se meut ou
bien là où il se trouve ou bien là où il ne se trouve pas, or », etc. Cette structure en dilemme n’est présente
dans aucun des arguments connus de Zénon et est généralement considérée comme typique de . Pour
une discussion plus détaillée de la Flèche, voir notre section 5.4. Sur et la paternité de l’argument, voir
(nous reprenons les références à Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, éd. établie,
trad. du grec et annot. par Marie-Odile Goulet-Cazé et alii., La Pochotèque, Le livre de poche, 1999,
p. 1109) : Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, III 71 et II 245 ; n. 104 D.N. Sedley, « Epicurus
and his professional rivals », Cahiers de philologie, 1 (1976), p. 119-159, p. 84-85 ; D.N. Sedley, « Diodorus
Cronus and Hellenistic Philosophy », Proceedings of the Cambridge Philological Society, 203 (1977), p. 74120.
1.3. RECONSTITUER SON ŒUVRE
37
qu’égales à elles-mêmes et unes (conjecture : et que ce qui a une grandeur n’est pas
un), et elles sont grandes au point d’être illimitées parce qu’elles ont une grandeur
(parce que ce qui n’a pas de grandeur n’est rien) et que ce qui a de la grandeur
est grand au point d’être illimité, car il est composé de grandeurs elles-mêmes
composées de grandeurs et cela sans fin.]
• Si elles sont plusieurs, elles sont (collectivement) en quantité limitée ou illimitée
(cité par Simplicius). [L’argumentation est rapportée par Simplicius : elles sont en
quantité limitée (déterminée), car il faut qu’elles soient aussi nombreuses qu’elles
sont, et ni en nombre supérieur à elles ni en nombre inférieur, et elles sont en
quantité illimitée, car entre les choses qui sont, il y en a toujours d’autres, et cela
sans fin.]
• Si elles sont plusieurs, elles sont dans un lieu et ne sont dans aucun lieu (évoqué par
Aristote et Eudème). [Elles sont dans un lieu (conjecture : parce que ce qui n’est
nulle part n’est rien parce qu’il ne contribue pas à la grandeur sensible). Elles ne
sont dans aucun lieu parce que si elles sont dans un lieu, il devra exister un lieu du
lieu pour les situer, et ainsi de suite sans fin (rapporté par Aristote et Eudème).]
• Si elles sont plusieurs, elles sont en mouvement et en repos (évoqué par Platon
dans le Phèdre). [Elles sont en mouvement (argument manquant), et elles sont en
repos parce que le mouvement est impossible, ce qui se prouve de plusieurs façons
rapportées par Aristote, notamment du fait qu’avant de parvenir au but, le mobile
doit parvenir à la moitié, et cela sans fin.]
Cette perspective a l’avantage de donner un tableau unifié et cohérent de la tradition.
Il se peut néanmoins que ce tableau soit en lui-même fautif, et qu’il faille renoncer à situer
les arguments contre le mouvement au sein du fameux ouvrage.
Après tout la reconstruction ci-dessus proposée repose sur des bases incertaines.
Comme le font remarquer de nombreux interprètes, dont Palmer, rien ne nous indique
véritablement dans le témoignage de Platon que tous les arguments prennent la forme
de la preuve successive des contraires, comme pour le semblable et le dissemblable. Tout
38
CHAPITRE 1. ZÉNON ET SON ŒUVRE
ce que disent Socrate et Zénon est que les arguments procèdent par une réduction à l’absurde. Le passage du Phèdre ne pourrait être considéré comme un argument en faveur
d’une telle méthode systématique de la preuve des contraires sans présupposer circulairement que cela est le cas. Il reste de surcroit à noter que sur les quatre célèbres
« arguments contre le mouvement » que nous rapporte Aristote, seuls deux prouvent à
la lettre l’immobilité, ou l’impossibilité du mouvement : la Flèche et la Dichotomie30 !
La « Flèche » montre que le mobile est toujours en repos au lieu où il se trouve, et
la « Dichotomie » montre que le mouvement ne peut jamais s’accomplir parce que le
mobile doit d’abord parvenir à la moitié de son parcours. Mais à la lettre, Aristote nous
dit que « l’Achille » démontre seulement que « le plus lent n’est pas rattrapé par le plus
rapide », et le « stade » que « la moitié du temps est égale au double ». En outre, même
à supposer que l’on puisse rattacher « l’aporie du lieu », la « preuve de l’impossibilité de
l’un » et les quatre « arguments contre le mouvement » à un même ensemble « Contre
la pluralité », resterait la question du dialogue philosophique avec Protagoras, qui est
lui aussi attesté par une forte tradition aristotélicienne. D’un côté, il ne paraît pas du
tout incongru de l’attribuer à Zénon : en effet il procède de manière très semblable en
se plaçant dans le cadre de la grandeur sensible et continue et en montrant que la division n’a pas de fin et que la conclusion portée sur le résultat d’une division quelconque
doit suivre cette division sans fin. D’un autre côté, il est manifestement très différent
de tout ce que nous recevons de la tradition à propos des argumentations de Zénon. Il
est ad hominem, il est sous forme dialogique avec des interlocuteurs historiques, et il
fait référence essentiellement à une doctrine précise des proportions qui rend l’argument
beaucoup moins général que les autres que nous possédons. Là encore, on ne peut pas
conclure définitivement, mais les différentes datations envisageables rendent l’appartenance de ce dialogue à l’ouvrage contre la pluralité, ou bien très surprenante (si l’on suit
les indications de Platon selon lesquelles Zénon et Protagoras sont des contemporains
presque exacts et que l’ouvrage de Zénon date de ses 20 ans) ou bien à la limite du possible (si l’on pense en suivant Apollodore que Zénon est l’aîné de Protagoras de quinze
30. Voire la seule Dichotomie. Sur l’objet de ces quatre arguments, cf. 5.2
1.4. SES POSITIONS PHILOSOPHIQUES
39
ans). Si l’attribution est authentique on devrait penser qu’il s’agit là d’un autre brillant
résultat de Zénon, rédigé ou diffusé à une date postérieure.
1.4 Ses positions philosophiques
Sur la question du positionnement philosophique de Zénon, il se trouve que les textes
de Platon sont pratiquement les seuls qui puissent passer pour une source. Tous les autres
témoignages sur une philosophie de Zénon, ou bien ne peuvent être tenus pour fiables
(comme le résumé cosmologique que l’on trouve dans Diogène Laërce, ou les diverses
sentences morales qui sont attribuées à Zénon par divers auteurs), ou bien se présentent
comme des réputations, ou des interprétations tardives, dont la source principale est
justement Platon lui-même. Tout travail interprétatif doit donc se confronter aux lignes
du Parménide.
Or l’interprétation en est rendue particulièrement difficile pour la raison suivante :
dans le dialogue, le personnage du jeune Socrate semble associer le travail de Zénon
à celui de Parménide, allant jusqu’à suggérer à ce dernier : « Zénon désire être inséparable
de toi non seulement en amour, mais aussi par son œuvre écrite. D'une certaine façon, en effet, il a écrit la
même chose que toi […] Alors que Parménide dit : “Il est un”, Zénon dit : “Elles ne sont pas plusieurs”, et
chacun de votre côté vous vous exprimez, en ayant l'air de ne dire rien de pareil, alors que, tant s'en faut,
vous dites la même chose. » Cette déclaration lie le sens de l’entreprise de Zénon et le sens du
dialogue dans son ensemble à celui de la philosophie du Parménide historique, l’auteur du
vie siècle av. J.-C. Mais l’interprétation de cette philosophie est elle aussi radicalement
contestée de bout en bout, et (les cercles n’en finissent pas de boucler) le Parménide de
Platon est un élément clé du débat !
Sur cette base, les interprétations modernes divergent. Une certaine tradition fait de
Zénon un « éléatique » à proprement parler, c’est-à-dire un fidèle disciple de Parménide
soutenant, comme le suggère Socrate, la même chose par d’autres moyens. Évidemment,
la question demeure de savoir ce que signifie d’être un disciple de Parménide et de
soutenir la même chose que lui, question vertigineuse dans laquelle nous ne souhaitons
40
CHAPITRE 1. ZÉNON ET SON ŒUVRE
pas vraiment rentrer.
Heureusement, cette impasse peut très largement être évitée. Cela en remarquant
simplement que Zénon contredit, dans le dialogue même, l’interprétation du jeune Socrate, et déclare plus subtilement ce que nous avons rapporté plus haut, à savoir qu’il
est venu « en secours à la thèse de Parménide » :« il est un », contre ceux qui la tournaient en ridicule, en retournant l’accusation de ridicule contre la thèse « si les choses
sont plusieurs ». Comme l’ont fait remarquer de nombreux commentateurs, notamment
Jonathan Barnes31 ou John Palmer, rien n’indique exactement que Zénon prenne au
sérieux la thèse de Parménide au point de la soutenir philosophiquement. Rien ne dit
catégoriquement non plus que ceux qui se moquent de Parménide ont compris sa thèse,
et par conséquent que l’hypothèse « si les choses sont plusieurs » est véritablement le
contradictoire de « il est un ». En somme, en corrigeant Socrate, Zénon interdit que l’on
prenne le texte comme source attestant de son éléatisme. Ou plus exactement – pour
éviter de confondre ici fiction et réalité – en faisant corriger son personnage Socrate par
son personnage Zénon d’Élée, l’auteur Platon a empêché que l’on puisse conclure de son
dialogue, le Parménide, que le Zénon historique était un parménidien fidèle.
Diverses positions interprétatives sur Zénon sont alors possibles selon ce que l’on
retient comme étant la philosophie de Parménide. Nous en proposons quelques-unes dans
le tableau 1.1. Il faut noter que ces positions schématiques, d’une part n’épuisent pas le
champ des possibles, d’autre part restent très indéterminées, car la question demeure de
savoir ce que signifie d’être parménidien, qui sont ces contradicteurs qui disent que « les
choses sont plusieurs », et que signifie exactement cette assertion.
Sur tous ces points, nous choisirons de partir de l’hypothèse suivante : tout nous
indique qu’il n’est pas nécessaire de résoudre la question de l’éléatisme pour considérer
la portée de l’œuvre de Zénon. C’est-à-dire que tout concorde pour nous suggérer que
son œuvre est en quelque sorte purement argumentative. Quelle qu’ait été l’intention de
Zénon, cette intention n’est pas décisive pour interpréter son œuvre. La postérité antique
31. Jonathan Barnes, The Presocratic Philosophers, t. 1 : Thales to Zeno, 2 t., The Arguments of the
Philosophers, 1979 (ci-après Barnes).
1.4. SES POSITIONS PHILOSOPHIQUES
41
Tab. 1.1 : Parménide et Zénon
Zénon est parménidien
Zénon n’est pas
parménidien
Les
contradicteurs
comprennent Parménide
Zénon est éléatique et démontre que
la thèse de la pluralité est inconséquente.
Zénon est nihiliste ou bien sceptique. Il croit qu’existent des arguments contre l’hypothèse de l’Un et
contre l’hypothèse du Multiple.
Les contradicteurs ne comprennent pas Parménide
Zénon est dialecticien et s’occupe de
l’argumentation plus que de la vérité : il montre que la thèse des adversaires, pour elle-même, mène à la
contradiction.
Zénon argumente pour le pur plaisir
de l’argumentation et sans conviction dans un sens comme dans
l’autre, est un éristique
ne lui connait pas d’adversaire théorique précis (ni Platon ni Aristote ni Diogène n’en
font mention, et Simplicius ne lui en connait pas), et à part quelques thèses morales
et cosmologiques dont l’attribution n’est probablement pas fondée32 , et dont il est clair
qu’elles n’ont aucun rapport visible avec les textes ou les arguments dont nous avons
trace par ailleurs, on ne lui rattache pas de système philosophique. En revanche, une
multitude de sources le soupçonnent de sophistique, nihilisme ou scepticisme33 .
Si on accepte à la lettre ce que nous rapporte Platon, et qu’on le compare avec les
traces effectives d’arguments que nous avons, on comprend aisément comment Zénon a
pu être interprété comme il l’a été : prouvant de manière systématique les contraires, il
a été associé à la sophistique (par exemple de Gorgias) et à l’éristique, mouvements apparemment postérieurs à lui et dont il est vraisemblable de penser qu’il est l’inspirateur !
Comme il produit des arguments réfutatifs avant tout, il est naturel qu’il soit associé,
32. Si Diogène Laërce nous rapporte certaines thèses cosmologiques et naturelles, personne ne les
considère comme authentiques. Le passage est classé comme « attribution erronée » dans LM.
33. Tout ceci étant dit pour en quelque sorte éviter d’avoir à gager l’analyse sur une interprétation
de la philosophie de Parménide, il reste que le témoignage de Platon est constamment, tant dans le
Parménide que dans le Sophiste (242c-243a) ), que les“éléatiques” en général et Parménide en particulier
soutiennent une thèse selon laquelle le tout ou l’univers (to pan) sensible est un. Ce qu’Aristote semble
confirmer dans le livre I de la Physique (184b15-187a11), ). Il n’est pas forcément nécessaire de vouloir à
tout prix “sauver” Parménide d’une telle entreprise, comme certains interprètes semblent avoir cherché
à le faire. C’est en tout cas la conclusion de Luc Brisson (Platon, Parménide cit., Introduction). Cela
ne change pas le fait que, quand il s’agit de désigner ces éléatiques, Aristote ne nomme pas Zénon, mais
seulement Parménide et Mélissos, et que Platon rattache Parménide à Xénophane, mais, comme on l’a
vu, s’abstient soigneusement de faire de Zénon un clair parménidien.
42
CHAPITRE 1. ZÉNON ET SON ŒUVRE
comme tant d’autres auteurs, aux mouvements sceptiques, eux aussi bien postérieurs.
Comme il semble nous laisser en général dans une aporie concernant l’existence, et en
particulier comme il a développé un argument contre l’existence de l’Un autant que celle
du Multiple (selon nous, sous l’hypothèse de la pluralité des étants), il est naturel qu’on
l’ait compris comme un nihiliste.
En somme, le portrait de Zénon que dresse l’Antiquité est essentiellement celui d’un
auteur mystérieux, principalement occupé au brio de l’argumentation, sans qu’une thèse
claire (fut-elle négative) puisse transparaître34 . Il reste donc à examiner ces arguments
en eux-mêmes pour déterminer ce qu’ils réfutent exactement, ce qu’ils énoncent, quelle
est leur portée et leur moyen.
34. Voir cependant la note 12 p. 161 pour une présentation différente du rapport de Zénon à son
argumentaire.
Chapitre 2
Comment lire Zénon
Avant d’examiner en détail les textes qui nous restent de Zénon et qui sont cités par
Simplicius1 , il convient de faire quelques considérations méthodologiques et de préciser
le type de lecture que nous allons suivre dans la suite. Pour ce faire, il parait judicieux
de faire le point sur le rapport qu’entretient ce travail avec la monographie magistrale
de Maurice Caveing sur les paradoxes de Zénon2 .
2.1 Caveing et l’hypothèse pythagoricienne
L’ouvrage monographique classique de Maurice Caveing sur les paradoxes de Zénon
d’Élée est à tous égards précieux et sans équivalent – au moins en français – dans l’ampleur et la précision de l’étude, ainsi que dans la vigueur et la rigueur de la perspective
philosophique. Il a été pour nous un guide important et doit l’être pour quiconque entreprend l’étude sérieuse des matériaux antiques. C’est justement du fait de la force de
sa perspective théorique, cependant, que nous n’avons pas pu faire usage de son travail
autant que nous l’aurions voulu. En effet, nous avons été conduit à exposer les textes
de Zénon directement, plutôt que de renvoyer aux analyses de Caveing, car nous nous
sommes trouvé en situation de divergence théorique avec lui sur des points qui remettaient en cause le mode de lecture qu’il convenait d’adopter.
1. Sur le texte de Simplicius et le contexte des citations, voir la section 2.3.
2. Caveing, Zénon d’Élée cit.
43
44
CHAPITRE 2. COMMENT LIRE ZÉNON
C’est ainsi qu’il nous est apparu impossible de séparer la question philologique et
la question philosophique, de soutenir de façon autonome la pertinence du problème
de l’inachevable, pointant, le cas échéant, sa reconnaissance par tel ou telle philosophe
de la tradition, et laissant aux spécialistes le soin de déterminer le sens de ce qui était
historiquement accompli par Zénon. Ce qui empêchait cette séparation, dans le cas particulier de Zénon, était le fait que le rejet ou l’ignorance du problème de l’inachevable
constituait un élément déterminant pour la compréhension générale de Zénon, ainsi que
pour plusieurs points précis d’interprétation des textes.
Le projet général de Maurice Caveing est fondé sur l’idée qu’une connaissance conséquente de la mathématique moderne est utile sinon nécessaire pour comprendre quel
pouvait être le sens de certains arguments de l’Antiquité, à la fois pour ses vertus de
clarification, et parce qu’a contrario il est possible de voir certains historiens rejeter une
hypothèse en faisant montre de ce qui apparaît comme une connaissance mathématique
trop faible pour apprécier adéquatement une situation théorique. Cette idée ne manque
pas de plausibilité, et est a priori séduisante. Néanmoins, il serait possible d’argumenter
également en sens inverse. Il est certain qu’une connaissance mathématique non nulle est
utile pour comprendre ce qui est en jeu dans les problèmes philosophiques du continu ; et
à l’évidence une certaine familiarité avec l’histoire des mathématiques est nécessaire pour
évaluer ce qui peut ou non être dit philosophiquement à une époque donnée. En revanche
une proximité trop grande avec la mathématique moderne, manquant peut-être d’une
certaine distance critique, peut également constituer un obstacle à la compréhension de
certains problèmes anciens. Nous pensons bien sûr ici au problème de l’achèvement d’un
inachevable qui est posé par les paradoxes de l’Achille et de la Dichotomie. Une des
thèses du présent travail est que des inventions mathématiques d’abord modernes, de
Cavalieri à Newton, puis contemporaines, de Cantor à Zermelo, ont contribué à bloquer
la compréhension de l’ancien problème de l’inachevable, en mettant en avant une notion
de l’infini se situant sur un plan radicalement distinct, et qui ne résout pas le problème
de Zénon, mais se contente de littéralement “passer outre”. Or, parmi les spécialistes et
commentateurs de l’Antiquité, Caveing est justement un de ceux chez qui le refus du
2.1. L’HYPOTHÈSE PYTHAGORICIENNE
45
problème de l’inachevable se dit de la manière la plus claire et explicite. Il nous faut
donc esquisser un exposé des conséquences qu’a cette perspective sur le portrait que l’on
est amené à peindre de Zénon.
Nous reconstituons ici ce que nous percevons comme le squelette de son argumentation, d’une manière certainement schématique et qui volontairement ne rend pas compte,
mais au contraire cherche à s’extraire, de l’immense érudition qui parcourt et soutient son
propos. Nous croyons l’interprétation de Caveing fondée sur un ensemble de prémisses,
implicites ou explicites :
1. Il n’y a pas de problème d’achèvement de l’infini, pas de problème à penser qu’on
puisse venir à bout d’une série n’ayant pas de fin.
2. On doit penser que les arguments de Zénon ont un sens bien déterminé, précisément
délimité.
3. On doit penser que ce sont de bons arguments, c’est-à-dire des arguments vraiment
concluants.
4. Ils prennent la forme de preuves par l’absurde.
5. On doit penser qu’ils réfutent par l’absurde un adversaire ou une position bien
identifiée.
Du fait du premier point, Maurice Caveing est contraint de chercher dans l’“Achille”
et la “Dichotomie” autre chose que ce que, selon nous, ils contiennent. Comme il juge
que ce sont de bons arguments, pour eux comme pour les autres paradoxes zénoniens
concernant l’infini il conclut que l’on doit y voir la démonstration d’une impossibilité
métrique, plus exactement de la preuve de la présence d’une grandeur infinie, là où la
grandeur ne peut être que finie. Or il remarque, avec raison, que rien dans les textes des
arguments qui nous restent n’indique comment obtenir une preuve de ce genre, de façon
concluante3 . Mais puisque les arguments doivent, selon lui, être concluants, il faut qu’il y
ait eu des prémisses supplémentaires, que la tradition ne nous a pas transmises. Puisqu’ils
3. Sur ce point, voir la section 4.1.1.
46
CHAPITRE 2. COMMENT LIRE ZÉNON
ont un sens actuel bien déterminé, il faut qu’ils attaquent des prémisses à leur tour bien
déterminées, qui doivent selon Caveing avoir une origine doctrinaire précise. Comme
les raisonnements sont pour lui des preuves par l’absurde4 , ils doivent constituer des
réfutations d’une doctrine adverse au profit de la défense d’une autre thèse doctrinaire
bien identifiée.
Reste alors à identifier ces deux doctrines supposément en opposition au ve siècle
av. J.-C. sur la question de l’espace, du continu et du mouvement. Pour ce qui est
de la doctrine défendue par Zénon, il n’y a guère d’autre candidat que l’éléatisme de
Parménide, et Caveing est en effet partisan d’un Zénon éléate5 . Identifier la doctrine
adverse nécessite de mobiliser davantage d’érudition. D’après son analyse fouillée, les
meilleures sinon seules voies viables pour fournir des prémisses adéquates à l’argument
sont certaines théories qui doivent être attribuées aux Pythagoriciens, faisant d’eux les
meilleurs sinon les seuls candidats disponibles. La reconstitution qu’il fait des prémisses
recherchées et de la manière dont les arguments de Zénon conduisent, à partir d’elles,
à prouver l’infinité de la grandeur d’une chose ou du parcours d’un mobile, est solide
et ne manque pas d’impressionner, et ainsi l’ouvrage de Maurice Caveing est également
une des plus remarquables reprises de l’hypothèse interprétative pythagoricienne des
paradoxes de Zénon.
Sur cette hypothèse, nous pouvons rappeler quelques faits historiographiques (qui,
pour la période précédant 1982, sont rappelés par Caveing lui-même dans un luxe de
détail6 ) : cette hypothèse a été énoncée par Paul Tannery en 18857 , dans un article décisif qui a contribué a relancer l’étude des paradoxes de Zénon au xxe siècle. Le soutien,
ou l’opposition, à cette hypothèse, a été le point de contestation central, structurant la
recherche historique après lui ; mais, depuis quelques décennies, la piste pythagoricienne
semble avoir perdu de sa force. Cela pour plusieurs raisons : celle qui est peut-être la
4. Sur cette question, voir encore 3.3.
5. Sur cette question, voir 1.4.
6. Sur les points qui suivent et pour avoir des pistes bibliographiques et un compte rendu détaillé de
la littérature antérieure à 1982 on peut consulter la première section de l’“Introduction” de Caveing.
7. Paul Tannery, « Le concept scientifique du continu. Zénon d’Élée et Georg Cantor », Revue Philosophique de la France et de l’étranger, 20 (1885), p. 385-410.
2.1. L’HYPOTHÈSE PYTHAGORICIENNE
47
plus immédiatement convaincante est l’absence de témoignages directs, dans le corpus
antique, d’un lien spécifique des arguments de Zénon et Parménide avec des thèses pythagoriciennes, absence de preuves qui peut sembler confiner ici à la preuve d’absence.
Une autre raison historique, décisive, a été le scepticisme croissant quant à nos capacités
à identifier une doctrine pythagoricienne développée, qui soit contemporaine de Zénon
ou en général précédant l’époque de Platon. Au point que Palmer en 2016, mais déjà
Barnes en 1979, ne prennent pas la peine de discuter l’hypothèse en détail avant de la
rejeter, mais renvoient simplement à l’absence d’arguments convaincants. Il semble donc
possible de juger qu’en ce qui concerne la conformité aux sources, un consensus relatif
des spécialistes actuels indique au moins que rien ne nous impose d’adopter une telle
interprétation8 .
Mais indépendamment du jugement philologique, portant sur la vraisemblance et la
viabilité d’une reconstitution pythagoricienne – point sur lequel nous plaidons l’incompétence – il est possible de se demander si le raisonnement général que l’on peut lire dans
l’ouvrage de Caveing, et qui sert apparemment de justification à la recherche de la piste
pythagoricienne, est lui-même entièrement convaincant. En effet, si l’on était amené à
renoncer aux prémisses qui le sous-tendent, il se pourrait que l’on puisse éviter d’avoir
à trancher sur cette question. Examinons-les tour à tour :
La négation de la prémisse [1.] constitue le sujet même de cette thèse. On voit, dans
la manière dont Maurice Caveing parvient à cette prémisse, comment les connaissances
mathématiques sont venues infléchir ou voiler la compréhension de textes antiques et de
commentaires modernes, en soustrayant au regard le problème de l’inachevable comme
tel. Cela sera examiné plus en détail dans le chapitre 5 dédié aux paradoxes de l’“Achille”
et la “Dichotomie”.
La prémisse [2.] ne s’impose pas non plus d’elle-même : tout le contexte nous encourage à penser que les arguments de Zénon sont relativement indéterminés, même à
8. Cela ne signifie pas, néanmoins, que l’abandon de l’hypothèse soit unanime ou qu’elle ait entièrement cessé d’être fructueuse. Voir notamment sa reprise rigoureuse dans Marwan Rashed, Alexandre
d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote (Livre IV-VIII), Les scholies byzantines. Édition, traduction et commentaire, De Gruyter, 2011.
48
CHAPITRE 2. COMMENT LIRE ZÉNON
supposer que leur auteur a par ailleurs un opposant précis en tête (car, après tout, rien
n’interdit ou ne permet d’exclure que Zénon et/ou Parménide aient eu en quelque façon
les Pythagoriciens effectivement à l’esprit ; cela n’est pas la même question que celle
du sens qu’ils donnaient à leurs écrits). Néanmoins, pour être affirmé de façon convaincante, ce point doit être appuyé sur une reconstitution concurrente de ces arguments,
qui atteste du fait qu’il est possible de les formuler d’une façon à la fois vague ou abstraite, et convaincante : nous pensons qu’une telle reconstitution est possible, que l’on
peut montrer comment Zénon parvient à prouver l’illimitation, l’absence de grandeur,
la pluralité et l’unité, sur la base de simples raisonnements abstraits ou fondés sur des
réitérations indéfinies. C’est ce que nous tenterons d’exposer dès ce chapitre et dans
les chapitres suivants. Nous pensons par conséquent que les arguments de Zénon sont
volontairement indéterminés, qu’ils sont élaborés comme des machines argumentatives
capables de fonctionner, pour ainsi dire, hors contexte. Nous revenons sur ce point dans
la section suivante.
La prémisse [3.] commande une certaine prudence. Nous pensons qu’il est possible
de considérer les paradoxes de Zénon comme de bons arguments, ce que nous allons nous
efforcer de montrer dans les chapitres qui suivent. Mais il nous paraît en revanche très
difficile, sinon improbable, de chercher à les considérer tous a priori comme des arguments vrais, pouvant être entièrement concluants même encore aujourd’hui. Le soupçon
que Zénon est un dialecticien, un éristique, un sophiste, un sceptique, plane sur toute
l’Antiquité, et que Zénon fasse de bons arguments, c’est-à-dire des arguments inventifs,
originaux, qui portent loin, tout cela semble clair, sans que cela doive imposer qu’on
cherche chez lui des démonstrations scientifiques impeccables9 . Quant aux prémisses [4.]
et [5.], qui sont en grande partie solidaires, on a vu et on reverra en 3.3 que non seulement les textes ne nous permettaient pas de les affirmer, mais qu’en ce qui les concerne,
de nouveau l’absence de preuves semblait confiner à la preuve d’absence.
9. Il faut noter par ailleurs que, même si le nombre de 40 arguments énoncé par Proclus (cf. 1.3) n’est
pas assuré, Platon nous dit au moins que l’ouvrage de Zénon comportait « de très nombreux arguments »,
dont seuls certains nous sont restés. Il n’est pas interdit de penser que ceux qui ont disparu étaient, en
tout état de cause, moins bons, trop manifestement sophistiques pour être répétés, ou trop banals pour
marquer les esprits.
2.2. POURQUOI LIRE ZÉNON ?
49
Si on s’éloigne ainsi des points de départ qui avaient motivé Maurice Caveing, la
question de l’adversaire pythagoricien ne devient pas tant contestable que moins décisive
qu’il n’y paraissait d’abord. Qu’il y ait eu ou non un tel adversaire, et quelle qu’ait
été la forme de sa théorie, rien ne nous contraint à poursuivre la recherche dans cette
direction pour comprendre et interpréter les opérations textuelles propres de Zénon. Il
n’en reste pas moins que Caveing est parvenu à reconstruire une version, grandiose,
de ce que pourrait signifier l’argumentation de Zénon si elle constituait une opération
philosophique victorieuse de l’école éléatique contre un adversaire singulier. Mais en
définitive, si nous nous détournons de cette piste de recherche, c’est moins parce que nous
refusons l’analyse historique qui la sous-tend, que parce que notre objet et notre intérêt
sont autres. Une reconstitution de ce genre, outre qu’elle occulterait le problème de
l’inachevable, nous distrairait également du point, pour nous central, qu’est l’élaboration
systématique d’arguments fondés sur l’itération indéfinie, et la signification que peut
avoir, en général et aujourd’hui encore, un tel procédé. En outre, si le sens de la textualité
de Zénon était bien celui que propose Caveing, il resterait que la réception et la postérité
en a été très différente, et ce aussi haut que nos sources remontent.
2.2 Pourquoi lire Zénon ?
Il est vrai qu’il y a en fait plusieurs problèmes en droit distincts qui sont ici confondus.
Qu’une certaine hypothèse historique nous éloigne de l’étude d’une certaine systématicité argumentative n’est pas un argument contre elle ; le fait qu’elle donne une image de
Zénon apparemment tout à fait déconnectée de sa réception de l’époque est un fait qui
la rend quelque peu moins plausible, mais qui ne la disqualifie pas pour autant. A priori, il semblerait que l’on doive rigoureusement distinguer ces trois questions, séparer la
délicate enquête de reconstitution de l’œuvre de Zénon, du travail historico-interprétatif
d’étude de sa réception dans l’Antiquité ; et séparer d’autant plus ces deux terrains de
celui de l’étude des “paradoxes de Zénon en soi”, pour ainsi dire, de l’étude philosophique
des problèmes de l’itération infinie et son rapport au temps. Il se trouve que, dans le cas
50
CHAPITRE 2. COMMENT LIRE ZÉNON
spécifique de Zénon, nous croyons que les trois domaines convergent et peuvent être menés de façon conjointe. Concentrer son attention sur l’effet des procédés de Zénon dans
l’ensemble du champ argumentatif qui lui est contemporain nous semble très adapté,
même relativement à l’intention propre de son auteur. Du point de vue de la stratégie
de Zénon lui-même, s’il est possible d’en parler ainsi, il semble que cela soit une erreur
de chercher un contenu démonstratif particulier, un adversaire déterminé, ou une réfutation par l’absurde ad hominem. Tout semble nous indiquer que Zénon lui-même est
un “dialecticien”, qu’il cherche à produire des arguments dans le domaine de la “pensée
pure”, ou de la manipulation pure des effets de langage, c’est-à-dire de pousser la logique
dans ses impasses.
La distinction entre une approche purement “dialectique10 ” et une approche purement historique des paradoxes est une variante d’une distinction que l’on retrouve
fréquemment dans les études sur Zénon, entre leur étude historique et leur étude logicophilosophique. Entre la question de savoir ce qu’a voulu dire et faire Zénon, et celle
de savoir comment répondre aux problèmes que nous posent aujourd’hui les paradoxes,
ceux que les professeurs de philosophie et de physique exposent à leurs élèves. Et si cette
distinction est, bien entendu, toujours valable en droit, il reste qu’en pratique et en fait
nous avons été amené à la nier. Notre hypothèse est en effet que les paradoxes de Zénon
– les paradoxes en soi, étudiés par le philosophe – sont des objets de pensée et de langage
qui sont à peu près fidèlement exprimés dans les témoignages que l’on a de Zénon et que
les philologues cherchent à reconstituer. Et qu’il y a un rapport tel entre les paradoxes
en soi et les textes, que chercher à être fidèle à la textualité historique, permet d’un
même mouvement de se rendre fidèle aux paradoxes en soi. Nous sommes venu en effet
à l’étude de Zénon d’Élée par la philosophie générale, par l’exploration d’un problème
que nous en sommes venu à appeler “l’aporie du passage” et qui nous semblait omis par
ceux qui proposaient la résolution standard des paradoxes. Nous avions naturellement
supposé au départ que la philologie et l’histoire antique ne nous concernaient pas, et
que nous pouvions appréhender Zénon du seul point de vue de sa réception moderne et
10. Sur le sens philosophique d’une telle lecture, voire notre annexe B.
2.2. POURQUOI LIRE ZÉNON ?
51
contemporaine ; mais l’examen des sources nous a convaincu que ce que nous percevions
comme une erreur et une incompréhension du problème en soi par de nombreux philosophes contemporains était aussi l’erreur de certains interprètes à propos des textes11 .
L’idée qu’il doit y avoir une harmonie entre le problème en soi et la fidélité à la textualité de Zénon n’est pas du tout évidente. Comme nous l’avons dit, cela va directement à
l’encontre de, par exemple, l’interprétation pythagoricienne. Selon une semblable interprétation, l’examen historique des textes nous conduirait vers une détermination de plus
en plus précise et particulière de ce que dit Zénon. Nous serions obligé.e.s de faire un pas
en arrière si nous voulions considérer le paradoxe en soi, ou même sa réception antique,
que nous considèrerions alors comme une généralisation et une dé-contextualisation de
l’œuvre d’origine. Cela ne peut pas être exclu, et un tel paradoxe décontextualisé serait
par ailleurs un objet d’étude historique tout à fait valable – puisque le mode d’existence
d’un paradoxe à travers l’histoire n’est pas celui de la prise de position d’un auteur
déterminé dans son contexte d’énonciation propre, mais celui d’une machine textuelle
capable de produire des effets et imposant des prises de décisions dans des contextes
formels divers. Et pourtant nous avons conservé, presque malgré nous, la volonté de
montrer pourquoi il nous apparaissait que le Zénon historique lui-même, dans les textes
et les arguments qui nous ont été transmis, avait produit de telles machines textuelles12 ,
non pas d’ailleurs que ce soit son intention particulière personnelle – ce qui n’a peut-être
jamais vraiment d’intérêt pour l’historien de la philosophie – mais bien la réalité du
contenu de son œuvre pour autant que cela ait un sens13 .
11. Erreur qui, en substance, consistait à plaquer sur les textes de Zénon une notion d’infini actuel
ou de totalité infinie qui ne s’y trouvait pas forcément. Non pas que l’infini actuel ne soit pas du tout
dans les textes, qu’il soit absolument illégitime de les recevoir en référence à ce concept, mais il ne s’y
trouve justement qu’en puissance, virtuellement, selon un certain mode possible d’interprétation et de
réception, alors que le texte lui-même se tenait en deçà de la distinction entre infini actuel et infini en
puissance, qu’il prenait l’infini en un sens essentiellement négatif, sous la forme de la non-limitation et
de l’inachevabilité, et non pas de la totalité transfinie, comme certains interprètes le lisaient.
12. Ce qui d’ailleurs est l’avis de Barnes auquel nous nous rangeons entièrement sur ce point, et vers
lequel Palmer nous semble tendre lui aussi.
13. Dans le premier chapitre du livre tiré de sa thèse, Barbara Cassin parle magnifiquement du rapport
entre philologie et philosophie, et de pourquoi il lui a été tout simplement nécessaire de faire les deux
en même temps et indistinctement. Toutes proportions gardées, nous nous sommes retrouvé dans une
situation analogue, vue en quelque sorte de l’autre côté de la barrière, en venant à la philologie, sans
pourtant rien y prétendre, depuis une position philosophique. Nous nous sommes pourtant senti très
concerné par ses propos que nous osons reproduire ici : « D'une part : pourquoi ne pas philosopher sans ambages ni
52
CHAPITRE 2. COMMENT LIRE ZÉNON
Ces préliminaires méthodologiques étant établis, nous pouvons passer à l’examen
proprement dit des textes.
2.3 Le texte de Simplicius
Le commentaire de Simplicius à la Physique d’Aristote est un document inestimable
à beaucoup d’égards, et particulièrement en ce qui concerne Zénon d’Élée, pour lequel
Simplicius se fait le témoin des longues traditions (littéralement millénaires) de recherche
aristotéliciennes et (néo)platoniciennes14 . En ce qui concerne les paradoxes sur le mouvement, il offre un commentaire paraphrastique impeccable, extrêmement clair et explicite,
de la réponse d’Aristote, et rapporte sur un mode critique, entre autres, la réponse fascinante de Damascius. Mais c’est relativement aux arguments contre la pluralité qu’il
se montre particulièrement indispensable, en fournissant le seul véritable témoignage
textuel que l’on en garde aujourd’hui.
On trouve les citations de Zénon dans le commentaire de Simplicius à un passage du
tout début de la Physique, où Aristote se confronte aux éléatiques lors de l’élaboration
du projet spéculatif qui va être celui de l’ouvrage (c’est-à-dire le projet d’une philosophie
de la nature, ou de ce qui a en soi le principe de son mouvement). Il s’agit exactement
du commentaire des lignes 187a1-11 du chapitre 3 du livre I15 , que voici :
ce détour à prétention scientifique où il faut ramper, disait Nietzsche, “avec l'acribie d'une limace myope” ? D'autre part : comment
justifier ces spéculations qui boursouflent un travail en apparence sérieux ? Pratique philosophique ou pratique philologique : l'une,
si elle n'invalide pas l'autre, la rend au moins illisible. / Il est impossible de faire autrement, voilà tout. On ne comprend rien à
un texte comme le Sur Mélissus, Xénophane et Gorgias tant qu'on ne le déchiffre pas à la lettre et bien trop longuement. Voilà
pourquoi c'est si difficile. Et on y lit plus et autre chose qu'on ne l'avait pressenti ou qu'on ne l'aurait inventé, voilà pourquoi c'est si
intéressant. Non qu'on passe ainsi de la philologie à la philosophie comme à une sphère supérieure et qui aurait fourni en sous-main
une précompréhension pour exécuter les basses œuvres. Ni qu'il y ait dans la philologie même deux niveaux d'interprétation, l'une
“basse” et “de base” pour opérer sur les mots et la grammaticalité de la phrase, l'autre plus haute pour décider du sens général et de
l'identité du texte. Il y a plutôt une pratique unique qui, rien qu'en suivant jusqu'au bout ses propres lois, rien qu'en se respectant
elle-même, ne cesse de se relever, comme des sons articulés par le jeu de leurs articulations finissent en discours. Au contraire, la
séparation des pouvoirs philologique et philosophique rend la première contente d'hypothèses molles, et fait que la seconde manque
d'ouverture et de soupçon, chacune ne recevant de l'autre, sans le savoir, que des idées reçues. » Barbara Cassin, Cahiers
de Philologie, t. 4 : Si Parménide, Le traité anonyme De Melisso Xenophane Gorgia, trad. du grec et
comm. par Barbara Cassin, Presses Universitaires de Lille/Editions de la M.S.H., 1980, p. 17-18
14. Sur Simplicius, et le commentaire à la Physique en particulier, voir notamment Pantelis Golitsis,
Les Commentaires de Simplicius et de Jean Philopon à la Physique d’Aristote. Tradition et innovation,
Commentaria in Aristotelem Graeca et Byzantina, 3, De Gruyter, Berlin-New York 2008 et Philippe
Soulier, Simplicius et l’infini, préf. de Philippe Hoffmann, Les Belles Lettres, 2014.
15. Cf. Simplicius, On Aristotle Physics 1.3-4, trad. du grec par Pamela Huby et C.C.W. Taylor,
introd. de Richard Sorabji, Ancient commentators on Aristotle, Bloomsbury, Londres 2011, p. 45. Nous
2.3. LE TEXTE DE SIMPLICIUS
53
Certains ont fait des concessions aux deux arguments : à celui selon lequel tout est un si l'être
signifie une seule chose, en disant que le non-être est ; à l'autre, celui de la dichotomie, en
créant des grandeurs insécables. Manifestement il n'est pas vrai que, si l'être signifie une seule
chose et ne peut signifier en même temps la contradiction, il n'y aura aucun non-être, car
rien n'empêche que le non-être ne soit pas au sens absolu, mais soit un certain non-être. En
revanche, dire que, si à côté de l'être lui-même il n'y a rien d'autre, toutes choses seront une,
c'est absurde. Qui comprend en effet l'être lui-même autrement que comme cela même qu'est
l'être ? Et s'il en est ainsi, rien n'empêche cependant que les étants soient multiples, comme on
l'a dit. Qu'il est donc impossible que l'étant soit un de cette façon, c'est clair.
Comme on le voit, Zénon n’est pas cité dans ce passage d’Aristote16 . Mais il y est
fait allusion à un argument de la « dichotomie ». Plus exactement, il est fait allusion
à deux arguments, sans que leurs auteurs soient nommés ni qu’il soit précisé si les
deux appartiennent au même auteur. Un premier argument admet la prémisse selon
laquelle « l’être signifie une seule chose », et en conclut « tout est un ». On apprend que
« certains » ont accepté cet argument, mais n’ont pas accepté sa conclusion, et qu’ils
ont dû alors abandonner une des prémisses implicites et admettre que « le non-être
est ». On en infère que la prémisse implicite rejetée était « le non-être n’est pas ». Le
second argument utilise un procédé de « dichotomie17 », mais Aristote ne dit pas ce
qui en est conclu, simplement que « certains » à nouveau ont accepté l’argument mais
pas sa conclusion, et qu’ils ont dû changer une des prémisses implicites en affirmant
« il y a des grandeurs insécables ». D’où on peut inférer qu’une des prémisses était
« toute grandeur est sécable ». Puis Aristote va réfuter le premier argument, d’abord
en justifiant la nouvelle prémisse adoptée par ceux qui refusaient la conclusion (c’està-dire en montrant que cette nouvelle prémisse n’est pas contradictoire), mais surtout
citons Aristote d’après Aristote, Physique, trad. du grec, annot. et introd. par Annick Stevens, Vrin,
2012 (ci-après AristPhys), p. 81
16. Nous revenons sur l’interprétation de ce texte dans l’annexe B.
17. Le terme “dichotomie” est un calque du verbe grec díka temeîn qui veut dire littéralement “couper
en deux”. On donne habituellement ce nom à un des paradoxes du mouvement, celui qui est l’objet
principal de cette thèse et qu’Aristote examine dans les livres VI et VIII de la Physique. Le postulat de
Simplicius va être qu’Aristote, dans ce passage, ne parle pas de cet argument contre le mouvement. Cf.
la section 2.5.
54
CHAPITRE 2. COMMENT LIRE ZÉNON
ensuite en montrant que l’argument de départ n’était pas concluant, que sa conclusion
ne dérivait pas de ses prémisses. Il faut noter qu’Aristote a déjà exposé les mêmes idées
de façon plus développée et explicite dans ce qui précède immédiatement ce passage. Le
véritable élément nouveau est ce mystérieux argument de la « dichotomie ».
En bon commentateur, Simplicius va entreprendre les tâches suivantes : identifier
les deux arguments dont parle Aristote c’est-à-dire à la fois leur auteur et leur contenu,
expliquer ce qu’en dit Aristote dans le passage et expliquer la thèse d’Aristote à leur
égard. Ce faisant, il va se référer à ses prédécesseurs, membres des traditions aristotéliciennes et platoniciennes ayant commenté le passage avant lui. Sur l’argument de la
dichotomie en particulier, il s’agira d’Alexandre d’Aphrodise, Eudème de Rhodes, Thémistius et Porphyre. Nous avons jugé utile de fournir un plan de l’organisation du texte
de Simplicius dans lequel il est facile de se perdre du fait des références enchâssées18 .
Voici le plan du début du commentaire de Simplicius, qui comprend les passages
consacrés à Zénon19 :
Considérations générales sur le passage
133,30 - 134,4
Explication de la première phrase : après avoir rejeté l’argument de
Parménide cherchant à prouver que « tout est un » (à la fois parce qu’il a des prémisses
fausses et parce qu’il n’est pas conclusif), Aristote affirme que certains ont pourtant
fait des concessions à cet argument, de même qu’à un second argument, que Simplicius
attribue à Zénon.
134,4-9 Rappel de la relation entre les arguments de Zénon et ceux de Parménide,
telle que décrite par le personnage “Zénon” dans le dialogue du Parménide20 .
18. Le contexte du passage de Simplicius est étudié en détail par Caveing. Voir surtout, pour un
commentaire plus complet et une analyse beaucoup plus fouillée des renvois de commentaires au sein
du texte de Simplicius, Claire Louguet, Les Usages de l’infini chez les penseurs présocratiques, thèse de
doctorat sous la direction de M. André Laks, Université de Lille III, 21 sept. 2004, p. 203-241.
19. 133,30 à 142,27 du texte de Simplicius, Simplicius, On Aristotle Physics 1.3-4 cit., p. 45-53
20. Les homonymies entre le dialogue nommé le Parménide, son protagoniste éponyme, et le personnage historique qu’il représente, sont malheureusement inévitables.
2.3. LE TEXTE DE SIMPLICIUS
55
Étude du premier argument
134,9-1 Rappel du premier argument (celui de Parménide), et identification de Platon
comme un de ceux y ayant « fait des concessions » (dans le Sophiste).
134,18 - 137,20
Longue discussion, que nous ne détaillons pas ici, de la position
platonicienne sur l’être et le non-être, autour de commentaires du Timée et du Sophiste
et dans un dialogue critique avec Alexandre d’Aphrodise (c. 160 - c. 225) et Porphyre
(234 - c. 305), que Simplicius cite textuellement.
137,20 - 138,1
Paraphrase et explication de la réfutation par Aristote de l’argument
de Parménide (c’est-à-dire tout ce qui suit la première phrase dans le passage cité).
Étude du second argument
L’interprétation d’Eudème et Alexandre
138,1-18
Début de l’étude du second argument. Exposé – avec copieuses citations –
du commentaire d’Alexandre.
• Alexandre attribue le second argument à Zénon, et le caractérise ainsi : Zénon « dit
que si ce qui est avait une grandeur et qu’il était divisé, ce qui est serait multiple
et non plus un, et [il] montre par là que l’un n’est aucun des êtres21 . »
• Alexandre rattache à cet argument une allusion que fait Aristote à des efforts
accomplis par « les derniers des anciens22 » pour éviter d’affirmer l’identité de
l’un et du multiple, et à la solution qu’il apporte par la distinction de l’en acte et
de l’en puissance (Physique, 185b25-186a3).
• Alexandre identifie Xénocrate de Chalcédoine23 comme un de ceux ayant fait des
21. [<LM D9 ; <DK A22], LM, p. 605
22. C’est-à-dire les derniers des anciens aux yeux d’Aristote. Il s’agit donc vraisemblablement de
socratiques et de sophistes, cf. Aristote, Physique, trad. du grec, annot. et introd. par Pierre Pellegrin,
GF Flammarion, 2000, note 2. p. 80
23. c. 395 - 313 av. J.-C. Xénocrate est le successeur de Speusippe à la tête de l’Académie de Platon,
et est de 10 ans l’aîné d’Aristote.
56
CHAPITRE 2. COMMENT LIRE ZÉNON
concessions à l’argument de Zénon, en admettant comme grandeurs insécables des
« lignes indivisibles » qui sont rigoureusement unes et non pas multiples.
138,18-29
Simplicius remarque un problème dans l’exposé d’Alexandre : peut-on vrai-
ment attribuer à Zénon l’énoncé selon lequel « l’un n’est aucun des êtres » ? Cela pose
selon Simplicius deux problèmes : d’une part cela contredit ce que nous savons de Zénon,
à savoir qu’il est venu en aide à Parménide en réfutant le multiple. D’autre part cela rend
incompréhensible la mention de cet argument par Aristote à cet endroit précis, c’est-àdire dans le contexte d’un chapitre consacré à la réfutation des arguments soutenant que
seul l’Un est.
138,29 - 139,3
Simplicius identifie Eudème de Rhodes24 comme la source de l’opinion
apparente d’Alexandre selon laquelle Zénon a entrepris une démonstration de l’inexistence de l’Un. Il cite un passage de la Physique perdue d’Eudème (LM R10b), selon
lequel Zénon (à partir d’un argument montrant que le point n’est rien du tout, car il
n’ajoute ni n’enlève rien quand il est ajouté ou enlevé) aurait lancé le défi philosophique
de trouver quelque chose de tel que l’Un.
Réfutation d’Alexandre et Eudème, première citation de Zénon
139,3-19
Premier examen direct de l’œuvre de Zénon (LM R1225 ) :
• Simplicius admet qu’il est vraisemblable que Zénon ait produit des arguments oraux
pour et contre l’Un, ce pour quoi il est nommé « langue bifide », mais conteste que
ce soit là la conclusion à laquelle conduisent les arguments que l’on trouve dans
son œuvre.
• Il identifie la fonction de l’ouvrage de Zénon à celle qui est décrite dans le Parménide : il contient de nombreux arguments montrant que celui qui affirme la pluralité
se retrouve à affirmer des énoncés contraires.
24. c. 370 - c. 300 av. J.-C. Il est probablement un des plus proches disciples et collaborateurs
d’Aristote, avec .
25. Nous suivons le texte et l’interprétation des traducteurs de Simplicius Huby et Taylor, légèrement
différente de celle de Laks et Most.
2.3. LE TEXTE DE SIMPLICIUS
57
• Identification d’un argument selon lequel « si plusieurs choses sont, elles sont et
petites et grandes, grandes au point d’être illimitées en taille et petites au point de
n’avoir aucune grandeur ».
• Rattachement à cet argument d’un autre sous-argument, selon lequel « ce qui ne
possède aucune grandeur ni épaisseur ni masse ne saurait non plus être », et citation
de celui-ci (LM D7 ; DK B2) :
Si en effet cela était ajouté à une autre chose qui est, cela ne le rendrait pas plus
grand. En effet, quand une grandeur n'est rien, mais est ajoutée, il n'est en rien
possible de progresser vers la grandeur ; et ainsi, ce qui est ajouté ne serait dès
lors rien. Et si, quand elle est retirée, l'autre chose n'est en rien plus petite, et
qu'elle n'augmente pas non plus quand elle est ajoutée, il est évident que ce qui
est ajouté n'est rien, ni ce qui est retiré.
• Commentaire de cet argument. Simplicius l’identifie à celui auquel Eudème fait
référence, mais contre l’interprétation d’Eudème : « cela, Zénon le dit non pour
supprimer l’Un, mais [pour montrer que] chacune des choses multiples et illimitées
possède une grandeur et qu’elle est illimitée du fait qu’en vertu de la division à
l’infini, il existe toujours quelque chose en deçà de ce qui est prélevé ». La fin de la
phrase, à partir de « elle est illimitée du fait que… », est une allusion à l’argument
montrant que « chaque chose est grande au point d’être illimitée », argument que
Simplicius va bientôt citer.
• Identification de l’argument montrant que « chaque chose est petite au point d’être
sans grandeur », et affirmation que ce dernier se trouve avant l’argument en faveur
du grand : « ce qu’il montre après avoir antérieurement montré que rien n’a de
grandeur du fait que chacune des choses multiples est identique à soi, et une. »
Examen et rejet de l’opinion de Thémistius
139,19-24
Examen de l’opinion de Thémistius (c. 317 - c. 388) selon laquelle Zénon
prouve que ce qui est, est Un, du fait qu’il est continu et indivisible, parce que s’il se
58
CHAPITRE 2. COMMENT LIRE ZÉNON
divisait il ne serait pas Un à cause de la divisibilité à l’infini. Simplicius conteste cette
interprétation [qui, telle quelle, est logiquement fautive]: selon Simplicius Zénon veut
montrer que la divisibilité empêche aussi bien l’existence du multiple que l’existence de
l’Un.
Exposé de l’interprétation de Porphyre
139,24 - 140,19
Exposé avec longue citation de l’interprétation de Porphyre.
• D’après Porphyre les deux arguments cités par Aristote sont des arguments de
Parménide, Zénon ne figurant pas dans son interprétation. L’intention du second
argument serait de montrer « que l’être est un, seul, sans parties et indivisible ».
• Porphyre fait une longue reconstitution de cet argument supposé de Parménide,
reconstitution citée par Simplicius et que nous citons et commentons plus loin26 .
• Porphyre identifie lui aussi Xénocrate comme un de ceux qui veulent échapper
à l’argument de la dichotomie en posant des quantités indivisibles c’est-à-dire en
niant que la division aille à l’infini. Il précise également que ces quantités sont
des lignes formellement premières à partir desquelles se forment des surfaces et
des solides premiers, et qu’elles ne sont pas sans parties ni ne sont des “grandeurs
minimales” au sens où on ne pourrait pas géométriquement les diviser.
Réfutation de Porphyre et seconde citation de Zénon
140,19-25
Simplicius conteste l’interprétation de Porphyre, au titre qu’on ne trouve
rien de tel que ce qu’il cite dans les œuvres de Parménide et qu’on s’accorde à attribuer
à Zénon l’argument de la dichotomie.
140,25 - 141,8
Simplicius prouve que l’argument de la dichotomie est bien de Zé-
non en citant les textes qui en font l’emploi (et il prend la peine de souligner que lui,
contrairement à Porphyre, cite littéralement).
26. Cf. p. 128
2.3. LE TEXTE DE SIMPLICIUS
59
• Il associe en fait l’argument recherché à deux arguments de Zénon. Le premier est
celui qu’on va nommer l’argument du Limité et de l’Illimité (LM D11 ; DK B3) :
Ayant en effet montré de nouveau que si plusieurs choses sont, les mêmes choses sont limitées et illimitées, Zénon écrit ceci, que je cite littéralement : « Si plusieurs choses sont,
il est nécessaire qu'elles soient aussi nombreuses qu'elles sont, et ni en nombre supérieur à elles ni en nombre inférieur. Or si elles sont aussi nombreuses qu'elles
sont, elles seront limitées. Si plusieurs choses sont, les choses qui sont sont illimitées ; car entre les choses qui sont, il y en a toujours d'autres, et de nouveau entre
celles-là d'autres encore. Et ainsi les choses qui sont sont illimitées. » Et ainsi il a
démontré l'illimité en quantité grâce à la dichotomie27 .
• Le second est l’argument du Grand et du Petit annoncé plus haut (LM D5 et D628 ;
DK B1) :
Mais [l'illimité] en grandeur, [il l'a démontré] plus tôt en usant du même argument. Car
ayant d'abord montré que « Si ce qui est n'avait pas de grandeur, il ne serait pas non
plus », il ajoute : « Mais si elle est, il est nécessaire que chaque chose possède une
grandeur et une épaisseur et que quelque chose d'elle soit distinct d'autre chose. Et
le même argument vaut pour le surplus. En effet, celui-là possèdera une grandeur
et quelque chose sera en surplus. Or c'est la même chose de le dire une fois et
de le dire toujours. Car rien de tel ne sera dernier, et il n'y aura rien qui ne soit
en relation avec un autre. Ainsi, si plusieurs choses sont, il est nécessaire qu'elles
soient et petites et grandes, petites au point de n'avoir aucune grandeur, et grandes
au point d'être illimitées. »
Bilan sur le second argument
141,8-16
Simplicius fait le bilan de l’examen qui précède : comme le veut Alexandre
et contre Porphyre, l’argument de la dichotomie doit être attribué à Zénon. Mais contre
27. Nous traduisons cette dernière phrase, ainsi que sa continuation tout de suite après.
28. Nous reprenons les traductions LM uniquement pour les parties qui sont des citations de Zénon,
ici en caractères gras. Nous traduisons le reste.
60
CHAPITRE 2. COMMENT LIRE ZÉNON
Alexandre, il ne faut pas considérer qu’il cherche à éliminer l’Un, mais au contraire
qu’il cherche à réfuter la pluralité selon le schéma et pour les raisons décrites dans le
Parménide. Ainsi, contrairement à ce qui se passe si on suit l’interprétation d’Alexandre,
on peut comprendre pourquoi Aristote y fait référence à cet endroit de la Physique à la
suite de l’argument cherchant à montrer que « tout est Un ».
Étude de la position d’Aristote
141,16-19
Simplicius explique qu’Aristote ne peut accepter la solution de ceux qui
concèdent l’existence de grandeurs indivisibles. En effet, il semble que cela soit tomber
dans la contradiction que de considérer des grandeurs sans grandeurs ce qui serait la
seule manière de comprendre des grandeurs indivisibles29 . En outre, selon Aristote il ne
faut pas céder à l’argument, car celui-ci est fautif. En effet, il n’est pas vrai que si une
grandeur est divisible à l’infini alors ses parties seraient elles aussi actuellement infinies
en nombre, car il faut distinguer entre l’en acte et l’en puissance et affirmer qu’une même
grandeur peut être actuellement une et potentiellement plusieurs.
141,19 - 142,15
Dans ce passage, Simplicius entreprend ce qu’Aristote a omis de
faire (comme il lui en fait d’ailleurs le reproche), à savoir la réfutation en forme de
l’argument de la dichotomie. Il accomplit cela par une magistrale analyse des notions
aristotéliciennes d’infini en acte et en puissance, et de la manière dont cela s’applique à
la composition du continu. Nous reviendrons sur tout cela plus tard, en 4.3.1.
Examen de la concession de Xénocrate
142,15-27
Enfin, Simplicius tente de justifier malgré tout la thèse de Xénocrate : ce
dernier ne peut se tromper au point d’affirmer l’existence de quantités par nature indivisibles, car « étant géomètre il ne peut ignorer un principe géométrique ». Simplicius
suggère alors l’interprétation suivante : dans la division, il demeure toujours des grandeurs indivises qui, si nous comprenons correctement, ne peuvent être pour ainsi dire
29. On se souvient pourtant que Porphyre a explicitement exclu que ce soit en cela que consiste cette
solution, en tout cas dans le cas de Xénocrate.
2.4. L’INEXISTENCE DU SANS-GRANDEUR ET L’EXIGENCE DE COMPOSITION61
“physiquement” divisées, en raison de leur petitesse. Mais pour autant, ces quantités
ne sont pas des atomes fondamentaux, par nature indivisibles. C’est-à-dire par exemple
qu’on peut toujours diviser en n’importe quel point une grandeur continue, sans être limité à une série finie de points de coupure possibles par une structure atomique discrète.
On le peut, en tout cas, du moment que cela ne produit pas une quantité restante trop
petite, auquel cas la division est physiquement impossible. Simplicius rattache alors ces
lignes élémentaires de Xénocrate aux surfaces planes élémentaires que l’on trouve dans
le Timée de Platon.
2.4 L’Inexistence du sans-grandeur et l’exigence de composition
Nous avons suggéré30 que l’argument de l’Inexistence du sans grandeur constituait
un lemme au sein d’un argument de l’Un et du Multiple dont Zénon était l’auteur et qui
précédait l’argument du Grand et du Petit. Que cela se vérifie ou non, il est intéressant
de considérer cet argument de l’Inexistence du sans grandeur à part et avant les autres :
d’abord parce qu’il n’utilise pas les mêmes procédés argumentatifs qu’eux, et ensuite
parce qu’il nous indique le plus clairement quelle est la situation de pensée en jeu,
quelles sont les déterminations engagées dans l’ensemble de la réflexion.
Nous le répétons tel que Simplicius nous le livre : il s’agit d’un argument montrant
que « ce qui ne possède aucune grandeur ni épaisseur ni masse ne saurait non plus
être » :
Si en effet cela était ajouté à une autre chose qui est, cela ne le rendrait pas plus grand.
En effet, quand une grandeur n'est rien, mais est ajoutée, il n'est en rien possible de
progresser vers la grandeur ; et ainsi, ce qui est ajouté ne serait dès lors rien. Et si,
quand elle est retirée, l'autre chose n'est en rien plus petite, et qu'elle n'augmente pas
non plus quand elle est ajoutée, il est évident que ce qui est ajouté n'est rien, ni ce qui
est retiré.
30. En 1.3. Nous développons cette hypothèse plus en détail dans la section suivante.
62
CHAPITRE 2. COMMENT LIRE ZÉNON
Si cet argument semble particulièrement apte à nous indiquer le contexte profond de
la démarche de Zénon, c’est que sa conclusion est relativement surprenante par rapport
à ce qui y est effectivement montré. Ce qui doit être prouvé par le raisonnement est
que « ce qui ne possède aucune grandeur ni épaisseur ni masse ne saurait non plus
être ». Cette thèse d’elle-même n’est pas tout à fait dénuée de plausibilité. Elle semble
constituer une sorte de parti pris matérialiste ou plus précisément être la thèse générale d’une philosophie énonçant que tout ce qui existe est un corps31 . Les prémisses de
l’argument sont que si quelque chose n’a pas de grandeur (d’aucune sorte), elle ne fait
pas progresser vers la grandeur une autre chose donnée quand on l’y ajoute, pas plus
qu’elle ne fait perdre de la grandeur si on l’en enlève. Ces prémisses semblent relativement peu problématiques. Il est en revanche beaucoup plus curieux de passer de ces
prémisses à la conclusion. Pourquoi ne pas faire progresser dans la grandeur serait-il un
gage de non-existence ? On pourrait, il est vrai, lire le texte de Zénon comme un jeu de
mots : « il y avait une grandeur, il a ajouté quelque chose mais cela n’a rien ajouté à la
grandeur, c’est donc que ce qu’il a ajouté était “rien”, le rien, donc non-existant. » Cela
n’est pas absolument exclu, mais si l’on ne veut pas en faire un jeu de mots, pour que
l’argument fonctionne il faudrait semble-t-il considérer qu’il n’y a que de la grandeur qui
puisse être ajoutée ou enlevée à quelque chose, c’est-à-dire justement présupposer que
tout ce qui existe est corporel. Le raisonnement serait alors une pétition de principe.
Pour le dire autrement, la seule manière de justifier intuitivement, en général, que l’on
conclue du fait que quelque chose n’ajoute rien à la grandeur au fait qu’elle n’est rien
semble être de supposer d’avance que ce qui n’a pas de grandeur n’est rien, soit ce qui
était à démontrer. Le raisonnement serait alors sans force. Il n’en va pas de même si on
spécifie un contexte d’argumentation, et plus exactement ici si on suppose que ce qui est
interrogé est l’existence des choses en tant qu’elles sont susceptibles de composer le tout
de la grandeur. Acceptons cette hypothèse pour un instant : avec elle, l’argument est
parfaitement raisonnable. Le texte de Simplicius nous suggère très nettement qu’il s’agit
31. Comme l’énonçait le stoïcisme. Cela doit néanmoins conduire, semble-t-il inévitablement, à soutenir
qu’en quelque manière il y a des non-existants, à savoir les incorporels comme le dicible, le lieu ou le
temps.
2.4. L’INEXISTENCE DU SANS-GRANDEUR
63
d’un lemme, d’un résultat intermédiaire utilisé pour obtenir un résultat plus important :
pour montrer que chacune des choses est multiple, ou si grande qu’elle est illimitée,
Zénon établit d’abord que chacune des choses a de la grandeur. Pour montrer cela, il
en appelle naturellement à l’idée que si elle n’avait pas de grandeur elle ne ferait rien à
l’affaire, c’est-à-dire qu’elle ne permettrait pas de composer la grandeur, elle ne ferait
pas avancer d’un iota dans la composition de la grandeur, mais ne compterait pour rien.
Comment parvenir à cette hypothèse complètement développée ?
Il ne s’agit pas ici, on le rappelle, de réfléchir à la conviction profonde de Zénon ou
d’examiner les conditions logiques de validité de son argument, mais d’essayer d’établir
dans quel contexte de questionnement ses paroles peuvent faire sens, à quel complexe de
problèmes il peut être en train de répondre, quel cadre général il convient de présupposer
pour être engagé avec lui dans la réflexion. De ce point de vue là, l’ensemble des textes et
des témoignages semblent bien établir que Zénon se place dans le cadre d’une réflexion
sur la grandeur étendue, sur cette même propriété des corps dont la géométrie grecque
est l’étude.
On sait par ailleurs que, dans le contexte de l’étude de la grandeur étendue, le livre de
Zénon est un livre contre la pluralité, c’est-à-dire qui réduit à l’absurde l’hypothèse elles
sont plusieurs qui se comprend comme opposée à l’hypothèse il est un. On doit pouvoir
en conclure que, au moins en ce qui concerne le livre de Zénon et sans nécessairement
se prononcer sur le Poème de Parménide32 , « il est un » doit être compris comme : « le
tout de la grandeur est un », et « elles sont plusieurs » comme : « il y a de la pluralité
dans le tout de la grandeur », c’est-à-dire que le tout de la grandeur est composé d’une
pluralité d’étants.
On connait également le contexte immédiat dans lequel agit le lemme du sansgrandeur, c’est-à-dire dans des arguments fondés sur la division de la grandeur33 . Re32. Voir néanmoins la note 33 p. 41.
33. Le terme de division, ou de dichotomie, n’apparait pas dans les citations de Simplicius, cf. section
suivante, mais il y est bien question de la présence interstitielle de choses entre d’autres choses (« entre
les choses qui sont, il y en a toujours d’autres ») et surtout de la présence au sein d’une grandeur
d’une multiplicité découpable (« il est nécessaire […] []que quelque chose d’elle soit distinct
d’autre chose »)
64
CHAPITRE 2. COMMENT LIRE ZÉNON
prenons les squelettes argumentatifs : si elles sont plusieurs, elles ont de la grandeur, et
si elles ont de la grandeur elles sont illimitées. Si elles sont plusieurs elles sont en multiplicité illimitée. Si de tels arguments sont possibles grâce à l’emploi d’un procédé de
division, on pourrait poser la question : à quoi sert l’hypothèse de la pluralité ? En effet,
on pourrait dire : s’il est un, divisons-le, elles sont donc plusieurs, et même illimitées. À
nouveau l’argument se révèle n’avoir aucun sens si on n’ajoute pas une condition plus
précise. La condition dont nous avons besoin ici, et qui doit s’imposer, est que l’hypothèse « elles sont plusieurs » équivaut à l’hypothèse de la divisibilité de la grandeur,
et donc à la divisibilité du tout de la grandeur en une pluralité d’étants desquels il est
composé.
On en arrive par suite à notre hypothèse : si elles sont plusieurs, c’est-à-dire si le
tout de l’être qui est aussi le tout de la grandeur est divisible en une pluralité d’étants,
desquels il est composé, alors chacun des étants doit avoir une grandeur, autrement il ne
serait rien de ce qui est, car il ne ferait pas progresser la grandeur, il ne ferait rien pour
la composer et on n’ôterait rien au tout de l’étant en l’enlevant. L’argument prouve que
la condition de grandeur est impérative pour compter parmi les étants recherchés34 .
2.5 Un argument perdu de l’Un et du Multiple ? La question de la « dichotomie »
Simplicius en vient à citer les arguments de Zénon dans le contexte de la discussion
d’un passage d’Aristote, où ce dernier fait allusion à un argument fondé sur la dichotomie.
Certains ont fait des concessions aux deux arguments : à celui selon lequel tout est un si l'être
signifie une seule chose, en disant que le non-être est ; à l'autre, celui de la dichotomie, en
34. Nous notons que dans une thèse récente (Gerard Köhler, Zenon von Elea. Studien zu den ’Argumenten gegen die Vielheit’ und zum sogenannten ’Argument des Orts’. De Gruyter, 2014), Gerhard
Köhler est parvenu à un résultat analogue par des moyens plus sérieusement philologiques. Nous citons
le compte rendu de Christian Vassallo : “After this careful examination, Köhler is finally in a position to show, against the
communis opinio, that frs. B 1-3 belong to a sole Zenonian argument grounded on the following assumption : everything that has an
extension is always divisible and therefore constituted by a plurality of parts.” Christian Vassallo, « Gerhard Köhler, Zenon von Elea », Bryn Mawr Classical Review, 46 (sept. 2015), http://bmcr.brynmawr.edu/2015/201509-46.html
2.5. UN ARGUMENT PERDU DE L’UN ET DU MULTIPLE ?
65
créant des grandeurs insécables.
Simplicius cherche alors, en discussion avec ses prédécesseurs, à identifier cet argument, et il l’identifie à l’argument en faveur du grand. Mais Simplicius parvient-il en fait
à retrouver « l’argument de la dichotomie » recherché par les commentateurs ?
Le terme “dichotomie” est un calque du verbe grec díka temeîn qui veut dire littéralement “couper en deux”. Il faut noter que dans les Éléments d’Euclide et ce qui nous
reste de la géométrie ancienne, le mot veut normalement dire : “couper en deux parties
égales” – c’est ce que cela signifie par défaut, en ce sens qu’il faut le préciser si l’on
veut parler de couper en deux parties inégales35 . Or, de ce point de vue il y a quelque
chose de frappant dans les textes de Simplicius que les commentateurs modernes n’ont
pas manqué de relever : c’est que non seulement le terme de “dichotomie” n’y apparait
pas, mais qu’il n’est même pas absolument évident qu’un procédé de dichotomie soit
vraiment en jeu dans ce qui est décrit. C’est particulièrement net pour l’argument du
Limité et de l’Illimité, qui se fonde sur le principe suivant : « si plusieurs choses sont,
entre les choses qui sont il y en a d’autres ». Comme on le verra, il est tout à fait possible
de faire reposer ce principe sur un procédé de dichotomie, mais rien ne nous y contraint
et il ne s’agit pas forcément de la solution la plus naturelle. L’argument du Grand et
du Petit semble bien reposer sur une forme de procédé de division, puisqu’il se fonde
sur l’idée que « si plusieurs choses sont, en chacune d’elle quelque chose est distinct
d’autre chose » ; cependant, on voit que Zénon n’a aucun besoin ici de couper en deux
parts égales. Tant qu’il coupe en deux parties continues, selon une proportion arbitraire,
l’argument fonctionne – et on sait par le paradoxe de l’Achille que Zénon n’a aucun mal
à faire reposer ses arguments sur un procédé de division en proportion arbitraire.
On trouve en revanche une référence spécifique à un procédé de dichotomie en lien
avec Zénon en deux endroits. Le premier est l’argument bien connu contre le mouvement,
qui indique en effet que le mouvement est impossible parce qu’il faut d’abord parvenir
à la moitié, autrement dit que tout parcours peut être divisé en deux parties égales. Si
35. Euclide d’Alexandrie, Les Éléments, t. 1 : Livre I-IV : Géométrie plane, trad. du grec et comm. par
Bernard Vitrac, introd. de Maurice Caveing, 4 t., Presses Universitaires de France, 1990, note 60, p. 214.
66
CHAPITRE 2. COMMENT LIRE ZÉNON
on se fondait exclusivement sur l’extrait cité d’Aristote, cet argument serait un candidat
valable : comme on le verra, il parait effectivement raisonnable de vouloir en sortir en
postulant l’existence de grandeurs insécables. Mais si l’on replace le passage dans l’ensemble du livre I de la Physique, on doit considérer (avec Simplicius) qu’Aristote doit
faire référence à un argument plus directement opposé à l’hypothèse de la pluralité. On
se souvient que, d’après Simplicius, Alexandre interprétait l’argument comme prouvant
au contraire l’impossibilité de l’Un. Mais réexaminons le passage d’Alexandre en question : d’après ce dernier, Zénon « dit que si ce qui est avait une grandeur et qu’il était
divisé, ce qui est serait multiple et non plus un, et [il] montre par là que l’Un n’est aucun
des êtres ». De même, selon Thémistius Zénon prouve que ce qui est, est Un, du fait qu’il
est continu et indivisible, parce que s’il se divisait il ne serait pas Un à cause de la divisibilité à l’infini. Simplicius conteste ces deux interprétations selon l’idée venue de Platon
que Zénon veut réfuter l’hypothèse du multiple en montrant que celle-ci empêche aussi
bien l’existence d’êtres multiples que l’existence de l’Un, et il considère lui-même que
l’hypothèse du multiple est équivalente à l’hypothèse de la divisibilité du tout. Mais si on
équivaut véritablement l’hypothèse du multiple et l’hypothèse de la divisibilité, comme
nous l’avons suggéré dans la section précédente, alors on peut également interpréter ce
que dit Alexandre comme un argument réfutant le multiple. Dans tout cela nous est bel
et bien suggéré un argument de l’un et du multiple sous l’hypothèse de la divisibilité. Or
il semble que Platon dans le Parménide36 fasse précisément allusion à un tel argument
qui se fonderait sur un processus de dichotomie !
Socrate donc, une fois l'audition finie, aurait prié qu'on relût la première hypothèse du premier
argument et, cela fait, aurait posé la question suivante :
Socrate
Que veux-tu dire par là, Zénon ? « Si les choses sont plusieurs », il s'ensuit, dis-tu, qu'elles ne
peuvent manquer d'être à la fois semblables et dissemblables, ce qui évidemment est impos36. 127d-e puis 128e-130b, Platon, Parménide cit., p. 88-92, nous soulignons.
2.5. UN ARGUMENT PERDU DE L’UN ET DU MULTIPLE ?
sible. Il n'est possible, en effet, ni que ce qui est dissemblable soit semblable ni que ce qui est
semblable soit dissemblable. N'est-ce pas ce que tu veux dire ?
Zénon
C'est bien ce que je veux dire, répondit Zénon.
[…]
Socrate
[…] Mais dis-moi ceci. Ne partages-tu pas ces convictions : il y a une Forme en soi de la Ressemblance ; une telle Forme a pour contraire ce qu'est la Dissemblance ; les choses dont nous
disons qu'elles sont multiples, moi, toi ou autre chose, participent à ces deux Formes qui sont
véritablement […] Or, même si toutes choses participent de ces deux formes qui sont des
contraires […] [et de ce fait] sont à la fois mutuellement semblables et dissemblables, qu'y
a-t-il d'étonnant à cela ? Certes, si on montrait que les choses qui sont Semblables en soi deviennent dissemblables ou que les Dissemblables deviennent semblables, cela, je pense, serait
un prodige. Mais, si ce sont les choses qui participent à ces deux Formes qu'on montre affectées
de ces deux caractères, pour moi il n'y a rien là, Zénon, qui paraisse étrange ; pas plus que si
l'on déclare que toutes choses sans exception sont une du fait qu'elles participent à l'Un et que
ces mêmes choses sont plusieurs du fait qu'elles participent par ailleurs à la Pluralité.
[…] [S]i on démontre que je suis, moi, une chose et plusieurs choses, qu'y a-t-il d'étonnant ?
Si on désire montrer que je suis plusieurs choses, on dira que mon côté droit est une chose,
mon côté gauche autre chose, autre chose ma face arrière, autre chose ma face avant, et de
même pour le haut et pour le bas, car j'ai part, je crois, à la Pluralité. Mais si on désire prouver
que je suis une seule chose, on dira que, dans notre groupe de sept, l'être humain que je suis
est unique, parce que je participe aussi à l'Un. Il s'ensuit que les deux affirmations sont l'une
et l'autre vraies. Dans ces conditions, si l'on entreprend de démontrer que les mêmes choses
sont à la fois multiples et unes, par exemple des pierres, des morceaux de bois et ainsi de suite,
nous dirons qu'on a montré qu'une même chose est plusieurs choses et une seule, non que
67
68
CHAPITRE 2. COMMENT LIRE ZÉNON
l'Un est multiple, ou que la Pluralité est une. Il n'y a rien là d'extraordinaire, rien sur quoi nous
ne tomberions tous d'accord. Mais que l'un de ceux dont je viens de parler commence par distinguer, en les mettant à part, les Formes en soi, par exemple la Ressemblance, la Dissemblance,
la Pluralité, l'Un, le Repos, le Mouvement et toutes les choses de ce genre ; que, par la suite, on
les démontre, en soi, capables de se mélanger et de se séparer, c'est alors, Zénon, que je serais
émerveillé, ravi.
[…]
Parménide
Socrate, dit-il, elle est bien digne de susciter le ravissement ton ardeur pour l'argumentation !
Et dis-moi, as-tu fait toi-même la distinction dont tu parles, mettant d'un côté ce que tu appelles
les Formes en soi et d'un autre côté les choses qui en participent ? Et te semble-t-il qu'il y ait
une Ressemblance en soi distincte de la ressemblance que nous avons en nous, et qu'il en va
de même pour l'Unité, pour la Pluralité et pour toutes les choses que Zénon vient d'évoquer ?
Dans ce passage, Platon ne dit pas formellement qu’il existe un argument de l’un et
du multiple dans l’ouvrage de Zénon. Néanmoins, d’une part cela nous semble fortement
suggéré par le texte, et d’autre part Platon dit dans le Phèdre que Zénon a prononcé des
arguments pour et contre l’un et le multiple de même que pour et contre le semblable et
le dissemblable ainsi que le mouvement et le repos, clarifiant par là que c’est bien ce qui
est indiqué dans ce passage du Parménide. Quoi qu’il en soit, ce qui est remarquable est
que sa formulation d’un argument montrant la multiplicité de chaque chose repose bien
sur un procédé de dichotomie, soit de découpage en deux parties égales par le milieu. Ce
passage est également intéressant pour nous en ce qu’il est absolument clair sur le fait que
Zénon ne parle que des choses sensibles et étendues, que son argumentation se maintient
dans l’hypothèse d’une multiplicité de choses étendues composant le tout. Autrement
dit, ce qui se détache de l’analyse des textes cités par Simplicius est concordant avec la
réception platonicienne des paradoxes.
Pour toutes ces raisons, nous sommes tenté de maintenir l’idée qu’il y avait bel et
bien un argument de l’Un et du Multiple précédant l’argument du Grand et du Petit,
2.5. UN ARGUMENT PERDU DE L’UN ET DU MULTIPLE ?
69
et comprenant l’argument de l’Inexistence du sans-grandeur comme un de ses lemmes.
Qu’un tel argument se soit ou non formellement trouvé dans l’ouvrage de Zénon, on doit
reconnaître qu’il y a été lu par les réceptions platoniciennes et aristotéliciennes, qui l’ont
au moins considéré comme sous-jacent aux arguments du Grand et du Petit et du Limité
et de l’Illimité. Un tel argument se formule aisément dans le contexte du problème de la
composition du continu par les parties en lesquelles il est divisible. Les étants supposés
composer le continu doivent être uns. On peut l’argumenter en disant que s’ils sont des
multiples, c’est qu’ils sont eux-mêmes composés des étants plus fondamentaux qui sont
les vrais étants composant le continu. Autrement dit, s’ils sont multiples, ils sont égaux à
une multiplicité d’étants autres qu’eux, ils ne sont pas vraiment un étant déterminé. Les
étants pluriels devant être égaux à soi, ils doivent être uns. Mais ils doivent être multiples,
car pour être quelque chose qui compose le continu ils doivent avoir une grandeur, et
en vertu de la possibilité d’opérer une dichotomie sur toute grandeur, tout étant est
composé de plusieurs grandeurs autrement dit tout étant est multiple. Ce serait cette
aporie-là à laquelle Aristote ferait allusion, aporie dont il partage les prémisses (que
la grandeur de l’univers est divisée, que les choses qui sont doivent être véritablement
unes, et qu’elles ont une grandeur) à laquelle les atomistes auraient fait une trop grande
concession en admettant l’existence de grandeurs insécables37 .
Si l’on admet qu’il existe un tel argument sous-jacent à ceux que cite Simplicius,
il apparait que ces derniers en sont des prolongements et des sophistications. En effet,
l’argument en faveur du Petit, dont Simplicius se contente de nous donner sommairement
le principe, se fonde sur le caractère Un des étants recherchés. L’argument en faveur de
l’Illimité est une conséquence (itérative, comme nous le verrons dans un instant) de
l’argument en faveur de la pluralité. L’argument en faveur du Grand utilise directement
37. Sur les modes de résolutions des apories du continu et l’opposition d’Aristote aux partisans
des insécables, voir la section 4.3.1. Il est possible de maintenir pratiquement l’ensemble des analyses
et conclusions menées ici sans pour autant attribuer à Zénon formellement un argument de l’Un et
du Multiple : on attribuerait une telle aporie aux traditions atomistes anciennes, qui seraient à l’origine
d’une relecture de Zénon comme produisant un argument sur l’impossibilité de l’Un. Si nous n’avions pas
le témoignage de Platon, cela pourrait être l’hypothèse à favoriser. Notons que cela ne change en réalité
pas beaucoup l’interprétation que nous ferions en définitive de Zénon, mais seulement la reconstitution
hypothétique du plan de son ouvrage.
70
CHAPITRE 2. COMMENT LIRE ZÉNON
(mais de manière itérative) le procédé de dichotomie supposément utilisé dans l’argument
en faveur de la pluralité.
Nous ne sommes pas dans la même situation relativement aux deux branches de
ces arguments. Nous connaissons bien la seconde branche, car pour le Grand et l’Illimité
nous avons les textes cités par Simplicius, et pour le Multiple, si l’argument existait, nous
en avons des traces assez explicites dans les traditions platoniciennes et aristotéliciennes.
Dans ces trois cas, c’est bien une forme de procédure de division qui est utilisée. De la
seconde branche, nous n’avons conservé qu’un seul texte explicite, qui est l’argument en
faveur du Limité, qui repose sur la notion de l’égalité à soi d’une multiplicité38 . Nous
avons cependant aussi le principe de l’argument en faveur du Petit, qui repose aussi sur
une forme de l’égalité à soi, mais cette fois de l’individu et non plus de la multiplicité.
Par esprit de symétrie et de systématisme, nous sommes tenté de considérer les trois
arguments comme allant ensemble par application successive d’un argument fondé sur
l’égalité à soi puis d’un argument fondé sur la divisibilité.
Compris ainsi, nous imaginons l’argument en faveur du Petit comme la reprise directe
des arguments en faveur de l’Un et du Multiple : chacun des étants doit être Un en vertu
de l’exigence qu’il soit égal et identique à soi comme un des étants qui est ; mais par
suite il ne peut pas avoir de grandeur, car on a montré que tout ce qui a grandeur est
multiple. Donc il est petit au point d’être sans grandeur.
Mais l’argument qui nous intéresse véritablement et qui aura une importance décisive
pour notre propos est l’argument en faveur du Grand, car on y trouve peut-être pour la
première fois dans le corpus philosophique grec (de ce que nous avons conservé, et sauf
erreur) une forme de raisonnement extrêmement importante qu’on pourrait appeler le
raisonnement itératif.
38. C’est-à-dire de l’existence d’un cardinal déterminé, comme nous tenterons de le soutenir. Cf.
section 4.2.3.
Chapitre 3
Le raisonnement itératif
3.1 La dichotomie géométrique
Quel qu’ait été précisément l’argument de la Dichotomie évoqué par Aristote, il
semble présupposer l’idée que toute grandeur est susceptible de dichotomie ; ou plus
généralement que toute grandeur est divisible en d’autres grandeurs. Cela se manifeste
le plus clairement dans le fait que la réponse à l’argument consiste justement à nier
ce présupposé, et à affirmer au contraire qu’« il existe des grandeurs insécables », des
grandeurs qui ne peuvent être divisées.
La divisibilité de toute magnitude étendue n’est pas néanmoins une idée saugrenue
qui serait adoptée arbitrairement par Parménide ou par Zénon. Au contraire, il s’agit
d’une propriété fondamentale des grandeurs géométriques, au moins dans la géométrie
grecque ancienne1 .
On trouve une démonstration générale de la possibilité géométrique de couper en
deux d’abord « un angle rectiligne donné », puis « une droite limitée donnée », au tout
début des Éléments d’Euclide : livre I, propositions respectivement 9 et 102 . Mais plus
fondamentalement, avant que puisse même être envisagée la résolution de ce problème, il
1. Dans une perspective classique, cette divisibilité universelle est justement ce qui différencie la
géométrie de l’arithmétique, car en arithmétique il existe une unité absolue, le 1, grandeur élémentaire
fondatrice du nombre, qui est indivisible (ou du moins que l’on ne peut diviser à son tour en de nouvelles
grandeurs arithmétiques).
2. Euclide d’Alexandrie, Éléments I-IV cit., p. 214-217.
71
72
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
nous parait clair que la continuité et la divisibilité de toute grandeur doit au départ être
(d’une manière ou d’une autre) présupposée pour que la géométrie puisse simplement
commencer. Cela se manifeste dès la toute première définition des Éléments, qui définit le
point (semeion) comme « ce qui n’a aucune partie3 » ce qui implique réciproquement que
tout ce qui parmi les objets de la géométrie n’est pas un point (et donc notamment toute
grandeur) a des parties distinctes. De plus, si Euclide se donne pour tâche de résoudre
le problème géométrique de la division d’une grandeur selon telle ou telle proportion
(division en 2, 3, ou en général n parties égales), en revanche l’existence d’un point
d’intersection correspondant à cette division est présupposée en général pour que la
démonstration puisse fonctionner. Autrement dit, le théorème I, 10 montre comment
construire un segment qui va intersecter un second segment en son milieu, mais sous
la présupposition du fait qu’il existe bien un point à intersecter au milieu du second
segment4 , ou plutôt que le segment est en général tel qu’il puisse supporter une division
de ce genre dont la procédure est démonstrativement établie.
En outre, voilà ce que dit Proclus (412 - 485 apr. J.-C.) à propos de cette même proposition I 10, dans son commentaire au premier livre des Éléments, résumé par Bernard
Vitrac5 :
La Prop. 10, toujours selon Proclus, peut suggérer que le géomètre présuppose que la droite
n'est pas composée de parties indivisibles, et donc que la droite est indéfiniment divisible. Mais,
ajoute-t-il, on peut répondre, en suivant Géminus6 , que les géomètres postulent effectivement
comme notion commune que le continu est divisible, mais qu'ils démontrent que le continu
est divisible à l'infini.
Et on ne pourra nier que la procédure géométrique de la dichotomie nous plonge
dans le problème de l’infini, de la divisibilité, et des parties indivises. Mais comment
prouve-t-on que la droite est indéfiniment divisible ?
3.
4.
5.
6.
Ibid., p. 151.
Ibid., p. 196-197.
Ibid., p. 217.
fl. c. 70 av. J.-C.
3.2. « CAR RIEN DE TEL NE SERA DERNIER… »
73
3.2 « Car rien de tel ne sera dernier… »
Citons de nouveau l’argument en faveur du Grand restitué par Simplicius :
« Après avoir antérieurement montré que rien n'a de grandeur du fait que chacune des choses
multiples est identique à soi, et une », Zénon montre que : « chacune des choses multiples […]
[e]st illimitée du fait que, en vertu de la division à l'infini, il existe toujours quelque chose en
deçà de ce qui est prélevé. »
Ce qui est énoncé ainsi :
Ayant d'abord montré que « Si ce qui est n'avait pas de grandeur, il ne serait pas non plus »,
il ajoute : « Mais si elle est, il est nécessaire que chaque chose possède une grandeur
et une épaisseur et que quelque chose d'elle soit distinct d'autre chose. Et le même
argument vaut pour le surplus. En effet, celui-là possèdera une grandeur et quelque
chose sera en surplus. Or c'est la même chose de le dire une fois et de le dire toujours.
Car rien de tel ne sera dernier, et il n'y aura rien qui ne soit en relation avec un autre.
Ainsi, si plusieurs choses sont, il est nécessaire qu'elles soient et petites et grandes,
petites au point de n'avoir aucune grandeur, et grandes au point d'être illimitées. »
On peut distinguer deux parties dans ce raisonnement. La première est un rappel :
Mais si elle est, il est nécessaire que chaque chose possède une grandeur et
une épaisseur et que quelque chose d’elle soit distinct d’autre chose. Cela, nous
l’avons appris grâce un raisonnement indirect, celui de l’Inexistence du Sans Grandeur :
chacun des étants, s’il doit composer la grandeur, doit lui-même avoir une grandeur, ce
qui implique qu’il soit multiple, divisible, séparable en deux parties c’est-à-dire susceptible de dichotomie.
L’apport se trouve dans la suite immédiate, nous soulignons : Et le même argument vaut pour le surplus. En effet, celui-là possèdera une grandeur et
quelque chose sera en surplus. Or c’est la même chose de le dire une fois et
de le dire toujours. Car rien de tel ne sera dernier, et il n’y aura rien qui ne
soit en relation avec un autre.
74
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
Que se passe-t-il ici ? Reprenons la structure du raisonnement :
1. « Si elle est, il est nécessaire que chaque chose possède une grandeur »
(en vertu de l’argument de l’ISG)
2. Chaque chose qui possède une grandeur est divisible en une grandeur et un surplus
de grandeur : « et que quelque chose d’elle soit distinct d’autre chose »
(en vertu de l’hypothèse de divisibilité)
3. Chaque surplus de grandeur est divisible en une grandeur et un surplus de grandeur : « Et le même argument vaut pour le surplus. En effet, celui-là
possèdera une grandeur et quelque chose sera en surplus. »
4. Donc chaque chose qui est, est composée d’une grandeur et d’une autre grandeur, et
d’une grandeur en surplus. (en vertu de 1, 2, 3 et de l’additivité de la composition ;
ce résultat intermédiaire n’est pas explicitement énoncé par Zénon dans la citation
de Simplicius, mais nous supposons qu’il doit être entendu implicitement)
5. Ce raisonnement n’est pas affecté par le nombre de fois qu’on l’applique : « c’est
la même chose de le dire une fois et de le dire toujours », car à chaque fois
qu’on l’applique il se présente une opportunité identique de l’appliquer à nouveau :
« rien de tel ne sera dernier ».
6. Chaque chose est donc illimitée en grandeur : « si plusieurs choses sont, il est
nécessaire qu’elles soient… grandes au point d’être illimitées »
On reviendra longuement, dans le chapitre suivant, sur le sens à donner à cette
conclusion et sur la question de savoir dans quelle mesure le raisonnement de Zénon
peut être considéré comme sophistique. Il existe manifestement plusieurs manières tout
à fait raisonnable de le comprendre qui en font un raisonnement fautif. Mais il existe
au moins une manière d’interpréter la conclusion qui rend le raisonnement parfaitement
valide, et il est important de souligner laquelle, pour comprendre exactement comment
l’argument fonctionne.
3.2. « CAR RIEN DE TEL NE SERA DERNIER… »
75
Ce que l’argument permet de conclure directement, sans qu’on ait besoin d’y ajouter
des prémisses ou des règles logiques, c’est l’inachevabilité du processus de décomposition
additive (nous voulons dire le processus qui amène à décrire la chose comme composée
d’une grandeur, et d’une autre grandeur, et d’une autre grandeur, et ainsi de suite.). Si
l’on accepte un instant d’interpréter “illimitée en grandeur” comme signifiant : “composée d’une somme de grandeurs qu’il est impossible d’achever mais au contraire se poursuit
toujours”, ou “telle qu’en autant de grandeurs qu’on veuille la composer, elle est composée de toujours davantage”, alors la conclusion suit indéniablement du raisonnement,
en vertu de l’étape 5, que l’on peut décomposer ainsi :
• Soit une procédure dont le résultat offre la possibilité d’appliquer à nouveau la
procédure (et ce, non pas lors d’une occurrence particulière, mais de façon tout à
fait générale).
• Alors la procédure ayant été appliquée, il reste à l’appliquer une fois de plus,
• c’est-à-dire qu’il n’y a pas de dernière étape ou achèvement de la procédure.
• Alors le raisonnement autorisant à appliquer une fois la procédure autorise de
poursuivre toujours l’application,
• c’est-à-dire que la poursuite de la procédure est inachevable.
• Alors, au regard du résultat cumulatif de la procédure, s’il y a lieu, l’objet sur
lequel elle est appliquée peut être dit “illimité”, dépassant toute limite assignable :
comme ici la grandeur en tant qu’elle est décomposable en une multiplicité de
grandeurs.
Mais le caractère “illimité”, c’est-à-dire “infini” (les deux termes traduisent le même
terme mot grec : apeiron), se prédique d’abord de la procédure elle-même avant de se
prédiquer des objets sur lesquels elle s’effectue : en ce sens que la procédure n’admet pas
de limite ou d’achèvement.
76
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
Nous appellerons “raisonnement itératif ” un raisonnement de ce genre, qui montre
l’inachevabilité d’une opération qui reproduit dans son effectuation les conditions de sa
ré-effectuation.
Il est important de se rappeler la nature archaïque des textes auxquels nous avons
affaire, et il serait trop facile de passer à côté de ce qu’ils énoncent, par l’effet de la
trop grande habitude que nous aurions des raisonnements par régression à l’infini et des
démonstrations par l’absurde. L’ensemble des sources qui nous restent sur les présocratiques ne gardent pas trace d’une démonstration antérieurement au Poème de Parménide,
le maître direct et amant - ou père adoptif - de Zénon. Si l’on considère, comme il nous
paraît vraisemblable, que le Poème est précisément l’œuvre qui apporte à la philosophie
la forme démonstrative, et qui commente et théorise cette forme7 , alors il faut considérer
que Zénon, qui écrit des arguments dans sa jeunesse, le fait dans l’après-coup immédiat
de ce moment. On peut penser que Zénon précède la philosophie proprement dite, dans
la mesure où il est l’aîné de la génération des sophistes, qui contient la figure singulière
de Socrate, héraut de la pratique du dialogue réfutatif compris comme enquête sur la
vérité - qui lui-même donnera lieu à Platon. Zénon pourrait bien être un acteur crucial
de la transition entre l’éléatisme et la sophistique, par son emploi systématique et “bifide” de la réduction à l’absurde. Mais son apport le plus fondamental pourrait bien être
l’import en philosophie du raisonnement itératif, auquel il mériterait peut-être de léguer
son nom.
S’il y a un raisonnement zénonien, il est dans son principe très simple : il consiste
à s’autoriser de certaines prémisses pour mener une certaine opération, et à constater
qu’une fois l’opération menée la situation n’a en rien changé au regard des prémisses et
donc de la possibilité d’appliquer cette opération de nouveau. L’itération de l’opération
est donc possible, mais comme pure réitération de la première, c’est-à-dire que même si
quelque chose se passe, en ce sens que l’opération accomplit bel et bien quelque chose,
en revanche la situation ne change absolument pas au regard de la possibilité d’appliquer
7. La question demeurant celle du rapport exact entre cette naissance de la philosophie dans l’innovation éléatique de la forme démonstrative, et d’hypothétiques démonstrations dans les mathématiques
grecques naissant à la même époque.
3.3. RELATIONS DE DIFFÉRENTS MODES DE PREUVE
77
l’opération. En sorte que le raisonnement itératif nous amène directement à la perspective
de l’infini – mais de l’infini compris comme illimitation et inachevabilité, et non d’abord
comme grandeur ou totalisation sans borne. D’où la phrase montrant la quintessence
de la méthode zénonienne : « c’est la même chose de le dire une fois et de le
dire toujours ». Le raisonnement itératif nous montre, par l’examen d’une première et
unique itération, l’illimitation de la poursuite possible de l’opération. Il fonde ainsi la
possibilité d’un “etc.” absolu.
On peut alors répondre à la question posée plus haut : comment les géomètres peuventils prouver l’indéfinité de la division ? Ils le peuvent en posant comme prémisse que
toute grandeur en général est divisible (c’est-à-dire divisible en plusieurs grandeurs), et
en appliquant le raisonnement itératif : aussi loin qu’on aille dans ce procédé de division,
on obtient plusieurs grandeurs, or toute grandeur est divisible, on peut donc poursuivre
le procédé. L’“indéfinité” énonce exactement cela : supposant que l’on soit parvenu à un
certain point, il est possible de poursuivre au-delà de ce point. Et c’est donc bien dans
Zénon que l’on trouve la preuve de cette indéfinité de la division de la grandeur.
Si le principe du raisonnement itératif est simple, son rôle dans les raisonnements philosophiques et mathématiques antiques l’est beaucoup moins. Nous examinerons dans la
suite certains des corpus, mais il peut être bon de faire auparavant quelques distinctions
logiques.
3.3 Relations de différents modes de preuve
D’après ce qui nous reste du corpus philosophique pré-platonicien, Zénon d’Élée
est mémorable pour au moins deux choses : son emploi apparemment systématique du
raisonnement indirect, notamment sous la forme de la réduction à l’absurde ; et son
import en philosophie du raisonnement itératif conditionnant des preuves d’infinité. Il
convient alors d’être précis.
D’abord, on rappellera la distinction entre deux formes de raisonnement indirect :
la preuve par l’absurde et la preuve par contraposition, distinction qui n’est pas tou-
78
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
jours pertinente mais qui est toujours faite dans les Éléments d’Euclide8 : la preuve par
l’absurde, ou par l’impossible, conclut à la vérité de non-P d’après une démonstration du
fait que P implique l’absurde – ou, par exemple, que P implique à la fois Q et non-Q (ce
qui est réalisé en particulier si P implique non-P). La preuve par contraposition, quant
à elle, conclut la vérité de non-P d’après une démonstration du fait que P implique Q,
alors qu’il a été par ailleurs admis ou prouvé que non-Q. On pourrait l’appeler preuve
par le faux. Dans une certaine conception formaliste du raisonnement, ces deux modes
sont équivalents, mais Vitrac a souligné des différences stylistiques nettes attestant d’une
différence de traitement et de conception des deux cas, au moins pour Euclide.
Dans le premier cas, la preuve fonctionne elle-même par une réduction à l’absurde
ou à l’impossible (par exemple dans Euclide : « le triangle DBG sera égal au triangle
AGB, le plus petit au plus grand. Ce qui est absurde. »), dans le second cas par une
simple réduction au faux (« l’angle sous ABG serait alors égal à l’angle sous AGB ; or
il ne l’est pas. »). On part d’une proposition P et on la “réduit” au faux ou à l’absurde,
c’est-à-dire qu’on montre qu’en posant la proposition on pose aussi bien une forme du
faux ou de l’absurde.
Il est en effet important pour l’étude de Zénon de distinguer entre, d’un côté la preuve
par l’absurde (respectivement : la preuve par contraposition) et de l’autre la réduction à
l’absurde (resp. la réduction au faux). Pour qu’il y ait preuve par l’absurde et non simple
réduction, il faut une étape supplémentaire qui n’est pas logiquement nulle et n’est pas
philosophiquement triviale : il faut admettre que de la fausseté d’une proposition on
puisse conclure à la vérité de sa contradictoire. Autrement dit il faut admettre une
variante du tiers-exclu et en général une certaine confiance en la puissance de vérité du
raisonnement. Admettre que de la fausseté ou l’absurdité de P on puisse tirer la vérité
de non-P.
Une fois ces distinctions établies, on peut dire que Parménide mène apparemment des
preuves par contraposition. Il prend soin en effet d’établir la vérité de est et l’impossibilité
8. Bernard Vitrac, Les démonstrations par l’absurde dans les Éléments d’Euclide. Inventaire, formulation, usages, mar. 2012, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00496748v2, p. 8-12.
3.3. RELATIONS DE DIFFÉRENTS MODES DE PREUVE
79
de n’est pas, et par suite prouve, par exemple, le caractère inengendré de l’étant par le
fait que la pensée de son engendrement impliquerait en quelque façon le n’est pas qui
a été exclu. On dit donc : l’engendrement implique le n’est pas, mais le n’est pas a été
exclu, donc il est inengendré. Zénon, quant à lui, cherche manifestement à mener des
réductions à l’absurde ou à l’impossible, c’est-à-dire à réduire à l’impossible l’hypothèse
elles sont plusieurs, l’“impossible” prenant ici notamment la forme de la contradiction
directe (« si elles sont plusieurs, elles sont à la fois unes et multiples », etc.). Mais opèret-il pour autant des preuves par l’absurde ? Plusieurs commentateurs, dont Barnes, ont
selon nous raison d’affirmer que rien ne nous autorise à le dire : dans aucune des traces
qui nous restent de Zénon nous ne trouvons l’affirmation de la contraposée, le « donc
il est un », ou « donc il est immobile » qui serait attendu dans le cas d’une preuve
par l’absurde. Et si l’on observe de près le témoignage de Platon, on est en droit de
douter fortement que Zénon ait jamais énoncé une telle conclusion. On se souvient en
effet que dans le Parménide Socrate essayait de faire dire à Zénon, en substance, que
celui-ci menait des preuves par l’impossible : c’est-à-dire qu’il disait la même chose que
son amant Parménide mais de manière indirecte, en partant de la proposition contraire
et en la prouvant impossible. Mais d’une part Socrate lui-même souligne que si tel était
le but de l’ouvrage de Zénon, ce but était caché, dissimulé, et il semble en faire une
sorte de reproche moqueur à Zénon. D’ailleurs dans le compte rendu que fait Socrate
de l’argument du semblable et du dissemblable, l’hypothèse du multiple est sans doute
présente, mais il n’y a nulle trace d’une conclusion positive sur l’un. D’autre part, Zénon
lui-même contredit l’hypothèse de lecture de Socrate, et prend bien soin de préciser qu’il
s’est contenté de « rendre avec usure » les réductions à l’impossible que les adversaires
de Parménide opéraient à l’encontre de l’hypothèse il est un. La suspicion de nihilisme,
scepticisme ou sophisme à l’égard de Zénon est donc bien en quelque manière méritée :
Zénon est (perçu comme) celui qui réfute, pas celui qui affirme une vérité9 .
9. Il nous faudrait en fait être plus précis. Ce que nous suggérons ici est que le raisonnement de
Zénon dans son ensemble ne prend pas nécessairement la forme d’une preuve par l’absurde, c’est-à-dire
ne conclut pas nécessairement sur la vérité du contradictoire de ce qu’il réduit à l’absurde. Cela ne veut
pas dire que ses raisonnements particuliers ne font pas usage de la preuve par l’absurde Parménidienne.
Si la Dichotomie, en particulier, est en argument en faveur du repos des étants, alors il est une preuve
80
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
Dans le même ordre d’idée, comme on avait distingué la réduction à l’absurde et la
preuve par l’absurde qui en fait usage on distinguera entre le raisonnement itératif d’une
part, et d’autre part ses différents emplois, comme par exemple la régression à l’infini.
Cette dernière est un résultat obtenu dans certains cas grâce à l’emploi du raisonnement
itératif et à la preuve de l’inachevabilité d’un processus.
On voit que ces formes du raisonnement sont toutes susceptibles de s’emboiter. Ainsi,
par l’emploi du raisonnement itératif, on peut prouver l’inachevabilité d’un processus, qui
permet parfois une régression à l’infini, qui pourrait servir à une réduction à l’impossible
ou à l’absurde, qui prendrait le cas échéant place dans le cadre d’une preuve indirecte.
3.4 Régression et progression à l’infini
Comme nous l’avons suggéré, les raisonnements procédant à l’infini (l’expression en
grec est identique : eis ápeiron) peuvent avoir plusieurs objectifs très différents. Nous soutiendrions par exemple qu’en ce qui concerne l’argument de l’Achille, c’est l’inachevabilité
elle-même qui est le but de l’argument (et “l’inentamabilité”, pour ainsi dire, dans le
cas de la Dichotomie régressive), et l’infini n’en est que la manifestation ou le témoin –
quoi que les commentateurs bien souvent se concentrent à tort sur lui. Dans l’argument
du Grand et celui de l’Illimité, c’est bien l’obtention de l’infini ou illimité même qui est
l’objectif : on veut montrer qu’il n’y a pas de limite à la grandeur à laquelle on peut
accéder, donc que la grandeur dépasse toute limite, est illimitée. On retrouvera des raisonnements analogues en mathématiques pour prouver le caractère arbitrairement grand
ou arbitrairement petit de quelque chose.
Parmi les arguments que l’on nomme généralement des “régressions à l’infini”, il en
est dont le but est encore différent : l’absurdité à laquelle on veut conduire n’est pas
exactement l’infini lui-même, le dépassement de toute grandeur ou l’en-deçà de toute
petitesse, ni à la lettre l’inachevabilité, mais leur conséquence qui est l’absence d’un
premier (ou dernier) terme dans une série dont on postule qu’elle exige un tel premier
par l’absurde.
3.4. RÉGRESSION ET PROGRESSION À L’INFINI
81
(ou dernier) terme. La conséquence recherchée est donc le caractère introuvable d’un
élément premier ou dernier supposé indispensable. Cela concerne typiquement des séries
produites par des relations qu’on appelle transitives et asymétriques dans le langage
mathématique moderne.
Un exemple acceptable de relation asymétrique et transitive dans la langue courante est la
relation “être le descendant de” : cette relation est transitive, ce qui veut dire par exemple
que si Jésus est le descendant de David, et si David est le descendant d’Abraham, alors
nécessairement Jésus est le descendant d’Abraham : la relation “être le descendant de” se
transmet. La relation est aussi asymétrique, ce qui veut dire que David ne peut en aucun
cas être son propre descendant, et que si David est le descendant d’Abraham, Abraham ne
peut en aucun cas être le descendant de David : la relation “être descendant de” est toujours
dans un seul sens entre des personnes différentes. La conséquence est qu’une relation de ce
type ne peut jamais faire de boucle, retourner à son point de départ : en effet, si on disait
que Jésus est le descendant de David, David le descendant d’Abraham, et, en bouclant,
qu’Abraham est à son tour le descendant de Jésus, on devrait dire, à cause de la transitivité
de la relation, qu’Abraham est le descendant de David et le descendant de lui-même, ce qui
est interdit par l’asymétrie de la relation.
Si on a besoin qu’une relation de ce type commence ou se termine quelque part, ait
un premier ou un dernier terme, et qu’on peut lui appliquer un raisonnement itératif,
alors on a une régression à l’infini.
Un exemple courant en est la preuve de la nécessité de poser des axiomes ou des
principes non démontrés pour mener une démonstration. En effet, si ni une tautologie (P parce que P) ni un raisonnement circulaire (P parce que Q et Q parce que P)
ne sont acceptables, alors l’exigence de tout démontrer permet un raisonnement itératif : pour démontrer une proposition il faudra certains principes, puis d’autres principes
pour démontrer ces premiers principes, puis de nouveaux principes encore pour démontrer ceux-là, et ainsi de suite. On ne trouvera donc jamais des principes véritablement
premiers. Or on a besoin, pour mener une démonstration, de pouvoir commencer quelque
part, d’avoir une première proposition comme prémisse à partir de laquelle commencer
l’enchaînement déductif, ce qui est rendu impossible par la régression à l’infini ! Il faut
82
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
donc mener une démonstration à partir d’axiomes c’est-à-dire de principes admis mais
non démontrés. CQFD. C’est un raisonnement de ce genre auquel il est vraisemblablement fait allusion par Aristote en Métaphysique Γ, 4, 1006a6-910 , et qui se retrouve d’une
autre manière et avec une autre intention dans les 5 modes sceptiques, chef-d’œuvre du
scepticisme antique transmis par Sextus Empiricus11 et attribué à Agrippa12 , qui aboutit
en toute généralité à la suspension de l’assentiment.
Voilà le texte de Sextus Empiricus, Esquisses Pyrhoniennes, I, 164-169a , nous soulignons :
Les sceptiques plus récents nous ont transmis cinq modes de la suspension de l'assentiment :
le premier qui part du désaccord, le second, selon lequel on est renvoyé à l'infini (eis ápeiron
ekbállonta), le troisième selon le relatif, le quatrième est l'hypothétique, le cinquième le diallèle.
Celui qui part du désaccord est celui par lequel nous découvrons qu'à propos de la chose examinée il s'est trouvé, aussi bien dans la vie quotidienne que parmi les philosophes, une dissension
indécidable qui nous empêche de choisir quelque chose ou de le rejeter, nous menant finalement
à la suspension de l'assentiment.
Celui qui s'appuie sur la régression à l'infini (ho dè apò tês eis ápeiron ekptóseos) est celui
dans lequel nous disons que ce qui est fourni en vue d'emporter la conviction sur la chose proposée à l'examen a besoin d'une autre garantie, et celle-ci d'une autre, et cela à l'infini, de sorte que,
n'ayant rien à partir de quoi nous pourrons commencer d'établir quelque chose, la suspension
de l'assentiment s'ensuit.
Le mode selon le relatif, comme nous l'avons dit plus haut, est celui dans lequel l'objet réel
apparaît tel ou tel relativement à ce qui le juge et à ce qui est observé conjointement, et sur ce
qu'il est selon la nature nous suspendons notre assentiment.
Nous avons le mode qui part d'une hypothèse quand les dogmatiques étant renvoyés à l'infini,
ils partent de quelque chose qu'ils n'établissent pas mais jugent bon de prendre simplement et
sans démonstration, par simple consentement.
Le mode du diallèle arrive quand ce qui sert à assurer la chose sur laquelle porte la recherche
a besoin de cette chose pour emporter la conviction ; alors n'étant pas capables de prendre l'un
pour établir l'autre, nous suspendons notre assentiment sur les deux.
10. Il ne faut pas oublier néanmoins que selon Aristote l’impossibilité de tout démontrer, c’est-à-dire
de tout démontrer par syllogisme, ne veut pas dire qu’il est impossible de suffisamment justifier voire de
prouver de manière non-syllogistique les premiers principes.
11. Vers le iie siècle apr. J.-C.
12. Probablement ier siècle apr. J.-C.
3.4. RÉGRESSION ET PROGRESSION À L’INFINI
83
L’enjeu des modes (tropoi) est d’élaborer un catalogue de procédures générales capable
de produire sur le praticien un certain effet, à savoir la suspension de l’assentiment, la suspension de l’acquiescement à un jugement comme pouvant être dit vrai de manière justifiée.
Les modes du relatif et du désaccord, figures universelles du scepticisme, mettent en place
le problème : les objets varient selon le point de vue (relatif ), et il y a en général désaccord
irréconciliable sur tous les points (désaccord), ce qui doit conduire à s’abstenir de donner
son assentiment. Mais si on pense qu’il pourrait y avoir une justification qui permettrait de
privilégier une position contre les autres, alors, soit une telle justification : la question se pose
de nouveau de savoir pourquoi il faudrait lui accorder son assentiment. Si on ne lui accorde
pas, alors on ne l’accorde pas non plus à la proposition de départ qui n’est plus justifiée. Si
on lui accorde au nom d’une tierce justification, alors la question se pose une nouvelle fois
pour celle-ci, et ainsi de suite. Alors de trois choses l’une : ou bien on est conduit en cercle,
mais alors selon le diallèle (le “réciproque”) on doit suspendre son assentiment à l’égard de la
totalité du cercle ; ou bien on est renvoyé à l’infini, mais alors « nous n’avons rien à partir de
quoi commencer », comme le dit très exactement Sextus : le procès de justification doit avoir
quelque chose par quoi commencer, et s’il ne peut commencer notre accord d’assentiment
ne le peut pas non plus ; ou bien enfin on s’arrête quelque part, mais alors on en reste
au mode de l’hypothèse, et l’assentiment à la proposition de départ demeure sur un mode
hypothétique (fictif, sur le mode du comme si) et non pas assertorique (thétique, sur le
mode du cela est tel).
a. Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, trad. du grec, comm. et introd. par Pierre Pellegrin,
Points, Seuil, 1997, p. 141-143.
On voit que le problème dans ce genre de raisonnement n’est pas du tout le surplus
de principes. Ce n’est pas qu’on a trop de principes, que leur nombre est “trop grand”
ou dépasse toute grandeur donnée : le problème est que, du fait de l’inachevabilité de
la procédure de justification, et du caractère transitif et asymétrique de la relation de
justification, on ne trouve pas du tout de principe sur lequel s’appuyer, c’est-à-dire par
lequel commencer une démonstration13 .
13. Sur la question des conditions conceptuelles qui rendent pertinent et valide un argument par
régression à l’infini, on ne saurait suffisamment recommander la très belle étude de Jules Vuillemin,
« De la régression à l’infini comme moyen de réfutation. Commentaire aux textes de la Métaphysique »,
Troisième étude, in Jules Vuillemin, De la Logique à la Théologie. Cinq Études sur Aristote, Flammarion,
1967, p. 127-146. Pour des raisons théoriques qui forment l’essentiel du projet de cette thèse, nous sommes
en désaccord avec Vuillemin sur l’interprétation de Zénon et sur les conditions mathématiques de vérité
des raisonnements d’Aristote ; néanmoins sa mise en dialogue d’Aristote et Russell sur la question des
84
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
On peut être tenté d’interpréter comme une régression à l’infini en ce sens strict un
autre des arguments de Zénon qui est l’argument “contre la localisation”, dans le cadre
de l’aporie du lieu (si elles sont plusieurs, elles ont toutes un lieu et aucune n’a de lieu).
On pourrait comprendre l’aporie comme ayant dans l’ensemble la forme suivante : si
elles sont plusieurs, toutes les choses ont un lieu. Mais si une chose a un lieu, ce lieu
est, il a donc un lieu, qui est, et ainsi de suite. Dans la version rapportée par Simplicius
(LM D13b) la conclusion de cet argument est « Le lieu n’est donc pas », ce qui est une
bonne manière de dire qu’aucune chose n’a de lieu. Mais pourquoi serions-nous amenés
à conclure que le lieu n’est pas ? Pourquoi la preuve de l’infinité des lieux est-elle une
preuve de leur inexistence ? Nous n’avons pas les moyens ici d’appuyer une hypothèse
sur des données ou des sources, mais une manière de le comprendre serait de poser
une forme de régression à l’infini : la relation de localisation serait considérée comme
asymétrique et transitive, et comme exigeant une fin, un dernier terme. Autrement dit
pour que quelque chose soit véritablement située, ait un lieu, il faudrait qu’on puisse
désigner un lieu comme le lieu de cette chose ou à défaut le lieu des lieux de cette chose.
Mais s’il y a progrès à l’infini de la localisation, ce lieu véritable est introuvable, et il n’y
a pas du tout de localisation14 .
Il existe encore un emploi différent du raisonnement itératif, qui ne cherche pas cette
fois l’inachevabilité elle-même, ni l’infinité, ni l’introuvabilité, mais au contraire cherche
à prouver de façon directe, positive et générale l’obtention d’une certaine propriété sur
toutes les choses d’un certain type, quand il est possible de placer ces choses les unes
à la suite des autres dans un ordre strict. Nous voulons parler du raisonnement par
récurrence.
conditions logiques de la régression à l’infini est très profonde et forme l’inspiration principale de cette
section.
14. Il nous semble que c’est par exemple l’interprétation qu’en donne Marwan Rashed, quoiqu’il l’insère
dans une perspective historique très différente de celle que nous proposons. Cf. Rashed, Alexandre
d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote (Livre IV-VIII) cit., p. 38-39.
3.5. ITÉRATIF ET RÉCURRENCE DANS LES MATHÉMATIQUES GRECQUES85
3.5 Itératif et récurrence dans les mathématiques grecques
Pourquoi s’intéresser au raisonnement itératif ? Tout ce développement est mené
dans un but précis, qui est le dégagement d’une notion et d’un usage de l’infini, notion
et usage de type mathématique, mais qui précèdent conceptuellement et historiquement
les conceptions modernes standards ; à savoir l’infinité comprise comme l’inachevabilité
d’une procédure, et l’infini compris comme l’horizon d’une telle procédure inachevable.
Afin d’expliquer pourquoi la mathématique contemporaine ne peut pas constituer une
réponse aux paradoxes de Zénon d’Élée sur le mouvement, nous cherchons à montrer que
l’infini ensembliste de Cantor, Dedekind et Zermelo se situe à un niveau vraiment différent de l’objectivité mathématique, niveau que Jean-Michel Salanskis appelle l’objectivité
corrélative par distinction d’avec l’objectivité constructive. C’est-à-dire que l’existence et
les propriétés d’ensembles infinis dans une construction axiomatique ne peuvent pas
résoudre un problème tel que celui de l’Achille, situé essentiellement au niveau des procédures de construction où se situe toujours l’infini comme inachevable15 .
D’après le métaconstructivisme de Salanskis, c’est l’induction, ou raisonnement par
récurrence, qui témoigne du mode d’obtention de la vérité dans l’objectivité constructive :
le raisonnement par récurrence nous montre qu’une propriété se dit en vérité de tous les
objets de la construction, parce que cette propriété est maintenue par la procédure de
construction elle-même. Et c’est parce que nous maîtrisons l’activité constructive que
nous pouvons connaître les objets qu’elle produit. Or le raisonnement par récurrence
fait évidemment usage d’un raisonnement itératif, et en est une application directe.
En retour, il nous paraît plus que probable que l’emploi démonstratif du raisonnement
itératif par Zénon doit nous renvoyer à son emploi à l’époque, et avant peut-être Zénon,
dans le domaine mathématique. Ce qui conduit à poser la question suivante : quels
pouvaient être les usages mathématiques du raisonnement itératif à l’époque de Zénon et
avant lui (et en particulier : était-il employé dans des démonstrations par récurrence) ?
Cela permettra de situer dans le paradoxe dans un contexte argumentatif plus large
15. Sur le métaconstructivisme, voir l’ensemble de la section 10.2.
86
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
et plus complet, et d’autre part de soumettre les catégories du métaconstructivisme,
élaborées pour penser les mathématiques modernes, à l’épreuve du nouveau matériau
historique que constituent les corpus mathématiques grecs anciens.
Il se trouve que la question de la présence du raisonnement inductif en Grèce ancienne
a été récemment « rendue plus confuse », quoique de façon lumineuse, par un article
fascinant de Fabio Acerbi16 qui mérite pour notre propos d’être examiné dans un certain
détail.
Acerbi distingue au cours de l’article plusieurs formes similaires de raisonnement, qui
ont pour point commun non seulement l’emploi d’un raisonnement itératif, mais le fait
de toujours porter sur des objets strictement ordonnés : le principe de descente (ou de
“descente infinie” ; c’est-à-dire : “de descente inachevable”), l’induction incomplète, et
l’induction complète ou raisonnement par récurrence.
3.5.1 Descente infinie
Le principe de descente infinie est une forme de preuve (indirecte) par régression à
l’infini. On en trouve des exemples dans les corpus conservés, notamment sous la forme
d’une réduction à l’impossible concernant les nombres entiers : si une hypothèse sur un
certain entier A a pour conséquence (itérative) qu’il existe une infinité de nombres entiers
(positifs) plus petits que A, alors l’hypothèse est fausse, car cela est impossible. On voit
que le raisonnement repose non seulement sur l’itération qui permet d’obtenir l’infinité,
mais aussi sur une certaine propriété d’ordre : les nombres commencent quelque part,
par l’unité, et entre l’unité et n’importe quel nombre entier il y a une certaine quantité
épuisable de nombres. On trouve un tel raisonnement dans la démonstration extrêmement
simple du théorème VII, 31 des Éléments17 :
16. “My aim is to increase the confusion on this subject”, écrit-il après avoir fait état du débat contemporain
(Fabio Acerbi, « Plato : Parmenides 149a7-c3. A Proof by Complete Induction ? », Archive for History
of Exact Sciences, 55 (2000), p. 57-76, p. 58).
17. Euclide d’Alexandrie, Les Éléments, t. 2 : Livres V-VI : Proportions et similitude ; Livres VII-IX :
Arithmétique, trad. du grec et comm. par Bernard Vitrac, 4 t., Presses Universitaires de France, 1994,
p. 339-340. Dans cette démonstration, comme dans celle que nous commenterons plus bas et à vrai dire
dans toutes les démonstrations des livres arithmétiques d’Euclide, on trouve dans les sources des figures
où chaque nombre nommé dans la démonstration est figuré par un segment. Nous ne reproduisons pas
ces figures, car elles ne semblent jouer aucun rôle dans la démonstration. Il nous paraissait important
3.5. ITÉRATIF ET RÉCURRENCE
87
Tout nombre composé est mesuré par un certain nombre premier.
Soit un nombre composé A. Je dis que A est mesuré par un certain nombre premier.
En effet, puisque A est composé, un certain nombre le mesurera. Qu'il le mesure et que ce
soit B. Et si B est premier, ce qui était prescrit aura été fait. S'il est composé, un certain nombre
le mesurera. Qu'il le mesure et que ce soit C. Et puisque C mesure B et que B mesure A, le
[nombre] C mesure donc aussi A. Et, d'une part si C est premier, ce qui était prescrit aura été
fait, d'autre part s'il est composé, un certain nombre le mesurera. Alors l'investigation étant
poursuivie de cette façon, un certain nombre premier sera trouvé qui mesurera [A]. Car s'il ne
s'en trouvait pas, des nombres en quantité illimitée mesureraient le nombre A, dont chacun
serait plus petit que le précédent ; ce qui est impossible dans les nombres. Donc un certain
nombre premier sera trouvé qui mesurera le [nombre] précédent et qui mesurera aussi A.
Donc tout nombre composé est mesuré par un certain nombre premier. Ce qu'il fallait
démontrer.
Pour qu’on puisse comprendre la démonstration, il faut d’abord rappeler quelques
simples points de vocabulaire euclidien : en général dans le corpus grec, le “nombre”
(arithmós) est défini comme « multitude composée d'unités18 ». Non seulement donc il s’agit
uniquement des entiers naturels, mais même “1” n’est pas considéré comme un “nombre”
dans cette définition, puisque 1 n’est pas une multitude. Cette manière de présenter les
choses n’est pas absolument universelle, et parfois elle oblige à compliquer les démonstrations, mais elle est particulièrement marquée dans cette partie du livre VII sur les
nombres premiers. On dit ensuite qu’un nombre A “mesure” un autre nombre B quand
il en est le diviseur, c’est-à-dire, selon ce que suggère la formulation d’Euclide, quand
on peut prendre A un certain nombre de fois et obtenir exactement B. Un “nombre
composé” est alors défini simplement comme un nombre mesuré par un autre nombre.
La définition du nombre premier devient alors claire : « 12. Un nombre premier est celui [qui
est] mesuré par la seule unité19 ». Il faut comprendre par là qu’on ne peut le composer par
de signaler ce fait quoique nous ne puissions pas en entreprendre ici un commentaire qui demanderait
d’introduire toute une interprétation de la pratique d’Euclide en général.
18. VII, déf. 2 : « Et un nombre est la multitude composée d'unités », « B. Arithmòs dè tò ek monádon sugkeímenon
plêthos. » ibid., p. 249
19. Ibid., p. 256.
88
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
addition qu’en partant de “1”, et que rien d’autre, notamment aucun nombre, ne peut
le composer. (On voit qu’à part la grande différence de vocabulaire et de conception, ces
notions sont jusque là néanmoins équivalentes aux notions modernes habituelles).
Une fois cela dit et compris, la démonstration devrait être transparente.
Comment peut-on décrire son fonctionnement, dans la perspective qui nous occupe ?
On pourrait dire qu’il s’agit d’un raisonnement itératif sous condition. C’est-à-dire que
l’itération est sous condition qu’on ne trouve pas de nombre premier mesurant (c’est-àdire de diviseur). Dès que l’on trouve un nombre premier, le processus s’arrête ; mais tant
que l’on trouve un composé, on est autorisé à reproduire l’opération. Supposer alors qu’on
ne trouve jamais de nombre premier mesurant, donc que la condition est toujours réalisée,
implique que le processus de dégagement de nouveaux nombres composés mesurants est
inachevable et que ceux-ci sont en quantité illimitée, ce qui est impossible. On voit
donc que le raisonnement itératif sous condition consiste en un dilemme entre d’une
part la proposition à démontrer (un nombre composé est mesuré par un certain nombre
premier) et d’autre part le processus inachevable qui produit l’illimité, donc l’impossible,
sous condition de négation de la proposition à démontrer (aucun nombre premier ne
mesure un certain nombre composé). La proposition à démontrer est alors retrouvée,
dans cette seconde branche du dilemme, par application du tiers-exclu (selon la procédure
habituelle). Les deux branches du dilemme conduisant à la même conclusion, celle-ci est
prouvée en général.
3.5.2 Induction complète et incomplète
Qu’est-ce que l’induction complète, ou démonstration par récurrence, ou plus exactement comment la caractériser sans présupposer des concepts modernes ? Dans son article,
Fabio Acerbi dégage 4 éléments qui doivent être présents dans une démonstration pour
qu’on puisse la reconnaître spécifiquement comme une induction complète20 :
A. Établir la base de l’induction : c’est-à-dire démontrer que la propriété voulue est
20. Nous paraphrasons et explicitons Acerbi, « Plato : Parmenides 149a7-c3. A Proof by Complete
Induction ? » cit., p. 60
3.5. ITÉRATIF ET RÉCURRENCE
89
vraie du premier terme de la suite.
B. Énoncer l’étape inductive et la reconnaitre comme absolument générale : c’est-àdire énoncer que si la propriété est vraie pour un terme donné de la suite, quel
qu’il soit, alors nécessairement elle sera vraie pour le terme suivant.
C. Prouver cette étape inductive, en reconnaissant que la preuve vaut, à nouveau, en
toute généralité.
D. Reconnaitre la généralité de la conclusion : c’est-à-dire en conclure que la propriété
est vraie pour tout terme de la suite, quel qu’il soit21 .
Il faut noter immédiatement une chose, c’est qu’à première vue la démonstration
par récurrence ne contient pas de raisonnement itératif. En elle on ne trouve pas du
tout mention explicite de la possibilité de répéter une opération, d’un inachevable, d’un
illimité ou d’un “et ainsi de suite”.
Ce mode de démonstration est indéniablement valide, à chaque fois qu’on a une suite
ordonnée à partir d’un premier élément. Mais pourquoi est-il valide ? Qu’est-ce qui le
rend vrai ? Pour parler comme Kant, du fait qu’une propriété est vraie pour le premier
terme d’une suite et que si elle est vraie pour un certain terme alors elle sera vraie
pour le suivant, il ne découle pas analytiquement que la propriété est vraie pour tous
les termes de la suite. Si je prends en compte ces deux propositions et uniquement ces
deux propositions, rien n’est dit en elles qui m’assure que la propriété est vraie pour par
exemple le 1000e terme de la suite, puisque je ne sais pas a priori si elle est vraie pour le
999e . Comment puis-je m’en convaincre ? Comment puis-je garantir que le raisonnement
est toujours vrai ?
Il y a en fait deux manières naturelles de le faire. La première est la descente infinie :
je dis que la propriété est vraie de tout terme de la suite. En effet, soit un terme de la
21. On donne un exemple trivial de démonstration par récurrence pour fixer les idées : Tout multiple
de 6 est divisible par 2, c’est-à-dire a une moitié entière. (A.) En effet 6 est divisible par deux, car 3 +
3 = 6. (B.) En outre si un certain multiple M de 6 est divisible par 2, alors le multiple suivant, M+6,
est aussi divisible par deux. (C.) En effet, soit un multiple M de 6 divisible par deux, et soit H sa moitié
entière. Alors le multiple suivant M + 6 = H+H + 6 = H+3 + H+3, c’est-à-dire que H+3 est une moitié
entière de M+6. (D.) Donc tout multiple de 6 est divisible par 2. CQFD.
90
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
suite pour lequel la propriété est fausse. Si la propriété est fausse pour lui, alors elle est
fausse pour son prédécesseur. Mais alors elle est fausse pour le prédécesseur de celui-ci.
Et ainsi de suite à l’infini. Or c’est impossible, car le nombre n’a pas une infinité de
prédécesseurs (« cela est impossible dans les nombres »). Donc, etc.
La seconde est justement l’induction incomplète, qui peut se formuler ainsi : « La
propriété est vraie du premier terme, et donc du second terme. Et donc du troisième, et
ainsi de suite, sans qu’on puisse être arrêté quelque part. » Il s’agit donc d’un raisonnement itératif, qui énonce une poursuite à l’infini du fait que l’itération du passage au
successeur (et de la vérification de la propriété pour ce successeur) reproduit les conditions de sa réitération.22 . C’est exactement de cette manière que Blaise Pascal justifie
l’emploi de l’induction complète dans le texte qui est généralement reconnu comme sa
première utilisation consciente comme un schème démonstratif général pouvant s’appliquer à toutes sortes d’objets bien ordonnés pourvus que ceux-ci soient bien ordonnés
(Nous citons le Traité du triangle arithmétique (1654), Conséquence douzième23 ) :
Quoique cette proposition ait une infinité de cas, j'en donnerai une démonstration bien
courte, en supposant 2 lemmes.
Le 1, qui est évident de soi-même, que cette proportion se rencontre dans la seconde base ;
car il est bien visible, que f est à s comme 1 est à 1.
Le 2, que si cette proportion se trouve dans une base quelconque, elle se trouvera nécessairement dans la base suivante.
22. Dans les mathématiques modernes, la justification à la Zénon n’est pas en elle-même satisfaisante
selon les critères d’exigence formalistes, et le raisonnement par récurrence est généralement justifié par
un axiome spécial, au moins depuis l’axiomatisation de l’arithmétique par Peano. Il s’agit d’un axiome de
second-ordre c’est-à-dire qui ne porte pas seulement sur les objets ou les nombres, mais sur les propriétés
s’appliquant à ces objets, énonçant donc que pour toute propriété, si on peut faire A. et C. alors on peut
faire D. On peut aussi en réalité (y compris selon l’exigence formaliste) démontrer sa validité à partir du
principe de bon ordre, qui énonce que si quelque chose est vrai d’un ou plusieurs termes d’une suite bien
ordonnée, alors il existe un premier (ou plus petit) terme de la suite pour lequel cette chose est vraie. On
dit alors : supposons qu’un terme de la suite n’ait pas la propriété. Alors il existe un premier terme de la
suite qui n’a pas la propriété. Mais alors en vertu de B., son prédécesseur (qui existe forcément puisqu’en
vertu de A. le premier terme de la suite a la propriété et il est le seul à ne pas avoir de prédécesseur) n’a
pas non plus la propriété. Il y a donc un terme qui n’a pas la propriété précédant le premier à ne pas
avoir la propriété, ce qui est absurde. Donc, etc. Un tel principe et la démonstration à partir de lui aurait
peut-être été théoriquement possible pour les anciens, mais ne semble correspondre à rien d’attesté. De
plus, la manière la plus naturelle de justifier le principe de bon ordre est de nouveau la descente infinie.
23. Cf. Acerbi, « Plato : Parmenides 149a7-c3. A Proof by Complete Induction ? » cit., p. 57, Blaise
Pascal, Œuvres Complètes, éd. établie et annot. par Jacques Chevalier, Gallimard, 1954, p. 103
3.5. ITÉRATIF ET RÉCURRENCE
91
D'où il se voit qu'elle est nécessairement dans toutes les bases : car elle est dans la seconde
base par le premier lemme ; donc par le second elle est dans la troisième base, donc dans la
quatrième, et à l'infini.
Après quoi Pascal prouve le lemme 2.
Comment fonctionne cet argument exactement, si on en déplie les étapes logiques ?
On démontre qu’une proportion se retrouve dans toutes les bases.
1. Elle se trouve dans la première des bases considérées (qui est la seconde base)
(lemme 1).
2. Si elle se trouve dans une base quelconque, elle se trouvera nécessairement dans la
suivante (lemme 2).
3. S’il est vrai qu’elle se trouve dans la seconde base et que si elle se trouve dans
une base quelconque elle se trouve dans la suivante, alors elle se trouve aussi dans
la troisième, et donc dans la quatrième, et ainsi de suite à l’infini (raisonnement
itératif, induction incomplète).
4. Si elle se trouve dans la seconde, la troisième, la quatrième base, et ainsi de suite
à l’infini, alors elle se trouve dans toutes les bases (en vertu de la successivité
exhaustive des bases ; cette étape est implicitement admise par Pascal dans la
dernière phrase).
5. Donc elle se trouve dans toutes les bases (modus ponens appliqué deux fois, d’abord
à 1, 2 et 3, puis à 3 et 4).
Si on appelle “usage conscient de l’induction complète” la prise de conscience du
fait que l’on peut démontrer une propriété en toute généralité grâce aux seuls deux premiers lemmes vérifiés pour cette propriété, on pourrait dire que cette prise de conscience
équivaut à la prise de conscience d’une proposition intermédiaire, que l’on peut en effet
raisonnablement voir dans la dernière phrase du texte de Pascal :
92
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
4’. Donc s’il est vrai qu’elle se trouve dans la seconde base et que si elle se trouve
dans une base quelconque elle se trouve dans la suivante, alors elle se trouve dans
toutes les bases (en vertu de 3., 4., et la transitivité de l’implication).
Et à la conscience du fait que cette proposition sera également vraie pour toute
propriété portant sur les termes d’une suite strictement ordonnée, ce qui, au moins chez
Pascal, reposait manifestement sur la confiance en la validité du raisonnement itératif.
Qu’est-ce qui différencie l’induction complète de l’induction incomplète si la première
repose traditionnellement sur la seconde ? La frontière n’est pas toujours nette, et il y a
depuis longtemps une controverse sur le sujet parmi les historiens24 . On a une induction
clairement incomplète si on n’énonce pas l’étape inductive dans sa généralité ou si on
ne la démontre pas dans sa généralité (si donc B. ou C. se trouve manquant), mais
qu’on se contente de dire que la propriété est vraie pour le premier terme, puis de
montrer que de ce fait elle est vraie pour le second, et de ce fait pour le troisième,
et de dire par exemple : « et on pourra le prouver semblablement dans la suite ».
C’est-à-dire que l’on n’envisage pas l’étape inductive dans sa pleine généralité, mais
l’on suggère simplement la validité d’un raisonnement analogue pour tous les points de
départ qui pourront se présenter. Un deuxième trait distinctif de l’induction complète
est l’explicitation du fait que l’on peut tirer une propriété générale sur une catégorie
d’objets à partir seulement d’un cas particulier et d’une propriété inductive, donc à
partir d’une proposition portant sur un particulier et d’une proposition portant sur le
rapport entre deux particuliers en général. En somme il s’agit du passage aux étapes
4. et surtout 4’. dans notre reconstruction de Pascal. Or il est historiquement manifeste
que ce passage n’est pas trivial ni innocent, mais implique un certain mode d’approche
et de considération des objets et de la généralité.
Rien ne le manifeste plus clairement peut-être que les démonstrations d’Euclide où
on a voulu voir l’emploi d’une induction complète, mais qui procèdent en réalité d’une
manière très différente. Au point qu’un regard moderne peut y voir comme un effort
24. Controverse qui a culminé en 1994 dans deux articles de Fowler et Unguru, cf. Acerbi, « Plato :
Parmenides 149a7-c3. A Proof by Complete Induction ? » cit., p. 57-58 et ici même la sous-section
suivante.
3.5. ITÉRATIF ET RÉCURRENCE
93
obstiné pour ne pas employer l’induction complète là où elle devrait s’imposer. Nous
prenons en particulier la proposition IX, 8 des Éléments25 :
Si des nombres en quantité quelconque sont continûment en proportion à partir de l'unité,
d'une part le troisième à partir de l'unité sera un carré ainsi que ceux [qu'on prend] en en
sautant un [sur deux]; d'autre part le quatrième sera un cube ainsi que tous ceux [qu'on
prend] en en sautant deux, et le septième à la fois cube et carré, ainsi que ceux [qu'on prend]
en en sautant cinq.
Que des nombres en quantité quelconque, A, B, C, D, E, F soient continûment en proportion à partir de l'unité. Je dis que, d'une part le troisième à partir de l'unité, B, est un carré,
ainsi que tous ceux [qu'on prend] en en sautant un [sur deux]; d'autre part le quatrième C est
un cube ainsi que tous ceux [qu'on prend] en en sautant deux, et le septième F est à la fois
cube et carré ainsi que tous ceux [qu'on prend] en en sautant cinq.
En effet, puisque comme l'unité est à A, ainsi est A relativement à B, autant de fois donc
l'unité mesure le nombre A et A [mesure] B. Mais l'unité mesure le nombre A selon les unités
[qui sont] en lui ; et donc A mesure B selon les unités [qui sont] en A. Donc A se multipliant
lui-même a produit B ; donc B est un carré. Et puisque B, C, D sont continûment en proportion,
que B est un carré, D est un carré aussi ( VIII.22). Alors pour les mêmes raisons, F est aussi un
carré. Semblablement nous démontrerons alors que tous ceux [qu'on prend] en en sautant un
[sur deux] sont aussi des carrés. Je dis alors que le quatrième [nombre] à partir de l'unité, C,
est un cube ainsi que tous ceux [qu'on prend] en en sautant deux. En effet puisque comme
l'unité est à A, ainsi est B relativement à C, autant de fois donc l'unité mesure le nombre A et
B [mesure] C. Or l'unité mesure le nombre A selon les unités [qui sont] dans A ; et donc B
mesure C selon les unités [qui sont] en A ; donc A multipliant B a produit C. Or puisque d'une
part A se multipliant lui-même a produit B, d'autre part multipliant B a produit C, le [nombre]
C est donc un cube. Et puisque C, D, E, F sont continûment en proportion, que C est un cube,
F aussi est donc un cube ( VIII. 23). Mais il a été démontré aussi [qu'il est] carré ; le septième à
partir de l'unité est donc à la fois cube et carré. Semblablement alors nous démontrerons que
tous ceux [qu'on prend] en sautant cinq [nombres] sont à la fois cube et carré. Ce qu'il fallait
25. Nous citons Euclide d’Alexandrie, Éléments V-IX cit., p. 419-420.
94
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
démontrer26 .
Une clarification pour commencer : que signifie « des nombres continûment en pro-
portion à partir de l’unité » ? Il s’agit d’une suite ordonnée de nombres A, B, C, D…,
tels qu’il y a autant de fois l’unité dans A qu’il y a de fois A dans B et B dans C, etc. Il
s’agit en somme de ce que nous appellerions une suite de puissances de A, qui commence
par 1. On remarque une perturbante complication au niveau de la numérotation, qui fait
que « le troisième nombre en partant de l’unité » est bien B et non C, c’est-à-dire que 1
compte comme le premier terme de la suite, alors même que 1 n’est pas un nombre dans
la terminologie d’Euclide ! Le résultat est que, ce que nous appellerions les puissances
paires (A2 , A4 , A6 ) sont ici des nombres de rang impair (le troisième, le cinquième, le
septième…en partant de l’unité), et inversement.
La démonstration emploie deux résultats précédents, les propositions 22 et 23 du
livre VIII, concernant respectivement le carré et le cube, qui énoncent que si 3 (resp.
4) nombres sont continûment en proportion et que le premier est un carré (resp. un
cube) alors le troisième (resp. le quatrième) aussi est un carré (resp. un cube)27 . Armés
de ces résultats, comment pourrions-nous établir une démonstration par récurrence ?
Conformément à l’analyse faite plus haut, nous procéderions ainsi (pour des raisons
de brièveté, nous ne traitons que le cas du carré, celui du cube étant structurellement
identique) :
Parmi les nombres continûment en proportion à partir de l’unité, les troisième,
cinquième et tous ceux pris en en sautant un sur deux sont des carrés.
En effet, soit des nombres continument en proportion à partir de l’unité : 1, A, B, C,
D, E, F, etc..
26. À des fins de clarté, nous indiquons le “contenu” de la démonstration tel qu’on l’enseignerait
aujourd’hui : tout nombre entier de la forme pn avec p entier, et n respectivement pair (n = 2m avec
m entier), divisible par 3 (n = 3m, avec m entier) ou divisible par 6 (n = 6m, avec m entier), est
respectivement le carré, le cube ou le carré et le cube d’autres nombres entiers. Ce qui algébriquement
se montre en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire :
p2m = (pm )2
p3m = (pm )3
p6m = (p3m )2 = (p2m )3
27. Les adjectifs “carré” et “cube” attribués à des nombres entiers ont en pratique le même sens dans
les Éléments que pour nous.
3.5. ITÉRATIF ET RÉCURRENCE
95
1. 1 est carré, donc B est carré (par VIII, 22).
2. Si un terme de la suite est carré, alors celui pris à sa suite en en sautant un est
aussi carré (par VIII, 22).
3. S’il est vrai que 1 et B sont carrés et que si un terme est carré, alors celui pris à sa
suite en en sautant un est aussi carré, alors aussi D, F, et ainsi de suite à chaque
fois qu’on en sautera un, à l’infini, sont carrés (raisonnement itératif, induction
incomplète).
4. Si 1, B, D, F, et ainsi de suite à chaque fois qu’on en sautera un, à l’infini, sont
carrés, alors tous les nombres continûment en proportion pris en en sautant un à
partir de l’unité sont carrés (en vertu de l’ordre successif exhaustif de ces nombres).
5. Donc tous les nombres continûment en proportion pris en en sautant un à partir
de l’unité sont carrés (modus ponens). Ce qu’il fallait démontrer.
Ceci étant posé, nous pouvons entreprendre une comparaison avec le raisonnement
d’Euclide et nous demander ce que ne fait pas Euclide que nous faisons ici, et ce qu’il fait
que nous ne faisons pas ? Une première chose, qui n’est pas essentielle à notre propos, est
qu’Euclide ne peut pas partir du principe que 1 est carré (et d’ailleurs cube) ce qui lui
éviterait d’avoir à traiter à part les cas de B et C. Il ne le peut pas parce que “carré” et
“cube” caractérisent des nombres et que 1 n’est pas considéré comme un nombre. Mais
nous aurions pu tenir compte de ça et ajouter simplement une ligne.
D’autre part, il est remarquable que Euclide a l’air d’énoncer bel et bien les étapes,
1, 2, et 3 : il fait un raisonnement itératif, remarquant qu’à chaque fois qu’on part
d’un carré et qu’on saute un nombre, on tombe sur un nouveau carré, ce qui nous
permet de réitérer l’opération. En outre il en conclut bien que « tous ceux [qu’on prend]
en en sautant un » sont carrés. Ne fait-il pas une induction complète ? Non, pour les
deux raisons majeures que nous avions vues plus haut. D’une part, il n’énonce pas
l’étape inductive dans toute sa généralité, en dépit des apparences. La proposition VIII,
22, est bien donnée en toute généralité, mais elle n’équivaut pas à l’étape inductive.
96
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
Ce qu’énonce VIII, 22 est que le troisième nombre d’une suite de trois nombres en
proportions dont le premier est un carré, est aussi un carré. On pourrait utiliser ce
théorème pour formuler l’étape inductive dans toute sa généralité, en disant : donc pour
tout nombre de la suite, s’il est un carré, celui qu’on prend en un sautant un est aussi
un carré. Mais ce n’est pas ce que dit Euclide ! Euclide dit que la proposition VIII,
22 pourra être appliquée dans le cas de D (en remarquant que B, C, D est une telle
suite), et également dans le cas de F (en remarquant que D, E, F est une telle suite),
et semblablement (mais pas identiquement) dans les autres cas. Ce pourquoi le verbe
est au futur : « semblablement nous démontrerons alors... ». La seconde et principale
raison peut-être est que ce n’est pas la même proposition qu’Euclide essaie de démontrer,
quoique le résultat en soit le même ! En effet Euclide ne démontre pas par récurrence
une propriété d’une puissance sur deux, mais il démontre par induction incomplète cette
propriété pour un nombre sur deux dans une quantité donnée de nombres en proportion.
Il énonce : soit un certain groupe de nombres en proportions, cette propriété sera vraie
pour un nombre sur deux de ce groupe, dans l’ordre de la proportion. Il vise donc des
quantités finies ! Or c’est conceptuellement très différent. En effet, dans un tel groupe fini
de nombres, la série successive des opérations de démonstration de la propriété pourrait
en théorie être achevée, menée à bout pour chacun des termes concernés, et c’est pour cela
qu’il y a un sens à dire qu’il « démontrera », au futur, la propriété pour tous les termes
concernés, même si c’est d’une manière idéale. Donnez-moi un groupe de nombres en
proportion continue, et je vous démontrerai par itération que la propriété est vraie d’un
nombre sur deux de ce groupe, pour chacun de ces nombres. Néanmoins la généralité est
bien obtenue, la proposition est finalement démontrée pour n’importe quelle puissance
paire, mais cela n’est pas grâce au raisonnement par récurrence ! C’est au contraire
grâce au fait que la généralité est (quasiment) toujours obtenue dans les raisonnements
d’Euclide qui opèrent (quasiment) toujours sur des cas généraux28 : la proposition est
28. Pour un examen soigneux de la question de la généralité des démonstrations dans Euclide, cf.
Fabio Acerbi, « Perché una dimostrazione geometrica greca è generale », in La scienza antica e la sua
tradizione, IV Seminario di studi Gargnano, 13-15 oct. 2008, sous la dir. de G. Micheli et F. Franco
Repellini, Cisalpino, Milano 2011, p. 25-80
3.5. ITÉRATIF ET RÉCURRENCE
97
démontrée pour une quantité donnée de nombres dans une certaine proportion, mais pour
n’importe quelle quantité donnée de nombres selon n’importe quelle proportion, donc
finalement pour toutes les puissances paires ; de la même manière qu’un raisonnement
d’Euclide sur un triangle porte sur n’importe quel triangle.
3.5.3 Présence et absence dans les corpus
De tout ce qui précède, on peut retenir les deux faits suivants : 1/ on trouve des emplois de raisonnement itératif dans les corpus mathématiques grecs, à travers différentes
formes logiques ; 2/ là où Euclide semble employer l’induction complète, ou paraît devoir
l’employer, il ne l’emploie en fait pas.
La question de l’existence de l’induction complète dans l’Antiquité grecque a fait l’objet d’un débat parmi les spécialistes, débat qui a culminé en 1994 dans une controverse
entre S. Unguru et D. Fowler, dont le commentaire occupe la première partie de l’article
d’Acerbi. À l’issue de son analyse logique, méthodologique et philologique, Fabio Acerbi
est en mesure de tirer deux conclusions29 : d’une part, malgré les arguments d’Unguru,
on ne peut pas exclure a priori et pour des raisons de principe que les Grecs aient pu
l’employer. Le raisonnement d’Acerbi consiste à dire que les arguments d’Unguru les
plus pertinents (reposant sur l’inexistence dans l’Antiquité d’une conception abstraite
du nombre) ne portent pas sur la possibilité pour un.e grec.que d’employer l’induction
incomplète, mais sur sa capacité à le conceptualiser comme un mode de raisonnement
abstrait valable pour une classe générale de propriétés (selon une distinction que fait
Acerbi entre l’Induction Complète, possible pour les Grec.que.s, et le Principe d’Induction Complète uniquement moderne). Dans le même esprit, Unguru juge que l’Induction
Complète nécessite l’idée d’une fonction qui associe chaque élément d’un groupe à un
nombre entier, en sorte à former une suite ordonnée, et la notion d’une totalité telle
que “tous les nombres entiers”, deux choses qui sont en a priori absentes de la pratique
grecque. Mais Acerbi répond avec raison que si en effet ces deux éléments sont absents
de la pratique grecque, et si leur absence rend impossible d’une part la conception de
29. Acerbi, « Plato : Parmenides 149a7-c3. A Proof by Complete Induction ? » cit., p. 62-63.
98
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
l’Induction comme schème démonstratif, d’autre part son emploi à un plein niveau de
généralité, elle n’empêche pas pour autant son emploi dans des cas suffisamment simples
où l’ordre strict des éléments est suffisamment manifeste, et en concevant la conclusion
non comme s’appliquant à “l’ensemble des nombres” ou “l’ensemble infini des éléments de
la suite”, mais simplement à “tout nombre” ou “tout élément”. Ces deux points semblent
suffisamment clairs à l’examen de la proposition IX, 8 : les nombres se succédant selon
une certaine proportion ont un ordre unique imposé par cette proportion, et Euclide
peut tirer une conclusion générale sur n’importe quel nombre d’une suite.
D’un autre côté, malgré les efforts de plusieurs commentateurs et les reconstructions
de Fowler, on ne trouve pas dans les corpus mathématiques anciens un emploi de l’induction complète. L’argument de Fowler consiste à dire (grossièrement parlant) que certains
modes de démonstrations attestés, comme la descente infinie et l’appel au principe de
bon ordre, sont équivalents avec l’Induction Complète, qui est donc a priori possible à
l’époque, et qui doit selon Fowler avoir été employée dans certaines circonstances mathématiques, d’une manière que Fowler reconstitue, quoique justement il ne trouve pas
de textes pour l’attester. Acerbi a plusieurs arguments méthodologiques contre cette
démarche, mais il remarque notamment que la notion “d’équivalence” logique entre des
modes de raisonnements n’a de sens que si ces modes de raisonnements sont conceptualisés comme tels et qu’on est en mesure de prouver leur équivalence, ce qui n’est pas
trivial. Il énonce la chose suivante30 :
Au contraire, je ne crois pas que PIC [le Principe d'Induction Complète] et PD [le Principe de
30. « Rather, I believe that PCI [the Principle of Complete Induction] and PD [the Principle of
Descent] cannot be regarded as ‘equivalent’ (I consider it obvious that they cannot be historically equivalent) for [the following] series of reasons : they are not so 1) from the point of view of intuitive evidence –
which, when one has to ‘choose’ a proof technique instead of another, has a decisive weight ; 2) since they
involve very different logico-mathematical concepts. We cannot presume that different concepts can be
grasped with equal ease (for instance the concept of decreasing sequence in PD or the notion of property
defined on an infinite collection of objects in PCI ; or, as Mueller (p.79) rightly points out, ‘unlike the
principle of induction, the least number principle or the denial of infinitely descending chains does not
seem to depend upon a genuinely structural conception of the positive integers. For these principles can
be understood solely in terms of the Euclidean conception of numbers as finite concatenations of units.’) ;
3) since every distinct technique employed to prove the same theorem gives it a different meaning, (if
nothing else) because it changes the net of propositions needed to achieve the proof. Moreover, 4) to
speak of equivalence is meaningful only after PCI and PD have been recognised as such, and after logical
techniques have been developed to give sense to this equivalence. Even in this case, an equivalence proof
can be higly nontrivial. » ibid., n. 21 p. 63, nous traduisons.
3.5. ITÉRATIF ET RÉCURRENCE
99
Descente] puissent être jugés “équivalents” (je considère comme évident qu'ils ne sauraient
être équivalents historiquement) pour [la série de raisons suivantes]: ils ne le sont pas 1) du
point de vue de l'évidence intuitive -- ce qui, lorsqu'il s'agit de “choisir” entre deux techniques
de preuve, pèse d'une façon décisive ; 2) dans la mesure où ils mobilisent des concepts logicomathématiques très différents. Nous ne pouvons pas présupposer que différents concepts sont
saisis avec une égale facilité (comme, par exemple, le concept de suite décroissante dans PD et
la notion de propriété définie sur une collection infinie d'objets dans PIC ; ou encore, comme
le remarque justement Mueller31 (p.79) « contrairement au principe d'induction, le principe
du plus petit nombre ou le refus de chaînes de descente infinie ne semblent pas reposer sur
une conception véritablement structurelle des entiers positifs. Car ces principes peuvent se
comprendre en termes de la conception euclidienne des nombres comme concaténations finies
d'unités. ») ; 3) dans la mesure où chaque technique distincte employée pour prouver un même
théorème lui donne un sens différent, parce que (à tout le moins) elle change le réseau de
propositions nécessaires à l'aboutissement de la preuve. Qui plus est, 4) parler d'équivalence
n'a de sens que lorsque PIC et PD ont été identifiés comme principes logiques, et après que
des techniques logiques ont été développées pour donner un sens à leur équivalence. Même
alors, une preuve d'équivalence peut s'avérer tout à fait non triviale.
Mais c’est après avoir mené cette ferme clarification de la question, en établissant
que l’idée d’un Principe d’Induction Complète n’est pas accessible aux Grec.que.s, mais
que l’emploi de l’Induction Complète l’est, quoi qu’on ne la trouve pas dans les corpus
mathématiques connus, que Acerbi entreprend de « rendre la situation plus déroutante », en
relevant qu’il existe en fait un exemple grec de plein droit de l’Induction complète, mais
hors des œuvres mathématiques, dans le Parménide de Platon.
31. I. Mueller, Philosophy of Mathematics and Deductive Structure in Euclid’s Elements, MIT Press,
Cambrige (Mass.) 1981.
100
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
3.6 Récurrence mathématique chez Platon et Aristote
3.6.1 Le texte du Parménide
Avec Euclide nous étions malgré tout très loin de Zénon et de la question de savoir
quelles pratiques mathématiques pouvaient lui être contemporaines. Le corpus euclidien
est post-aristotélicien, donc postérieur à une génération qui a entièrement assimilé et
développé l’œuvre des éléatiques. Le Parménide en revanche, non seulement nous fait
remonter l’histoire de la philosophie, mais nous renvoie directement à Zénon et à sa
réception platonicienne.
Voici le passage, 149a7-c3, dans la traduction de Brisson32 à laquelle nous ajoutons
la numérotation (entre parenthèses) d’Acerbi :
Parménide
(1) Par voie de conséquence, deux termes constituent le minimum obligé pour qu'il y ait
contact.
Jeune Aristote
Le minimum obligé.
Parménide
(2) Or, si, à ces deux termes, un troisième vient s'ajouter à la suite, il y aura trois termes, et
deux contacts.
Jeune Aristote
Oui.
Parménide
(3) Et de la sorte, chaque fois qu'une nouvelle unité vient s'ajouter, ne vient s'ajouter qu'un seul
contact ; (4) d'où il résulte que les contacts sont en reste d'une unité sur le nombre des termes.
32. Platon, Parménide cit., p. 175-176.
3.6. RÉCURRENCE MATHÉMATIQUE
101
(5) En effet, d'autant les deux premiers33 dépassaient en nombre le nombre des contacts, (6)
d'autant exactement, à partir de là et dans la suite, le nombre total des termes dépasse le nombre
de tous les contacts ; (7) [car] à mesure qu'une unité s'ajoute à la série des nombres, à mesure
un contact s'ajoute aux contacts34 .
Jeune Aristote
La déduction est juste.
Parménide
(8) Par voie de conséquence, quel que soit le nombre des termes impliqués, les contacts leur
sont toujours numériquement inférieurs d'une unité.
Jeune Aristote
C'est vrai.
Après quoi :
Parménide
Or, en tout cas, s'il y a un seul terme et non pas deux, il ne saurait y avoir contact.
Jeune Aristote
Comment cela se pourrait-il en effet ?
Il y a deux éléments troublants dans ce raisonnement. D’une part, comme le fait
remarquer Acerbi, en concluant immédiatement « or, s'il y a un seul terme et non pas deux, il
ne saurait y avoir contact », Parménide n’utilise pas du tout la conclusion du raisonnement
qu’il vient d’obtenir, mais uniquement son point de départ qu’il avait supposé donné.
D’autre part, il faut une interprétation extrêmement spécifique de la notion de “contact”
pour ne pas que les prémisses du raisonnement deviennent complètement fausses (on
33. Brisson traduit : « les deux premiers termes », mais l’interprétation d’Acerbi conduit à ne pas compléter
ainsi la phrase.
34. Cette phrase est un peu ambiguë : « éde gàr tò loipòn háma hén te tô arithmô prosgígnetai kaì mía hápsis taîs
hápseis. » Acerbi traduit : “for afterwards, when an additional term is added, also one contact to the contacts [is added].”
102
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
pourrait tout à fait imaginer une situation dans laquelle l’ajout d’un n-ème terme ajoute
potentiellement entre 0 et n-1 nouveaux contacts). Le raisonnement ne marche en fait que
si on imagine quelque chose comme une réalisation physique de la série des nombres ellemême, ou d’une série analogue où les “contacts” se font selon la succession strictement
linéaire. C’est ce qui est établi plus haut dans le dialogue, 148e : « Tout ce qui doit être
en contact avec quelque chose ne doit-il pas être situé à la suite de ce avec quoi il doit être en contact,
puisqu'il occupe précisément l'endroit attenant à celui où se trouve ce avec quoi il est en contact ? ». Pour
la question de savoir à quoi peut renvoyer cette restriction, cf. la section suivante.
Voilà la structure du raisonnement par Induction Complète établie par Acerbi35 :
« Quel que soit le nombre des termes impliqués, les contacts leur sont toujours numériquement
inférieurs d'une unité. » (énoncé en (8))
A. Établir la base de l’induction, (1) : « deux termes constituent le minimum obligé pour qu'il y
ait contact. » La suite du texte rend clair que cette phrase signifie qu’il y a un unique
contact si il y a exactement 2 termes, autrement dit : s’il y a 2 termes les contacts
leur sont numériquement inférieurs d’une unité.
B. Énoncer l’étape inductive et la reconnaitre comme absolument générale : en (2),
l’étape inductive est prouvée pour le premier pas qui est le passage de 2 termes à
3 termes. En (5), (6), elle est énoncée dans toute sa généralité, en référence au cas
particulier illustré par (2) : « (5) En effet, d’autant les deux premiers dépassaient
en nombre le nombre des contacts, (6) d’autant exactement, à partir de là et dans
la suite, le nombre total des termes dépasse le nombre de tous les contacts »36 Avec
Acerbi on peut noter que (5) et (6) insistent particulièrement sur la généralité de
l’induction en énonçant l’invariance de la différence, sans référence à la nature
particulière de la différence qui est conservée.
35. Acerbi, « Plato : Parmenides 149a7-c3. A Proof by Complete Induction ? » cit., p. 65-66.
36. Il y a ici encore une difficulté de traduction. Brisson comprend que (5) renvoie au cas énoncé en
(1), où il y a 2 termes et une différence de 1, et comprend que (6) énonce que la différence est la même
pour un nombre quelconque de termes. Avec des arguments extrêmement détaillés reposant sur l’analyse
du grec, Acerbi soutient que (5) renvoie à la transition de 2 termes à 3 termes illustrée en (2), et que (6)
énonce que la transition de n’importe quel nombre de termes au nombre suivant a la même propriété de
conservation de la différence.
3.6. RÉCURRENCE MATHÉMATIQUE
103
C. Prouver cette étape inductive, en reconnaissant que la preuve vaut, à nouveau, en
toute généralité. Le motif de la preuve est énoncé en (3) et (7) : « chaque fois qu'une
nouvelle unité vient s'ajouter, ne vient s'ajouter qu'un seul contact37 », ce qui est en effet a priori
vrai pour des contacts dans une série strictement linéaire telle que “Parménide”
l’envisage ici. Cela permet de prouver l’étape inductive (qui énonce que la différence
entre deux totaux est invariante) par appel implicite à une propriété élémentaire de
l’égalité et de l’inégalité (si à chaque fois que s’ajoute un terme, s’ajoute également
un contact, alors le fait d’ajouter un terme ne change rien à la différence entre le
total des termes et le total des contacts ; si on ajoute un égal à des inégaux, leur
différence est maintenue).
D. Reconnaitre la généralité de la conclusion, (8) : « Par voie de conséquence, quel que
soit le nombre des termes impliqués, les contacts leur sont toujours numériquement inférieurs d'une
unité. » La généralité est suffisamment marquée par « quel que soit » et « toujours ».
On peut simplifier et reconstituer ainsi l’argument :
1. Quand la totalité des termes est de 2, il y a 1 contact, soit 1 contact de moins qu’il
y a de termes.
2. Or, à chaque fois que l’on ajoute une unité au nombre des termes, on ajoute un
unique contact.
3. Donc, à chaque fois qu’on ajoute un terme, la différence (de 1) entre le nombre
total des termes et le nombre des contacts est conservée.
4. Donc quel que soit le nombre des termes impliqués, les contacts leur sont toujours
numériquement inférieurs d’une unité.
Ce qui fait de ce raisonnement une induction complète nettement distincte des inductions incomplètes que l’on trouve chez Euclide est 1/ la formulation générale d’une étape
37. Le terme qui est traduit par « chaque fois » est « aeì », terme qui se retrouve fréquemment
dans Zénon et qui, d’après Acerbi, « combine l’idée de validité atemporelle avec celle d’opération répétée
indéfiniment ». Cette analyse nous paraît parfaitement concordante avec notre lecture du raisonnement
itératif comme liant l’inachevabilité d’une opération à sa réitérabilité a priori.
104
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
inductive, qui se distingue de l’énoncé d’un ou deux premiers pas inductifs et de l’appel
à la possibilité de « raisonner semblablement » pour les cas suivants, et 2/ l’énoncé
d’une propriété valable pour tout nombre dans une série progressive indéfinie. Acerbi38
remarque à cet égard que le raisonnement fonctionne naturellement, car les objets sur
lesquels il s’applique se confondent avec la suite des entiers naturels (ce qui évite d’avoir
à traiter celle-ci comme une variable indépendante, d’une manière nécessairement moderne), et que cette fusion se manifeste dans des ambiguïtés grammaticales chez Platon
dans le passage entre la totalité des termes et le nombre de cette totalité.
En ce qui concerne l’emploi du raisonnement itératif, nous aurions différentes remarques. La première est qu’il est implicitement employé comme probablement dans
toute preuve par récurrence précédant le formalisme moderne. La seconde est qu’il se
manifeste dans les expressions qui suggèrent la répétition, comme « à mesure ». Surtout,
il est évoqué par le terme aeì. Acerbi dit : « La forme aeì + participe en 149b2 est bien attestée
dans la littérature technique comme une formulation standard pour une opération indéfiniment répétée. Il
est important de noter que cette formulation est également présente dans d'autres reliques de mathématiques
formalisées pré-euclidiennes. » Or ce terme est également très fréquent dans les textes qui
nous restent de Zénon.
Acerbi39 a un certain nombre d’arguments pour soutenir que ce passage consiste en
la reprise platonicienne de textes mathématiques. Un premier point que nous avons indiqué est que le raisonnement dans son ensemble ne sert à rien dans l’argumentation de
Parménide, suggérant que Platon désire ici avant tout citer quelque chose40 . Outre une
série d’indices de vocabulaire discordants avec les habitudes de Platon, Acerbi remarque
qu’une partie du texte, (5)–(7), est d’un caractère plus abstrait, et suggère une pratique
plutôt générale et cohérente du raisonnement sur des séries de nombres croissants, notamment du fait que l’invariance de la différence a été prouvée en toute généralité (le cas
d’une différence de 1 étant traité comme cas particulier), ce qui « suggère l'existence d'une
source dans laquelle l'argument a été discuté à un plus grand degré de généralité » (p. 68)41 . Il trouve à
38.
39.
40.
41.
Acerbi, « Plato : Parmenides 149a7-c3. A Proof by Complete Induction ? » cit., p. 67.
Ibid., p. 68.
Cf. p. 101
On peut d’ailleurs ajouter que le passage du Parménide d’où ce texte est extrait est plus généra-
3.6. RÉCURRENCE MATHÉMATIQUE
105
tout cela une confirmation textuelle dans un passage en partie parallèle d’Aristote dans
les Premiers Analytiques, I, 25, 42b5-1642 .
3.6.2 Les Premiers Analytiques
mais lorsqu'on atteint la conclusion au moyen de déductions préliminaires ou de plusieurs
moyens termes en série continue, par exemple AB au moyen de C et D, de la même façon le
nombre des termes excèdera d'une unité celui des prémisses. En effet, le terme additionnel
sera posé ou bien à l'extérieur ou bien à l'intérieur ; mais dans les deux cas il en résulte que
les intervalles seront moins nombreux d'une unité que les termes ; or les prémisses sont en
nombre égal à celui des intervalles.
Cependant, les prémisses ne seront pas toujours en nombre pair et les termes en nombre
impair ; mais alternativement, lorsque les prémisses seront en nombre pair, les termes seront
en nombre impair, et lorsque les termes seront en nombre pair, les prémisses seront en nombre
impair. Car en même temps qu'on ajoute un terme, à quelque endroit qu'on l'ajoute, on ajoute
une prémisse ; de sorte que, puisque les unes étaient en nombre pair et les autres en nombre
impair, il faut nécessairement que cela alterne lorsqu'on procède à la même addition de part
et d'autre.
L’objet du chapitre 25 du livre I des Premiers Analytiques, dans les termes de Michel
Crubellier, est43 :
de présenter des relations numériques entre le nombre des termes, des prémisses et des conclusions à l'intérieur de schémas déductifs plus ou moins complexes ; dans l'idée, apparemment,
qu'il existe des rapports déterminés qui sont caractéristiques de la forme déductive (au point
qu'ils pourraient servir de critères objectifs pour déterminer si un argument donné est correctement construit ou non…).
Il s’agit de l’étude des éléments de la forme syllogistique. Dans sa version la plus
fondamentale et la plus simple, le syllogisme se présente sous la forme d’un raisonnement
lement saturé de références à des résultats mathématiques.
42. Aristote, Premiers Analytiques, Organon III, trad. du grec, comm. et introd. par Michel Crubellier,
GF Flammarion, 2014, p. 122.
43. Ibid., p. 283.
106
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
à 1 conclusion, 2 prémisses et 3 termes A, B et C (1 terme de plus qu’il n’y a de prémisses),
deux termes A et C qui figurent dans la conclusion et le moyen terme B qui permet de
les relier, comme dans la forme suivante :
I. Tous les A sont B.
II. Tous les B sont C.
Tous les A sont C44 .
Si chacune des 2 prémisses fait l’objet d’une déduction par syllogisme (« lorsqu'on
atteint la conclusion au moyen de déductions préliminaires »), chacune est remplacée par 2 nouvelles prémisses et pour chacune de ces déductions on a un nouveau moyen terme. En
sorte que le nombre de prémisses reste pair (4) et le nombre de termes impairs (5), avec
toujours un terme en plus qu’il n’y a de prémisses, et le raisonnement peut être itéré
pour obtenir 8 prémisses et 9 termes, 16 prémisses et 17 termes, etc. :
I. Tous les A sont D
II. Tous les D sont B
Donc tous les A sont B.
III. Tous les B sont E
IV. Tous les E sont C
Donc tous les B sont C.
Donc tous les A sont C45 .
Mais on voit que le raisonnement peut alors également se présenter comme une chaîne
continue reliant un premier terme A avec un dernier terme C grâce à une multitude de
termes intermédiaires D, B, E, etc. Cette chaîne a un nombre pair (égal à une puissance
44. Cf. fig. 3.1.
45. Cf. fig. 3.2 et 3.3.
3.6. RÉCURRENCE MATHÉMATIQUE
107
de 2, en vérité) de prémisses et un nombre impair de termes égal au nombre de prémisses
+ 1. On peut alors généraliser à toutes les sortes de chaînes continues de moyens termes,
et on obtient ce dont parle le passage d’Aristote cité plus haut. Dans le cas général,
Aristote va énoncer qu’il reste vrai que le nombre de termes est égal au nombre de
prémisses + 1, mais qu’en revanche il se peut que le nombre de termes soit pair et le
nombre de prémisses impair46 . L’exemple donné par Aristote, de la démonstration de
AB (c’est-à-dire la conclusion “Tous les A sont B” par (les moyens termes) C et D est
le suivant :
I. Tous les A sont C
II. Tous les C sont D
III. Tous les D sont B
Donc tous les A sont B.
Le point intéressant pour nous est qu’Aristote prouve ces propriétés (ou plutôt fait
allusion aux moyens de les prouver) en se fondant sur leur caractère variant ou invariant
avec l’ajout successif d’un terme.
Pour comprendre la portée de ce qui est dit ici, et le rapport avec le texte de Platon, il faut préciser d’emblée que contrairement à ce qu’on serait naturellement porté à
croire, les lettres dans le texte d’Aristote ne sont pas des variables tenant lieu pour des
individus dans une théorie formelle des énoncés. Ce sont les noms utilisés pour désigner
des sommets de graphes qui figurent la forme des raisonnements, comme A, B, Γ dans
les Éléments d’Euclide sont des noms utilisés pour désigner (la plupart du temps) des
points sur la figure qui accompagne la démonstration47 . Ainsi les “termes” (horos) dont
46. Cf. fig. 3.4
47. Crubellier dit : « Il n'est pas interdit de penser que les éditions les plus anciennes (sur papyrus) étaient illustrées
de telles figures, et qu'Aristote s'y référait de la même façon que, dans les traités zoologiques, il renvoie ses lecteurs à des planches
de dissections »Aristote, Premiers Analytiques cit., p. 381. Voir encore ibid., p. 20-24, 378-384. Sur la
fonction des lettres dans les diagrammes mathématiques grecs, voir en priorité Reviel Netz, The Shaping
of Deduction in Greek Mathematics. A study in cognitive history, Ideas in Context, Cambridge University
Press, 1999, ainsi que Kenneth Manders, « The Euclidean Diagram », (1995), in Paolo Mancosu (éd. et
introd.), The Philosophy of Mathematical Practice, Oxford University Press, 2008, chap. 4, p. 80-133.
108
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
parle Aristote ne sont pas des mots, mais des sommets, et les “intervalles” (diastema)
entre ces termes sont des arêtes. Nous citons de nouveau Crubellier48 :
terme (horos) Définition donnée au chapitre I, 1 : « J'appelle terme l'élément qui résulte de
la décomposition d'une prémisse, ainsi le prédicat et ce à quoi il est attribué » (24b16-17). Cet
emploi technique de horos n'est pas attesté avant Aristote. Le mot ayant en grec ancien le sens
de “limite”, cela suggère que son usage logique dérive de la pratique des graphes, dans lesquels
une proposition est représentée par l'“intervalle” (“arc”) entre deux sommets. […] [L]e mot
“terme” ne vise pas spécifiquement un item linguistique, mais bien une réalité en général.
Rapporté à cette pratique de la forme logique, on voit que le texte d’Aristote porte
sur des propriétés élémentaires de graphes orientés particulièrement simples (qui ont
notamment cette particularité d’être strictement linéaires : ils ne forment pas de boucle,
ils ne comportent aucun sommet isolé). Chaque intervalle ou arête de ces graphes représente une proposition qui relie deux termes, un des termes tenant lieu du sujet et
l’autre du prédicat. Chez Aristote, l’orientation de l’arête va du prédicat vers le sujet
(cela nous étant très contre-intuitif, nous inversons le sens de l’orientation, ce qui ne
change rien). Dans la théorie complète du syllogisme, les arêtes peuvent être de plusieurs types différents, selon que la proposition est universelle ou particulière, positive
ou négative. Si on se limite au cas de la première figure déductive, dite classiquement
“Barbara”, qui raisonne uniquement sur des propositions universelles positives (comme
dans les exemples que nous avons donnés plus haut : Tous les A sont B, etc.), alors la
constitution d’un syllogisme valide se réduit à la constitution d’un graphe où la conclusion serait une arête reliant les termes extrêmes dans ce qui s’apparente à une somme de
vecteurs (cf. figure 3.1). La série des figures 3.1 à 3.7 illustre les différentes possibilités
de déductions auxquelles nous avons fait allusion ou qui sont évoquées par Aristote.
Selon Acerbi49 (nous paraphrasons), le texte donne le sentiment qu’Aristote retra48. Aristote, Premiers Analytiques cit., p. 375.
49. Acerbi, « Plato : Parmenides 149a7-c3. A Proof by Complete Induction ? » cit., p. 70.
3.6. RÉCURRENCE MATHÉMATIQUE
109
Fig. 3.1
A
B
C
Forme élémentaire du syllogisme :
3 termes, 2 prémisses.
Fig. 3.2
C
A
E
D
B
Passage à une forme dédoublée :
5 termes, 4 prémisses.
Fig. 3.3
C
A
F
I
D
E
G
B
H
Forme doublement dédoublée :
9 termes, 8 prémisses.
Fig. 3.4
A
F
B
C
D
E
Forme allongée et enchaînée :
6 termes, 5 prémisses.
110
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
Fig. 3.5
A
B
C
D
Forme élémentaire allongée par l’intérieur :
4 termes, 3 prémisses.
Fig. 3.6
D
C
A
B
Forme élémentaire allongée par l’extérieur :
4 termes, 3 prémisses.
Fig. 3.7
D
A
C
E
B
Deuxième allongement, cette fois par l’intérieur :
5 termes, 4 prémisses.
3.6. RÉCURRENCE MATHÉMATIQUE
111
vaille et mélange deux arguments qu’il exprime sous une forme extrêmement condensée
en omettant leur plus grande part. L’argument le plus simple énonce que les prémisses
sont en nombre pair si les termes sont en nombre impair, et vice versa. Sa preuve – qui
est très rapidement donnée dans la dernière phrase de la citation – est parallèle à la
preuve donnée dans Platon, pour autant qu’Aristote la développe : il énonce que si les
un.e.s sont pair.e.s et les autres impair.e.s, leurs propriétés seront échangées à chaque
fois qu’on ajoutera un terme, car on ajoutera du même coup une prémisse (et, d’une
part, c’est une propriété élémentaire du pair et de l’impair qu’ils passent de l’un dans
l’autre chaque fois qu’on ajoute 1, d’autre part on sait que pour le syllogisme élémentaire à deux prémisses, on a les prémisses en nombre pair (2) et les termes en nombre
impair (3)). Acerbi remarque que si en l’état le texte ne fournit en aucun cas une preuve
correcte par Induction Complète, il faut se rappeler que dans le corpus aristotélicien,
constitué principalement de notes ou d’éléments liés à une exposition orale, on ne trouve
presque jamais une preuve correctement et complètement formalisée ; et qu’au contraire
Aristote emploie très fréquemment des preuves mathématiques raffinées d’une manière
raccourcie et retravaillée. On doit donc penser qu’il est bien fait allusion ici à une preuve
par Induction Complète.
Le second argument auquel il est fait allusion suggère une technique plus poussée :
en effet, on y voit une distinction entre l’ajout d’un terme à l’intérieur ou à l’extérieur
du graphe50 , et la reconnaissance que la distinction ne change rien à leurs rapports
numériques (cf. fig. 3.5 et 3.6). La suite immédiate du texte51 confirme cette analyse
plus sophistiquée :
Mais les conclusions n'auront plus la même relation ni avec les termes ni avec les prémisses ;
car, lorsqu'on ajoute un seul terme, on ajoute des conclusions en nombre inférieur d'une unité à
celui des termes déjà posés, car c'est seulement par rapport au dernier terme que cette addition
ne produit pas de conclusion nouvelle, alors qu'elle en produit par rapport à tous les autres.
Ainsi, si l'on ajoute à la série ABC le terme D, on ajoute du même coup deux conclusions, l'une
50. Acerbi remarque que cette distinction concernait directement le raisonnement de Parménide, mais
suggère que Platon l’a omise pour ne pas ralentir le fil du dialogue.
51. 42b17-27, Aristote, Premiers Analytiques cit., p. 122-123
112
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
par rapport à A et l'autre par rapport à B ; même chose dans les autres cas. Et même lorsqu'il est
inséré à l'intérieur de la série, cela se passera de la même façon, car c'est seulement par rapport
à un seul terme qu'il ne produira pas de conclusion nouvelle52 . De sorte que les conclusions
seront beaucoup plus nombreuses, et que les termes, et que les prémisses.
Fig. 3.8
A
E
B
C
A
B
C
B
A
C
D
Engendre une nouvelle
conclusion pour chaque
terme sauf le dernier (ou
le premier).
D
ajout extérieur de E
ajout intérieur de E
A
D
B
E
C
La forme résultante est
identique. Engendre une
nouvelle conclusion pour
chaque terme sauf le successeur du nouveau terme
ajouté.
Dans le mode de représentation graphique des syllogismes que nous avons adopté, les conclusions intermédiaires équivalent en quelque sorte à des diagonales entre les sommets de ce qui
s’apparente à un polygone aux arêtes orientées.
Aristote s’intéresse cette fois au nombre des conclusions qu’on peut tirer de la chaîne
de prémisses, en énonçant le théorème simple mais remarquable que l’ajout d’un terme
n + 1 à une chaîne à n termes entraîne n − 1 nouvelles conclusions. Il est vrai que la
conclusion qu’il en tire est plutôt vague : « les conclusions seront beaucoup plus nombreuses,
et que les termes, et que les prémisses », mais on peut penser qu’il renvoie ici à une table de
résultats effectivement calculés. Dans l’exemple qu’il donne, les conclusions se retrouvent
en nombre égal aux prémisses et en donc en nombre inférieur aux termes, mais dès l’ajout
d’un cinquième terme les conclusions prennent le dessus et très vite dépassent en effet de
beaucoup les deux autres sommes (puisqu’on a une série 1 + 2 + 3 + 4 . . . comparée aux
séries 2 + 1 + 1 + 1 . . . et 3 + 1 + 1 + 1 . . .. Comme la conclusion se réfère à des proportions
particulières toujours croissantes, l’emploi de l’induction complète n’est pas forcément
52. Cf. fig. 3.8
3.6. RÉCURRENCE MATHÉMATIQUE
113
approprié dans ce cas précis, à moins que l’on suppose que les mathématiciens aient eu
les moyens d’exprimer quelque chose d’à peu près équivalent à :
Pour une chaîne déductive à n termes, quel que soit n, le nombre de conclusions est
∑
égal à n−2
m=1 m, ou (n − 1) ∗ (n − 2)/2
On a dans tous les cas, de l’avis d’Acerbi, le signe d’une référence à des théorèmes
relativement élaborés d’une théorie combinatoire, qui semble être une source commune
à Aristote et à Platon. Et s’il est vrai qu’on ne trouve pas de trace explicite de cet
aspect combinatoire chez Platon, le simple fait qu’il emploie le même mot grec horos est
fortement suggestif, d’autant que nous savons qu’historiquement la combinatoire est un
terrain naturel pour le développement du raisonnement par récurrence53 .
Si l’on doit passer par de fins indices textuels chez les philosophes, c’est pour la
raison suivante : aucun traité de combinatoire grec ne nous est parvenu, alors même
qu’il existe des indices forts qu’une telle chose ait pu exister et ait été perdue (mais la
question est disputée parmi les historiens). À cet égard les données que l’on trouve chez
Aristote suggèrent plus précisément qu’ait existé une forme de théorie élémentaire des
graphes, ou de théorie combinatoire raisonnant à partir de graphes. On peut relever une
autre chose encore ; Michel Crubellier dit la chose suivante dans son introduction aux
Premiers Analytiques54 :
Aristote [prépare] la démarche analytique [par] une méthode d'examen qui à ma connaissance
n'a pas d'équivalent chez les géomètres : la construction systématique et l'inventaire exhaustif
des configurations qui peuvent être produites à partir d'un petit nombre d'éléments de base.
L'exemple le plus manifeste de cette méthode est l'examen de tous les schémas déductifs a
priori possibles dans les chapitres 4 à 6 du Livre I : ils sont engendrés de façon combinatoire
avant d'être discutés et validés ou rejetés.
Cette remarque de Crubellier contraste la démarche d’Aristote avec ce qui nous reste
du corpus mathématique grec, essentiellement géométrique, où on ne trouve pas de telles
53. Acerbi, « Plato : Parmenides 149a7-c3. A Proof by Complete Induction ? » cit., p. 70.
54. Aristote, Premiers Analytiques cit., p. 23.
114
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
procédures combinatoires. Or tout ce qui précède suggère que cette méthode d’examen
pourrait bien être empruntée à une science antique pour nous perdue.
Sur toutes ces questions, et notamment sur la question du rapport du texte d’Aristote
à celui de Platon et de la manière dont leur micro-détail textuel peut être ou non indicatif
de sources communes, Fabio Acerbi procède à un examen plus complet et plus mesuré,
auquel on se reportera. Il suggère à l’issue de ce travail que la source mathématique
commune pourrait être la mystérieuse arithmétique pythagoricienne.
Quoi qu’il en soit, il peut finalement tirer les conclusions suivantes : 1/ on peut tenir
pour acquis que des preuves par Induction Complète avaient été développées dans le
contexte de l’arithmétique pré-euclidienne, leur structure logique étant suffisamment bien
comprise, et estimée assez délicate pour que Platon en fasse une présentation soignée.
2/ On peut tenir également pour acquis que les preuves par Induction Complète sont
absentes des œuvres mathématiques postérieures qui ont été conservées, même dans des
cas où elles serviraient “naturellement”.
Selon Acerbi55 , cela nous indique que cette technique de preuve n’avait pas été bien
comprise dans sa généralité. L’hypothèse qu’il va soulever est que du fait de cette mauvaise compréhension un certain nombre de problèmes ou de dangers ont pu être soulevés,
ce qui aurait conduit à l’élimination de l’Induction (et même, à notre sens, du raisonnement itératif) dans les écrits postérieurs, autant qu’il était possible. En particulier, dans
les entreprises de compilation et systématisation des résultats antérieurs, que sont par
exemple les Éléments d’Euclide, l’Induction aurait été tant que possible remplacée par le
procédé de démonstration sur un cas indéterminé valant en général, comme nous avons
eu l’occasion de le voir pour la démonstration IX, 856 . Il trouve un indice en faveur de
cette hypothèse dans certains témoignages sur le paradoxe connu sous le nom de “Sorite”
ou “Petit-à-petit”, avec lequel nous parviendrons à la conclusion de ce chapitre.
55. Acerbi, « Plato : Parmenides 149a7-c3. A Proof by Complete Induction ? » cit., p. 72.
56. Cf. section 3.5.2
3.7. LE SORITE ET L’EMPIRIE
115
3.7 Conclusion : Le Sorite et l’empirie
Histoire
L’emploi du raisonnement par Induction Complète implique d’avoir une entière
confiance en la validité du raisonnement itératif. On a vu que le raisonnement itératif, faute d’être strictement nécessaire pour justifier l’emploi de l’Induction Complète,
était du moins ce qui rendait vrai cette Induction, au moins dans une conception des mathématiques précédant le formalisme moderne. En effet le raisonnement itératif appliqué
à l’étape inductive nous dit qu’aussi loin qu’on aille dans la suite des termes, on pourra
propager la propriété qui était vraie du premier terme. Or un terme quelconque de la
suite étant (par hypothèse) un point auquel on finit par arriver en poursuivant indéfiniment aussi loin qu’on veut, on peut conclure que la propriété est vraie pour ce terme, et
on peut donc le conclure pour tous les termes (ou n’importe quel terme57 ). Une fois cette
confiance suffisamment établie, on peut se permettre de ne faire allusion à l’itération que
de manière distante ou machinale (par exemple par l’emploi du terme traditionnel aeì),
voire ne pas du tout y faire allusion, et le raisonnement par récurrence peut prendre une
complète autonomie vis-à-vis du raisonnement itératif58 . Pour employer le raisonnement
par récurrence en bonne conscience, il faut donc pouvoir être sûr que la capacité de
l’itération à transmettre une propriété à n’importe quel terme d’une suite ordonnée est
bien fondée. Or l’argument du Sorite, ou Petit-à-petit, semble devoir remettre en cause
précisément ce point. Et s’il est surtout connu dans sa version populaire qui porte sur
un “tas” éponyme59 , Acerbi remarque que la tradition nous en transmet une version
57. Cette conclusion cesse néanmoins d’être valide pour les objets qui constituent la grande invention
de Georg Cantor : les ensembles bien ordonnés transfinis, dont certains termes sont situés pour ainsi dire
“après un infini” et n’ont pas de prédécesseur à partir duquel réitérer l’étape inductive. C’est pourquoi le
raisonnement par récurrence sur des objets de ce type, indispensable à la théorie des ensembles, demande
un troisième lemme, qui est l’induction transfinie.
58. Comme il le fait dans l’arithmétique axiomatisée de Peano.
59. Le nom “Sorite” dérive de soros, le tas. On rappelle pour mémoire les deux versions populaires
les plus connues du paradoxe : le Tas et le Chauve. Un grain de sable ne forme pas un tas. Mais si un
ensemble de grains de sable ne forme pas un tas, alors ajouter un grain de sable n’en fait pas un tas.
Donc un ensemble d’un million de grains de sable ne forme pas un tas de sable. Un homme avec 20000
cheveux sur la tête n’est pas chauve. Si quelqu’un n’est pas chauve et qu’il perd un cheveu, cela ne le
rend pas chauve. Donc un homme sans cheveux sur la tête n’est pas chauve.
116
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
particulièrement proche du contexte mathématique qui nous concerne ici60 :
Il n'est pas vrai que deux soit un petit nombre et que trois ne le soit pas ; il n'est pas vrai non
plus que cette dernière conclusion soit vraie et que quatre ne soit pas (un petit nombre) ; ainsi
jusqu'à dix-<mille61 > ; or, deux est un petit nombre ; dix-<mille> l'est donc aussi.
On rappelle le principe de fonctionnement d’un tel argument : il s’agit d’un raisonnement inductif partiel, qui mène l’induction jusqu’au point où elle se révèle absurde.
La base est évidente : 2 est un petit nombre62 . L’étape inductive est aussi difficilement
contestable : si un nombre est un petit nombre, alors son successeur est aussi un petit
nombre ; autrement dit une quantité ne devient pas subitement grande si on se contente
de lui ajouter une unité. Mais alors on peut conduire petit-à-petit à la conclusion, jugée
légitimement absurde, selon laquelle 10000 (ou le nombre que l’on voudra) est un petit
nombre63 .
D’après Acerbi64 , on est fortement encouragé à considérer ce paradoxe comme une
critique explicite des preuves inductives (ou une forme de parodie montrant leur absence
de fondement). D’une part en effet on y trouve comme chez Platon une coïncidence
entre les termes de la suite et la variable numérique assignée à ces termes, puisque le
raisonnement porte sur les nombres. D’autre part, il se présente comme une extension du
raisonnement inductif à des prédicats pour lesquels il ne peut pas marcher (ceux que l’on
appelle aujourd’hui en général des prédicats vagues). Or, étendre un raisonnement à des
prédicats qui montrent son invalidité est le procédé typique d’un argument ad hominem
60. Nous citons Diogène Laërce, « Livre VII », in Vies et doctrines des philosophes illustres, sous la dir.
de Marie-Odile Goulet-Cazé et alii., trad. du grec, annot. et introd. par Richard Goulet, La Pochotèque,
Le livre de poche, 1999, p. 773-917, p. 844.
61. Les manuscrits disent : « dix », mais Richard Goulet et d’autres corrigent en « dix-mille » en
supposant une erreur de lecture d’un signe dans les manuscrits anciens. Cette correction a l’avantage de
donner sens à l’argument en lui rendant sa fonction paradoxale sans en changer en quoi que ce soit la
structure.
62. Cela est superlativement vrai : on a vu que dans la conception grecque usuelle, 2 est le plus petit
nombre.
63. Là encore, dix-mille, si c’est bien de ce nombre dont il s’agit, a ceci d’intéressant qu’il est le
plus grand nombre pour lequel il existe un mot dans la langue naturelle grecque, qui compte jusqu’aux
“myriades”. Sur la conception et nomination des grands nombres dans la Grèce hellénistique, voir notamment Reviel Netz, « The Goal of Archimedes’ Sand Reckoner », Apeiron, 36, 4 (2003), p. 251-290
et Reviel Netz, Ludic Proof. Greek Mathematics and the Alexandrian Aesthetic, Cambridge University
Press, 2009, chapitre 1.
64. Acerbi, « Plato : Parmenides 149a7-c3. A Proof by Complete Induction ? » cit., p. 73.
3.7. LE SORITE ET L’EMPIRIE
117
cherchant à rejeter une forme démonstrative. Acerbi suggère que ce sont des difficultés
de ce genre, et l’incapacité à circonscrire clairement le genre de prédicats pour lesquels
le raisonnement inductif est valide, qui ont pu conduire à son rejet implicite ou explicite
dans les œuvres postérieures au profit des preuves sur un particulier indéterminé valant
pour le cas général.
Philosophie
Ces faits et hypothèses historiques nonobstant, nous avons de bonnes raisons, modernes, de croire que le raisonnement itératif et l’induction qu’il permet sont indispensables. Cela est manifeste dans l’approche intuitionniste des mathématiques telle qu’on
la voit à l’œuvre dans les travaux de Brouwer ou Heyting, mais tout aussi bien dans les
approches métamathématique de Hilbert ou Turing. Selon la perspective métaconstructiviste de Jean-Michel Salanskis, que nous reprenons ici, la confiance dans le constructif
et dans l’itératif fonde plus généralement la communauté mathématicienne elle-même,
rend possible sa pratique et autorise seule la construction axiomatique de mondes ensemblistes, par idéalisation des résultats de l’activité itérative. Que pouvons-nous conclure,
relativement à tout cela, face au défi au bien-fondé de l’induction que représente le Sorite, et à la situation d’une mathématique antique qui retire sa confiance à l’itération –
au profit de la démonstration sur un cas indéterminé valant généralité – ? Il y a, croyonsnous, une même réponse à offrir aux deux aspects du problème, qui repose sur les notions
de prédicat et d’opération non-empiriques.
Pourquoi le Sorite produit-il un résultat absurde, si ses prémisses sont vraies (il est
indéniablement vrai que si quelqu’un est chevelu et qu’il perd un cheveu il ne devient pas
chauve pour cela) et si le raisonnement itératif est valide ? C’est parce que les prédicats
qu’il met en jeu sont des prédicats empiriques, c’est-à-dire des prédicats qui relèvent
nécessairement d’un jugement d’expérience a posteriori. C’est ce mode du jugement qui
permet à la fois que l’étape inductive soit vraie et que l’induction soit absurde. En effet,
supposons que soit fait le jugement empirique qu’un nombre est petit, qu’un homme
est chevelu, ou qu’un groupe de grains ne forme pas un tas. Il est alors vrai que ce
118
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
jugement est de telle nature qu’il est indifférent à une variation minimale du type :
ajouter ou enlever une unité, un cheveu, ou un grain de sable. Une fois ce jugement
effectué, il se maintiendra à travers une telle variation, et c’est ce qui rend vrai le lemme
inductif. Mais si l’opération se répète, le jugement ne pourra plus être maintenu, et devra
être ultimement abandonné au profit d’un jugement entièrement nouveau qui décidera
empiriquement que l’homme est chauve, le nombre grand, et le groupe, un tas. Ce qui
rend cela possible est qu’en droit le jugement peut changer sans même qu’il soit besoin
d’ajouter ou enlever une unité, un cheveu ou un grain. Car rien ne peut garantir a priori
qu’en fermant les yeux, en tournant la tête ou en pensant à autre chose, on n’en vienne
pas à modifier le jugement originel, sans que pourtant rien n’ait changé. C’est parce que
le jugement ne peut pas être émis a priori, mais doit être effectué empiriquement, que son
invariance elle-même empirique ne peut garantir aucune stabilité. Si un homme est (jugé
empiriquement) chevelu et qu’on lui ôte un cheveu, le jugement qui l’a prononcé chevelu
se maintiendra, mais il pourra être renversé au simple prix d’un clignement d’œil. L’étape
inductive est (empiriquement) vraie à l’échelle d’une unique opération, à la condition
que le jugement originel soit maintenu présent à l’esprit, mais rien ne peut garantir a
priori que ce jugement puisse être maintenu sur un nombre quelconque d’itérations dans
n’importe quelle circonstance. Et l’on sait empiriquement que cela n’est jamais le cas.
Ce n’est pas le lieu de faire une étude entière du problème du Sorite, mais il faut faire
remarquer qu’on ne peut pas échapper au paradoxe en rajoutant un prédicat intermédiaire du type : “ni grand ni petit”, “ni chauve ni chevelu”, etc., tout simplement parce
que le paradoxe se formule de nouveau à l’égard de ce nouveau prédicat : si un homme
sans cheveux est clairement chauve, alors par induction un homme avec la moitié de ses
cheveux est aussi clairement chauve et n’est pas ni chauve ni chevelu. La répétition du
paradoxe est rendue possible justement du fait que le jugement “ni chauve ni chevelu” est
lui aussi un jugement empirique qui peut arbitrairement varier d’une manière similaire.
Usuellement, une opération susceptible de modifier un prédicat empirique est ellemême une opération empirique, dont le résultat doit être estimé par un jugement a
posteriori (enlever un cheveu, ajouter un grain de sable) : une telle opération est suscep-
3.7. LE SORITE ET L’EMPIRIE
119
tible d’échouer, ou d’avoir des conséquences inattendues (le tas de sable peut s’effondrer).
Pour constituer un Sorite capable de mettre en doute la validité du raisonnement mathématique inductif, il convenait au contraire de l’appliquer à une opération mathématique
qu’on appellera non-empirique, c’est-à-dire qui n’est pas capable de varier en fonction
des circonstances et dont le résultat est déterminable a priori : l’opération de passage
au successeur dans la suite des nombres entiers. Mais c’est en évaluant ce résultat selon
un jugement empirique (le nombre résultant est-il grand ou petit ?) que l’argument du
Petit-à-petit le rend à son tour empirique, et invalide l’induction menée sur l’opération.
S’il est vrai qu’une fois le jugement fermement émis la variation minimale ne suffit pas à
l’annuler, rien ne peut garantir a priori que cette situation perdure dans la répétition : si
le jugement est conservé dans une itération, puisqu’il est empirique on ne peut a priori
le savoir transporté, reconduit par la réitération indéfinie. Et l’on sait empiriquement
qu’il ne l’est en fait pas.
Nous pouvons alors revenir à Zénon et au mode sur lequel ses paradoxes fonctionnent.
S’ils ne sont rien de tel que le Sorite, c’est qu’ils prennent place dans un domaine entièrement a priori, au niveau d’une pensée pure de la continuité, de la pluralité, de
la grandeur ou du mouvement. Sur un tel terrain la continuité n’est pas un prédicat
empirique, mais une grandeur continue est a priori divisible en de nouvelles grandeurs
continues. La dichotomie est alors une opération non-empirique : menée sur une grandeur
indéterminée et valant en toute généralité pour n’importe quelle grandeur, elle reproduit
en s’effectuant les conditions de sa ré-effectuation, et peut alors être répétée indéfiniment, en sorte que la série de ses itérations ne peut jamais être achevée, jamais parvenir
à son terme.
Interlude anachronique
Des hypothèses sur la continuité de l’étendue et du mouvement, ainsi que sur la
structure d’ordre propre au mouvement et au temps, permettent d’énoncer les deux
propositions suivantes :
(1) Pour tout p, si un mouvement doit être accompli depuis p, le mobile doit
auparavant être parvenu à la moitié p’ du parcours.
(2) Pour tout p, si un mobile parvient à la moitié p du parcours, il doit accomplir
un mouvement depuis p.
On voit qu’à l’issue de chacune des deux propositions nous sommes renvoyés à l’autre.
Cela nous entraîne dans une chaîne d’applications successives.
(1) Pour tout p, si un mouvement doit être accompli depuis p, le mobile doit
auparavant être parvenu à la moitié p’ du parcours.
(2) Pour tout p, si un mobile parvient à la moitié p du parcours, il doit accomplir
un mouvement depuis p.
On convient de noter les points « pn » selon la convention suivante :
p0 = p
pn+1 = pn ’
On note « étape n » l’étape du raisonnement où nous appliquons la proposition (1)
à pn . Nous commençons en envisageant un mouvement hypothétique depuis un point de
départ p.
« Si un mouvement doit être accompli depuis p »
121
122
CHAPITRE 3. LE RAISONNEMENT ITÉRATIF
Étape 0 = (1) Le mobile doit auparavant être parvenu à la moitié p’ du parcours.
(2) Le mobile doit accomplir un mouvement depuis p’.
Étape 1 = (1) Le mobile doit auparavant être parvenu à la moitié p” du parcours.
(2) Le mobile doit accomplir un mouvement depuis p”.
…
Étape n = (1) Le mobile doit auparavant être parvenu à la moitié pn+1 du parcours.
(2) Le mobile doit accomplir un mouvement depuis pn+1 .
…
À l’issue de chaque étape n, nous pouvons également ajouter un item in à la liste
cumulée des moitiés successives qui doivent auparavant être atteintes :
I = {p’, p”, …, pn , pn+1 }
Ou alternativement ajouter un élément à la proposition conjonctive cumulative suivante :
« Si un mouvement doit être accompli depuis p, le mobile doit auparavant être
parvenu à la moitié p’, et à la moitié p”, …, et à la moitié pn , et à la moitié pn+1 »
Un mouvement de recul et réflexion sur la procédure déductive et son caractère
circulaire nous permet d’énoncer la méta-proposition suivante :
« Pour toute étape à laquelle parvient le processus (ici processus à la fois d’énumération et de parcours des moitiés successives), le processus n’est pas achevé à cette
étape. »
Quand un processus itératif (c’est-à-dire d’enchaînement d’une série discrète d’étapes
se réalisant une par une dans un ordre strict) a la propriété précédente, nous disons qu’il
est une série zénonienne ou qu’il est inachevable (au sens de Zénon).
Quand un tel processus donne lieu à un cumul de termes successifs différents, nous
constatons qu’à chaque étape n le cumul croît et qu’il ne cesse donc de croître au-delà
de tout n. Nous disons d’un tel cumul qu’il est infini, quand il croît ainsi au-delà de tout
cumul n.
3.7. LE SORITE ET L’EMPIRIE
123
Nous appelons « argument itératif » le méta-argument qui conclut qu’un processus
itératif est inachevable au sens de Zénon.
Nous pouvons alors formuler les propositions suivantes :
« Si un processus est une série zénonienne et qu’il donne lieu à un résultat qui est
le cumul de résultats toujours différents à chaque étape, ce résultat est infini. » Cette
proposition est mise en jeu dans les preuves d’infinité.
« Si un processus zénonien atteint chacun des termes successifs d’une série en prouvant successivement de chacun d’eux qu’il a une certaine propriété, et que pour certaines
entités x, chacune d’elle est atteinte pour un certain n à la nième étape du parcours successif de la série, alors pour chacune des entités x le processus zénonien peut prouver
qu’elle a la propriété. » Cette proposition est au principe du raisonnement dit d’induction
incomplète.
« Si une certaine hypothèse sur un certain terme fait qu’un processus mené à partir
de ce terme est zénonien et donne lieu à un cumul, et que par ailleurs il est impossible
que le processus mené à partir de ce terme donne lieu à un cumul infini, alors l’hypothèse
est fausse. » Cette proposition est au principe du raisonnement de descente infinie.
« Si l’on sait que, une certaine entité étant supposée résulter d’une étape d’un processus, ne pourrait pas donner lieu à un nouveau résultat dans une nouvelle étape du
processus, et que le processus est zénonien, alors une telle entité ne peut pas exister. »
Cette proposition est au principe de la régression à l’infini.
Enfin, « Si pour s’accomplir un phénomène doit donner lieu à l’achèvement d’une
série zénonienne, ce phénomène ne peut pas s’accomplir », qui donne lieu aux arguments
itératifs contre le mouvement.
Chapitre 4
La dialectique du continu
4.1 L’argument en faveur du Grand
On reprend encore une fois l’argument en faveur du Grand tel qu’il nous est livré
dans Simplicius1 .
« Après avoir antérieurement montré que rien n'a de grandeur du fait que chacune des choses
multiples est identique à soi, et une », Zénon montre que : « chacune des choses multiples […]
[e]st illimitée du fait que en vertu de la division à l'infini, il existe toujours quelque chose en
deçà de ce qui est prélevé. »
Ce qui est énoncé ainsi :
Ayant d'abord montré que « Si ce qui est n'avait pas de grandeur, il ne serait pas non plus »,
il ajoute : « Mais si elle est, il est nécessaire que chaque chose possède une grandeur
et une épaisseur et que quelque chose d'elle soit distinct d'autre chose. Et le même
argument vaut pour le surplus. En effet, celui-là possèdera une grandeur et quelque
chose sera en surplus. Or c'est la même chose de le dire une fois et de le dire toujours.
Car rien de tel ne sera dernier, et il n'y aura rien qui ne soit en relation avec un autre.
Ainsi, si plusieurs choses sont, il est nécessaire qu'elles soient et petites et grandes,
petites au point de n'avoir aucune grandeur, et grandes au point d'être illimitées. »
1. Pour une analyse plus fouillée historiquement de la présentation de Simplicius, nous renvoyons de
nouveau à Louguet, Les Usages de l’infini chez les penseurs présocratiques cit., p. 203-241.
125
126
CHAPITRE 4. LA DIALECTIQUE DU CONTINU
L’aporie du Grand et du Petit part de l’exigence de composition décrite en 2.4, c’est-
à-dire qu’elle est menée sous l’hypothèse « elles sont plusieurs » qui doit être comprise
comme équivalente à l’hypothèse de la divisibilité de la grandeur, et donc à la divisibilité
du tout de la grandeur en une pluralité d’étants desquels il est composé. Elle parvient
alors aux deux résultats parallèles suivants : l’égalité à soi même de chaque chose rend
cette chose une. Autrement dit aucune des choses ne doit pouvoir se réduire à une multiplicité d’éléments autres qu’elle qui la constituent réellement. Or cela implique qu’aucune
des choses ne peut avoir de grandeur, car en vertu de l’hypothèse de divisibilité, toute
grandeur est en fait composée d’une pluralité.
Mais d’un autre côté, sous la même hypothèse l’Inexistence du Sans Grandeur montre
que chacune des choses doit avoir une grandeur si elle doit être une des choses qui
constituent le tout de la grandeur. Soit donc une des choses ayant grandeur. En vertu de
l’hypothèse de divisibilité, elle est composée d’une grandeur et d’une autre grandeur en
surplus. Ce surplus est lui aussi composé d’une grandeur et d’une grandeur en surplus,
et « c’est la même chose de le dire une fois et de le dire toujours ». Autrement dit on
peut tenir sur toute chose un raisonnement itératif portant l’opération de dichotomie,
qui révèle la chose comme composée d’une quantité illimitée de grandeurs. Ainsi, nous
dit Zénon, chaque chose est grande et tellement grande qu’elle est infiniment grande.
Mais le résultat est ambigu.
4.1.1 L’interprétation métrique
Comme nous l’avons suggéré au chapitre 3, le point difficile dans l’interprétation de
cet argument réside dans la compréhension de sa conclusion. Il est conclu que les choses
qui sont, sont grandes au point d’être illimitées, ápeira, à la suite d’un raisonnement
itératif qui prouve de façon conclusive que chacune est composée d’une grandeur, et
d’une autre grandeur et ainsi de suite à l’infini. Or il est très raisonnable de juger que
cette conclusion n’est pas valide, qu’elle ne découle en fait pas de ce qui est prouvé.
Voici la réponse parfaitement légitime qui est généralement donnée à un argument de ce
type : il est parfaitement possible (et à vrai dire inévitable) pour une grandeur continue
4.1. L’ARGUMENT EN FAVEUR DU GRAND
127
d’être composée d’une infinité de grandeurs, à condition que celles-ci soient décroissantes
d’une manière convenable. Notamment, toute grandeur continue est décomposable “à
la Zénon”, en sa moitié et son quart et son huitième, etc., car la série des 1/2n , 0 <
n < ∞ converge vers 1. Une autre manière de comprendre le paradoxe et d’y répondre
consiste à dire que la grandeur totale reste constante à chaque étape de la décomposition.
Supposons la grandeur donnée. Si elle est divisée en deux, la grandeur totale du résultat
devient la somme de 2 grandeurs égales à la moitié de la première. À la seconde itération,
on a 4 grandeurs égales au quart, puis 8 grandeurs égales au huitième, et ainsi de suite
à l’infini, la somme restant toujours constante. Ces deux réponses sont tout simplement
exactes. On notera que l’une et l’autre ne comprennent pas la situation décrite de la même
façon, qu’il n’y a pas complet accord sur la manière dont il faut comprendre le processus
de division décrit par Zénon. S’agit-il de diviser la grandeur en deux, puis de diviser
chaque morceau obtenu en deux et ainsi de suite ? Ou de procéder plus classiquement “à
la Zénon”, en considérant la moitié, puis la moitié de la moitié restante, puis la moitié
du quart restant, etc. ? C’est de cette seconde façon que Caveing comprend le texte, et
elle paraît en effet plus simple et naturelle. Notre position est que l’argument de Zénon
est pensé d’une telle façon que la question n’est pas vraiment pertinente. Néanmoins
de nombreuses interprétations ou reprises, y compris dans l’Antiquité, ont considéré la
première version, celle où chaque morceau obtenu est par la suite divisé.
En tous les cas, il semble qu’une mathématique presque élémentaire soit capable de le
réfuter2 . Mais cela n’est possible qu’à la condition qu’on en fasse une interprétation déjà
mathématisée, et plus précisément métrique. Elles font dire à Zénon que chaque chose
ayant grandeur est constituée d’une somme de grandeurs divergente, c’est-à-dire qui croît
au-delà de toute mesure. Cette interprétation est légitime, dans la mesure où Zénon nous
demande bel et bien de penser ce qu’il en est de la grandeur d’une somme de grandeurs,
2. Caveing argumente en détail pour soutenir que Zénon et ses adversaires devaient savoir qu’une
série infinie peut être convergente. Outre qu’à notre avis en effet Zénon lui-même en fournit la preuve
avec l’argument contre le mouvement dit de la “Dichotomie”, nous ne pensons pas que la question soit
pertinente, comme la suite le rendra clair. Les objections que nous voudrions présenter à l’interprétation
de Caveing étant générales et de principe, nous n’examinerons pas sa lecture de chacun des arguments,
mais nous discutons sa position générale dans une section à part, cf. 2.1.
128
CHAPITRE 4. LA DIALECTIQUE DU CONTINU
et que la théorie de la mesure de ces sommes est ultimement l’approche correcte de
ce problème. Et dans une telle interprétation, l’argument de Zénon est indéniablement
fautif. Mais cette perspective pose un certain nombre de problèmes si l’on s’en tient au
texte. En effet, comment procèdent les deux réfutations mathématiques reconstituées
plus haut ? La première considère une série de grandeurs décroissantes, c’est-à-dire dont
la mesure diminue de moitié pour chacun des éléments. Elle suppose donc que chacun des
éléments a une grandeur déterminée (c’est-à-dire mesurée), qui est une certaine fraction
de la grandeur totale de la chose. Semblablement, la seconde réfutation part du principe
que la chose a une grandeur mesurable déterminée et montre que cette grandeur reste
constante, comme on devrait s’y attendre, à chaque étape d’une décomposition infinie,
du fait de la diminution constante de la mesure des éléments composants.
En vertu du mode de lecture dialectique des paradoxes de Zénon3 , nous voudrions
soutenir que l’interprétation métrique n’est pourtant pas la plus fondamentale, et qu’elle
introduit dans le texte une conceptualité qui n’y est pas contenue. Non pas certes, nous
y insistons, que la lecture métrique en soit une lecture fausse. Zénon ne distingue pas
explicitement son argumentation d’une argumentation métrique, et il joue à notre sens
très certainement sur une indétermination sémantique, au contraire, quand il conclut
à la « grandeur illimitée » du fait de l’illimitation de la somme des grandeurs. Il reste
que les réfutations mathématiques ont le défaut de présupposer que l’on peut mesurer
une chose et opérer une comparaison entre différentes grandeurs selon le Grand et le
Petit. Or cette possibilité est précisément ce qui est en question dans l’aporie du Grand
et du Petit. Dans la mesure où celle-ci conclut que toute chose est à la fois grande et
petite, si petite qu’elle n’a aucune grandeur et si grande qu’elle est illimitée, elle conteste
justement d’avance la possibilité d’une comparaison de ce type.
Il y a une manière encore différente d’interpréter l’argument et de le voir comme fautif, en
considérant que Zénon y décrit une situation impossible : sous prétexte que chaque grandeur
peut être divisée en un nombre toujours plus grand de morceaux, il supposerait que l’on peut
demander quelle est la taille du “dernier” morceau, du résultat ultime de la division infinie.
3. Cf. l’annexe B
4.1. L’ARGUMENT EN FAVEUR DU GRAND
129
Si on suppose la décomposition à la première manière (chaque segment obtenu se trouvant
divisé à son tour), on peut alors envisager l’exhaustion de l’opération puis la recomposition
à partir des éléments derniers, et dire que de deux choses l’une : ou bien le résultat ultime
n’a pas de grandeur, auquel cas la grandeur s’est résolue dans le néant, car une somme
quelconque d’éléments sans grandeurs ne forme pas une grandeur ; ou bien il a une grandeur,
auquel cas la grandeur est infiniment grande, car la somme d’une infinité d’éléments d’une
grandeur donnée est elle-même infinie. Cette configuration est à peu près ce qui est envisagé
par Porphyre dans l’argument qu’il attribue à Parménidea :
Il y avait un autre argument de Parménide qui croyait montrer au moyen de la dichotomie que
l'étant est seulement un, et qu'il est sans parties et indivisible. Car, dit-il, s'il était divisible, qu'on le
coupe en deux, et ensuite chacune de ces parties encore en deux, et, dit-il, cette procédure ayant
été toujours répétée, il est évident que, ou bien il restera certaines grandeurs ultimes, infimes
et indivisibles, mais infinies en multitude, et que le tout sera composé de parties infimes, mais
infinies en multitude ; ou bien, il aura disparu et ne pourra plus se décomposer en rien et sera
composé du rien ; conséquences qui sont <l'une et l'autre> absurdes. Donc, il ne sera pas divisé,
mais demeurera un. Et de fait, puisqu'il est partout semblable, s'il est divisible, il le sera partout
semblablement, et non ici oui et là non. Qu'on le divise alors partout ; il est dès lors évident que
de nouveau il ne restera rien, mais il aura disparu, et s'il est composé, il sera à nouveau composé
du rien. Car s'il reste quelque chose, il n'aura pas encore été divisé partout. Si bien que, dit-il, il
est manifeste aussi d'après ces considérations que l'étant sera indivisible, sans parties et un.
Cet argument est conceptuellement bien plus riche que celui de Zénon, dont il diffère
largement. Il est généralement accepté que cet argument de Porphyre n’est qu’une sophistication tardive. Une différence fondamentale est justement le fait qu’est ici envisagé un état
final à l’issue du processus infini, ce que Zénon, si nos analyses sont correctes, ne fait pas,
considérant d’abord l’infini comme inachevabilité. L’idée d’inachevabilité semble justement
exclure que la question de l’état final ait un sens.
Néanmoins, les choses ne sont pas si simples. C’est qu’on ne peut comprendre la relation
entre l’argument infinitiste porphyrien (pseudo-parménidien) et l’argument itératif zénonien
qu’en faisant intervenir un troisième argument identifié comme atomiste, mais dont le ressort
fondamental est l’actualisme. Il s’agit de la justification de l’atomiste démocritéen à partir
d’une aporie de la divisibilité, dans le traité De la génération et la corruption d’Aristoteb :
130
CHAPITRE 4. LA DIALECTIQUE DU CONTINU
Il y a de faire une aporie à poser un corps ou une grandeur partout divisible et à poser la possibilité
effective de cette division. Car, qu'est-ce qui pourra bien échapper à la division ? Si, en effet, le
corps est partout divisible et que cette possibilité soit effective, il se trouverait simultanément
aussi partout divisé, même si la division n'a pas eu lieu simultanément (et même si cela avait été
le cas, il n'y aurait rien d'impossible). Qu'il s'agisse par conséquent aussi bien d'un procédé par
moitiés que de tout autre type, si le corps est par nature partout divisible, nulle impossibilité à
ce qu'il soit divisé, puisque même s'il y avait des choses divisées dix mille fois dix mille fois, il n'y
aurait rien d'impossible -- et peu importe que personne n'ait sans doute la capacité d'effectuer une
telle division.
Puis donc que le corps a partout cette propriété, qu'il soit divisé. Que restera-t-il donc ? Une grandeur, c'est en effet impossible : ce serait en effet quelque chose de non-divisé, or le corps, avonsnous dit, est partout divisible. Pourtant, s'il ne subsiste ni corps ni grandeur mais seulement la
division, le corps sera ou bien fait à partir de points, et les choses qui en seront composées seront
sans grandeur, ou bien il ne sera rien du tout, de sorte qu'il pourrait bien n'être engendré de rien
ni n'être composé de rien -- et le tout quant à lui ne sera rien d'autre qu'une apparence.
Nous ne pouvons pas entreprendre ici un commentaire complet de l’argument ni discuter
de l’identification de sa source et de savoir si elle remonte au-delà d’Aristotec . Mais il nous
faut faire une série de remarques sur la forme argumentative. Que l’argument suggère une
inspiration zénonienne va suffisamment de soi pour qu’il n’y ait pas besoin d’y insister,
d’autant qu’Aristote va immédiatement après évoquer un argument semblable à l’Inexistence
du sans grandeur et une apparente aporie du lieu. Néanmoins, on prendra soin de noter qu’il
n’y est pas fait allusion à un processus itératif, encore moins à un processus itératif achevé
comme dans l’argument porphyrien. De même, la conclusion selon laquelle « les choses
seront sans grandeur » est bien identique à une conclusion zénonienne, mais l’argument qui
y parvient n’a rien à voir avec ce dont témoigne Simplicius pour Zénon. On rappelle que
pour celui-ci, il s’agissait de dire que chacune des choses (c’est-à-dire des choses élémentaires,
réellement existantes) était sans grandeur, du fait de leur simplicité, et de même que chacune
des choses élémentaires était infiniment grande. Ici au contraire, comme dans l’argument
rapporté par Porphyre, les grandeurs nulles et infinies sont prédiquées des composés, à
partir d’un raisonnement sur les composants ultimes. Chez Zénon, elle portait directement
sur chacun des étants, ceux dont on supposait qu’ils étaient.
Toujours est-il que le ressort argumentatif dans le texte d’Aristote, celui qui nous permet
4.1. L’ARGUMENT EN FAVEUR DU GRAND
131
de parler d’un état de totale division, nous semble reposer sur la nature de la possibilité,
non sur l’itérativité. Si toute grandeur est divisible, et divisible en tout point, et que cette
divisibilité est vraiment possibled , alors on peut exiger la réalisation de tous les possibles
en matière en division, admettre la réalité de cette division. Le ressort de l’argument n’est
pas l’achèvement de l’infini, mais la soumission du possible à l’actuel. Et la réponse aristotélicienne consistera à magnifiquement discuter du sens de « tous » et à nier que parler de
« tous » les points de division possible ait un sens. Voir, sur la nature de la réponse atomiste
à Zénon qui est en même temps une reprise de celui-ci, la section 4.3.1 plus bas.
Notre hypothèse serait que Porphyre, à la suite d’intermédiaires que nous ignorons, accomplit une synthèse entre l’argument zénonien (itératif) et l’argument rapporté par Aristote
(actualiste) ; mais nous n’avons pas de quoi soutenir ce point au-delà de sa vraisemblance à
première vue.
a. Porphyre est lui-même cité par Simplicius, In Phys., p.139.26-27. Nous citons : ibid., p. 207-8
b. I 2, 316a14-29. Nous citons Aristote, De la génération et la corruption, éd. établie, trad. du
grec, annot. et introd. par Marwan Rashed, Collection des universités de France, Les Belles Lettres,
2005, p. 8-9.
c. Voir pour commencer les notes de l’éditeur et traducteur du texte Marwan Rashed, qui
adopte une lecture historique très différente de la notre, mais dont nous partageons l’interprétation
philosophique.
d. Et de telle nature que la division en un point n’empêche jamais la division en un autre point,
du fait de la densité des points de division.
4.1.2 L’interprétation structurelle
Dès lors, du fait qu’il se situe en amont de la possibilité de la mesure, nous voudrions
suggérer que l’argument en faveur du Grand est susceptible d’une interprétation qu’on
pourrait dire « structurelle » – ou topologique. Il consiste essentiellement à montrer
que du fait qu’elle contient des infinités d’infinis, toute grandeur quelle qu’elle soit est
indistinguable structurellement, par ce qui relève de sa composition interne, de toute
autre grandeur ; c’est-à-dire que le continu, sous l’hypothèse de divisibilité, présente à
tout niveau une indistinction à l’égard de la grandeur. Chaque grandeur, à l’instar du
tout, est divisible en une infinité de grandeurs, qui chacune est pareillement divisible en
une infinité de grandeurs, et c’est la même chose de dire cela une fois et de le dire toujours.
Ainsi la moindre partie du continu contient pareillement des mondes infiniment vastes
et ne se distingue d’aucune autre si on n’introduit pas, extérieurement, une métrique
qui permet en surplomb d’assigner et de comparer les grandeurs. On peut commencer
132
CHAPITRE 4. LA DIALECTIQUE DU CONTINU
par la différence des grandeurs relatives, mais l’analyse de la grandeur seule conduit
directement à l’indistinction vers l’infiniment grand. En somme, l’enquête dialectique
conclurait que la pensée de la continuité et de la composition arrive à des contradictions
réelles – c’est-à-dire réellement pensées dans la chose – qui ne sont évitées que par l’ajout
d’une conceptualité métrique extrinsèque. Celle-ci impose d’avance que soit donnée une
grandeur servant de mesure, par rapport à laquelle déterminer les grandeurs en général.
Ce lieu aporétique de la pensée doit être évidemment dépassé dans sa limitation,
puisque nous avons à penser des différences de grandeurs dans le continu ; mais cela ne
veut pas dire pour autant qu’il disparaisse absolument ou qu’il n’en reste rien de vrai.
Au contraire, la pensée du continu l’a en un sens constamment réaffirmé et assumé.
Ainsi, nous n’inventons pas pour l’occasion et à seule fin de sauver Zénon cette idée
du caractère extrinsèque de la mesure, mais elle devrait être au contraire familière de
quiconque connaît les problèmes philosophiques relatifs au continu et à la grandeur.
Si on comprend l’argument en faveur du Grand comme nous l’avons suggéré, on est par
exemple conduit à le rapprocher d’arguments modernes du type de la question aporétique
qui demande si l’on peut concevoir un changement tel que la multiplication par 2 de toutes
les grandeurs de l’univers. Ce changement semble théoriquement faire sens par rapport à une
métrique extérieurement assignée aux grandeurs, mais d’un autre côté n’avoir aucun effet,
être même indistinguable d’une absence totale de changement, tout point de comparaison
par lequel assigner la différence ayant été emporté dans le changement.
Plus généralement, la théorie mathématique et la philosophie l’accompagnant ont constamment repris la problématique que nous lisons dans Zénon sous la forme de la possibilité de
projeter n’importe quel continu arbitrairement grand dans n’importe quel continu arbitrairement petit.
Chaque point ou sous-segment du
a
b
c
petit segment a un correspondant
dans le grand
a’
b’
c’
4.1. L’ARGUMENT EN FAVEUR DU GRAND
133
Dans les formulations ensemblistes qui sont devenues communes au xxe siècle, on va
jusqu’à démontrer que la puissance du continu est unique, c’est-à-dire que l’ensemble des
points d’un segment arbitrairement petit est “aussi grand” (équipotent) à l’ensemble des
points d’un espace de dimension arbitrairement grande. En sorte à ce que la possibilité de
transformer un continu dans un autre par redistribution est tout à fait générale.
Du côté philosophique, cette possibilité hante la méditation classique sur le continu qui,
depuis le texte de Pascal sur les deux infinis jusqu’aux étangs contenus dans les poissons
de Leibniz et à la pluralité des mondes de Fontenellea , nous met au cœur du problème
de l’inassignabilité de la grandeur. Un de nos passages préférés sur le sujet se trouve chez
Malebranche (1638 - 1715), qui écrit dans la Recherche de la vérité, Livre I, chapitre VIb :
Car la raison nous apprend que le plus petit de tous les corps ne serait point si petit s'il était seul,
puisqu'il est composé d'un nombre infini de parties, de chacune desquelles Dieu peut former une
terre, qui ne serait qu'un point à l'égard des autres jointes ensembles.
Il faut savoir lire la précision technique à travers le style élégant du père Malebranche.
« Le plus petit de tous les corps » est une hyperbole, tout le propos du passage étant
précisément qu’il n’existe pas un corps minimal, mais qu’aussi petit que soit un corps il
admet la division à l’infini en de plus petits corps. Il faut lire d’une manière également
non-technique ou bien superlative le terme de “point”, qui n’indique pas ici littéralement un
point mathématique sans dimension. On comprend mieux le passage en termes d’arbitraire
mathématique : Soit un corps aussi petit que l’on veut. Sa petitesse est strictement relative
à l’échelle qui est celle de notre propre corps. En lui-même et en vertu des propriétés du
continu, il est divisible à l’infini et peut contenir l’équivalent de ce que contient un corps
aussi grand que l’on veut. Seul créé, il formerait un univers fini, et l’on pourrait mettre tout
ce que contient la Terre dans une de ses parties aussi petite que désirée, c’est-à-dire ayant
un rapport de petitesse arbitraire avec le tout.
a. Cf. respectivement Blaise Pascal, Les Pensées, éd. établie, annot. et introd. par Léon Brunschvicg, Librairie Hachette et Cie, Paris 1904, fr. 72, pp. 70-92 ; G.W. Leibniz, Principes de la
philosophie [Monadologie], (1714), in Principes de la Nature et de la Grâce. Monadologie. Et autres
textes 1703-1716, éd. établie, annot. et préf. par Christiane Frémont, GF Flammarion, 1996, § 67, p.
257 ; Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, (1742), éd. établie et comm. par Christophe
Martin, GF Flammarion, 1998
b. Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité. Livres I-III, (1674, 1712), éd. établie et
annot. par Jean-Christophe Bardout, Vrin, 2006, p. 162.
Les passages et arguments que l’on pourrait citer dans l’ensemble de l’histoire des
mathématiques et de la philosophie sont en vérité innombrables. Il ne s’agit pas en tout
134
CHAPITRE 4. LA DIALECTIQUE DU CONTINU
cela de suggérer que Zénon “anticipe” en aucun sens des résultats mathématiques ou
philosophiques postérieurs, ni que ceux-ci soient en quelque sorte contenus d’avance dans
ce qu’il affirme. Nous sommes convaincu par l’image de Zénon proposée par Jonathan
Barnes (et déjà par Platon, croyons-nous), qui le représente comme un penseur ingénieux
et brillant, mais pas profond ; saisissant au contraire chaque occasion qui se présente de
mener une argumentation destructrice. Il ne doit pas être considéré comme un grand
précurseur, et on ne peut le tenir pour responsable du destin herméneutique du problème
du continu, mais on peut lire dans les quelques traces que nous avons de lui une fidélité
à la dialectique simple du continu et de sa division, et que c’est cela qui donne leur
importance à ses paradoxes.
Quelle que soit l’estime que l’on décide finalement d’accorder à l’argument, nous
croyons nécessaire d’admettre en toute manière qu’il est possible d’en faire une lecture
liant directement l’infinité de la division (et réciproquement de la composition) et l’impossibilité d’assigner des grandeurs ou de comprendre la différence de grandeur sans la
présupposer. Nous avons en effet un témoignage direct (quoique tardif) de la postérité
de l’argument de Zénon, qui le reformule exactement en ces termes. Il s’agit d’un passage du texte de Plutarque (c. 46 - c. 125) Des notions communes contre les Stoïciens,
dans lequel il s’oppose à la doctrine stoïcienne de l’infinie divisibilité de la matière et
du mélange intégral entre les substances. Il y aurait beaucoup à dire sur l’ensemble du
passage, mais on retrouve la trace de l’argument de Zénon dans la partie qui suit4 :
(1) Il est également contraire à notre notion qu'il n'y ait dans la nature des corps ni extrémité, ni
première ou dernière partie auxquelles se termine la grandeur du corps, mais qu'il apparaisse
toujours quelque chose au-delà de toute grandeur donnée, précipitant ainsi l'objet dans l'infini
et dans l'indéterminé. En effet, il ne sera pas possible de concevoir une grandeur plus grande ou
plus petite qu'une autre, si la progression des parties à l'infini appartient semblablement aux
deux […] (2) Pourtant, comment peut-il manquer d'être évident que l'homme est constitué
de plus de parties que le doigt de l'homme, et inversement que le monde en a davantage
4. 1078e-1079a, A.A. Long et D.N. Sedley (éd. et comm.), Les Philosophes hellénistiques, t. 2 : Les
Stoïciens, trad. de l’anglais par Jacques Brunschwig et Pierre Pellegrin, 3 t., GF Flammarion, 2001,
p. 303
4.1. L’ARGUMENT EN FAVEUR DU GRAND
135
que l'homme ? Tout le monde sait cela et tout le monde le comprend, à moins d'être devenu
stoïcien ; mais quand on devient stoïcien, on dit le contraire, et l'on croit que l'homme n'est
pas constitué de plus de parties que le doigt, ni le monde que l'homme. En effet, la division
broie les corps à l'infini, et entre infinis, aucun n'est plus grand ni plus petit…
Le contexte est celui de l’examen des “paradoxes” stoïciens. On trouve en effet dans
le stoïcisme antique une pratique systématique de l’affirmation “paradoxale” au sens
usuel du terme, c’est-à-dire s’écartant voire allant à l’encontre du sens ou de l’opinion
commune, souvent en menant un raisonnement prenant les termes du sens commun
à la lettre. Dans l’ouvrage d’où ce texte est tiré, Plutarque procède justement à une
réargumentation en faveur des notions communes et contre les affirmations paradoxales,
à savoir ici : « il y a autant de parties dans le tout que dans la partie ». Plutarque
formule ici très précisément ce que nous lisions dans Zénon : « En effet, il ne sera pas possible
de concevoir une grandeur plus grande ou plus petite qu'une autre, si la progression des parties à l'infini
appartient semblablement aux deux ». Ce texte fait d’ailleurs nettement écho à un passage du
De rerum natura de Lucrèce (c. 90 - c. 55 av. J.-C.5 ) :
Et, faute d'un minimum, les éléments les plus petits
seront constitués d'une infinité de parties,
puisque la moitié d'une moitié toujours aura
une moitié, sans limite à la division.
Quelle différence existera-t-il encore
entre l'ensemble et la plus petite des choses ?
Aucune : si infini que soit foncièrement
l'ensemble universel, les corps les plus petits
seront constitués de parties tout aussi infinies.
Mais la droite raison se révolte et proteste :
l'esprit ne peut le croire, enfin tu dois te rendre.
5. Lucrèce, De la nature, trad. du latin, annot. et introd. par José Kany-Turpin, 2e éd., GF Flammarion,
1998, v. 615-624, p. 87.
136
CHAPITRE 4. LA DIALECTIQUE DU CONTINU
4.2 L’argument du Limité et de l’Illimité
On rappelle le texte de Simplicius :
Zénon écrit ceci, que je cite littéralement : « Si plusieurs choses sont, il est nécessaire
qu'elles soient aussi nombreuses qu'elles sont, et ni en nombre supérieur à elles ni en
nombre inférieur. Or si elles sont aussi nombreuses qu'elles sont, elles seront limitées.
Si plusieurs choses sont, les choses qui sont sont illimitées ; car entre les choses qui
sont, il y en a toujours d'autres, et de nouveau entre celles-là d'autres encore. Et ainsi
les choses qui sont sont illimitées. »
Les problèmes liés à cet argument sont du même ordre que pour le précédent : on
ne sait pas exactement quel est le mécanisme mis en jeu dans le procédé d’illimitation,
et il y a différentes manières de comprendre, mathématiquement parlant, ce qui est en
jeu dans cette illimitation, qui changent l’estime que l’on peut avoir de l’argument. Et
comme pour le précédent, nous croyons que l’on se tient plus proche de la conceptualité
mise en jeu par Zénon lorsqu’on en fait un argument encore pertinent aujourd’hui.
4.2.1 Le mécanisme d’illimitation
Nous commençons par traiter rapidement la question délicate du mécanisme d’illimitation, qui n’a pas véritablement d’importance pour notre propos. Simplicius dit explicitement que c’est un procédé dichotomique qui permet d’affirmer qu’il y a toujours
d’autres choses entre les choses qui sont. Mais comme on l’a suggéré plus haut, il ne nous
donne pas vraiment de raison en faveur de cette hypothèse, qui n’est pas imposée par
le texte qu’il cite. On imagine néanmoins facilement comment soutenir un mécanisme
de ce type : Les choses qui sont doivent être des grandeurs distinctes. Soit la totalité
composée d’une collection de ces grandeurs. Chacune par un procédé de dichotomie se
révèle être composée de deux grandeurs distinctes. Entre deux grandeurs données, on
peut par conséquent toujours désigner une troisième. On peut donc nommer de nouvelles
grandeurs entre chacune des premières grandeurs, en sorte à former une seconde totalité.
Et le processus peut être répété de nouveau. Et ainsi de suite. Pour des raisons diverses,
4.2. L’ARGUMENT DU LIMITÉ ET DE L’ILLIMITÉ
137
Barnes et Caveing sont tous deux partisans d’une solution de ce genre. Palmer néanmoins n’est pas satisfait et considère que le texte nous indique plutôt que l’argument
repose sur une sorte d’axiome de la distinction : “si deux choses sont distinctes, il doit
exister une chose entre elles pour les distinguer”, et sur le postulat que les choses qui
sont, sont distinctes. L’illimitation suit alors en effet naturellement, car Zénon impose
une propriété de densité : entre les choses qui sont il y en a d’autres, puis d’autres encore
entre les premières et les secondes, etc.
Les deux interprétations ont leurs avantages et leurs défauts. Elles font l’une et
l’autre intervenir des déterminations qui ne sont pas dans le texte cité par Simplicius
(respectivement la divisibilité et la distinction). La première a l’avantage de reposer sur
un mécanisme bien attesté chez Zénon, tandis que la seconde se donne plus simplement
à lire dans le texte tel qu’il nous est transmis. Ce qui nous importe davantage est la
reconnaissance du raisonnement itératif. Le principe général qui le fonde est : « si plusieurs choses sont, entre les choses qui sont il y en a toujours (aeì) d’autres ».
Le « toujours », « aeì », indique la généralité en même temps qu’il suggère déjà l’itérabilité infinie : soit une collection quelconque de choses qui sont, on pourra en trouver
d’autres (hétera, n’appartenant pas à la collection considérée) situées entre ces choses
– et peu importe au fond par quel moyen, du moment qu’on en admet un. On a alors
obtenu une nouvelle collection ou totalité de choses. Chaque itération reproduisant par
conséquent les conditions de sa réitération, on en conclut que le procédé d’augmentation
de la totalité des choses est inachevable ; en retour, la quantité de la totalité des choses
peut elle aussi être qualifiée d’illimitée (ápeira). Mais que veut-on dire par là ?
4.2.2 L’interprétation selon le fini et l’infini
Ce caractère illimité ou infini des choses est compris comme contredisant leur caractère “limité” ou “déterminé” (peperasména). La manière la plus naturelle aujourd’hui de
comprendre l’opposition est d’y lire une opposition du fini et de l’infini au sens mathématique moderne usuel. D’un côté les choses forment une totalité finie c’est-à-dire qui
correspond à un des entiers naturels (il y a mille, ou un million, ou un milliard de choses,
138
CHAPITRE 4. LA DIALECTIQUE DU CONTINU
mais en tout cas il y a un nombre entier de ces choses). De l’autre leur totalité est infinie
c’est-à-dire qu’elle est plus grande que tout nombre entier. Avec les prémisses posées par
Zénon, qui fondent une propriété de densité, cette seconde conclusion est assurément
obtenue : quel que soit le nombre supposé au départ, par ajouts successifs indéfinis on
est sûr de dépasser à une certaine étape tout nombre fini donné. Le point plus délicat
est l’argument en faveur du Limité. Son principe nous paraît proprement fascinant :
les choses sont limitées, car « il est nécessaire qu’elles soient aussi nombreuses
qu’elles sont, et ni en nombre supérieur à elles ni en nombre inférieur ». La
compréhension moderne de l’argument le reconstituera de la manière suivante : d’un côté
Zénon établit la densité des choses et conclut à leur infinité ; d’un autre côté il soutient
qu’il doit y avoir une quantité déterminée de ces choses, et comme il est Grec (ou plus
généralement : par préjugé) il considère qu’il n’existe de nombre que fini, égal à un des
entiers naturels6 . Si l’on admet cependant avec Cantor et la théorie des ensembles qu’il
existe des cardinaux transfinis, il n’y aura pas de contradiction entre l’infinité des choses
et l’exigence qu’il existe un nombre de leur totalité. On pourra même aller plus loin et
remarquer que le nombre de ces choses obtenues par itération indéfinie est bien déterminable et qu’il s’agit de ℵ0 . La mathématique post-cantorienne n’a aucun scrupule à
passer à la limite des opérations d’ajouts d’éléments pour considérer la totalité globale
résultant d’une opération inachevable, et elle décrète pouvoir connaître la grandeur (le
cardinal) d’une pareille totalité.
Cette lecture, de même que la lecture métrique de l’argument en faveur de l’illimité
en grandeur, est absolument légitime et mérite d’être examinée un peu plus en détail.
Une première chose à remarquer est qu’elle devient plus ou moins absurde si on suppose
que chez Zénon la branche en faveur de l’infinité soutient que les choses forment une
totalité infinie déterminée, au sens moderne du mot. Car on ne pourrait plus supposer
alors que Zénon considère que toute totalité déterminée ayant grandeur est finie. Il
faut donc soutenir une opposition entre d’un côté les totalités nombrables déterminées,
6. Il faut noter ici que le terme de nombre, arithmos, n’apparaît pas dans le texte de Zénon, quoiqu’il
soit naturel de l’introduire en français. Le grec utilise simplement un adjectif et deux comparatifs : hósa,
pleíona, eláttona, autant, plus, moins. Sur la distinction antique entre nombre et multiplicité, cf. 9.4.3.
4.2. L’ARGUMENT DU LIMITÉ ET DE L’ILLIMITÉ
139
strictement finies (peperasména) et de l’autre les quantités indéterminées croissant audelà de toute limite assignable et qu’on peut qualifier d’illimitées ou infinies (ápeira).
Ainsi comprise, l’aporie de Zénon appelle un commentaire classique : les mathématiques
anciennes opposent une considération du nombre comme nombre fini à une conception de
l’infini comme simple progrès au-delà de tout nombre fini donné. Zénon fait usage de cette
opposition pour fonder son aporie, en posant successivement l’exigence de l’existence
d’un nombre et la propriété de croissance indéfinie. Cette aporie, néanmoins, n’est plus
opérante dans la conception mathématique moderne selon laquelle le fini et l’infini sont
deux propriétés qui peuvent se dire de totalités déterminées, en sorte qu’il existe des
nombres infinis. À partir de ses prémisses Zénon peut alors conclure, dans une optique
moderne, à l’infinité des choses, mais plus à leur finitude ! Et l’aporie est supprimée, car
rien n’est paradoxal dans la considération de totalités infinies.
Cette vision des choses a du vrai, mais on peut lui faire un reproche qui n’est pas des
moindres : elle fait perdre en généralité à l’argument, qui était en lui-même remarquablement abstrait. Nous voulons dire que l’argument utilise un concept de détermination
ou limitation qui ne repose ni sur la notion de nombre ni sur la notion usuelle de finitude (comprise en référence à l’égalité à un entier naturel, ou d’une quelconque autre
manière).
4.2.3 L’interprétation selon le totalisé et l’intotalisable
Il nous faut à nouveau être clair : nous ne prétendons pas que Zénon a une conception précise de la notion abstraite de détermination, qui soit explicitement distincte de la
notion de finitude et plus générale qu’elle. Son propos se maintient manifestement dans
une grande primitivité, en-deçà de telles distinctions conceptuelles fines et jouant sur
leur ambiguïté. Mais ce fait même permet que son argument garde une pertinence pour
le cas le plus général. Ainsi, quel est le concept de détermination, limitation ou finitude
qui est développé dans le texte ? Il repose sur la notion d’égalité quantitative à soi d’une
multiplicité. L’égalité quantitative à soi (le “autant et ni plus ni moins, en quantité”)
fonde l’existence d’une quantité bien délimitée des choses. Or, ce que le procédé d’illi-
140
CHAPITRE 4. LA DIALECTIQUE DU CONTINU
mitation ruine, c’est précisément cette égalité à soi : en vérité, pour toute multiplicité
donnée de choses, il y en a toujours d’autres et toujours plus qu’il y en a, et non pas
autant.
Il est vrai qu’on pourra faire remarquer avec raison que la densité, ou la possibilité de toujours désigner d’autres choses entre deux choses données, ne vient pas forcément contredire
l’égalité quantitative à soi, si justement on a affaire à une totalité infinie. Si l’on considère
par exemple l’ensemble des rationnels, celui-ci a bien une cardinalité déterminée (ℵ0 ), et
le fait qu’il existe toujours d’autres rationnels entre deux rationnels donnés (dans l’ordre
usuel des rationnels) ne vient pas contredire cette cardinalité ou cette égalité à soi, car ces
nouveaux rationnels désignables à l’infini sont déjà compris dans l’ensemble infini donné au
départ. Mais nous ne croyons pas que ce soit là l’essentiel.
Peu importe ce qui garantit que les éléments nouvellement produits n’appartenaient pas
d’avance à l’ensemble de départ. On pourrait se reposer ici sur l’exigence de composition et
ses différentes conséquences que nous avons déjà pu examiner : les choses qui composent le
continu doivent avoir une grandeur et être unes, distinctes des autres, élémentaires. Si l’on
opte pour la lecture selon laquelle l’illimitation est obtenue par dichotomie, la division en
deux d’une chose est alors telle que les deux moitiés viennent en quelque sorte remplacer
la première, ou ce qu’on croyait être une grandeur se révèle en fait être la grandeur ellemême et un surplus de grandeur, une grandeur surnuméraire nouvelle. Si l’on opte pour la
lecture selon laquelle c’est l’exigence d’un intermédiaire fondant la distinction qui produit
l’illimitation, on se reposera peut-être sur une idée d’ordre strictement définie : la totalité
est composée de choses rigidement successives la composant, mais en réfléchissant sur la
nécessité de les distinguer on doit réviser ce qu’on avait posé comme ordre de succession en
introduisant pour ainsi dire A+B/2 entre A et B.
Le point important est que, le caractère réellement surnuméraire des nouveaux éléments
étant garanti, on montre que la totalité est toujours nécessairement incomplète, que les
choses sont en fait intotalisables, ne peuvent former une multiplicité égale à elle-même.
L’important est que l’inachevabilité du processus interdit l’établissement d’un point d’arrêt
et d’un compte juste de la multiplicité des choses.
De même on pourrait nous objecter qu’avec Zénon nous mettons apparemment en équivalence le fait d’ajouter des éléments à un ensemble et le fait de changer la grandeur ou
la cardinalité de cet ensemble, équivalence que la mathématique cantorienne (ou déjà ses
4.2. L’ARGUMENT DU LIMITÉ ET DE L’ILLIMITÉ
141
précurseurs scolastiques comme Grégoire de Rimini) a réfutée. Si un ensemble est infini, lui
ajouter de nouveaux éléments ne lui fera pas en général changer de cardinalité, ou autrement
dit le tout n’est pas toujours plus grand que sa partie stricte. Mais à nouveau, le point qui
nous importe est que l’argument reste valide même de façon moderne, dans tous les cas
où on peut garantir que la cardinalité elle aussi s’accroît en général. Il faut certainement
changer le détail des procédures, mais pas la structure générale.
Or, ceci étant posé, on peut se rendre compte que le paradoxe de Zénon a en réalité
un analogue contemporain dont devraient être familier.e.s celles et ceux à qui les objections
examinées à l’instant sont venues à l’esprit, car il concerne l’existence des ordinaux transfinis.
En effet, dans le domaine du fini, on peut dire que les nombres, les ordinaux, sont plusieurs.
S’ils sont plusieurs, il faut qu’ils soient autant qu’ils sont, et ni plus ni moins, donc qu’ils aient
une quantité déterminée, ou un cardinal. La théorie des ensembles nous donne les moyens de
définir comme un objet rigoureux cette quantité déterminée, et nous l’appelons ℵ0 et nous
appelons ω l’ensemble des ordinaux finis qui a cette grandeur ℵ0 déterminée. Mais ω est
lui-même un ordinal transfini (le premier), dont ℵ0 est le cardinal transfini, et la théorie des
ensembles nous dit justement qu’il existe plusieurs de ces ordinaux et cardinaux transfinis. Si
nous prenons la théorie des ensembles au sérieux, ne devons-nous pas penser que ces ordinaux
et cardinaux existent, et qu’ils existent tous autant qu’ils sont ? Mais s’ils existent tous autant
qu’ils sont, et ni plus ni moins, il doit y en avoir une certaine quantité, une multiplicité d’une
certaine grandeur, et ni plus grande ni plus petite ni indéterminée. Or la meilleure théorie
qu’on ait de la quantité, la seule applicable en cette affaire, serait justement la théorie des
cardinaux transfinis : cette quantité déterminée serait un cardinal transfini. Mais soit une
multiplicité d’ordinaux ayant un cardinal déterminé X. Alors le théorème de Cantor nous dit
que l’ensemble des parties de cette multiplicité a une cardinalité 2X strictement supérieure à
X, ce qui, parce que les cardinaux correspondent tous à des ensembles d’ordinaux, implique
qu’il y a strictement d’avantage d’ordinaux que dans la multiplicité considérée au départ.
Comme ce raisonnement vaut pour toute multiplicité d’ordinaux quelle qu’elle soit, on en
conclut que la multiplicité des ordinaux est illimitée, inachevable, dépassant toute limite
et toute totalisation possible. Ce qui était en effet le jugement de Cantor. Si cet argument
marche, c’est parce qu’il reproduit les mêmes conditions que l’argument de Zénon : il affirme
que pour toute multiplicité donnée de la chose considérée, un certain procédé (ici le passage à
l’ensemble des parties) garantit qu’il y en a une multiplicité plus grande, et le raisonnement
142
CHAPITRE 4. LA DIALECTIQUE DU CONTINU
peut être répété pour la nouvelle multiplicité obtenue, ce qui garantit l’inachevabilité du
processus d’accroissement.
Ce paradoxe de l’existence des ordinaux, si on peut le considérer ainsi, est réellement
élémentaire en ce qui concerne la théorie des ensembles elle-même, il ne nous apprend rien
de nouveau ; mais nous ne cherchions pas du tout ici à soutenir le caractère paradoxal de la
théorie des ensembles. Ce que nous voulons souligner est la portée véritable de l’argument
de Zénon, le fait qu’il n’est pas en lui-même limité à une théorie pré-cantorienne de l’infini,
mais qu’il porte en général sur toute considération d’existence de produits d’une opération
inachevable d’accroissement. Et à ce titre, pour être élémentaire le paradoxe de l’existence
des ordinaux n’en pointe pas moins vers ce que l’on pourrait appeler “le difficile réalisme”
de l’univers ensembliste, et la volonté persistante mais philosophiquement problématique
de vouloir considérer les ensembles et notamment les ordinaux comme “tous” actuellement
existants, comme formant une multiplicité réelle, alors que la théorie elle-même semble
imposer de les considérer comme résultats abstraits et intotalisables d’un procès inachevable.
La notion de classe, dans ses différentes versions formelles ou informelles, est le premier pas
dans la tentative de “réaliser” une totalité des ordinaux, ou une totalité des ensembles, mais
avec elle on perd la possibilité générale d’évaluer la quantité ou de faire des opérations sur
les éléments pour former de nouveaux objets.
4.3 Conclusion : La dialectique du continu et le système
des réponses possibles
On trouve dans la séquence d’arguments zénoniens rapportée par Simplicius une série
d’apories dégagées de l’examen du continu, quand celui-ci est considéré sous l’angle de la
pluralité. On comprend ici comme pluralité à l’œuvre dans le continu, sa divisibilité en
parties distinctes et la manière dont il en est composé. On pourrait dire que Zénon mène
dans ces arguments la dialectique du continu, au sens hégélien du terme et conformément
à l’analyse de cet auteur. Hegel comprend en effet ces passages comme une “dialectique
de la matière”, ce qui est une manière de comprendre le continu comme la substance de
l’univers sensible comme en effet cela semble à l’œuvre dans le contexte éléatique. Voilà
4.3. LE SYSTÈME DES RÉPONSES POSSIBLES
143
comment il introduit le passage de Simplicius7 :
[N]ous trouvons également chez Zénon la véritable dialectique objective…[qui est] non
pas un mouvement de notre seul discernement, mais un mouvement démontré à partir de
l'essence de la chose même, c'est-à-dire du concept pur du contenu…[Elle est] la considération
immanente de l'objet : il est pris pour soi, sans présupposition, sans idée ni devoir-être, et
non selon des rapports, des lois ou des raisons extérieures. On s'installe entièrement dans la
chose, on considère l'objet en lui-même, et on le prend selon les déterminations qu'il comporte.
Ainsi considéré il montre alors lui-même qu'il contient des déterminations opposées et donc se
supprime. […] La véritable dialectique ne laisse absolument rien à son objet : ce n'est pas sous
un aspect seulement qu'il serait défectueux ; il se dissout au contraire dans toute sa nature.
[…] La dialectique zénonienne de la matière est restée jusqu'à présent irréfutée ; on n'est pas
encore allé au-delà…
Ces contradictions apparemment inhérentes à la pensée du continu, seul Hegel pouvait bien sûr les célébrer comme l’analyse correcte de sa contradiction réelle8 . Dans
l’Antiquité, elles ne pouvaient être reçues ainsi9 , ce qui signifie, on peut au moins le
supposer, que chacune des traditions philosophiques se confrontant à la pensée de la
matière étendue devait se donner des moyens de répondre à ces apories.
Nous avons sur ce sujet peu de sources directes en dehors des textes d’Aristote et
Platon. Il est cependant peut-être permis de considérer comment peut se mettre en
place à partir de Zénon et jusqu’à la période hellénistique, à mesure que les différentes
écoles philosophiques se constituent et s’affrontent, un système des différentes réceptions
possibles des apories. Le défi éléatique semblait interdire de penser en un logos rigoureux
7. G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, Tome 1 : La Philosophie Grecque. Des Origines
à Anaxagore, éd. établie, trad. de l’allemand et annot. par Pierre Garniron, 7 t., Bibliothèque d’histoire
de la philosophie, Vrin, 1971, p. 138-141.
8. De même qu’il est sauf erreur le seul auteur de la tradition à penser non seulement que les arguments
contre le mouvement ne sont pas des sophismes, mais qu’ils sont la pensée correcte du mouvement :
« Réfuter des objections signifie montrer leur nullité, comme si elles devaient cesser d'exister, comme si elles ne devaient même pas
être faites. Mais il est nécessaire de penser le mouvement comme Zénon l'a pensé, et aussi de prolonger soi-même cette manière de
poser le mouvement », ibid., p. 146.
9. À l’exception possible de Pyrrhon, si l’interprétation qui fait de lui un penseur de la contradiction
réelle, et non un sceptique, est correcte. Cf. sur ce point, pour commencer, Richard Bett, « Pyrrho », in
Zalta (éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy cit., https://plato.stanford.edu/archives/
win2014/entries/pyrrho/.
144
CHAPITRE 4. LA DIALECTIQUE DU CONTINU
la pluralité, la division et la composition du tout de l’existant. Comment était-il possible
de réagir à un tel défi ? Fallait-il s’y plier et se soumettre à l’éléatisme ? Ou fallait-il
renoncer à l’idée que nous pouvons avoir une connaissance scientifique du réel, renoncer
à la science, renoncer même peut-être à la philosophie ? Ou au contraire, fallait-il refuser
les conclusions de Zénon, considérer que ses raisonnements partaient de suppositions
fausses sur la nature, ou manquaient de faire les distinctions logiques nécessaires10 ?
Nous proposons dans la suite une tentative d’élaboration, plutôt spéculative, de ce que
pourrait être un système des réponses et réceptions. Nous tenterons de nous reposer
autant que faire se peut sur les données historiques, mais il nous faut reconnaître dès
l’abord que par notre systématisme même nous allons nécessairement au-delà de ce
qui est véritablement attestable. Nous persistons néanmoins dans cette tentative, pour
deux raisons : d’abord pour le simple profit de clarification et enrichissement théorique
qu’elle promet ; et ensuite parce que lorsqu’il s’agit de problèmes aussi centraux pour la
philosophie antique de la nature que ceux soulevés par Zénon, et d’arguments dont on
connait la présence diffuse dans l’Antiquité même quand leur origine zénonienne n’est
plus considérée, il nous semble permis d’interroger un système philosophique sur un
point même qu’il n’a pas explicitement traité (ou pour lequel nous n’avons plus trace
de sa réponse explicite), du moment que ce point appartient à l’horizon théorique et
argumentatif du système ou qu’il en explicite une tension plus ou moins latente.
Il se peut également qu’un second mot d’explication s’impose : pourquoi, dans une
thèse sur les paradoxes de Zénon contre le mouvement, considérer le système des réponses
à Zénon dans l’Antiquité au niveau des apories du continu, et avant même d’aborder
l’étude des apories du mouvement ? Précisément pour exhiber le fait que les paradoxes du
mouvement ne sont pas réductibles aux problèmes du continu. Pour montrer en quoi ils
se distinguent, et en quoi une solution apportée aux apories du continu ne vaut pas pour
autant comme solution des paradoxes contre le mouvement. Cela étant dit, on verra que
le système des tentatives de réponse aux paradoxes du mouvement semble reproduire à
10. Pour l’esquisse d’un développement de ce que signifie en général de répondre à un paradoxe, voir
l’annexe C.
4.3. LE SYSTÈME DES RÉPONSES POSSIBLES
145
quelques exceptions intéressantes près le système des réponses aux paradoxes du continu.
4.3.1 La division
Voilà donc une proposition d’exposé d’un tel système. La forme que nous adoptons
consiste à envisager une succession de choix théoriques relatifs aux grands problèmes
soulevés par l’aporie du continu, chacun de ces choix engageant sur une grande voie philosophique elle-même amenée à se subdiviser. En somme nous proposons une procédure
de division des positions philosophiques antiques, possibles ou réelles, relatives aux apories du continu11 . Nous l’offrons sous la forme d’un schéma arborescent, 4.1, accompagné
d’une narration théorique qui le commente.
Quel est, au départ, le problème, la difficulté face à laquelle se trouve la pensée ?
Un présupposé constant du discours, qui semble aussi une évidence de la perception
et de l’expérience ordinaire, est qu’il y a une pluralité de choses ; et même plus précisément que la réalité extérieure, le tout qui nous entoure, est composé d’une pluralité
de choses sensibles. Cela constitue la thèse commune T. Or, certains arguments, menés rigoureusement à partir de prémisses communes, réduisent cette thèse commune à
la contradiction, en sorte que la raison paraît nous contraindre à affirmer la négation,
non-T, de la thèse qui s’imposait avec évidence. Comment faut-il recevoir cette situation
aporétique, c’est-à-dire embarrassante ?
La première division qui s’impose, la première décision différentiante qui va déterminer le type d’attitude à adopter et le sens que l’on donne à la situation, a pour critère ce
qu’on va appeler faute de mieux le réalisme. Par “réalisme” nous entendons ici exactement la position suivante : Il y a une théorie descriptive, cohérente et correcte de la réalité
extérieure ou du cosmos sensible. Selon que l’on décide ou non de s’engager dans la voie
du réalisme ainsi compris, l’attitude envers Zénon va nécessairement être très différente.
Commençons par considérer la branche réaliste : si on désire affirmer l’existence ou la
possibilité d’une théorie cohérente et correcte, il va falloir, en un sens très fort, résoudre
les paradoxes, nier qu’ils puissent parvenir à une conclusion véridique, puisque l’exigence
11. En ce qui concerne le choix de ce mode d’exposition, voir l’annexe D.
146
CHAPITRE 4. LA DIALECTIQUE DU CONTINU
Tab. 4.1 : Réponses antiques à l’aporie du continu
Non
Réalisme
Pluralisme
Non
(éléatisme)
Non
Actualisme (aristotélisme)
Continuisme
[ensemblisme
de Russell]
Aléthéisme
Dialéthéisme
(Pyrrhon ?)
Non
Philosophie
Non
(scepticisme
(Platon)
de Sextus)
Non
(sophistique)
Non
(atomisme)
Réalisme : Il y a une théorie descriptive cohérente et correcte de la réalité extérieure ou cosmos
sensible.
Pluralisme : Il y a une pluralité de choses. Il y a divisibilité et composition du tout.
Actualisme : Tout ce qui est est actuel. Tout ce qui est possible est comptable.
Continuisme : Il y a division à l’infini de toute étendue. La géométrie décrit correctement
l’étendue.
Aléthéisme : Il y a une science, un logos absolument vrai.
Dialéthéisme : Il y a des contradictions vraies absolument.
Philosophie : Il faut faire confiance dans le logos et ses lois, y compris pour fonder la pratique.
4.3. LE SYSTÈME DES RÉPONSES POSSIBLES
147
de cohérence impose d’éviter la contradiction. Et on va alors leur opposer ce que l’on
juge être la bonne description de la réalité. À condition, bien sûr, que l’on rejette la thèse
paradoxale non-T, autrement dit que l’on soutienne la thèse pluraliste du sens commun :
le pluralisme est par conséquent le premier critère de division de la branche réaliste.
Mais y a-t-il seulement dans l’Antiquité des réalistes, au sens défini ici, qui rejettent le
pluralisme ? Cette position est exactement celle que Luc Brisson semble assigner aux
Éléates eux-mêmes12 , Parménide et Mélissos, en considérant d’après les indications de
Platon et du reste de la tradition antique que leur objet est bien l’univers sensible (pan).
Au niveau du réalisme pluraliste, branche à qui il revient en propre d’avoir le souci
de Zénon, on trouve une opposition majeure, qui est à certains égards la clé de la compréhension des apories du continu et de leur impact dans la philosophie grecque, à savoir
l’opposition du continuisme et de l’actualisme. Il faut noter qu’il n’est pas a priori, ou
disons analytiquement, évident que les deux voies doivent être en opposition. On pourrait
a priori imaginer un actualisme continuiste (on y reviendra), ou une position à la fois
anti-actualiste et anti-continuiste. Néanmoins, les deux voies semblent historiquement
contraires dans l’Antiquité grecque, et il semble que ce soit les apories zénoniennes du
continu qui structurent l’opposition. On divisera premièrement la branche du réalisme
pluraliste selon le critère actualiste, selon que la pensée prenne parti en sa faveur ou
au contraire élabore une doctrine qui le refuse. L’actualisme pourrait être défini comme
la doctrine selon laquelle tout ce qui est réel est actuel, est en acte, l’actuel étant ici à
distinguer du potentiel ou du virtuel. Notamment, tout ce qu’il y a est susceptible d’être
rassemblé dans une totalité du donné. Relativement à Zénon, l’actualisme se comprend
en fait mieux en partant de sa négation, qui est l’invention aristotélicienne de la distinction entre ce qui est et se dit en acte, et ce qui est et se dit en puissance. Comme on l’a
dit et comme il est bien connu, cette distinction vient enrichir logiquement le problème
en reconnaissant que toute grandeur admet divisibilité et que le processus de division est
inachevable, mais en niant qu’il faille considérer comme en acte ou donnée toute division
possible.
12. Cf. Platon, Parménide cit., Introduction. et ici même, n. 33 p. 41.
148
CHAPITRE 4. LA DIALECTIQUE DU CONTINU
Soit alors l’aporie de l’Un et du Multiple : on s’accorde à reconnaitre que les étants qui
doivent composer le continu doivent pour cela être un, égaux à eux-mêmes et non pas à une
multiplicité d’éléments autres qu’eux. Les étants qui composent le continu sont en effet un en
acte. Et l’on accorde également volontiers que pour composer le continu, les étants doivent
eux-mêmes avoir grandeur et extension, et être par conséquent multiples, car divisibles.
Mais multiples, ils le sont seulement en puissance. Ils sont susceptibles de division, mais
actuellement uns.
Soit l’aporie du Grand et du Petit : on ne reconnait pas que les étants doivent être si
petits qu’ils n’ont aucune grandeur, car on n’accorde pas que la grandeur soit incompatible
avec l’unité en acte. Et on ne reconnait pas que les étants doivent être si grands qu’ils sont
illimités, ou ayant tous la même structure que le tout. Car l’illimitation de leur division
n’est qu’en puissance et n’est rien d’autre que la capacité passive de toute grandeur de
recevoir une division. En acte, en revanche, tous les étants se distinguent réellement dans
leur structure, et un procédé déterminé de découpage effectivement et actuellement mené,
aussi loin qu’il aille, maintiendra toujours la différence de taille et de structure entre tous
les étants.
Soit l’aporie du Limité et de l’Illimité : on reconnait que les étants, s’ils composent actuellement le continu, doivent être autant qu’ils sont et ni moins ni davantage, et par suite
être en quantité limitée. On admet aussi volontiers qu’ayant grandeur, chacun de ces étants
est susceptible d’une division et de devenir une pluralité d’étants, et l’on reconnait par suite
l’illimitation de la quantité des choses qui sont ; mais uniquement en puissance, c’est-à-dire
que l’on admet qu’il n’y a pas une totalité terminale et maximale des étants qui sont, mais
qu’il pourrait toujours y en avoir davantagea . Et ainsi de suite. La nouvelle distinction en
main nous a permis d’éliminer la contradiction à laquelle était réduite la thèse T de la pluralité, tout en maintenant l’ensemble des prémisses de Zénon, et notamment la prémisse de
continuité selon laquelle toute grandeur est divisible. L’invention aristotélicienne est tellement puissante que la notion de divisibilité en puissance et unité en acte a été invinciblement
associée sinon identifiée à la notion de continuité à partir d’Aristote et au moins jusqu’au
début du xxe siècle – voire jusqu’à aujourd’hui pour un ensemble de traditions de pensée.
a. Pour simplifier, nous supposons ici que l’argument de l’illimité est fondé sur une pratique
de division ou dichotomie. Si l’on considère, de façon tout à fait légitime (cf. 4.2), qu’il est fondé
sur le concept de distinction imposant l’existence d’un intermédiaire, il faut engager beaucoup
plus d’éléments théoriques concernant la composition et/ou la limite pour y répondre, tant selon
l’aristotélisme que selon l’atomisme. Mais le fond doctrinaire de l’affaire n’en sera pas changé.
4.3. LE SYSTÈME DES RÉPONSES POSSIBLES
149
On peut noter que malgré des compréhensions très différentes de la matière, de la
continuité, et de la logique, mais sans que cela change foncièrement d’un point de vue
doctrinaire la manière de réfuter Zénon, la solution potentialiste semble être aussi, dans
l’Antiquité, celle des Stoïciens13 .
En suivant le fil historique, il aurait pu être préférable de considérer d’abord le
critère continuiste, et de caractériser l’atomisme par le rejet de celui-ci, et l’aristotélisme
par son acceptation, dans la mesure où les premières réponses atomistes semblent avoir
précédé la solution aristotélicienne, comme Aristote lui-même en témoigne14 . Mais, après
lui, le courant atomiste a su se maintenir, et, accompagné des courants Mégarique et
Dialectique, se caractériser contre l’Aristotélisme et le Stoïcisme comme une pratique
philosophique refusant d’accorder une réalité inéliminable à ce qui est en puissance ou
de nature dispositionnelle. Mais, soucieux de maintenir l’exigence actualiste et face aux
apories de Zénon et à la quasi-identification de la doctrine du continu avec la notion
de divisibilité seulement en puissance, ces courants philosophiques ont dans l’Antiquité
abandonné la voie du continuisme. On pourra caractériser celle-ci par le critère suivant :
il y a division à l’infini de l’étendue ; toute grandeur étendue est divisible ; la géométrie
est correcte dans sa description de l’étendue sensible. L’atomisme compris en général
comme doctrine s’oppose systématiquement à ce critère : il affirme qu’il y a division
et composition du tout de l’étendue, mais que la division ne s’étend pas à l’infini mais
jusqu’à des composants élémentaires. Il affirme que ces composants élémentaires, qui ont
une grandeur ou sont du moins susceptibles de composer la grandeur, ne peuvent pas à
leur tour être divisés (ce qui leur vaut le nom d’atomes, littéralement insécables). Par
force ou de bonne grâce, il doit reconnaitre (et les continuistes ne manquent pas de lui
13. Pour aborder l’étude de ce point, et pour plus de précision, consulter l’indispensable A.A. Long
et D.N. Sedley (éd. et comm.), Les Philosophes hellénistiques, trad. de l’anglais par Jacques Brunschwig
et Pierre Pellegrin, 3 t., GF Flammarion, 2001, traduction de : The Hellenistic Philosophers, éd. établie,
trad. du grec et comm. par A.A. Long et D.N. Sedley, Cambridge University Press, 1987 (ci-après LS),
en particulier la section 50.
14. Sur le caractère structurant de l’opposition de l’en acte et de l’en puissance relativement à l’aporie
du continu, et sur le rôle déterminant des arguments éléatiques dans l’origine de l’atomisme ancien aux
yeux même d’Aristote, voir ici même l’encadré p. 128, et plus généralement De la génération et de la
corruption, I 2, 315a25-317a31, et I 8, 324b35-325b5, ainsi que les textes et les commentaires de LS,
sections 8-11.
150
CHAPITRE 4. LA DIALECTIQUE DU CONTINU
faire remarquer) qu’il rend la géométrie fausse ou impraticable. Ainsi, leur position sort
de l’aporie en renonçant à l’une de ses prémisses pour échapper à sa conclusion.
Soit alors l’aporie de l’Un et du Multiple : on admettra expressément que tout étant censé
composer en effet le tout de l’étendue doit être un. Mais, ou bien l’on niera que toute
grandeur soit divisible, déclarant au contraire que les grandeurs élémentaires composant
le continu sont insécables ; ou bien on niera que seule une grandeur puisse composer la
grandeur ou que les éléments de la grandeur doivent être homogènes à celle-ci : considérant
en tout cas que les unités composant l’étendue sont des unités absolues, n’admettant pas la
multiplicité.
Soit l’aporie du Grand et du Petit : on admettra ou l’on n’admettra pas que les étants
soient si petits qu’ils n’ont aucune grandeur, selon la stratégie choisie pour répondre à
l’argument du Multiple. Mais l’on refusera absolument quoi qu’il en soit que tout étant soit
si grand qu’il est illimité, ou que chaque étant ait une structure indiscernable de celle du tout
de la grandeur : au contraire, le grand et le petit de la grandeur sont parfaitement déterminés
par le nombre actuel d’atomes, eux-mêmes structurellement simples, composant la grandeur.
Le refus de l’hypothèse de divisibilité empêche ici toute constitution d’un raisonnement
itératif.
Soit l’argument du Limité et de l’Illimité : l’atomisme applaudira des deux mains l’idée
que la totalité des étants composant réellement l’univers doit être bien déterminée, et ainsi
limitée en ce qu’il faut qu’il y en ait autant qu’il y en a, et ni plus ni moins. Mais il sera
entièrement insensible à l’argument selon lequel, pour une totalité d’étants donnée, il y en
a davantage, n’admettant pas la division des étants élémentaires ni l’infinie composition de
la matière. Il faut apporter ici une précision importante pour la question de l’infini dans
l’Antiquité. Les atomistes, compris cette fois de façon restreinte comme les membres de la
tradition allant de Leucippe et Démocrite à l’Épicurisme, sont généralement caractérisés
par l’affirmation de l’infinité de l’univers, et l’existence d’une pluralité infinie de mondes,
a fortiori d’une quantité infinie d’étants élémentaires ou atomes. Mais cela ne doit pas les
amener à soutenir la branche “illimitée” de l’argument de Zénon, mais bien au contraire
la branche “déterminée”, “délimitée” (peperasmenos). Ce qu’ils nient est bien l’illimitation,
comprise comme illimitation de la division et la multiplication des étants, autrement dit
l’existence possible d’une procédure inachevable d’accroissement. Ils soutiennent au contraire
très rigoureusement l’exigence selon laquelle les étants composants la grandeur doivent être
4.3. LE SYSTÈME DES RÉPONSES POSSIBLES
151
tous autant qu’ils sont, ce qui ne les empêche pas de soutenir par ailleurs que la quantité
de ces étants est illimitée au sens où aucun compte ne saurait l’épuiser et où les étants et
les mondes dépassent tout nombre en quantité, sont littéralement innombrables. Voir encore
sur ce point 9.4.2.
Dans l’Antiquité, c’est ici semble-t-il que doit se terminer la branche réaliste pluraliste, au point de l’opposition entre continuisme et actualisme. Ou bien tout ce qui est
pensable est actuel, peut être considéré comme donné dans une totalité, ou bien la réalité est divisible à l’infini et la grandeur est continue. La mathématique contemporaine,
pourtant, sous la forme de la théorie des ensembles, offre en ce point une tierce possibilité philosophique, sur laquelle Bertrand Russell a fameusement bâti, et une partie de
la philosophie contemporaine à sa suite15 . Le continuisme actualiste admet la vérité de
la géométrie, il admet que toute grandeur est divisible et qu’une division puisse aller à
l’infini. Mais, fort de la construction ensembliste, il est prêt à considérer comme totalité
donnée l’ensemble des résultats d’une procédure inachevable (annulant ainsi l’aporie du
Limité et de l’Illimité), prêt à ce que la grandeur continue soit composée de ce qui n’a
aucune grandeur (annulant l’aporie de l’Un et du Multiple, et l’aporie du Grand et du
Petit).
Ayant épuisé la branche réaliste jusque dans l’anticipation du contemporain, on peut
alors remonter l’arborescence jusqu’au premier sommet, pour considérer l’ensemble des
traditions antiques qui, face à la contradiction que la raison manifeste dans le sensible, ne
ressentent pas le souci d’une résolution, car elles ne croient pas en une théorie rationnelle
et cohérente du sensible. Ne pas avoir le souci de l’aporie ne dispense cependant pas de la
recevoir, de l’intégrer dans sa conception. On peut alors opérer les distinctions requises.
La première question est la suivante : en rejetant le réalisme, l’idée d’une théorie cohérente du sensible, rejetons-nous pour autant toute idée d’une science, d’un logos absolument vrai ? Nommons aléthéisme l’admission d’un tel logos. Si on le rejette, rejetons-nous
pour autant la philosophie elle-même, considérée par exemple comme l’exigence d’accor15. En réalité cette tierce possibilité philosophique hantait potentiellement l’Europe depuis au moins
le xive siècle. On trouve par exemple chez Grégoire de Rimini des raisonnements allant dans le sens de
l’existence actuelle de toutes les parties possibles du continu. Cf. Joël Biard et Jean Celeyrette (éd.), De
la théologie aux mathématiques. L’infini au xive siècle, Les Belles Lettres, 2005, p. 197-219.
152
CHAPITRE 4. LA DIALECTIQUE DU CONTINU
der sa confiance dans le logos et ses lois, y compris pour fonder la pratique ? Si on rejette
jusqu’à la philosophie, notre pratique du discours peut être qualifiée de sophistique, au
sens de la pratique de Gorgias et Protagoras. Si le discours produit des contradictions,
cela ne nous choque alors point, car le discours est pour nous essentiellement puissance
d’une chose et de son contraire, outil politique et rhétorique dépendant des personnes
et des circonstances, et sur lequel on ne saurait se fonder. Si, au contraire, on maintient
l’exigence philosophique quoique l’on ait abandonné l’idée d’une science, d’un logos de
la vérité, on tend alors au scepticisme tel qu’il se manifeste chez Sextus Empiricus. Si
nous avons de bonnes raisons de croire dans la réalité de la pluralité, et aussi de bonnes
raisons de croire en son irréalité, nous pouvons suspendre notre jugement et ne rien
affirmer.
Mais si l’on maintient qu’il y a un discours de vérité, une science, tout en rejetant
l’idée d’un discours cohérent sur le sensible, est-ce que cela signifie qu’il y a quand même
un discours vrai mais non-cohérent sur le sensible, une science de la réalité extérieure
qui pense celle-ci comme en soi incohérente ? Cette position, soutenant que les contradictoires sont vrais du monde, pourrait être nommée dialéthéisme. Nous n’avons pas la
certitude qu’une telle position ait été soutenue d’une manière susceptible d’intégrer en
elle les arguments de Zénon. Mais si elle a existé, elle aurait pu être celle de Pyrrhon
d’Élis, selon l’interprétation “métaphysique” de sa doctrine du « ou mallon », « pas davantage »16 . En un sens, on pourrait dire que la doctrine de Pyrrhon ainsi reconstituée
constitue une forme de réalisme des contradictoires, mais nous avons désiré la séparer
des autres formes de réalismes pour que les distinctions soient fonction du type de regard
porté sur la contradiction soulevée par les arguments de Zénon.
Si on ne soutient pas, en revanche, qu’il y ait une science contradictoire, ou une
science de la vérité de l’inconsistant, il faut admettre que cette science n’est pas une
science du monde sensible. Cette place dans l’arbre, comme nous aurons l’occasion de
l’examiner, pourrait être celle de Platon, soutenant dans le Parménide qu’il n’y a pas
à s’émouvoir de la contradiction et l’inconsistance dans le sensible, mais qu’il faudrait
16. Cf. par exemple Bett, « Pyrrho » cit.
4.3. LE SYSTÈME DES RÉPONSES POSSIBLES
153
s’émerveiller de ce que la même contradiction soit démontrée dans les intelligibles, dans
les véritables objets de la science17 . Cette position platonicienne pourrait également être,
quoique cela mériterait une nouvelle division, la position éléatique, du moins selon les
interprétations qui refusent de faire de Parménide un penseur de l’univers étendu.
17. 128e-130a
Chapitre 5
Contre le mouvement
5.1 La paraphrase d’Aristote
Nonobstant sa splendide dialectique du continu, la célébrité de Zénon provient presque
exclusivement de quatre arguments apparemment dirigés contre le mouvement, restitués
par Aristote au chapitre 9 du livre VI de sa Physique. Le contexte du passage est le
suivant :
Dans la Physique, ou, pour traduire plus littéralement le titre du texte qui nous est
transmis, les Leçons de Physique1 , Aristote entreprend ni plus ni moins de fonder une
science de la nature comme telle et d’en exposer les éléments les plus généraux. Déterminant la nature comme un principe de mouvement et de changement, il va consacrer
la grande majorité de l’ouvrage, à partir du troisième livre, à l’étude du changement,
étudiant dans les livres III et IV les éléments se présentant comme des conditions du
mouvement, à savoir l’infini, le continu, le lieu, le vide et le temps, puis dans les livres V
à VII traite du changement en général et plus particulièrement, notamment dans le livre
VI, du mouvement local ou déplacement, qui pour diverses raisons a un rôle privilégié
dans l’étude de la nature2 . Dans les premiers chapitres du livre VI est menée une étude
1. Sur la nature de ce texte, il faut consulter le magnifique article de Jacques Brunschwig, qui constitue
aussi une première introduction à la philologie, Jacques Brunschwig, « Qu’est-ce que “la Physique”
d’Aristote ? », in La Physique d’Aristote, et les conditions d’une science de la nature, sous la dir. de
François De Gandt et Pierre Souffrin, Séminaire d’Epistémologie et d’Histoire des Sciences de Nice,
Vrin, 1991, p. 11-40.
2. Le huitième et dernier livre a un statut un peu à part, traitant spécifiquement des conditions causales
155
156
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
serrée des rapports entre le mouvement et le repos, leurs limites, et le temps et l’instant
ou maintenant, démontrant en général que tout mouvement comme tout repos doivent
prendre place dans un temps continu et encore divisible. Ayant traité du rapport entre
repos et instant, Aristote enchaîne dans le chapitre 9 en relevant à ce sujet une erreur
de raisonnement chez Zénon, dans un argument qu’il rapporte de façon allusive, présupposant apparemment chez son auditoire une connaissance préalable de celui-ci. Cela
n’est pas la première fois qu’Aristote procède ainsi dans la Physique, on a un passage
semblable dans le livre IV3 à propos de l’argument contre le lieu, et plus haut dans le
livre VI4 à propos d’une version de la Dichotomie. Mais ici, à l’occasion de cette réfutation, il entreprend un exposé en bonne et due forme des arguments de Zénon contre le
mouvement, consacrant à leur analyse et réfutation ce qui constitue la quasi-intégralité
du chapitre 9, dont le ton paraît spécialement didactique et professoral.
La restitution des arguments contre le mouvement dans ce livre est, sauf erreur de
notre part, la seule source première que nous ayons à leur sujet (toutes les autres dérivant
de celle-ci), ou du moins la seule qui soit généralement reconnue. Même à leur égard,
il n’y a pas de consensus sur leur nature, sur si elles sont au moins partiellement des
citations, témoignages directs de mots employés par Zénon, ou de simples reconstructions
sans valeur philologique.
La résolution aristotélicienne de Zénon mérite d’être considérée dans le cadre de
l’ensemble de son système. Dans cette section, nous considèrerons le texte d’Aristote
exclusivement comme source, mais pour préserver le contexte nous recopions l’ensemble
du passage5 :
Mais Zénon raisonne mal : [LM D16a] Si, en effet, dit-il, toute chose est toujours en repos
quand elle est dans un [scil. endroit] égal, et que ce qui se meut est toujours dans le moment
de l’existence d’un mouvement en général dans l’univers, argumentant pour une existence éternelle du
mouvement ayant pour cause ultime un premier moteur immobile.
3. 209a24.
4. 233a21.
5. Physique, VI, 9, 239b5-240a18. Nous soulignons les passages équivalents aux passages numérotés
dans LM dont nous reprenons les traductions, et nous graissons en particulier ce qu’Aristote présente
comme conclusion de l’argument.
5.1. LA PARAPHRASE D’ARISTOTE
157
présent6 , la flèche qui se déplace est immobile. Mais cela est faux. Car le temps n'est pas
composé d'indivisibles moments présents, pas plus que ne l'est aucune autre grandeur.
[D1] Il existe quatre arguments de Zénon sur le mouvement qui présentent des difficultés
pour ceux qui cherchent à les résoudre. [D14]Le premier est qu'il n'y a pas de mouvement
parce que ce qui se déplace doit atteindre la moitié avant de parvenir au terme ; nous en avons
traité auparavant.
[D15a] Le second est celui qu'on appelle “l'Achille”. Il consiste à dire que le plus lent ne
sera jamais rattrapé dans sa course par le plus rapide. Il est en effet auparavant nécessaire
que le poursuivant arrive à l'endroit d'où le fuyard s'est élancé, de sorte qu'il est nécessaire
que le plus lent ait toujours quelque avance. Cet argument est aussi le même que celui de la
procédure dichotomique, mais il en diffère en ce que la grandeur supplémentaire n'est pas
divisée par moitié. [R19] Que le plus lent ne soit pas rattrapé résulte de l'argument, mais cela
advient pour la même raison que pour la dichotomie (dans les deux cas en effet, il se produit
qu'on ne parvient pas jusqu'à la limite quand la grandeur est divisée d'une certaine façon : ce
qui s'ajoute dans celui-ci [i.e. le deuxième argument] est qu'il n'en ira même pas ainsi dans le
cas théâtral de l'individu le plus rapide lancé à la poursuite du plus lent7 ), de sorte qu'il est
nécessaire que la solution soit identique. Mais penser que ce qui a de l'avance n'est pas rattrapé
est faux ; en effet, tant qu'il a de l'avance, il n'est pas rattrapé ; mais il est pourtant rattrapé, si
l'on accorde qu'il est possible de traverser complètement une [scil. distance] limitée.
Voici donc deux arguments ; [D16b] Le troisième vient juste d'être mentionné ; il consiste
à dire que la flèche qui se déplace est immobile. [R20] Cela se produit parce qu'on suppose
que le temps est composé d'instants8 ; en effet, si on n'accorde pas cela, il n'y aura pas argument
[i.e. la conclusion ne suivra pas.].
[D18] Le quatrième est celui de corps de mêmes dimensions qui se meuvent à une vitesse
égale dans un stade et passent le long d'autres corps de mêmes dimensions en sens opposé, les
6. Le terme employé ici et traduit par « moment présent » par LM est l’adverbe “maintenant” (nûn)
dans un emploi substantivé : « le maintenant ». On comprend généralement ce terme comme à peu près
équivalent à notre terme “d’instants”, et il faut noter que c’est le terme qu’utilise systématiquement
Aristote dans la Physique, y compris de façon technique.
7. Ici nous modifions la traduction pour faire valoir le superlatif. Ce morceau de phrase est traduit
de diverses façons et fait l’objet de diverses interprétations sur lesquelles nous revenons plus loin.
8. Ou de “maintenants”, nûn, cf. n. 6 p. 6 .
158
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
uns partant de l'extrémité du stade, les autres du milieu, cas dont il résulte, à ce qu'il croit, que
la moitié d'un temps est égale au double. [R219 ] Le paralogisme consiste à penser qu'un
corps de même dimension se mouvant à la même vitesse se meut en un temps égal aussi bien le
long d'un corps en mouvement que le long d'un corps en repos. Mais cela est faux. Par exemple,
appelons AA les corps de même dimension qui sont en repos ; BB ceux qui partent du milieu
[du stade], et qui sont égaux aux premiers en nombre et en grandeur ; et CC ceux qui partent
de l'extrémité [du stade], qui sont égaux en nombre et en grandeur, et ont une vitesse égale
aux B. Il s'ensuit que, quand ils se meuvent le long l'un de l'autre, le premier B parvient au
dernier [B] en même temps que le premier C [parvient au dernier B]; et il s'ensuit aussi que [le
premier] C a franchi tous les B, et [le premier] B seulement la moitié [des A], de sorte que le
temps est de moitié ; en effet, chacun est le long de l'autre durant un temps égal. Et il s'ensuit
en même temps que [le premier] B a franchi tous les C ; en effet, le premier C et le premier
B parviendront aux extrémités situées à l'opposé simultanément, [le premier C] se trouvant le
long de chacun des B et de chacun des A pendant un temps égal, comme il dit, parce que les
uns et les autres passent un temps égal à côté des A.
5.2 L’objet des arguments
Revoici les quatre arguments dans l’ordre et la formulation elliptique aristotélicienne :
1. Le premier est qu’il n’y a pas de mouvement parce que ce qui se déplace doit
atteindre la moitié avant de parvenir au terme.
2. Le second qu’on appelle l’Achille consiste à dire que le plus lent ne sera jamais
rattrapé dans sa course par le plus rapide parce que le poursuivant devant
toujours auparavant parvenir à l’endroit d’où le fuyard s’est élancé, le fuyard a
toujours quelque avance.
3. Le troisième consiste à dire que la flèche qui se déplace est immobile, car
9. Nous avons modifié la traduction et surtout l’interprétation des pronoms et des ellipses, ne parvenant pas à comprendre celle de LM. Ceux-ci reconnaissent que le texte est difficile à établir et la
reconstruction controversée. Nous suivons (à peu près) l’interprétation de Simplicius, reprise par Pierre
Pellegrin (Aristote, Physique cit., p. 347-8), et la restitution du texte donnée par Palmer.
5.2. L’OBJET DES ARGUMENTS
159
toute chose est toujours en repos quand elle est dans un endroit égal et que ce qui
se meut est toujours dans le moment présent.
4. Le quatrième consiste à dire que la moitié du temps est égale au double
quand des corps de mêmes dimensions se meuvent à une vitesse égale dans un
stade et passent le long d’autres corps de mêmes dimensions en sens opposé, les
uns partant de l’extrémité du stade, les autres du milieu.
La tradition et les écoles interprétatives sont unanimes à considérer que Zénon offre là
quatre arguments contre le mouvement. Nous voudrions cependant faire remarquer qu’à
la lettre, il n’y a qu’un seul des quatre arguments qui ait pour objet explicite l’inexistence
ou l’impossibilité du mouvement, et il s’agit de celui qui procède par la dichotomie.
Rappelons l’hypothèse interprétative générale : Zénon a rédigé un ouvrage contenant
de très nombreux arguments contre l’hypothèse « si elles sont plusieurs », qu’il nous faut
comprendre comme l’idée que le tout de la grandeur (notamment le tout de la grandeur
du monde) est divisible en une pluralité d’entités qui le composent. Ces arguments procèdent en déduisant, à partir de l’hypothèse de la pluralité, des prédicats directement
contraires s’appliquant aux choses plurielles (si elles sont plusieurs, elles sont à la fois
finies et infinies, etc.), réduisant l’hypothèse à la contradiction. Parmi ces couples de prédicats contraires, Platon suggère que l’on pouvait trouver “semblable et dissemblable”,
“uns et multiples”, et, donc, “en mouvement et en repos”.
Si les arguments contre le mouvement prennent place dans un tel cadre, il faut
les considérer tous ensemble comme formant une branche de la démonstration double,
dont l’autre branche démontrait la nécessité du mouvement à partir de l’hypothèse de la
pluralité. Nous ignorons la nature de cette démonstration, trop peu spectaculaire, si elle a
seulement existé, pour nous avoir été conservée. Pour démontrer au contraire la nécessité
du repos, Zénon procède manifestement par une réduction à l’impossible de l’hypothèse
du mouvement, le repos étant mis en équivalence avec l’absence de mouvement.
La Dichotomie sert adéquatement et explicitement le rôle d’une réduction à l’impossible de l’hypothèse du mouvement, étant donnée l’hypothèse de la pluralité : on ne
160
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
conçoit pas de mouvement si tout est un ; mais si la grandeur est divisible, et qu’une chose
se déplace au sein de la grandeur divisible, alors on peut notamment diviser la grandeur
à parcourir en deux parties égales, et « ce qui se déplace doit atteindre la moitié avant
de parvenir au terme. » Mais selon une ligne de raisonnement qui a été élaborée dans le
contexte des arguments cités par Simplicius, « cela revient au même de le dire une fois
et de le dire toujours », autrement dit la division de la distance en deux moitiés produit
une nouvelle moitié à parcourir, c’est-à-dire reproduit les conditions de la division. Le
raisonnement itératif montre l’inachevabilité du processus de division, et l’infinité des
étapes à parcourir. Mais qu’il y ait un mouvement en général demande au moins à ce
qu’un mouvement en général puisse s’achever. Le mouvement étant prouvé illimité dans
ses étapes successives, autrement dit inachevable, cela est impossible ; autrement dit il
n’y a pas de mouvement.
Dans cet argument (nous reviendrons dans un instant à la justification de cette interprétation) nous reconnaissons des traits caractéristiques de ce qui nous est rapporté
de Zénon par Simplicius10 : l’argument est extrêmement abstrait et général, sans aucune
référence à des choses communes ; il se contente d’utiliser les déterminations immanentes
à l’objet examiné (le mouvement suppose la progression au sein de la grandeur, supposée ici divisible, l’argument considère donc uniquement la progression dans les parties
supposées réelles de cette grandeur) ; il utilise un raisonnement itératif conduisant à une
illimitation ; il va droit à la démonstration de ce qu’il veut montrer11 .
Les trois autres arguments se distinguent avant tout par une particularité : tous
portent sur une forme de situation concrète, ou sont pour ainsi dire “illustrés”. On
peut même être plus précis et noter qu’ils produisent un raisonnement potentiellement
très général, mais font figurer un particulier dans leurs étapes ou leur conclusion : le
raisonnement de “l’Achille” n’avait nul besoin de faire référence à une course, et de
porter sur un poursuivant et un fuyard, a fortiori nul besoin de faire référence à Achille.
La “Flèche”, telle qu’elle est restituée par Aristote, raisonne directement sur tout mobile
10. Mis à part bien entendu le dialogue sur le grain de mil, face auquel nous admettons une certaine
perplexité.
11. Même si la démonstration est techniquement “indirecte”, comme dans l’argument contre le lieu.
5.2. L’OBJET DES ARGUMENTS
161
quel qu’il soit, et pourtant la conclusion porte sur « la flèche qui se déplace ». Dans
le “stade”, la mention du “stade”, justement, paraît parfaitement superflue. En outre,
ils ne paraissent pas directement adaptés à leur fonction supposée de réfutation du
mouvement. Il est vrai qu’ils déduisent une apparente absurdité, et semblent soutenir
l’incohérence du mouvement. On peut aisément, et les commentateurs depuis l’Antiquité
ont été unanimes à le faire, les considérer comme des réductions à l’absurde. Mais outre
que la démonstration serait alors significativement plus contournée que le reste de ce qui
a survécu de Zénon, tous introduisent de nouvelles déterminations, ne serait-ce que le
maintenant, la différence des vitesses, ou la différence des directions. On peut donc dire
que ces trois arguments sont plus concrets, en deux sens du terme : à la fois parce qu’ils
comportent des références à des entités particulières concrètes, et parce qu’ils comportent
une plus grande richesse de déterminations, leur objet ressemblant davantage en cela à
des objets du sens commun.
Que faire de tout cela ? On peut se contenter de relever la différence de style, qui
après tout n’est pas interdite à Zénon. On pourrait aussi suggérer que ces trois arguments entendent plus directement montrer l’inconsistance des idées du sens commun,
ou des discours communs sur le monde sensible apparent. Qu’ils ne sont pas tant des
démonstrations de l’impossibilité du mouvement que de la contradiction cachée dans les
discours et les idées que contredit l’éléatisme (aussi bien les idées populaires que celles de
théories adverses, pour revenir à l’hypothèse pythagoricienne). Après tout, Parménide
et les Éléates sont communément connus comme des négateurs du mouvement, en plus
d’être des négateurs de la pluralité. Si l’ouvrage de Zénon entend “tourner en ridicule”
les contradicteurs de Parménide sur la question de la pluralité, on ne doit pas trouver
trop surprenant que, dans ce même ouvrage ou peut être ailleurs, il tourne en ridicule,
par d’autres moyens stylistiques, les contradicteurs de Parménide sur la question du
mouvement12 .
12. Nous pouvons dire un mot sur une question qui revient souvent dans la question de l’interprétation
de Zénon, qui est celle de savoir si nous devons dire que Zénon tente de prouver l’impossibilité du
mouvement, ou son impensabilité, ou son irrationalité, etc., dans une perspective qui part souvent du
principe qu’il serait aberrant d’attribuer à Zénon l’intention stupide de prouver la non-existence de ce
qui est pour nous toutes et tous évident. Mais cette question n’est pas si intelligible qu’il y parait. En
162
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
5.3 Le nombre et l’ordre des arguments
Avant les arguments eux-mêmes, Aristote nous indique qu’ils sont au nombre de
quatre, et il les énonce dans un certain ordre. Il n’y a pas, néanmoins, de consensus sur
la valeur de ces informations. Le texte d’Aristote dit exactement la chose suivante (LM
D1, DK A25)13 :
Il existe quatre arguments de Zénon sur le mouvement qui présentent des difficultés pour ceux
qui cherchent à les résoudre.
La traduction de Laks et Most est relativement littérale, et elle préserve en français
l’ambiguïté du grec : y a-t-il en tout quatre arguments de Zénon sur le mouvement,
arguments qui, par ailleurs, présentent des difficultés, ou Aristote veut-il parler de quatre
arguments particulièrement intéressants et difficiles, parmi ceux que Zénon a soulevés
contre le mouvement ? L’ambiguïté est relevée par Simplicius. De même, l’ordre dans
lequel les arguments sont donnés pourrait être leur ordre de présentation par Zénon, ou
simplement l’ordre dans lequel Aristote décide de les énoncer.
Sur la question du nombre des arguments, il y a une source antique qui contredit le
nombre de quatre, à savoir le commentaire d’Élias aux Catégories d’Aristote (LM D3),
qui donne le nombre de cinq. Nous croyons que le commentaire d’Élias n’est pas ici fiable
effet nous n’avons pas de concept général de l’impensabilité ou de l’irrationalité tel que nous pourrions
dire avec confiance qu’il est entendu pareillement par Zénon et par nous, et nous manquons tout à fait
d’éléments vraiment signifiants pour attribuer une épistémologie un tant soit peu développée à Zénon.
Ce que nous savons, c’est qu’il a formulé des arguments qui réduisent à la contradiction directe des
hypothèses, en vue semble-t-il de montrer que celles-ci sont intenables. Qu’il prouve l’impossibilité du
mouvement au sens de la réduction à l’impossible est bien la seule chose positive que nous pouvons
dire, indépendamment de la manière dont nous pouvons lui assigner ou non un projet philosophique.
Ce mystère sur l’intention d’un argument littéralement incroyable nous renvoie en fait à la question
parménidienne, et à la question du rapport entre les deux parties du Poème et le statut du domaine de
l’opinion. Nous ne voulons pas entrer dans cette question, mais on trouve dans l’ouvrage de Benardete
une caractérisation extrêmement séduisante de ce qui pourrait être un parménidisme de Zénon, que
nous ne résistons pas à citer, quoi que nous ne sommes pas certain d’en partager les thèses : “Did Zeno
really believe that there is no motion? We can scarcely credit that possibility. Even if we grant that his sceptical conclusions appear
to follow logically in a dialectical discussion, yet to believe them seems next door to madness when one consider the facts. How,
then, did Zeno understand the import of his paradoxes? As a disciple of Parmenides, he was led to transcend sense-perception and
to disregard it on the ground that ‘one ought to follow the argument’. This, then, was the great legacy of Parmenides to philosophy:
‘One ought to follow the argument’, the λόγος; one's own personal sentiments are unimportant. The question of belief simply does
not arise. At any rate, it does not arise in the way that we are inclined to expect it to arise. For though it is impossible to suppose that
Zeno actually believe that there is no motion, it is not difficult to suppose that he really believed his arguments to be irrefutable.”.
José A. Benardete, Infinity. An Essay in Metaphysics, Clarendon Press, Oxford 1964, p. 2-3.
13. Physique, VI, 9, 239b9-11, LM, p. 601
5.3. LE NOMBRE ET L’ORDRE DES ARGUMENTS
163
et ne peut pas compter comme source indépendante. Il semble en fait qu’il compile ici
différentes sources d’informations, et on peut peut-être expliquer le nombre de cinq en
référence à un autre argument contre le mouvement attribué à Zénon par Diogène (LM
D1714 ) :
Zénon supprime le mouvement en disant : « Ce qui se meut ne se meut ni dans le lieu où il est
ni dans celui où il n'est pas. »
Dans DK, cet argument est identifié à l’argument de la “Flèche”, et les éditeurs le
considèrent comme une authentique source textuelle. Mais comme de nombreux commentateurs l’ont remarqué, l’identification à la “Flèche” ne fonctionne pas vraiment,
tant sur le plan argumentatif que sur le plan stylistique. L’argument cité par Diogène
est absolument général et ne porte pas sur une flèche ou un quelconque objet déterminé. Il prouve directement l’impossibilité du mouvement, et ne parle pas d’un paradoxe
interne au mouvement énonçant que « l’objet qui se déplace est immobile ». Enfin, il
se fonde sur un dilemme logique disjonctif (ou bien... ou bien...) relatif au lieu, et non
sur une propriété de l’instant. À tous égards il ne s’agit pas du même argument. Remarquons qu’il n’est pas pour autant exclu qu’il s’agisse d’une citation de l’ouvrage de
Zénon, d’un véritable cinquième argument zénonien contre le mouvement. En effet, les
traits qui servent à le distinguer de la “Flèche” sont aussi des traits qui l’assimilent au
style des autres arguments que nous supposons appartenir à l’ouvrage. L’hypothèse reste
pourtant très peu fondée. D’une part le témoignage de Diogène n’est pas très ferme : un
peu plus loin, dans la Vie de Pyrrhon, l’argument est repris comme argument sceptique
en général, et il n’est pas du tout mentionné dans la Vie de Zénon (pas plus qu’il ne lui
est attribué par une autre source indépendante) ; d’autre part et surtout, Sextus Empiricus attribue beaucoup plus fermement cet argument à Diodore Cronos15 , et la forme
est généralement caractéristique de cet auteur, notamment le dilemme disjonctif16 . Qu’il
14. Vies, 9.72 (Vie de Pyrrhon).
15. Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes cit., III, 71, p. 407 et II, 245, p. 345, Sextus Empiricus, Against the Physicists, trad. du grec, annot. et introd. par Richard Bett, Cambridge University
Press, 2012, II, 87-96, pp. 97-9.
16. Sedley, « Diodorus Cronus and Hellenistic Philosophy » cit., p. 84-85.
164
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
y ait possibilité de confusion entre les arguments de Zénon et Diodore n’est d’ailleurs
qu’un des signes de la postérité zénonienne chez ce dernier.
Mis à part l’argument diodoréen et le compte d’Élias, nous n’avons aucune source
indépendante pour trancher si Zénon est ou non l’auteur d’exactement quatre arguments
contre le mouvement.
En ce qui concerne l’ordre dans lequel les arguments nous sont présentés, différents
commentateurs ont tenté de les organiser systématiquement, généralement selon une
distinction du continu et du discret, parfois sous la forme d’un dialogue continu qui
fait passer d’un argument à l’autre par une variation dans les hypothèses soumises par
un adversaire imaginaire. Les tentatives de ce genre sont certainement intéressantes, et
valent pour ainsi dire “en soi”, ou pour la postérité philosophique17 . Il est néanmoins
possible d’indiquer certaines de leurs limitations. Outre qu’elles manquent souvent de
support historique concret, elles présentent peut-être l’inconvénient de mettre les quatre
arguments sur le même plan, en dépit de leur différence stylistique ; de plus, elles introduisent souvent une distinction théorique entre continuisme et atomisme, qui ne semble
pas vraiment avoir lieu d’être comme telle chez Zénon – en ce sens que rien n’indique que
Zénon s’attaque successivement à des adversaires différenciés, ou des théories multiples.
Cela ne veut pas dire que l’opposition du continu et du discret est sans pertinence ici,
et nous allons nous même nous risquer, dans la section suivante, à une systématisation
des arguments.
5.4 La Flèche et le Stade
Nous ne nous étendrons pas sur les arguments de la Flèche et du Stade, pour plusieurs
raisons. La principale est que ces arguments ne font remarquablement pas usage d’un
procédé itératif, et par conséquent ne concernent pas directement les problèmes que
nous voulons soulever ici. La seconde est que le texte même des arguments, a fortiori
17. Elles se rattachent d’ailleurs à une ancienne tradition interprétative, remontant au moins à Sextus
Empiricus, qui met sous forme de dialogue continu les modes d’Agrippa ou des arguments contre le
mouvement manifestement d’origine zénonienne sans qu’il semble lui-même avoir conscience de cette
origine. Cf. Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes cit., I, 170-7, pp. 143-7, III, 76-7, pp. 409-10.
5.4. LA FLÈCHE ET LE STADE
165
l’interprétation qu’il convient d’en faire, sont contestés, et que ces questions débordent, à
nouveau, le champ de cette étude. Nous entrerons aussi peu que possible dans les débats
interprétatifs, et nous contenterons de quelques remarques sur la forme argumentative
et la relation entre les quatre arguments transmis par Aristote, et entre ceux-ci et les
apories du continu transmises par Simplicius.
Citons à nouveau notre source, pratiquement unique, aristotélicienne :
Mais Zénon raisonne mal : [LM D16a] Si, en effet, dit-il, toute chose est toujours en repos
quand elle est dans un [scil. endroit] égal, et que ce qui se meut est toujours dans le maintenant,
la flèche qui se déplace est immobile. Mais cela est faux. Car le temps n'est pas composé
d'indivisibles maintenants, pas plus que ne l'est aucune autre grandeur.
[…]
[D16b] Le troisième […] [argument de Zénon présentant des difficultés] vient juste d'être
mentionné ; il consiste à dire que la flèche qui se déplace est immobile. [R20] Cela se produit
parce qu'on suppose que le temps est composé de maintenants ; en effet, si on n'accorde pas
cela, il n'y aura pas argument [i.e. la conclusion ne suivra pas.].
[D18] Le quatrième est celui de corps de mêmes dimensions qui se meuvent à une vitesse
égale dans un stade et passent le long d'autres corps de mêmes dimensions en sens opposé, les
uns partant de l'extrémité du stade, les autres du milieu, cas dont il résulte, à ce qu'il croit, que
la moitié d'un temps est égale au double. [R2118 ] Le paralogisme consiste à penser qu'un
corps de même dimension se mouvant à la même vitesse se meut en un temps égal aussi bien
le long d'un corps en mouvement que le long d'un corps en repos. Mais cela est faux.
Par exemple, appelons AA les corps de même dimension qui sont en repos ; BB ceux qui
partent du milieu [du stade], et qui sont égaux aux premiers en nombre et en grandeur ; et CC
ceux qui partent de l'extrémité [du stade], qui sont égaux en nombre et en grandeur, et ont une
vitesse égale aux B. Il s'ensuit que, quand ils se meuvent le long l'un de l'autre, le premier B
parvient au dernier [B] en même temps que le premier C [parvient au dernier B]; et il s'ensuit
18. Comme indiqué plus haut, nous avons modifié la traduction et surtout l’interprétation des pronoms
et des ellipses, ne parvenant pas à comprendre celle de LM. Ceux-ci reconnaissent que le texte est difficile à
établir et la reconstruction controversée. Nous suivons (à peu près) l’interprétation de Simplicius, reprise
par Pierre Pellegrin (Aristote, Physique cit., p. 347-8), et la restitution du texte donnée par Palmer.
166
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
aussi que [le premier] C a franchi tous les B, et [le premier] B seulement la moitié [des A], de
sorte que le temps est de moitié ; en effet, chacun est le long de l'autre durant un temps égal.
Et il s'ensuit en même temps que [le premier] B a franchi tous les C ; en effet, le premier C
et le premier B parviendront aux extrémités situées à l'opposé simultanément, [le premier C]
se trouvant le long de chacun des B et de chacun des A pendant un temps égal, comme il dit,
parce que les uns et les autres passent un temps égal à côté des A.
Nous nous en tiendrons ici aux interprétations minimales que nous pouvons faire des
textes.
5.4.1 La Flèche
La Flèche pose deux postulats :
1. Toujours (en tout temps), ce qui se trouve dans un intervalle égal à lui-même est
au repos.
2. Toujours (en tout temps), ce qui se meut est dans le maintenant.
Et il en tire la conclusion selon laquelle « La flèche qui se déplace est immobile », et
plus généralement, semble-t-il, « le mobile est au repos ».
Pour parvenir à la conclusion, il semble manquer la prémisse suivante, à première
vue inoffensive, qui complète le raisonnement :
3. Dans le maintenant, un mobile se trouve dans un intervalle égal à lui-même.
D’où l’on tire :
A. Un mobile se trouve toujours dans un intervalle égal à lui-même (par 2 et 3).
B. Un mobile est toujours au repos (par A et 1).
Si tel est bien l’argument, on pourrait lui opposer une objection évidente, qui consisterait à nier tout simplement la première prémisse, et à dire qu’être au repos consiste,
non pas à se trouver dans un temps dans un égal, mais – au moins – à être dans un même
5.4. LA FLÈCHE ET LE STADE
167
égal dans plusieurs temps distincts. Mais l’objection aristotélicienne ne se formule pas
ainsi, et semble concéder d’une certaine manière la première prémisse, et porter sur la
deuxième, ou sur la manière d’interpréter la deuxième. Aristote refuse que l’on affirme
que le mobile soit toujours dans le maintenant, ou qu’on puisse tirer de cette affirmation
l’idée d’une universalité temporelle du maintenant. Il refuse que l’on comprenne qu’être
dans un temps consiste universellement à être dans des maintenants. En effet, on remarque que ces arguments font un usage très différent du « toujours », « aei », qui ne
renvoie plus à une itération indéfinie, mais, semble-t-il, à une composition universelle.
Pour Aristote, si on accordait la composition du temps à partir de minima – qui seraient
les maintenants –, l’argument porterait, parce qu’il permettrait de passer de ce qui vaut
« dans le maintenant » à ce qui vaut « en tout temps ».
5.4.2 Le Stade
Le Stade est moins clair, mais nous en retenons l’interprétation minimale suivante,
dont le détail nous importe peu :
Un corps d’une dimension donnée (disons D) et d’une vitesse donnée V traverse un
corps d’une certaine dimension (reprenons D à nouveau) en un certain temps T donné.
On aurait
V =
D
,
T
D = V ∗ T,
T =
D
V
Soit maintenant le dispositif suivant, où deux mobiles BB et CC de dimension égale
D, se mouvant à vitesse égale V mais dans des directions opposées, se croisent le long
d’un objet immobile AA de même dimension D :
BB
AA
CC
BB
Ce qui, après déplacement, donne :
AA
CC
Le mobile CC a, durant ce déplacement à vitesse V, croisé entièrement le mobile BB
D
de dimension D. Si V = , le temps a donc été de T. Mais il a aussi croisé la moitié
T
168
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
D
D
T
D
= ,
du mobile AA de dimension D, soit une dimension . Or, si T = , on a
2
V
2V
2
T
autrement dit le temps est de moitié, est égal à . Comme il s’agit du même temps, on
2
T
a bien que le temps est égal à sa moitié, T = . En faisant le même raisonnement dans
2
l’ordre inverse, on obtiendrait un temps double, T = 2T .
Cette lecture concorde avec le reproche que fait Aristote : Zénon croit à tort qu’un
corps de même dimension se mouvant à la même vitesse se meut en un temps égal aussi
bien le long d’un corps en mouvement que le long d’un corps en repos ; autrement dit il
ignore la relativité de la vitesse.
5.4.3 Continu et discret ?
Il a souvent été remarqué que ces deux arguments, apparemment sophistiques dans
une perspective aristotélicienne continuiste, devenaient beaucoup plus forts, et peut-être
insurmontables, dans une perspective atomiste. C’est-à-dire, plus précisément, qui pose
qu’il y a des grandeurs, temps et mouvement minimaux, en sorte que, 1/ le mouvement
minimal consiste dans le fait qu’en un minimum de temps un minimum de grandeur
est parcouru, et 2/ le temps admet des parties constituantes atomiques qui sont des
maintenants. Dans cette perspective, le temps a des parties constituantes dans lesquelles
le mobile semble irrémédiablement en repos (= dans un même lieu durant un temps fini),
et la différence des vitesses relatives devient énigmatique. Dans notre version simplifiée
du Stade, on doit en conclure, si on veut éviter la conclusion zénonienne, que le C de
gauche n’a jamais (en aucun temps) croisé le B de droite.
Comme nous l’avons indiqué, rien ne nous semble permettre de conclure que Zénon
s’oppose à des adversaires ou des théories particulières. En revanche, la différence même
de procédé est en soi instructive. Dans l’Achille comme la Dichotomie, Zénon utilise
un principe d’itération indéfinie, alors que dans la Flèche il utilise à la fois un principe
d’universalité et un principe de minimalité, et que dans le Stade il utilise un principe
d’égalité et la notion de grandeurs bien déterminées. Nous devrions reconnaître ici une
dualité, qui est tout simplement celle des deux branches argumentatives dans les apories
5.5. L’ACHILLE ET LA DICHOTOMIE
169
du continu. Pour rappel, dans l’aporie (supposée) de l’Un et du Multiple, Zénon utilisait l’égalité nécessaire à soi des éléments fondamentaux composant la grandeur, pour
proclamer leur unité ; puis, il utilisait la nécessité que ces éléments aient eux-mêmes une
grandeur, pour proclamer – à cause de la divisibilité accompagnant la grandeur – leur
caractère foncièrement multiple.
À partir de cette matrice (qu’elle se soit ou non trouvée littéralement dans les textes),
Zénon déploie ses apories du Petit et du Grand, puis du Limité et de l’Illimité. Nous
proposons, dans le tableau 5.1, une manière dont la matrice pourrait se déployer parallèlement, dans le domaine de la composition de la grandeur et dans celui du mouvement.
Nous restons cependant agnostique quant à la question de la valeur historique ou philologique de cette matrice, et ne nions pas que d’autres dispositifs sont certainement
possibles.
5.5 L’Achille et la Dichotomie
Aristote nous dit :
Le premier est qu'il n'y a pas de mouvement parce que ce qui se déplace doit atteindre (aphikesthai)
la moitié avant de parvenir au terme (to proteron eis to hêmisu deîn aphikesthai to pheromenon ê pros to telos) ; nous en avons traité auparavant.
Le second est celui qu'on appelle “l'Achille”. Il consiste à dire que le plus lent ne sera jamais
rattrapé (katalêphthêsetai) dans sa course par le plus rapide. Il est en effet auparavant nécessaire que le poursuivant arrive (eltheîn) à l'endroit d'où le fuyard s'est élancé, de sorte qu'il est
nécessaire que le plus lent ait toujours quelque avance.
Cet argument est aussi le même que celui de la procédure dichotomique, mais il en diffère en
ce que la grandeur supplémentaire n'est pas divisée par moitié. Que le plus lent ne soit pas
rattrapé résulte de l'argument, mais cela advient pour la même raison que pour la dichotomie
(dans les deux cas en effet, il se produit qu'on ne parvient pas jusqu'à la limite quand la grandeur
est divisée d'une certaine façon…), de sorte qu'il est nécessaire que la solution soit identique.
Mais penser que ce qui a de l'avance n'est pas rattrapé est faux ; en effet, tant qu'il a de l'avance,
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
170
Tab. 5.1 : La matrice argumentative
Un (égalité à
Principe d’atomisation de
l’unité
Rien n’a de grandeur du fait
que chacune des choses multiples est identique à soi, et
une. (Petit)
soi des étants)
Principe de totalisation des
unités
Les choses qui sont sont limitées en multiplicité, car il
est nécessaire qu’elles soient
aussi nombreuses qu’elles
sont, et ni davantage ni
moins. (Limité)
Le mobile est au repos, car Le temps est égal à son
il est toujours, dans un mini- double, car un mobile tramum de temps, dans un es- verse dans le même temps
pace égal. (Flèche)
une multiplicité simple et
une multiplicité double.
(Stade)
Multiple (grandeur et donc divisibilité des étants)
Processus d’illimitation de Processus d’intotalisation
l’unité
des unités
Chaque chose est grande au Les choses qui sont sont illipoint d’être illimitée, car mitées en multiplicité, car
elle possède une grandeur et entre les choses qui sont,
un surplus, et que le même il y en a toujours d’autres.
argument vaut pour le sur- (Illimité)
plus. (Grand)
Le mobile ne traverse jamais Le plus rapide ne ratune distance, car celle-ci est trape jamais le plus lent,
composée d’une distance et car entre les deux il y a
d’un surplus, et que le même toujours d’autres distances.
argument vaut pour le sur- (Achille)
plus. (Dichotomie)
5.5. L’ACHILLE ET LA DICHOTOMIE
171
il n'est pas rattrapé ; mais il est pourtant rattrapé, si l'on accorde qu'il est possible de traverser
complètement (diexienai) une distance limitée.
Il y a quelque chose de remarquable dans le texte d’Aristote, c’est qu’en dépit du fait
qu’il s’agisse du chapitre où il présente en bonne et due forme les arguments de Zénon
contre le mouvement, le terme d’infini, apeiron, n’y figure pas du tout19 . Le plus proche
de ce terme auquel on parvienne est dans l’expression « on ne parvient pas jusqu’à
la limite », « mê aphikneîsthai pros to peras ». Donc il faut noter que la présentation
canonique des paradoxes de Zénon ne comprend l’infini que sur le mode strictement
négatif de l’impossibilité de parvenir à la limite. C’est particulièrement frappant pour le
cas de l’Achille, qui n’est évoqué par Aristote qu’en ce passage.
La question qui va se poser est la suivante : pouvons-nous savoir si l’infini, l’illimité,
jouait un rôle littéral dans une formulation originelle de ces arguments par Zénon, et si
oui, lequel ?
5.5.1 Le problème de la Dichotomie
L’infini est bien sûr omniprésent dans le passage auquel Aristote nous renvoie, et où
il a déjà traité du paradoxe de la Dichotomie (LM R1720 ) :
C'est pourquoi l'argument de Zénon admet faussement qu'il n'est pas possible de traverser
(dieltheîn) les illimités ni de toucher (apsasthai) individuellement (kath'hékaston) des illimités
dans un temps limité.
En effet, c'est en deux sens que l'on dit illimités et la longueur et le temps et de manière
générale tout ce qui est continu -- soit selon la division, soit par rapport aux extrémités. Or
il n'est pas possible de toucher des illimités selon la quantité (kata to poson) dans un temps
limité, mais les illimités selon la division c'est possible, car le temps lui-même est illimité de
cette manière. En conséquence, ce qui arrive est que c'est dans un illimité, et non dans un
19. Et pas davantage à propos des deux autres paradoxes.
20. Nous modifions ici quelque peu la traduction LM, pour coller davantage au texte, car leurs efforts
de clarification nous semblent finir par obscurcir le raisonnement elliptique d’Aristote.
172
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
limité, que l'on parvient à traverser l'illimité, et que c'est avec des illimités, non des limités, que
l'on touche les illimités.
À ce texte fait écho un autre passage du livre VIII (> LM R18) où Aristote revient
sur sa première solution pour la déclarer en un certain sens insatisfaisante.
Nous commençons par expliquer ces textes avant d’interroger leur valeur de source
et ce qu’ils nous disent de l’argument de Zénon.
Le contexte du premier texte est le suivant : au début du livre VI de la Physique,
Aristote veut établir une théorie de la proportionnalité entre longueur et temps dans le
mouvement. Il veut établir que pour un mouvement donné à une vitesse donnée (qu’Aristote suppose en général constante), à la moitié ou au double du temps correspondent
la moitié ou le double de la grandeur parcourue, et vice versa. En sorte que dans un
mouvement constant, le temps se divise ou se multiplie, y compris à l’infini, en même
temps que la grandeur. Aristote écrit21 :
En outre, par les raisonnements usuels aussi il est manifeste que, si le temps est continu, la
grandeur l'est aussi, puisqu'on en traverse (dierkhetai) la moitié en une moitié de temps et,
en général, une plus courte en un temps plus court, car les mêmes divisions vaudront pour
le temps et pour la grandeur. Et si n'importe lequel des deux est illimité, l'autre aussi, et de la
manière dont l'un est illimité, l'autre le sera aussi ; par exemple, si le temps est illimité par les
extrémités, la longueur le sera aussi par les extrémités ; s'il l'est pas la division, la longueur le
sera aussi par la division ; si le temps l'est des deux manières, la grandeur le sera aussi des deux
manières.
Cette solidarité de la grandeur et du temps (qui en tant que telle est problématique
et mériterait commentaire, mais ce n’est pas le lieu), va servir de motif de réfutation à
un argument de Zénon, qui est évoqué à cette occasion dans la suite immédiate.
L’argument de Zénon (que l’on sait être la Dichotomie) admet faussement deux
impossibilités distinctes, mais liées, qui sont marquées grammaticalement dans le texte
grec : l’impossibilité de traverser des illimités (à l’accusatif), et l’impossibilité de toucher
21. AristPhys, p. 260, nous modifions légèrement pour harmoniser.
5.5. L’ACHILLE ET LA DICHOTOMIE
173
individuellement des illimités (au génitif), en un temps limité. Le terme apeiron est en
lui-même indéterminé, mais le texte distingue les deux problèmes, comme cela est montré
dans le dédoublement de la solution à la fin. Le fait de toucher individuellement renvoie
apparemment à une multitude d’individus, de même que le fait de traverser renvoie à ce
qu’Aristote appelle un “continu”, et ici apparemment à une longueur. Ce dédoublement
de l’illimité ne doit pas nous surprendre, puisqu’il se retrouve à l’identique dans les
apories du continu, les choses plurielles étant déclarées 1/ chacune tellement grandes
qu’elles sont illimitées, et 2/ collectivement illimitées en multitude.
Puisque nous savons que la Dichotomie énonce l’impossibilité du mouvement, nous
pouvons en conclure que le raisonnement est supposé être que pour qu’il y ait mouvement
il faut qu’en un temps fini le mobile ait traversé un infini du type d’une longueur et ait
touché individuellement des choses en une multitude infinie22 . Mais le parcours de l’une
et la traversée des autres sont impossibles, donc il n’y a pas de mouvement.
Aristote va répondre aux deux impossibilités, mais sa réponse est elliptique. Il commence par faire une distinction, évoquée dans le passage qui précède immédiatement, qui
va expliquer l’erreur contenue dans le raisonnement de Zénon. La distinction porte sur
l’illimité dans les choses continues : celles-ci peuvent être dites illimitées selon la division
ou selon les extrémités. Que signifie ce “selon” ? Cela signifie, dans le cas de la division,
que ce relativement à quoi la grandeur continue manque de limitation, c’est la division,
le processus de division. C’est-à-dire que celui-là ne saurait être mené à un terme final,
être complété. Dans le cas de l’extrémité, cela signifie que la grandeur continue manque
d’extrémités qui viendraient lui mettre un terme dans l’extension. Elle n’est pas limitée
quant aux extrémités, c’est-à-dire que des extrémités ne la limitent pas.
La solution d’Aristote va alors reposer sur l’illimitation selon la division, qui est
(à l’évidence) ce qui lie ensemble les deux problèmes de la grandeur illimitée et de la
22. Du fait que « ce qui se déplace doit atteindre la moitié avant de parvenir au terme ». Il est assez irrésistible ici
de reprendre les raisonnements de l’aporie du continu : la distance à parcourir, du fait de la dichotomie,
contient une grandeur, et une grandeur, et une grandeur, et ainsi de suite à l’infini, ce qui la rend,
en quelque manière vague, illimitée ; et les parties de grandeur à parcourir ou à atteindre ou toucher
individuellement sont en quantité illimitée, puisque pour toute quantité limitée de celle-ci, il en reste
toujours de nouvelles à parcourir. Voir tableau 5.1.
174
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
multitude illimitée. Car la multitude illimitée n’est elle-même que la conséquence et le
corrélat de la division de la grandeur – illimitée selon la division. Et comme le passage
précédent a montré que la division de la grandeur était strictement parallèle à la division
du temps, à toute partie individuelle de la grandeur qui doit être touchée correspond
ipso facto une partie individuelle du temps.
C’est comme ça que nous parvenons à comprendre la phrase sinon étrange : « Or il
n’est pas possible de toucher des illimités selon la quantité dans un temps limité, mais
les illimités selon la division c’est possible, car le temps lui-même est illimité de cette
manière. » Il faudrait comprendre que dans un temps limité, on ne peut en effet toucher
une par une des choses qui soient données en une quantité illimitée, mais qu’on peut
les toucher une par une si elles sont illimitées en tant que produites par une division
illimitée, par la division illimitée de la grandeur au sein de laquelle elles se trouvent. Et
ce qui rend possible cela, c’est que tout temps dit “limité” est en fait illimité selon la
division, et contient lui-même des parties illimitées. Le raisonnement contenu dans cette
phrase elliptique serait alors le suivant :
« On ne peut toucher, une par une, des choses données comme illimitées en quantité
que dans un temps illimité selon les extrémités. En revanche, on peut toucher une par
une, dans un temps limité (selon les extrémités), des choses données comme illimitées
dans le processus de division d’une grandeur (grandeur limitée selon les extrémités mais
illimitée selon la division), car tout temps est lui-même illimité selon la division, et
contient des parties illimitées en chacune desquelles est touchée une des parties de la
grandeur. »
Le corollaire de ce raisonnement, la seule manière de faire sens de la négation, est
néanmoins la chose importante suivante, qui est de parfaite orthodoxie aristotélicienne,
et qui est que les choses données comme illimitées dans le processus de division ne sont
pas données comme illimitées en quantité. On y reviendra.
Aristote peut alors conclure quant aux deux problèmes : « c’est dans un illimité
(selon la division), et non dans un limité, que l’on parvient à traverser l’illimité (selon la
division), et c’est avec des illimités (obtenus dans la division), non des limités, que l’on
5.5. L’ACHILLE ET LA DICHOTOMIE
175
touche les illimités (eux-mêmes obtenus dans la division). »
Le contexte immédiat du second passage est la distinction entre une coupure donnée
en puissance et une coupure donnée en acte dans le continu, plus précisément l’énoncé
du fait qu’une grandeur contenant une coupure en acte n’est pas à proprement parler
continue.
Aristote écrit23 :
Il faut répondre de la même manière aussi à ceux qui posent la question de l'argument de
Zénon [et considèrent24 ] qu'il faut toujours traverser la moitié (ei aei to hêmisu diienai deî),
qu'elles sont illimitées (taûta d'apeira), et qu'il est impossible de parvenir à traverser jusqu'au
bout des choses illimitées (ta d'apeira adunatov diexeltheîn), ou, comme d'autres formulent
différemment la question que pose ce même argument, quand ils pensent que dans le même
temps que le mouvement couvre la moitié, il faut compter d'abord la moitié qui advient chaque
fois, de sorte que quand on a entièrement traversé la totalité (hôste dielthontos tên holên), il se
produit qu'on aura compté un nombre illimité (apeiron sumbainei êrithmêkenai arithmon).
Or ceci est, de l'aveu général (homologoumenos), impossible.
Dans nos premiers exposés sur le mouvement, nous avons donné une solution par le fait que
le temps possède en lui-même des illimités (dia toû ton khronon apeira ekhein en hautô),
car il n'est en rien absurde qu'en un temps illimité on traverse (dierkhetai) des illimités, et
l'illimité existe de la même façon dans la longueur et dans le temps. Toutefois cette solution
était suffisante par rapport à la demande (pros men ton erôtônta) (car on demandait si, dans
un temps limité, on pouvait traverser complètement (diexeltheîn) ou compter (arithmêsai)
des illimités), mais elle n'est pas suffisante par rapport à la chose elle-même et à la vérité (pros
de to prâgma kai tûn alêtheian). Si, en effet, laissant de côté la longueur et la question de
savoir si l'on peut traverser complètement des illimités en un temps limité, on se demande cela
à propos du temps lui-même (car le temps possède des divisions illimitées), cette solution ne
suffira plus.
23. 263a4-22, d’abord LM R18 puis Aristote, Premiers Analytiques cit., p. 366, nous modifions
légèrement à nouveau.
24. Exclu par LM, mais ni Stevens ni Pellegrin
176
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
Notons une première chose, qui est que ce texte confirme l’interprétation selon la-
quelle on peut dire, du fait que le temps est illimité selon la division, qu’il possède en
lui-même des choses en multitude illimitée, ce qui le met à la hauteur de toucher des
choses en multitude illimitée. Une deuxième chose et que dans ce texte on ne parle plus
de toucher des illimités, mais de les compter, ce qui implique du moins de les “prendre”
ou “appréhender” un par un, ce qui est une traduction possible de « haptô ».
5.5.2
Apeiron dans la Dichotomie
Ces textes peuvent-ils servir de source historique sur une supposée formulation originelle de l’argument de la Dichotomie ?
La question est finalement indécidable, pour toujours la même raison : il n’y a pas
pour nous, en la matière, de hors-texte, ni même de texte autre, mais nous devons nous
limiter presque entièrement au témoignage d’Aristote, qui ne sépare pas vraiment l’énoncé de Zénon de sa possible réception et réfutation. Il parle bien d’un argument de Zénon,
mais aussi de ceux qui l’emploient et l’énoncent, voire ceux qui le reformulent. Ainsi,
par exemple, le fait que le texte en 233a rappelle par sa construction double le double
emploi de l’illimité dans les apories du continu pourrait être un signe d’authenticité zénonienne, mais aussi bien le signe d’un effort de systématisation de la part de ceux (les
Mégariques ?) qui reprennent ses arguments. Nous ne pouvons donc pas entièrement distinguer entre ce qui serait l’argument d’origine et ce qui se présente comme sa réception
immédiate, comme la variété possible des interprétations envisageables.
Ce que nous savons, c’est que le pivot de l’argument est un principe de dichotomie
de la grandeur à parcourir, utilisant l’ordre inhérent au mouvement pour dire qu’il faut
d’abord parcourir la moitié avant d’avoir parcouru le tout. De ce principe même, Aristote
nous offre deux versions :
Le premier [argument de Zénon] est qu'il n'y a pas de mouvement parce que ce qui se déplace
doit atteindre (aphikesthai) la moitié avant de parvenir au terme (to proteron eis to hêmisu
deîn aphikesthai to pheromenon ê pros to telos)
5.5. L’ACHILLE ET LA DICHOTOMIE
177
ceux qui posent la question de l'argument de Zénon [et considèrent ?] qu'il faut toujours traverser la moitié (ei aei to hêmisu diienai deî)
La deuxième formulation est beaucoup plus concentrée et elliptique, et on peut considérer que le “toujours” a ici le sens quasi technique du renvoi à un raisonnement itératif.
Notons que la formule « il faut toujours traverser la moitié » nous rappelle structurellement ce qu’Aristote présente comme la conclusion de l’Achille : « il est nécessaire
que le plus lent ait toujours quelque avance », aei ti proekhein anagkaîon to braduteron.
Pourquoi arrivons-nous à un “toujours” ? Parce qu’il y a possibilité d’un raisonnement
itératif, chaque itération d’une étape (traversée partielle, course partielle) replaçant le
mobile dans une situation analogue où le raisonnement peut être réitéré.
Il nous semble qu’il y a deux grandes hypothèses possibles : ou bien l’argument de
la Dichotomie comprenait une référence à l’illimité et s’énonçait comme l’impossibilité
que ce dernier soit entièrement traversé, ou peut-être comme l’impossibilité qu’il soit
entièrement traversé en un temps limité (Aristote étant ambigu sur ce point) ; ou bien
il ne comprenait pas une telle référence, mais énonçait directement, à la suite du raisonnement itératif sur l’opération de dichotomie, qu’on ne parvenait jamais au terme
du mouvement par le fait même que l’on devait toujours parvenir jusqu’à une moitié
restante25 . Dans cette seconde hypothèse, on comprendrait la référence à l’infini comme
une justification postérieure de l’argument, par des penseurs enthousiastes, face à une
première et facile accusation de sophisme. Nous croyons trouver, dans Aristote, un certain nombre d’indications qui vont dans ce sens et qui suggèrent cette accusation, au
cours de la réfutation de l’Achille.
5.5.3
Apeiron dans l’Achille
Nous nous permettons de citer encore une fois l’argument.
25. On peut même envisager que l’argument originel était suffisamment bref et elliptique pour être
interprété selon le sens régressif : il faut d’abord parvenir à la moitié, mais auparavant à la moitié de
cette moitié, etc. Comme plusieurs commentateurs l’ont vu, tant qu’à ne pas savoir ce qui dans Aristote
est de Zénon, nous ne pouvons pas exclure cette hypothèse intéressante et qui ne change pas le fond
de notre propos : que l’essence de l’argument repose dans l’inachevabilité ou l’inentamabilité comme
résultat du raisonnement itératif.
178
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
Le second est celui qu'on appelle “l'Achille”. Il consiste à dire que le plus lent ne sera jamais
rattrapé (katalêphthêsetai) dans sa course par le plus rapide (to bradutaton oudepote katalêphthêsetai theon hupo toû takhistou). Il est en effet auparavant nécessaire que le poursuivant
arrive (eltheîn) à l'endroit d'où le fuyard s'est élancé (emprosthen gar anagkaîon eltheîn to diôkon hothen hôrmêsen to pheûgon), de sorte qu'il est nécessaire que le plus lent ait toujours
quelque avance (hôste aei ti proekhein anagkaîon to braduteron).
Cet argument est aussi le même que celui de la procédure dichotomique, mais il en diffère
en ce que la grandeur supplémentaire n'est pas divisée par moitié. Que le plus lent ne soit pas
rattrapé résulte de l'argument, mais cela advient pour la même raison que pour la dichotomie
(dans les deux cas en effet, il se produit qu'on ne parvient pas jusqu'à la limite quand la grandeur
est divisée d'une certaine façon…), de sorte qu'il est nécessaire que la solution soit identique.
Mais penser que ce qui a de l'avance n'est pas rattrapé est faux ; en effet, tant qu'il a de l'avance,
il n'est pas rattrapé ; mais il est pourtant rattrapé, si l'on accorde qu'il est possible de traverser
complètement (diexienai) une distance limitée.
Notons que si Aristote n’a pas de doute sur le fait que l’Achille est essentiellement
une version du même argument que la Dichotomie, il doit néanmoins, remarquablement,
prendre la peine d’expliquer pourquoi. Et il semble qu’on puisse interpréter son explication comme une suggestion du fait que l’infini n’apparait pas, littéralement, dans
l’Achille.
La phrase décisive est : « Que le plus lent ne soit pas rattrapé résulte de l'argument, mais cela advient
pour la même raison que pour la dichotomie (dans les deux cas en effet, il se produit qu'on ne parvient pas
jusqu'à la limite quand la grandeur est divisée d'une certaine façon…), de sorte qu'il est nécessaire que la
solution soit identique. ».
Nous comprenons ainsi ce passage : le processus de Dichotomie est une manière de
diviser la grandeur qui ne nous fait pas parvenir jusqu’à sa limite, limite qui nous est
donnée par hypothèse26 ; tant qu’on maintient ce processus de division, on ne sort pas
de la grandeur donnée, et on peut dire qu’il reste toujours une grandeur à diviser et que
l’on ne l’achève jamais. Cela est évident pour la Dichotomie, mais pas pour l’Achille, qui
26. Puisque dans la Dichotome nous nous efforçons en vain de traverser une grandeur limitée.
5.5. L’ACHILLE ET LA DICHOTOMIE
179
ne nous donne pas d’emblée la limite. Or, c’est ce qu’Aristote affirme ici : pour l’Achille
aussi il y a bien une limite, un point où le plus rapide rattrape le plus lent, mais le
procédé de Zénon est tel qu’il divise la grandeur – limitée – totale de manière à se tenir
toujours à l’intérieur de celle-ci. Simplement, il ne la divise pas par deux.
Vient alors la solution et l’accusation elliptique de sophisme : « Mais penser que ce qui a
de l'avance n'est pas rattrapé est faux ; en effet, tant qu'il a de l'avance, il n'est pas rattrapé ; mais il est pourtant
rattrapé ». Le sophisme consiste à se donner un procédé qui ne nous fait jamais sortir d’une
certaine grandeur, et à affirmer qu’on a prouvé qu’on n’en sortait jamais, alors que tout
ce que l’on a prouvé est que, tant que l’on n’en sortait pas, on n’en sortait pas. Tant
qu’il reste une distance à parcourir, la course n’est pas achevée ; tant que le plus lent a
de l’avance, il n’est pas rattrapé. Autrement dit le sophisme consiste à prendre au sens
absolu un “toujours” et un “jamais”, qui devraient en fait être relativisés à l’opération
mobilisée dans l’argument. D’où l’affirmation, une fois le charme rompu : « mais il est
pourtant rattrapé, si l'on accorde qu'il est possible de traverser complètement une distance limitée. »
Nous percevons dans les textes d’Aristote, à tort ou à raison, le sentiment très intéressant que les paradoxes de l’Achille et de la Dichotomie sont de mauvais arguments
dont on n’arrive pourtant pas à se débarrasser. Au moins pour l’Achille, un premier niveau d’analyse le considère comme un stupide sophisme sur le sens de “toujours”, selon
lequel, certes, la tortue a “toujours” de l’avance dans la répétition des trajets partiels,
mais au sens seulement où Achille ne la rattrape pas tant qu’il ne la rattrape pas.
Bien entendu, cela n’est pas le dernier mot d’Aristote, il ne croit pas s’en tenir
quitte pour autant. Le deuxième niveau d’analyse tient à nouveau l’argument pour un
sophisme, mais déjà plus subtil, et fait intervenir pour une première fois l’infini, l’illimité.
Ce dernier est-il déjà littéralement présent dans un texte de Zénon, ou découle-t-il d’une
défense postérieure de l’argument ? Cela n’est plus à ce stade d’une importance décisive,
si seulement l’on tient compte du fait que :
• L’illimité découle directement de la présence d’un raisonnement itératif entraînant
une accumulation
180
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
• Nous savons en fait qu’il est de bonne pratique zénonienne d’en faire découler
l’illimité et nous savons comment cela peut être effectué
On peut donc imaginer une sorte de première réponse à l’accusation de sophisme :
« Non, il n’y a pas là le sophisme stupide que vous supposez, car le raisonnement itératif
qui se tient dans les limites de la grandeur à parcourir implique que cette grandeur
contienne l’illimité, cela même qui ne saurait être entièrement traversé. »
5.5.4 La question du temps limité
La première réponse d’Aristote à l’argument de la Dichotomie, en 233a, peut se dire
ainsi en une phrase : « vous prétendez qu’il est impossible de traverser la grandeur
illimitée en un temps limité, mais au sens où la grandeur est illimitée, le temps aussi
l’est, et au sens où le temps est limité, la grandeur l’est aussi », où l’on doit comprendre
implicitement une réponse à l’argument suivant : « pour qu’il y ait mouvement il faut
qu’on puisse traverser une grandeur en un temps limité, mais la grandeur est illimitée,
or il est impossible de traverser un illimité en un temps limité, donc le mouvement est
impossible ».
Or, en 263a, Aristote reconnait que la solution ne convient pas, en vertu d’une sorte
de seconde réponse imaginaire (ou réelle ?) à l’accusation de sophisme : « Vous manquez
encore entièrement le principe de l’argument. Que le temps lui aussi admette la division
illimitée ne fait rien à la question : pour qu’un mouvement puisse s’accomplir, il faut
qu’un illimité soit entièrement traversé, ne serait-ce que l’illimité contenu dans le temps.
Mais un illimité ne peut jamais avoir été entièrement traversé. »
Aristote reconnait en 263a que la question du temps limité et de la grandeur illimitée
est finalement une distraction inutile par rapport « à la chose même et à la vérité » du problème. La question est : cette distraction vient-elle de Zénon lui-même, de ses défenseurs,
ou d’Aristote ? Ce dernier renvoie la distraction à ce qui était « la demande » à laquelle
il a suffisamment répondu, le défi logique qu’il a techniquement résolu. Mais veut-il dire
par là ce que littéralement soulevait Zénon, ce qu’un adversaire contemporain a objecté
à Aristote, ou ce qu’Aristote lui-même s’était mis au défi de résoudre ?
5.5. L’ACHILLE ET LA DICHOTOMIE
181
On peut voir que dans ce même texte il distingue entre le problème soulevé dans la
demande, et le problème de Zénon en soi, qui doit être résolu. La demande se caractérise
comme « la longueur et la question de savoir si l'on peut traverser complètement des illimités en un temps
limité », alors que le problème en soi, dans sa formulation elliptique, énonçait qu’« il faut
toujours traverser la moitié (ei aei to hêmisu diienai deî), qu'elles sont illimitées (taûta d'apeira), et qu'il est
impossible de parvenir à traverser jusqu'au bout des choses illimitées(ta d'apeira adunaton diexeltheîn) ».
Dans son mea culpa, Aristote revient sur sa solution première et sur l’essence de ce
qu’elle énonçait : qu’il est possible de traverser un illimité du moment que le temps pris
pour cela est à la hauteur de cette illimitation. Mais cela ne résout pas l’impossibilité
de le traverser complètement. La nuance s’exprime ici dans le choix entre deux verbes,
ou entre deux variantes des mêmes verbes : dans l’ensemble des passages, les verbes
diíeimi et diérkhomai expriment indifféremment le fait de traverser, mais leurs variantes
diexerkhomai et diexeimi expriment spécifiquement le fait de traverser complètement,
d’achever la traversée de quelque chose.
Ainsi Aristote reconnait que le problème n’est pas celui de la finitude du temps, du
trop peu de temps pour achever une tâche, mais celui de l’illimité comme essentiellement
inachevable, cet illimité fut-il celui du temps lui-même. On comprend ainsi le véritable
sens de l’exigence d’un temps “fini”, limité : la finitude du temps signifie exactement,
strictement, le dépassement de la tâche envisagée, le passer-outre, le laisser derrière soi,
l’avoir traversé complètement. Dire qu’on peut traverser complètement un illimité en un
temps illimité ne veut rien dire, car rien ne peut avoir été traversé complètement dans
le temps illimité, puisque lui-même, par définition, ne parvient jamais à son terme.
5.5.5 L’interprétation métrique et l’inachevabilité
Nous pouvons alors, après un long détour, évoquer l’interprétation traditionnelle de
l’Achille qui en fait une erreur mathématique, ignorante de la possibilité d’une série
infinie convergente, ou en général un sophisme27 de la quantité, laissant entendre que,
de l’infinité des parties à l’infinité de grandeur, la conséquence est bonne.
27. Ou parfois un bon argument, les hypothèses adéquates ayant été supposées, comme chez Caveing.
182
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
Il faut ici faire preuve de nuance et rappeler un point déjà soulevé à propos de
l’argument du Grand : à supposer que Zénon ait formulé, pour la Dichotomie (comme
il est somme toute vraisemblable) et/ou l’Achille (comme rien ne l’indique vraiment)
le problème en terme d’« illimité », il serait dans son style d’avoir laissé le qualificatif
d’« illimité » dans la plus grande indétermination possible. Nous l’avons vu qualifier
une chose de « tellement grande qu’elle est illimitée » avec un argument qui la montrait
composée d’une grandeur, et d’une grandeur, et d’une grandeur, à l’infini ; on ne peut
l’innocenter d’avoir repris ici ce procédé pour qualifier le parcours d’“illimité” en général.
Néanmoins, Aristote témoigne du fait que l’immédiate réception de l’argument a très
bien compris que cela ne le rendait pas sophistique pour autant. Pour une raison simple,
dont Aristote témoigne encore, et qui est que pour l’impossibilité du mouvement, la
composition du parcours en une grandeur, et une grandeur, et une grandeur à l’infini est
exactement le type d’illimitation requis. Que l’expression soit de Zénon ou de ses successeurs, il était très rapidement très clair que l’illimitation problématique se comprenait
adéquatement sous la forme de la nécessité de toucher une par une les moitiés successives illimitées. On peut noter ici deux choses sur le procédé d’Aristote : d’une part, sa
réfutation en 233a est parfaitement adéquate à une compréhension de l’illimitation de la
grandeur comme décrite ci-dessus, quand il montre que le temps aussi est illimité en ce
sens qu’il contient des illimités, quoi qu’il soit limité selon les extrémités ; d’autre part,
il ne cherche pas du tout dans ce passage à réfuter l’idée que la grandeur est illimitée
selon les extrémités, contrairement à ce qu’on pourrait anticiper, il ne semble pas croire
que l’erreur ou le sophisme de ses adversaires repose dans cette croyance, mais veut
monter l’illimitation du temps. Et de plus, en 239b le problème est formulé comme un
échec à atteindre la limite, cette limite étant la limite selon les extrémités : témoignant
du fait qu’il semble connaissance commune, du moins dans le contexte de réception de
l’argument à l’époque d’Aristote, que l’illimitation dans la composition par parties successives n’implique pas le dépassement de toute limite selon les extrémités. Comme il a
déjà été suggéré plus haut, la possibilité de la convergence d’une série infinie est en sens
démontrée par le paradoxe de la Dichotomie, et on peut aller jusqu’à penser qu’elle le
5.6. LA NATURE DU PROBLÈME ET LES SOLUTIONS ANTIQUES ET MODERNES183
conditionne. Mais l’essence de l’argument n’est pas là.
L’essence de l’argument repose dans le raisonnement itératif, qui en décomposant
le mouvement rend la tâche de la traversée structurellement analogue aux étapes du
raisonnement elles-mêmes. Le mouvement se produisant par succession dans le temps,
le découpage de l’opération de pensée mime la composition du déplacement (chaque
“ensuite” du raisonnement valant pour un “après” du mouvement), et le premier résultat d’un raisonnement itératif étant l’inachevabilité de l’opération à la base du raisonnement, on doit en conclure parallèlement à l’inachevabilité du mouvement lui-même.
Dans l’interprétation régressive de l’argument le découpage de l’opération de pensée
mime à nouveau la composition du déplacement, en ce sens qu’il est indiqué qu’à chaque
élément théoriquement produit doit correspondre une partie réelle du mouvement, et
la structure de l’ordre est conservée, mais sur un mode inverse et symétrique, en sorte
que l’inachevabilité de l’opération remontant l’ordre du temps produit symétriquement
l’inentamabilité de la série des parcours partiels impliquée en tout mouvement.
5.6 La nature du problème et les solutions antiques et modernes
5.6.1 Du continu au mouvement
Si nous nous en tenons à une vue lointaine et systématique des possibilités de réception et de solution des problèmes du mouvement dans l’Antiquité, il nous sera possible
d’aller très vite en capitalisant sur ce que nous avons dit précédemment28 , les perspectives sur le logos, l’actualité, la réalité naturelle et le continu se maintenant au sein
des différentes perspectives philosophiques. Il y a, néanmoins, une complication spécifique aux problèmes du mouvement, qui, pour rester schématique, produit au sein du
camp atomistique la sophistication “Dialectique” ou “Mégarique” de Diodore Cronos, et
scinde le camp potentialiste entre, d’un côté, les potentialistes orthodoxes, et de l’autre
les hétérodoxes partisans du saut (théorie de Damascius).
28. Cf. la section 4.3.1 et l’annexe D.
184
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
Pour le dire de façon générale, dans les apories du continu le problème consistait
dans la contradiction entre l’exigence de la présence effective des parties et l’exigence
d’universelle divisibilité, ce qui rendait impossible de trouver des entités réelles stables
avec lesquelles composer le monde.
Comme nous l’avons vu, il y a une constellation de possibilités d’approche du problème qui toutes renoncent à la constitution d’une théorie réaliste, descriptivement vraie,
et non-contradictoire, de la nature sensible. Mais parmi les approches réalistes ne se satisfaisant pas de l’éléatisme (de l’impossibilité du mouvement), il y a finalement deux
grandes voies, que nous reformulons dans leurs versions canoniques, respectivement atomistes et aristotéliciennes : ou bien celle qui admet la composition du tout de l’univers
et des objets sensibles en général, et maintient l’exigence que cette composition soit une
composition par des êtres réels actuellement existants, mais qui nie la propriété d’universelle divisibilité, décrivant alors les entités fondamentales, les étants réels, comme des
atomes, des insécables indépassablement uns ; ou bien la voie qui admet la composition
du tout de l’univers et la propriété d’universelle divisibilité, mais scinde l’exigence de
division et composition entre l’“en acte” et l’“en puissance”, admettant la potentialité
de division d’êtres actuellement et réellement existants, et non actuellement composés.
Le réalisme ensembliste continuiste contemporain, lui, accepte les deux exigences, et
annule leur contradiction par une grande sophistication conceptuelle qui lui permet de
maîtriser différemment l’infinité et la totalité. L’ensemblisme admet une grandeur dont
les entités élémentaires n’ont aucune grandeur et ne contribuent pas (individuellement)
à la grandeur, donc des atomes mathématiques, avec lesquels il reste possible de faire une
théorie de la continuité. Quoi que de nombreux penseurs29 aient pu juger que l’ensemblisme nous faisait perdre l’essence de la continuité, il n’en reste pas moins une réponse
efficace et authentique aux apories de Zénon30 .
On peut trouver des inconvénients à chacune de ces trois solutions ; et l’on pourrait
29. Par exemple Peirce et René Thom.
30. Réponse qui d’ailleurs est tentée depuis fort longtemps, et effectivement réussie seulement avec
la théorie des ensembles : les textes modernes sur la question témoignent des tentatives de composer le
continu avec des “atomes mathématiques”.
5.6. LES SOLUTIONS ANTIQUES ET MODERNES
185
peut-être, avec Kant ou Hegel, soutenir que la contradiction ne peut pas vraiment trouver
une résolution réaliste ; mais dans la limite des cadres posés par chacune des démarches,
on peut dire qu’une réponse authentique a été apportée. La pluralité composant la
totalité sensible est réelle (prémisse anti-parménidienne), et il est en droit possible de
désigner les véritables entités constituant le monde (prémisse réaliste), tout en évitant
en chaque point la contradiction31 .
Le problème semble plus délicat quand la question du mouvement entre en jeu.
5.6.2 La logique diodoréenne
En effet, comme on l’a vu, la contradiction intervient à deux niveaux dans les apories
du mouvement. À un premier niveau il y a contradiction du mouvement et du repos :
les étants ne peuvent être plusieurs, car il faudrait qu’ils soient et en mouvement et en
repos32 . À un second niveau, le mouvement est en soi contradictoire33 . Or, nos écoles
philosophiques réalistes ne veulent pas seulement soutenir la pluralité, et donc éviter
la contradiction que Zénon établit en général et systématiquement entre des prédicats
opposés ; elles veulent également soutenir le mouvement contre l’immobilisme éléatique.
La contradiction interne au mouvement provient du fait que celui-ci impose la structure générale de l’avant et de l’après ; et, avec elle : la dépendance de l’après vis-à-vis de
l’avant, la continuité – au sens d’ininterruption –, et l’universelle différentiation selon
l’avant et l’après de n’importe quel élément du mouvement.
Pour l’atomisme, la Dichotomie et l’Achille ne font pas problème, car les atomistes
refusent tout bonnement l’inachevabilité du processus, en même temps que l’universelle
divisibilité du parcours. L’atomisme soutient classiquement une atomicité du mouvement
31. Nous rappelons encore une fois comment : pour les atomistes, les étants sont véritablement uns, et
en rien multiples ; ils sont minimalement petits, mais pas au moins de n’être rien de la grandeur, et leurs
composés sont chacun exactement grands à proportion du nombre exact d’étants qui les composent ;
et ils peuvent être collectivement en quantité illimitée, mais non pas illimités en ce sens qu’il serait
impossible d’en fixer une totalité stable, qui ne dût pas toujours être plus grande qu’elle-même. Pour les
aristotéliciens, les étants sont tous actuellement uns et potentiellement multiples ; relativement grands
et petits par rapport à n’importe quelle mesure actuellement une, choisie arbitrairement ; strictement
limités en quantité en acte, mais potentiellement illimités.
32. Du moins on peut proposer une telle interprétation. Nous nous expliquons sur son principe en 1.3.
33. Dans la mesure où dans les arguments zénoniens le repos n’est pas démontré directement, mais à
travers une réduction à l’absurde du mouvement.
186
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
impliquée par l’atomicité de la grandeur étendue34 (en vertu d’un argument très souvent
présent dans la tradition : si l’on peut diviser en deux le mouvement de traversée d’un
atome, il faut penser qu’on a aussi divisé en deux l’atome). En revanche, le Stade et
la Flèche sont potentiellement très problématiques. Même si l’on ne peut pas dire que
ces deux arguments aient été pensés spécifiquement contre une théorie atomistique, il est
manifeste en revanche qu’ils lui posent un problème très sensible. Car si le mouvement
lui-même est atomistique, cela veut dire que le mobile occupe chacune de ses positions
durant un temps non nul, ce qui rend difficilement résistible la conclusion selon laquelle
il y est au repos, et donc toujours au repos, au sens de la Flèche. Et même si l’on
refusait cette conclusion générale, le Stade permet vraisemblablement de montrer qu’un
mouvement atomistique imposerait une discontinuité interne au mouvement, soit sous
la forme d’une interruption dans le temps des mobiles relativement plus lents, soit sous
la forme d’un “saut” dans l’espace des mobiles relativement plus rapides. Les traditions
atomistiques ont généralement accepté ces conséquences, et on trouve notamment chez
Diodore une défense sophistiquée du fait qu’on puisse dire qu’un mobile s’est mu quoi
qu’on ne puisse jamais dire qu’il se meuve, notion qui pourrait avoir été reprise par
Épicure35 .
5.6.3 L’aristotélisme en difficulté
Pour les aristotéliciens, la Flèche et le Stade sont à peu près simplement des sophismes, qui peuvent être éliminés par les distinctions logiques adéquates ou par la
négation de l’universalité du “maintenant”, ou en général la négation de la composition
du mouvement par des positions immobiles successives36 .
34. Nous faisons ici une simplification, identifiant l’atome – qui littéralement ne peut pas être découpé
– avec le « sans-partie » qui n’admet aucune division même théorique. La question est discutée de savoir
s’il y a en effet une distinction entre les deux dans l’atomisme, et notamment une différence entre ce qui
avait pu être développé par Démocrite, et les nouveautés qu’a pu introduire Épicure, avant ou après sa
rencontre avec les arguments de Diodore. En tout état de cause, l’important pour nous est qu’il y ait bien
en fin de compte un sans-partie absolu qui compose la grandeur, que celui-ci soit ou non techniquement
« l’atome », et c’est ce sans-partie que nous appelons en général « atome ». Voir sur ces points LS, sect.
9.
35. Sextus Empiricus, Against the Physicists cit., p. 97-102 et LS, sect. 11.
36. Les maintenants ne peuvent être que des limites, extrinsèquement posées, au sein d’un continu
temporel qui exprime la continuité du mouvement : ainsi, surtout, ils ne sont pas des parties du temps,
5.6. LES SOLUTIONS ANTIQUES ET MODERNES
187
En revanche, la Dichotomie et l’Achille (admettons de les considérer ici comme un
unique argument), doivent être pris en une plus soigneuse considération. La solution
aristotélicienne “historique” semble rester la même que pour le continu : il s’agit de nier
que les divisions soient données en acte, et qu’il y ait par conséquent à effectivement
achever une quelconque série illimitée ; celle-ci ne se produisant que dans l’esprit du
sophiste qui reprend les arguments de Zénon. Mais il y a une vraie différence entre
cette réponse dans le cadre de la grandeur continue, et cette réponse dans le cadre du
mouvement continu : c’est qu’un aristotélicien pouvait dire à bon droit que la division
de la grandeur n’était pas actuellement donnée et qu’une grandeur divisible pouvait être
actuellement une, car le mouvement zénonien de division était entièrement extrinsèque à
la composition de la grandeur – la grandeur n’avait pas à attendre d’être composée par
les parties découpées par Zénon. En revanche, un mouvement n’est pas réellement donné
comme une unité en acte, mais sa nature même est d’imposer la constitution progressive,
et la permanente différenciation selon l’avant et l’après. Il est concordant à la réalité
même du mouvement, qu’avant de pouvoir s’achever il doive s’accomplir à moitié, et il
parait difficile de refuser que l’accomplissement de cette moitié ne soit pas quelque chose
de suffisamment réel pour déterminer un nouveau mouvement partiel à accomplir et la
moitié de ce nouveau mouvement partiel.
Nous avons personnellement tiré cette objection de l’article de Pierre Bayle (1647 1706) sur Zénon d’Élée, où elle ainsi opposée à Aristote37 :
Mais quand même on accorderait cet infini en puissance, qui deviendrait un infini actuel par la
division actuelle de ses parties, on ne perdrait pas ses avantages38 , car le mouvement est une
chose qui a la même vertu que la division. Il touche une partie de l'espace sans toucher l'autre,
et il les touche toutes les unes après les autres : n'est-ce pas les distinguer actuellement ? N'estle temps n’est pas composé de maintenants et il n’y a pas de sens à décrire comme repos ni comme
mouvement ce qui se passe à un instant ; parce que rien ne s’y passe, il ne constitue pas un temps.
37. Pierre Bayle, Dictionaire historique et critique, 4 t., Amsterdam-Leyde-La Haye-Utrecht 1740,
Rem. F, p. 539. Sur le rapport de Bayle à Zénon en général, nous nous permettons de renvoyer à notre
précédent travail, Pierrot Seban, Zénon d’Élée à l’âge classique. Sur une réponse dogmatique et une
reprise fidéiste, mené sous la direction de M. Jean Seidengart, Mémoire de M2, Université Paris Ouest
Nanterre, 2012.
38. C’est-à-dire qu’on garderait l’avantage dans la joute argumentative menée contre Aristote.
188
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
ce pas faire ce que ferait un géomètre sur une table, en tirant des lignes qui désignassent tous
les demi-pouces ? il ne brise pas la table en demi-pouces ; mais il y fait néanmoins une division
qui marque la distinction actuelle des parties : et je ne crois pas qu'Aristote eût voulu nier
que si l'on tirait une infinité de lignes sur un pouce de matière, on n'y introduisît une division
qui réduirait en infini actuel ce qui n'était selon lui qu'un infini virtuel. Or ce qu'on ferait à
l'égard des yeux en tirant ces lignes sur un pouce de matière, il est sûr que le mouvement le
fait à l'égard de l'entendement. Nous concevons qu'un mobile en touchant successivement les
parties de l'espace les désigne, et les détermine comme la craie à la main. Mais de plus quand
on peut dire que la division d'un infini est achevée, n'a-t-on pas un infini actuel ? Aristote et ses
sectateurs ne disent-ils pas qu'une heure contient une infinité de parties ? Quand donc elle est
passée, il faut dire qu'une infinité de parties ont existé actuellement les unes après les autres.
Est-ce un infini en puissance ? n'est-ce pas un infini actuel ? Disons donc que sa distinction est
nulle, et que l'objection de Zénon conserve toute sa force.
Notons que Bayle ne croit pas une seconde dans la validité de la distinction entre
l’en acte et l’en puissance ; mais il propose ici de l’accorder pour montrer qu’elle n’est
d’aucune utilité pour résoudre la Dichotomie, en sorte que non seulement, selon Bayle,
Aristote ne parvient pas à résoudre les problèmes de composition du continu, mais même
s’il y parvenait (et c’est là tout ce qui compte pour nous) cela ne lui permettrait pas de
résoudre les problèmes du mouvement.
Cet argument de Bayle nous a immédiatement paru avoir une grande force de conviction. Non pas qu’il fasse nécessairement céder un aristotélicien fidèle : Aristote lui-même
semble s’en être tenu à sa réponse potentialiste, maintenant l’unité profonde des mouvements continus (en tant que continus, leur essence et leur être est d’être uns) et posant
des exigences très strictes à l’actualité d’une division39 . Mais il n’en reste pas moins
qu’une objection de ce type devrait avoir suffisamment de force pour faire reculer un
potentialiste, pour établir une différence au sein du “camp” potentialiste entre ceux qui
sont prêts à avaler la pilule de l’unité indivise véritable de ce qui se constitue dans la
39. Notamment, imposant que, pour qu’il y ait division d’un mouvement homogène, soit réalisée une
forme ou l’autre de l’arrêt, cf. Physique, VIII, 8.
5.6. LES SOLUTIONS ANTIQUES ET MODERNES
189
progression, et ceux qui la refusent.
Pour établir la pertinence de l’argumentation baylienne dans le contexte antique,
deux choses seraient alors nécessaires : évidemment, d’abord, que l’on puisse trouver une
version de cette objection effectivement attestée dans un texte antique ; et idéalement,
ensuite, que l’on constate en effet la bifurcation du camp potentialiste, c’est-à-dire qu’on
trouve un texte admettant la continuité indivise de la grandeur, mais la refusant pour le
mouvement, rejoignant à ce propos quelque chose comme une solution atomistique. Or
nous pouvons bel et bien exhiber l’un et l’autre de ces textes.
L’objection sceptique
Le premier a pour auteur Sextus Empiricus (iie siècle ap. J.C.) et constitue peut-être
la formulation la plus aboutie de l’aporie zénonienne de l’inachevable que l’on puisse
trouver dans l’Antiquité – sous la forme, en fait, de l’inentamable, de la Dichotomie
inversée. En effet, elle pose le problème en terme de l’impossibilité qu’un mouvement
puisse commencer s’il suppose de parcourir une série de portions sans débuts, tout en
réfutant à l’avance la réponse consistant à dire que le mouvement n’est pas vraiment
divisé – en vertu d’un principe d’omni-différenciation indissociable du mouvement luimême40 :
(2)41 Prenant les choses dans l'ordre, procédons à notre examen critique en commençant par
la première position, celle d'après laquelle toutes ces choses [i.e. les corps, les lieux et les
temps] se divisent à l'infini. Ceux qui la défendent disent que le corps mû franchit la totalité de
l'intervalle divisible en un seul et même temps : il ne commence pas par couvrir la première
partie de l'intervalle par sa propre première partie, et ensuite la seconde dans l'ordre, mais
il parcourt la totalité de l'intervalle divisible d'un seul coup et en bloc. (3) Mais voilà qui est
absurde, et en conflit de diverses manières avec les apparences manifestes. Car si, pour prendre
le cas des corps sensibles qui sont sous nos yeux, nous nous représentons quelqu'un qui court
le long de l'intervalle d'un stade, il tombera parfaitement sous le sens que notre coureur doit
40. Sextus Empiricus, Contre les professeurs, X, 123-6 ; 139-42 (LS 50F). Nous citons Long et Sedley,
Les Stoïciens cit., p. 307-9.
41. La numérotation des parties du texte est celle de LS.
190
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
franchir d'abord le premier demi-stade, et ensuite le second dans l'ordre. Croire qu'il franchit
d'un seul coup l'intervalle entier du stade est complètement absurde. Et si nous divisions le
second demi-stade en deux quarts, il parcourra évidemment en premier le premier quart ; et
de même si nous poussions plus loin la division. S'il court le long du stade illuminé, il est
manifeste qu'il ne projettera pas son ombre sur le stade d'un seul coup, mais d'abord sur une
de ses parties, puis sur une autre en second, puis sur une autre en troisième. Et s'il courait le
long du mur, en le touchant de sa main enduite de vermillon, il n'enduirait pas de couleur la
totalité du mur du stade en un seul et même temps, mais dans l'ordre, et en commençant par
le commencement. Ce que notre argument a montré dans le cas des choses sensibles, nous
devons donc l'accepter aussi dans celui des choses intelligibles42 […] (4) Telles sont donc
les difficultés que rencontrent les gens que nous avons mentionnés s'ils soutiennent que le
mouvement s'effectue sur un intervalle en bloc. Mais les difficultés sont encore beaucoup plus
grandes si l'on soutient qu'il s'effectue, non pas en bloc sur un intervalle divisible, mais d'abord
sur sa première partie, et ensuite sur sa seconde partie. En effet, si c'est ainsi que s'effectue le
mouvement, compte tenu de ce que toutes choses, les corps, les lieux, les temps, se divisent
à l'infini, il n'y aura pas de commencement du mouvement. Car pour que quelque chose se
meuve sur un intervalle d'une coudée, il faut qu'il parcoure d'abord la première demi-coudée,
et ensuite la seconde dans l'ordre. Mais pour franchir même le premier intervalle d'une demicoudée, il lui faut traverser le premier quart de l'intervalle d'une coudée, puis alors seulement le
second ; et de même <le premier cinquième> s'il était divisé en cinq, et le premier sixième s'il
était divisé en six. Puisque donc, du fait de la division à l'infini, la première partie de toute chose
a elle-même encore une première partie, il est nécessaire qu'il n'y ait jamais de commencement
du mouvement, parce que les parties de l'intervalle et celles du corps sont inépuisables, et que
tout ce que l'on peut en prendre possède encore des parties. (5) Contre ceux qui disent que
les corps, les lieux et les temps se divisent à l'infini (ce sont les gens du Portique), voilà donc
une réponse appropriée.
L’argument est explicitement opposé aux Stoïciens, mais on reconnaît dans les thèses
42. C’est-à-dire les choses que nous concevons, mais ne percevons pas. En l’occurrence il s’agit des
parties trop petites pour être perçues comme distinctes.
5.6. LES SOLUTIONS ANTIQUES ET MODERNES
191
qui leur sont attribuées une réponse apparemment équivalente à la solution aristotélicienne : la division est bien infinie, mais cela ne veut pas dire que la matière soit composée
d’une quantité actuellement infinie de parties43 ni que le mouvement suppose la traversée d’une infinité effective d’étapes. Comme le remarquent Long et Sedley, cette réponse
semble relativement solide contre les apories du continu et les argumentaires atomistes
qui les reprennent, mais elle devient problématique pour répondre à l’argument de la
Dichotomie. En effet, on est contraint d’accorder que le mouvement lui-même opère une
division effective, et s’il opère bien cette division alors le mouvement ne peut même pas
commencer. Que signifierait de ne pas l’accorder ? Cela consiste, nous rapporte Sextus,
à dire que « le corps mû franchit la totalité de l’intervalle divisible en un seul et même
temps », « d’un seul coup et en bloc ». Attention, il ne faut pas supposer ici que l’on
parle d’un mouvement atomistique ou d’un saut, ou d’un mouvement instantané : il
s’agit simplement de dire que l’étendue temporelle nécessaire pour traverser l’intervalle
n’est elle-même pas effectivement divisée, mais qu’il y a bien un mouvement parfaitement un, considérable comme bloc indivis (qu’il qu’il soit supposé continu et progressif).
Il s’agit donc bien de la réponse aristotélicienne.
La nouveauté damascienne
Le second texte appartient à l’Antiquité tardive, et atteste le fait d’un penseur acceptant le réquisit de continuité, et la distinction entre l’en acte et l’en puissance dans
la composition de la grandeur, mais produisant néanmoins une théorie du mouvement
par sauts : à savoir Damascius (458 - 550 ap. J.C.), le dernier scholarque de l’école néoplatonicienne d’Athènes. La théorie de Damascius est finalement encore aujourd’hui peu
connue, mais elle est véritablement remarquable, elle a notamment pour elle d’offrir toute
l’efficacité de l’atomisme, sans son pire inconvénient qui est son caractère irréconciliable
avec la continuité et l’incommensurabilité géométrique.
En effet l’atomisme oblige à abandonner la continuité spatio-temporelle et impose
43. Rigoureusement, cela veut dire en fait qu’il n’y a pas une chose telle que « la multiplicité des
parties par lesquelles un corps est composé ». Cf. LS 50.
192
CHAPITRE 5. CONTRE LE MOUVEMENT
Fig. 5.1 : Variation continue des sauts damasciens dans la rotation d’un cône au cours
d’une section démiurgique
qu’il y ait, entre n’importe quels deux corps ou mouvements, un rapport rationnel. Mais
la théorie de Damascius ne fait rien de tel : elle maintient strictement la continuité dans
l’étendue. Mais elle compose le temps de « sections démiurgiques », intervalles de l’advenue à l’être au sein desquels il y a rigoureuse simultanéité du devenir, quoi que leur
structure demeure continue (au sens où elles composent des mouvements théoriquement
découpables à l’infini). Si l’on conçoit, par exemple, la rotation d’un cône, durant chacune des sections démiurgiques, discrètes, le sommet reste immobile et le cercle à la base
accomplit le plus grand des déplacements, tandis que les sections intermédiaires accomplissent des déplacements intermédiaires (variant de façon continue du sommet jusqu’à
la base)44 .
5.6.4 L’ensemblisme
Quant à l’ensemblisme contemporain, il est dans une situation similaire à celle d’Aristote en ce sens qu’il croit lui aussi que sa solution aux apories du continu s’exporte sans
défaut aux apories du mouvement. Mais contrairement à Aristote, cela l’amène à nier
44. Voir figure 5.1. On trouve l’exposé de cette position en Damascius, Commentaire du Parménide
de Platon, t. 3, texte établi par : Leender Gerrit Westerink, trad. du grec, annot. et introd. par Joseph
Combès, 4 t., Collection des universités de France, Les Belles Lettres, 2002, (R. II, 228-42), pp. 171-93,
ainsi que, avec discussion, dans Simplicius. Voir, outre les notes et références dans l’édition des Belles
Lettres, Richard Sorabji, Time, creation and the continuum. Theories in antiquity and the early middle
ages, Duckworth, 1983, chapitre V.
5.6. LES SOLUTIONS ANTIQUES ET MODERNES
193
tout bonnement qu’il y ait un problème du mouvement, qu’il y ait un problème spécifique
à l’achèvement dans le temps d’une série infinie.
Deuxième partie
L’inachevable aujourd’hui
195
Chapitre 6
Y a-t-il aporie de l’inachevable ?
Les chapitres qui précèdent avaient pour intention de présenter le paradoxe de la
Dichotomie comme l’élaboration par Zénon d’une aporie de l’achevabilité par l’usage du
raisonnement itératif. Supposant cette aporie comprise, et acceptée, on pourrait alors la
considérer dans sa pleine ampleur théorique, et envisager les possibilités a priori d’en
fournir une solution.
Il nous faut néanmoins auparavant nous confronter à la possibilité d’un refus de
l’aporie. La prémisse commandant ce travail est justement que toute une tradition, particulièrement forte au xxe siècle, vient nier la réalité du problème ou nier au moins que
le problème insiste encore aujourd’hui. Ce que nous avons nommé la solution standard
du paradoxe estime que l’argumentation de Zénon prouve en effet – les hypothèses de
continuité adéquates étant admises – que l’achèvement d’un mouvement implique l’achèvement d’un infini. Mais elle répond simplement que cet achèvement doit être reconnu
comme possible. Parmi les commentateurs récents de Zénon, et dans la continuité d’une
perspective qui remonte à Paul Tannery1 , via la mise au premier plan du problème par
Bertrand Russell2 , c’est l’avis en particulier de Jonathan Barnes3 ou Richard Sorabji4
1. Tannery, « Le concept scientifique du continu » cit.
2. Bertrand Russell, Our Knowledge of the External World as a Field for Scientific Method in Philosophy, George Allen & Unwin Limited, 1914.
3. Barnes, p. 261-73.
4. Sorabji, Time, creation and the continuum cit., p. 327-328.
197
198
CHAPITRE 6. L’APORIE DE L’INACHEVABLE
dans le domaine anglophone, comme de Maurice Caveing5 ou Jules Vuillemin6 dans le
domaine francophone. En termes de tradition philosophique il s’agit de la sagesse dominante au sein de la tradition analytique, telle qu’on la trouve par exemple exprimée dans
la synthèse philosophique fournie par la Stanford Encyclopedia7 . Il faut donc en venir à
affronter directement ce problème, à poser directement la question : y a-t-il une aporie
de l’inachevable ?
6.1 Argumenter en faveur de l’inachevable
Caveat : Le contenu de cette section ne doit pas être considéré comme un argument complet, mais comme le plan général ou l’esquisse d’un tel argument, proposée afin de donner
une vision d’ensemble du propos. Il comporte de nombreuses affirmations insuffisamment
justifiées ou clarifiées qui le seront plus loin dans ce travail.
Il serait tentant, et il reste à certains égards réellement pertinent, de présenter la
situation en termes d’un désaccord épistémique s’avérant en pratique irréductible. Une
certaine tradition philosophique, remontant peut-être à Zénon lui-même ou du moins
Aristote, et encore vivante aujourd’hui, est prête à accepter comme prémisse non démontrée qu’il est impossible qu’un infini soit achevé. À des fins d’abréviation, notons
cette prémisse Z.
Z : Il est impossible qu'une tâche inachevable au sens de Zénon ait été achevée.
Par « tâche inachevable au sens de Zénon », nous entendons une tâche qui consiste en
une série d’opérations successives strictement ordonnées à partir d’une opération initiale,
et telle que de chacune des opérations de la série résulte la possibilité de poursuivre la
tâche en menant une nouvelle opération8 . Par le fait qu’une tâche « ait été achevée », nous
entendons le fait qu’ayant commencé, en un certain temps, par sa première opération, et
les opérations successives ayant toujours été menées dans leur ordre (y compris temporel)
5.
6.
7.
8.
Caveing, Zénon d’Élée cit.
Vuillemin, « De la régression à l’infini comme moyen de réfutation » cit.
Huggett, « Zeno’s Paradoxes » cit.
Cf. la section 3.2 et l’interlude p. 121.
6.1. ARGUMENTER EN FAVEUR DE L’INACHEVABLE
199
strict, il se trouve un temps postérieur où tout ce qui pouvait être accompli de cette tâche
l’a été.
Nous devons d’emblée noter trois choses. Premièrement nous ne formulons pas primitivement la prémisse en question en terme d’“infini”. Comme nous l’avons déjà développé
et y reviendrons, l’infini comme quantité est pour nous second par rapport au caractère
inachevable de la procédure itérative. Plus encore, nous ne souhaitons pas du tout affirmer en général qu’il est impossible qu’une quantité infinie de tâches aient été accomplies,
cela n’est pas ce que nous prétendons. Deuxièmement, pour des raisons qui seront plus
nettement explicitées par la suite, nous sommes réticent à donner une reformulation extensionnelle, quantifiée, de ce qui constitue un « achèvement ». Nous serions prêt à dire,
à la rigueur, que nous prenons « l’être achevé » primitivement, la spécification de ce qui
peut constituer l’achèvement ou l’être achevé d’une tâche déterminée commandant potentiellement une enquête nouvelle pour chaque objet. Tout cela devrait s’éclaircir par la
suite. Nous reconnaissons néanmoins qu’il est au moins a priori vraisemblable de reformuler l’être achevé d’une tâche I sous la forme : « Il existe un temps t tel que pour toute
opération o constituant la tâche I, il est vrai à t que o a été accompli ». Troisièmement,
nous différencions cette prémisse Z, objet légitime de contestation, d’une autre prémisse
qui pourrait au contraire, nous le croyons, être admise par tous et toutes : qu’une tâche
inachevable au sens de Zénon ne peut pas, au présent, être achevée ou s’achever. C’est
ce point universellement admissible qui lui confère le titre d’“inachevable”. Notons cela
par Z’.
Z' : Il est impossible qu'une tâche inachevable au sens de Zénon s'achève, ait un achèvement.
Par le fait qu’une tâche « s’achève » ou « ait un achèvement » nous entendons le fait
qu’ayant commencé, elle parvienne dans le temps, en un certain présent, à quelque chose
qui l’achève, comme lorsqu’un mouvement continu atteint sa limite (quand la raclette
du laveur de carreau parvient au bord de la vitre) ou qu’une série discrète d’opérations
atteint sa dernière opération (quand l’application des règles logiques permet d’écrire
l’énoncé recherché qui était à déduire), ou que la bouilloire siffle enfin.
200
CHAPITRE 6. L’APORIE DE L’INACHEVABLE
On le notera, c’est parce qu’une tâche inachevable au sens de Zénon est en soi
inachevable, c’est-à-dire qu’elle n’admet pas quelque chose comme un dernier terme
ou un état conclusif auquel elle pourrait parvenir, qu’elle ne peut a fortiori avoir un
achèvement dans le temps9 . On voit qu’on peut passer de Z’ à Z si on admet simplement
le lemme L suivant, qu’on doit accepter de ne pas entendre comme une tautologie, malgré
la tentation grammaticale :
L : Tout ce qui peut être achevé peut s'achever. Réciproquement, il est impossible que ce qui
ne peut s'achever soit achevé.
Si certain.e.s philosophes soutiennent au contraire qu’après tout il est bien concevable
qu’on puisse en avoir fini avec une tâche infinie successive et aller au-delà d’elle, s’ils et
elles refusent la prémisse Z, il se peut qu’en un sens les tenants de la première tradition
n’aient rien à leur répondre. Si l’on considère par exemple la présentation qui est faite
du problème par Jonathan Barnes, nous comprenons qu’il ne se juge pas lui-même en
position de prouver qu’un tel achèvement (au sens ordinaire) est possible, mais qu’il
considère en revanche qu’aucun bon argument n’a jamais été formulé en faveur de son
impossibilité. Prenant acte de sa soigneuse analyse, sur laquelle nous reviendrons en
détail10 , et prenant acte des 60 ans depuis lesquels se publient des articles sur le problème
connexe des supertasks sans que personne n’ait été convaincu de cette impossibilité par
un argument, il ne sera pas ici entrepris de véritablement donner un argument conclusif
en sa faveur, du moins d’une manière qui serait satisfaisante pour celles et ceux qui
ne l’acceptent pas déjà comme prémisse. Il se peut qu’il s’agisse d’une tâche vaine.
L’impossibilité d’achever l’infini dans le déroulement successif est bien, pour les tenants
d’une certaine tradition à laquelle nous prêtons voix ici11 , un point d’évidence, au même
9. De nouveau, nous sommes quelque peu réticent à donner une reformulation extensionnelle quantifiée,
mais de nouveau nous reconnaissons qu’il est au moins a priori vraisemblable de reformuler l’achèvement
sous la forme : « Il existe une opération o telle que si l’opération o est accomplie la tâche a été achevée,
et il existe un temps t tel que l’opération o est accomplie à t. ».
10. Cf. la section 7.1.
11. Il ne nous paraît pas impossible de rattacher à cette tradition pratiquement l’ensemble des philosophes antiques pour lesquels nous sommes en mesure de discerner un jugement sur ce point (voir
section 5.6), ainsi que les tenants de toutes les traditions aristotéliciennes et atomistes médiévales et
modernes – ainsi que Kant et Hegel, Bergson, James et Whitehead, Hermann Weyl et toute la tradition
6.1. ARGUMENTER EN FAVEUR DE L’INACHEVABLE
201
sens aujourd’hui que lorsqu’Aristote pouvait déclarer que « sur ce point tout le monde
s’accorde12 ». Bien entendu, nous nous acquitterons au moins de la tâche d’exposer le
plus nettement possible ce qui est pensé en elle, de clarifier ce que nous pensons quand
nous accordons qu’il y a aporie13 .
Nous est-il néanmoins possible d’aller plus loin, si nous souhaitons ne pas nous contenter du face à face de deux positions en désaccord sur les prémisses ? Oui et non.
Oui, nous le pouvons. En un premier sens, parce que du point de vue des partisans de l’impossibilité il ne s’agit pas seulement d’un désaccord, mais il y a également
quelque chose de l’ordre du malentendu ou de la méprise à l’œuvre dans la longue histoire moderne des réponses à Zénon. Dans la discussion du problème, depuis Grégoire
de Saint-Vincent, Descartes et Leibniz, mais surtout plus récemment et on ne peut plus
nettement dans la réflexion sur les supertasks, nous croyons percevoir que quelque chose
est perdu de l’intention de départ, que le problème a été déplacé sur un autre terrain
ou que les termes en ont été changés. Si l’on ne peut produire un argument convaincant,
il importe du moins d’expliquer pourquoi nous ne sommes pas satisfait par le compte
rendu que l’autre camp donne de notre problème. Mais en réalité le problème est plus
profond que cela. Le malentendu, le déplacement, a toujours pu avoir lieu, on le voit à
l’œuvre déjà chez Aristote (qui finalement se corrige), et ceux mêmes de “notre camp”
s’en sont plus d’une fois rendus coupables, au risque de rendre leur argumentation inefficace ou incompréhensible. Nous pouvons décrire ce dont il est question en une phrase,
qu’il faudra bien entendu éclaircir : il s’agit d’une substitution d’un problème de l’être
fait à un problème du faire. Autrement dit la discussion tend à dériver sur le problème
constructiviste, voire, en osant entendre chez eux une doctrine philosophique du même ordre et sur le
même plan, aussi bien Brouwer que Hilbert, pour citer quelques grands noms.
12. Cf. la section 9.4.2.
13. On trouve un refus encore plus explicite de cette perspective, en opposition aux analyses de James
et Whitehead, chez R. M. Blake : “If, finally, after all such explanations and qualifications, it should // still be asserted that
a temporal process, in view merely of the fact that in one highly peculiar sense of the word it ‘can have no end,’ can therefore in
no sense of the word ‘come to an end,’ or that it can not get completed, or that to complete it would take foreover, I should be
able to regard such an assertion only as a bit of perfectly gratuitous and wholly ungrounded dogmatism.” R.M. Blake, « The
Paradox of Temporal Process », The Journal of Philosophy, 23, 24 (1926), p. 645-654, p. 652-3. Cf.
170-185 William James, Some Problems of Philosophy. A Beginning of an Introduction to Philosophy,
Longmans, Green, & Co., 1911, p. 177-180 ; Alfred North Whitehead, Science and the Modern World,
The MacMillan Company, 1925
202
CHAPITRE 6. L’APORIE DE L’INACHEVABLE
de la totalité infinie, selon qu’elle est ou non jugée cohérente ou possible, et non à rester
concentrée sur le problème de l’achèvement, de l’effectuation d’un acte.
Nous le pouvons en un second sens. Quand un affrontement théorique en est réduit
à l’acceptation ou au refus d’une prémisse, la discussion se rétracte sur la question des
raisons a priori de trouver ou non la prémisse vraisemblable. Suivant ce qui est jugé sur
ce point, la charge de la preuve se trouvera incomber à l’un ou l’autre camp – le camp
de l’invraisemblance. Or nous pouvons proposer un argument à deux versants, visant
justement à renverser la charge de la preuve. D’une part il est possible de légitimer d’au
moins partir de l’acceptation de Z, d’avoir son acceptation comme présomption ; d’autre
part on peut tenter de montrer l’inadéquation des raisons apparentes de refuser Z. Si
tout cela se trouvait accepté, il reviendrait aux partisans de la possibilité de tenter de
nous convaincre. En réalité, de façon plus réaliste, mais aussi pour des raisons conceptuelles plus profondes, nous ne croyons pas tant pouvoir convaincre que devoir faire notre
possible pour expliquer où nous nous tenons et pourquoi.
Pourquoi pouvons-nous trouver raisonnable d’avoir l’acceptation de Z pour point de
départ ? Les raisons apparaîtront variées, mais elles cachent une unité réelle. D’abord,
nous croyons pouvoir dire avec quelque confiance que l’acceptation de Z est la réaction “naïve”, non-informée, la plus commune et naturelle, à l’écoute du problème. À ce
titre elle est comme un point de départ pré-théorique. Ensuite, nous en avons déjà dit
un mot, nous croyons possible d’affirmer que le statu quo jusqu’à la fin du xixe siècle,
était celui d’une reconnaissance relativement consensuelle de l’impossibilité d’achever
une tâche infinie14 . De plus, nous croyons pouvoir soutenir que ce postulat demeure
implicitement reconnu, à peu près en l’état, dans un certain nombre de pratiques mathématiques contemporaines qui sont les pratiques constructives15 . Nous notons enfin
14. Il faudrait préciser : chez les auteurs philosophiquement rigoureux, dans leurs moments rigoureux.
Il y a certainement eu des exceptions, notamment à partir du xvie siècle, mais ces exceptions, pour des
raisons profondes, confirment généralement la règle.
15. Nous avons conscience du lourd engagement que représente ce point. Pour le dire en une phrase,
il est implicitement admis, dans des réflexions sur des domaines réellement mathématiques, où aucune contrainte physique, contingente, n’est posée, mais qui s’intéressent spécifiquement à des objets
qui doivent être construits étape par étape par un opérateur, que ces objets peuvent être arbitrairement
grands et complexes mais qu’il n’y a pas de sens de poser, même en théorie, l’achèvement d’une construction infinie de ce genre. Nous pensons à l’informatique théorique ou à la théorie de la démonstration.
6.1. ARGUMENTER EN FAVEUR DE L’INACHEVABLE
203
que nier Z, c’est-à-dire affirmer la possibilité que soit achevée une telle tâche, consiste
en pratique à nier L (si on suppose Z’ admise par tous et toutes), c’est-à-dire à affirmer que peut être achevée quelque chose qui ne peut pas, au présent, s’achever, ce qui
est prima facie problématique16 . Ayant tout ceci pour point de départ, nous posons la
question suivante : qu’est-ce qui peut au contraire rendre vraisemblable la possibilité de
l’achèvement, la négation de notre prémisse Z dont l’acception fut longtemps le statu
quo ?
Nous croyons qu’il y a essentiellement deux réponses à cette question. La première
est, paradoxalement, l’argument de Zénon lui-même. Trouvant l’analyse du mouvement
convaincante, mais refusant la conclusion selon laquelle le mouvement est impossible,
nous sommes porté à conclure que ce qui fondait cette impossibilité, à savoir Z, doit être
rejeté. Mais cette réponse ne peut pas être suffisante, au sens où si elle apporte en effet une
motivation pour nier Z, elle ne constitue pas à proprement parler une justification, elle
ne nous dit rien de nouveau sur le problème. Si on suppose que l’on part de l’acceptation
de Z, il ne s’agit alors que d’un abandon pur et simple de cette même prémisse face à la
première réelle difficulté rencontrée. Pour anticiper sur un point qui sera développé plus
loin, nous tenons à la prémisse en vertu d’une certaine pré-conception de ce que doit
être le mouvement, et nous ne sommes pas prêts à payer le prix de son abandon pour
simplement sauver la cohérence d’une notion de mouvement quelle qu’elle soit. La même
chose formulée sur un plan historique ferait remarquer qu’en fait, l’analyse zénonienne
n’a jamais été une raison suffisante d’abandonner la prémisse Z tant qu’une vraie raison
conceptuelle intrinsèque n’était venue la remettre en cause.
La seconde est donc la seule réelle justification, tant conceptuellement que, de fait,
historiquement : il s’agit d’éléments de la mathématique moderne, qui semblent nous
permettre de penser des objets contredisant l’interdit posé par Z, présentant des inachevables achevés. Or s’ils peuvent faire l’objet d’un discours mathématique cohérent,
ces objets obtiennent une consistance et une vraisemblance a priori très grande. Nous
16. Ce point demande également une plus grande élucidation. Il y a en fait certainement des choses
qui, à première vue, peuvent se trouver achevées sans s’être jamais achevées au présent. Nous clarifions
cette question dans la section suivante, cf. p. 215.
204
CHAPITRE 6. L’APORIE DE L’INACHEVABLE
croyons que quiconque observe l’ensemble de la littérature soutenant la fausseté de Z
pourra constater que c’est essentiellement là la seule et unique raison. Nous en avons
donné et en donnerons des exemples. Mais a contrario, apparaît alors l’unité profonde de
nos raisons a priori de soutenir Z : elles partent toutes, d’une manière ou d’une autre,
d’une ignorance de ces éléments de mathématiques. L’attitude naïve, parce qu’elle est
tout simplement ignorante de ces théories ; il en va de même pour la philosophie ayant historiquement précédé, sinon l’élaboration mathématique en général d’objets de ce genre,
du moins leur élaboration suffisamment rigoureuse sur un plan formel et conceptuel ;
et enfin, le point de vue interne à certaines pratiques mathématiques contemporaines
serait simplement expliqué par le fait qu’elles ne traitent pas, en interne, d’objets de ce
genre. L’unique et déjà fort conséquente raison de nier Z aurait de surcroît comme effet
d’expliquer et de rendre obsolète d’un même mouvement les fausses raisons de l’admettre
a priori. Cette présentation de la situation est en réalité fort commune, et a probablement le plus de force chez celui qui en est, en substance, l’initiateur principal, à savoir
Bertrand Russell17 .
Seulement voilà, c’est en ce point précis que nous croyons que se situe quelque chose
de l’ordre de la méprise ou du malentendu. C’est ici que nous croyons que le passage
par les théories mathématiques et leur formalisme conduit à changer en quelque façon
le problème posé. Ainsi, l’existence de théories mathématiques cohérentes sur certains
objets ne peut plus du tout fonctionner comme indice de vraisemblance, parce qu’en
croire ainsi serait toujours commettre la substitution de l’être fait au faire. L’étude d’un
objet mathématique qu’on appellera informellement “transfini”, c’est-à-dire qui semble
enfreindre l’interdit posé par Z, considère un tel objet dans l’ignorance volontaire de la
possibilité de venir à bout de sa constitution dans le temps. Et les mathématiques dites
« constructives » ont ici ce privilège qu’elles sont celles qui s’intéressent dans l’abstrait à
des processus de constitution progressifs du type de ceux décrits par Zénon. Nous renverserions alors l’analyse : loin que la mathématique contemporaine vienne rendre obsolète
le consensus ancien, c’est au contraire du point de vue de la bonne compréhension de ce
17. Russell, Our Knowledge of the External World cit.
6.1. ARGUMENTER EN FAVEUR DE L’INACHEVABLE
205
consensus qu’on doit déclarer l’irrelevance du motif mathématique. Si les mathématiques
“transfinies” au sens large sont l’unique raison de renoncer à l’affirmation de Z, et si elles
ne sont pas en fait une telle raison, il n’y aurait aucune raison à proprement parler.
Tout ceci ayant été dit, il reste néanmoins que non, nous ne croyons pas pouvoir vraiment sortir d’une situation d’opposition de principe. Cela s’explique par la combinaison
de deux points.
Le premier point est le suivant : quoi que du point de vue des partisans de Z,
tout discours sur l’être fait ignorant de la problématique du faire est sans pertinence,
symétriquement, il n’y a vraisemblablement aucune chance d’exhiber une contradiction
au niveau de l’être fait, c’est-à-dire aucune chance d’apporter un argument conclusif en
faveur de Z. On pourrait tenir l’échec du camp “finiste” dans le débat sur les supertasks
comme une sorte de “confirmation expérimentale” de ce point. Mais on peut aussi tenter
de le justifier a priori 18 .
Tous les arguments qui sont propres à la littérature des supertasks examinent pro et contra
l’impossibilité de l’être achevé de certains processus infinis, c’est-à-dire discutent du fait
de savoir si une contradiction (du type : lampe ni allumée ni éteinte) peut être dérivée de
l’hypothèse de leur être achevé. Max Black, dans la présentation originelle du problème, dit
qu’il ne pense pas que cela ait un sens de parler de l’être achevé d’une tâche infinie, mais
qu’il va néanmoins en parler pour tenter de montrer que l’on peut tirer une contradiction de
sa supposition. Sa stratégie consiste à mettre en équivalence plusieurs processus infinis en
sorte que l’impossibilité de l’un entraîne supposément l’impossibilité de tous les autres. Or le
résultat, depuis les premières réponses faites par Richard Taylor et J. Watling à Max Black,
est toujours que les dispositifs dont l’être achevé est plausiblement contradictoire sont des
dispositifs en eux-mêmes inconséquents, insuffisamment définis, générant une discontinuité,
ou qui n’admettent aucun achèvement possible en général. Dans tous les cas, ce n’est pas
l’être achevé de l’infini en tant que tel qui produit la potentielle contradiction, et dans
tous les cas la course zénonienne est innocente de tous les défauts qui la produisent. En
somme il semble toujours impossible de prouver l’impossibilité de l’achèvement de l’infini
de façon suffisamment générale, c’est-à-dire qui comprenne le cas zénonien. Mais si tel est
18. Voir, sur tout cela, le chapitre 7 et notamment la section 7.7.
206
CHAPITRE 6. L’APORIE DE L’INACHEVABLE
le cadre de la discussion, du point de vue du problème de Zénon il ne fallait vraiment pas
se donner cette peine. En effet, par construction, le processus zénonien est un processus
inachevable, infini, dont l’être achevé, si on le suppose possible, est bien déterminé, bien
connu, non-contradictoire. En effet cet être achevé est simplement le fait d’être arrivé en un
point depuis un autre point. On pouvait s’attendre à ce qu’un tel résultat ne puisse jamais
apparaître comme en lui-même impossible ou contradictoire. En sorte que, quelle que soit
la contradiction produite par la supposition de l’être achevé d’un autre processus infini,
on pouvait savoir a priori que cette contradiction résultait d’une propriété du processus
infini que ne partage pas le processus zénonien, en sorte que jamais celui-ci ne pourrait
être concerné par la contradiction. Mais du point de vue du problème de Zénon, tout cela
manifeste également un malentendu. Car le dernier point que nous avons soulevé pourrait
être ainsi reformulé : qu’il y ait des situations parfaitement ordinaires et non-contradictoires
en elles-mêmes dont on peut montrer qu’elles sont l’être achevé d’un processus infini, c’est
précisément ce que Zénon a cherché à prouver. Jamais donc la contradiction, si contradiction
il y a, ne pourra se trouver dans l’hypothèse d’un état au-delà de la course inachevable,
dans son être achevé, mais au contraire Zénon a cherché à exhiber la seule contradiction
qu’il puisse y avoir, et qui est que tout mouvement présuppose l’être achevé de quelque
chose qui est intrinsèquement inachevable. Autrement dit nous savions dès le départ que
la contradiction, si contradiction il y a, ne pouvait se trouver que dans le rapport entre la
possibilité d’achever effectivement au présent un processus et le fait qu’il y ait un temps où
ce processus se trouve entièrement achevé.
Le second point nous mène encore plus loin : la justification de l’impossibilité qu’un
processus zénonien ait un achèvement effectif, ou la justification du principe selon lequel
il ne saurait y avoir un “être achevé” sans “achèvement” effectif, cette justification ne
saurait être en dernière instance qu’une forme d’intuition de la temporalité. Il s’agirait
de quelque chose comme, pour parler le langage kantien, une “proposition synthétique
a priori” sur la nature du temps, qui n’a lieu d’être que si le temps est compris comme
“passage”, comme ce que Bergson appelait « durée » ou « temps réel », ou comme manifestant la “réalité du mouvement” irréductible au fait de se trouver à diverses positions
ou états en divers instants. Cette intuition a priori du temps est aussi peut-être celle
qui est implicitement reconnue dans les pratiques mathématiques constructives, telles
6.2. L’ARGUMENT IN FORMA
207
qu’elles sont en fait déjà à l’œuvre justement dans les arguments itératifs de Zénon. En
l’absence de cette intuition, le premier point soulevé précédemment – sur l’impossibilité de trouver une contradiction dans l’ordre de l’être fait – énonce en substance que
rien ne devrait nous convaincre de Z. Or cette intuition disparaît entièrement dans la
vision que l’on dira “russellienne” du temps – pour simplifier –, et avec elle alors bel et
bien tout problème de Zénon d’Élée, ce que tant Bertrand Russell que Adolf Grünbaum
avaient correctement vus19 . C’est pourquoi ce que nous avons présenté comme aporie de
l’inachevabilité est pour nous essentiellement une aporie du passage. Et en ce point, finalement, notre discours prend fin, car cette section n’est pas le lieu approprié où défendre
l’idée que le temps est davantage que l’ensemble de ses instants20 .
Tout ceci forme un programme conséquent. Nous commencerons à le remplir en
formulant à proprement parler un argument (fort simple) en faveur de Z, à partir de Z’,
par L. Cela impliquera une seconde tâche, que nous avons déjà annoncée, et qui consiste
à clarifier et élucider le lemme L, qui par lui-même n’est pas satisfaisant.
6.2 L’argument in forma
Nous allons proposer une mise en forme de ce que nous considérons comme le fond
de l’argument de Zénon sur l’impossibilité du mouvement, tel que, selon nous, il est
correctement compris et accepté en dernière analyse par Aristote. L’argument déduisant
Z est une sous-partie de cet argument.
Intuitivement, l’argument que nous voulons faire consiste à dire que Zénon a montré
que pour qu’un mouvement ait lieu, il faut que se termine quelque chose qui ne peut se
terminer, ou (dans la version inversée de la Dichotomie) que commence quelque chose
qui ne peut commencer. Nous sommes conscient que l’énoncé ainsi formulé passe pour
un sophisme, dans la mesure où on peut analyser différemment les deux occurrences de
« commencer21 ». Nous ne prétendons pas que cet énoncé soit une pure contradiction
19. Adolf Grünbaum, Modern Science and Zeno’s paradoxes, Allen et Unwin, 1968.
20. Voir sur ce point le chapitre 8.
21. Par exemple, respectivement « avoir une borne inférieure dans le temps » et « avoir un premier
élément ».
208
CHAPITRE 6. L’APORIE DE L’INACHEVABLE
logique, de forme “P et Non-P”. Nous voulons dire qu’une même intuition de ce que
signifie le commencement ou la terminaison d’une tâche dans le temps nous impose de
lier indissolublement les deux aspects qui peuvent être séparés par analyse. C’est cette
intuition que nous voulons mettre en forme. Nous prévenons dès l’abord que nous n’utiliserons pas une logique quantifiée, mais un élémentaire enchaînement de propositions
en langue naturelle, quitte à discuter de possibles analyses quantifiées des propositions
en jeu quand cela s’avèrera utile22 .
1/ Si un mouvement est accompli, alors une série zénonienne est achevée23 .
2/ Pour qu’un processus itératif (enchaînement d’une série discrète d’étapes se réalisant une par une dans un ordre strict) puisse être achevé, il faut qu’il puisse s’achever24 .
3/ Pour qu’un processus itératif s’achève, il faut qu’advienne ce qui constituerait
pour lui un achèvement intrinsèque.
4/ L’achèvement intrinsèque d’un processus itératif est l’arrivée à un terme ultime25 .
5/ Une série zénonienne est un processus itératif sans terme ultime.
A/ Une série zénonienne n’a pas d’achèvement intrinsèque (4, 5)
B/ Une série zénonienne ne peut pas s’achever. (A, 3)
C/ Une série zénonienne ne peut pas être achevée. (B, 2)
D/ Aucun mouvement ne peut être accompli. (C, 1)
On voit que C correspond à Z, B à Z’, et que 2 joue le rôle de L.
Supposons l’inférence admise. Quelles sont les voies d’évitement de la conclusion ?
5 est vraisemblablement hors de doute. Restent donc 1, 2, 3, 4.
Il nous paraît qu’il y a alors deux grandes possibilités :
22. Par fidélité à ce que nous croyons être la formulation originelle de Zénon, nous mènerons l’argument relativement à l’achèvement, et non au commencement. Néanmoins, on priera lectrices et lecteurs de
supposer sous-entendu un raisonnement entièrement parallèle relatif au commencement ; si nous croyons
l’argument de l’achèvement plus primitif et plus logiquement pur, il se peut que l’argument du commencement soit plus intuitivement convaincant, et nous ne nous priverons pas de l’évoquer à l’occasion en
faisant comme s’il avait été également explicité.
23. Symétriquement : Si un mouvement est accompli, alors une série zénonienne inversée a commencé.
24. Symétriquement : Pour qu’un processus itératif puisse avoir commencé, il faut qu’il puisse commencer. De même pour la suite.
25. À titre de comparaison, on dirait de même : 4’/ L’achèvement intrinsèque d’un changement continu
est l’arrivée à la limite de ce mouvement, au point de son plein accomplissement (pour ainsi dire la borne
supérieure de ce changement continu).
6.2. L’ARGUMENT IN FORMA
209
- ou bien réfuter d’une manière ou d’une autre l’analyse zénonienne du mouvement,
et par suite rejeter la prémisse 1. On peut alors accepter sans dommage la conclusion C,
comme le fait selon nous Aristote ; une acceptation de la prémisse C est d’ailleurs une
excellente motivation pour rejeter la prémisse 1.
- ou bien rejeter la conclusion C, c’est-à-dire trouver ce qu’il y a à redire à la “logique
du commencement” invoquée dans l’argument et fondée sur 2, 3 et 4. Il n’y a alors plus
d’obstacle majeur à accepter 1, rendue simplement inoffensive par la nouvelle logique
du commencement, et c’est explicitement là la position de Jonathan Barnes ou Richard
Sorabji.
Nous reconnaissons et faisons remarquer que cette alternative est pratiquement équivalente à l’alternative proposée par Jonathan Barnes entre le refus des prémisses par lui
numérotées (1) et (2) :
(1) Si quelque chose bouge il accomplit une infinité de tâches.
(2) Rien ne peut accomplir une infinité de tâches.
Nous nous expliquons longuement dans notre analyse de son interprétation sur nos
raisons d’éviter ces formulations, c’est-à-dire d’introduire directement le concept d’infini
dans l’argument26 .
Conformément à l’entreprise menée, c’est la seconde possibilité générale que nous
examinerons ici, celle qui rejette la conclusion C, ce qui nous donnera l’occasion de nous
expliquer sur le sens que nous donnons à nos propositions. En effet, comme nous avons
omis d’en donner une interprétation quantifiée, elle ne sont pas dépourvues d’ambiguïté.
Par « achèvement intrinsèque » d’un processus, nous entendons ce qui constitue, pour ce
processus, un achèvement, indépendamment de toute référence au temps. Par exemple
l’achèvement intrinsèque d’un raisonnement est l’énoncé (ou la dérivation) de sa conclusion, abstraitement considéré et indépendamment de la question de savoir s’il y a bien
un temps où le raisonnement a effectivement été mené à terme. L’achèvement intrinsèque d’une course est le contact avec la ligne d’arrivée, indépendamment de la question
26. Cf. 7.1.
210
CHAPITRE 6. L’APORIE DE L’INACHEVABLE
de savoir si la course a bien été, dans le temps, menée jusqu’au bout par un individu.
Attention néanmoins ; il est crucial de noter que par « achèvement intrinsèque » nous ne
voulons pas désigner un état tel que si cet état est atteint le processus se trouve effectivement mené à terme. Un tel état pourrait être nommé un « achèvement extrinsèque ».
Il va de soi que rien n’empêche, en général, un inachevable au sens de Zénon d’avoir un
achèvement extrinsèque. Ce fait est compris dans l’énoncé même de l’argument de la
Dichotomie : si un mouvement est accompli, alors un inachevable a été achevé, autrement dit le fait de se trouver à une position différente de sa position de départ est un
tel achèvement extrinsèque pour des inachevables. Mais il paraît également clair que le
processus inachevable lui-même ne peut parvenir à un état d’achèvement, car tous les
états auxquels il parvient sont, par construction, des états qui entraînent la poursuite du
processus. Nous supposons la notion d’achèvement intrinsèque suffisamment éclaircie. La
prémisse 4 énonce ce qui, pour un processus du type de l’enchaînement d’une série discrète d’opérations, peut constituer un tel achèvement intrinsèque. Ce qui nous intéresse
dans les processus zénoniens est leur inachevabilité intrinsèque au sens de l’achevabilité
qui vient d’être défini27 . La prémisse 3, dès lors, énonce que l’achèvement effectif, dans le
temps, d’un processus (ce que nous appelions le fait qu’il “s’achève au présent”) dépend
directement de l’advenue effective, au présent où a lieu l’achèvement, d’un achèvement
intrinsèque du processus. C’est à cette prémisse 3 qu’équivaut foncièrement le jugement
selon lequel, puisque la course zénonienne d’Achille n’a (intrinsèquement) pas de fin, elle
ne saurait se finir dans le temps. C’est cette prémisse 3 qui exprime la fausse tautologie
que nous évoquions en début de section, selon laquelle il est impossible que se termine
(dans le temps) ce qui ne saurait (intrinsèquement) se terminer. La prémisse 2, enfin,
affirme que l’être achevé, au passé, d’un processus de ce type, implique son achèvement
au présent, implique qu’il y ait eu un temps de cet achèvement.
Le rejet de la conclusion C semble pouvoir de nouveau se déployer en deux stratégies :
ou bien le refus de B qui est fondé sur 3 et 4, ou bien le refus de 2. Dans le premier cas
27. Cette inachevabilité intrinsèque résulte du caractère itératif des opérations décrites par Zénon. Et
elle est, d’après notre analyse, ce qui est au fondement des raisonnements itératifs. Cf. le chapitre 3.
6.2. L’ARGUMENT IN FORMA
211
on s’en tient à un sens commun de « s’achever » et on refuse les conditions fortes que 3
et 4 tentent d’imposer à l’achèvement. Dans le second cas, on accepte un sens fortement
déterminé de « s’achever », mais on refuse que l’être achevé en dépende.
La première stratégie correspond à une forme de dédramatisation. On accorde, peutêtre selon un principe de conformité au sens commun, qu’on doit pouvoir dire d’un
processus itératif ayant été achevé qu’il s’est achevé au présent (c’est-à-dire que son
achèvement a été présent, a eu lieu). D’où l’acceptation de la prémisse 2. Mais on nie
que cet achèvement doive être fortement dépendant de la nature du processus ou des
événements en jeu. On peut en effet définir des sens parfaitement satisfaisants du commencement et de l’achèvement, y compris pour des processus zénoniens, qui permettent
de distinguer en général entre les processus qui ont eu ou non un achèvement, ou un
commencement. Après tout, tout comme le processus continu qu’il recouvre, un processus zénonien a une borne inférieure et une borne supérieure, c’est-à-dire des instants ou
temps tels qu’en tout temps antérieur le processus n’a pas commencé (respectivement,
ne s’est pas terminé) et en tout temps postérieur le processus a commencé (respectivement s’est terminé). On peut alors définir comme le fait d’avoir de telles bornes le fait
d’« avoir un commencement » et d’« avoir un achèvement28 ». Si on veut bien tolérer au
moins temporairement le concept d’“achèvement intrinsèque” et concéder la prémisse 4
qui le détermine, c’est par conséquent la prémisse 3 qui fera l’objet de notre rejet, celle
qui surdétermine la notion d’achèvement.
La seconde stratégie consistera à concéder le sens précis de « l’achèvement » établi
par la prémisse 3 (les prémisses 3 et 4 pouvant alors être toutes deux comprises comme
des définitions stipulatives de ce qu’on décide d’appeler “achèvement” et “achèvement
intrinsèque”), mais à nier alors le principe posé par 2, selon lequel l’être achevé suppose
l’“achèvement” (tel qu’il vient d’être défini). Il faut donc à présent examiner de plus
près cette prémisse 2. On voit qu’elle dérive comme un cas particulier de notre lemme
28. On voit l’efficacité de la définition dans le cas du commencement : ce critère suffit à distinguer,
parmi deux processus « ayant », en un sens, « commencé », c’est-à-dire ayant pris en partie place dans le
passé, entre d’une part un processus sempiternel, ayant réellement toujours déjà eu lieu et donc n’ayant
jamais eu de commencement, et d’autre part un processus zénonien dont on peut dire qu’il “a eu” un
commencement même s’il n’a pas de première étape.
212
CHAPITRE 6. L’APORIE DE L’INACHEVABLE
L, qui lui donnerait donc une justification ; mais on aura également remarqué que nous
ne faisions pas pleinement emploi de ce lemme. La raison en est que, pris dans sa pleine
généralité, sans limitation, le lemme L est problématique. Il donne en effet lieu dans de
nombreux cas à des complications nécessitant des explications et des précisions dont nous
voulions préserver le très simple argument zénonien. Nous donnerons deux exemples de
ces complications qui nous semblent à tous égards instructives.
Nous considérons une proposition du type « tout processus temporel qui s’est achevé
a aussi dû avoir un achèvement », et symétriquement « tout processus temporel qui a
commencé a aussi dû avoir un commencement ». Le premier contre-exemple concerne
directement Zénon, car il concerne les éléments du continu. Et il a donné lieu, chez
Sorabji, à l’affirmation selon laquelle Aristote rejetait explicitement notre lemme L dans
le cas des processus temporels. Plus généralement, Barnes nous semble avoir argumenté
contre des versions de L au nom de certaines analyses de continu qui se trouvent déjà
dans Aristote et qui n’ont été que réaffirmées par la mathématique contemporaine. Il
nous importe au contraire grandement d’établir qu’Aristote soutient une version de la
prémisse 2, et même plus largement une version du lemme L. De quoi s’agit-il ? Il y a bel
et bien dans le livre III de la Physique d’Aristote de fines analyses des changements dans
le continu établissant que dans le continu il y a des choses qui ne peuvent pas avoir de
premier terme ou de début. Il suffit de considérer par exemple « l’avoir changé » comme
tel. À l’instant où débute le changement, l’avoir changé ne commence pas d’avoir lieu
(il n’est pas vrai que la chose commence a avoir changé), mais à tout instant postérieur,
il est vrai que la chose a commencé d’avoir changé, sans que son avoir changé ait eu un
commencement, sans qu’il y ait eu un instant de ce commencement. En vertu de la densité
des instants dans le continu, si le changement a un premier instant, l’avoir changé ne peut
en avoir un. Mais nous ne croyons pas que ces analyses soient des raisons pour douter de
2, ni qu’elles l’étaient pour Aristote. Pour la simple raison que « l’avoir changé » n’est pas
un processus temporel, il est au mieux un moment du processus temporel réel qu’est le
changement. Or un changement a toujours en lui sa borne inférieure – son point de départ
–, et sa borne supérieure – son achèvement (ou son interruption). Il y a un instant du
6.2. L’ARGUMENT IN FORMA
213
commencement du changement, celui où la cause de ce changement entre en contact avec
la chose qu’elle commence à changer, et il y a un instant de l’achèvement, au sens large,
du changement, qui est l’instant à partir duquel le changement n’a plus lieu (soit qu’il ait
atteint son plein accomplissement et qu’il atteigne un achèvement à proprement parler,
soit qu’il soit interrompu). Nous croyons pouvoir supposer claire la différence entre les
cas de genre et le cas qui nous occupe. Nous croyons par ailleurs pouvoir exhiber un texte
où est directement affirmée cette nécessité que ce qui a commencé ait un commencement,
dans une expérience de pensée plaisamment symétrique avec l’argument zénonien29 .
Cela ne veut pas dire, cependant, qu’il soit impossible de faire un argument généralisé de
l’impossibilité du mouvement, fondé directement sur la densité des instants dans le continu,
sans passer par un inachevable zénonien. Nous pensons qu’on peut trouver un argument
approchant dans Aristote.
L’idée qu’une version de la prémisse 2 est au moins implicitement acceptée par Aristote
a été directement contestée par Richard Sorabji, dans son interprétation du « paradoxe de
l’instant cessant ». Ce paradoxe énonce que le « maintenant » ne peut pas devenir différent
(que l’instant présent ne peut pas changer), parce qu’il ne peut pas devenir différent en devenant lui-même, qu’il ne peut pas devenir différent en devenant un instant immédiatement
postérieur à lui-même, car un tel instant n’existe pas, et qu’il ne peut pas devenir différent
en devenant un instant strictement postérieur, parce que s’il devient un tel instant sans devenir les instants intermédiaires, ceux-ci se trouvent tous, de fait, contemporains, ce qui par
définition n’est jamais le cas de deux instants distincts. Aristote ne donne pas explicitement
et clairement de solution à cette aporie qu’il pose au début de son étude du temps. La réponse donnée par Sorabji consiste à citer des textes d’Aristote qui selon lui affirment que les
processus temporels n’ont pas à commencer, ce qui serait un rejet pur et simple de la question
posée par l’aporie, et une négation directe de la prémisse 2. Mais les textes que cite Sorabji
à ce propos ne disent pas du tout, à notre avis, que les processus temporels ne doivent pas
avoir de commencement ! Ils disent qu’ils ne requièrent pas eux-mêmes de procès temporel
de venue à l’existence (sans quoi on serait forcés à une régression à l’infini). Cela est très
différent. Nous croyons qu’il faut faire preuve sur ce point de conservatisme et maintenir
la réponse classique et constante d’Aristote au problème : « le temps n’est pas composé de
29. Cf. Traité du Ciel, I, 5, 272a7-20.
214
CHAPITRE 6. L’APORIE DE L’INACHEVABLE
maintenants ». Il reste à comprendre en quoi cela constitue une réponse. Demander quand
le maintenant cesse d’être présent, c’est-à-dire quel “nouveau maintenant” il devient, est
une mauvaise question, parce que le maintenant est une coupure, qui n’existe que si elle est
effectivement opérée par une coupe. Que le temps ne soit pas composé de maintenants veut
dire aussi qu’il est absurde de supposer que les maintenants existent “tous”, parce qu’il est
absurde de supposer que “toutes” les coupures aient été effectuées. Or demander « à quel
“maintenant” postérieur tel “maintenant” donné cesse d’exister » suppose qu’il existe un
ensemble des maintenants sur lequel on peut mener une recherche, mais la réalité est qu’on
a des processus temporels continus, dont les limites ne sont que cela, des limites. Le maintenant est réel, mais il est la limite entre deux processus temporels qu’on peut bien appeler
« passages du temps ». Ces passages n’ont pas besoin à leur tour de processus temporels
de venue à l’existence, cela est bien entendu, mais cela ne les prive pas pour autant d’un
commencement et d’une fin. Le présent est la fin du passé et le commencement du futur,
et plus généralement tel « maintenant » est la fin d’un processus temporel antérieur et le
début d’un processus temporel postérieur.
Pour Aristote, le fait que d’un maintenant on ne puisse pas considérer le « maintenant
suivant » signifie précisément que les maintenants ne sont pas donnés comme ensemble. Si
à la question : “quand le maintenant a-t-il cessé d’exister ?” on doit et peut répondre : “à
n’importe quel maintenant postérieur”, la raison profonde en est que dans le temps on n’a
de réel que des intervalles continus dont les “maintenants” sont des limites.
Mais réciproquement, si « le temps n’est pas composé de maintenants » est la réponse
à l’aporie, c’est qu’en retour l’aporie est valide si on suppose que le temps est composé
de maintenants, c’est-à-dire, croyons-nous, si on suppose que le temps est un ensemble de
maintenants possibles qui tous sont, ont été ou seront actuels (présents). Le passage du temps
doit alors être pensé comme l’actualisation progressive (le “devenir présent” progressif) de
tous ces maintenants. Et il devient légitime de demander quel maintenant va devenir actuel
en premier après le maintenant actuel, puisqu’il est impossible que plusieurs le deviennent
simultanément. L’argument se fonderait sur l’idée que la supposition de l’existence de tous
les instants, et l’intuition de la progressivité, du passage réel du temps, nous conduisent à
exiger un « point suivant ». L’actualité de tous les éléments pose une exigence de successivité,
de consécution. (Or le consécutif est la relation entre deux éléments telle qu’aucun élément
du même genre n’est donné entre eux, ce qui n’est jamais le cas pour les instants ou les
6.2. L’ARGUMENT IN FORMA
215
points. Les instants ne pouvant être consécutifs ne peuvent être contigus, et ne peuvent
continus. Aristote peut déduire analytiquement la non-compositionnalité du continu.)
L’argument de la Dichotomie pourrait alors être généralisé à partir de l’argument de la
cessation de l’instant, en le généralisant aux points dans tout phénomène continu :
6/ Si la réalisation strictement progressive (c’est-à-dire sans simultanéité, sous le régime
du “1 à la fois”) de tâches ponctuelles est possible, alors à tout moment on doit pouvoir
demander quelle est la tâche qui doit être effectuée par la suite. Et par conséquent il y a
une de ces tâches qui suit immédiatement de chacune de ces tâches donnée.
7/ Si tous les points possibles d’un parcours ont été, sont, ou seront actuellement atteints
par le mouvement sur ce parcours, le mouvement est la réalisation strictement progressive
de tâches ponctuelles (à savoir l’actualisation progressive des points).
E/ Si tous les points possibles d’un parcours ont été, sont, ou seront actuels, alors si
un mouvement est possible il existe une actualisation d’un point qui suive immédiatement
l’actualisation d’un point donné. (6, 7)
8/ Il est impossible que l’actualisation d’un point suive immédiatement de l’actualisation
d’un point donné.
F/ Si tous les points possibles d’un parcours ont été, sont, ou seront actuels, le mouvement sur ce parcours est impossible. (E, 8)
Le postulat qui jouerait le rôle de la prémisse 1 serait donc :
9/ Tous les points possibles d’un parcours ont été, sont ou seront actuels.
D’où se tire :
G/ Le mouvement est impossible (sur quelque parcours que ce soit). (F, 9)
Mais même à supposer qu’on puisse différencier entre les processus temporels et les
parties abstraites de ces processus, un problème demeure concernant une généralisation
de la prémisse 2. En effet, considérons des processus historiques ou temporels du type :
la féodalité européenne, le mouvement cubiste, la révolution russe, ou l’enfance. Nous
souhaitons pouvoir continuer à parler de telles entités, nous les considérons comme des
processus temporels, et il nous semble sensé de dire au moins de certains d’entre eux
qu’ils se sont achevés, au sens fort où ils sont parvenus à terme, tout ce dont ils relèvent
ayant été réalisé. Mais nous serions bien à mal d’affirmer qu’ils ont eu un jour, au présent,
quelque chose comme un achèvement, ne serait-ce que parce qu’il paraît impossible de
216
CHAPITRE 6. L’APORIE DE L’INACHEVABLE
déterminer un instant, même en théorie, où ils auraient pris fin. Et il se peut qu’il soit
même à proprement parler impossible de déterminer pour certains d’entre eux quelque
chose comme un achèvement intrinsèque. Cependant, là encore, quoi que techniquement
la prémisse puisse être prise en défaut dans sa littéralité, nous ne croyons pas qu’il y ait
cause de la rejeter, surtout pour le cas zénonien. Les contre-exemples donnés ici relèvent
tous d’une manière ou d’une autre du vague, de phénomènes relativement indéterminés,
dont l’achèvement et l’être achevé, notamment, sont irréductiblement flous, tous points
qui ne concernent résolument pas une série zénonienne. Nous pourrions donc maintenir
la prémisse dans le cas de processus ainsi entièrement déterminés, c’est-à-dire où ce qui
est susceptible de rentrer dans leur constitution est déterminable a priori.
Même si d’autres contre-exemples d’un nouveau type devaient être proposés, nous
posons néanmoins le lemme L comme une règle générale dont les exceptions techniques
doivent être délivrées au cas par cas. La conviction derrière l’affirmation de Z est qu’une
exception de ce genre ne peut certainement pas être accordée à un processus itératif ou
plus généralement à tout processus dont tous les éléments sont entièrement déterminés
et tous donnés « en acte ».
Mais nous en revenons alors à la question de l’intuition. C’est le degré approprié
de largesse dans la délivrance d’exceptions qui est l’objet d’une intuition du temps, et
plus précisément d’une intuition du passage : concevant la progression réelle des processus pleinement déterminés, nous situant en pensée dans leur présent, nous déclarons
intolérable que ces processus puissent avoir été achevés sans que leur achèvement ait pu
effectivement avoir lieu au présent. Et c’est là le ressort véritable, selon nous, des arguments de Zénon contre le mouvement. Il y a cependant une autre raison conduisant à
l’inverse à accorder très généreusement des exceptions à la règle L, et à les accorder spécifiquement à des processus dont tous les éléments sont bien déterminés dans le temps.
Cette raison est la conception d’un temps dépourvu de quelque chose comme ce que nous
appelons le passage, ou sur lequel du moins aucune intuition du passage ne saurait se
prononcer en raison. Comme nous l’avons dit plus haut, cette réponse est explicitement
celle donnée par Bertrand Russell et par Adolf Grünbaum.
6.2. L’ARGUMENT IN FORMA
217
Nous n’entreprendrons pas cependant de discuter ce point maintenant. Mais nous
poursuivrons, dans le prochain chapitre, notre tâche de clarification et de renversement
de la charge de la preuve en expliquant, par des commentaires détaillés, ce que nous
trouvons insatisfaisant dans les arguments de nos adversaires, pourquoi nous croyons
que les seuls motifs pouvant donner a priori une vraisemblance à la négation de Z ne
sont pas des motifs légitimes, c’est-à-dire ce pourquoi de notre point de vue il y a méprise
ou malentendu.
Chapitre 7
La méprise contemporaine
Nous entreprenons ici la troisième des tâches que nous nous sommes fixées au chapitre
précédent, à savoir la tentative de réfutation des raisons de nier Z. Pour ce faire, nous
commencerons par commenter et discuter les textes contemporains qui concluent à la
possibilité de l’achèvement d’une tâche infinie, d’abord et y compris dans le contexte du
commentaire de Zénon d’Élée.
Pour cela, nous voudrions commencer en considérant le cas particulier du soigneux
exposé de Jonathan Barnes, dans son essai sur les Présocratiques1 . On y trouve une
version particulièrement intelligente, élaborée, et prudente d’une position générale qu’on
pourrait trouver, comme nous l’avons dit, chez d’autres auteurs. Barnes prend en compte
suffisamment d’aspects du problème pour qu’il soit a priori difficile de considérer une
méprise de sa part. Nous voudrions montrer néanmoins en quel sens on peut dire qu’il se
donne les conditions pour passer structurellement à côté de ce problème qui pour nous
autres insiste. L’examen du travail de Barnes nous conduira naturellement à discuter le
problème dit des “supertasks”.
1. Barnes, p. 261-73.
219
220
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
7.1 Préface : Jonathan Barnes et l’absence de preuves
Nous rappelons que la démarche de Jonathan Barnes dans son ouvrage consiste,
outre des soigneux et concis comptes rendus historiques, à examiner la rigueur et la
force démonstrative des raisonnements que l’on trouve chez les auteurs présocratiques,
de la même manière que s’il s’agissait de raisonnements proposés par ses collègues universitaires, dans une ignorance volontaire de l’historicité qui caractérise le style dont
cet ouvrage donne un exemple réellement paradigmatique. Une telle démarche, qui a sa
légitimité et son intérêt, présente d’une manière générale un inconvénient qui est qu’elle
tend à systématiquement critiquer un argument sur la base d’une conceptualité et d’une
logique qui n’ont, peut-être, été élaborées qu’en réponse à l’argument lui-même, produisant ainsi une forme très particulière d’anachronisme théorique à laquelle d’autres
traditions historiographiques peuvent se montrer immédiatement très sensibles2 . Pour
la Dichotomie, néanmoins, nous croyons que cette démarche pose un problème plus spécifique et plus grave, à savoir le remplacement d’une problématique par une autre. Du
fait, peut-être, d’une trop grande confiance dans la neutralité de cette archi-conceptualité
qu’est la théorie des ensembles pour la tradition que représente Jonathan Barnes.
L’argument général de Barnes est le suivant : il commence par dégager les deux
propositions essentielles de l’argument de Zénon qui sont à l’origine de la contradiction :
(1) Si quelque chose bouge il accomplit une infinité de tâches.
(2) Rien ne peut accomplir une infinité de tâches.
La première de ces propositions est ce qui est supposé prouvé par Zénon, et la seconde
est « tenue pour un truisme3 ». Après avoir écarté les raisons de nier le premier point (soit
parce qu’elles sont en soi mauvaises, soit parce que le chapitre n’est pas le lieu de les
2. Dans le commentaire de Zénon, il y a néanmoins un moment où il embrasse pleinement la perspective
inverse. Il relève en effet que le Stade, argument tellement méprisé par la tradition, a peut-être justement
pour vertu d’imposer la considération de la différence des vitesses comme essentielle, point conceptuel
qui ne va pas nécessairement de soi. On ne peut qu’être reconnaissant devant son effort de sauver un
argument de l’opprobre. Pour une discussion plus générale du style de lecture historiographique, voir
l’annexe B
3. Barnes, p. 263.
7.1. JONATHAN BARNES ET L’ABSENCE DE PREUVES
221
discuter), Barnes se concentre sur la seconde prémisse. Il va suggérer 7 manières de la
défendre qui ont pu être proposées, et décréter que les 7 sont de mauvais arguments en sa
faveur. Sa conclusion est finalement qu’aucune preuve de (2) n’est satisfaisante, mais qu’il
n’est pas non plus en son pouvoir de démontrer sa fausseté, et que c’est historiquement
la volonté de croire (2) qui a rendu l’argument de la Dichotomie si fascinant et en a
produit autant de défenses et de discussions. C’est cette absence de prétention de prouver
la possibilité de l’achèvement infini qui rend difficile de faire de réelles objections à cet
auteur. Dans l’ensemble, nous croyons que Jonathan Barnes a raison. Que tout ce qu’il dit
est vrai, et qu’il est impossible de prouver (2) étant donné la manière qu’il a d’entendre la
thèse et les conditions de preuves qu’il s’est données. Encore une fois donc, à un certain
niveau il n’y aurait rien à rétorquer à Barnes, celui-ci ayant catégoriquement banni tout
appel à l’intuition en faveur d’une thèse, “intuition” étant considéré par lui comme « le
nom clément donné au préjugé spontané » et le « guide des dupes4 ».
Reprenons en détail sa discussion des 7 différentes voies :
I. La première voie d’argumentation est la voie qui dérive une infinité métrique à
partir de l’infinité des parties, nous en avons déjà discuté et nous nous accordons
avec Barnes sur cette question.
II. La seconde voie d’argumentation est intéressante, et consiste à conclure à l’infinité
du temps requis pour accomplir une infinité de tâches, sous la supposition que le
temps n’est pas lui-même un continu mais doit être constitué de moments élémentaires. Là encore nous nous accordons avec Barnes sur l’essentiel : c’est une thèse
étrange et qui pose de multiples difficultés, quoi qu’elle ait des partisans modernes
(Barnes semble faire référence à des philosophes analytiques contemporains, et il
est possible de trouver des argumentations en ce sens dans la tradition médiévale
et encore chez Bayle), Aristote semble la réfuter en 233a mais ultimement elle n’est
pas la seule raison possible pour défendre l’impossibilité de l’infini, et l’argument
se pose aussi bien sans référence à la finitude du temps, au point que Barnes est
4. “‘intuition’ -- the kind name for untutored prejudice” et “intuition is a fool's guide in this as in every other branch of
philosophy”, Barnes, p. 267. Ici et dans la suite, c’est nous qui traduisons.
222
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
enclin à postuler que la finitude du temps n’était pas mentionnée dans l’argument
d’origine mais qu’il s’agissait essentiellement de la traversée entière d’une tâche
infinie, en général. Nous avons déjà dit notre accord sur ce point.
III. La troisième voie d’argumentation est la première où ce que nous lisons comme
un biais interprétatif ensembliste se manifeste. Jonathan Barnes examine en réalité plusieurs lignes argumentatives différentes, qu’il trouve dans Aristote. C’est
la seconde qui nous intéresse, où il s’agit d’examiner une variante de (2), variante
aristotélicienne affirmant qu’une infinité potentielle peut-être traversée « incidemment », mais qu’une infinité actuelle ne le peut pas. Barnes cite alors le passage
selon nous décisif de la Physique relativement à Zénon, 263b3-9.
Par conséquent, il faut répondre à celui qui demande s'il est possible de parcourir une
infinité soit dans le temps soit dans la longueur, que d'une certaine manière c'est possible, d'une
autre pas : si elle est en acte c'est impossible, mais en puissance c'est possible, car quelqu'un
qui se meut de façon continue a parcouru par accident une infinité, mais pas au sens absolu,
car c'est un accident pour la ligne d'être une infinité de moitiés, mais son essence et son être
sont autres5 .
Voilà le commentaire de Barnes :
Ainsi (2) serait vrai si le fait de toucher [un point donné] impliquait l'existence actuelle
de [ce point]; mais en fait, les [points] n'ont besoin d'exister que potentiellement, et cela leur
est permis. Je pense que tout cela n'a guère d'effet pour un Zénonien honnête : Aristote ne
fait qu'affirmer que b peut toucher les [points] infiniment nombreux, à condition qu'il ne les
touche qu'“incidemment6 ” et qu'ils n'existent que “en puissance”. -- Le jargon aristotélicien ne
masquant que partiellement le fait qu'Aristote nous propose une dénégation de la prémisse
(2), et non un argument contre elle7 .
5. AristPhys, p. 366.
6. Une traduction plus naturelle de kata sumbebêkos qui est traditionnellement rendu par l’expression
“par accident”.
7. “Thus (2) would be true if touching [a given point] involved the actual existence of [this point]; but in fact, the [points] need
only exist potentially, and that they may do. All that, I think, has little effect on any honest Zenonian : Aristotle simplv asserts that b
can touch the infinitely many [points], provided that he touches them ‘incidentally’ and they exists ‘potentially’. -- The Aristotelian
jargon only partially disguises the fact that Aristotle is offering a denial of, not an argument against, premiss (2).” Barnes, p. 267
7.1. JONATHAN BARNES ET L’ABSENCE DE PREUVES
223
Si nous croyons qu’un honnête Zénonien ne saurait se tenir pour satisfait par la
réponse aristotélicienne, nous ne pensons néanmoins aucunement que cette réponse offre
un jargon sans pertinence pour l’argument. Et nous avons du mal à croire que Barnes
juge qu’Aristote offre une dénégation de la prémisse (2). Le point décisif pour nous, et
à vrai dire troublant, dans le commentaire de Barnes, est qu’il ne semble pas parvenir
à considérer l’infinité potentielle des parties autrement que comme infinité des parties
potentielles, comme ensemble ou collection infinie des parties potentielles, c’est-à-dire des
parties ayant par ailleurs la propriété de ne pas avoir été actualisées. Or, il nous semble
que la première propriété de la potentialité – pour ainsi dire le trait le plus élémentaire
de sa grammaire – est que ce qui est dit exister potentiellement n’est pas suffisamment
déterminé d’avance pour pouvoir être rassemblé dans une totalité ou compté pour un.
Le point de l’infinité potentielle des parties est qu’il n’y a pas lieu de compter ces parties
parce qu’il n’y a pas un nombre ou une quantité telle qu’il y en a exactement autant
que ce nombre ou cette quantité. Une autre manière de le dire serait qu’au sens de
l’extension ensembliste, ces parties n’existent absolument pas (même pas en tant que
parties possibles), mais qu’elles pourraient seulement exister. Le commentaire que fait
Barnes des propos d’Aristote nous semble significatif du fait que la problématique de la
constitution d’un ensemble infini, et la problématique de la totalisation et de la venue à
l’existence comme telles semblent échapper à son examen8 .
IV. C’est à propos de la quatrième voie que l’on parvient à des considérations qui
touchent à l’essence du problème que nous essayons de soulever. Dans la reformulation de Barnes, cette voie se fonde sur deux prémisses :
(a) Des suites infinies de tâches, par définition, n’ont pas de dernier membre,
(b) Il est impossible de compléter une série d’opérations dont aucune n’est la
dernière.
Barnes va montrer que ces deux prémisses sont fausses.
8. Ce point est déjà magnifiquement exprimé par Benardete, dont l’exposé sur Zénon est difficilement dépassable, et qui s’étonne quant à lui de l’incapacité de W.D. Ross à comprendre la réponse
aristotélicienne. Cf. Benardete, Infinity cit., 6-7 et plus généralement tout le premier chapitre.
224
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
Il montre que la première prémisse (a) est fausse, en proposant un exemple de sé-
quence infinie de termes ayant un premier et un dernier terme, assignable sans difficulté
dans un parcours para-zénonien9 :
A
a1
a2 … a …a′2
a′1
B
On peut considérer que ce raisonnement est particulièrement symptomatique, à deux
égards :
• En premier lieu, il exemplifie un procédé général qui peut avoir quelque chose
d’agaçant pour un tenant d’une autre tradition philosophique. Barnes prend ici
la peine de donner un contre-exemple à une proposition qu’il a lui-même choisie,
alors que la proposition en question, prise dans toute sa généralité, manque en
dernière analyse tout à fait de pertinence. Un argument est décomposé en une
série de propositions fondamentales dont dérive la conclusion, puis ces propositions
générales sont réfutées, par souci légitime de rigueur logique mais sans souci de
savoir si la réfutation est en elle-même pertinente relativement à l’argument de
départ. Voici ce que nous voulons dire dans l’exemple en question : il est vrai que
la prémisse (a), littéralement entendue, est fausse et admet des contre-exemples.
Mais les contre-exemples manifestent, par leur manque de pertinence relativement
à l’intention du problème d’origine, que la prémisse (a) n’a pas été entendue comme
il l’aurait fallu. Le contre-exemple de Barnes n’est pas pertinent, ne fonctionne pas
vraiment comme contre exemple, parce que sa suite infinie inclut une sous-suite
infinie qui, elle, n’a pas de dernier terme et se trouve donc inachevable d’après la
prémisse (b), rendant la série totale a fortiori inachevable10 . Barnes a donc raison
de rejeter la prémisse (a) telle qu’il l’a littéralement entendue, mais elle peut sans
9. Le mobile avant de parvenir au bout, doit parvenir à la moitié. Mais avant de parvenir à la moitié,
il doit parvenir à la moitié du parcours le séparant de la moitié, puis à la moitié du parcours restant
jusqu’à la moitié, puis à la moitié du parcours restant et ainsi de suite à l’infini. Une fois arrivé à la
moitié, il devra aller jusqu’au terme, mais avant cela parvenir à la moitié du parcours restant. Et avant
cela à la moitié de ce parcours, et avant cela à la moitié, et ainsi de suite à l’infini. Barnes, p. 268
10. Le contexte de rigueur analytique nous oblige à chipoter nous-même et à préciser que Barnes
aurait pu également donner l’exemple d’une suite infinie dont toute sous-suite possède un dernier terme,
mais dans ce cas la suite infinie connaitrait au moins une sous-suite manquant d’un premier terme, ce
qui est le problème symétrique de la suite inentamable.
7.1. JONATHAN BARNES ET L’ABSENCE DE PREUVES
225
perte être remplacée par une autre prémisse (a’) qui est que toute suite infinie
strictement ordonnée comporte une sous-suite sans premier ou sans dernier terme.
• En second lieu, il manifeste que Barnes est prêt à donner comme exemple de suite
une construction qui présuppose non seulement que cela a un sens de considérer une
totalité infinie donnée d’éléments strictement ordonnés, mais au sein de laquelle
certains éléments viennent après une infinité supposée complète. Il ne s’agit pas
de nier, bien entendu, que la constitution de telles suites soit mathématiquement
possible et légitime, mais de soulever le fait que le sens d’un tel usage de l’après,
et du sens de ce qui est entrepris dans l’activité mathématique de construction des
séries infinies, est justement ce qui est mis en question.
Pour réfuter la seconde prémisse (b), il procède en deux étapes, qui sont les réfutations
de deux interprétations possibles de la prémisse.
• La première interprétation repose sur l’idée que « finir une série de tâches signifie
accomplir son dernier membre » (or la suite n’a pas de dernier membre, donc, etc.).
À nouveau, il va nier la pertinence de cette proposition, en disant que même des suites
finies n’ont pas forcément de dernier membre et peuvent néanmoins, sans doute possible,
être achevées, et que la vraie condition pour l’achèvement d’une série de tâches est que
tous ses membres soient accomplis. C’est indéniable, mais c’est là aussi, à nouveau, la
manifestation du phénomène que nous soulevions plus haut : la réfutation est entièrement
inadaptée au sens que peut prendre la prémisse dans l’argument. L’exigence d’accomplir
le dernier terme ne se pose pas si l’ordre strict des éléments de la série n’est pas aussi
nécessairement l’ordre strict dans lequel les tâches doivent se trouver accomplies. S’il
est possible d’accomplir sans ordre particulier une infinité d’éléments de la série, alors
l’exigence d’accomplir un dernier membre ne se pose pas. Mais toutes ces conditions sont
bien spécifiées par la situation zénonienne. Par ailleurs, la réfutation manifeste encore
une fois la présupposition du cadre ensembliste : la formulation du bon critère se dit chez
Barnes11 : « Si S est l'ensemble des tâches {x1 , x2 , . . . , xn , . . .}, alors b a complété S si et seulement
11. Barnes, p. 268.
226
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
si b a accompli chaque xi ». La suite rend clair qu’il entend l’avoir achevé d’un tel ensemble
comme le fait qu’il existe un temps t où la condition précédente est réalisée.
• Mais une fois la première interprétation niée, il reconnait qu’il reste possible de
voir un problème, et suggère une nouvelle interprétation de la seconde prémisse,
selon laquelle : « finir une série de tâches signifie arriver à sa fin, or une série S
infinie de tâches n’a pas de fin, donc. », ce qui est en effet le principe de la défense
du paradoxe que nous entendons relever, et que Barnes qualifie franchement de
« mauvais argument12 ». Il nous faut donc examiner soigneusement son traitement de
ce point.
Son idée est que l’argument est mauvais et repose lui-même sur une équivoque. En
effet, dire que « b ne peut pas arriver à la fin de la série S de ses tâches » peut vouloir
dire deux choses non-équivalentes :
(3) Pour tout temps t, pour tout entier n, si à t, b a accompli exactement n tâches de
S, alors il existe un entier j tel qu’il existe une tâche numérotée j que b n’a pas
accomplie à t
(4) Pour tout temps t, il existe un entier j tel que, à t, b n’a pas encore accomplie la
tâche numérotée j.
Barnes affirme que (3) se déduit en effet de l’hypothèse zénonienne, et doit être admise
dans le cadre de l’argument, et que (4) est bien équivalente à (2) (la prémisse de départ
selon laquelle « une tâche infinie ne peut être accomplie »), mais que (4) ne découle pas
de (3), contrairement à ce que le “mauvais argument” jouant sur « l’équivoque » semble
sous-entendre, d’après Barnes. Pour faire dériver (4) de (3), il faut ajouter une prémisse
supplémentaire :
(5) Pour tout temps t il existe un entier n tel que, à t, b a accompli exactement n
tâches.
12. Barnes, p. 268.
7.1. JONATHAN BARNES ET L’ABSENCE DE PREUVES
227
On peut alors bien déduire (4) de (3), mais la contraposée de (5), qui lui est équivalente, est :
(5’) Il n’existe pas de temps t tel que, à t, b a accompli une infinité de tâches
Ce qui, dit Barnes, équivaut à nouveau à la proposition (2) qui était en question au
départ et devait être justifiée par (b).
Barnes conclut donc que l’argument en faveur de (b) peut, ou bien dire que quand
on a accompli un nombre fini de tâches on n’en a pas accompli un nombre infini, ce qui
est un truisme qui ne fait rien à l’affaire, ou bien affirmer qu’on ne peut pas accomplir
un nombre infini de tâches, c’est-à-dire réaffirmer (2), ce qui constitue une pétition de
principe.
Il nous faut expliquer en détail pourquoi le raisonnement de Barnes nous paraît
profondément insatisfaisant. Le point essentiel est que nous ne pensons pas du tout que
sa prémisse (4) corresponde à ce que nous voulons affirmer quand nous affirmons qu’on
ne peut pas achever une tâche infinie au sens de Zénon. Mais puisqu’il affirme que (4),
et encore plus nettement (5’), est équivalent à (2), nous devons en conclure que nous
n’avons en fait jamais été d’accord sur l’interprétation qu’il convenait de faire de la
prémisse (2) elle-même. Si par
(2) Rien ne peut accomplir une infinité de tâches.
Ce que Barnes entend est :
(5’) Pour tout b, il n’existe pas de temps t tel que, à t, b a accompli une infinité de
tâches
C’est-à-dire en fait, comme Barnes l’a clairement fait comprendre :
(5’) Pour tout b, il n’existe pas de temps t tel que, à t, b a accompli un ensemble de
tâches S tel que le cardinal de S est supérieur ou égal àℵ0 , ou strictement supérieur
à n ∀n ∈ IN
228
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
Alors nous (incluant dans ce nous tant Zénon qu’Aristote) n’avons jamais voulu
soutenir (2)13 . L’accomplissement d’une infinité de tâches ne veut pas dire, ne peut pas
vouloir dire, dans un contexte zénonien, l’existence d’un temps t tel qu’à ce temps une
quantité infinie de tâches a été accomplie. Il se peut parfaitement qu’on puisse dire qu’une
infinité de tâches aient été accomplies sans qu’une “tâche infinie” au sens de Zénon l’ait
été, s’il se trouve qu’une infinité de tâches ont été accomplies simultanément.
Dire que la tâche zénonienne est infinie ne veut pas dire que la totalité de ses membres
a un cardinal transfini, mais cela veut dire immédiatement qu’elle ne peut pas s’achever,
qu’elle est inachevable. Dire qu’elle est inachevable, cela n’est pas simplement dire en
général qu’elle n’a pas de dernier terme, mais qu’où que ce soit qu’on en soit arrivé de
la tâche, il en reste encore à accomplir. Ce qui, certes, implique (3), mais ne s’y réduit
pas ; et surtout ce qui n’a rien à voir avec (4). La prémisse (4),
(4) Pour tout temps t, il existe un entier j tel que, à t, b n’a pas encore accompli la
tâche numérotée j,
procède déjà en incluant la totalité numérotée des tâches dans la globalité du temps,
et Barnes a alors beau jeu de remarquer que cela ne peut poser problème que si l’on
présuppose l’impossibilité d’un accomplissement infini. Mais l’idée derrière l’impossibilité
est plus directe que cela : la tâche zénonienne est intrinsèquement inachevable, non pas
inachevable par rapport au temps. Non pas inachevable en ceci qu’en tout temps qu’on
en a accompli une partie, il en reste à accomplir, ni en ceci qu’en aucun temps on ne
peut l’avoir entièrement accomplie, mais inachevable tout court, en elle-même, au sens
où elle n’a pas de fin dans son ordre propre. Et le problème est que son inscription dans
le temps du passage relie son ordre propre à l’ordre temporel de l’avant et de l’après,
et qu’il faut alors que ce qui ne peut pas être considéré comme totalité accomplie du
point de vue de son propre déroulement puisse malgré tout s’accomplir totalement dans
le temps, suivant son propre déroulement inachevable.
13. Plus rigoureusement, Aristote soutient en fait très certainement (2) aussi, puisqu’il soutient
certainement (5’), mais ce n’est pas ce qui pose problème ici, ce que « tout le monde s’accorde à
reconnaitre comme impossible » et qui fonde la pertinence d’un argument zénonien.
7.1. JONATHAN BARNES ET L’ABSENCE DE PREUVES
229
Malheureusement, nous ne croyons pas que cela soit en mesure de convaincre Jonathan Barnes, et ultimement sommes contraint de faire reposer l’incompatibilité entre
l’inachevable et le passage temporel sur une intuition de la progressivité, cette intuition
qui est le « guide des dupes » selon Barnes. Nous tenterons plus tard de défendre cette
intuition en soutenant qu’elle est impliquée dans certaines branches de la pratique mathématique ; nous voudrions pour le moment nous permettre de renverser, pour un instant,
la charge de la preuve. En effet, qu’est-ce qui convainc Barnes, et tous les membres de
la tradition qu’il représente, qu’il n’est pas catégoriquement impossible que soit achevée
dans le temps une tâche qui n’a pas de fin ? Comment pourrait-il chercher à nous en
convaincre ?
Si l’on considère tout temps en général, et que l’on veut décider s’il est ou non
possible d’avoir accompli une tâche infinie, alors on est condamné en effet à la pétition
de principe. Et il semble que toute sa discussion revient finalement à une remarque de
Descartes emblématique de la solution moderne, et que Barnes finalement paraphrase
presque : “si on suppose que le mobile a parcouru un nombre d’étapes finies, la tâche
n’est pas accomplie, mais si on suppose qu’il en a parcouru un nombre actuellement infini,
alors il n’y a plus de problème.” En somme le moyen de se débarrasser du problème
est de construire l’ensemble infini des tâches à accomplir et de dire que chacune des
tâches de cet ensemble est une tâche toujours déjà accomplie quand on se trouve audelà de l’instant de convergence du mouvement zénonien où, par construction, toutes se
trouvent ayant été accomplies. Mais la présence d’une telle infinité inachevable au sein
du temps fini, autorisant le dépassement du paradoxe, est précisément le paradoxe luimême, est la réaffirmation de ce qu’il affirme. Cela n’entame pas l’argument de Barnes,
puisque celui-ci n’essaie pas vraiment de prouver cette possibilité, mais c’est bien ce
qui est évoqué par ceux qui veulent nous convaincre. La construction mathématique
qui représente la réussite de l’achèvement d’une tâche infinie est, et ne peut qu’être, la
répétition de la construction de Zénon ou d’une construction équivalente, mais oublieuse
de la problématique de l’achèvement de la série d’actes, grâce à sa reformulation dans
un cadre totalisant ensembliste. C’est à la racine de ce dispositif qu’il faudra remonter.
230
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
V. La cinquième voie repose sur l’idée de progrès et l’impossibilité de véritablement
progresser à mesure qu’on avance dans les étapes de la série zénonienne. Cette voie
nous intéresse à première vue beaucoup, car nous pouvons y entendre de nouveau
l’essence de l’impossibilité, l’essence de l’illimitation impliquée par le raisonnement
itératif : le fait qu’en son sein on ne saurait jamais progresser. Mais le traitement
qu’en fait Barnes consiste en une discussion sur le terme de progrès qui, à notre
sens, se détourne de l’essence de ce qui était en question.
VI et VII. Ses sixième et septième voies, en revanche, reviennent bien au problème essentiel
de la fin d’une tâche infinie, via le commentaire de la littérature sur ce qui est
connu dans le domaine analytique comme les “supertasks”, qui sont définies en général comme les tâches comportant une infinité d’étapes ou de parties, le problème
étant la possibilité de leur plein accomplissement dans le temps. Il nous faut donc
à présent affronter ce domaine de discussion qui cherche manifestement à atteindre
le cœur de notre sujet. Nous verrons, nous essaierons de le montrer, que les participants au débat manquent malgré tout l’essence de la question telle que nous
pouvons la comprendre, en ne parvenant pas à penser spécifiquement l’exigence de
ne pas se donner la totalité d’emblée.
En passant à l’examen de ce nouveau domaine textuel, nous nous en tenons là pour
ce qui regarde le commentaire suivi du travail de Jonathan Barnes, en espérant avoir su
lui rendre justice.
7.2. INTRODUCTION : LES SUPERTASKS, UNE OCCASION MANQUÉE
231
7.2 Introduction : Les supertasks, une occasion manquée
La littérature sur les supertasks14 , que nous traduirons désormais par « supertâches »,
nous place à nouveau dans la situation d’embarras que nous évoquions au début du
chapitre. Elle forme un corpus très important, ayant déployé depuis une soixantaine
d’années une grande richesse d’argumentations soignées, à l’issue desquelles il paraît
raisonnable de renoncer à produire un argument convaincant en faveur de l’impossibilité
d’une tâche infinie, sans pourtant que cette impossibilité nous paraisse être remise en
cause. Nous tenterons néanmoins de rendre compte de ce qui, à nouveau, nous paraît
constituer des renoncements (parfois tout à fait conscients) au problème fondamental
qui était posé à l’origine par les défenseurs de l’impossibilité.
On pourrait décrire de façon générale la démarche fondamentale du domaine de la
manière suivante : les auteurs produisent en pensée une situation de tâche infinie en
un temps arbitrairement court, qu’ils nomment « supertâche », situation plus ou moins
analogue, selon les cas, au dispositif de Zénon. Cela, dans l’espoir de faire émerger de
cette expérience une contradiction bien identifiable (l’exemple canonique étant une lampe
qui – prétend l’argument – ne peut être ni allumée ni éteinte, situation dite de la “lampe
de Thomson”). Les participants au débat académique discutent alors de la validité du
raisonnement qui a produit la contradiction, cherchant parfois à préciser des variations
14. Sur les supertasks, on se rapportera pour commencer aux deux articles récents et complémentaires
de la Stanford, Jon Pérez Laraudogoitia, « Supertasks », in Zalta (éd.), The Stanford Encyclopedia of
Philosophy cit., https://plato.stanford.edu/archives/spr2016/entries/spacetime-supertasks/
et John Manchak et Bryan W. Roberts, « Supertasks », in Zalta (éd.), The Stanford Encyclopedia of
Philosophy cit., https://plato.stanford.edu/archives/win2016/entries/spacetime-supertasks/.
Nous recommandons aussi fortement deux articles très clairs et très riches des années 1990 qui offrent
un soigneux panorama de la position infinitiste majoritaire, et dont nous tirons beaucoup même si nous
ne pouvons pas les commenter en détail : J. Earman et J.D. Norton, « Infinite Pains. The Trouble with
Supertasks », in Benacerraf and His Critics, sous la dir. d’A. Morton et S. Stich, Blackwell, Oxford
1996, p. 231-261, Teun Koetsier et Victor Allis, « Assaying Supertasks », Logique et Analyse. Nouvelle
série, 40, 159 (sept. 1997), p. 291-313. Les articles classiques sont ceux de Black, Thomson, Benacerraf,
et Chihara, que nous commentons en détail, Max Black, « Achilles and the Tortoise », Analysis, XI,
5 (1951), p. 91-101, J.F. Thomson, « Tasks and super-tasks », Analysis, XV, 1 (1945), p. 1-13, Paul
Benacerraf, « Tasks, Super-Tasks, and the Modern Eleatics », The Journal of Philosophy, 59, 24 (1962),
p. 765-784, C. Chihara, « On the Possibility of Completing an Infinite Task », Philosophical Review,
LXXIV (1965), p. 74-87, J.F. Thomson, « Comments on Professor Benacerraf’s Paper », in Wesley
C. Salmon (éd.), Zeno’s Paradoxes, Bobbs-Merrill, Indianapolis 1970, p. 130-138. Et, comme nous le
développerons, une des plus profondes analyses du problème se trouve selon nous dans l’article de 2007
de Yuval Dolev, « Super-tasks and Temporal Continuity », The Jerusalem Philosophical Quarterly, 56
(2007), p. 313-329.
232
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
dans les situations théoriques susceptibles de produire ou non un résultat impossible.
À chaque fois, les situations discutées se révèlent en réalité hétérogènes à la situation
zénonienne qui était parfois l’inspiration originaire. Au sens où la contradiction – possible
– de la situation analysée n’entraîne pas d’elle-même l’impossibilité de la course d’Achille.
L’aporie de l’inachevabilité se présente donc comme un cas plus général du problème,
qui parfois n’est plus du tout traité directement à mesure que les situations théoriques
se raffinent. Il reste que toutes les situations de supertâches sont manifestement aussi
des instances d’un problème zénonien d’inachevabilité, et le problème de l’inachevable
ou de l’inentamable continue toujours de hanter cette littérature.
Pour limiter le domaine d’examen et nous concentrer sur l’essentiel, nous ne parlerons
que des lieux où le problème général semble directement envisagé, mettant notamment
de côté les articles qui ne considèrent que la possibilité physique dans un cadre théorique
donné (notamment newtonien ou einsteinien) de certains mouvements infinis discontinus
(parfois très pittoresques), ou en général tous les articles qui s’intéressent à de nouvelles
situations d’infinité pour elles-mêmes, et autres interrogations spécifiques du même ordre.
Tous ces problèmes forment en effet un domaine de recherche indépendant qui a été, et en
particulier dans les vingt dernières années, remarquablement florissant, mais qui a pour
caractéristique de tenir pour acquise la possibilité générale de l’achèvement des tâches
infinies, afin d’en explorer les limites théoriques. En somme, nombre de ces articles ont
consciemment laissé derrière eux le problème de l’inachevable, en le considérant comme
réglé, ce qui contraste avec les articles fondateurs et tous ceux que nous commenterons,
qui tentent du moins explicitement d’affronter ce problème.
Afin de présenter le corpus à la lumière de notre problématique, nous commencerons
par en présenter pour ainsi dire la préhistoire, c’est-à-dire que nous offrirons l’analyse de
lieux de l’histoire de la philosophie qui peuvent être considérés comme partie prenante
de ce domaine de réflexion. Sur les quatre auteurs ici envisagés, trois sont généralement
bien connus et cités par les contemporains. Nous profitons de l’occasion pour présenter
le quatrième – troisième dans l’ordre chronologique – en un plus grand détail.
7.3. LES PRÉCURSEURS, DE ZÉNON À WEYL, 450 AV. J.-C. - 1949
233
7.3 Les précurseurs, de Zénon à Weyl, 450 av. J.-C. - 1949
7.3.1 Zénon
Que Zénon soit l’ancêtre de la discussion sur les tâches infinies va de soi, et est
universellement constaté. Nous ne reprendrons pas ici l’analyse de l’Achille et de la
Dichotomie, mais nous voulons simplement rappeler quelques-unes de nos conclusions :
• Il n’est pas certain que “l’infini” ait eu originellement un rôle littéral dans l’argumentation de Zénon. La formulation originelle semble pouvoir se contenter d’énoncer que le mobile doit toujours auparavant atteindre la moitié.
• Nous avons caractérisé ce raisonnement zénonien comme un des usages possibles
du raisonnement itératif, usage peut-être le plus simple en ce qu’il ne passe pas
par la notion d’infini, mais fait directement fond sur le caractère inachevable des
procédures itératives, en transférant l’inachevabilité de la procédure argumentative
à l’inachevabilité du mouvement, du fait d’une identité de structure entre les étapes
du raisonnement et l’achèvement successif des parcours partiels. L’accomplissement
du mouvement présupposant l’achèvement des parcours partiels, et ce dernier étant
de nature à ce qu’on ne puisse en avoir fini avec lui, le mouvement est impossible.
• Nous ne prétendons pas que cette analyse de Zénon constitue un nouvel argument
contre la possibilité des supertâches. Nous reconnaissons volontiers que cet argument présuppose cette impossibilité, se la donne comme prémisse, et se contente
de montrer qu’on peut mettre le mouvement sous la dépendance d’une telle tâche
admise comme impossible.
7.3.2 Aristote
Nous avons déjà considéré le corpus aristotélicien en tant que source sur Zénon. Nous
ne voulons pas revenir ici sur ces points, ni considérer la nature de la solution aristotélicienne, mais nous voulons considérer Aristote de nouveau comme source, comme témoin
d’un débat argumentatif manifestement de nature semblable au débat contemporain sur
234
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
les supertâches, en ce qu’il part de Zénon pour tenter d’éclaircir l’impossibilité avec de
nouvelles expériences de pensée. Nous pensons à ce fameux passage15 :
Il faut répondre de la même façon à ceux qui objectent l'argument de Zénon et considèrent
que, s'il faut toujours passer par la moitié, et que celles-ci soient infinies [en multitude], il est
impossible de parcourir l'infini. Ou encore, certains objectent le même argument différemment,
considérant que, en même temps que le mouvement se fait sur la moitié, on compte d'abord
chaque moitié advenue, de telle sorte que, quand on a parcouru le tout, on en arrive à avoir
compté un nombre infini ; et cela, de l'aveu général, est impossible.
Nous revenons ailleurs sur ce passage16 et sur le contexte argumentatif vers lequel
il renvoie. Comme précurseur des supertâches, il procède en ramenant la tâche infinie
zénonienne à un autre type de tâche infinie censée manifester l’impossibilité. Mais il est
important de relever que, contrairement aux articles sur les supertâches, on ne trouve pas
ici un argument à proprement parler contre l’impossibilité d’achever une tâche infinie.
Nous pouvons juger au contraire qu’ici encore cette impossibilité est présupposée. Quelle
est pourtant la nature de cette impossibilité admise de façon générale (homologoumenos) ? Nous croyons plausible qu’il s’agisse de l’impossibilité intrinsèque de l’achèvement
de la procédure de compte. L’« avoir compté un nombre infini », produisant un accomplissement d’une opération jamais-cessant, est jugée intrinsèquement impossible. Cette
impossibilité, nous l’avons déjà suggérée, n’est pas l’impossibilité de l’infini actuel ou de
sa présence dans le fini. Quoique ces choses soient bien jugées impossibles par Aristote,
il nous semble qu’elles ne peuvent faire l’objet d’une admission générale dans le contexte
de la discussion, et ce ne peut donc ici être la prémisse en question.
7.3.3 Jean Buridan
Nous profitons du contexte de la discussion pour introduire une autre littérature
ayant plus d’un point de contact avec les supertâches, et probablement moins connue.
15. Physique, VIII, 263a5-11, AristPhys, p. 365, nous modifions légèrement la traduction.
16. Cf. 9.4.2.
7.3. DE ZÉNON À WEYL, 450 AV. J.-C. - 1949
235
Nous en devons la connaissance à l’indispensable recueil de Joël Biard et Jean Celeyrette17 . Le contexte général est le très riche travail philosophique sur l’infini mené au
xive siècle à partir de la détermination de Dieu comme infini par Henri de Gand et de
l’introduction d’arguments mathématiques en métaphysique par Duns Scot, ainsi que
de la redécouverte européenne du corpus physique aristotélicien18 . De ces deux points
de départ a émergé une tradition de reprise et sophistication logique des arguments et
concepts aristotéliciens dans le contexte d’un monothéisme infinitaire, parfois pour aller
à l’encontre des conclusions aristotéliciennes sur les questions concernant l’infini19 , parfois pour réaffirmer ces conclusions dans le nouveau cadre théologico-logique. Au sein de
cette tradition, certains auteurs ont réfléchi à des problèmes touchant aux tâches manquant d’un premier ou d’un dernier terme. Faute de connaître plus à fond le domaine,
nous le présenterons uniquement au travers de l’auteur que les éditeurs nous mettent à
disposition, à savoir Jean Buridan20 (c. 1300 – c. 1360). Plus précisément, nous commentons les Questions à la Physique d’Aristote21 , livre III, question 16 : « S’il y a une
ligne spirale infinie22 ».
Le point de départ qu’admet ici Buridan (parce qu’il en a précédemment traité)
est le même réquisit de continuité qui nous intéresse depuis le début, et que Buridan
formule en disant qu’aucun continu n’est composé d’indivisibles et qu’en retour toute
ligne et toute partie de ligne est divisible23 . Il est important de noter, pour le fond de ce
qui nous intéresse plus généralement dans cette section, que les conclusions de Buridan
seront ultimement, nous le pensons, de bonne orthodoxie aristotélicienne. C’est-à-dire
qu’il n’admettra rien en fin de compte qu’Aristote ne serait prêt pour ainsi dire à contresigner. Notamment il conclura en dernière instance que l’infini ne peut s’affirmer que
syncatégorématiquement, et non catégorématiquement, c’est-à-dire ici, et en simplifiant,
17. Biard et Celeyrette, De la théologie aux mathématiques cit.
18. Cf. ibid., p. 9-10.
19. Grégoire de Rimini comptant parmi les plus brillants rénovateurs, cf. ibid., p. 197-219.
20. Ibid., p. 253-279.
21. Jean Buridan, Quaestiones super octo libros Physicorum Aristotelis. (Secundum ultimam lecturam),
éd. établie et introd. par Paul J.J.M. Bakker et Michiel Streijger, comment. d’Edith D. Sylla, Brill, 2016 ;
cf. aussi Hans Thijssen, John Buridan’s Tractatus de infinito, Ingenium Publishers, 1991.
22. « Utrum linea aliqua gyrativa sit infinita »
23. Biard et Celeyrette, De la théologie aux mathématiques cit., p. 263.
236
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
qu’on ne dit une chose infinie qu’au sens où elle résulte d’un processus qui peut toujours
être continué au-delà de toute donnée finie, non au sens où elle constituerait une chose
effectivement accomplie comme infinie24 .
Le procédé qu’il décrit commence par dégager les « parties proportionnelles » d’une
colonne B aux extrémités A et C, c’est-à-dire des parties successives qui ont de proche
en proche le même rapport, ici un rapport de moitié. Il s’agit en somme de “parties
zénoniennes”, pour ainsi dire, de la colonne : sa moitié à partir de A, puis son quart,
puis son huitième, et ainsi de suite25 . Buridan pose alors une série de « conclusiones »
(thèses). La première conclusion est que si on commence le processus à l’extrémité
A en direction de l’extrémité C de la colonne, un raisonnement itératif montre qu’il
ne saurait y avoir, en partant de A, une dernière de ces parties proportionnelles, ni,
en partant de C, une première26 . La seconde conclusion est qu’aucune de ces parties proportionnelles n’englobe l’extrémité C (car une telle partie proportionnelle serait
nécessairement la dernière). Dans la troisième conclusion, Buridan envisage alors le
parcours de la colonne par un mobile, à partir de l’extrémité C, et montre qu’aucune des
parties proportionnelles ne sera atteinte avant toutes les autres (autrement elle serait la
dernière)27 .
Mais il montre en quatrième conclusion que la propriété d’écart par rapport au
point C introduit un ordre strict des parties proportionnelles en sorte que le mobile
partant de C ne peut non plus en atteindre plusieurs simultanément. La cinquième
conclusion est que si une spirale s’enroule successivement autour de chacune de ces
parties proportionnelles, alors elle est infinie, au sens où sa longueur est supérieure à une
infinité de fois la circonférence de la spirale, et au sens où elle ne peut jamais trouver
de terme parce que la succession des parties n’a pas de terme28 . La sixième est qu’en
24. Pour une caractérisation plus précise de ces concepts, cf. 9.2.2.
25. Voir figure 7.1.
26. Dans le texte de Buridan, nous ne sommes pas certains si les extrémités A et C doivent être
comprises comme des circonférences ou comme des points sur ces circonférences. Cela n’a pas en dernière
instance de conséquence, nous parlerons de circonférences quand il n’y aura pas besoin de préciser
davantage, et au besoin de points pris sur elles à partir d’un point A et le long d’une hauteur de la
colonne passant par A, hauteur que la spirale devra croiser à chaque tour.
27. Voir figure 7.2.
28. Voir figure 7.3.
7.3. DE ZÉNON À WEYL, 450 AV. J.-C. - 1949
Fig. 7.1 : La colonne infiniment divisée
A
C
Fig. 7.2 : Absence d’une ultime partie
A
C
Trajet à partir de
A, pas de dernière
partie
Trajet à partir de
C, pas de première
partie
237
238
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
Fig. 7.3 : La spirale infinie
A
Fig. 7.4 : La double spirale infinie
A
D
C
C
partant d’un point D au milieu de la colonne, on peut reproduire la division infinie en
direction de A, en sorte que si on pose une spirale simplement infinie comme dans le
cinquième point, on doit accorder une nouvelle spirale doublement infinie contenue entre
A et C29 .
Jean Buridan va alors mener deux séries de discussions à propos du dispositif qu’il
a mis en place. La première porte sur le parcours du mobile en ligne droite à partir de
l’extrémité C, et réfléchit à ce qu’on pourrait appeler la “grammaire” du verbe « commencer » dans un contexte où l’espace est pensé comme continu, poursuivant le travail
d’Aristote dans la Physique et sur un mode remarquablement similaire aux discussions
menées sur ces points dans la tradition analytique30 . Sa septième conclusion est alors
que dans la “dernière partie du temps” où le mobile n’a pas encore parcouru la colonne (c’est-à-dire par définition : pour toute partie du temps, arbitrairement courte,
qui comprend comme son dernier instant l’instant où le mobile se trouve en contact
29. Voir figure 7.4
30. Voir par exemple Sorabji, Time, creation and the continuum cit., chap. 2 et 22 à 26.
7.3. DE ZÉNON À WEYL, 450 AV. J.-C. - 1949
239
avec l’extrémité C, c’est-à-dire où le mobile n’a encore parcouru aucune partie de la
colonne, mais est entrée en contact avec la colonne)), on peut dire que le mobile “commence”, en ce temps, à parcourir les parties proportionnelles de la colonne, en prenant
« commencer » “négativement”. C’est-à-dire, par définition, au sens où pour tout temps
immédiatement postérieur il est vrai que des parties proportionnelles ont été parcourues.
Parallèlement, sa huitième conclusion est que dans la “première partie du temps” où
il parcourt la colonne (c’est-à-dire, parallèlement, pour toute partie du temps, arbitrairement courte, qui comprend l’instant où le mobile est en contact avec l’extrémité C
ainsi qu’au moins un instant postérieur où une partie de la colonne a été parcourue), le
mobile “commence” à toucher les parties proportionnelles, en prenant « commencer »
“positivement”. Au sens cette fois où dans tout temps strictement antérieur à un tel
“premier temps”, aucune partie proportionnelle n’a été parcourue.
Sa neuvième conclusion est que, comme le temps est infiniment divisible, il y a une
infinité de tels temps où le mobile “commence” le parcours des parties proportionnelles,
tant au sens “négatif” qu’au sens “positif”. En effet, pour toute “dernière” ou “première”
partie arbitrairement choisie, il est toujours possible d’en choisir une plus courte.
On peut faire un premier bilan sur la sophistication et la rigueur de l’analyse menée
ici. On remarque d’abord que la complexité de la grammaire du commencement dans
un contexte continu est pleinement reconnue, comme elle l’était déjà chez Aristote et
Platon31 . L’emploi du verbe « commencer » est pour autant maintenu dans sa légitimité,
grâce à deux opérations : la première est la distinction entre un emploi négatif et un
emploi positif du verbe, la seconde étant apparemment la restriction de l’application du
verbe à des temps, et non à des instants. Le négatif comme le positif étant alors l’un
et l’autre définis en référence aux temps respectivement immédiatement postérieurs ou
31. Dans un contexte continu tel qu’il est compris entre Aristote et, au moins, Buridan, les instants
ne sont que des limites, et pas des parties du temps. Et par suite un instant n’est jamais successif à
autre instant (ils sont “denses”, dans le vocabulaire contemporain). Ainsi si l’on passe par exemple du
repos au mouvement, le même instant semble jouer comme dernier instant du repos et premier instant
du mouvement, sans qu’il soit acceptable de dire que le mobile est en repos et en mouvement au même
instant. Et plus généralement, si on pose un instant comme premier instant du mouvement (ou de
son achèvement), il est impossible qu’existe un premier instant de l’être mu (ou de l’avoir été achevé).
Autrement dit dans le continu il est impossible qu’il y ait un dernier ou premier instant pour tout ce qui
est dicible en général.
240
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
antérieurs. La conséquence, qu’exprime la neuvième conclusion de Buridan, est qu’il n’y
a pas de détermination catégorique, unique, “du” temps où commence quelque chose,
mais qu’une infinité de tels temps peuvent être arbitrairement déterminés.
Mais que le commencement ait lieu toujours dans un temps implique, ce qui constitue
la dixième conclusion, que dans tout temps où le mobile commence à toucher des parties proportionnelles, il commence à en toucher plusieurs, sans pour autant en toucher
plusieurs simultanément. Un problème semble alors surgir quand on prend le commencement au sens négatif. En effet, le temps du commencement au sens négatif est défini
comme le temps tel que pour tout temps postérieur la chose a commencé. Maintenant,
comme pour tout temps postérieur plusieurs parties proportionnelles sont touchées, il
semblerait qu’on puisse en conclure que dans un même et unique temps qui commence
négativement à toucher, il y a plusieurs parties proportionnelles que ce même temps
commence à toucher autrement dit qu’il commence à les toucher toutes simultanément.
Mais Buridan reconnait ce problème, à raison, comme grammatical, et lui donne une
solution grammaticale.
Vient alors la discussion finale, qui est le sommet de l’argumentation et répond à la
question principale : « y a-t-il une ligne spirale infinie ? » La question est vite réglée, par
la positive, quand « infini » est pris au sens syncatégorématique, ce qui fait l’objet de la
onzième conclusion : la ligne tracée autour des n premières parties proportionnelles
(qui est de longueur par conséquent supérieure à n fois la circonférence de la colonne)
peut toujours être prolongée au-delà, puisque ces parties vont à l’infini. Ainsi, pour toute
grandeur p de la spirale (p comprise entre n et n+1 fois la circonférence de la colonne),
cette grandeur peut être dépassée. Le véritable enjeu théorique va porter sur la spirale
infinie au sens catégorématique, qui sera ultimement refusée.
Le très ingénieux argument de Jean Buridan va procéder par une mise en parallèle
entre le tracé de la spirale et le tracé d’une ligne droite d’un point A de l’extrémité
vers un point C de l’extrémité opposée. La douzième conclusion commence par noter
qu’aucune telle ligne droite parcourant la colonne n’est infinie en grandeur (ni catégorématiquement, ni même syncatégorématiquement). En effet, elle trouve un terme à sa
7.3. DE ZÉNON À WEYL, 450 AV. J.-C. - 1949
241
grandeur finie si elle atteint le terme C. Si elle ne l’atteint pas, elle est par construction
inférieure au segment AC fini, et donc démontrablement finie puisque l’infini est par
définition ce qui dépasse toute grandeur finie.
La treizième conclusion établit le parallèle entre les lignes spirales et des lignes
droites, grâce à une procédure inductive32 : pour tout mouvement de spirale autour d’une
partie proportionnelle (d’un point p à un point p’) il existe un segment de droite qui va
de p à p’. Si maintenant on trace un second tour, on a aussi un second segment de droite,
soit deux segments de droite successifs et continus, qui forment visiblement un unique
segment de droite. Et ainsi de suite à l’infini, avec l’infinité des segments proportionnels
formant un unique segment continu qui suit l’infinité des tours de la spirale. On peut
noter qu’il s’agit ici de lignes achevées, entièrement tracées et n’étant pas considérées
comme en cours de constitution (c’est l’aspect “catégorématique”, ou “en acte”).
Sur la base de cette correspondance entre spirales achevées et lignes achevées, Buridan va interroger, dans la quatorzième conclusion, le cas de la spirale infinie tracée
à travers toutes les moitiés de la colonne B, celle dont on interroge l’existence catégorématique. Il pose que la correspondance avec une ligne droite doit se maintenir pour
elle aussi. C’est ici que l’argumentation faillit, du point de vue de la logique de l’induction, point qu’il est impossible d’expliquer sans anachronisme ; néanmoins, du moment
qu’on garde à l’esprit qu’il s’agit bien d’un anachronisme, il ne peut être qu’instructeur.
En effet, ce que Buridan a montré par induction (si on admet la validité de son induction incomplète pour tous les cas finis), c’est que, pour tout n entier, à une spirale à
n tours correspond un segment de droite unique et fini composé des n segments proportionnels correspondants. Mais s’il veut étendre la conclusion à des spirales infinies,
ayant un “nombre” de tours éventuellement catégorématiquement infini, une induction
ordinaire ne suffit pas. Pour passer au cas de la spirale infinie à ω tours, il faudrait lui
adjoindre une étape d’induction transfinie, qui énonce que l’induction se maintient lors
d’un passage à la limite si elle est vraie pour tous les termes menant à cette limite. Il
est pourtant intéressant de suivre le raisonnement de Buridan jusqu’au bout, quitte à
32. Qui est très nettement une induction incomplète, cf. 3.5.2.
242
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
le relativiser. Admettons que la correspondance se maintienne dans le transfini, sur le
mode d’un “prolongement naturel” pour ainsi dire, et considérons quelle pourrait être
une telle droite correspondante, s’il y en avait une. La conclusion quatorze est donc que
s’il existait une ligne spirale catégoriquement infinie, tracée à travers toutes les moitiés
de la colonne B, mais pas au-delà de toutes (c’est-à-dire n’atteignant aucun point qui
soit au-delà de toutes les moitiés proportionnelles), alors la ligne droite correspondante,
de même, serait tracée à travers toutes les moitiés proportionnelles, mais pas au-delà de
toutes (en vertu de l’extension au cas infini de la propriété des cas finis que tout ce qui
est traversé par la spirale est traversé par la droite correspondante, et que rien d’autre
n’est traversé par elle).
La quinzième conclusion va administrer le coup de grâce qui va mener à la réponse
finale à la question : une telle ligne droite correspondante ne saurait exister. C’est-à-dire
qu’elle ne saurait exister comme droite effectivement tracée, menée d’un point à un autre,
achevée. Plus précisément, dans les termes de Buridan : « Il n'y a aucune ligne droite, une,
tracée à travers toutes ces moities, qui ne soit tracée au-delà de toutes33 . »
Ce résultat est obtenu immédiatement via la prémisse selon laquelle une ligne droite
effectivement tracée, et n’étant pas infinie, doit avoir un terme (et, vice versa, une ligne
droite ayant un terme est finie). Maintenant, ou bien la ligne droite atteint ou dépasse
C, ou bien elle ne parvient pas jusqu’à C. Si elle atteint ou dépasse C, la ligne droite va
au-delà des parties proportionnelles, ce qui est contre l’hypothèse. Si elle ne parvient pas
jusqu’à C, étant inférieure à la ligne AC finie elle est elle-même finie, et elle a donc un
terme en vertu de la prémisse. Ce terme doit par hypothèse être strictement antérieur à
C. Mais alors il y a des parties proportionnelles qui ne sont pas traversées par la ligne,
ce qui de nouveau est contre l’hypothèse. Donc aucune ligne conforme à l’hypothèse ne
saurait exister.
La conclusion de Jean Buridan est remarquable et mérite d’être citée34 :
Donc il n'y a aucune droite tracée à travers toutes ces parties qui ne soit tracée au-delà de
33. Biard et Celeyrette, De la théologie aux mathématiques cit., p. 270.
34. Ibid.
7.3. DE ZÉNON À WEYL, 450 AV. J.-C. - 1949
243
toutes. Et s'il y en avait une, elle serait infinie, ce qui est contre la douzième conclusion. La
conséquence est patente puisqu'elle n'est ni terminée au terme C ni à un autre terme, comme
on vient de le dire.
Ici il nous faut préciser ce que nous percevons comme le fond de l’affaire et ce qui relie
implicitement toute cette discussion avec le problème des supertâches. L’élément crucial,
pour nous, est cette prémisse explicitement énoncée selon laquelle « ce qui est fini a un
terme ». La preuve de la quinzième conclusion nous donne des indications suffisantes
pour déterminer ce que signifie ici « avoir un terme » : anachronistiquement parlant et
pour simplifier, il s’agit d’être un “intervalle fermé” (dans la topologie usuelle sur IR),
ou plus simplement d’être tracé d’un point à un autre. La prémisse de Buridan est donc
que tout ce qui est un et fini est un intervalle fermé, et vice versa, tout ce qui est un
intervalle fermé est fini. Nous voulons souligner ici la chose suivante : Buridan parle, nous
l’avons rappelé, de droites achevées, entièrement accomplies, en acte. Il ne présuppose
pas, notons-le, que ce qui est ainsi achevé doit être fini (au contraire, il essaie de prouver
ce point, dans le cas de la spirale). Mais ce qu’il présuppose, c’est que si une droite est
finie, donc bornée, il faut qu’elle soit finie et achevée, et donc qu’elle soit tracée d’un
point à un point, et donc contienne sa borne comme limite. Si elle était achevée et ne
s’achevait pas sur une limite, il faudrait inévitablement en conclure qu’elle est achevée
comme infinie.
Autrement dit, quand Jean Buridan montre que pour toute spirale à n tours il existe
une droite à n parties proportionnelles qui lui correspond, mais qu’il ne peut pas exister
une droite correspondante pour la droite spirale infinie achevée, catégorématique, il entend justement montrer que cette spirale infinie ne peut pas être achevée, ne peut être
que syncatégorématique, que décrire un processus de tracé dans le fini toujours continuable (inachevable au sens de Zénon), et que de même la droite correspondante, qui va
toujours plus près de C, mais sans jamais l’atteindre, infiniment proche de C, ne peut
exister que syncatégorématiquement, parce qu’elle aussi ne fait que décrire un processus
de tracé toujours continuable.
Le rapprochement avec la lampe de Thomson vient directement quand on s’interroge,
244
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
en retour, sur la ligne spirale correspondante à au segment AC complet, c’est-à-dire,
supposément, la spirale qui arrive à C et donc dépasse l’infinité des tours précédents.
Comme la lampe de Thomson, allumée ou éteinte sans qu’on puisse comprendre comment
elle a pu s’allumer (ou s’éteindre) pour en arriver là, si la spirale arrive à C ou à n’importe
quel autre point de la circonférence passant par C (par exemple pour continuer ses tours
de manière plus raisonnable, non zénonienne), il est impossible de penser qu’elle soit
arrivée à ce point, parce qu’elle ne peut y arriver depuis nulle part, il n’y a aucun tracé
menant à un point de la circonférence, parce que le tracé de l’infinité des tours n’est pas
quelque chose qui s’achève, quelque chose qui parvient quelque part, qui soit pensable
comme catégorématique.
La conclusion de Buridan est énoncée proprement dans la seizième conclusion,
qu’il n’y a pas une spirale tracée à travers toutes les parties proportionnelles, puisqu’elle devrait correspondre à une ligne droite impossible, ce qui, dans la conclusion
principale, lui permet de dire qu’aucune n’est catégoriquement infinie. Nous avons cru
intéressant de commenter ce parcours théorique remarquable.
7.3.4 Hermann Weyl
Hermann Weyl, écrivant juste avant que ne se lance le débat sur les supertâches
dans la revue Analysis, propose dans son ouvrage classique un bref examen de ce que
Zénon nous indique du continu, comparant à l’occasion l’accomplissement de la tâche
zénonienne à l’achèvement, par une machine, du compte de tous les entiers.
L'impossibilité de concevoir le continu comme un être rigide ne peut être formulée de
manière plus conséquente que dans le célèbre paradoxe de Zénon, celui // d'Achille et de la
tortue. La remarque que les sommes partielles successives 1 – 1/2n (n = 1, 2, 3, …) de la série
1/2 + 1/2² + 1/2³ + …
ne croît pas au-delà de toutes limites, mais converge vers 1, par quoi nous croyons de nos
jours résoudre le paradoxe, est sans doute pertinente et éclairante. Cependant, si le segment
de longueur 1 consiste réellement en un nombre infini de sous-segments de longueur 1/2, 1/4,
1/8…, comme des touts coupés à la hache, alors il est incompatible avec le caractère de l'infini
7.3. DE ZÉNON À WEYL, 450 AV. J.-C. - 1949
245
comme « inachevable35 », qu'Achille ait pu les traverser tous. Si l'on admet cette possibilité,
il n'y a aucune raison pour qu'une machine ne soit pas capable d'achever une série infinie
d'actes distincts de décision dans une période de temps finie ; disons qu'après avoir fourni le
premier résultat après 1/2 minute, le second après un autre 1/4 de minute, le troisième 1/8
de minute plus tard que le second, etc. il serait possible de cette manière, à supposer que le
pouvoir réceptif du cerveau fonctionne de même, d'effectuer une traversée de tous les nombres
naturels et, par là même, un choix disjonctif concernant n'importe quelle question d'existence
au sujet des nombres naturels36 !
Quoique Weyl soit ici extrêmement elliptique, nous pouvons comprendre l’idée d’une
vision « rigide » du continu comme contredisant la distinction entre des parties données seulement en puissance et un tout donné en acte comme un37 . Et si la manière la
meilleure de montrer l’inadéquation d’une telle vision rigide est le dispositif de Zénon,
c’est du fait que si l’on suppose que les parties proportionnelles sont “toutes là” dans le
continu du mouvement, le parcours d’Achille doit être décrit comme l’achèvement d’un
inachevable. Il est remarquable ici que Weyl ait, plus de 2000 ans plus tard, un réflexe
identique à celui Aristote (qu’il peut cependant avoir en tête, quoiqu’il ne le cite pas),
qui est précisément le geste fondateur des supertâches : dire qu’admettre la possibilité
de l’achèvement de l’incomplétable reviendrait à admettre (par impossible) l’achèvement
des nombres entiers. Ce qu’il exprime dans un point d’exclamation valant comme « modus tollens silencieux38 ». Ce que Weyl ajoute au geste d’Aristote, c’est le fait que cette
absurdité manifestant l’achèvement de l’énumération des nombres équivaut elle-même à
un achèvement de la théorie des nombres. Ce point est fascinant pour une raison que
nous ne pourrons explorer que plus tard, qui est que certains commentateurs récents,
35. « “incompletable” ». Carlos Lobo traduit : « …avec le caractère de l'infini, “qu'on ne peut combler”,
qu'Achille… »
36. Hermann Weyl, Philosophy of Mathematics and Natural Science, Princeton University Press, 1949,
p. 41-2, traduction Carlos Lobo modifiée par nous, Hermann Weyl, Philosophie des mathématiques et
des sciences de la nature, trad. de l’anglais par Carlos Lobo, préf. de Françoise Balibar et Carlos Lobo,
MëtisPresses, Genève 2017.
37. Voir notamment une autre version de ce texte où il développe davantage ce point, Hermann Weyl,
« Levels of Infinity », (1930), in Levels of Infinity, Selected Writings on Mathematics and Philosophy,
éd. établie, trad. de l’allemand, annot. et introd. par Peter Pesic, Dover, New York 2009, p. 25-43, p. 26-7.
38. Pour reprendre l’élégante expression de Earman et Norton, « Infinite Pains » cit.
246
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
depuis au moins une remarque de Putnam et Benacerraf39 , ont pris au sérieux cette remarque et en ont conclu que non seulement il fallait admettre la possibilité conceptuelle
des supertâches (ce qui pour Weyl était encore évidemment absurde), mais en tirer la
conséquence que Weyl en tire, c’est-à-dire la possibilité d’achever la théorie des nombres
avec toutes les conséquences métamathématiques qu’une telle possibilité suggère40 .
Des auteurs que nous commentons ici, tous ceux qui précèdent admettaient d’une manière ou d’une autre comme évidente l’impossibilité de l’achèvement de l’inachevable. La
littérature sur les supertâches commence véritablement quand sa possibilité est discutée
directement.
7.4 Le problème des Supertasks, de Black à Thomson, 19511954
Comme nous l’avons annoncé en début de section, nous allons procéder à une sélection
à certains égards drastique au sein de la littérature, pour ne garder que les articles qui
nous paraissent tenter de nous informer directement sur le problème en jeu, c’est-à-dire le
problème de l’achèvement d’une tâche infinie, et qui ne présupposent pas cette question
spécifique comme en général réglée.
Considérée du point de vue de l’aporie de l’inachevable, l’histoire de la recherche
sur les supertâches est celle d’un échec, qui se répète tragiquement d’une décennie sur
l’autre ; non seulement l’échec des partisans de l’inachevabilité des tâches infinies (nommons les “impossibilistes”) à convaincre leurs adversaires (nommons les “possibilistes”),
mais plus profondément, selon nous, leur échec à demeurer fidèles, dans leurs arguments
mêmes, à l’intuition fondamentale qui les motive. Il est évident que cela n’empêche en
rien l’impressionnante rigueur et ingéniosité des participants des deux bords, et qu’ils
ne manquent pas d’explorer de fascinants détails et de produire de magnifiques exposés
touchant à l’essence de ce qui est en question. Notamment, les manières les meilleures
39. Paul Benacerraf et Hilary Putnam (éd. et introd.), Philosophy of Mathematics, 2e éd., Cambridge
University Press, 1983, Introduction, p. 20.
40. À ce sujet, cf. l’encadré page 504.
7.4. DE BLACK À THOMSON, 1951-1954
247
de rendre compte de cet échec perpétuel proviennent des meilleurs passages des articles
de cette même littérature. Ainsi nous serons amené à donner un caractère quelque peu
circulaire à notre exposition : nous procèderons dans l’ordre chronologique, qui correspond après tout à peu près à un ordre logique, mais avec un œil rétrospectif, analysant
le début à l’aide des résultats de la fin – et de nos propres thèses – lorsque cela permet
de favoriser l’intelligibilité.
La première partie de l’histoire des supertâches à proprement parler prend presque
entièrement place dans les volumes XI à XV de la revue Analysis, entre 1951 et 1954.
Dans l’ordre de parution, nous examinerons les articles de Black, Taylor, Watling et
enfin Thomson qui donne son nom à la fameuse lampe.
7.4.1 Max Black, Achilles and the Tortoise (1951)
L’article de Max Black n’est pas seulement l’article inaugural de la longue tradition
de recherche sur les supertâches, il est aussi peut-être l’exemple le plus manifeste d’une
discussion qui touche de bout en bout le problème de l’inachevable et qui, nous le pensons,
est profondément animée par ce problème, mais échoue finalement à le défendre et à le
mettre en avant. Il est l’origine de notre tragédie de l’échec.
Le point de départ de la discussion est, comme il se doit, l’argument de l’Achille,
que l’auteur présente en termes assez classiques : puisqu’Achille doit toujours de nouveau parvenir au point où la tortue s’est portée, il ne peut jamais la rattraper. L’enjeu
devenant de trouver la faille dans l’argumentation. L’auteur rappelle alors les objections
d’usage, et notamment le fait que la mathématique est capable de calculer le point de
rencontre, la série se trouvant convergente. Mais il fait à ce sujet deux remarques décisives : d’abord, que le calcul du “total” d’une série infinie n’est pas vraiment le calcul
du résultat de la somme d’une infinité de termes, parce qu’à la lettre il est impossible
de mener une pareille somme ; mais qu’il s’agit du calcul de la limite, c’est-à-dire de
la valeur que la série approche infiniment (cette remarque sera amenée à jouer un rôle
à plusieurs reprises dans la littérature) ; ensuite et du même coup, que la réponse mathématique échoue à affronter la difficulté logique qui est d’avoir à accomplir une série
248
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
infinie d’actes – ce pour quoi, il vient de le rappeler, la convergence n’est d’aucune aide.
Comme nous, il rappelle que certains mathématiciens41 ont affirmé que croire à l’impossibilité logique d’accomplir un tel exploit n’était que le signe d’un défaillance de
l’imagination, et c’est contre ce point exactement qu’il entend argumenter, défendant,
lui aussi, l’idée qu’il y a là de la part des mathématiciens quelque chose de la méprise ou
de la confusion, confusion résultant d’une perspective erronée sur la nature des entités
mathématiques impliquant l’infini :
Je soutiendrai que l'expression « série infinie d'actes » est contradictoire, et que si ce point
n'est pas aperçu, cela est l'effet d'une confusion entre une série d'actes et une série de nombres
engendrés par une certaine loi mathématique (par « acte » je veux dire quelque chose qui se
distingue de ce qui l'entoure en ayant un début et une fin déterminés)42 .
Et, remarquablement, entreprenant de montrer la contradiction de l’achèvement
d’une série infinie d’actes, il reproduit à son tour ce qui avait été exactement le geste de
Hermann Weyl, et avant lui encore le geste d’Aristote ou plutôt des adversaires théoriques dont celui-ci reproduit l’argumentation en Physique, VIII : réduire l’achèvement
de la série infinie, que Zénon est censé exhiber, à une opération de compte infini achevé
dont il entend manifester l’absurdité :
Afin d'établir ce point au moyen d'une illustration, je m'efforcerai d'exhiber quelques unes
des conséquences absurdes qui découlent du fait de parler de « compter un nombre infini
de billes ». Et à cet effet je me permettrai, par commodité, de parler du compte d'un nombre
41. Il nomme en particulier Louis Couturat, mais cette attribution n’est pas tout à fait juste, voir n. 45.
On pourrait plus justement considérer Blake et bien sûr Russell (Blake, « The Paradox of Temporal
Process » cit. ; Bertrand Russell, « The Limits of Empiricism », Proceedings of the Aristotelian Society,
XXXVI (1934-1935)).
42. “I am going to argue that the expression, ‘infinite series of acts’, is self-contradictory, and that failure to see this arises from
confusing a series of act with a series of numbers generated by some mathematical law. (By an ‘act’ I mean something marked off
from its surroundings by having a definite beginning and end.)”Black, « Achilles and the Tortoise » cit., p. 95, nous
traduisons. Il nous semble qu’il y a une maladresse dans la formulation de Max Black, que celui-ci, sauf
erreur de notre part, ne rectifie pas explicitement par la suite : on ne peut pas vraisemblablement défendre
que l’expression « série infinie d’actes » est en elle-même contradictoire, cela serait, pour reprendre le
vocabulaire aristotélicien, affirmer le caractère contradictoire de tout infini même en puissance. Au vu
de l’argumentation qu’il va déployer, et de la façon dont il a été compris par la suite, ce qu’il déclare
contradictoire est l’idée qu’une série infinie d’actes puisse elle-même constituer un acte, ou une tâche,
ou en général quelque chose qui puisse être considéré comme un tout possiblement effectuable en entier,
comme quelque chose pouvant être effectivement accompli.
7.4. DE BLACK À THOMSON, 1951-1954
249
infini de billes, comme si je croyais que cette manière de parler était censée. Mais je souhaite
qu'il soit bien compris, tout du long, que je ne crois pas en fait qu'une telle manière de parler
soit sensée, et mon objectif est de révéler, parlant ainsi, l'absurdité de cette manière de parler.
Il pourrait sembler que compter constitue un « acte » d'un genre très spécial, mais j'espère
pouvoir montrer que des considérations identiques s'appliquent à une série infinie d'un genre
d'actes quelconque43 .
Ainsi nous voyons que Black se rattache directement, à la suite de Weyl, à la tradition aristotélicienne, à ceci près qu’à la différence de ces deux précédents auteurs Black
ne croit pas qu’il suffise de pointer vers l’idée d’un compte infini pour que son absurdité
apparaisse comme manifeste à tous – Hermann Weyl se permettant un point d’exclamation valant comme « modus tollens silencieux », et Aristote assurant du caractère
homologoumenos de l’impossibilité. Black affronte, peut-être pour la première fois explicitement et directement, des adversaires qui affirment qu’il est possible d’achever une
tâche infinie.
Contre ces dernier Black va vouloir montrer que l’impossibilité d’accomplir une tâche
infinie n’est pas « une question de temps », une question quantitative, mais bien une
question de principe. Couturat disant explicitement :
Quand vous dites qu'une collection infinie ne pourra jamais être numérotée tout entière, il
ne s'agit pas là d'une impossibilité intrinsèque et logique, mais d'une impossibilité pratique et
matérielle : c'est tout simplement une question de temps44 .
Les adversaires que se donne Black défendent, comme le feront plus tard de nombreux
commentateurs dont Sorabji, qu’une temporalité elle-même zénonienne (c’est-à-dire telle
43. “In order to establish this by means on an illustration I shall try to make plain some of the absurd consequences of talking
about ‘counting an infinite number of marbles’. And in order to do this I shall find it convenient to talk about counting an infinite
number of marbles as if I supposed it was sensible to talk in this way. But I want it to be understood all the time that I do not think it
sensible to talk in this way, and my aim in so talking is to show how absurd this way of talking is. Counting may seem a very special
kind of ‘act’ to choose, but I hope to be able to show that the same considerations will apply to an infinite series of any kinds of acts.”
ibid.
44. Louis Couturat, De l’infini mathématique, Félix Alcan, Paris 1896, p. 462, cité en n.1 p. 96 de
l’article de Black.
250
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
que le temps nécessaire pour accomplir chaque tâche successive décroît exponentiellement) permet d’avoir le temps nécessaire45 .
La réponse de Black consiste d’abord à défendre l’idée qu’on ne me prescrit pas
véritablement une tâche à accomplir si rien de ce que je pourrais faire en général ne
compterait comme la satisfaction de cette prescription. En ce sens, si on me prescrit de
compter une collection qui est en fait infinie, c’est une tromperie, parce qu’en aucun sens
je ne saurais accomplir la prescription. C’est-à-dire qu’il n’y a réellement pas de tâche
à accomplir, puisque c’est par construction une tâche qui ne finit pas, qui ne s’arrête
pas. Et Max Black distingue, avec raison, ce problème de celui de compter la totalité des
brins d’herbe dans Hyde Park, tâche à laquelle je peux répondre qu’elle est trop difficile
et que je n’en ai pas le temps, alors que cela manifesterait une confusion que de répondre
cela à quelqu’un me demandant de compter une collection infinie, sous la forme de la
prescription d’une tâche à accomplir (dans la mesure où aucun temps et aucune aide ne
pourrait me permettre d’accomplir cette tâche).
Puisque, cependant, les « mathématiciens » ne reconnaissent pas spontanément ce
caractère absurde dans le cas des tâches infinies, Max Black entreprend d’élaborer une
série d’expériences de pensée portant sur des “machines infinies” et censées manifester
l’absurdité de la notion. Il commence par décrire une machine infinie “Alpha”, censée
déplacer successivement des billes depuis un réservoir infini, plein, à gauche, vers un
réservoir infini, vide, à droite, dans une temporalité zénonienne en sorte de finir (par
hypothèse) d’en déplacer une infinité en 4 minutes, le temps ne cessant de décroître
45. Avant d’en venir au cœur de la réponse de Max Black, nous voudrions rappeler le principe de
la réponse que nous proposerions ici : Louis Couturat a raison de dire qu’il s’agit d’une « question
de temps », à ceci près qu’il ne s’agit pas de la quantité de temps, mais de la nature du temps. Il
est de la nature de ce que nous pensons comme la temporalité qu’une tâche sans fin ne peut y être
achevée. Et, comme Aristote l’avait déjà parfaitement exposé, le genre de réponse consistant à montrer
que la structure infinie se trouve aussi dans le temps accueillant la tâche infinie ne fait que reproduire le
problème un niveau plus bas : si le passage du temps implique lui aussi qu’une infinité soit achevée, alors
il est impossible que du temps soit passé. La temporalité zénonienne permet de placer le compte infini
dans le fini, mais pas de l’achever dans le fini puisqu’elle-même ne s’achève pas. Notons cependant que
l’attribution à Couturat de l’opinion contraire ne reflète pas le propos que celui-ci expose effectivement
dans son ouvrage de 1896. Au contraire, dans un passage cherchant à défendre la possibilité logique
de la considération de l’infini comme totalité véritable et nombre authentique, Couturat procède en
séparant cette question de celle de l’achevabilité. Son argument est que la numérotation infinie vaut
comme numérotation complète, quoi qu’on ne la considère pas comme achevée dans un temps présent.
7.4. DE BLACK À THOMSON, 1951-1954
251
entre deux déplacements, en sorte qu’après 4 minutes la machine est arrêtée, le réservoir
de gauche vide et le réservoir de droite plein46 .
A priori, pour le problème de l’inachevable, le dispositif semble parfait : manifestement la tâche de la machine n’a pas de fin, rien qu’elle puisse faire qui compte comme un
achèvement, et pourtant par construction elle est censée s’être arrêtée. Mais les choses
ne s’arrêtent pas là, car une certaine machine Bêta fait un pas supplémentaire dans la
même direction en manifestant mieux encore l’essence de ce qu’est un inachevable au
sens de Zénon.
La machine Bêta est une machine Alpha, qui a pour fonction de vider son réservoir de
gauche dans son réservoir de droite, à ceci près que : son réservoir de gauche contient une
bille unique et on lui adjoint un mécanisme, fonctionnant aussi “à vitesse zénonienne”,
replaçant perpétuellement une bille dans le réservoir de gauche dans l’intervalle de temps
entre deux efforts de la machine pour déplacer une bille (s’il s’en trouve au moins une),
de gauche à droite. L’argument de Black consiste alors à soulever le simple point selon
lequel la machine Alpha et la machine Bêta ont conceptuellement exactement la même
tâche à accomplir, à savoir mener successivement des billes de gauche à droite dans un
contexte où il est garanti a priori que chaque étape du transfert la replace dans une
situation où il y a de nouveau une bille à transférer.
La mise en équivalence de la machine Alpha avec la machine Bêta illustre parfaitement, par conséquent – et ici c’est nous qui parlons – le fait que « l’infini » n’est pas
premièrement, du moins dans le cas d’un processus, une « grande quantité », mais est
d’abord une situation itérative où chaque opération, par construction, reconduit à une
situation où on doit à nouveau accomplir l’opération, en sorte qu’intrinsèquement, le
processus ne peut pas finir. Dire que la machine Alpha a une « infinité » de billes à
transférer, du point de vue de ce qu’est un processus de transfert (et pas un calcul sur
des ordinaux), signifie d’abord que, quoiqu’elle fasse en termes de transfert de billes, elle
46. Black fait la remarque intéressante selon laquelle quoique certainement des raisons physiques
contingentes empêchent une telle machine d’exister, il suppose qu’une discussion sur la possibilité conceptuelle de l’achèvement de l’infini peut néanmoins se dérouler de façon satisfaisante au niveau d’une telle
expérience de pensée.
252
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
est garantie d’en avoir toujours d’autres à transférer.
Cette première équivalence entre machines Alpha et Bêta supposée admise, Max
Black peut argumenter en faveur d’une seconde équivalence, qui est qu’achever le processus, pour la machine Bêta, alors qu’un mécanisme garantit que tout ce qu’elle accomplit
est vain, serait comme tenter de remplir trois trous avec deux piquets en alternant leurs
positions. Le fait d’accélérer le processus, à rythme zénonien, ne nous aidera manifestement pas à le faire, car aucune étape ne nous rapproche du but, en sorte qu’à chaque fois
il reste de nouveau un trou à remplir. C’est une opération, affirme l’auteur, logiquement
impossible à achever.
Il offre alors la plaisante allégorie d’Hercule coupant une tête de l’hydre qui repousse
plus vite qu’il ne la coupe, alors même qu’il accélère à rythme zénonien. L’accélération
ne l’aidera manifestement pas à achever sa tâche vaine. Et pour ceux qui soutiendrait
que la machine Bêta pourrait néanmoins, on ne sait comment, accomplir sa tâche infinie,
Black fait remarquer qu’une machine Bêta est en substance équivalente à deux machines
Alpha symétriques branchées l’une sur l’autre et opérant alternativement, l’une pour
mener la bille, unique, de gauche à droite, l’autre pour renvoyer cette même bille de
droite à gauche. Si l’on affirme qu’à l’issue du processus zénonien, la machine Bêta doit
avoir accompli son but, c’est que la première machine Alpha doit avoir réussi à renvoyer
la bille à droite. Mais alors symétriquement la seconde machine Alpha doit aussi avoir
accompli son but et la bille doit se trouver à la fois à gauche et à droite, ce qui cette fois
devrait bien constituer une contradiction.
Max Black va par la suite développer d’autres machines résolvant divers détails qu’on
pourrait lui objecter, mais toujours dans l’idée que toutes ces machines sont équivalentes
du point de vue de la possibilité logique et qu’il s’agit simplement de trouver celle qui
exhibe le mieux la contradiction. Et il insiste également sur le fait que, quoiqu’il ait voulu
montrer l’impossibilité d’achever une opération de compte infini, rien de spécifique au fait
de compter n’a été utilisé dans l’argumentation, et que celle-ci vaudrait pour n’importe
quelle opération qui implique une succession d’actes bien distingués par un début et une
fin dans le temps et l’espace.
7.4. DE BLACK À THOMSON, 1951-1954
253
Il nous faut ici, néanmoins, admettre franchement l’échec de Max Black et le diagnostiquer pleinement, quitte à anticiper sur nombre de développements qui soulevés par les
auteurs postérieurs. Notre thèse est la suivante, et elle demeurera à l’identique à chaque
fois qu’un auteur tentera d’argumenter en faveur de l’impossibilité des tâches infinies
achevées : l’argument ne peut jamais être concluant si on omet de poser en principe
qu’une condition pour qu’une tâche (de type itératif) ait été entièrement accomplie est
le fait qu’elle ait pu s’accomplir effectivement (condition correspondant à la prémisse
2 de notre argument47 , et que nous nommerons désormais le « postulat d’achevabilité »). En effet, comme de nombreux commentateurs, à partir notamment de Taylor et
Benacerraf, le soulèveront – pas toujours à propos de Black, mais dans des contextes
similaires – il est faux que l’argument ait établi en général une « contradiction » à
l’achèvement d’une tâche infinie, et il est faux que toutes ses machines soient réellement
« équivalentes » ; d’une manière générale, les machines et diverses expériences de pensée
entendant montrer l’impossibilité de l’achèvement d’une tâche infinie sont à la fois 1/
trop spécifiques pour porter sur la question générale d’un tel achèvement, 2/ trop peu
déterminées, dans la description de leur fonctionnement, pour qu’on puisse légitimement
conclure au caractère ou non contradictoire de leur résultat supposé. On remarque que
ces deux problèmes semblent aller en direction contraire, et l’analyse usuelle de l’échec
de l’argument procède en effet sous la forme d’un dilemme : ou bien on en reste à une
description plutôt vague de la machine, mais alors il n’est pas vrai que le résultat soit
logiquement contradictoire, ou bien on détermine précisément la machine en sorte qu’en
effet elle produise une contradiction, mais cette contradiction ne résulte alors pas de
l’achèvement d’une tâche infinie comme tel, mais des spécifications contradictoires de la
machine qu’on a décrite.
Par exemple, on peut analyser la machine Alpha en termes de transfert de billes
numérotées selon un ordinal transfini, à partir de la première. À chaque étape n du
processus zénonien, la machine transfère la bille numérotée n. Peut-elle logiquement
avoir achevé sa tâche infinie (tout postulat d’achevabilité mis à part) ? Cela dépend de
47. Cf. 6.2.
254
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
quelle est sa tâche ! Est-ce de transférer une infinité de billes (une quantité ℵ0 ) ? Auquel
cas l’hypothèse indique qu’elle a effectivement accompli cette tâche à l’instant décisif
postérieur à toutes les étapes zénoniennes. Est-ce à dire qu’il n’y a plus aucune bille dans
le réservoir de gauche ? Cela dépend. Si on suppose que les billes à gauche sont indexées
sur l’ordinal ω, l’hypothèse suggère que le réservoir est vide. Mais cela ne s’impose pas
logiquement, il se peut qu’elles soient numérotées selon un ordinal supérieur à ω, auquel
cas il peut en rester un nombre fini ou infini. Le point est que la situation résultante ne
saurait être qualifiée de logiquement contradictoire. Peut-être que les ordinaux transfinis
ne sauraient censément être appliqués à des situations de ce type, mais cela n’est pas
ce que l’argument cherchait à prouver, et certainement personne ne dira qu’un résultat
ordinal est logiquement contradictoire, car on voit mal comment cela ne reviendrait pas
à affirmer l’inconsistance de l’arithmétique des ordinaux transfinis elle-même48 .
Il vaut la peine d’insister sur ce point dès à présent, car il fait beaucoup pour clarifier
la situation : postulat d’achevabilité ou non, tout le monde reconnaît qu’il y a quelque
chose de malaisant dans l’idée d’une supertâche véritable ayant été achevée ; et certains
d’entre nous souhaiterions pouvoir conclure à son impossibilité, d’une manière ou d’une
autre (du moins son impossibilité physique, et peut-être davantage). Mais notre ambition
de preuve d’impossibilité est a priori bornée : certainement nous savons que l’idée d’un
état postérieur à une série infinie et déterminé par cette série infinie (un état limite, au
sens technique de ce terme) n’est pas une idée logiquement contradictoire.
Considérons maintenant la machine Bêta. Peut-elle accomplir sa tâche ? De nouveau,
cela dépend. Supposons que la machine soit censée vérifier à intervalles prescrits s’il y a
ou non une bille à gauche, et, si oui, la transférer à droite. Et supposons que le mécanisme
adjoint observe lui aussi s’il y a ou non une bille à gauche, et en transfère une à gauche
s’il ne s’en trouve aucune et qu’il y en a une de disponible à droite. Si la tâche de la
machine Bêta est d’avoir effectué une infinité de transferts de gauche à droite, elle a
en effet accompli cette tâche au temps t, quel que soit le résultat en termes de billes à
48. Nous ne sommes pas le premier à soulever ce point. Nous en avons notamment trouvé une version
dans Koetsier et Allis, « Assaying Supertasks » cit., p. 303
7.4. DE BLACK À THOMSON, 1951-1954
255
gauche. Et cette supposition vaut également pour le mécanisme adjoint. S’il s’agit en
revanche d’en avoir fini avec la présence d’une bille à gauche, alors ou bien il y a une
bille à gauche à l’issue du processus, ou bien il n’y en a pas, et on peut supposer que le
mécanisme adjoint ne va pas tarder à en remettre une. La tâche d’en avoir absolument
fini avec les billes à gauche est alors dans ce cas en effet impossible à accomplir, mais
pas du fait de l’impossibilité d’accomplir une tâche infinie, simplement du fait qu’on
a prescrit une tâche impossible (qui se trouve, aussi, être une tâche infinie), du type :
« remplir trois trous avec deux piquets ».
Il y a, il est vrai, un problème apparent qui est manifeste dans le problème des piquets,
comme dans l’hypothèse selon laquelle la machine Bêta est simplement constituée de
deux machines Alpha symétriques. Quel est le résultat à l’issue du procédé zénonien, si
on suppose que l’action cesse à l’instant de convergence ? Les trois trous étant supposés
équivalents, les deux machines symétriques. La réponse est : on ne sait pas, cela n’a
pas été prescrit par l’hypothèse. Cela pourtant ne veut pas dire qu’il y a contradiction,
simplement qu’il y a indétermination, que l’état limite n’a pas été défini, ou que la
symétrie n’est pas respectée (et parfois peut-être ne peut pas être respectée). Ce problème
se reposera à l’identique pour la lampe dite de Thomson.
Quoique nous ayons entrepris de pleinement jouer le jeu, nous trouvons qu’il y a
quelque chose de tragique au fait que la discussion ait été rapidement capturée par
la question de contradictions spécifiques exhibées par divers dispositifs plus ou moins
sophistiqués. Car il est manifeste que même si un dispositif suffisamment bien décrit
produisait une contradiction si l’on postulait qu’il puisse parvenir à terme, cette contradiction ne pourrait jamais être transférée au cas zénonien. Il nous semble clair, pourtant,
que Max Black avait bien originellement à l’esprit le problème de l’inachevabilité, l’absurdité à supposer achevé ce qui est par construction inachevable. Croyant explicitement
pouvoir exhiber une contradiction dans la supposition d’un être achevé de l’infini, il
a mené l’expérience de pensée du compte infini sur un terrain où ultimement elle ne
pouvait qu’échouer.
Et en réalité, le texte de Black lui-même trahit le fait, souvent constaté au long
256
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
de cette littérature, que les partisans de l’impossibilité ne savent pas tout à fait ce
qu’ils veulent, ou prétendent vouloir démontrer la contradiction de l’état final alors
qu’ils ont réellement autre chose en tête. La section 18 de son article affirme en effet
clairement le lieu où Max Black perçoit le problème : 1/ les supposées tâches infinies sont
profondément indéterminées, c’est-à-dire que le processus en tant que tel sous-détermine
son résultat, qui doit être postulé plus ou moins arbitrairement (notamment dans le cas
des deux machines Alpha symétriques), et 2/ pour toute machine infinie, une forme de
discontinuité se manifeste dans le résultat, à l’instant t, par rapport au processus qui
précède, au sens où ce résultat n’est pas égal à la limite de ce qui le précède49 . On le
voit le plus clairement de nouveau dans le cas des deux machines Alpha symétriques,
cas équivalent à la lampe de Thomson : la série alternant bille à gauche/bille à droite
ne converge pas, en sorte que, quel que soit le résultat à l’instant limite, il n’est pas la
limite des états précédents.
Ici, nous devons anticiper sur un des tout derniers articles dont nous aurons à parler,
à savoir l’article de 2007 de Yuval Dolev50 . Cet auteur y fait probablement un des plus
profonds diagnostics à propos des supertâches. Il estime que la force de conviction des
expériences de pensée du type machine infinie ne vient pas du fait qu’elles exhiberaient
une contradiction logique (nous avons déjà dit pourquoi cela ne peut pas être le cas au
sens strict), mais qu’elles contredisent deux de nos attentes les plus ancrées relatives à
la nature des processus temporels, qui correspondant exactement aux deux problèmes
que Black soulève ici. Dolev les appelle le principe de « connectabilité » et le principe
de « continuité ». On donnera les définitions techniques et rigoureuses de ces deux
principes, mais il est possible de les caractériser simplement de la manière suivante :
le principe de connectabilité énonce qu’un état d’un processus temporel doit pouvoir
être considéré comme le résultat suffisamment déterminé des états qui précèdent51 ; le
49. En fait il faudrait être plus précis, il est possible d’exhiber des processus infinis n’exhibant pas
de discontinuité, notamment le génie progressivement disparaissant de Benaceraff, mais la discontinuité
semble toujours valoir dans les cas pertinents (selon l’idée de Thomson dans son article de 1970, si l’on
admet la possibilité d’un processus infini il est vraisemblable que l’on admette au moins que ce qui
entreprend un tel processus n’est pas condamné à l’anéantissement, cf. 7.5.3).
50. Dolev, « Super-tasks and Temporal Continuity » cit.
51. Yuval Dolev estime qu’il est possible, au moins dans certains cas, de remédier à l’infraction des
7.4. DE BLACK À THOMSON, 1951-1954
257
principe de continuité est défini comme d’habitude, au sens usuel qui est enfreint par la
machine Bêta, à savoir que l’état d’un système physique doit être la limite des états qui
le précèdent.
Nous reviendrons par la suite sur la question de ce que cherchent vraiment à prouver
les partisans de l’impossibilité, mais il faut ici enfoncer le clou en ce qui concerne la
perte tragique du problème de l’inachevable. En effet, la stratégie de Max Black était
explicitement de mettre en équivalence des séries infinies d’actes de façon à conclure
à leur impossibilité générale. Or non seulement, à supposer qu’il ait pu exhiber une
contradiction, celle-ci était produite par un dispositif spécifique et ne pouvait donc être
généralisée aux séries infinies en général, mais plus décisivement, ce qu’il est en effet capable de généraliser, à savoir l’infraction aux principes de connectabilité et de continuité,
ne s’étend pas à ce qui était la série infinie visée à l’origine : à savoir la série zénonienne.
Celle-ci, en effet, respecte le principe de continuité, l’état immédiatement postérieur à
la série infinie étant la limite des parcours partiels ; et elle respecte ipso facto le principe
de connectabilité. Or, Max Black ne renonce pas dans son article à l’ambition d’étendre
sa conclusion à la série zénonienne, puisqu’il conclut, à la manière d’Aristote et de Weyl,
que la description de Zénon est ultimement en quelque façon fausse, et doit l’être si le
mouvement doit être possible. La maladresse de son argumentation est manifeste : il
conclut à la fausseté de l’hypothèse de Zénon selon laquelle le mobile achève une série
infinie, du fait que selon lui les séries infinies achevées doivent manifester des propriétés impossibles, alors même que la série infinie décrite par Zénon ne manifeste pas ces
propriétés impossibles.
Nous réitérons donc ici notre thèse générale relative aux supertâches : l’intention
originelle de leur étude concerne bien l’aporie de l’inachevable telle qu’elle est manifestée par Zénon, mais le cadre d’étude établi par la littérature est condamné à perdre
immédiatement de vue l’essence du problème en le ramenant à la question de la cohérence d’un certain état accompli. Or nous savions d’avance, par Zénon lui-même, qu’il
existe des situations de séries infinies qui, supposées achevées, produisent un résultat
supertâches au principe de connectabilité. Voir notre commentaire de son article.
258
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
non-problématique. Il faut en conclure qu’aucun argument général contre l’achevabilité
d’une série infinie ne saurait être concluant s’il ne revient pas du terrain de l’être achevé
au terrain de l’achèvement proprement dit en énonçant un postulat d’achevabilité.
La conclusion de Max Black, nous l’avons déjà indiqué, est tout à fait classique
et attendue, c’est-à-dire qu’il manifeste de nouveau son rattachement à la tradition qui
court d’Aristote à Weyl : comme il le développe dans la section 22 de son article, si Achille
avait à accomplir une infinité d’actes, à entrer en contact avec une infinité de choses,
il serait logiquement impossible qu’il rattrape la tortue, mais il n’a pas à le faire parce
que tout ce qu’Achille a réellement, physiquement, à parcourir, constitue au plus une
multiplicité finie ; l’infinité mise en jeu par Zénon est celle de paires de nombres, utilisées
dans une description que nous avons choisie, et, dit l’auteur, il serait absurde de supposer
qu’Achille doit faire une infinité de choses simplement parce que nous produisons cette
infinité dans notre description, aussi absurde que de supposer qu’un œuf doit faire un
effort pour tenir ensemble ses deux moitiés à partir du moment où j’ai entrepris de les
numéroter.
Quant à nous, cette conclusion continue de nous paraître un peu courte, pour des
raisons que nous avons déjà développées et sur lesquelles nous reviendrons. Nous choisissons de décrire la course d’Achille selon une série infinie, bien sûr, mais qu’est-ce qui
rend cette description inadéquate ? Nous ne prétendons pas que l’effort d’Achille doive
être proportionné à notre description, son effort reste bien sûr constant quel que soit le
découpage. Mais n’avons-nous pas néanmoins, parmi l’infinité des descriptions (vraies)
possibles, exhibé une de celles qui manifestent l’impossibilité du mouvement ? Et sinon,
pourquoi ? L’analogie de l’œuf nous paraît particulièrement malheureuse, car sauf erreur
de notre part l’œuf considéré comme système physique doit bien faire un « effort » pour
maintenir sa cohésion en n’importe lequel de ses points (si l’on décide de le représenter
comme continu), et cela quelle que soit notre numérotation.
Néanmoins nous reconnaissons en Max Black un remarquable représentant de la
lignée aristotélicienne refusant de directement réaliser les éléments de la mathématique
dont nous pouvons nous servir dans une description, et sur ce point nous laissons l’auteur
7.4. DE BLACK À THOMSON, 1951-1954
259
conclure de lui-même :
En résumé : j'ai tenté de montrer que la réfutation mathématique courante des paradoxes de Zénon ne pouvait fonctionner, car elle présuppose tout bonnement qu'Achille peut accomplir une
série infinie d'actes. Au moyen de l'illustration de ce qu'impliquerait le compte d'un nombre infini de billes, j'ai tenté de montrer que la notion de série infinie d'actes est en soi contradictoire.
En effet, toute chose matérielle, machine ou personne, qui s'efforcerait d'effectuer un nombre
infini d'actes s'engagerait à accomplir un mouvement discontinu, et par suite impossible. Mais
l'on ne demande pas à Achille de faire ce qui logiquement est impossible ; si cela nous semble
être le cas, cela est dû à notre incapacité à bien distinguer le nombre fini de choses réelles que
le coureur doit accomplir et la série infinie des nombres par laquelle nous décrivons ce qu'il
fait en réalité. Nous produisons l'illusion de tâches infinies à cause du type de mathématiques
que nous utilisons pour décrire l'espace, le temps et le mouvement52 .
7.4.2 Watling, The Sum of an infinite series (1952)
À la suite de l’article inaugural de Max Black, la revue Analysis a accueilli de nombreuses contributions le discutant ou tentant d’y répondre53 . Parmi ceux-là, deux retiendront particulièrement notre attention ici : l’article de Watling qui se veut une réfutation
de Max Black, niant l’impossibilité de l’achèvement d’une tâche infinie, et l’article de
Thomson qui entend l’objection de Watling et réitère néanmoins cette impossibilité.
Nous pouvons déjà remarquer la structure du débat en forme d’un certain aller-retour
entre possibilistes et impossibilistes. Cette structure a été très rapidement remarquée par
les acteurs eux-mêmes.
52. “To summarise : I have tried to show that the popular mathematical refutation of Zeno's paradoxes will not do, because it
simply assumes that Achilles can perform an infinite series of acts. By using the illustration of what would be involved in counting
an infinite number of marbles, I have tried to show that the notion of an infinite series of acts is self-contradictory. For any material
thing, whether machine or person, that set out to do an infinite number of acts would be committed to performing a motion that
was discontinuous and therefore impossible. But Achilles is not called upon to do the logically impossible ; the illusion that he must
do so is created by our failure to hold separate the finite number of real things that the runner has to accomplish and the infinite
series of numbers by which we describe what he actually does. We create the illusion of the infinite tasks by the kind of mathematics
that we use to describe space, time, and motion.” Black, « Achilles and the Tortoise » cit., p. 101
53. Notamment Richard Taylor, « Mr. Black on Temporal Paradoxes », Analysis, XII, 2 (déc. 1951),
p. 38-44, J. O. Wisdom, « Achilles on a Physical Racecourse », Analysis, XII, 3 (jan. 1952), p. 67-72,
Adolf Grünbaum, « Messrs. Black and Taylor on Temporal Paradoxes », Analysis, XII, 6 (juin 1952),
p. 144-148, J Watling, « The Sum of an Infinite Series », Analysis, XIII, 2 (déc. 1952), p. 39-46, et
Thomson, « Tasks and super-tasks » cit.
260
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
La première réponse à Max Black est en fait l’article de Taylor, qui a le mérite
de pointer avec raison un grand nombre de points insatisfaisants dans l’élaboration du
premier (comme nous l’avons nous même fait à notre tour), mais qui a le défaut de
reposer principalement sur une accusation de sophisme qui est un complet contresens
sur l’entreprise de Max Black : il lui reproche de présupposer, à tort, qu’une tâche
infinie a une dernière étape. Or, il semble clair, et de nombreux commentateurs l’ont
immédiatement remarqué54 , que Max Black au contraire analyse parfaitement l’absence
de dernière étape d’une série infinie et s’en sert comme argument substantiel contre la
possibilité de son achèvement. La première réponse véritablement intéressante pour nous
est donc celle, l’année suivante, de Watling.
D’une manière générale, nous passerons davantage de temps sur les efforts cherchant
à défendre l’impossibilité de l’achèvement de l’infini, car c’est là qu’à lieu avant tout la
perte tragique de la problématique du passage. Néanmoins, Watling nous permet de dégager plus nettement encore ce mouvement qui part de la problématique de l’achèvement
pour arriver à la problématique détemporalisée de l’être achevé. Ce faisant, il fournit la
réponse “possibiliste” la plus importante du débat sur les supertâches : pour achever une
série de tâches, il n’est pas en général nécessaire d’en accomplir une dernière, mais il est
seulement nécessaire de les accomplir toutes.
Il commence en analysant tout à fait correctement, et comme nous l’avons déjà
indiqué, que le principe du raisonnement de Max Black est de se fonder sur l’absence
d’un dernier terme d’une série infinie pour conclure à l’impossibilité de son achèvement.
Et il remarque, encore avec raison, que ce raisonnement ne fonctionne que si l’on postule
qu’il y a une exigence à accomplir un dernier acte pour pouvoir accomplir une tâche
qui comporte une série d’actes, et il remarque que Taylor a soulevé une alternative : les
accomplir toutes.
Toutefois la démonstration n'est valide que si achever impose d'accomplir un dernier acte, et M.
Taylor a indiqué un sens très adéquat d'achever qui n'impose rien de tel : le sens selon lequel
achever un ensemble de tâches consiste à les effectuer toutes. Si une infinité de tâches peut
54. Au premier rang desquels se trouve justement Watling que nous examinons immédiatement.
7.4. DE BLACK À THOMSON, 1951-1954
261
être achevée en ce sens, comme je crois qu'on peut le montrer, alors la cohérence logique de
l'hypothèse selon laquelle il est possible d'accomplir une infinité de tâches est manifeste55 .
L’analyse de Watling ne laisse rien à désirer. Cependant, il est extrêmement intéressant d’observer sur le vif les déplacements qu’il effectue dès le début de son article. Il
part du problème de Black concernant l’accomplissement d’une séquence infinie d’actes,
et passe immédiatement dans son commentaire au problème de la possibilité d’accomplir
une quantité infinie de tâches. Comme nous l’avons souligné depuis le début de ce travail,
cela oriente le problème dans une direction très différente, pour la simple raison qu’en
général rien n’interdit qu’une infinité de tâches puissent être accomplies simultanément.
Que ce déplacement ne soit pas sans conséquence se voit au fait que Watling définit
immédiatement l’infini comme ce qui est plus grand que tout nombre fini, et qu’il mène
à partir de ce point de départ toute une argumentation sur un mode détemporalisé ;
arguant qu’on ne voit pas pourquoi supposer un achèvement infini serait plus contradictoire que supposer un nombre infini d’étoiles, et reproduisant un argument que l’on
trouve déjà chez Descartes selon lequel tout ce que permet de conclure l’argument de
Zénon c’est que tant qu’un nombre fini d’étapes ont été accomplies, la tâche n’est pas
achevée, mais qu’elle l’est quand un nombre infini l’a été56 . Nous ne prétendons pas,
notons-le, que Watling n’est pas sensible à la différence entre l’accomplissement d’une
infinité de tâches non séquentielles et l’accomplissement d’une infinité de tâches strictement séquentielles comme celles décrites par Zénon ou Max Black. Il comprend bien
que le problème posé par ces séquences a à voir avec l’absence d’un terme dernier ou
l’absence d’un acte prédécesseur ou d’un acte successeur en un certain point de l’activité.
Mais il traite de nouveau ces problèmes sur un mode détemporalisé, demandant s’il est
requis en général que tout acte ait un successeur.
Tout cela étant dit, nous réitérons notre jugement selon lequel l’analyse de Watling
est correcte. Max Black ayant échoué à présenter la supertâche comme une aporie de
55. “However the proof is only valid if finishing does require performing a last act and Mr. Taylor has pointed out a very good
sense in which it does not : the sense in which to finish a number of tasks is to do them all. If an infinity of tasks can be finished
in this sense, as I think can be shown, then the logical consistency of the supposition that an infinity of tasks can be performed is
plain.”Watling, « The Sum of an Infinite Series » cit., p. 39
56. Ibid., p. 39-40.
262
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
l’inachevable, il est juste de déclarer qu’il n’a pas donné d’argument convaincant au vu de
son impossibilité. De plus, Watling poursuit magistralement son analyse en expliquant
pourquoi, comme nous l’avons déjà indiqué, les situations décrites par Max Black sont
impossibles à achever à cause des conditions inconsistantes qu’on leur a supposées, et non
du fait simplement qu’elles impliquent des séquences infinies. Dans notre vocabulaire, la
tâche impossible d’Hercule coupant la tête de l’hydre toujours repoussant est impossible
parce qu’elle n’a pas d’achèvement extrinsèque : quel que ce soit le résultat, qu’il y ait
une tête ou qu’il n’y en ait pas, le combat doit se poursuivre. Admettre l’inconsistance
de l’achèvement d’une telle tâche n’implique pas d’admettre celle de l’achèvement d’une
tâche ayant un achèvement extrinsèque, mais n’ayant pas d’achèvement intrinsèque.
Si les machines Bêta de Black ont pour tâche de faire passer une infinité de billes,
alors elles s’arrêtent au bout des quatre minutes, cela que la bille soit alors à gauche,
à droite, ou tout à fait anéantie. Si leur tâche est de se débarrasser de la bille, alors
en effet elles ne peuvent cesser, mais il est manifeste que la contradiction (comprise
comme contradiction post hoc, comme impossibilité d’un achèvement extrinsèque) ne
repose pas dans l’infinité elle-même. Or, dans l’Achille, il ne saurait à l’évidence y avoir
d’impossibilité d’un achèvement extrinsèque, nous savons au contraire parfaitement quel
est cet achèvement. Comme le dit Watling :
Pour résoudre les paradoxes avancés par M. Black, il ne suffit pas d'indiquer qu'il ne faut
pas confondre le fait d'achever une infinité d'actes et le fait d'accomplir un dernier acte, il faut
aussi remarquer que pour se sortir d'une certaine situation qui nous impose d'accomplir un
acte de la série, il faut qu'il se trouve une situation, logiquement possible, dans laquelle il n'est
pas nécessaire d'accomplir un acte.
Achille, fort heureusement, ne manque pas de positions où se tenir en dehors de celles qui
se trouvent entre lui et la tortue, et par suite il peut rattraper celle-ci57 .
Récapitulant les résultats de son analyse, Watling suggère trois conditions pouvant
57. “The solution of Professor Black's paradoxes consists not merely in pointing out that finishing an infinity of acts must not
be confused with performing the last act, but also in noticing that in order to get out of some situation, one in which an act of the
sequence must be performed, a situation in which an act need not be performed must be logically possible. // Achilles, fortunately,
has places to be at besides those between him and the tortoise and so he can catch the tortoise.” ibid., p. 41
7.4. DE BLACK À THOMSON, 1951-1954
263
empêcher celui qui accomplit une suite infinie d’actes d’en avoir accompli une infinité (ce
à quoi l’infinité elle-même ne suffit pas) : 1/ le manque de temps, si le temps nécessaire
pour accomplir une tâche ne peut pas descendre en dessous d’un certain minimum, ce
qui n’est évidemment pas un problème pour Achille ; 2/ l’impossibilité en général qu’il
y ait un état d’achèvement extrinsèque (problème d’Hercule), toujours pas un problème
pour Achille ; 3/ La condition selon laquelle il est nécessaire que pour tout acte il existe
un acte strictement précédent. Alors pour ainsi dire “l’arrivée” au point final, ou l’acte
mené à partir de cette arrivée, devrait être précédé par un dernier acte de la succession
infinie, or aucun tel acte ne saurait exister58 . Ce n’est pas une condition inintéressante,
mais comme nous l’avons déjà indiqué elle nous semble en dernière analyse être une
mauvaise généralisation, détemporalisée, du postulat d’achevabilité que nous jugeons au
cœur du problème de Zénon.
7.4.3 Thomson, Tasks and super-tasks (1954)
Après la réponse soigneuse de Watling, le gant impossibiliste a été relevé par Thomson. Néanmoins, nous ne sommes pas le premier à en faire la remarque, l’article originel
de Thomson, si brillant et incisif soit-il, demeure très ambigu, insuffisamment clair quand
à la nature exacte de ses intentions et de ses conclusions. Nous nous proposons donc de
commencer par indiquer comment nous interprétons l’ensemble de son propos, comment
nous reconstituerions son argument (qui, à notre avis, n’a par exemple pas été entièrement saisi par Paul Benacerraf) et comment il prend place dans l’histoire que nous nous
efforçons de raconter ici.
Reconstitution de l’argument
Si nous la comprenons correctement, l’idée de Thomson est qu’un certain argument
concluant à l’impossibilité du mouvement n’est pas valide, mais que sa validité est admise
aussi bien par Black que par Watling. Cet argument repose sur deux prémisses, et si l’on
reconnait la validité de l’argument et que l’on ne veut pas de la conclusion affirmant
58. Ibid., p. 42.
264
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
l’impossibilité du mouvement, selon celle des prémisses que l’on accepte l’autre doit
être refusée. Dans chaque cas, le partisan d’une des prémisses cherche alors à montrer
pourquoi l’autre est fausse, et ce faisant, d’après Thomson, ils produisent l’un et l’autre
de mauvais arguments. En effet, une analyse correcte révèlerait que sous une certaine
interprétation les deux prémisses sont vraies, mais qu’il y a un sophisme dans la manière
dont l’argument les interprète pour mener à la conclusion.
L’argument, non-interprété, est sans surprise le suivant :
Prémisse 1 : Pour achever un parcours quel qu’il soit, il est nécessaire d’achever un
nombre infini de parcours (la prémisse est obtenue grâce à un argument itératif dont
Thomson refournit une esquisse).
Prémisse 2 : Mais il est logiquement absurde de supposer que quelqu’un a achevé un
nombre infini de parcours.
Conclusion : Par conséquent, il est absurde de supposer que qui que ce soit ait jamais
achevé un parcours.
Et si notre compréhension est correcte, l’argument interprété par Thomson, tel qu’il
est censé rendre les deux prémisses correctes, indiquer la manière dont elles sont utilisées
en fait, et exhiber le caractère sophistique de la conclusion, est le suivant :
Prémisse 1 : Pour toute tâche T qui est un « parcours », il existe un ensemble ordonné
de tâches tn isomorphe à ω, tel que pour tout n dans IN, avoir complété T implique d’avoir
complété tn (tous les tn se trouvant être aussi des parcours).
Prémisse 2 : Il n’existe aucune tâche T pouvant avoir été accomplie, de la forme :
« pour tout n dans IN, effectue tn dans un ensemble ordonné de tâches tn isomorphe à
ω»
Conclusion : Aucune tâche T qui est un parcours ne peut avoir été complétée.
La faille dans l’argument ainsi énoncé est la suivante : la tâche prescrite dans la
prémisse 1, et dont l’être réalisé est déclaré impossible dans la conclusion, n’est pas la
tâche prescrite et déclarée absurde dans la prémisse 2. Cette dernière est une supertâche,
qui selon Black et Thomson est effectivement absurde. Black jugeant, correctement selon Thomson, qu’une supertâche est absurde, se trouve contraint de donner de mauvais
7.4. DE BLACK À THOMSON, 1951-1954
265
arguments contre la prémisse 1, et à l’inverse Watling jugeant correctement que la prémisse 1 est indéniable, se trouve contraint de donner de mauvais arguments défendant
la possibilité d’une supertâche.
Néanmoins, si tel est bien le fond du propos de Thomson, nous ne pouvons que
manifester notre perplexité et de nouveau notre sentiment que le vrai problème a été
perdu. Il nous faut en effet revenir sur la manière dont Thomson comprend la validité
des deux prémisses et la différence des deux tâches qu’elles prescrivent.
Si nous comprenons correctement, l’argumentation sous-jacente à la prémisse 2 est
celle-ci : si T est une tâche pouvant être accomplie il faut que cela ait un sens de parler
de la réalisation (de l’être réalisé) de T. Une supertâche, qui est constituée d’une infinité
de tâches avec une « fin ouverte » (c’est là l’isomorphie à ω), n’est pas une chose pour
laquelle on peut parler de façon sensée d’un être réalisé. Donc une supertâche n’est pas
une tâche.
Et l’invalidité de la conclusion est prouvée ainsi : Mais l’accomplissement d’une tâche
peut impliquer l’accomplissement d’une infinité de tâches sans être une supertâche, donc
on ne peut pas conclure de la prémisse 2 à la conclusion. En somme, achever un parcours
peut bien impliquer une infinité d’autres sous-parcours dont chacun est ipso facto, achevé
si le parcours principal est achevé, mais cela ne veut pas dire que la tâche « achever
l’infinité des sous-parcours » est une tâche cohérente ou qu’elle se confond avec la tâche
consistant à accomplir le parcours principal.
La conclusion de Thomson semble devoir être ainsi complétée : parmi les tâches
infinies à la manière de Zénon et de Black, il y en a qui ne font pas sens parce qu’elles
exigent que soit obtenue cette chose absurde qu’est le résultat d’une supertâche, en
sorte qu’elles présupposent effectivement une supertâche comme telle. Mais d’autres,
en revanche, peuvent faire sens, parce qu’elles n’exigent pas cette chose absurde. La
course d’Achille a beau sembler présupposer l’accomplissement d’une tâche infinie, elle
ne prescrit pas qu’il y ait une chose telle que la réalisation exacte de la tâche infinie
elle-même, sans plus, ayant un résultat supposé. En effet, toute partie de la course
d’Achille conduit jusqu’à un certain point du parcours, et la course d’Achille entière
266
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
conduit jusqu’à son point d’arrivée, mais ni dans la partie ni dans le tout n’est impliqué
une chose telle que : « le résultat de tous les parcours zénoniens partiels et uniquement
eux » (ce qui constituerait la réalisation d’une supertâche au sens de la prémisse 2).
En revanche, la lampe que nous allons décrire dans ce qui suit, de même que certaines
des machines de Black, exigent selon Thomson un résultat déterminé et affiché qui soit
à strictement parler (et par hypothèse) le résultat de la tâche infinie elle-même, ce qui
est (d’après Thomson) absurde. La lampe doit être allumée ou éteinte, la bille à gauche
ou à droite. Si c’est bien cela que Thomson veut signifier, on voit que son argument
doit être rapproché de celui que nous trouvions chez Jean Buridan : à l’infini zénonien
ne peut pas correspondre un parcours effectivement achevé, mais tout parcours achevé
implique quelque chose qui englobe et dépasse un infini zénonien. Mais du même coup
Zénon n’exige pas le résultat d’une supertâche, car la vraie tâche d’Achille est la simple
tâche d’atteindre la limite de la série, ce qui (semble sous-entendre Thomson) n’implique
pas d’avoir achevé la sommation de la série.
Mais si nous demeurons perplexe, c’est pour la raison suivante : nous admettons
parfaitement la différence entre la tâche ordinaire et la supertâche, et nous reconnaissons
tout à fait en quel sens les dispositifs de Max Black et ceux de Thomson semblent exiger
quelque chose comme un résultat déterminé d’une supertâche, ce que l’Achille n’exige
pas. Mais si Achille courant après la tortue achève sa tâche ordinaire, n’achève-t-il pas
aussi, ipso facto, la supertâche (précisément parce qu’il accomplit chacun de ses termes) ?
Et que l’on considère ou non légitime de nommer la supertâche une « tâche » en bonne
et due forme, est-ce que son achèvement n’est pas présupposé par l’achèvement de la
tâche ordinaire ?
Pour être encore plus explicite, nous comprenons la chose ainsi : soit la vraie réponse
est au fond similaire à celle d’Aristote : « l’infini n’est là qu’en puissance, au sens où on
a le choix entre une infinité de découpages possibles du parcours, leur prolongement est
ouvert, mais il n’a pas vraiment à réaliser cette infinité » (ou il n’y a à la réaliser que
par accident, et ainsi de suite). Soit il n’y a pas du tout de réponse. Sans un complément
analogue à celui d’Aristote, la réponse de Thomson semble être qu’Achille ne peut pas
7.4. DE BLACK À THOMSON, 1951-1954
267
accomplir la tâche zénonienne, parce que celle-ci ne définit pas une tâche avec un point
d’arrivée, mais qu’il peut accomplir sa tâche ordinaire parce qu’elle ne consiste pas à
accomplir seulement une tâche zénonienne. Mais argumentant ainsi, Thomson semble
manquer en réalité le problème qu’il semblait lui-même poser, semble commettre un
contresens sur l’intention de l’argumentation de Zénon, ainsi que sur celle de ceux qui
à sa suite (et dès l’Antiquité) ont associé la course d’Achille avec des supertâches, et en
premier lieu celle de compter un nombre infini. Personne en effet n’a jamais prétendu que
la tâche ordinaire d’Achille était une supertâche, mais ce que Zénon a cherché à montrer
est que la supposition de l’achèvement d’une tâche ordinaire quelconque (à condition
qu’elle soit continue) impliquait l’accomplissement d’une supertâche. Et de même ses
successeurs ont cherché à exhiber ce caractère de supertâche de la série zénonienne en
la mettant en parallèle avec des inachevables manifestes
Cependant, nous y insistons, cela ne signifie pas que Thomson ait tort de pointer le
fait qu’il y a une différence fondamentale entre les supertâches authentiques pour ainsi
dire et les tâches zénoniennes comme celle d’Achille. La différence est précisément que
les premières posent un certain problème spécifique au niveau de leur être achevé, que
les dernières ne posent pas59 . Mais les unes comme les autres posent un problème au
niveau de leur achèvement, en tant que celui-ci est distinct de leur être achevé60 . Selon
nous, la raison fondamentale pour laquelle la supertâche n’est pas une tâche, au sens de
Thomson, le fait qu’elle ne puisse avoir aisément un état résultant d’elle et uniquement
d’elle, n’est qu’un indice ou une conséquence du fait plus fondamental qu’elle est un
inachevable au sens de Zénon, quelque chose qui ne saurait intrinsèquement prendre fin.
En vertu du postulat d’achevabilité, nous exigeons qu’« il soit impossible que tout soit
accompli de ce qui ne s’achève jamais », nous exigeons que, de ce que nous menons au
présent et qui s’avère ne pas pouvoir prendre fin, nous ne pouvons nous trouver en avoir
fini.
59. Ou du moins il le semble. Voir cependant le paradoxe de la balle rebondissante, p. 325.
60. Comme nous l’avons déjà indiqué, conformément à l’analyse de Yuval Dolev nous pouvons juger
que les problèmes de l’être achevé sont l’infraction à nos exigences de connectabilité et de continuité des
phénomènes temporels, alors qu’on pourrait dire que le problème de l’achèvement est celui de l’infraction
à notre exigence d’achevabilité au sens que nous définissons ici.
268
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
Ainsi l’article de Thomson reproduit la “tragédie” de Black, qui semblait avoir cerné
le problème de l’inachevable pour finalement le perdre. Black commençait par l’intuition
de l’absurdité de l’achèvement d’une tâche infinie, mais la perdait en la réduisant à la
contradiction produite par un certain type d’être achevé. Watling montrait alors justement que la contradiction exhibée par les séries choisies par Black n’était pas reproduite
par la série zénonienne et que donc la notion de l’être achevé de cette série était possible.
Thomson à son tour renvoie dos à dos les deux auteurs en montrant que l’être achevé
de la série zénonienne n’a (selon lui) en effet aucun sens, mais qu’il n’est pas non plus
nécessaire. La tragédie est répétée, car l’inachèvement comme tel, indépendamment de
l’existence ou non d’un résultat qui n’en est qu’un symptôme, est entièrement perdu de
vue.
En somme, nous croyons qu’originellement, la seule fonction des expériences de pensée
de tâches infinies mises en équivalence avec la tâche zénonienne était d’exhiber plus
nettement pour ainsi dire le « gouffre » impossible entre l’avant et l’après d’une série
inachevable. Mais ce que ces expériences s’avèrent exhiber en fait, ce pour quoi elles
échouent tant logiquement qu’historiquement, est l’inexistence (ou le caractère au moins
problématique) d’un résultat déterminé d’une telle série, ce qui fait dire à Thomson que
si une tâche donnée n’a pas besoin d’un tel résultat la contradiction n’a pas lieu.
Ayant ainsi reconstitué et jugé l’argument dans son ensemble en tant qu’il concerne
la problématique qui nous est propre, nous pouvons commenter certains des éléments
remarquables de son détail.
Contenu de l’article
Nous avons jusque là commenté le propos d’ensemble de l’article, et la manière dont
il prend place dans l’histoire que nous racontons de la perte du problème de l’inachevable. Ainsi, ce qui nous intéressait était d’abord l’interprétation de la prémisse 2 et la
conception du rapport qu’elle entretient avec la prémisse 1. Mais la plus grande partie
de l’article de Thomson consiste à défendre la validité de la prémisse 2, autrement dit
l’absurdité de l’être achevé d’une véritable supertâche. Or, cette défense, si remarquable
7.4. DE BLACK À THOMSON, 1951-1954
269
soit-elle, va laisser à désirer à deux égards, formant la matière de la réponse très rigoureuse de Paul Benacerraf : d’une part Thomson va tout du long rester ambigu sur ce
qu’il cherche exactement à prouver, affirmant tantôt que nous ne comprenons en fait
pas ce que peut être l’être achevé d’une tâche infinie, tantôt que nous savons qu’il est
logiquement absurde, c’est-à-dire apparemment qu’il mène à la contradiction. D’autre
part, comme Benacerraf le montrera et comme Thomson l’admettra dans sa réponse de
1970, le type d’argument qu’il propose ne parvient pas en fait à exhiber précisément une
contradiction logique. Nous voyons que les faiblesses de Thomson sont en substance les
mêmes que celles de Max Black.
Comme nous l’avons dit, Thomson pose le problème en termes de deux prémisses – il
faut compléter un nombre infini de trajets/il est logiquement absurde d’avoir complété
un nombre infini de taches61 – et fait remarquer sans doute avec raison que c’est la
plausibilité a priori de chacune qui convainc d’abandonner l’autre.
Il considère néanmoins que les deux prémisses ont quelque chose de vrai (sous une
interprétation convenable), mais que (au sens où elles sont toutes deux vraies) l’argument
qui conclut à l’impossibilité du mouvement est invalide.
Après cette introduction (pp. 1 et 2), la première partie de l’article (pp. 2-9) va
consister à rejustifier, après Black et supposément mieux que lui, et contre Taylor et
Watling, la prémisse 2. Puis la seconde partie (pp. 10-14) va consister à montrer que la
prémisse 1, quoique plausiblement vraie, ne contredit pas la prémisse 262 .
Première partie
Thomson commence par baptiser du nom de « supertâche », su-
pertask, le fait d’avoir accompli un nombre infini de tâches, et la question qu’il pose
originellement est de savoir si on en comprend le concept.
Sa première analyse consiste alors, sans employer nommément ces concepts, à indiquer les dangers qu’il y a à confondre le catégorématique avec le syncatégorématique.
61. “To complete any journey you must complete an infinite number of journeys. […] But it is logically absurd that someone
should have completed all of an infinite number of journeys, just as it is logically absurd that someone should have completed all of
an infinite number of tasks. Therefore it is absurd to suppose that anyone has ever completed any journey.” Thomson, « Tasks
and super-tasks » cit., p. 1.
62. C’est nous qui introduisons cette division en parties qui n’est pas explicite dans le texte.
270
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
Il note en effet que la compréhension du concept de l’être achevé d’un nombre infini
de tâches (catégorématique) n’est pas du tout impliquée par le fait de comprendre, par
exemple, la divisibilité infinie (syncatégorématique)63 . Qu’un morceau de chocolat soit
(en vertu d’un argument itératif zénonien) divisible à l’infini, cela veut dire qu’on a au
moins ℵ0 choix différents en ce qui concerne le nombre de morceaux en lequel le couper.
Mais cela ne veut pas pour autant dire qu’on peut le couper en ℵ0 morceaux64 .
Son jugement est alors que des auteurs comme Taylor et Watling ont jugé que le
catégorématique était plausible et compréhensible, sur la base du syncatégorématique.
Quoique non entièrement convaincant, son diagnostic a quelque chose de séduisant : il
remarque que si l’on suppose que le syncatégorématique implique le catégorématique, on
est amené à juger que la négation du second implique en retour la négation du premier,
c’est-à-dire l’affirmation selon laquelle les processus sont syncatégorématiquement finis,
strictement finis, affirmation qui constituerait alors une confusion du logique et du physique (au sens où il se peut que physiquement il y ait un nombre d’opérations au-delà
duquel on ne peut aller, sans que cela veuille dire qu’il est logiquement impossible d’aller
au-delà). Or, remarque-t-il, on voit constamment les partisans des opérations infinies
accuser les négateurs du catégorématique d’une telle confusion entre le logique et le
physique.
Il y a eu, je crois, une confusion entre le fait de dire (1) on peut concevoir qu'il soit (pratiquement) possible d'accomplir chacun des actes formant un ensemble infini, et de dire (2) on peut
concevoir qu'un nombre infini d'actes ait été accomplis. Il a été supposé que (1) impliquait (2).
Si je crois que l'on a fait une telle supposition, c'est pour la raison suivante. Supposer que (1)
implique (2) revient bien sûr à supposer que quiconque nie (2) doive dès lors nier (1). Or
nier (1) nous engage à soutenir la thèse, tout à fait absurde, selon laquelle, (3) pour tout type
donné de tâche il existe un entier positif k tel qu'il est concevable que k tâches de ce type ait
été accomplies, mais inconcevable, logiquement absurde, que k + 1 l'ait été. Mais personne
ne soutiendra (3), sinon sous l'effet d'une confusion entre la possibilité logique et la possibi63. Sur cette distinction, voir 9.2.2.
64. Thomson, « Tasks and super-tasks » cit., p. 2-4.
7.4. DE BLACK À THOMSON, 1951-1954
271
lité physique. Et il se trouve que ceux qui souhaitent affirmer (2) accusent constamment leur
adversaires de cette même confusion. Ils semblent penser que tout ce qui est exigé d'eux pour
rendre (2) plausible est de dissiper les confusions susceptibles de faire obstacle à l'acceptation
de (1)65 .
Il trouve une instance assez convaincante d’une telle confusion chez Russell qui parle
d’impossibilité « seulement médicale66 » à accomplir une super tâche (une supertâche véritable, exigeant une force constante pour chacune des étapes accomplies en un temps
exponentiellement décroissant), en suggérant qu’une amélioration médicale infiniment
rapide de l’opérateur lui permettrait un tel exploit. L’analyse de Thomson consiste à
dire que la suggestion médicale ne nous aide pas, et que Russell semble ne même pas
voir le problème en jeu. Car ou bien il croit que le fait indéniable que pour chaque
étape n l’amélioration médicale n+1 est logiquement concevable doive nous convaincre
que l’infinité des améliorations médicales peut être entièrement accomplie, auquel cas il
suppose à tort que le syncatégorématique implique le catégorématique, ou bien il ne fait
que redoubler le problème, car la série infinie des améliorations requises est exactement
aussi mystérieuse que la série infinie des achèvements.
Si « il a effectué un nombre infini d'améliorations » ne nous pose pas problème, il est peu
probable que nous soyons troublés par « Il a accompli un nombre infini de tâches »67 .
Nous partageons en grande partie l’intention de Thomson dans ce passage, qui
cherche à montrer l’invalidité des raisons de croire en la possibilité de l’achèvement
de l’infini, et partageons plus encore l’idée que la justification de cet achèvement passe
toujours par sa présupposition, par l’invocation d’une nouvelle série infinie achevée.
65. “People have, I think, confused saying (1) it is conceivable that each of an infinity of tasks be possible (practically possible)
of performance, with saying (2) that is conceivable that all of an infinite number of tasks should have been performed. They have
supposed that (1) entails (2). And my reason for thinking that people have supposed this is as follows. To suppose that (1) entails
(2) is of course to suppose that anyone who denies thinking (2) is committed to denying (1). Now to deny (1) is to be committed
to holding, what is quite absurd, (3) that for any given kind of task there is a positive integer k such that it is conceivable that k tasks
of the given kind have been performed, but inconceivable, logically absurd, that k + 1 of them should have been performed. But
no-one would hold (3) to be true unless he had confused logical possibility with physical possibility. And we do find that those who
wish to assert (2) are constantly accusing their opponents of just this confusion. They seem to think that all // they have to do to
render (2) plausible is to clear away any confusions that prevent people from accepting (1).” ibid., p. 3-4
66. Russell, « The Limits of Empiricism » cit., p. 143.
67. “If we have no difficulties with ‘he has effected all of an infinite number of improvements’ we are not // likely to be puzzled
by ‘He has performed an infinite number of task.’” Thomson, “Tasks and super-tasks” cit., pp. 4-5
272
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
Après ces analyses, suit le fameux argument de la lampe, que nous commençons par
simplement citer :
Il y a certaines lampes de lecture qui possèdent un bouton sur leur base. Si la lampe est éteinte,
et que l'on presse le bouton, elle s'allume, et si elle est allumée et que l'on presse le bouton,
elle s'éteint. Si la lampe était au départ éteinte, et que l'on a pressé le bouton un nombre de
fois impair, la lampe est donc allumée, et si l'on a pressé le bouton un nombre de fois pair,
la lampe est éteinte. Supposons maintenant que la lampe soit éteinte, et que je parvienne à
presser le bouton un nombre infini de fois, peut-être en le pressant une fois durant la première
minute, une seconde fois durant la demi-minute suivante, et ainsi de suite, conformément à la
recette de Russell. Après que j'ai complété la totalité de la série infinie des pressions, c'est-àdire à l'issue des deux minutes, la lampe est-elle allumée ou éteinte ? Il semble impossible de
donner une réponse à cette question. Elle ne peut être allumée, car je ne l'ai jamais allumée
sans aussitôt l'éteindre. Elle ne peut être éteinte, car j'ai commencé par l'allumer et, par la suite,
ne l'ai jamais éteinte sans la rallumer aussitôt. Mais il faut que la lampe soit, ou bien allumée,
ou bien éteinte. Il y a là une contradiction68 .
Il y a plusieurs choses à commenter dans cet argument qui, nous l’avons dit, laisse à
désirer quoi qu’il soit très frappant. D’abord, notons-le, Thomson y fait trois affirmations,
qu’il semble envisager d’un même mouvement mais qui sont en réalité très séparables.
La première est que si l’on pose la question de savoir si la lampe est allumée ou éteinte
à l’issue des deux minutes, il semble impossible d’y apporter une réponse. Cette affirmation elle-même peut être comprise de plusieurs manières, la première étant que nous
semblons en effet incapable de déduire son état à partir des données du problème – c’est
là l’infraction au principe de connectabilité. La seconde affirmation, double, est que la
lampe ne peut pas être allumée, et symétriquement qu’elle ne peut pas être éteinte.
68. “There are certain reading-lamps that have a button in the base. If the lamp is off and you press the button the lamp goes
on, and if the lamp is on and you press the button the lamp goes off. So if the lamp was originally off, and you pressed the button an
odd number of times, the lamp is on, and if you pressed the button an even number of times the lamp is off. Suppose now that the
lamp is off, and I succeed in pressing the button an infinite number of times, perhaps making one jab in one minute, another jab in
the next half-minute, and so on, according to Russell's recipe. After I have completed the whole infinite sequence of jabs, i.e. at the
end of the two minutes, is the lamp on or off ? It seems impossible to answer this question. It cannot be on, because I did not ever
turn it on without at once turning it off. It cannot be off, because I did in the first place turn it on, and thereafter I never turned it off
without at once turning it on. But the lamp must be either on or off. This is a contradiction.”ibid., p. 5
7.4. DE BLACK À THOMSON, 1951-1954
273
L’argument que donne Thomson à cet égard, malheureusement, est au mieux très mal
formulé, au pire incorrect – en vérité, ce qu’il exhibe n’est pas une impossibilité, mais
l’infraction au principe de continuité. La troisième affirmation est que la lampe doit être
ou allumée ou éteinte. Or, cette troisième affirmation est également problématique et
dans une certaine mesure arbitraire quand la lampe en question est considérée comme
un système physique, comme le remarquera là encore Yuval Dolev.
Commençons par indiquer, à la suite de Benacerraf, pourquoi la seconde affirmation
n’est pas justifiée par l’argument de Thomson. Supposons par exemple que la lampe soit
allumée à l’issue du processus. Pourquoi cela devrait-il être contradictoire ? L’argument
nous dit qu’elle ne peut être allumée, car je ne l’ai jamais allumée (en appuyant sur l’interrupteur) sans l’avoir par la suite éteinte (en réappuyant sur le même interrupteur).
Mais ce que cela interdit, c’est que la lampe soit allumée à la suite immédiate d’une
pression déterminée de l’interrupteur (du moins à la manière dont une lampe est usuellement allumée à la suite de la pression de son interrupteur). Cela ne dit rien en soi sur
la possibilité qu’un enchaînement infini d’allumages et d’extinctions produise l’état allumé de la lampe. La réponse selon laquelle la lampe est allumée est peut-être arbitraire,
certainement insatisfaisante, mais elle n’est pas interdite par les données du problème.
On en dirait de même du fait que les seuls résultats envisageables de la supertâche soit
une lampe allumée et une lampe éteinte.
On peut néanmoins accorder un meilleur crédit à l’argument si on le replace dans le
contexte de ce que nous comprenons comme la thèse générale de Thomson. On comprend
alors qu’il ne cherche pas vraiment à prouver que la situation d’une lampe allumée (par
exemple) à la suite d’une série infinie d’oscillations est une situation contradictoire, mais
qu’il est inconsistant, inconcevable, de poser quelque chose comme l’état résultant d’une
série infinie d’opérations. Et à ce titre, si la lampe se trouve allumée, ce n’est du moins pas
parce que je l’ai allumée, et de même si elle se trouve éteinte. Si elle est supposée allumée
à l’issue de l’opération, il semble du moins que 1/ nous ne comprenons pas en quel sens
exactement cet état allumé résulte de la série, à part le fait qu’il la suit immédiatement,
et 2/ certainement il n’en résulte pas au sens où chacun des autres états de la lampe
274
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
dans la série infinie ont résulté d’une opération déterminée. Il est clair, au vu de ce que
Thomson cherche à expliquer, qu’il sous-entend que rien d’autre n’est supposé intervenir
pour garantir une lampe allumée ou éteinte à l’instant limite, et l’état de la lampe à
l’instant limite est supposé manifester le résultat, sans reste, de la supertâche.
Thomson développe plus clairement ce point par la suite en discutant des raisons
qu’ont eu Taylor et Watling de refuser l’argument de Black69 . Son idée est que les deux
auteurs reprochent à Black de présupposer le finitisme des tâches accomplissables, ou
d’exiger qu’un accomplissable ait une dernière tâche, mais Thomson ne croit pas du tout
que son argument consiste à exiger une dernière tâche, mais à interroger la nature du
résultat de la tâche infinie, ce que Thomson appelle son « net result 70 ».
Or Watling, arguant que le problème posé par les machines de Black n’est pas généralisable à l’ensemble des tâches infinies, prétend que l’addition infinie des moitiés
proportionnelles (dans le cas zénonien) a un « net result » déterminé qui est la valeur
limite de la série ou sa somme. Ce qui prouverait que parfois la tâche infinie a un résultat
déterminé. Thomson nie précisément ce point, ce qui donne lieu à des commentaires sur
les opérations mathématiques qui sont cruciaux pour notre point de vue. Pour résumer
sa soigneuse réfutation de Watling et aller droit au but, nous dirons que Thomson rappelle que la valeur d’une série infinie n’est pas en fait définie comme valeur résultant
d’une sommation infinie (chose que personne ne saurait censément interpréter), mais
comme limite vers laquelle tend la suite des sommes partielles de la série. Autrement
dit, l’arithmétique des séries ne nous dit rien sur la possibilité d’avoir achevé une addition infinie. Et affirmer que l’addition (infinie) de tous les termes donne effectivement le
résultat limite, du fait que la différence tend vers 0, serait un argument circulaire. Pire
que cela, sous une certaine interprétation de ce qui constitue le résultat d’une computation, il serait tout simplement erroné de supposer que la limite est un tel résultat : si
une machine – par exemple une machine de Turing – accomplit l’addition successive de
rationnels décroissants, on peut considérer que la machine définit effectivement un réel
69. Nous sautons des éléments de son exposition.
70. Thomson, « Tasks and super-tasks » cit., p. 7.
7.4. DE BLACK À THOMSON, 1951-1954
275
(dans le cas où la somme converge), mais il est aussi clair qu’elle ne donnera jamais le
résultat de la série. Par construction ce résultat n’est jamais le résultat d’une computation, et par hypothèse la machine ne cesse jamais d’exprimer des sommes partielles. Ce
que la machine nous montre, c’est qu’au sens ordinaire de la computation, il n’y a pas
de résultat de cette sommation infinie qui soit littéralement le résultat d’une sommation,
mais seulement une limite que l’on définit comme le résultat de la somme71 .
Si l’on place ces raisonnements dans le contexte général de l’article, nous voyons
donc bien que le propos de Thomson est de montrer qu’une supertâche n’est pas quelque
chose qui puisse avoir un résultat, ou du moins que nous ne sommes pas en position de
comprendre en quel sens quelque chose pourrait en être le résultat, ce qui était manifesté
dans le fait que nous ne comprenons ni la lampe allumée ni la lampe éteinte comme
résultat de la série infinie des pressions de l’interrupteur. Ce que la comparaison avec la
sommation nous a montré, c’est que contrairement à ce que peut croire quelqu’un comme
Watling, la mathématique ne nous indique en rien comment quelque chose pourrait être
le résultat d’une somme infinie au sens où quelque chose est en général le résultat d’une
somme. Ce point nous semble établi de façon convaincante.
Le problème est que cela ne fait rien pour prouver la prémisse 2 de Thomson,
concluant à l’impossibilité des supertâches. Une supertâche n’a pas de résultat final
71. “This may become clearer if we suppose that the machine records the results of its successive additions on a tape that runs
through the machine and that the machine only has the vocabulary to print terms in the sequence of partial sums. (In particular the
machine cannot print the number 2). The machine can then record the result of each of the additions that it is required to make,
but it cannot record the number which is said to be ‘finally’ arrived at. Now Mr. Watling would perhaps wish to say that this machine
does in some sense ‘arrive’ at the number 2, even though it does not record the fact. But in what sense ? What does Mr. Watling mean
by the word ‘give’ in the sentence quoted above from his paper ? It is surely an essential feature of our notion of computation (our
ordinary notion of computation) that at some point in the proceedings the answer to the sum is read off ; we find ourselves writing
down or announcing the answer and our algorithm tells us that this is the answer. It is clear how this is so when we add together
some finite number of numbers. It is not at all clear from Mr. Watling's paper how or in what sense a man who has added together
an infinite number of numbers can be said to arrive at his answer.” ibid., p. 8
“As far as I can see, we give a sense to the expression ‘sum of an infinite number of terms’ by the methods that we use
for computing the limits of certain sequences. There is an inclination to feel that the expression means something quite different ;
that the established method for computing limits is just the way we discover what the sum is, and that the number so discovered can
be or should be specified in some other way. But I think that this is just an illusion, born of the belief that one might reach the sum
in some other way, e.g. by actually adding together all the terms of the infinite sequence. And I if am correct in supposing that talk
of super-tasks is senseless, then this kind of talk cannot give a sense to anything. The belief that one could add together all the terms
of an infinite sequence is itself due presumably to a desire to assimilate sums of infinite sequences to sums of finite ones. (…) If the
expression ‘sum of an infinite sequence’ has no meaning apart from the methods we use for computing limits – methods that are,
notice, demonstrably different from those that we use to compute the sums of finite numbers of terms – this practice could not be
justified further.”ibid., p. 9.
276
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
intrinsèque, soit, mais devons-nous supposer que toute tâche pouvant être accomplie a
un résultat final intrinsèque ? Cela nous paraît bien moins convaincant que la prémisse
2 elle-même.
L’échec de Thomson à prouver la prémisse 2 de façon convaincante, de plus, a des
conséquences immédiates sur sa capacité à différencier le cas zénonien du cas de la supertâche « véritable », c’est-à-dire, d’après l’analyse de Dolev, la supertâche discontinue
et « déconnectée ». C’est à cette différenciation qu’il va occuper la suite et fin de son
article.
Seconde partie
La seconde partie est ce qui dans l’article de Thomson nous laisse le
plus perplexe. Si nous comprenons correctement, son argument consiste à dire qu’il est
impossible d’accomplir exactement (sans plus) la supertâche décrite par Zénon, parce
que cela ne nous mènerait en aucun point, mais que nous pouvons en revanche accomplir
chacune des tâches comprises dans cette supertâche sans avoir à accomplir exactement
cette supertâche, mais en accomplissant la tâche ordinaire qui consiste à aller d’un point
à un autre. Mais qu’il ne soit pas requis d’accomplir exactement une supertâche, et
qu’en fait en accomplir tous les éléments nous oblige à nous trouver d’une certaine
manière déjà au-delà d’elle, en quoi cela devrait-il nous convaincre que nous n’avons pas,
aussi, à accomplir la supertâche en question, ne serait-ce qu’en passant et sans y prêter
attention ?
Thomson énonce que si quelqu’un nous ordonnait de parcourir tous les points zénoniens un après l’autre, la seule manière intelligible de comprendre son ordre serait de
comprendre qu’il nous ordonne d’achever un parcours ordinaire, et que la formulation
d’origine apparaît comme une sorte de plaisanterie. Mais ça n’est pas exact. C’est là
certes la seule manière possible d’achever cette tâche, puisqu’en général nous ne pourrions jamais avoir accompli exactement une supertâche72 , mais cela ne veut pas dire
que nous ne comprenons pas littéralement la supertâche et que nous ne l’accomplissons
72. Ne serait-ce que parce qu’une supertâche n’a pas de dernier instant. Il faut donc bien, si le sujet
accomplissant la tâche n’est pas anéanti à la suite de celle-ci, qu’il soit au moins aussi existant à cet
instant dans un état n’appartenant pas aux états prescrits par la série.
7.4. DE BLACK À THOMSON, 1951-1954
277
pas en accomplissant le parcours ordinaire. Encore une fois, il est clair que la tâche
ordinaire n’est pas identique à une supertâche, mais en quoi Zénon échoue-t-il à nous
convaincre que, accomplissant la tâche ordinaire, nous sommes forcés d’accomplir aussi
une supertâche ?
Nous savons en quel sens la tâche zénonienne n’est pas une « vraie » supertâche.
C’est pour la raison qui fait dire à Aristote et Max Black qu’en fait la tâche zénonienne
n’a pas vraiment lieu : elle est extraite d’une tâche simple et continue. Et elle n’est pas
cette tâche simple et continue, elle est une tâche discrète et infinie.
C’est là que l’incapacité de Thomson à prouver la seconde prémisse pèse sur sa
capacité à rendre la première prémisse inoffensive. En effet, si nous sommes convaincu
de l’impossibilité d’accomplir exactement une supertâche, et de l’impossibilité qu’une
supertâche ait un “résultat net”, Thomson n’a rien fait pour nous convaincre du fait
qu’une véritable supertâche est impossible dans un cas où un résultat net n’est pas
requis. Supposons que nous ordonnions la vérification de toutes les décimales de π, à la
recherche d’un certain enchaînement de décimales donné (par exemple, 18 fois d’affilée
le chiffre 7). Nous ne nous attendrions pas à ce qu’il y ait un résultat net de l’opération
de computation des décimales, ce serait absurde puisqu’il s’agit d’une tâche infinie et
qu’il n’y a pas de dernière décimale. Nous ne nous attendrions pas à ce qu’il soit possible
d’accomplir entièrement la computation de toutes les décimales et de ne se trouver dans
aucun état extérieur à elle, puisqu’elle n’a pas de dernier état. Mais si c’est là tout ce qui
était susceptible de nous déranger, nous pouvons dans ce cas ordonner la vérification, en
attendant comme résultat la réponse à la question de savoir si la séquence de décimales
s’y trouve ou non. Il serait évidemment déraisonnable de demander quelle est la dernière
décimale que l’opérateur a vérifiée.
De même, si nous ordonnions de parcourir toutes les moitiés zénoniennes, dans
l’ordre, nous ne nous attendrions pas à ce qu’il y ait un résultat net des parcours successifs, puisque ce parcours n’a pas de point final. Mais cela ne veut pas dire que nous
ne pouvons pas l’ordonner.
Pourtant, il nous semble clair que selon Thomson, il est bien impossible de computer
278
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
toutes les décimales de π. C’est que cette impossibilité n’est pas du fait de l’absence de
résultat net de la computation, mais du fait de la raison plus profonde qui est la cause
de cette absence de résultat net : la série est infinie. Non pas au sens où le « cardinal »
de ses étapes est infini, mais au sens où elle se poursuit sans fin, où elle n’est pas quelque
chose qui pourrait être achevé, ce qui implique qu’elle n’a pas d’achèvement intrinsèque,
ce qui fait qu’elle n’a pas de résultat net.
7.5 La critique des années 1960 : Benacerraf, Chihara, et
Thomson1970
Après la très riche discussion menée dans la revue Analysis, et dont nous n’avons
commenté que quelques éléments, le second grand moment du problème des supertâches
se déroule dans les années 1960, et comprend trois pièces majeures, qui chacune réfléchit logiquement et remarquablement les idées de la décennie qui précède. La première
est l’impressionnant premier article publié de Paul Benacerraf73 , et constitue la grande
réponse « possibiliste », logiquement vraiment rigoureuse, à l’article de Thomson. La
seconde est l’effort de Charles S. Chihara74 pour, tout en maintenant l’intuition de
l’impossibilité des supertâches, exprimer rigoureusement en quoi elles ne sont pas équivalentes à la tâche zénonienne. La troisième prend place dans le recueil de Wesley Salmon
sur les réponses du xxe siècle aux paradoxes de Zénon d’Élée75 , qui contient de très intéressants articles dont celui de Paul Benacerraf, et, justement, notre troisième texte à
savoir la réponse de Thomson écrite pour l’occasion76 , où ce dernier clarifie, nuance et
enrichit son propos de 1954.
7.5.1 Benacerraf, Tasks, Supertasks, and the Modern Eleatics (1962)
La thèse essentielle de l’article de Paul Benacerraf est que l’on n’a pas su trouver (et
qu’il est douteux que l’on trouve jamais) une contradiction logique posée par les super73.
74.
75.
76.
Benacerraf, « Tasks, Super-Tasks, and the Modern Eleatics » cit.
Chihara, « On the Possibility of Completing an Infinite Task » cit.
Salmon, Zeno’s Paradoxes cit.
Thomson, « Comments on Professor Benacerraf’s Paper » cit.
7.5. LA CRITIQUE DES ANNÉES 1960
279
tâches. En réalité, les plus profonds développements de son article sont tous consacrés,
non pas tant à Zénon ou aux supertâches, mais à des réflexions méta-logiques et métaargumentatives sur la possibilité de prouver la cohérence d’un concept ou de lui attribuer
un sens, réfléchissant notamment à l’ambiguïté dans laquelle Thomson a laissé le problème, celui-ci ayant argumenté de façon apparemment indistincte pour prouver 1/ que
les supertâches sont contradictoires, 2/ qu’elles n’ont pas de sens, 3/ que leur sens n’a
pas été expliqué77 . Nous ne pouvons à l’évidence aborder que très superficiellement ces
sujets, et nous ne pouvons d’une manière générale aborder l’ensemble des riches développements de l’auteur. Nous nous contenterons d’une synthèse rendant compte de la place
que prend cet article dans notre histoire. Nous devons commencer par accorder que sur
tous les points qu’il aborde, Benacerraf nous semble avoir techniquement, littéralement,
raison.
Son premier argument, que nous avons déjà repris pour notre compte en commentant Thomson, est qu’il n’est pas à strictement parler contradictoire que la lampe soit
allumée, ou qu’elle soit éteinte, et qu’il faut donc admettre a minima qu’il manque une
prémisse au raisonnement de Thomson si celui-ci doit pouvoir conclure quoi que ce soit.
En général, remarque Paul Benacerraf, si l’on établit une série de règles attribuant certaines propriétés à des intervalles d’une série infinie convergente (lui-même utilise les
concepts arbitraires fair et foul afin d’expliciter son propos), on ne peut pas en déduire
logiquement quoi que ce soit sur les propriétés du point limite78 .
Supposer que [les arguments de Thomson montrent que la lampe ne peut être ni allumée ni
éteinte] revient à supposer que la description de l'état physique de la lampe à t1 (relativement
à la propriété d'être allumée ou éteinte) est une conséquence logique de la description de son
état (relativement à la même propriété) aux temps antérieurs à t1 . Je ne sais pas si cela est
vrai ou non, et j'examinerai brièvement dans la section II différentes considérations à ce sujet.
Mais que cela soit vrai ou non, l'argument est invalide si l'on n'y ajoute pas une prémisse en ce
sens79 .
77. Benacerraf, « Tasks, Super-Tasks, and the Modern Eleatics » cit., 767, n. 3.
78. Ibid., p. 771-2.
79. “To suppose that they do is to suppose that a description of the physical state of the lamp at t1 (with respect to the property
280
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
Ce simple argument est très longuement développé dans l’article, qui discute le détail
des formulations de Thomson80 , et produit un nombre important de nouvelles expériences
de pensée. Les plus notables sont peut-être celles qui impliquent un génie diminuant de
moitié à chaque fois qu’il achève le parcours d’une des parties proportionnelles zénoniennes, ne laissant rien de lui au point limite81 .
Le bilan que nous voudrions tirer de l’ensemble de ces considérations, est à la fois
que Paul Benacerraf semble manquer ce que nous considérons comme l’intention de
Thomson, et qu’il a en un sens raison de le faire. Si nous l’interprétons correctement, la
thèse de Thomson est essentiellement de considérer des actes consistant à accomplir une
série infinie de tâches, étant sous-entendu que rien d’autre n’est supposé accompli qui
viendrait compléter ou contredire le résultat de la supertâche, et d’arguer que rien de ce
qu’on peut imaginer être un état du système obtenu au point limite ne peut être compris
par nous comme résultat de la supertâche en question. En somme qu’une supertâche est
quelque chose qui ne peut avoir de résultat net. Néanmoins, Benacerraf a raison de
noter que Thomson suppose sans le dire qu’une supertâche doit (ou plutôt devrait, si
elle était possible) avoir un résultat net, et qu’en tout cas Thomson n’a pas su exhiber
de contradiction.
La seconde partie de l’article, comme nous l’avons annoncé, réfléchit plus généralement à la possibilité de prouver la possibilité ou l’impossibilité logique d’une situation
donnée, et conclut en substance que pour montrer une impossibilité logique, il faudrait
exhiber une contradiction simple dérivant de prémisses analytiquement impliquées par
la nature de la situation en question. Et inversement, pour prouver la possibilité logique,
il faudrait ou bien faire une analyse de tous les composants logiques de la situation et
montrer qu’il serait impossible d’en dériver une contradiction, ou bien en donner un
exemple manifestement réel.
of being on or off ) is a logical consequence of a description of its state (with respect to the same property) at times prior to t1 . I
don't know whether this is true or not, and in section II I shall briefly investigate some matters that bear on this issue. But, true or
not, the argument is invalid without the addition of a premise to that effect.” ibid., p. 768.
80. Nous sautons en particulier, ici comme à propos de l’article de Thomson, une discussion comparant
les supertâches aux séries non-convergentes et leur résultat à la somme de Cesàro. Nous y reviendrons
en commentant l’article de Yuval Dolev qui fait grand cas de cet aspect de la discussion.
81. Benacerraf, « Tasks, Super-Tasks, and the Modern Eleatics » cit., p. 776-7.
7.5. LA CRITIQUE DES ANNÉES 1960
281
Cette conclusion fort raisonnable nous permet de faire à notre tour une conclusion
intermédiaire : tout en introduisant la rigueur logique nécessaire, Paul Benacerraf est
également celui qui le plus clairement détache la problématique des supertâches de toute
intuition du passage. Il nous demande simplement de considérer une situation dans son
ensemble, incluant ou non des points et situations limites, et d’interroger le fait de savoir
si une contradiction peut être exhibée à partir des hypothèses d’origine. Qu’il ait raison
de procéder ainsi ne fait qu’illustrer l’erreur symétrique, d’après nous, de Max Black et
Thomson, qui a consisté à miser sur des états supposés contradictoires pour défendre
une thèse essentiellement relative au progrès et à l’achèvement de certains processus. La
question qu’il faut donc poser est la suivante : qu’est-ce exactement qui est contredit par
l’hypothèse d’une supertâche achevée ? Comme nous l’avons déjà suggéré, il y a un point
où l’affirmation de sa contradiction logique semblerait revenir à l’affirmation – insoutenable – de l’inconsistance de l’arithmétique des ordinaux transfinis. Cela indique que
la contradiction ne saurait ici être formelle. Mais comme le dit justement Yuval Dolev,
l’expérience de pensée d’un processus temporel ne peut pas mériter ce nom si nous ne
parvenons pas à la penser comme représentant effectivement un processus temporel. Et
avec la pensée de la temporalité semblent être impliquées des intuitions substantielles,
que nous qualifierions volontiers de « synthétiques a priori », au sens simplement où
elles ne sont tirées analytiquement d’aucune définition et sont trop générales pour être
considérées comme empiriques. Si une expérience nous paraît contredire certaines intuitions (qu’il importe alors d’expliciter), une situation que nous continuons à reconnaître
comme non logiquement contradictoire peut néanmoins échouer à être, pour nous, temporelle. La question devient par conséquent ce que nous entendons quand nous parlons
du temps.
7.5.2 Chihara, On the Possibility of Completing an Infinite Process
(1965)
L’objet premier de l’article de Charles S. Chihara n’est pas de proposer de nouveaux
arguments en faveur de l’impossibilité des supertâches, mais de suggérer un critère per-
282
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
mettant de différencier les « vraies » supertâches des tâches zénoniennes. Cela revient
en un sens à renforcer la position impossibiliste, la position possibiliste étant elle-même
régulièrement renforcée par l’idée que le mouvement, tel qu’analysé par Zénon, nous
donne en soi de bonnes raisons de croire en la possibilité des supertâches.
L’article prend pour ainsi dire la suite immédiate de celui de Benacerraf. Il commence
par l’idée que peu de personnes réfléchissant à ces questions croient possible l’achèvement d’au moins certains processus infinis, notamment ceux qui consisteraient à calculer
toutes les décimales du nombre π ; que certains auteurs ont jugé qu’il s’agissait là d’une
impossibilité logique, et que lui-même ne se prononcera pas sur cette question, considérant que « la distinction entre le physiquement et le purement logiquement impossible n'est pas simple
à tracer82 ». Que néanmoins, personne ne semble croire que l’inexistence d’une machine
capable d’un tel exploit soit purement contingente, ou que nous puissions, par exemple,
raisonnablement envisager l’élaboration future d’une telle machine. Comme il l’écrit, il
semble, quoi qu’il en soit, que le sens selon lequel des processus de ce type sont « impossibles » est un sens très fort, touchant peut-être à l’inconcevabilité83 . Mais le problème,
qui se pose alors intellectuellement à tous et toutes, est de comprendre quoi faire de
l’analyse zénonienne de la course d’Achille contre la tortue, qui semble impliquer qu’une
tâche infinie du même type soit effectivement achevée avec tout mouvement.
En somme, nous ne sommes pas prêts à abandonner notre conviction de l’impossibilité d’accomplissement des supertâches, et sommes frappés de stupeur devant l’analyse
zénonienne. Le point de départ est bien celui que nous trouvons déjà chez Aristote.
Chihara introduit alors un certain nombre de distinctions et élaborations conceptuelles pour mieux analyser la situation, ces élaborations techniques étant tout du long
le véritable apport de l’article. Nous citons le premier passage essentiel :
J'appellerai une règle engendrant une suite « règle terminale », si un terme de la suite
produit conformément à la règle peut être correctement nommé « le dernier terme de la suite
définie par la règle ». Une « règle sans terme » sera, au contraire, toute règle engendrant une
82. Chihara, « On the Possibility of Completing an Infinite Task » cit., p. 74.
83. Ibid.
7.5. LA CRITIQUE DES ANNÉES 1960
283
suite et n'étant pas une suite terminale. Bien entendu, lorsqu'une suite de nombre entiers est
effectivement mise sur le papier, conformément à une règle sans terme, un terme en particulier
devra être le dernier de la suite qui a été produite, mais celui-ci ne saurait être le dernier terme
de la suite définie par la règle.
Toute règle sans terme définit une suite infinie, mais toute règle terminale ne définit pas
une suite finie : une suite de type d'ordre ω + 1 (par exemple la suite 1, 2, 3, … ; 1) peut être
définie par une règle terminale. Toute suite infinie qui est définie par une règle terminale doit,
cependant, posséder une sous-suite qui puisse être définie par une règle sans terme84 .
Enfin, j'adopterai l'expression « X rend P vraie » à la place de l'expression encombrante « X
accomplit une action en vertu de laquelle la proposition P est vraie ».
Revenant au paradoxe de l'Achille, nous remarquons que nous avons une règle sans terme
engendrant une suite de nombres de la forme 1−1/2n . Soit alors « I n » l'intervalle fermé ayant
pour extrémités 1–1/2n−1 et 1 − 1/2n , et soit « T n » la proposition « Achille a traversé I n ».
Il est clair que nous obtenons une règle sans terme engendrant une suite de propositions de la
forme T n . Nous pouvons alors considérer que Zénon soutient que, si Achille doit rattraper la
tortue, il doit rendre vrai T 1 , puis T 2 , puis T 3 …jusqu'à ce que (n)T n ait été rendue vraie.
Mais comment est-il possible de rendre vraies toutes les propositions d'une suite infinie ?
Comment est-il possible d'achever une telle tâche puisque l'on ne peut parvenir à la fin de
la suite de tâches à accomplir ? Comment est-il possible de traverser chacun des intervalles
infinis de forme I n dont la réserve est illimitée et inépuisable ? De pareilles considérations ont
conduit Hermann Weyl à affirmer qu'« il est incompatible avec le caractère de l'infini comme
“inachevable” qu'Achille ait pu les traverser tous »85 .
84. À condition que la suite soit bien ordonnée, ce qui est en fait ici sous-entendu par l’usage du terme
« suite » par Chihara.
85. “ I shall call a rule for generating a sequence a terminating rule if some term in a sequence produced in accordance with
the rule can be correctly called ‘ the last term in the sequence defined by the rule ’. A nonterminating rule will thus be any rule for
generating a sequence that is not a terminating rule. Obviously, in actually writing out a sequence of natural numbers in accordance
with a nonterminating rule, some term will have to be the last term in the sequence actually produced, but this term cannot be the
last term in the sequence defined by the rule. / Every nonterminating rule defines an infinite sequence, but not every terminating
rule defines a finite sequence : a sequence of order // type ω + 1 (for example, the sequence 1, 2, 3, … ; 1) can be defined by a
terminating rule. Every infinite sequence defined by a terminating rule must, however, have a subsequence which can be defined by
a nonterminating rule. / Finally, I shall adopt the locution ‘ X makes P true ’ in place of the cumbersome ‘ X performs an action in
virtue of which the proposition P is true. ’ / Turning to the Achilles paradox, we should note that we have a nonterminating rule for
generating a sequence of numbers of the form 1 − 1/2n . Now let ‘ I n ’ denote the closed interval with the end points 1–1/2n−1
and 1 − 1/2n ; and let ‘ T n ’ denote the proposition ‘ Achilles travelled through I n . ’ Obviously, we have a nonterminating rule
284
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
Nous avons donné cette longue citation qui de notre point de vue est parfaite et
semble renouer véritablement avec le problème originel : elle reformule l’infinité comme
résultat d’une procédure sans fin, d’où est tiré le caractère inépuisable et inachevable
de ses opérations. Le problème étant celui de la compatibilité entre l’achèvement et
l’inachevabilité86 . Suivant cette compréhension, il pose un dilemme entre deux choix
déplaisants : la conclusion de Zénon ou la possibilité des supertâches. Il poursuit en
montrant pourquoi ce dilemme de l’inachevable n’est pas résolu par les solutions habituelles – qui pointent la convergence de la somme infinie ou le prétendu sophisme du
« toujours/jamais » – et qu’il ne comprend pas vraiment non plus les réponses – que nous
dirions aristotéliciennes – de Weyl et Black, censées nous convaincre du fait qu’il n’y a
pas en fait vraiment une infinité d’intervalles à parcourir87 . Rappelant l’échec des arguments cherchant à établir une contradiction logique dans l’idée de supertâche achevée, il
maintient néanmoins une certaine sympathie pour le geste de Thomson, à condition de
comprendre que le problème ne réside pas dans l’inexistence d’un état résultant satisfaisant, mais dans l’incompréhensibilité du fait qu’un inachevable s’est en effet achevé. La
chose étant peut-être mieux signifiée par l’argument de la Dichotomie, qu’il comprend
comme Dichotomie inversée, qui demande comment une série sans commencement peut
bien commencer88 .
Ayant ainsi établi le dilemme d’une manière selon nous parfaitement satisfaisante,
Chihara se propose de le résoudre, c’est-à-dire de trouver un critère permettant de déterminer clairement et en général en quoi les situations que nous croyons réelles, et où
une analyse zénonienne peut être menée, ne sont en fait pas équivalentes aux situations
generating a sequence of propositions of the form T n . Now we can take Zeno as arguing that if Achilles is to catch the tortoise, he
must make true T 1 , and then T 2 , and then T 3 …until (n)T n is made true. / But how is it possible to make true all of an infinite
sequence of propositions ? How is it possible to finish such a task when one cannot come to the end of the sequence of tasks to
be performed ? How is it possible to traverse each of the infinitely many intervals of the form I n when the supply of intervals is
unlimited and inexhaustible ? Such considerations led Hermann Weyl to claim ‘ it is incompatible with the character of the infinite
as the "incompletable"that Achilles should have been able to traverse them all. ’ ” Chihara, « On the Possibility of
Completing an Infinite Task » cit., p. 74-5.
86. Notons néanmoins, point qui sera déterminant par la suite, que Chihara ne dit pas qu’Achille
doit traverser une infinité d’intervalles successifs, ou accomplir une série infinie de tâches, mais qu’il doit
rendre vraie une série infinie de propositions.
87. Chihara, « On the Possibility of Completing an Infinite Task » cit., p. 77.
88. Ibid., p. 80-1.
7.5. LA CRITIQUE DES ANNÉES 1960
285
de supertâches véritables, que nous croyons impossibles. Le dilemme va se trouver résolu
grâce à la notion de « suite infinie engendrée par analyse » ou suite infinie « e-a ».
Les propositions P et Q seront dites « équivalentes en acte » si tout acte rendant P vraie
rendrait ipso facto Q vraie et vice versa. L'« équivalence en acte » est évidemment une relation
d'équivalence -- c'est-à-dire qu'elle est réflexive, symétrique et transitive.
On lira « * » comme abrégeant la conjonction temporelle « et ensuite ».
Soit D1 , D2 , D3 , …une suite sans terme de propositions dont chaque membre Dn est
équivalent en acte à tout autre membre de la suite, et consiste en une conjonction de forme
D1 ∗ D2 ∗ D3 ∗ . . . ∗ Dn ∗ Rn , telle que : (a) Rn est équivalent en acte à Dn+1 ∗ Rn+1 ; et
(b) la même sorte de test qui pourrait être employé pour déterminer si Rn a été rendue vraie
pourrait aussi l'être pour déterminer si Dn a été rendue vraie. On dira alors que la suite D1 ,
D2 , D3 , …est une suite infinie engendrée par analyse (ou simplement e-a)89 .
Il est probablement souhaitable ici d’expliciter le calcul laissé pour ainsi dire à l’exercice du lecteur par Chihara, et d’expliquer à la fois la fonction et le fonctionnement de
cette définition.
Les Dn sont des propositions décrivant des faits qu’on pourra dire « élémentaires ».
Chaque Dn , en revanche, est une proposition composée, de la forme : « D1 et ensuite
D2 et ensuite…et ensuite Dn – pour tout Di tel que i ≤ n –, et ensuite Rn ». Ici, Rn joue
le rôle d’une sorte de générateur, car il est défini comme équivalent en acte à « Dn+1 et
ensuite Rn+1 ». Ainsi, on a D1 défini comme « D1 et ensuite R1 », ce qui est équivalent en
acte à « D1 et ensuite D2 et ensuite R2 », c’est-à-dire par définition D2 , qu’on montrera
à son tour équivalent à D3 et ainsi de suite, d’où le fait que les Dn sont tous équivalents
en acte deux à deux, et chacun d’entre eux engendre une suite infinie engendrée par
analyse.
89. “Propositions P and Q will be said to be act-equivalent if any act making P true would ipso facto make Q true and vice versa.
Obviously, ‘act-equivalence’ is an equivalence relation -- that is, is reflexive, symmetric, and transitive. // ‘*’ should be read as the
temporal conjunction ‘and then.’ // Let D1 , D2 , D3 , …be a nonterminating sequence of propositions each member (Dn ) of which
is act-equivalent to any other member of /82/ the sequence and is a conjunction of the form D1 ∗D2 ∗D3 ∗. . .∗Dn ∗Rn such that :
(a) Rn is act-equivalent to Dn+1 ∗ Rn+1 ; (b) the same sorts of test could be used for determining that Rn has been made true
as those for determining that Dn has been made true. Then the sequence D1 , D2 , D3 , …will be called an analysis-engendered
(or simply a-e) infinite sequence.” ibid., p. 81-2
286
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
Chihara va pouvoir alors affirmer qu’on a au moins de bonnes raisons de penser que
la suite des parcours partiels zénoniens est bien une telle suite infinie engendrée par
analyse, mais qu’en revanche les autres suites infinies, impliquées par les supertasks, et
intuitivement irréalisables, que le dilemme déclarait équivalentes aux tâches zénoniennes,
ne sont en fait pas engendrées par analyse, et ne sont donc pas équivalentes aux tâches
zénoniennes. Il est sans doute à nouveau souhaitable d’expliciter ce point que Chihara
laisse en l’état :
Dans la définition de Chihara, on prend, pour chaque Dn , le Tn correspondant dans
la description de la série zénonienne, autrement dit la proposition « le mobile a parcouru
la n-ème section zénonienne du parcours ». Et on comprend Rn comme la proposition
« le mobile a parcouru ce qui reste du parcours total, à la suite de la n-ème section ». Et il
faut noter que, dans le dispositif zénonien, nous savons une chose supplémentaire qui est
que, pour tout n, les intervalles dont Rn et Dn énoncent respectivement le parcours sont
exactement égaux, du fait qu’à chaque étape le mobile est supposé parcourir exactement
la moitié de ce qui lui reste. Rn peut donc se comprendre comme : « le mobile a parcouru
le reste du parcours, reste qui se trouve être exactement égal à la n-ème section ».
D1 est donc par définition la proposition : « D1 et puis R1 », soit « le mobile a
parcouru la première moitié, et puis la seconde moitié restante ». Zénon nous montre
(c’est la satisfaction du critère (a) de Chihara) que R1 est équivalent à « le mobile a
parcouru le troisième quart, et puis le quatrième quart restant », c’est-à-dire équivalent
à « D2 et puis R2 ». Et ainsi de suite, à chaque fois, Rn équivaut à « Dn+1 et puis
Rn+1 ». Rn joue donc bien son rôle de générateur, qui garantit l’équivalence de D1 et
D2 et à la suite de tous les Dn deux à deux.
Et Chihara soutient (c’est la satisfaction du critère (b)), que l’on évalue, pour tout
n, la vérité de Dn de la même manière que l’on évalue la vérité de Rn – avec quelque
vraisemblance puisqu’il s’agit du parcours de deux intervalles rigoureusement égaux, l’un
à la “droite” immédiate de l’autre.
On a donc bien, de façon au moins vraisemblable, le fait que la suite zénonienne des
Tn est une suite infinie engendrée par analyse. Elle porte manifestement ce nom du fait
7.5. LA CRITIQUE DES ANNÉES 1960
287
qu’elle est littéralement engendrée par l’analyse du continu en ses parties arbitrairement
découpables. Mais les suites problématiques, soi-disant équivalentes, ne sont pas des
suites infinies engendrées par analyse, parce qu’elles ne vérifient pas le critère (b). Si
l’on prend par exemple la suite proposée par Weyl, on interpréterait chaque Dn comme :
« la machine a énuméré la n-ème décimale de π », ce que l’on sait vérifier et qui est une
tâche ordinaire ; mais chaque Rn comme : « la machine a énuméré la m-ème décimale de
π pour tout m supérieur à n » ce que l’on ne sait pas comment vérifier et qui n’est pas
une tâche ordinaire. Ainsi la suite de Weyl échoue à satisfaire le critère (b) de Chihara
et n’est pas engendrée par analyse. Ce qui manifeste le fait qu’il n’y a pas de tâche
ordinaire et apparemment simple que l’on puisse analyser en une infinité de sous-tâches
consistant à énumérer les décimales de π.
Tout ceci nous paraissant absolument convaincant, la question principale demeure
néanmoins : cette différence est-elle pertinente relativement au problème de l’inachevable ?
La clé de l’argument semble alors se trouver dans le passage suivant :
Mais pourquoi au juste semble-t-il impossible de rendre vrais tous les Tn ? Je suggèrerais
la raison suivante : l'on tend à penser les suites infinies sur le modèle des suites finies. Supposons que tous les éléments d'une suite finie de propositions P1 , P2 , P3 , …Pk doivent être
rendus vrais dans l'ordre de la suite. Il est évident que l'on ne finit de rendre vraies toutes les
propositions de la suite que lorsque l'on rend vraie Pk , soit la dernière proposition de la suite.
Si l'on a une situation de ce genre à l'esprit, on peut alors aisément être conduit à penser que le
fait de rendre vrais tous les Tn est une tâche impossible, puisqu'il n'y a pas un dernier élément
de la suite à rendre vrai.
Mais l'on pourrait aussi bien être conduit à penser que la série infinie 1/2 + 1/4 + 1/8 +
…ne pourrait possiblement avoir la valeur 1, puisqu'on ne peut jamais finir d'« additionner »
tous les termes concernés, puisqu'il n'y a pas de dernier terme de la suite à « additionner ».
Bien entendu, affirmer que la série infinie ci-dessus a pour valeur 1 ne consiste pas à affirmer
que si l'on « additionnait » les termes de la suite 1/2, 1/4, 1/8, …l'on finirait par obtenir 1, mais
plutôt que la suite des sommes partielles admet le nombre 1 pour limite. Et dire qu'une suite
288
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
a une certaine limite revient à caractériser la règle qui la définit en disant qu'elle engendre des
termes d'une certaine sorte.
Cet exemple laisse à penser que nous avons considéré incorrectement la tâche d'Achille.
Par analogie avec la notion de valeur d'une série infinie, nous pouvons comprendre le fait de
rendre vrai tous les Tn non comme la tâche absurde consistant à rendre vrai T1 , puis T2 ,
puis T3 , et ainsi de suite, jusqu'à ce que soit rendue vraie quelqu'inexistante dernière proposition de la suite, mais plutôt comme la tâche consistant à accomplir une action en vertu
de laquelle une règle sans terme engendre des termes d'une certaine sorte, à savoir des propositions vraies. Par suite, la tâche que Zénon confie à Achille est simplement d'accomplir une
action qui satisfasse une condition suffisante pour qu'une certaine règle sans terme n'engendre
que des propositions vraies. Quelle action Achille doit-il donc accomplir pour rendre vrais tous
les Tn ? Précisément celle dont Zénon nous a fourni l'analyse au moyen de cette même règle
sans terme : Achille doit traverser l'intervalle (0,1)90 .
Si nous comprenons correctement ce que peut vouloir signifier ce passage, il s’agit
de dire que contrairement aux apparences, le fait de rendre vraie une suite infinie de
propositions exprimant le parcours d’intervalles successifs n’est pas équivalent au fait
d’accomplir une suite infinie de parcours successifs, en sorte que si le second exploit
est bien impossible, cette impossibilité ne se transmet pas au premier, qui consiste à
rendre vrais les éléments d’une suite infinie engendrée par l’analyse d’une tâche simple.
Malheureusement, il nous semble que cette remarquable analyse échoue complètement à
90. “But why does it even seem to be impossible to make true all the Tn ? I suggest that one reason is this : one tends to think of
infinite sequences on the model of finite sequences. Suppose now that all the elements of a finite sequence of propositions P1 , P2 ,
P3 , …Pk must be made true in the given order. Obviously, one finishes making true all the propositions in the sequence only when
one makes true Pk , the last proposition in the sequence. Now if this sort of situation remains fixed in one's mind, one can easily be
led to think that making true all the Tn is an impossible task, since there is no last element of that sequence to be made true. // But
a person might also be led to think that the infinite series 1/2 + 1/4 + 1/8 + …could not have the value 1, since one could never
finish ‘adding up’ all the relevant terms, there being no last term in the sequence to be ‘added up.’ Of course, to claim that the above
infinite series has the value 1 is not to claim that if one ‘added up’ the terms in the sequence 1/2, 1/4, 1/8, …one would eventually
get 1, but rather that the sequence of partial sums has the limit 1. And to say that a sequence has a particular limit is to characterize
the defining rules as generating terms of a certain sort. // This example suggests that we have been thinking of Achilles' task in the
wrong way. By analogy with the notion of the value of /84/ an infinite series, we can understand making true all the Tn , not as the
absurd task of making true T1 , then T2 , then T3 , and so forth, until some nonexistent last proposition in the sequence is made true,
but rather as the task of performing some action in virtue of which the nonterminating rule generates terms of a certain sort, namely
true propositions. Hence the task which Zeno sets for Achilles is just the task of performing some action which satisfies a sufficient
condition for it to be the case that the nonterminating rule generates only true propositions. Now what action would Achilles have
to perform to make true all the Tn ? Precisely that action which Zeno analyzed for us by means of the above nonterminating rule :
Achilles would have to traverse the interval (0, 1).” ibid., p. 83-4.
7.5. LA CRITIQUE DES ANNÉES 1960
289
protéger l’exploit d’Achille de l’impossibilité des supertâches.
Ce que nous dit l’auteur, c’est que si le mobile peut accomplir un parcours quelconque, alors il peut accomplir quelque chose qui suffit à faire qu’une règle sans terme
énumère une infinité de propositions toutes vraies. Cela est évident. Et on ne peut que
reconnaître le fait qu’accomplir une chose qui rende vraie une infinité de propositions
distinctes n’implique pas en général d’accomplir une infinité de choses distinctes91 . Et
il est aussi clair qu’il est toujours possible de considérer ainsi la situation de la course
d’Achille et ne pas la regarder comme une suite inachevable de parcours partiels.
Mais en vérité, cela ne nous semble rien changer au problème. En effet, pourquoi ne
pas la regarder comme une telle suite inachevable ? Il est certain que si le mobile peut
achever un parcours quelconque, alors il peut rendre vraie l’infinité des propositions en
vertu d’une règle générative sans terme. Mais peut-il achever un parcours quelconque ?
Mettons-nous à la place du coureur : pour achever un parcours quelconque donné, il lui
faudrait pour commencer en parcourir la moitié. Arrivé à cette moitié, il lui faudrait
encore parcourir la moitié restante, assurément. Il devrait donc en parcourir d’abord la
moitié. Et ainsi de suite. Comme nous savons que la suite de ces étapes, que Chihara ne
nous a pas donné de raison de ne pas attribuer effectivement au mobile, est une séquence
itérative, nous savons qu’elles forment une série sans fin. Mais nous savons par ailleurs,
en prenant du recul, que cette série devrait avoir été achevée, c’est-à-dire que le mobile
devrait effectivement accomplir chacune de ces étapes, une par une, si le mouvement de
départ devait avoir été accompli, dans la mesure où tous les membres de la série prennent
place avant l’accomplissement total du mouvement. Si le mobile pouvait achever un
parcours quelconque, il devrait par impossible avoir achevé une série infinie de parcours,
et tout mouvement est par conséquent impossible. Autrement dit, il est certain qu’en
général rendre vraie une infinité de propositions n’implique pas d’accomplir une infinité
d’actes, mais pourquoi cela n’est-il pas impliqué dans ce cas précis, où les propositions de
la suite ne sont pas seulement toutes rendues vraies, mais rendues vraies successivement
91. Pour donner un exemple particulièrement trivial, que Pierre ait mangé une pomme est la condition
nécessaire et suffisante pour rendre vraie l’infinité des propositions suivantes : « Pierre a mangé une
pomme et 1 + 1 = 2 », « Pierre a mangé une pomme et 1 + 1 = 2 et 2 + 1 = 3 », etc.
290
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
dans le temps dans l’ordre même de leur génération par la règle. En sorte que (c’était là
selon nous le cœur de l’argument de Zénon) le caractère « sans terme » ou inachevable
de la règle se transmet directement à la tâche que cette règle nous permet de décrire,
qui est le parcours successif des parties.
Chihara remarque très justement, il est vrai, que dans le cas zénonien la tâche ordinaire, qui est analysée en l’infinité de propositions qu’elle rend vraies, peut rendre
vraies différentes séries, infinies ou non, de propositions engendrées par une règle. Ces
séries peuvent être choisies de façon relativement arbitraire, alors que dans le cas des
supertâches décrites par Weyl – et déjà par les adversaires d’Aristote –, la tâche est
singulièrement différente pour chaque règle, car ces supertâches ne sont pas le produit
de l’analyse d’une tâche ordinaire92 . Par exemple, on peut vouloir mettre en équivalence
la tâche zénonienne avec la tâche consistant à compter tous les nombres entiers dans
l’ordre, ou celle consistant à compter uniquement tous les nombres pairs dans l’ordre ;
ou les impairs ; mais il est manifeste qu’il n’y a pas une tâche unique donnée qui rendrait
vraie l’une et l’autre de ces supertâches, à la manière dont le parcours ordinaire rend vrai
à la fois le parcours 1/2 + 1/4 + 1/8 + …et le parcours 1/3 + 2/9 + 4/27 + …Et cette
remarque est une autre manière précieuse de rendre sensible à ce que cela signifie de dire
que l’infinité zénonienne est produite par analyse du continu : le continu est précisément
ce qui rend possible cette richesse inépuisable des analyses zénoniennes possibles.
Mais dans tous ces développements, Chihara nous paraît considérer encore une fois
les choses en quelque sorte à l’envers. Ce n’est pas qu’on a confondu d’une manière ou
d’une autre l’analyse d’un mouvement simple avec la fixation d’une tâche comparable
à des tâches impossibles. C’est au contraire qu’on a voulu montrer que si certaines
conditions étaient données (à savoir la continuité du mouvement et une certaine façon
de la considérer), alors l’accomplissement de la tâche ordinaire du mouvement impliquait
l’accomplissement d’une série infinie de tâches (ou plus exactement de toute une gamme
inépuisable de différentes séries infinies), accomplissement qui, lui, était comparable à
l’accomplissement de tâches impossibles. Et par conséquent, le mouvement était prouvé
92. Chihara, « On the Possibility of Completing an Infinite Task » cit., p. 86.
7.5. LA CRITIQUE DES ANNÉES 1960
291
impossible. Si le mouvement pouvait avoir lieu, chacune des séries inachevables qu’il
implique devrait pouvoir prendre place, mais aucune ne le peut.
Qu’il soit néanmoins dit qu’en vérité nous ne croyons pas découvrir ou révéler ici une
chose que Chihara lui-même ignore. Nous voulons simplement soulever le point suivant :
l’analyse de cet auteur n’est concluante (c’est-à-dire qu’elle ne résout le dilemme) qu’à la
condition expresse que l’on juge qu’Achille n’a pas vraiment à accomplir une tâche infinie,
qu’il n’a pas vraiment à accomplir une série inachevable, mais que chacune des tâches
apparemment inachevables que l’on peut lui assigner est essentiellement le résultat de
l’analyse d’un parcours dont « l’être et l’essence sont autres ». Autrement dit, il nous
semble que l’analyse n’est concluante, comme c’était déjà le cas de l’analyse de Thomson,
qu’adossée à une forme de la réponse aristotélicienne.
Cela ne revient pas à dire, très loin de là, que les analyses de Thomson et Chihara
n’ont rien à nous apporter. Au contraire, si nous pouvons espérer sortir de l’aporie sans
renoncer ni à la physique du continu ni à l’intuition du devenir, notre tâche semble être
de parvenir à donner sens à l’assertion aristotélicienne selon laquelle « l’être et l’essence
du mouvement continu sont autres », et à la rendre réellement convaincante. Il nous
parait clair à cet égard que les analyses de Chihara sont précieuses pour rendre compte
du caractère essentiellement analytique des séries zénoniennes. Notamment, le critère
(b) des séries engendrées par analyse rend compte d’un trait remarquable des tâches
zénoniennes qui est qu’à chaque étape de l’itération, « l’infinité » des étapes restantes à
parcourir est prouvablement tirée par analyse d’un parcours hypothétique équivalent au
parcours venant d’être effectué93 : quand j’ai parcouru par exemple le septième huitième
du parcours, j’ai encore une infinité d’étapes devant moi, mais cette infinité est générée
par l’analyse du dernier huitième que je contemple comme devant encore être accompli,
et qui est égal à celui que je viens d’accomplir. Cette propriété ne se retrouve pas dans
les « vraies » supertâches comparables au compte de l’ensemble des entiers.
93. Ibid., p. 85-6.
292
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
Bilan
Le constat de Thomson était qu’il y a deux prémisses qui semblent mener à une
conclusion insupportable. Et il comprenait le débat jusqu’à lui comme le fait que les
partisans de chacune des prémisses tentaient de montrer que l’autre était fausse. Les
partisans de la division infinie soutenaient qu’il était possible d’achever un infini, et les
partisans de l’inachevabilité de l’infini soutenaient que la division n’était pas vraiment
infinie. Et qu’en fait l’argument n’était pas conclusif, parce que les deux prémisses étaient
vraies de manière différente. Chihara quant à lui comprenait le problème comme un
dilemme entre le refus de la possibilité de la course et l’acceptation de la possibilité
d’opérations absurdes. Sa conclusion était que le dilemme ne tient pas vraiment.
Dans l’un et l’autre cas, leur conclusion ne pouvait être obtenue qu’à soutenir non
seulement que la tâche infinie zénonienne n’est pas équivalente à la tâche ordinaire, ce qui
est manifeste, mais qu’elle n’est pas non plus impliquée par la tâche ordinaire, sauf par
manière de parler. C’est-à-dire qu’il fallait soutenir que le mobile n’a pas littéralement à
accomplir les supertâches qu’on lui assigne, à la manière dont en général on accomplit
une tâche qui nous est assignée.
Nous pourrions quant à nous proposer une sorte de constat plus général encore sur
le dilemme des supertâches. Nous trouvons d’une part ceux qui veulent maintenir l’idée
que l’inachevable ne peut pas avoir été achevé (les « impossibilistes »), et qui argumentent de diverses manières pour montrer (à la suite d’Aristote) que la course zénonienne n’est pas équivalente à l’achèvement d’un inachevable (disons qu’ils cherchent à
établir une position « compatibiliste ») ; d’autre part, ceux qui ne comprennent pas la
nécessiter de « protéger » la course zénonienne de l’achèvement de l’infini (nommons-les
« possibilistes »), et qui cherchent à montrer (à la suite de Bayle) que les arguments
compatibilistes ne soutiennent pas vraiment l’examen. Quant à nous, notre lot malheureux est d’être convaincu à la fois par l’exigence impossibiliste et par les arguments
incompatibilistes.
7.5. LA CRITIQUE DES ANNÉES 1960
293
7.5.3 Thomson, Comments on Professor Benacerraf’s Paper (1970)
Si l’article de Chihara a ceci de précieux qu’il fait progresser l’argumentaire compatibiliste, le second article de Thomson enrichit les formulations possibles de l’intuition
impossibiliste.
En substance, Thomson reconnaît la force des réfutations de Benacerraf, mais n’est
pas satisfait par l’ensemble de ses conclusions. Il va alors résumer l’intention qui était
la sienne dans l’article originel, et exprimer son jugement présent sur la situation, après
que Benacerraf a argumenté contre notre capacité à établir l’impossibilité logique des
supertâches.
Son intention en 1954 était de montrer que la réalisation d’une tâche de type d’ordre
ω était suspecte, parce qu’on ne savait pas établir ou comprendre quel pouvait être son
résultat, et que la tâche de Zénon, à ce titre, n’était une tâche ω que par manière de
plaisanterie, car le coureur ne parcourt la tâche ω qu’au sens où il va d’un point à un
autre.
Il reconnaît à présent que l’argument de la lampe, cherchant à convaincre de l’impossibilité de la réalisation d’une tâche ω, ne fonctionne pas, car comme l’a remarqué
Benacerraf il exigeait pour l’état de la lampe à l’instant limite t une détermination que
les données de son problème ne lui permettait d’exiger que pour les instants antérieurs.
Il tend à présent à penser qu’il n’y a pas d’arguments simples et décisifs qui puissent
établir que la notion d’une tâche ω achevée est contradictoire, mais juge qu’il reste
possible que des difficultés se présentent, qui ne soient pas réductibles à un manque
d’imagination. Et dans le cas de la lampe, en particulier, il croit pouvoir pointer une
difficulté, mais annonce que cette difficulté ne doit pas être considérée comme vraiment
« dramatique »94 . Il s’agit donc d’exposer la nouvelle formulation de la lampe, et les
raisons de penser qu’elle n’est pas dramatique.
La nouvelle formulation de la difficulté est obtenue en reformulant le problème en
termes de transitions, et non plus d’actes d’extinctions et d’allumage. Dans le contexte
d’un système physique S qui passe d’un état A à un état B et vice versa tel qu’il y a
94. Thomson, « Comments on Professor Benacerraf’s Paper » cit., p. 131.
294
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
toujours un premier instant dans lequel le système est « passé » à l’état A ou B dans
lequel il se trouve, on dit qu’une transition a lieu à l’instant t si S est dans l’état X à t
et qu’il n’existe pas d’instant t’ strictement antérieur à t tel que S est X en tout temps
postérieur à t’ et antérieur à t.
Maintenant on considère de nouveau l’expérience de pensée de la lampe, et l’on
suppose qu’elle ne peut être que dans deux états, allumée ou éteinte, et qu’elle continue
d’exister après la suite ω. Cela implique qu’à l’instant t immédiatement postérieur à la
suite, une transition a lieu.
La transition qui a lieu à t, néanmoins, n’a pas lieu depuis un état différent : si la
lampe est allumée à t on ne peut pas dire qu’elle se soit allumée au sens où elle serait
passé d’éteinte à allumée. D’une manière générale, on ne peut pas dire que la lampe
passe à un état X à t sans contrarier la grammaire naturelle du passage. En fait nous
sommes conduits à affirmer au moins une des deux propositions suivantes qui toutes
deux semblent contrarier nos intuitions : ou bien l’on dit qu’il est possible de passer à
un état donné, ou de changer d’état, sans y passer ou en changer depuis un certain autre
état ; ou bien l’on dit qu’un système peut opérer une transition vers un état sans pour
autant passer à cet état ni changer d’état. Comme le dit Thomson, aucune de ces deux
conclusions n’est à proprement parler contradictoire, mais les deux contredisent quelque
chose qu’il est au moins naturel de supposer95 .
Thomson insiste néanmoins sur le fait qu’il ne pense pas que cette conséquence soit
vraiment dramatique, et cela pour deux raisons.
La première est que même si un possibiliste (dans notre vocabulaire) acceptait la
grammaire naturelle du « changement » ou du « passage », et donc le fait qu’on ne peut
dire que l’on « change » d’état s’il n’y a pas un état à partir duquel on en change, on
ne le convaincrait pas du fait qu’une transition doit être un passage (car s’il en était
convaincu, il ne serait déjà plus possibiliste).
Cela donne l’occasion à Thomson de clarifier un point argumentatif : il remarque
95. “So we must either say that S can change (or even go) into one of its states without changing (or going) into it from its other
state, or say that S can undergo a transition into a state without thereby changing into that state. Neither of these conclusions can be
called contradictory, but each of them contradicts something that it is quite natural to suppose.” ibid., p. 132.
7.5. LA CRITIQUE DES ANNÉES 1960
295
que Benacerraf lui a reproché de passer de façon indue d’une situation d’ordre ω à une
situation d’ordre ω + 1, c’est-à-dire de présupposer sans justification que s’il y a une
série ω d’éléments en un temps fini, il doit y avoir une série ω + 1. En l’espèce, de
présupposer que s’il y avait une série infinie d’obtentions d’états allumés ou éteints de
la lampe, il devait y avoir une obtention ω à la limite de la série. Thomson, tout en
reconnaissant l’ambiguïté de sa propre argumentation, remarque que Benacerraf sur ce
point fait erreur. En effet, si l’on envisage la série en termes d’actes, c’est-à-dire d’allumages et d’extinctions de la lampe, alors son argument présupposait au contraire qu’il
n’y ait pas un acte ω, car une telle obtention transfinie viendrait précisément empêcher
l’exhibition de l’impossibilité que voulait dévoiler Thomson. Son présupposé était que la
lampe devait être dans un certain état, et que précisément cet état ne pouvait pas avoir
été obtenu, en l’absence de terme ω de la suite. Si, en revanche, on envisage la série en
termes de transitions, la position d’une étape ω est cette fois entièrement justifiée : s’il y
a ω transitions, il y a ipso facto ω +1 transitions. Sauf bien sûr à supposer que le système
physique puisse être réduit à néant ou en général changer entièrement de nature, comme
le génie de Benacerraf, mais ici Thomson remarque, selon nous à juste titre, que si l’on
veut affirmer qu’une tâche ω est possible il faut admettre qu’elle puisse laisser des traces
et qu’elle n’implique pas un pur évanouissement.
La seconde raison pour ne pas faire toute une affaire de la difficulté soulevée par
l’auteur, affirme-t-il, c’est que nous n’avons pas de raison a priori de penser que le
problème de la transition ω se pose pour toute situation de tâche infinie. Mais qu’il est
au contraire vraisemblable qu’il y ait des catégories différentes de supertâches posant
des difficultés différentes. A contrario, et pour établir son point, il va commenter une
thèse générale qu’il appelle la « thèse infinitiste », et qui énonce qu’une suite ω de tâches
peut être complétée si et seulement si chacun de ses segments initiaux finis peut l’être96 ,
thèse que selon lui Watling et Taylor, par exemple, semblent soutenir.
Thomson va alors produire deux nouvelles expériences de pensée ayant des résultats
96. Thomson nous indique de noter la similarité de cette thèse avec le théorème de compacité de la
logique propositionnelle, énonçant qu’un ensemble infini X de formules est consistant si et seulement si
chacun de ses sous-ensembles finis l’est.
296
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
qu’il considère conceptuellement divers, pour illustrer le problème que poserait le fait de
traiter toute supertâche indifféremment. Dans la première des situations, on découpe un
morceau de fromage « à la manière de Zénon », en morceaux toujours proportionnellement plus petits (on coupe en deux, puis la seconde moitié en deux, puis le quatrième
quart en deux, etc.). Il semble que je puisse (conceptuellement) accomplir chacun des
segments initiaux de cette tâche, que l’on notera « D ». La thèse infinitiste en conclut
que je peux accomplir la tâche entière. Si je suppose la tâche D entièrement accomplie, j’ai alors une série infinie de morceaux de fromage dont aucun n’est le plus petit.
Thomson remarque qu’on peut trouver la situation embarrassante, mais qu’elle ne pose
apparemment pas la difficulté précise de la transition sans passage soulevée par la lampe.
Dans la seconde situation, on coupe le morceau de fromage en deux, puis l’on découpe
par la moitié chacun des morceaux qu’on a ainsi obtenu, et ainsi de suite. Si l’on supposait
que chaque segment initial de D pouvait être accompli, il semble difficile de refuser que
chaque segment initial de cette nouvelle tâche « M » puisse l’être aussi. En vertu de la
thèse infinitiste, M pourrait alors être entièrement accomplie. Or, si le type d’ordre de
D est le même que celui de M (à savoir ω), le type d’ordre du résultat de M est très
différent (il est dense dénombrable). Et il semble au moins intuitif de dire qu’on ne sait
pas ce qui résulte de l’accomplissement de M, en un sens encore différent du sens où on
ne sait pas ce qui résulte de D. Car de D, clairement, résultent des morceaux de fromage
(dont aucun n’est le plus petit), mais on ne peut pas en dire autant de M. Thomson ne
veut pas ici aller jusqu’à conclure qu’il s’agit d’une réfutation de la thèse infinitiste, mais
juge qu’on doit reconnaître qu’il y a des degrés de difficulté.
La morale qu’il tire de cette histoire est en substance que le jugement de Benacerraf, considérant d’une manière générale notre incapacité à conclure à l’impossibilité ou
la possibilité logique des supertâches, était prématurée, et qu’il reste possible d’opérer
des distinctions afin d’observer de façon fine quelles hypothèses semblent ou non nécessaires pour envisager de façon différenciée telle ou telle tâche infinie. Ce programme de
recherche a en tout état de cause été pris au sérieux par les participants à la discussion depuis cette époque (et ils l’avaient entamé dans une certaine mesure auparavant)
7.6. DÉVELOPPEMENTS RÉCENTS SUR L’INACHEVABLE, 1982-2012
297
en considérant divers types et classes de tâches infinies et leur compatibilité avec différentes hypothèses logiques ou physiques. La « thèse infinitiste » de Thomson, dans
cette perspective, est intéressante comme cas limite de ce que nous nommons la position
« possibiliste », considérant alors non pas seulement qu’une tâche infinie est possible,
mais que toute tâche possible syncatégorématiquement infinie est aussi possible comme
catégoriquement infinie. La littérature spécialisée sur les supertâches a alors navigué
dans l’espace ouvert par le possibilisme, cherchant souvent à pousser ses limites aussi
près de l’idéal infiniste qu’il est possible. À l’inverse, la position non pas « finitiste »
mais impossibiliste exclut en général la possibilité de l’achèvement d’une tâche infinie.
Réfléchissant à cette thèse impossibiliste, nous ne sommes pas concerné par les considérations de cas spéciaux, et plus impossibles les uns que les autres, mais notre thèse a
été et reste que la position impossibiliste générale ne peut se soutenir que de l’intuition
d’un principe d’achevabilité.
7.6 Développements récents sur l’inachevable, 1982-2012
Après la fin de la période qu’on pourrait dire « classique » de la réflexion sur les
supertâches, l’essentiel de la littérature va se concentrer sur deux tâches. La première,
qui, nous l’avons dit, a toujours en fait existé, consiste à explorer les différentes conséquences différemment paradoxales de différents processus infinis supposés achevés, sous
diverses hypothèses physiques, logiques ou mathématiques. La seconde, que nous évoquerons brièvement en un chapitre ultérieur97 , va en revanche remonter à la préhistoire
du débat pour en tirer une conséquence – qui avait en un sens toujours été aperçue,
mais jamais systématiquement exploitée. En effet, les tâches infinies étaient déclarées
absurdes parce qu’elles nous contraignaient à envisager la possibilité d’« avoir compté
un nombre infini », chez Aristote, et donc, chez Weyl, d’achever la théorie des nombres.
Mais si, en retour, on ne sait plus prouver l’impossibilité des tâches infinies achevées,
ne devons-nous pas en conclure qu’il est conceptuellement possible d’achever un compte
97. Cf. l’encadré p. 504
298
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
infini, et donc, peut-être, la théorie des nombres ? En somme, le retour à l’origine métamathématique constructiviste permet de tirer, depuis la position possibiliste, des conclusions anti-constructivistes. L’exploration de ces deux domaines assumant par principe
un postulat possibiliste, nous ne les traiterons pas ici même.
Néanmoins, d’une décennie à l’autre des contributions très intéressantes n’ont pas
manquées qui portaient directement sur le problème qui nous occupe.
7.6.1 Burke et le principe de Thomson
L’article de Burke de 1984, « The Infinitistic Thesis98 », est intéressant pour nous
jusque dans la manière dont il se présente. En effet, il semble annoncer au début de
l’article qu’il va fournir une réfutation des arguments en faveur de l’impossibilité des
tâches infinies (des arguments impossibilistes). Mais la lectrice ou le lecteur de son article
se rend rapidement compte qu’il ne fait pas vraiment cela, mais qu’il montre que ces
arguments semblent entraîner avec eux l’impossibilité du mouvement ordinaire, c’està-dire de la tâche zénonienne. Donc en un sens il est vrai que ces arguments échouent,
mais ce n’est pas qu’ils échouent à prouver l’impossibilité des tâches infinies, ils échouent
simplement à les différencier de la tâche zénonienne. Dans notre vocabulaire, Burke
présente donc des arguments incompatibilistes.
Les analyses qui nous intéressent se trouvent dans les seconde et troisième parties.
La thèse peut en être résumée en une phrase : les principes suggérés par Thomson dans
son second article, qui rendraient impossible (ou du moins gênante) la fameuse lampe et
d’autres processus impliquant de « vraies » tâches infinies, ces principes donc peuvent
aisément être adaptés pour s’appliquer au mouvement tel qu’analysé par Zénon. Burke
par ailleurs juge ces principes très vraisemblables, et ne manque pas d’être embarrassé
par le cas zénonien.
Dans la seconde partie de l’article, il considère un principe, qu’il nomme « axiome de
Thomson » et qui énonce qu’« il ne peut y avoir de transition qui ne soit un passage99 ».
98. M.B. Burke, « The Infinitistic Thesis », The Southern Journal of Philosophy, 22 (1984), p. 295-305.
99. Il s’agit du premier principe de Thomson, dont le second, de nature « grammaticale », était :
« Une chose ne peut pas passer à un état sans y passer depuis un état déterminé ».
7.6. DÉVELOPPEMENTS RÉCENTS, 1982-2012
299
Or on peut appliquer ce principe au mouvement zénonien en prenant comme « état
A » la disjonction : « être dans une “zone zénonienne impaire” ou avoir passé le point
limite », et en prenant comme « état B » : « être dans une “zone zénonienne paire” »
(où on nomme « zone zénonienne impaire » la première moitié, le septième huitième,
le trente-et-unième trente-deuxième et ainsi de suite, et « zone zénonienne paire » le
troisième quart, le quinzième seizième et ainsi de suite). Il est manifeste alors qu’au
point limite a lieu une transition au sens de Thomson vers un état A100 qui n’est pas un
véritable passage à A. Or l’objectif d’origine de Thomson était précisément de présenter
des critères de distinction entre la lampe et la course d’Achille. Burke montre alors bien
que s’il doit y avoir un tel critère il devra reposer sur la caractérisation de ce qui constitue
légitimement un « état », et pas en tant que tel sur le rapport entre transition et passage.
Cette analyse nous intéresse au plus haut point. En effet, en tirant les conséquences
de la nouvelle caractérisation que Thomson donne du « problème » posé par sa lampe,
elle ramène l’ensemble des expériences de pensée de supertâches à ce qui selon nous
aurait dû être constamment leur rôle : à savoir d’illustrer que nous ne tolérons pas une
« transition » sans « passage », dans le vocabulaire de Thomson, que nous ne tolérons
pas un avoir eu lieu sans possibilité d’un avoir lieu, chose que nous devrions tolérer en
supposant la Dichotomie réalisable.
7.6.2 Deux formulations inadéquates, Burke-Groarke, 1982-4
D’autres propositions de principes interdisant les supertâches et s’appliquant prima
facie au cas zénonien ont été formulées, avec des succès divers. Nous en considérons trois,
dans l’ordre chronologique. La première se trouve dans un article de Groarke de 1982,
qui part d’une bonne intention. Il remarque qu’il y a un problème de l’inachevabilité qui
échappe entièrement aux infinitistes comme Russell, et auquel même Thomson ne répond
pas au sens où il ne nous donne pas d’argument pour penser que l’inachevable zénonien
est lui-même possible. Tout ceci serait parfait, si l’auteur ne nous paraissait échouer
100. On pourrait bien sûr aussi bien faire de l’état B une disjonction et postuler qu’après le point
limite le mobile est dans un état B, cela correspond au choix arbitraire de poser la lampe comme allumée
ou éteinte à l’issue du processus.
300
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
entièrement à formuler le principe d’achevabilité qu’il vise sans se rendre coupable de
sophisme. En effet, il propose le principe suivant :
PMS (Principe du Mouvement Séquentiel) : La traversée d'une suite d'intervalles successifs étendus ne conduit à un point y que si l'on rejoint y par la traversée d'un des intervalles de la
suite101 .
Et sa généralisation :
PAS (Principe de l'Action Séquentielle) : L'effectuation d'une série d'actes n'accomplit une tâche
particulière que si celle-ci est accomplie par l'effectuation d'un des actes de la suite102 .
Nous ne voulons pas discuter ici de la vraisemblance du principe. Il est possible d’immédiatement l’accepter ou du moins le concéder, il reste que ce principe se ramène au fait
que tant que le coureur parcourt les moitiés, il n’atteint pas le point final. Au mieux, il
nous fait conclure que le parcours des moitiés en tant que tel ne l’amène pas au point
final. Mais cela ne permet pas de conclure que la course zénonienne est inachevable. Le
fait que le parcours infini des moitiés ne nous mène pas en tant que tel au point final ne
contredit pas l’idée que ce parcours infini est simplement extrait d’une autre tâche, celle
qui consiste à aller de A à B, tâche qui, elle, nous mène au point final. En somme, le
principe ne nous empêche pas de dire : « en allant de A à B, j’accomplis ipso facto une
gamme variée de tâches zénoniennes, dont aucune par elle-même ne serait en mesure de
me mener au point final, mais cela ne m’empêche pas d’aller par ailleurs jusqu’à B. ».
La seconde tentative se trouve dans l’article de Burke de 1984 commenté plus haut.
L’auteur croit trouver un second principe implicitement à l’œuvre chez Thomson, au prix
semble-t-il d’un contresens sur l’intention de Thomson – ce qui ne prive pas le principe
d’intérêt.
101. “PSM (The Principle of Sequential Motion) : The crossing of a sequence of successive spatial intervals does not take one
to a point y unless y is reached by the crossing of one of the intervals in the sequence.” L. Groarke, « Zeno’s Dichotomy :
Undermining the Modern Response », Auslegung, 9 (1982), p. 67-75, p. 71.
102. “PSA (The Principle of Sequential Acts) : The performance of a sequence of acts does not complete a particular task unless
it is completed by the performance of one of the acts in the sequence.” ibid., p. 73.
7.6. DÉVELOPPEMENTS RÉCENTS, 1982-2012
301
« principe X » : « Si une suite ω d'actes est telle qu'aucun de ses membres ni aucun de ses
segments initiaux finis ne résulte en une réduction d'une certaine quantité donnée, alors la
suite entière ne résulte pas non plus en une réduction de cette quantité103 . »
Burke montre qu’il est possible de reformuler la Dichotomie pour la rendre vulnérable
à ce principe. On définit les « Z‑moments » T1 , T2 , T3 …, où le mobile parvient à un des
milieux successifs, à savoir les « Z‑points » P1 , P2 , P3 …, les « Z-régions » étant de la
forme [Pn , Pn+1 [. On suppose une vitesse constante, et un départ à T0 au point P0 , vers
une limite T, P . On introduit la tâche W, qui est le parcours de toutes les Z‑régions.
Et on introduit le concept d’ « affleurer » (loom), en disant qu’un Z-point affleure à un
temps donné si et seulement si, à ce temps, il n’a pas été occupé par le mobile et se
trouve parmi les 5 premiers Z-points (au sens de la numérotation) à la droite du mobile
(le mobile étant supposé aller de gauche à droite).
On a alors une suite ω d’actes. On prend comme quantité : « la quantité de Z-points
qui affleurent ». Il est clair qu’aucun membre de la séquence, ni aucun segment initial fini,
ne résulte dans la réduction de cette quantité de points qui affleurent, et que pourtant
la séquence complète réduit cette quantité à 0.
Cette fois, l’argument a en effet la généralité suffisante pour s’appliquer à toutes
les formes de tâches infinies, y compris les zénoniennes, c’est-à-dire par exemple que
ni les distinctions de Thomson ni celles de Chihara ne permettent de sauver Zénon de
l’infraction à ce principe, et que même le génie évanouissant de Benacerraf s’en rend
coupable. L’admission d’un tel principe conduirait donc bien à une conclusion impossibiliste. Le problème, pourtant, nous paraît résider dans cette généralité elle-même, ou
plutôt dans la façon dont le principe est formulé pour obtenir une telle généralité : en
parlant de suites d’actes et des propriétés de la totalité par rapport aux propriétés des
segments initiaux finis, le principe semble porter sur des objets mathématiques, et se
trouver alors tout simplement faux. Il est tout simplement faux que des propriétés de
103. “X : If an ω-sequence of acts is such that no member of it, and no finite initial segment of it, results in the reduction of
a certain quantity, then the whole sequence results in no reduction of that quantity”, Burke, « The Infinitistic Thesis »
cit., p. 303.
302
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
ce genre, dans des suites, puissent être transférées des segments initiaux à la totalité104 .
Ou autrement dit, nous tenons beaucoup à l’impossibilité, et pas seulement médicale, de
pouvoir achever l’énumération des nombres entiers ; mais si nous considérons, dans une
telle énumération, la quantité de nombres entiers qui « affleurent », il nous paraîtrait
absurde de conclure du fait qu’aucun segment fini ne la réduit au fait que la suite entière
ne la réduit pas. On peut très légitimement dire que la suite entière la réduit à 0, le
point n’est pas là : le point est justement que la suite entière ne peut pas être achevée
dans le temps105 . Autrement dit, nous sommes d’accord avec l’intuition de Burke, mais
pensons qu’elle ne peut adéquatement être exprimée qu’à la condition d’insister, non
sur les propriétés des suites, mais sur leur capacité à être accomplies dans le temps,
c’est-à-dire finalement sur une propriété du temps.
7.6.3 Gwiazda et l’inachevabilité ordinale, 2012
C’est dans une perspective très proche que se situe l’article récent de Gwiazda106 ,
entendant offrir une preuve de l’impossibilité d’achever une infinité de tâches. À beaucoup d’égards la position de l’auteur est similaire à la nôtre, c’est-à-dire qu’il soutient
que la discussion sur les supertâches s’est éloignée de son véritable point de départ, et
que la perspective adéquate sur la question est de dire que les supertâches sont rendues impossibles par un postulat élémentaire contre lequel, note Gwiazda, personne n’a
jamais fourni d’argument qui ne présuppose pas circulairement la possibilité des supertâches. Le postulat que l’auteur propose est cependant plus spécifique que notre postulat
d’achevabilité, et d’après nous il se montre en un sens insuffisant. Il permet néanmoins de
formuler des propriétés intéressantes. Ce principe énonce que pour amener le nombre de
tâches restantes à 0 il faut, lorsque l’on procède sur le mode du 1 par 1, arriver à 0 à partir de 1. Avant d’examiner son raisonnement en détail, il nous faut faire trois remarques.
La première est que ce postulat permet en un sens de saisir d’un même mouvement de
104. C’est-à-dire manifestent la propriété de « compacité », pour reprendre la remarque de Thomson.
105. Point qui nous semble être celui que soulevait Couturat dans son ouvrage de 1896.
106. J. Gwiazda, « A proof of the impossibility of completing infinitely many tasks », Pacific Philosophical Quarterly, 93 (2012), p. 1-7.
7.6. DÉVELOPPEMENTS RÉCENTS, 1982-2012
303
pensée les deux principes inadéquats que nous venons d’examiner : puisque la série de
tâches fait passer, en procédant une tâche après l’autre, le nombre de tâches à 0 sans
la mener à 0 à partir de 1 il faut conclure qu’aucune des tâches de la série n’accomplit
ce que la série accomplit (PSA de Groarke) ; puisque la série de tâches fait passer le
nombre de tâches à 0 sans l’y faire passer à partir de 1, il faut conclure que le nombre
de tâches affleurantes à l’issue de n’importe quelle tâche ou de n’importe quel segment
fini initial demeure constant et pourtant que la série entière le réduit à 0 (Principe X
de Burke). La seconde est que cette façon de formuler le principe est bien une manière
de parler de l’inachevabilité (et du fait que la tâche est supposée avoir été accomplie
sans qu’elle ait pu effectivement s’accomplir dans le temps), mais qu’elle en parle d’une
manière ordinale, comme constance d’une ordinalité ω des tâches à accomplir : ce qui
est le mode ordinal transfinitiste de parler de l’inachevabilité itérative. La troisième est
que de ce fait, le principe demeure encore, dans sa littéralité, inadéquat.
Voici le texte où le raisonnement est exposé :
1. Par définition, achever une infinité de tâches requiert de réduire le nombre de tâches
restantes à 0.
2. Si des tâches sont accomplies une par une, la seule manière de parvenir à 0 tâche restantes est de partir d'une tâche restante unique, car s'il reste plus d'une tâche, accomplir une
tâche ne réduit pas les tâches restantes à 0 (ce raisonnement vaut aussi bien dans les cas finis
que dans les cas infinis).
3. Quand une infinité de tâches sont accomplies une par une, il n'est jamais le cas qu'il
reste une tâche unique.
4. Alors, d'après 2 et 3, il n'est jamais le cas qu'il reste 0 tâche.
5. Alors, d'après 1 et 4, il est impossible d'achever une infinité de tâches.
Cette preuve s'appuie sur l'intuition selon laquelle, afin d'achever un certain nombre de
tâches une par une, il est nécessaire de « passer par » chaque nombre inférieur de tâches restantes, et, notamment, la seule manière de parvenir à 0 tâche est de partir d'une tâche unique
restante. Lorsque que l'on prétend qu'une infinité de tâches ont été accomplies, ce principe
n'est pas vérifié, dans la mesure où en tout temps < 1 une infinité de tâches demeurent, alors
304
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
qu'au temps = 1, il demeure 0 tâche (du moins on le prétend). Nous ne sommes jamais « passé
par » les nombres finis, et notamment jamais par 1107 .
Nous trouvons l’argument encore maladroit, et il semble échouer encore à vérita-
blement clarifier le problème. En effet, la transition de l’étape 4 à l’étape 5, pour un
infinitiste, ne manquera pas de ressembler, encore une fois, au sophisme concluant du
fait que dans la série il reste toujours une infinité d’étapes au fait que la tâche complète
n’est jamais accomplie, alors que tout ce que l’on peut conclure est que la tâche complète
n’est jamais accomplie tant que l’on se tient à l’intérieur de la série. Nous ne voulons
pas dire cependant que Gwiazda commette véritablement ce sophisme, il est manifeste
qu’il supplée les prémisses supplémentaires, mais là aussi il échoue à vraiment clarifier
quelle affirmation porte exactement la charge de la preuve.
Gwiazda s’interroge alors sur ce qui pourrait lui être objecté. Un premier, mauvais,
contre-argument serait de dire qu’il suppose erronément que la tâche infinie a un dernier
élément. Ce n’est manifestement pas ce qu’il fait, mais il formule simplement une exigence
qui, certes, ne peut être satisfaite par des ensembles sans dernier élément, par exemple
de type d’ordre ω, mais pas non plus par des ensembles transfinis ayant bien un dernier
élément, comme de type d’ordre ω + 1. Il fait la très juste remarque qu’il ne paraît pas a
priori scandaleux que le type d’ordre soit déterminant pour la question de l’achevabilité.
Le second contre-argument, moins mauvais, consisterait à remarquer que la prémisse
2 est fausse dans le cas infini, et, pour attester de cette fausseté, à re-raconter l’histoire de
la supertâche zénonienne comme mode de réalisation qui en constitue un contre-exemple.
Gwiazda admet qu’il trouve ce contre-argument séduisant, qu’il est lui aussi captivé par
l’histoire zénonienne qu’on lui raconte, mais qu’il demeure également convaincu par
l’argument d’origine. En somme, si l’on suppose que la course zénonienne ou une tâche
107. “1. By definition, completing infinitely many tasks requires getting the number of tasks remaining down to 0. // 2. If tasks
are done 1-by-1, then the only way to get to 0 tasks is from 1 task, because if more than 1 task remains, then performing a task does
not leave 0 tasks. (This reasoning holds in both the finite and infinite cases.) // 3. When infinitely many tasks are attempted 1-by-1,
there is no point at which 1 task remains. // 4. Then from 2 and 3, there is no point at which 0 tasks remain. // 5. Then from 1 and 4, it
is not possible to complete infinitely many tasks. // This proof trades on the intuition that in order to complete some number of tasks
1-by-1, it is necessary to ‘go through’ every smaller number of tasks, and in particular, the only way to get to 0 tasks is from 1 task.
When it is claimed that infinitely many tasks are completed, this principle fails, in that at all times < 1 infinitely many tasks remain,
and then at time = 1, 0 tasks remain (it is claimed). We never ‘went through’ the finite numbers, and in particular, 1.” ibid., p. 2
7.6. DÉVELOPPEMENTS RÉCENTS, 1982-2012
305
équivalente peut avoir lieu, on sera amené à nier le principe, mais réfléchissant à ce
principe on est amené à le réaffirmer.
Je suggère que si l'on demande : Comment est-il possible de parvenir à 0 tâche lorsque l'on
accomplit les tâches une par une ?, la seule réponse sensée est : En partant d'une unique tâche
restante. Supposer que les supertâches sont possibles contredit en effet la prémisse 2, mais en
présupposant ce qui est en question (tout l'enjeu de l'examen étant de savoir si oui ou non les
supertâches sont logiquement possibles)108 .
Nous pouvons d’ailleurs énoncer le principe symétrique, correspondant à la Dichotomie inversée que nous avons laissée de côté durant ces sections mais qui est peut-être
encore plus immédiatement convaincant : quand on procède sur le mode du 1 par 1, le
seul moyen de commencer une série de tâches est de passer de 0 tâche accomplie à 1
tâche accomplie. Or, dans une tâche dont le type d’ordre est celui des entiers négatifs,
il n’y a jamais une unique tâche accomplie, mais toujours déjà une infinité.
Nous en arrivons alors aux passages de l’article où devient clair le fait que Gwiazda
envisage l’itération infinie d’une manière si proche de nous qu’elle est presque équivalente,
mais sur le mode ordinal.
J'offre l'image suivante en soutien de la prémisse 2 :
∞→∞
...3 → 2 → 1 → 0
Ce que l'image indique est que, lorsqu'il y a une infinité de tâches et qu'une tâche est accomplie,
alors il reste une infinité de tâches (« ∞ → ∞ »). Le côté droit de l'image montre que, lorsqu'il
reste, disons, 2 tâches, et qu'une tâche est accomplie, alors il reste 1 tâche. Comment parvenonsnous à 0 tâche ? En partant d'1 tâche, et seulement en partant d'1 tâche. Il n'y a aucun autre
moyen ; la prémisse 2 reflète ce raisonnement109 .
108. “I suggest that when we ask : How is it possible to get to 0 tasks when performing tasks 1-by-1 ?, the only sensible answer
is : From 1 task. Assuming that supertasks are possible does contradict premise 2, but by begging the question (the entire issue we
are investigating is whether or not supertasks are logically possible).”ibid., p. 3.
109. “I offer the following picture in support of premise 2 : // ∞ → ∞
. . . 3 → 2 → 1 → 0 // What the picture
indicates is that when a task is performed when there are infinitely many tasks, then infinitely many tasks remain (‘∞ → ∞’). The
right side of the picture shows that when a task is performed when, e.g., there are 2 tasks, then 1 task remains. How do we get to 0
tasks ? From 1 task, and only from 1 task. There is no other way ; premise 2 reflects this reasoning.”ibid., 3, suite immédiate.
306
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
On voit ici clairement, dans l’analyse de « ce qui se produit quand une tâche est
accomplie », que l’immuabilité du type d’ordre transfini quand il est affronté sur le mode
du 1 par 1 est la conséquence ordinale du caractère itératif de la procédure, reproduisant
à chaque étape la condition de son applicabilité, à savoir la structure circulaire du A → A.
Le A → A, indiquant l’inachevabilité de la procédure, a pour conséquence le ∞ → ∞,
c’est-à-dire le fait que le type d’ordre (de ce qui reste à accomplir) est infini et qu’il le
reste.
Il nous semble néanmoins que, de nouveau, le raisonnement ne peut être convaincant
qu’à supposer une prémisse supplémentaire, qui est que pour avoir fini quelque chose
il faut pouvoir le finir. Car ce dont le schéma semble immédiatement pouvoir nous
convaincre, c’est de l’impossibilité de finir la tâche infinie. Mais s’il n’est pas affirmé que
l’être fini suppose la possibilité du finir, il reste toujours possible de réitérer l’objection
habituelle et de dire que l’opérateur se trouve avoir complété sa tâche en complétant,
par hypothèse, tout ce qui la constitue.
Vient alors la délicieuse expérience de pensée suivante, à partir d’une supertâche
consistant à brûler une infinité de balles de tennis en un temps fini :
Notons que sur la base de l'image ci-dessus, plus précisément de ∞ → ∞, on ne voit pas
clairement comment une infinité de tâches pourraient jamais être complétées. Considérons à
présent une histoire qui met ce problème en évidence. Imaginez que l'industrieux Hans et la
paresseuse Lori entreprennent la supertâche aux balles de tennis, décrite plus haut. Hans accomplit la supertâche exactement comme il est prescrit. Lori, cependant, du fait de sa paresse,
fait la chose suivante. Elle observe Hans. Chaque fois qu'il agit (brûle une balle de tennis)
elle pose la question : Après la dernière action de Hans, ma tâche est-elle toujours d'ordre
isomorphe à la tâche restante de Hans ? Si non, elle brûle une balle de tennis pour restaurer
l'isomorphie ; et elle le fait avant que Hans ne brûle une nouvelle balle. Si oui, en bonne cantorienne paresseuse, elle ne fait rien, satisfaite que sa tâche demeure la même que celle de Hans.
Au temps = 1, comment les choses ont-elle mal tourné pour Lori ? Elle a consciencieusement
maintenu l'ordre isomorphe entre sa tâche et celle de Hans. Lori n'a jamais brûlé une balle de
tennis, précisément parce que Hans ne semblait jamais faire un quelconque progrès. Chaque
7.6. DÉVELOPPEMENTS RÉCENTS, 1982-2012
307
fois que Hans brulait une balle de tennis, il passait d'une tâche de type d'ordre ω à une tâche
de type d'ordre ω. Et la tâche de Lori, de type d'ordre ω, était à chaque fois d'ordre isomorphe.
Comment, donc, les tâches diffèrent-elles au temps = 1 ? C'est-à-dire quand, d'après la vue
standard (selon laquelle les supertâches sont possibles) il ne reste aucune balle à Hans ; et il
en reste une infinité à Lori. Mais j'ai suggéré que la tâche de Lori devait être d'ordre isomorphe
à celle de Hans, et notamment, par conséquent, les deux devraient conserver le même nombre
de balles. En quoi la paresseuse Lori a-t-elle fait fausse route110 ?
Il y a quelque chose de très beau à l’image de Lori s’efforçant à chaque instant de
maintenir l’isomorphisme de l’ordre, et finissant par échouer. Notons que si l’expérience
de pensée n’est pas équivalente à l’argument général, elle semble bien avoir pour but de
le rendre convaincant. Se pose alors le problème du différentiel de généralité, de savoir
comment une expérience de pensée spécifique peut motiver un principe général. Plus
précisément, nous pouvons demander si cette expérience peut être transposée au cas
zénonien. On voit qu’elle ne le peut qu’à la condition que l’on suppose que Lori peut
parcourir un intervalle à vitesse arbitraire (mais toujours finie), – ce qui ne paraît pas
déraisonnable pour quelqu’un qui envisageait d’achever de brûler une infinité de balles.
À chaque moitié proportionnelle parcourue, Lori, s’efforçant de maintenir l’isomorphie
de la tâche, doit anticiper le doublement de sa vitesse moyenne. Mais si l’on admet que,
pour chacune des moitiés, le doublement de cette vitesse est concevable, alors Lori peut
en effet demeurer paresseuse jusqu’au point limite où elle se trouve dépassée, du point
de vue de l’ordre, par Hans. Il y a néanmoins une différence évidente, qui est que dans
l’expérience de pensée originelle, à chaque instant la tâche de Lori n’est pas seulement
110. “Note that based on the picture above, specifically ∞ → ∞, it is unclear how infinitely many tasks could ever be
completed. Let us now turn to a story that highlights this concern. Imagine that hardworking Hans and lazy Lori undertake the tennis
ball supertask described above. Hans performs the supertask exactly as described. Lori however, being lazy, does the following. She
observes Hans. Whenever he acts (burns a tennis ball) she asks : Based on Hans's latest action, is my task still order-isomorphic to
Hans's remaining task ? If not, she burns a tennis ball to restore isomorphism ; she does so prior to Hans's next burning. If so, being
a good Cantorian and lazy, she does nothing, content that her task is still the same as Hans's. At time = 1, how have things gone
wrong for Lori ? That is, she consciously kept her task order-isomorphic to Hans's task. Lori never burned a tennis ball precisely
because Hans never seemed to make any progress. Whenever Hans burned a tennis ball, he went from a task of order-type ω to a
task of order-type ω. And Lori's task, of order-type ω, was in every case order-isomorphic. How then, are the tasks different at time
= 1 ? That is, on the standard view (that supertasks are possible) Hans has no balls remaining ; Lori has infinitely many. But I have
suggested that Lori's task should be order-isomorphic to Hans's, and so, in particular, the two should have the same number of balls
remaining. Where did lazy Lori go wrong ?”ibid., 3, suite immédiate.
308
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
équivalente quant à l’ordre, mais absolument équivalente : l’un et l’autre, en tout point
précédant le point limite, doivent brûler une infinité de balles. Or dans le cas zénonien
cela ne vaut évidemment plus, seul l’ordre reste équivalent mais la tâche change, et celle
de Lori devient exponentiellement plus difficile. Cet argumentaire impossibiliste, et apparemment d’intention incompatibiliste, illustre par conséquent de nouveau la différence
zénonienne qu’il espérait effacer.
Dans la suite de l’article, fort amusante, l’auteur cherche à montrer qu’il est possible
de tirer de son raisonnement certaines conséquences théoriques. Le contexte qu’il choisit
est une variante économique du problème de Ross111 , où au lieu d’ajouter à chaque
étape un certain nombre de balles puis d’en enlever une, on propose à un joueur une
alternative : ou bien prendre un dollar, à chaque étape n, sur un tas infini, ou bien en
retirer 2*n, mais rendre à chaque étape celui de ceux que l’on détient encore que l’on
avait pris en premier. Le deuxième choix garantit, par le raisonnement de Ross, que
le joueur se retrouve « à la fin » de la série infinie avec un total de 0 dollars112 , alors
que le premier choix garantit naturellement l’acquisition d’une somme infinie. Cela alors
même que, pour chaque n, à chaque étape, le deuxième choix rapporte davantage. Celle
ou celui qui a constamment cherché rationnellement son profit (peut-être de nouveau
la pauvre Lori ?) se retrouve fort déconfite à l’issue de l’infini, se demandant quand les
choses ont bien pu mal tourner. Cependant, Gwiazda remarque justement que cet étrange
paradoxe économique de l’infini ne tient qu’à la condition de supposer qu’il est possible
d’achever effectivement une tâche infinie. Notons en effet le point suivant : considérer des
tâches infinies dans leur entièreté n’équivaut pas à considérer qu’elles puissent se trouver
être achevées. Même si l’on ne suppose pas que la tâche puisse se trouver achevée dans
le temps, on peut considérer la valeur économique à tirer de l’entièreté de la tâche,
comme une valeur variable et menée à l’infini pour ainsi dire à travers les siècles. Mais
111. On rappelle le problème de Ross, ou sa version la plus courante dans la littérature des supertâches :
à chaque étape n, des boules numérotées entre 10n et 10n+9 sont ajoutées, et la boule numérotée n est
ôtée (à la première étape on ajoute les boules 0 à 9 et on enlève aussitôt la boule 0, à la deuxième étape
on ajoute les boules 10 à 19 et on enlève la boule 1, etc.). À l’issue du processus infini, la tâche consistant
à ajouter des balles de manière exponentiellement rapide se conclut sur une absence totale de balles,
puisque, pour tout n, la balle n a été ôtée. Nous revenons sur ce paradoxe p. 7.7.4.
112. Puisque, de nouveau, chaque dollar n qui a été retiré de la pile a été rendu à l’étape n.
7.7. CONCLUSION : YUVAL DOLEV ET LES PRINCIPES TEMPORELS
309
l’évaluation se trouve alors très différente ! Si l’on ne suppose pas que la série puisse être
effectivement achevée, Gwiazda suggère que nous devrions traiter les suites croissantes
infinies, afin de les comparer, comme des hyperréels113 . Alors le second choix, en accord
avec le bon sens, est le meilleur choix, même à l’infini, parce qu’il constitue un hyperréel
plus grand 114 .
7.7 Conclusion : Yuval Dolev et les principes temporels
Le dernier article115 que nous examinerons dans ce chapitre mérite un traitement un
peu à part.
La thèse principale de son auteur Yuval Dolev est qu’il y a quelque chose d’erroné
à considérer les supertâches comme posant un problème d’impossibilité logique, et qu’il
faut plutôt les considérer comme des problèmes portant sur nos intuitions relatives au
temps. Pour exposer ce point, il va se concentrer en particulier sur le débat Thomson113. Les hyperréels sont l’objet de constructions mathématiques qui étendent les réels (techniquement,
on utilise une ultrapuissance pour étendre IR en un corps ordonné *IR) en considérant des suites infinies
de réels formant un corps ordonné non-archimédien, c’est-à-dire qui comprend des nombres infiniment
grands (les suites infinies tendant vers l’infini), des réels infiniment petits ou infinitésimaux (les suites
infinies convergeant vers 0), ou en général des nombres infiniment proches d’un réel donné, mais distincts
de lui (ayant avec ce réel une différence infinitésimale). Les réels ordinaires sont tout simplement identifiés
aux suites constantes (par exemple 2 est la suite (2, 2, 2, 2, …)). La difficulté technique est de garantir
la cohérence de la relation d’ordre permettant de comparer entre eux ces hyperréels, mais les propriétés
intuitives sont toujours préservées : par exemple, deux suites qui ne diffèrent que pour un nombre initial
fini de leurs termes, puis sont infiniment identiques, sont considérées comme égales (c’est-à-dire sont le
même nombre hyperréel) ; si, à partir d’un certain rang, chaque terme d’une suite est plus grand que le
terme de rang correspondant d’une autre suite, alors la première est plus grande que la seconde, etc. Cf.
pour une introduction accessible, Jordi Gutierrez Hermoso, Nonstandard Analysis and the Hyperreals,
http://mathforum.org/dr.math/faq/analysis_hyperreals.html (visité le 11/07/2018), et, pour
un exposé plus avancé Robert Goldblatt, Lectures on the hyperreals. An introduction to nonstandard
analysis, Springer, Berlin-New York 1998.
114. Il y a certainement une leçon plus générale à tirer de cette remarque, à savoir que l’on peut
être amené à traiter de façon très différente les quantités infinies, quand bien même on les reconnait
comme quantités infinies, si on ne part pas du principe que les indéfinis sont achevables. Est-ce que le
sentiment spontané selon lequel il y a davantage d’entiers que de nombres pairs ne tient pas sa validité
du fait que pour tout segment effectivement saisissable dans la progression successive des entiers, il y en
a effectivement davantage (et de fait, deux fois plus) que des pairs ? Sans bien sûr que cela change quoi
que ce soit à la possibilité de construire (progressivement) une bijection entre ces deux multiplicités.
De façon différente, mais conformément à la même idée, quand nous considérons “les rationnels” comme
multiplicité incluant les entiers, nous les pensons généralement comme occupant, de façon dense, la “ligne
des réels” : notre sentiment spontané selon lequel ils sont évidemment plus nombreux que les entiers, et
infiniment plus nombreux qu’eux, dit le fait que pour tout segment de la ligne effectivement saisissable
comme un (et donc fini si on ne suppose pas qu’on ait achevé en effet la ligne), les entiers sont toujours
en nombre fini (voire nul), alors que les rationnels sont toujours inépuisables, où que l’on regarde.
115. Dolev, « Super-tasks and Temporal Continuity » cit.
310
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
Benacerraf, montrant que les deux chercheurs placent explicitement la discussion à un
niveau logique alors même qu’il est manifeste que le « véritable » problème de Thomson,
ce qui motive son argumentation et son souci, relève d’exigences temporelles.
Dolev va alors nommer et décrire deux principes, le principe de connectabilité et le
principe de continuité, qui font d’après lui partie de nos exigences relatives à la temporalité et qui sont tous deux violés par les expériences de pensées envisagées par ThomsonBenacerraf. De ces deux principes, il va montrer que le premier peut dans une certaine
mesure être respecté par des supertâches “à la Thomson” à la condition de renoncer
à certaines prémisses que les deux protagonistes avaient arbitrairement admises. Le second, néanmoins, semble à Dolev nécessairement enfreint par les supertâches, et la fin
de son article considère ce que la philosophie et la physique nous permettent de conclure
sur l’état de notre intuition relativement à ce second principe.
Récapitulons. Quand nous pensons à des processus temporels, comme à l'évolution d'un
système, nous nous attendons à les voir manifester deux caractéristiques :
(T1 ) Connectabilité Temporelle : l'état sT d'un système est fonction de ses états précédents
st avec t → T .
(T2 ) Continuité Temporelle : l'état [sT ] d'un système est fonction continue de ses états
précédents st , c'est-à-dire que
−−−→
st t → T s T
La solution de Benacerraf ne respecte aucune de ces deux exigences ; la nôtre respecte la
première mais pas la seconde. Si mon analyse est correcte, la perplexité que causent en nous
les supertâches prend racine dans leur violation inévitable de la seconde exigence[10] . Ainsi,
il est faux de penser que le défi qu'elles posent provient du fait qu'une infinité de tâches sont
complétées dans un temps fini. Comme nous l'avons vu, il semble n'y avoir rien de logiquement
répréhensible dans cette idée. Mais alors, une fois que cette idée parait viable, la question du
résultat d'une supertâche devient pressante. Et je soutiens que s'il est difficile de l'affronter,
c'est du fait de la discontinuité temporelle que nous rencontrons au bout d'une supertâche, et
à laquelle nous ne pouvons échapper.
[n. 10] Et c'est cela qui constitue la différence entre les supertâches et les scénarios de Zénon, dont
7.7. YUVAL DOLEV ET LES PRINCIPES TEMPORELS
311
la description implique des séries convergentes ou des fonctions continues. Non pas qu'il n'y ait rien de
déroutant dans les scénarios de Zénon. Au contraire, je pense qu'ils continuent à ce jour de poser un
défi conceptuel. Mais, parce qu'ils n'impliquent pas des discontinuités temporelles du genre dont nous
discutons ici, le défi qu'ils soulèvent est différent de celui que soulèvent les supertâches.116
Si nous partageons une grande partie des analyses et des thèses de l’auteur, comme
nous l’avons déjà indiqué, il nous paraît nécessaire d’y apporter à la fois un complément
et un contrepoint. Un complément, parce que Dolev lui-même nous invite à traiter les
paradoxes de Zénon sur un mode analogue. Un contrepoint, car tout le raisonnement de
l’auteur part d’une séparation soigneuse des problèmes de supertâches d’avec la tâche
zénonienne. Or il nous semble possible de montrer que le principe concluant à l’impossibilité des tâches zénoniennes, à savoir le principe d’achevabilité, est lui aussi à l’œuvre
dans l’intuition de l’impossibilité des supertâches, au point qu’il se trouve nécessaire pour
comprendre celle-ci d’une façon suffisamment générale. C’est-à-dire que, si Dolev semble
correct quand il juge nécessaire de quitter le domaine logique pour celui des intuitions
fondamentales de la temporalité, les intuitions qu’il soulève sont encore inadéquates, car
elles ne parviennent toujours pas à considérer le point de vue fondamental du faire en
tant que distinct de celui de l’être fait.
7.7.1 Supertâches et systèmes dynamiques
Pour exposer son analyse, Yuval Dolev a besoin d’une notion générale adéquate de ce
qui constitue une supertâche, c’est-à-dire d’une notion précise de « tâche » ou « étape »
qui permette d’écarter le cas zénonien lorsque l’on parle de la nécessité d’« accomplir
116. “Let us recap. When we think of processes in time, like the evolution of a system, we expect them to exhibit two features :
// (T1 ) Temporal Connectability : the state sT of a system is a function of its previous states st where t → T . // (T2 ) Temporal
−−−→
Continuity : the state of a system is a continuous function of its previous states st , that is, // st t → T sT // Benacerraf's solution does
not meet either of these requirements ; ours meets the first but not the second. If my analysis is correct, the perplexity that super-tasks
give rise to is rooted in their inevitable violation of the second requirement[10] . Thus, it is wrong to think that the challenge they
pose stems from the fact that infinitely many tasks are completed in a finite amount of time. As we've seen, there seems to be nothing
logically objectionable about this idea. But then, once this idea gains viability, the question what is the outcome of a super-task
becomes pressing. And contending with it is difficult, I claim, because of the inescapable temporal discontinuity encountered at
the end of the super-task. // [n. 10] And that is the difference between super-tasks and Zeno's scenarios, which are described by
converging series or continuous functions. That is not to say that there is nothing puzzling about Zeno's scenarios. To the contrary,
I think they continue to constitute a conceptual challenge up to this day. But, because they do not involve temporal discontinuities
of the kind we are discussing, the challenge they pose is different than that posed by super-tasks.”ibid., p. 325.
312
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
successivement une infinité de tâches ou d’étapes ». Dolev propose une définition dont
il admet qu’elle pourrait être trop restrictive, mais qui se trouve adéquate à la problématique qu’il veut poser, et qui repose sur la notion d’état d’un système dynamique :
Nous dirons qu'un système dynamique accomplit une supertâche s'il est possible de désigner,
c'est-à-dire de décrire, un état par lequel le système passe une infinité de fois au cours de
l'accomplissement de la tâche. Ainsi, marcher d'un point A à un point B n'est pas une supertâche. Mais un ordinateur qui calcule le développement décimal de π, en reconduisant le même
algorithme encore et encore, accomplit bien une supertâche117 .
Quoique cette définition ait été élaborée afin d’écarter le cas zénonien – ou peut-être
précisément pour cela – elle est très instructive même pour celui-ci. En effet, s’il semble
que le cas zénonien de la Dichotomie ne consiste pas en la répétition d’un certain état
d’un système dynamique, ce que décrit Dolev est la description infinitiste d’un procédé
dynamique118 infiniment réitératif, “à la Zénon”, c’est-à-dire dont l’accomplissement
garantit le retour à l’état initial selon un temps toujours exponentiellement plus court.
Le cas zénonien général est la version logique de cette situation dynamique : par exemple
dans le cas de la Dichotomie, le mobile ne se retrouve pas itérativement dans le même état,
mais il est ramené itérativement à la même situation logique d’« avoir un mouvement à
accomplir ». La définition de Dolev nous donne donc un autre mode subtil de distinction
du cas zénonien.
7.7.2 La connectabilité et les sommes de Cesàro
Une fois ce cadre posé, la discussion du premier principe temporel nous renvoie alors
à un aspect du débat Thomson-Benacerraf que nous avions laissé de côté. En effet, en
envisageant les possibles états de la lampe à l’issue de la série infinie, Thomson avait
remarqué que la succession “éteinte, allumée” des états de la lampe équivalait à la suite 0,
117. “Let us say that a dynamical system is performing a super-task if we can point to, that is, describe, a state the system goes
through infinitely many times in the course of performing the task. Thus, just walking from point A to point B is not a super-task. But
a computer that calculates the decimal expansion of π by running the same algorithm over and over again does perform a super-task.”
ibid., p. 307.
118. Le cas computationnel étant ici considéré sous la forme qu’il devrait prendre s’il était physiquement instancié, à savoir la forme d’un système dynamique.
7.7. YUVAL DOLEV ET LES PRINCIPES TEMPORELS
313
1, 0, 1, …, résultant de la série + 1 - 1 + 1 - 1…des allumages et extinction. Il remarquait
alors que la mathématique nous indiquait un résultat pour cette somme infinie, à savoir
1/2, mais que cette indication ne nous était d’aucune aide, car « nous n'attachons aucun
sens à l'idée d'une lampe à demi allumée119 . » À la suite de Thomson, Benacerraf discutant à
son tour des possibles états de la lampe acceptait l’idée que l’alternative allumé-éteint
était exclusive et que nous ne concevions pas une lampe à demi allumée. Or, remarque
Yuval Dolev, c’est là un étrange postulat dans la mesure où les lampes, comme d’ailleurs
tous les autres systèmes physiques réels ou hypothétiques, sont généralement considérées
comme étant des objets continus, qui passent d’un à l’autre de leurs états le long d’une
gamme continue de positions, en l’occurrence d’allumée à éteinte. Il est par conséquent
au moins concevable de poser qu’une lampe est à demi allumée, c’est-à-dire au milieu de
l’intervalle continu de ses positions allant d’allumée à éteinte.
Or, donner comme solution au dispositif de Thomson une lampe à demi allumée, et
plus généralement donner comme résultat d’une supertâche dynamique sa valeur selon
le calcul de Cesàro120 , quand elle existe, a quatre avantages par rapport à l’attitude
désinvolte de Benacerraf – celui-ci considérant que rien n’interdit logiquement dans les
hypothèses constituant la série infinie que la lampe soit allumée, éteinte, réduite à néant
ou changée en crapaud. Ces quatre avantages, en outre, sont de nature à satisfaire l’inquiétude de Thomson et son jugement selon lequel la lampe ne peut être ni allumée ni
éteinte sous prétexte que ni l’un ni l’autre de ces états ne peut être considéré comme le
résultat de la succession infinie121 . Les voici :
Symétrie. La situation décrite par Thomson est symétrique, à l’infini, en ce qui concerne les
états allumés et éteints de la lampe. Cela se manifeste directement dans l’argument
119. “Now mathematicians do say that this sequence has a sum ; they say that its sum is 1/2. And this answer does not help
us, since we attach no sense here to saying that the lamp is half-on.”Thomson, “Tasks and super-tasks” cit., p. 6. La
série 1 - 1 + 1 - 1…a pour sommes partielles la suite 0, 1, 0, 1, 0, 1, 0…qui n’est pas convergente selon
la définition standard de la convergence de Cauchy, et la théorie classique des séries ne permet pas de
donner une valeur totale à des séries infinies non convergentes. Parmi les moyens d’étendre la définition
de Cauchy à de telles séries, la plus courante est la méthode de Cesàro, qui assigne comme valeur à une
série la limite (si elle existe) des moyennes des sommes partielles, ce qui donne pour la série 1 - 1 + 1 1 + 1…la valeur 1/2.
120. Voir note précédente.
121. Nous changeons la numérotation de Dolev qui ne permet pas de rendre compte du statut plus
général des propriétés d’informativité et de connectabilité.
314
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
– fautif – de Thomson selon lequel la lampe ne peut être ni allumée, parce qu’elle
a toujours été éteinte après avoir été allumée, ni éteinte pour la raison symétrique.
De fait, si la lampe se trouve allumée ou éteinte à l’instant limite, la symétrie n’est
pas préservée, et seule la position « à demi allumée » prédite par la somme de
Cesàro la préserve.
Conservation.
122
Si dans les variations du système dynamique on a affaire à une quantité
constante diversement distribuée, le résultat de Cesàro a l’avantage de préserver
cette quantité, ce que la transformation en crapaud de Benacerraf ne fait évidemment pas. Cette conservation de la quantité est indépendante de la symétrie,
comme on peut l’illustrer aisément par l’expérience de pensée d’une redistribution
infinie du contenu d’un verre de whisky entre le verre de Smith et le verre de Jones,
la lampe allumée correspondant au whisky se trouvant entièrement dans le verre
de Smith et la lampe éteinte au whisky dans le verre de Jones. À l’issue de la
supertâche, il est possible que l’on ait un quart de verre de whisky dans chacun
des verres, auquel cas le résultat est symétrique mais non conservatif ; ou il est
possible que l’on ait trois quarts du whisky dans un des verres et un quart dans
l’autre (résultat conservatif et non symétrique). La somme de Cesàro préserve la
quantité, dans le cas des verres de whisky, pour un quelconque nombre fini de
participants.
Informativité. L’informativité exprime l’idée selon laquelle le résultat doit être en mesure de nous
informer sur le processus dont il est le résultat. C’est un caractère plus général de
ce qui manque aux solutions potentielles de Benacerraf, toutes arbitraires, quoique
logiquement possibles. Le résultat donné par Cesàro pour la lampe de Thomson
est symétrique, et de ce fait nous informe d’une symétrie prenant place dans le
processus, de même qu’un résultat conservant une quantité nous informe de la
quantité manipulée lors de l’opération.
122. Consistency
7.7. YUVAL DOLEV ET LES PRINCIPES TEMPORELS
Connectabilité.
123
315
La connectabilité exprime en général l’idée que l’état terminal est déterminé
par le processus ou par les états précédents, ce qui est précisément ce qui manque
en général à la solution de Benacerraf et qui répond au souci de Thomson selon
lequel ni l’état allumé ni l’état éteint de la lampe ne pouvaient être considérés
comme résultats du processus infini. Ce résultat de connectabilité n’est pas obtenu
seulement par la sommation de Cesàro, il serait obtenu également par d’autres
méthodes qui donnent une valeur à une sommation infinie non-convergente. Ce qui
importe est précisément d’avoir une méthode capable de nous indiquer ce qui vaut
comme résultat du processus, et de ce processus déterminé. Ainsi, si la connectabilité n’implique pas nécessairement la symétrie dans un cas de processus symétrique,
la symétrie dans ce cas précis où on supposait le résultat donné par la sommation de Cesàro était bien la conséquence du type de connexion garantie par cette
sommation, au sens où si en revanche le processus n’avait pas été symétrique, le
résultat ne l’aurait pas nécessairement été non plus. La conservation de la quantité et l’informativité sont aussi des conséquences directes de la manière dont la
sommation de Cesàro fournit une connexion entre le processus et son résultat.
On peut noter que les avantages de cette méthode de calcul des résultats de supertâches dérivent directement des avantages mathématiques du calcul de Cesàro pour les
sommations de série non-convergentes, avantages qui ont conduit à son adoption générale
dans la pratique mathématique.
Nous pouvons y insister, Dolev argumente sur le fait que le calcul de Cesàro devrait
être considéré comme vraiment pertinent pour la problématique posée par Thomson, qui
affirmait qu’on ne « sait pas dire » quel serait le résultat d’une tâche infinie, qu’on n’a pas
de « méthode » pour le déterminer, ou plus fortement qu’il n’y a aucun état possible qui
puisse être considéré comme un véritable résultat de l’opération. Dolev juge arbitraire la
décision de Thomson de refuser l’idée d’une lampe à moitié allumée, et il rappelle que le
calcul de Cesàro est mathématiquement tout à fait honorable, et qu’en ce qui concerne
son applicabilité physique, du moment que celle-ci fournit de bons résultats il n’est pas
123. Connectability
316
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
évident de savoir pourquoi elle devrait être a priori refusée.
Or, la faute de Thomson semble avoir également été celle de Benacerraf, qui ignore
entièrement la problématique de la connectabilité en suggérant que la lampe pourrait
se changer en crapaud ou être anéantie à l’issue du processus. Du fait qu’il traite la
possibilité de la lampe allumée ou éteinte sur le même plan que celle d’une lampe changée
en crapaud, on est amenés à soupçonner que Benacerraf accepte la conclusion selon
laquelle l’état final ne peut pas résulter véritablement du processus, ce qui, du moins
dans le cas de la lampe, est faux si la sommation de Cesàro est une option acceptable.
7.7.3 Le problème de la continuité
En plus de l’exigence de connectabilité que l’adoption d’une méthode adéquate semble
pouvoir satisfaire dans certains cas, il y a d’après Dolev une seconde exigence qui nous
conduit à refuser la possibilité des supertâches, à savoir l’exigence de continuité, qui est
spectaculairement absente de la solution de Benacerraf, mais aussi de la solution que la
sommation de Cesàro peut apporter. La continuité est ici définie de la façon habituelle,
en sorte que l’état du système à l’instant limite soit la limite des états du système aux
instants précédents. Cette continuité est présente par hypothèse dans la Dichotomie,
et son absence de la lampe de Thomson est en effet un élément déterminant. Il est
intéressant de noter que Dolev présente le problème en termes de notre capacité à suivre
le mouvement dans l’obtention de ses différents états.
Cette discontinuité, je le maintiens, constitue le problème sérieux posé par la lampe. Si nous
prêtons attention à l'évolution de la lampe originelle de Thomson, antérieurement à T, nous
n'avons aucune difficulté à suivre ses états successifs tandis que la lampe est allumée et éteinte
de façon répétée, car il y a toujours un écart temporel entre ses différents états -- ils sont séparés
temporellement. L'état « allumé » est significativement différent de l'état « éteint », mais les
deux ne sont jamais vraiment temporellement contigus. L'écart temporel séparant les états de
la lampe décroit constamment, mais il est toujours là. En revanche, lorsque l'on parvient à T, le
concept d'une telle séparation temporelle s'effondre ; nous ne pouvons plus former l'idée d'un
écart temporel séparant l'état de la lampe à T de ses états précédents. L'absence de cet écart
7.7. YUVAL DOLEV ET LES PRINCIPES TEMPORELS
317
rend difficile de suivre la lampe alors qu'elle converge vers son état final. Le « saut » discontinu
qu'il lui faut faire pour atteindre son état à T est tel que, pour des raisons que nous exposerons
plus loin, nous avons du mal à l'avaler124 .
Accordons temporairement à Dolev l’idée que les problèmes soulevés par Thomson
reposaient dans le non-respect de deux principes, celui de connectabilité auquel une
solution peut être apportée, et celui de continuité auquel il n’est pas possible d’apporter
une solution (pour les cas similaires à la lampe). Que devons-nous alors en conclure ? On
pourrait, de prime abord, adopter une position « dure », posant l’exigence de continuité
comme non-négotiable, l’idée d’un processus qui ne soit pas continu comme inacceptable.
Dolev remarque qu’une telle conclusion pourrait être atteinte sur la base de – au moins
– trois types de raisonnements, qui conduisent tous à poser la continuité du temps
comme un cadre en quelque sorte a priori dans lequel sont susceptibles de s’inscrire
tous les phénomènes : le type kantien de l’enquête transcendantale, le type pragmatiste
de William James et le type phénoménologique de Husserl. À ces types soulevés par
Dolev on pourrait probablement au moins ajouter les enquêtes métaphysiques d’Aristote,
Descartes ou Bergson.
Quelles que soient nos raisons, transcendantales, pragmatiques, ou autres, si nous acceptons
que nous ne parvenons pas à faire sens de la notion de discontinuité dans le temps, alors, à
l'évidence, nous devons exclure comme inconcevable une lampe qui parvient d'un « saut » à
l'état demi-allumé ; non pas pour des raisons logiques ou mathématiques, mais parce que cela
est inconsistant avec notre conception du temps, ou, plus précisément, de la temporalité, du
fait d'être dans le temps125 .
124. “This discontinuity is, I maintain, the serious problem with the lamp. If we track the evolution of Thomson's original
lamp prior to T, we have no difficulty following its states as it is being switched on and off repeatedly, for there is always a time-gap
between its different states — they are temporally separated. The ‘on’ state is significantly different from the ‘off ’ state, but the two
states are never really temporally contiguous. The time-gap separating the lamp's states constantly gets smaller, but it is always
there. However, when we get to T the notion of such a temporal separation breaks down ; we can no longer frame an idea of a
time-gap separating the state of the lamp at T from its previous states. The absence of this gap makes it difficult to follow the lamp
as it converges towards its final state. The discontinuous ‘jump’ it must make to its state at T is one that, for reasons we will get to,
we cannot easily stomach.” Dolev, « Super-tasks and Temporal Continuity » cit., p. 324.
125. “Whatever our reasons, transcendental, pragmatic, or other, if we accept that the notion of a discontinuity in time cannot
be made sense of, then, obviously, a lamp that ‘jumps’ to the state of being half-on must be ruled out as inconceivable, not for
mathematical or logical reasons, but because it does not cohere with our conception of time, or, more precisely, of temporality, of
being in time.” ibid., p. 327.
318
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
Ce qui pourrait être objecté à une telle démarche est le fait que les trois (ou les six)
méthodes philosophiques ici citées précèdent toutes le développement de la physique
quantique qui a donné un cadre d’intelligibilité et d’expérience pour la notion de saut
discontinu vers un certain état d’un système. Cette nouveauté scientifique peut et doit,
d’après Dolev, remettre en cause le postulat d’aprioricité de la continuité, de même
que les géométries non-euclidiennes empêchent de proclamer l’aprioricité du postulat
des parallèles et que la théorie de la relativité empêche de proclamer dénuée de sens
l’idée que la simultanéité dépend du cadre de référence choisi. Une fois que la mécanique
quantique a indiqué la possibilité qu’il y ait en effet discontinuité, il devient d’après Dolev
impossible de postuler son inconcevabilité. Et il suggère que si l’on est alors conduit
à abandonner l’exigence de continuité, la sommation de Cesàro est une hypothèse à
considérer sérieusement dans la mesure où elle permet de conserver la connectabilité
dans des cas de supertâches.
Néanmoins – et contrairement à la leçon non équivoque de la relativité de la simultanéité –, Dolev ne pense pas que la physique quantique soit aujourd’hui en mesure
de nous faire renoncer à notre principe de continuité. D’abord se pose le problème de
l’interprétation de cette physique, et notamment le fait qu’aucune interprétation ne soit
absolument consensuelle et que certaines, au premier chef desquelles la théorie de De
Broglie-Bohm, se passent de la réduction du paquet d’ondes et conservent la continuité.
D’autre part, la mécanique quantique elle-même ne semble pas suggérer que la discontinuité puisse avoir lieu au niveau macroscopique de ce qui est continument observable.
Dolev en conclut que la question reste ouverte et croit que Thomson avait raison de
poser une impossibilité, quoiqu’il ait échoué à la diagnostiquer adéquatement.
Ainsi, il est loin d'être évident que la mécanique quantique apporte des éléments de preuve,
ou constitue un argument, contre les affirmations de Kant, James, et des autres philosophes
dont les œuvres présentent la continuité temporelle comme un élément constitutif de l'expérience
et de la réalité (de la réalité macroscopique, à tout le moins).
La question de savoir si des sauts discontinus sont concevables reste, il me semble, ouverte.
Mes intuitions tendent vers le soupçon, à fondement pragmatiste, selon lequel nous ne savons
7.7. YUVAL DOLEV ET LES PRINCIPES TEMPORELS
319
pas quoi faire de l'idée de sauts discontinus dans l'évolution de systèmes macroscopiques. Je
crois que le jugement de Thomson selon lequel les supertâches sont impossibles était correct,
mais qu'il a échoué à en diagnostiquer la raison, supposant à tort que le problème était de
nature logique. Ses opposants ont concentré leurs efforts sur ses affirmations logiquement
invalides, et sont à leur tour passés à côté de la question. Je crois que s'il avait considéré avec
davantage d'attention le fait que l'affirmation mathématique selon laquelle l - l + l - l + l-…=
½ a quelque chose à nous apprendre sur sa lampe, il serait parvenu à la véritable énigme tapie
à l'extrémité d'une supertâche, apercevant que ceux de nos concepts qui s'effondrent en ce
point ne sont pas logiques ou mathématiques, mais temporels126 .
7.7.4 Supertâches, logique et temporalité
Quels principes temporels ?
Pour conclure, nous voudrions proposer un bilan de l’analyse de Dolev, à la fois de
ce qu’elle apporte à la réflexion et des points où elle semble insuffisante.
La première chose remarquable est le déplacement du débat sur le plan des principes
de la temporalité. Cela nous paraît tout à fait fondamental et il faut l’examiner plus en
détail. Les principes que nous opposons à la possibilité des supertâches ne se formulent
pas en termes mathématiques, mais en termes temporels : soit en termes de processus
et de résultat, soit en termes du rapport entre l’état à un moment final et les états
aux moments précédents. Pour que ces principes concernent les supertâches analogues
à la lampe de Thomson, il faut que cette lampe hypothétique et les objets du même
genre soient bien des objets temporels. Or, il n’est pas entièrement évident de savoir en
quel sens nous pouvons dire qu’ils le sont. Nous savons que la lampe, et qu’avec elle
les objets opérant dans au moins toute une gamme de supertâches ne peuvent pas être
126. “It thus remains far from evident that quantum mechanics provides evidence, or constitutes an argument, against the claims
of Kant, James, and other philosophers in whose work temporal continuity figures as a constitutive element of experience and of
reality (macroscopic reality, at least). // The issue of whether discontinuous jumps are conceivable or not remains, it seems to me,
an open one. My own intuitions lean towards the pragmatically-based suspicion that we do not know what to make of the idea of
discontinuous jumps in the evolution of macro-systems. I believe that Thomson's sense that super-tasks were impossible was correct,
but that he failed to diagnose why, wrongly supposing the problem was a logical one. His critics focused on his invalid logical claims,
and thus also missed the point. I believe that considering with greater attention the relevance to his case of the mathematical claim
that l - l + l - l + l-…= ½ might have led him to the real conundrum lurking at the super-task's end, showing him that what breaks
down at that point are not our logical or mathematical notions, but our temporal ones.” ibid., p. 328.
320
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
de véritables objets temporels, réellement existants, du fait de certaines contraintes que
la théorie physique nous indique – comme des limites intrinsèques à l’accélération ou
la vitesse ou peut-être l’existence d’intervalles temporels minimaux pour un événement
dynamique. Mais en dépit de cette situation théorique, nous ne devons ni ne pouvons
abandonner l’exigence de considérer les lampes comme temporelles. Comme le dit Dolev :
Nous gardons cependant le sentiment que même si une telle lampe ne pourrait pas, en fait,
exister comme objet spatio-temporel, elle ne laisse pas de constituer une fascinante expérience
de pensée, qui nous force à reconsidérer certains de nos concepts fondamentaux. Il me semble,
néanmoins, que pour qu'il puisse constituer une telle expérience de pensée, le processus que
subit la lampe doit être pensé comme ayant lieu dans le temps. Les entités atemporelles, comme
les entités mathématiques, exhibent une variété de comportements qui peuvent certes surprendre, mais qui ne nous forcent pas à revoir nos concepts, en tout cas pas ceux qui concernent
les objets physiques. Si on la considère atemporellement, on peut décrire la lampe de Thomson de toute sorte de manières sans qu'aucun problème ne se pose, à condition du moins que
la cohérence logique soit sauve. Si le cas de lampe nous trouble, alors, c'est parce que nous
pensons l'histoire de la lampe comme ayant lieu dans le temps127 .
La justesse de ce point nous paraît entière, et l’expression magnifique : la lampe
ne peut tout simplement pas constituer l’expérience de pensée qu’elle constitue si elle
n’est pas intégrée dans ce que nous pensons comme le temps. Et la discussion sur les
supertâches, quand la question posée est celle de la simple cohérence logique d’un objet considéré à la manière d’une suite mathématique, tend à ignorer la question de ce
que nous pouvons accepter ou non comme constituant un objet temporel. On voit que
cette analyse est concordante avec la thèse que nous cherchions à soutenir dans ce chapitre : comme Dolev, nous pensons que l’intention au départ de la discussion de cas
127. “Still, we feel that even if such a lamp cannot actually exist as a spatio temporal object, it nevertheless constitutes an
intriguing thought-experiment, which forces us to rethink some of our basic notions. It seems to me, however, that for it to constitute
such a thought experiment, the process the lamp undergoes must be thought of as occurring in time. A-temporal entities, such as
mathematical entities, manifest a variety of behaviors that may seem surprising, but which do not compel us to rethink our concepts,
certainly not those concepts pertaining to physical objects. Regarded a-temporally, Thomson's lamp can be described in any manner
we wish without any problems arising, provided that some consistency demands are met. If the case of the lamp does perplex us,
that is because we do think of the history of the lamp as occurring in time.” ibid., p. 323.
7.7. YUVAL DOLEV ET LES PRINCIPES TEMPORELS
321
de supertâches était l’intuition d’une impossibilité temporelle, intuition qui s’est perdue
dans les différentes formulations cherchant à exhiber l’obtention d’un état impossible
ou contradictoire avec l’hypothèse. Ce point s’appliquerait déjà à de nombreuses interprétations des paradoxes de Zénon, comme celles qui lui prêtent l’idée que la grandeur
totale parcourue est une grandeur infinie : cette manière de poser le problème présuppose
l’achèvement accompli et considère la nature de son résultat possible, ne prenant pas la
question au niveau de l’achevabilité elle-même.
Bien sûr, Dolev n’est pas le premier à remarquer que si les supertâches ne sont
pas à proprement parler contradictoires, elles entrent néanmoins en contradiction avec
des prémisses implicites relatives à la nature des phénomènes temporels. Mais nous ne
connaissons pas d’autre auteur qui ait pris la pleine mesure de ce point et soit allé jusqu’à
considérer les supertâches comme une méthode d’enquête sur nos intuitions temporelles
et leur viabilité ; ce qui est, nous semble-t-il, la perspective qu’il adopte. Le second point
à conserver, dès lors, est justement ce mode d’enquête, et la pluralité des principes temporels susceptibles d’être bafoués, qu’il permet de révéler. Nous voudrions ici esquisser
un développement de cette recherche, qui confirme la pertinence de la distinction entre le
principe de connectabilité et le principe de continuité, à partir de l’analyse du paradoxe
de Ross.
Le paradoxe de Ross128 examine en substance la situation hypothétique suivante :
supposons une supertâche consistant à ajouter et détruire des boules indexées sur IN,
en sorte qu’à chaque étape n de l’opération à partir de 0, les boules numérotées de
10n à 10n+9 sont ajoutées et la boule numérotée n est détruite. À l’étape 0 j’ajoute
les boules numérotées entre 0 et 9 puis je détruis la boule 0, à l’étape 1 j’ajoute les
boules 10 à 19 puis détruis la boule 1 et ainsi de suite. La conclusion de Ross, à laquelle
il ne semble pas possible d’échapper, est qu’à « l’issue » infinie de l’opération, toutes
les boules sont détruites, puisque toutes les boules ajoutées étaient numérotées par un
entier dans IN et que pour tout n dans IN la boule numérotée n a été détruite à l’étape
128. Sheldon Ross, A First Course in Probability, Macmillan, New York 1976. Ce paradoxe parfois
dit de “Ross-Littlewood” ne doit pas être confondu avec le paradoxe de Ross en logique déontique.
322
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
n. Le paradoxe étant que l’opération qui débouche sur ce résultat nul consiste en l’ajout
de 9 boules, opération répétée une infinité de fois, ou autrement dit que le nombre de
boules augmente de façon exponentielle suivant une courbe asymptotique à l’infini à
l’approche de l’instant limite, mais que le résultat à l’instant limite est nul. Le paradoxe
a été examiné en grand détail dans la littérature, mais pour soulever un seul aspect, il
est aisé de décrire d’autres dispositifs où 9 boules sont ajoutées à chaque étape, et qui
résultent dans un résultat différent, qui peut être prescrit presque arbitrairement, avec
un nombre fini ou infini de boules restant à la fin. L’expérience de pensée donnant lieu
au paradoxe de Ross est un bon exemple de supertâche qu’il y a de nombreuses raisons
de juger impossible. Néanmoins il y a une chose que cette expérience ne contredit pas,
et il s’agit de l’exigence de connectabilité de Dolev. En effet, s’il y a paradoxe, c’est
précisément parce que la logique de la situation semble nous indiquer le résultat qui est
effectivement produit par l’opération, qui s’en déduit si les hypothèses adéquates sont
suppléées. Or, si la connectabilité est préservée, la continuité est bafouée de la manière
la plus spectaculaire qui soit : une courbe tend à l’infini en un temps fini, et « achève »
en quelque sorte cet infini, sans pourtant que l’infinité elle-même soit jamais atteinte, et
juste à l’instant où il est achevé, le résultat se révèle nul.
On peut faire plusieurs commentaires sur le paradoxe de Ross. D’une part, de même
que Dolev donnait dans sa définition des supertâches une version dynamique de l’itérativité logique zénonienne, de même il est possible de reformuler la Dichotomie comme une
version logique du problème dynamique de Ross. En effet, supposons qu’à l’étape 0, au
point de départ, on envisage les 10 premières étapes zénoniennes, dont la première est
déjà accomplie. À l’étape 1, l’arrivée à la moitié du parcours, on envisage les 10 étapes
suivantes, numérotées de 10 à 19. À l’étape 2, les étapes 20 à 29 sont envisagées et ainsi
de suite. Le nombre d’étapes envisagées comme restant à parcourir est infiniment croissant puis « chute » de façon discontinue à 0 au point limite. Bien sûr, il s’agit juste d’une
façon d’exprimer comme une croissance ce qu’il est aussi possible d’exprimer comme la
constance de l’ordinalité ω des tâches à accomplir passant subitement à 0, à la manière
de Gwiazda.
7.7. YUVAL DOLEV ET LES PRINCIPES TEMPORELS
323
D’autre part, en tant qu’exemple extrême le paradoxe permet d’illustrer de façon
saisissante la nécessité de situer le débat sur le terrain des intuitions temporelles. En effet, les possibilistes les plus conséquents nous expliquent bien qu’il nous faut reconnaitre
que la situation de Ross n’est pas contradictoire et doit être admise comme possible129 ,
en admettant du même coup la discontinuité soudaine de la fonction numérique. Il y a
quelque chose de fascinant à voir des auteurs admettre la faisabilité conceptuelle d’un
processus tel que celui de Ross. Cela indique à quel point l’intuition temporelle est cruciale, au sens où sans elle tout devient conceptuellement possible, même une croissance
sans borne résolue à 0 sans jamais décroître. Du point de vue d’un penseur du mouvement, dans la lignée des 7 méthodes philosophiques que nous suggérions plus haut,
l’absence d’égards pour la réalité du mouvement paraît remarquable, ou plutôt l’absence
d’égards pour des considérations de ce qui peut appartenir au mouvement qui ne relève
pas de la mathématique. À la limite, toutes les ingénieuses constructions d’opérations de
supertâches et leurs commentaires infinitistes apparaissent comme d’étranges variations
sur la détermination des valeurs limites de fonctions impliquant des ordinaux transfinis,
et pas comme des expériences sur ce dont le temps est capable.
Néanmoins, si sur tous ces points nous suivons Dolev et souhaitons poursuivre ses
analyses, il nous paraît que le principe de continuité ne peut pas constituer le dernier mot
quant au problème des supertâches. En fait, reprenant une perspective que nous avons
déjà exprimée à de nombreuses reprises, la discontinuité elle-même ne nous apparaît
que comme un symptôme, que comme une méthode de monstration d’un problème plus
général et plus fondamental qui est celui de l’être achevé de l’inachevable. Nous avons
tenté de rendre sensible à ce point déjà dans notre présentation du paradoxe de Ross. La
discontinuité y est sans contexte choquante, mais si elle est si choquante c’est, à notre
sens, parce qu’elle exhibe spectaculairement l’impossible et soudain être achevé d’une
croissance infinie qui ne saurait jamais s’achever, et notamment qui n’atteint jamais un
129. Notamment Earman et Norton, « Infinite Pains » cit.. Nous en profitons pour redire notre
admiration pour cet article ainsi que pour celui de Allis et Koetsier, qui offrent la plus soigneuse synthèse
et analyse des arguments d’impossibilité que nous connaissions – dans le cadre ordinaire qui ignore la
question du postulat d’achevabilité. Koetsier et Allis, « Assaying Supertasks » cit.
324
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
état final (qui serait ici un état final d’infinité). Dans le paradoxe de Ross, l’infinité
syncatégorématique est entièrement satisfaite, toute quantité finie a été effectivement
dépassée, et pourtant on obtient un résultat nul dans la supposition de l’être achevé,
et la discontinuité infinie est la conséquence du fait que le résultat n’est jamais en fait
obtenu dans le processus qui, comme processus, ne fait que croître.
Nous ne voulons pas nier l’importance du principe de continuité pour notre appréhension du temporel. Mais nous ne sommes pas certain qu’il soit absolument indispensable.
Il ne nous paraît pas absolument inconcevable, par exemple, qu’un objet macroscopique
temporel subisse un changement discontinu de position, ou plus exactement cela ne nous
paraît pas remettre en cause son statut d’objet temporel possible. En revanche, la notion même de temporalité nous paraît interdire le « passer outre » d’un inachevable.
Supposons que nous admettions vivre dans un monde où les lois physiques prédisent de
soudaines discontinuités de position pour les objets macroscopiques, et supposons que
nous acceptions l’idée que la sommation de Cesàro nous donne le résultat, au sens de
la connectabilité, d’une série infinie non-convergente. Nous ne croyons pas que, même
alors, nous serions dépourvus de motifs de refuser la possibilité de la lampe de Thomson.
En effet, même si notre science prédisait que certains états physiques donnent lieu à un
changement discontinu de position, cela ne changerait rien au fait que, lampe allumée,
éteinte ou à demi allumée, elle ne serait jamais passée à cet état, c’est-à-dire qu’elle n’y
serait arrivée depuis aucun état, discontinuité ou non. Suivant l’alternance des allumages
et extinctions, nous demeurerions confondus devant le fait que la lampe se « retrouve »
en sa position limite sans jamais y être allée, fût-ce de façon discontinue, c’est-à-dire en
fait sans jamais que l’alternance des allumages et extinctions ait pu prendre fin.
Même si nous acceptions que la sommation de Cesàro indique la seule position qui
puisse être raisonnablement considérée comme valeur d’une sommation infinie nonconvergente (y compris dans un cadre physique), cela ne ferait rien au fait que l’état
au point limite ne résulterait pas du processus de supertâche, au sens où celle-ci ne
s’est jamais achevée en sorte à donner lieu à cet état, mais qu’il se trouve simplement
que, celle-ci achevée, on peut prédire que la lampe est dans tel ou tel état. En ce sens,
7.7. YUVAL DOLEV ET LES PRINCIPES TEMPORELS
325
l’« axiome de Thomson » relevé par Burke était peut-être plus proche de la nature
fondamentale du problème soulevé par Thomson, formulant en termes de grammaire
conceptuelle cette exigence que ce qui arrive ne se trouve pas simplement être arrivé
sans pouvoir effectivement se produire.
Et de fait, le principe de continuité est incapable de pleinement rendre compte du
problème des supertâches pour la raison simple qu’il y a des supertâches en bonne et
due forme, au sens de Dolev, qui ne produisent pas de discontinuité. La plus simple et
la plus connue est probablement la balle infiniment rebondissante130 :
Une balle parfaitement élastique rebondit sur une surface parfaitement dure d’une
façon telle qu’à chaque rebond sa vitesse est réduite à une fraction k de la vitesse qu’elle
avait immédiatement avant l’impact, et que chaque rebond soit instantané. La balle ne
peut cesser de rebondir après un nombre fini de rebonds, et dans la mécanique classique
le temps compris entre deux rebonds est directement proportionnel à la vitesse initiale
de la balle au début du premier, en sorte que si l’on suppose que le temps compris
entre le premier et le second rebond égale une unité de temps, les temps compris entre
les rebonds successifs forment la série géométrique 1, k, k 2 , k 3 ,…dont la somme 1/(1 k) est finie. En sorte que la balle accomplit un nombre infini de rebonds en un temps
fini. Les principes de connectabilité et de continuité, ainsi que les prédictions mathématiques, nous suggèrent que la balle « à l’issue » de la série infinie est à l’arrêt (en
ce qui concerne ses rebonds verticaux), et le contact avec la surface constitue bien la
limite de ses positions antécédentes, en même temps qu’il constitue un état du système
obtenu une infinité de fois dynamiquement distinctes. La balle rebondissante est donc
une supertâche continue. De plus elle est prédite par un certain cadre physique. Comme
le disent Earman et Norton, « il n'y a aucun sens évident d'après lequel la balle rebondissante est
paradoxale, sauf si l'on est choqué par la simple idée qu'elle accomplisse un nombre infini de rebonds en un
temps fini131 . » Plus exactement, et en renversant leur formulation, nous dirions que l’on
130. Nous en reprenons l’exposé à l’article de Earman et Norton, Earman et Norton, « Infinite
Pains » cit., p. 235-6.
131. “The bouncing ball is not paradoxical in any obvious way, unless one is simply offended by the notion that it will complete
infinitely many bounces in a finite time.” ibid., p. 236
326
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
est incapable de comprendre la paradoxicalité de la balle rebondissante et avec elle des
supertâches en général si l’on ne se concentre sur l’intuition selon laquelle un processus
ne s’achevant pas ne saurait se trouver achevé dans le temps. Supposons pour ainsi dire
que l’on enregistre la balle et que l’on diffuse le film à l’envers : durant la diffusion du
film la balle ne commencera jamais à rebondir, et en tout temps postérieur (antérieur
dans l’ordre réel) à l’instant limite elle aura « déjà » accompli une infinité de rebonds.
Quoique la continuité au sens ordinaire ne soit pas enfreinte par la balle rebondissante, et quoique pour la même raison la connectabilité y soit respectée, pouvons-nous
nous empêcher de ressentir une discontinuité et une déconnexion entre la série et son
état limite ? C’est que l’absence de connexion et l’absence de continuité y sont plus générales que ce qu’indiquent les définitions données par Yuval Dolev. L’état limite n’est
pas le résultat de la série, même si nous avons un calcul prédisant ce résultat, parce que
la série ne s’achevant pas, rien ne peut en résulter au sens ordinaire du passage d’une
chose à son résultat. L’état limite est en discontinuité avec la série, même si la position
limite est la limite des positions précédentes, parce qu’il n’y a pas de transition ou de
passage concevable entre une série jamais achevable et l’instant de son être achevé. Pour
reprendre l’expression de Dolev, même dans un cas de continuité, si nous admettons la
pleine réalité de la série infinie discrète nous ne « parvenons pas à suivre » le système
quand il doit atteindre son état limite. Ou, de manière peut-être encore plus saisissante,
dans un modèle isomorphe à la Dichotomie inversée nous ne parvenons pas à suivre le
modèle au-delà de l’instant limite antécédent et au sein de l’infinité jamais commençante. Nous espérons qu’il n’est plus nécessaire ici de redire que cette incapacité à suivre
le système ici n’est pas le simple indice d’un manque d’imagination. Nous n’arrivons
pas à suivre le mobile en un sens différent du sens selon lequel nous n’arrivons pas à
suivre un mouvement trop complexe, trop discontinu, ou ayant un nombre trop grand
d’étapes : nous n’arrivons pas à le suivre au sens où nous ne pouvons pas prétendre que
nous pourrions le suivre si nos capacités imaginatives étaient arbitrairement grandes et
complexes.
7.7. YUVAL DOLEV ET LES PRINCIPES TEMPORELS
327
Logique et temporalité
Ayant réaffirmé la nécessité du postulat d’achevabilité, nous voudrions finalement
remettre en cause un élément d’analyse que nous pouvions superficiellement admettre
jusqu’à présent, à savoir l’idée que les supertâches ne posent pas un problème logique.
Nous avons déjà exprimé, à propos du débat entre Thomson, Benacerraf et Chihara, une
réticence à considérer qu’il y a une distinction simple entre ce qui relève de l’impossibilité
logique et ce qui n’en relève pas. Soyons plus explicite ici : que disons-nous quand nous
disons que la lampe de Thomson n’est pas contradictoire ? D’après ce que nous indique
Benacerraf et à sa suite les infinitistes, il s’agit du fait que l’état de la lampe à l’instant
limite, allumée, éteinte, à demi allumée, ou changée en crapaud, n’est pas contredit par
les hypothèses faites sur ses états antécédents. Il s’agit de dire que l’on peut donner une
description – en vérité une multitude de descriptions diverses – de la lampe en chacun de
ses états, aucune de celles-ci n’étant contradictoire. Ultimement, il s’agit de dire qu’on
peut assigner à des suites transfinies « d’états » toutes sortes de valeurs pour leurs
points limites, sans que ces suites soient des objets contradictoires. Il est donc indéniable
que les objets envisagés par les expériences de pensée des supertâches n’impliquent pas
d’impossibilité mathématique. Quand on dit qu’ils ne sont pas logiquement impossible,
on veut dire alors que l’on a pu en fournir un modèle mathématique cohérent. Mais
peut-on véritablement dire que l’on en a fourni un modèle cohérent si ce modèle n’est
pas un modèle temporel ? Comme le remarque Dolev, une expérience de pensée sur un
objet temporel ne peut pas être l’expérience de pensée qu’elle est si elle ne pense pas ses
objets comme temporels. Or, il ne nous semble pas absurde de soutenir qu’il fait partie
de notre notion même de ce que signifie pour la processualité en général de compter
comme « temporelle » le fait que ce qui se tient comme achevé doit avoir pu s’achever
effectivement132 , de même que le fait que si une chose vient après tous les éléments d’une
série, alors cette série doit avoir pu prendre entièrement place. C’est en ce sens, et a
contrario, que nous pouvons poser en mathématiques l’élément ω après tous les ordinaux
132. Les supertâches avec bifurcation suggèrent que cette formulation pourrait être légèrement inadéquate, mais cette complication technique n’importe pas ici. Cf. l’encadré page 504.
328
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
finis, sans avoir à supposer que le compte des nombres entiers puisse être effectivement
achevé. Les modèles que fournissent les mathématiques fonctionnent selon un sens de
« l’avant » et de « l’après » qui mime en partie la temporalité, mais qui ne semble pas
toujours compatible avec ce que signifient l’avant et l’après dans le temps. S’il en est
ainsi, on pourrait être amené à dire non pas tellement que « le problème n’est pas logique
mais temporel », mais plutôt que « la contradiction que soulèvent les supertâches n’est
pas mathématique, mais relève de la logique de la temporalité, de ce qui fait qu’un objet
compte comme temporel. »
On pourra néanmoins rétorquer que la description bien menée des supertâches fournit
un modèle non seulement mathématique, mais aussi temporel, au sens où l’on ne se
contente pas de décrire une suite à l’ordinalité transfinie, mais que l’on prend soin de
situer chacun de ses termes en des instants déterminés, que l’on s’efforce de décrire
effectivement une série temporelle. La question qui se pose alors est la suivante : suffit-il,
pour qu’un modèle compte comme temporel, qu’on puisse en situer tous les éléments
à des instants ? Nous serions enclin à dire que non, à dire qu’il ne suffit pas d’avoir
disposé tous les éléments de la description d’un phénomène à des instants déterminés
pour garantir l’existence d’un modèle temporel de ce phénomène. Cela même suffit à,
finalement, accorder que l’on ne peut pas qualifier les supertâches de « logiquement
impossible » au moins au sens ordinaire de l’expression. Si l’on accorde a minima que
nous ne savons pas clairement, univoquement et définitivement ce que nous disons quand
nous affirmons la temporalité d’un objet, cela signifie que nous n’avons pas un concept
déterminé du « temporel » dont nous pourrions tirer par analyse une propriété telle que
le principe d’achevabilité ou le principe de continuité, qui entrerait en contradiction avec
l’hypothèse de telle ou telle supertâche. Les propriétés constitutives de la temporalité
d’un objet, offrant ou non un contraste avec la possibilité d’en donner une description
simplement mathématique, ne peuvent être que des jugements synthétiques.
7.8. POSTFACE : CE QU’UNE RÉPONSE À ZÉNON NE PEUT PAS ÊTRE
329
7.8 Postface : Ce qu’une réponse à Zénon ne peut pas être
En guise de conclusion, nous proposons un récapitulatif que nous espérons exhaustif des réponses qui selon nous manquent ou ignorent (parfois résolument) l’aporie du
passage au sein du continu.
Le geste de Diogène. Exhiber un mouvement, se lever et marcher133 . Ne constitue
pas une réponse à l’aporie, mais sa condition : nous savons qu’il y a mouvement, c’est
pourquoi nous sommes gênés par son impossibilité.
L’interprétation métrique. Cette interprétation, peut-être la plus courante au
moins dans la modernité, consiste à assigner à Zénon la conclusion selon laquelle la distance à parcourir est infinie en magnitude, du fait qu’elle est constituée d’une infinité de
parties. En général la “réfutation” consiste à énoncer un argument en pratique équivalent
à l’argument de la Dichotomie : toute distance, si petite soit-elle, est divisible en une
infinité de parties successives chacune constituant la moitié de la précédente. De nouveau, cela ne constitue pas une réponse à l’aporie, mais sa condition : tout mouvement
en général exhibe cette structure infinitaire.
La première interprétation sophistique. Cette réponse très courante consiste
à entendre l’argument sous la forme : « toujours, quand le mobile atteint la moitié de
son parcours, il a de nouveau un parcours à traverser, donc il ne peut jamais atteindre
son but », et à pointer un sophisme dans l’emploi de « jamais », en disant que tout
ce que dit l’argument c’est que jamais, tant qu’il parcourt les moitiés intermédiaires,
le mobile n’arrivera à son but, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y arrivera jamais dans
l’absolu. Autrement dit cette interprétation reformule l’argument de Zénon sous la forme
absurde suivante : « Tant que le mobile parcourt des moitiés, il ne parvient pas à son
terme. Donc il ne parvient jamais à son terme. » Entendu strictement de cette manière,
le raisonnement serait un sophisme, mais cette interprétation manque le problème : c’est
parce que la série successive des moitiés a cette structure du jamais/toujours qu’elle est
intrinsèquement inachevable, et par suite qu’elle ne peut pas du tout être achevée, et
133. Cf. Diogène Laërce, Vies et doctrines…, VI, 39.
330
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
que le fait qu’elle le soit, qu’elle ait effectivement un au-delà, devient incompréhensible.
La seconde interprétation sophistique. Cette réponse aristotélicienne est plus
rarement reprise, quoiqu’en un sens elle soit proche de l’interprétation métrique. Elle
consiste à entendre l’argument sous la forme : « un parcours infini ne peut pas être
accompli en un temps fini ». Et elle pointe le fait que dans le sens dans lequel le parcours
est infini (par la succession des moitiés proportionnelles), le temps est aussi infini, et que
dans le sens dans lequel le temps est fini (par la magnitude, par le fait d’avoir des bornes
inférieures et supérieures), le parcours aussi est par hypothèse fini. Entendu strictement
sous cette forme, le raisonnement serait de nouveau un sophisme, mais l’interprétation
de nouveau manque entièrement le problème, comme Aristote lui-même le reconnait :
que le temps lui aussi soit constitué de séries inachevables ne résout pas le problème
mais ne fait que le généraliser. Comment le temps pourrait-il passer si pour que le temps
passe il faut qu’une série inachevable de durées ait de fait pris fin ?
La réponse analytique. Analytique ici désigne le domaine mathématique. Variante
de l’interprétation métrique, cette interprétation consiste à enseigner à Zénon la possibilité de penser la convergence des séries, ou d’établir qu’une série peut être convergente.
Mais l’argument de la Dichotomie était déjà pratiquement équivalent à une preuve de
convergence134 . La valeur de la série convergente est définie comme étant la valeur vers
laquelle la suite des sommes partielles converge, mais le problème reste entier de savoir comment cette valeur pourrait effectivement être atteinte alors que la série ne peut
jamais avoir été achevée.
L’interprétation infinitiste. Cette interprétation consiste à comprendre l’argument comme reposant sur une supposée impossibilité de l’infinité en acte, d’une infinité
réellement existante ou pleinement réalisée. En soi, rien n’empêcherait une telle réponse
d’être formulée dans l’Antiquité, mais nous croyons qu’elle est uniquement moderne, et
nous croyons que cela est un indice de la raison pour laquelle elle se méprend entièrement
134. À condition d’adjoindre au raisonnement de Zénon l’axiome dit “d’archimédianité”, qui est dans
Euclide, on construit aisément une preuve de « convergence » : en aucune des étapes le parcours ne peut
atteindre, a fortiori dépasser la limite, c’est la conclusion de Zénon, et d’autre part en supposant qu’il y
a une borne inférieure à la limite qui ne soit jamais dépassée par le parcours successif on peut déduire
une contradiction à partir de l’archimédianité.
7.8. CE QU’UNE RÉPONSE À ZÉNON NE PEUT PAS ÊTRE
331
sur l’objet de l’argument. En effet, on peut parfaitement admettre l’existence d’un infini
en acte et pleinement réalisé, et considérer comme impossible que soit achevée une série
infinie c’est-à-dire inachevable.
La réponse transfinitiste. Cette interprétation pleinement moderne est au fond
assez proche de la réponse analytique. Elle consiste à comprendre l’argument comme
disant que rien ne peut être placé après l’infini, et à enseigner à Zénon que la doctrine
cantorienne des ordinaux transfinis a défini précisément cela, le sens que cela pouvait
avoir à poursuivre la numérotation dans la succession au-delà de l’infini en posant un
élément numéroté ω. Mais dit d’une certaine manière cela ne fait strictement rien à
l’affaire de savoir comment on pourrait atteindre un tel élément dans la numérotation
si l’on avait à, auparavant, compter tous les éléments précédents ; et dit autrement cela
n’est de nouveau que la répétition de l’argument lui-même, qui pointe qu’un élément
est inaccessible précisément parce qu’il est le premier point strictement au-delà d’une
infinité de points successifs.
L’interprétation par le résultat. Cette interprétation est plus délicate à écarter,
parce que les partisans de l’argument de Zénon semblent eux-mêmes souvent s’en rendre
coupables. Elle comprend l’impossibilité comme inexistence d’un résultat déterminé de
la série. Il n’y a pas une position résultant du parcours zénonien, parce que le parcours
zénonien ne conclut pas. Cette interprétation peut s’appuyer très légitimement sur les
mises en comparaison faites par de nombreux auteurs135 du parcours de Zénon avec des
pratiques itératives ne parvenant pas à conclure, par exemple une énumération ou un
calcul n’ayant jamais d’arrêt. En somme elle comprend l’inachevabilité de la série zénonienne comme le fait que par construction elle n’a aucun résultat possible. Chez Thomson, qui est peut-être le premier à formuler vraiment clairement cette interprétation, le
problème trouve une résolution dans la remarque selon laquelle la course zénonienne n’a
pas besoin d’un tel résultat intrinsèque ou d’une telle conclusion déterminée du processus infini, car le processus zénonien n’est que prélevé au sein d’un ensemble continu aux
deux bornes bien déterminées. Mais malgré sa finesse et sa légitimité, cette interpréta135. Notamment Aristote, Jean Buridan, Pierre Bayle, Hermann Weyl et Max Black.
332
CHAPITRE 7. LA MÉPRISE CONTEMPORAINE
tion manque encore le problème, qui est que l’absence d’un résultat final possible n’est
que la conséquence d’une inachevabilité plus simple et plus fondamentale.
Chapitre 8
L’inachevable et le temps
Dans le chapitre qui précède, nous avons tenté de faire deux choses. Nous avons
essayé de repérer le déplacement problématique prenant systématiquement place dans une
certaine littérature, donnant lieu à une forme de méprise répétée sur le sens de l’aporie
de l’inachevabilité, y compris d’après nous chez les « éléatiques modernes », c’est-à-dire
ceux qui argumentaient en faveur de l’impossibilité des supertâches1 . Ce faisant, nous
nous sommes déjà efforcé a contrario de ramener le problème sur son terrain véritable,
à savoir la nature de la temporalité, et plus spécifiquement le principe d’achevabilité qui
nous paraît déterminant pour notre intuition du temporel, de ce que signifie, pour un
processus, d’avoir lieu dans le temps.
On pourrait cependant nous objecter la chose suivante : si nous ne sommes pas capables d’envisager l’accomplissement entier d’une tâche inachevable, c’est parce que dans
toutes nos expériences nous ne considérons de fait jamais comme tâches ponctuelles que
celles qui concrètement (et peut-être nécessairement) ont une durée minimale, et occupent un espace minimal, en sorte que leur réalisation effective possible est strictement
finitaire. Et on peut noter que notre structure perceptive ou expérientielle elle-même
n’est pas capable de faire de différence en deçà d’une limite temporelle mesurable, en
sorte qu’avec raison nous ne pouvons nous représenter l’achèvement de l’infini, véritablement en tant que celui-ci est infini, trop grand pour être expérimenté. Les contraintes
1. Les “impossibilistes”, dans notre vocabulaire.
333
334
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
conceptuelles que nous imposons aux tâches successives découleraient alors des limites
de nos capacités d’expérience, qui façonneraient notre grammaire de l’action successive
en fonction de tout ce à quoi nous pourrions jamais avoir affaire, c’est-à-dire ce qui se
limite à des successions finitaires. Mais ces limites, continuerait l’objecteur, n’ont rien à
voir avec la structure temporelle elle-même. L’analyse zénonienne du réel, c’est-à-dire le
constat que la continuité permet la répétition locale infinie d’une opération, nous donne
au contraire de bonnes raisons de considérer que le déroulement infinitaire peut en fait,
en soi, prendre place dans la mesure finie, c’est-à-dire qu’elle nous invite à modifier notre
grammaire en vertu d’une nouvelle analyse conceptuelle2 qui, de plus, semble s’accorder
avec nos meilleures théories scientifiques.
Une objection de cette sorte est très puissante. Elle entend, et accepte, le problème
formulé en termes d’intuition du passage et de principe d’achevabilité, elle accepte que la
question porte sur la structure temporelle en tant que telle, mais elle donne des raisons
elles-mêmes structurelles de douter de la pertinence générale de notre intuition.
Pourtant, si une objection de ce type doit être réellement convaincante, il faut qu’elle
ait pour ainsi dire quelque chose à proposer en remplacement de l’intuition temporelle
jugée inopérante. C’est-à-dire qu’il est nécessaire, pour pouvoir analyser l’inadéquation
en dernière instance de notre intuition, de pouvoir continuer à donner sens aux notions
de succession, d’avant et d’après, de réalisation, etc. et cela sans que, par hypothèse, ce
sens nous soit donné par cette même intuition du temporel.
Or, nous croyons qu’aucune alternative à l’intuition temporelle englobant le principe
d’achevabilité n’est capable de rendre compte de la succession en termes d’un passage,
d’un faire irréductible à un être fait ; autrement dit nous ne pouvons penser le transfini que sous la forme d’une sortie de l’ordre temporel de l’accomplir, et la contrainte
conceptuelle qui impose le finitaire dans l’ordre de succession, pour ce que nous sommes
en mesure de penser, découle de l’idée même de progression. On pourrait faire un pas de
plus, et soutenir que cette idée de la progression conditionne en fait la pensée de toute
2. C’est-à-dire nouvelle par rapport à une grammaire spontanée acquise grâce à l’expérience commune.
Historiquement parlant elle n’est pas exactement dernier cri.
8.1. PERSPECTIVE DU FAIRE ET PERSPECTIVE DE L’ÊTRE FAIT
335
série ou ordre en général. En sorte que l’alternative n’est pas vraiment entre, d’un côté,
penser sous le mode du progressif et interdire les indéfinis achevés, et, de l’autre, quitter l’ordre du progressif et penser les supertâches dans le temps. Elle est plutôt entre,
d’un côté, le maintien de la confiance dans l’intuition et la grammaire temporelle, et,
de l’autre, l’emprunt à cette intuition de la signification de l’avant et de l’après, de la
tâche et de la succession, puis l’abandon des contraintes imposées par cette intuition,
alors même que l’on veut penser ce même domaine d’où l’intuition provient, à savoir le
temps et le progrès réel3 . Si nous parvenons à rendre ce point convaincant, nous aurons
atteint un objectif important : montrer que la réponse « possibiliste » à Zénon, celle qui
nie la difficulté, nous fait perdre la pensée du temps comme passage.
Dans les chapitres qui suivent, il s’agira donc de faire conjointement deux choses :
d’une part présenter une version substantielle de ce que nous nommons « l’intuition
du passage », et notamment de ce que nous pensons quand nous affirmons le principe
d’achevabilité que nous disons être au cœur de cette intuition ; d’autre part tenter de
montrer que les alternatives, non seulement nous font sortir de l’ordre de l’accomplir en
réduisant le faire à l’être fait, mais encore empruntent leurs concepts à cet ordre dont
elles s’extraient.
8.1 Perspective du faire et perspective de l’être fait
8.1.1 Futur pur et passé pur
Une première reformulation du problème pourra apporter une forme différente de clarification conceptuelle. Lorsque nous contemplons une opération réitérable, et que nous
savons infiniment réitérable du fait de la connaissance a priori de sa réitérabilité, nous
savons du même coup qu’il s’agit d’une procédure inachevable, au sens de l’achevabilité
intrinsèque : il n’y a rien qui dans la procédure puisse constituer un achèvement, celui
3. Ce second point nous paraît à vrai dire évident : nous voyons mal comment il serait possible
de contester le fait que nous empruntons originellement les notions d’ordre et de série, de tâche et de
succession, à notre intuition ordinaire du temporel. Ce qui est beaucoup moins évident est de savoir 1/ si
nous sommes pour autant contraints de définir ces notions en dernière instance en relation à des notions
temporelles, et surtout 2/ si leur “généalogie” porte en fait à conséquence sur la question de leur nature.
Nous revenons sur des questions de ce type en 9.5.4 et 10.4.2.
336
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
qui mène la procédure ne peut espérer en finir avec elle. Cela ne veut pas dire qu’on
ne puisse la considérer d’une certaine manière sous la forme d’une unité, sous la forme
de l’entièreté d’un procès inachevable bien déterminé par une règle. Mais cela veut dire
que l’accomplissement en totalité ne peut pas être considéré comme un donné, comme
présent au sens où les étapes effectuées sont effectivement rendues présentes et où les
étapes considérées a priori comme constructibles, arbitrairement lointaines dans le déroulement du procès, sont théoriquement présentables. La considération d’une procédure
implique une forme de temporalité, quoiqu’il s’agisse d’un temps idéal ou hypothétique
(mais qui peut se trouver incarné dans un temps réel si la procédure est effectivement
menée). Dans ce temps réel ou hypothétique, l’accomplissement de chaque étape de la
procédure, son devenir présent, permet de constituer un certain résultat, état ou objet,
qui peut dès lors être pris comme point de départ acquis dans le passé pour la poursuite
future de l’opération. Quand je considère idéalement la possibilité de poursuivre à l’infini la procédure, toutes les étapes en sont ainsi considérées comme postérieures les unes
aux autres et comme devenant, de futures, présentes puis passées dans une réalisation
hypothétique. Mais l’accomplissement entier de la procédure, lui, est quelque chose que
je perçois en un sens comme futur, comme ce qui guide vers l’avant la poursuite de mon
opération, mais comme un futur pur, un futur essentiel, c’est-à-dire exactement un futur
qui ne peut par essence devenir présent, et a fortiori non plus devenir passé. Il est futur à
la manière d’un horizon inatteignable, non comme un objet possible de réalisation ; mais
il est futur au sens où c’est justement la poursuite indéfinie de l’opération qui équivaut
à son plein accomplissement.
Mais que je traite maintenant l’entièreté d’une série (produite par une procédure inachevable) comme une totalité accomplie, un objet réalisé, au même sens que l’est chacun
des termes constructibles de cette série, et sur lequel j’entreprends d’opérer au présent.
Je le traite alors comme passé, puisque je le place en point de départ, déjà accompli, en
vue d’une nouvelle réalisation. Mais c’est un passé que l’on peut dire de nouveau pur.
Passé pur au sens où, du moins, il n’a jamais pu être présent, venir à être par une production. Il a fallu, pour le traiter comme analogue à un objet de production, le supposer
8.1. PERSPECTIVE DU FAIRE ET PERSPECTIVE DE L’ÊTRE FAIT
337
existant, ayant été construit. Mais du fait qu’il est pris comme objet de construction, et
non horizon indéfini orientant une production, il n’est pas non plus un objet futur relativement aux objets successivement produits par la procédure d’origine. C’est-à-dire que
l’objet contenant la totalité comme achevée n’est pas ce qui était visé comme futur lors
du déroulement inachevable. C’est donc, pris comme élément au sein d’une procédure de
construction et analogue aux autres objets construits, un passé n’ayant jamais été futur
ni jamais présent, un passé pur, essentiellement passé4 .
Cela ne veut pas dire qu’un tel objet soit illégitime mathématiquement, ni logiquement impossible. Mais cela veut dire que sa considération semble nous obliger à renoncer
à une interprétation temporelle des relations entre objets – même sous la forme d’une
temporalité idéale – et à une interprétation constructive de leur existence. Parallèlement,
nier le principe d’achevabilité pour le mouvement réel semblerait nous obliger à renoncer à interpréter celui-ci temporellement : en effet, quand, dans le temps, se poursuit
une série inachevable, considérée depuis l’intérieur de son déroulement successif, l’entier
accomplissement de la série inachevable ne peut être visé que comme futur pur, horizon
indéfini dont on ne peut attendre la réalisation comme présente, a fortiori comme passée. Mais dans une temporalité zénonienne, le passage du temps nous fait passer outre
l’indéfinité de la répétition et nous nous trouvons dans un temps au-delà de la limite, où
l’achèvement de l’inachevable est un donné passé, n’ayant jamais été présent ni jamais
visable comme futur (en tant qu’être achevé). L’achèvement d’une tâche inachevable,
passage dans l’après de ce qui n’a pas d’après, est la conversion d’un futur pur (qu’il est
depuis les temps antérieurs à l’instant limite) en passé pur (qu’il est réputé être à partir
du présent de l’instant limite).
Si l’on admet cette analyse5 , nous pouvons en tirer plusieurs éléments. En premier
4. Nous tirons l’idée, ainsi que les termes, d’un passage d’un ouvrage de Jean-Michel Salanskis relatif
à la totalité infinie dans les mathématiques ensemblistes. Comme il l’indique dans ce même passage,
l’idée est largement partagée par les constructivistes : « Cela nous suggère que l'infini ensembliste est un contenu de
futur pur auquel on donne un statut de passé pur. C'est d'ailleurs exactement ce qu'a toujours dit la critique constructiviste, faisant
valoir notamment que la hiérarchie des rangs traitait ce qui était essentiellement inachevé (la synthèse de IN) comme un point de
départ possible pour la synthèse de P(IN), soit, si nous traduisons, ce qui est essentiellement un futur comme un passé. » JeanMichel Salanskis, L’Herméneutique formelle. L’Infini, le Continu, l’Espace, 2e éd., Klincksieck, 2013 ;
trad. Editions du CNRS, 1991, p. 89.
5. Inspirée de considérations méta-mathématiques sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir, cf.
338
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
lieu, elle montre une situation où le caractère temporel de ce qui est considéré devient
incertain ; ce faisant, elle illustre ce que peut signifier l’emprunt de notions temporelles
dans un contexte qui s’extraie des contraintes de l’intuition d’origine : pour utiliser l’entité transfinie, on est amené à la traiter comme prenant place parmi les objets construits,
obtenus, soit des objets en un sens passés. Elle illustre aussi, de ce fait, l’opposition des
régimes du faire et de l’être fait : le caractère de futur pur exprime le fait que, dans
l’ordre du faire, l’objet transfini n’est jamais visé comme objet à produire, et de manière
converse le caractère de passé pur indique que l’être fait n’est pas le corrélat d’un faire
ou devenir présent.
Le point essentiel, dont il s’agit içi de convaincre, n’est pas, rappelons-le, le statut
illégitime ou secrètement temporel des objets transfinis. C’est au contraire la dépendance du transfini à l’égard d’un abandon de la perspective temporelle, comprise comme
perspective du produire, du déroulement, du passage du présent au passé – et cela alors
même que les notions d’ordre et de série nous donnent l’apparence de demeurer dans le
registre temporel. Il n’y a illégitimité que lorsque le passé pur est confondu avec un passé
ordinaire, avec le résultat d’une succession temporelle ; autrement dit il n’y a illégitimité
que lorsqu’est enfreint le principe d’achevabilité.
8.1.2 Modèle mathématique et modèle temporel
D’une manière générale, ce qui peut être vécu comme une détemporalisation du problème, dans les réponses possibilistes, se manifeste dans le fait que la discussion sur la
possibilité de l’achèvement de l’inachevable se donne le problème comme résolu. Le geste
typique de la résolution mathématisante de Zénon consiste à passer par-dessus l’infinité
qui était en question, pour ainsi dire, et à montrer ce qui résulte quand on suppose que
celle-ci est entièrement donnée. Toutes les réponses possibilistes adoptent un point de
vue extérieur ou futur, traitant le tout de l’opération comme une totalité déjà accomplie.
Leur modèle est donné par la première réponse du genre, à savoir la réponse cartésienne,
qui apparait aussi comme la première réponse à utiliser spécifiquement l’idée de la comnotamment la section 9.5 et le chapitre 10.
8.1. PERSPECTIVE DU FAIRE ET PERSPECTIVE DE L’ÊTRE FAIT
339
position d’une valeur finie par l’addition totale d’une série infinie dans un contexte de
résolution de Zénon6 :
L'Achille de Zénon ne sera pas difficile à soudre, si on prend garde que, (a) si à la dixième partie
de quelque quantité on ajoute la dixième de cette dixième, qui est une centième, et encore la
dixième de cette dernière, qui n'est qu'une millième de la première, et ainsi à l'infini, toutes
ces dixièmes jointes ensemble, quoiqu'elles soient supposées réellement infinies, ne
composent toutefois qu'une quantité finie, savoir une neuvième de la première quantité,
ce qui peut facilement être démontré. (b) Car, par exemple, si de la ligne AB on ôte la dixième
partie du côté qui est vers A, à savoir AC, et qu'au même temps on en ôte huit fois autant de
l'autre côté, à savoir BD, il ne reste entre deux que CD, qui est égal à AC ; (c) puis derechef, si
de CD on ôte sa dixième partie vers A, à savoir CE, et huit fois autant de l'autre côté, à savoir
DF, il ne restera entre deux que EF, qui est la dixième de la toute CD ; (d) et si on continue
indéfiniment à ôter du côté marqué A un dixième de ce qu'on avait ôté auparavant, et huit
fois autant de l'autre côté, on trouvera toujours, entre les deux dernières lignes qu'on aura
ôtées, qu'il restera une dixième partie de toute la ligne dont elles auront été ôtées, de laquelle
dixième on pourra derechef ôter deux autre lignes en même façon. (e) Mais si on suppose
que cela ait été fait un nombre de fois actuellement infini, alors il ne restera plus rien
du tout entre les deux dernières lignes qui auront été ainsi ôtées, (f ) et on sera justement
parvenu des deux côtés au point G, supposant que AG est la neuvième partie de la toute AB,
et par conséquent que BG est octuple de AG. Car, puisque ce qu'on aura ôté du côté de B
aura toujours été octuple de ce qu'on aura ôté du côté de A, il faut que l'aggregatum
ou la somme de toutes ces lignes ôtées du côté de B, qui toutes ensemble composent la
6. Lettre à Clerselier de juin ou juillet 1646, AT IV 443-7 ; René Descartes, Œuvres complètes, t. VIII.2 :
Correspondance, 2, sous la dir. de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner, sous la dir. de JeanRobert Armogathe, annot. de Jean-Robert Armogathe, 8 t., tel, 2013, l. 11, p. 722-4, c’est nous qui
graissons et qui ajoutons la numérotation des parties. Descartes n’est cependant pas exactement le
premier à utiliser les séries mathématiques en lien explicite avec Zénon. Sur tout cela et le texte de
Descartes, dont l’interprétation est difficile, voir notre annexe H.
340
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
ligne BG, soit aussi octuple de AG, qui est l'agrégé de toutes celles qui ont été ôtées du
côté de A. (g) Et, par conséquent, si à la ligne AC on ajoute CE, qui est la dixième partie, et
de plus une dixième de cette dixième, et ainsi à l'infini, toutes ces lignes jointes ensemble ne
composeront que la ligne AG, qui est la neuvième de la toute AB, ainsi que j'avais entrepris de
démontrer.
Or, cela étant su, (h) si quelqu'un dit qu'une tortue qui a dix lieues d'avance sur un cheval,
qui va dix fois aussi vite qu'elle, ne peut jamais être devancée par lui, à cause que, pendant
que le cheval fait ces dix lieues, la tortue en fait une de plus, et que, pendant que le cheval
fait cette lieue, la tortue avance encore de la dixième partie d'une lieue, et ainsi à l'infini ; (i)
il faut répondre que véritablement le cheval ne la devancera point, pendant qu'elle fera cette
lieue et cette dixième et 1/100 et 1/1000 etc. de lieue, mais qu'il ne suit pas de là qu'il ne la
devance jamais, pour ce que cette 1/10 et 1/100 et 1/1000 ne font que 1/9 d'une lieue, au bout
de laquelle le cheval commencera de la devancer. (j) Et la caption est en ce qu'on imagine
que cette neuvième partie d'une lieue est une quantité infinie, à cause qu'on la divise par son
imagination en des parties infinies.
Nous discutons en détail la structure et le sens de ce texte dans l’annexe H. En
première approximation, nous pouvons toutefois ici remarquer la chose suivante : la
résolution de Zénon est explicitement appuyée sur un raisonnement mathématique qui
consiste à montrer la convergence d’une série géométrique. Plus précisément, Descartes
établit la série indéfinie en mettant en place un raisonnement itératif en (b)-(d), qui
donne une image géométrique exacte de la série zénonienne : on voit en fait qu’elle
reproduit exactement les étapes successives du parcours de la tortue. Puis, il donne à
cette série entière une valeur déterminée, en (e)-(g), celle du point de rencontre avec le
poursuivant, ici un cheval. Et il fait cela en considérant ce point comme effectivement
atteint quand les étapes de la série ont elles-mêmes effectivement atteint une infinité.
Tant que le processus indéfini se poursuit, au présent, le cheval n’a pas rattrapé la tortue,
mais on ne pose qu’il l’a rattrapé qu’en supposant que cela ait été accompli une infinité
de fois. Le passage de l’indéfini à l’infini actuel, c’est ce que nous essayons de montrer,
8.1. PERSPECTIVE DU FAIRE ET PERSPECTIVE DE L’ÊTRE FAIT
341
est exactement le passage du domaine du faire au domaine de l’être fait qui ne peut
jamais être considéré comme faire.
En général, un modèle de points assignés à des instants peut avoir l’apparence du
temporel, mais si le modèle est donné dans son entièreté il est par définition sur le
mode de l’être fait et non sur le mode du faire. Le problème est que, nous espérons
que l’ensemble des considérations menées dans les différentes parties de cette thèse sont
suffisantes pour en convaincre, l’être fait de l’infini a pour caractéristique d’être un être
fait essentiel, ou un passé essentiel, de ne pouvoir être également considéré dans la
perspective du faire. Peut-être pourrions nous dire qu’il reste possible que s’accomplisse
effectivement un infini, mais l’expérience montre que nous ne savons pas le penser, que
nous ne savons pas y donner sens, et que la pensée de l’être fait de l’infini nous force à
envisager le temps sans le devenir.
8.1.3 L’inachevabilité dans la culture populaire
À l’inverse, si nous pensons le devenir, si nous nous tenons dans l’ordre du faire, nous
ne parvenons pas à penser l’infini comme obtenu. Penser l’achèvement d’un inachevable
nous force à briser nos intuitions temporelles. On peut trouver dans la culture populaire
plusieurs illustrations de ce point, dans des œuvres produites par des artistes ou milieux
informés de mathématiques et qui jouent sur les effets de court-circuit temporel que des
situations inspirées de Zénon nous obligent à penser. On peut notamment citer deux
scènes offrant deux perspectives curieusement inversées sur une même idée, à savoir
qu’une temporalité zénonienne ne peut pas avoir d’après. La première est une scène
du film de Jean-Pierre Melville, L’armée des ombres (1969), la seconde est un strip du
web comic intitulé Saturday Morning Breakfast Cereal de Zach Weinersmith, daté du 22
novembre 20137 .
Dans le film de Melville, le protagoniste Philippe Gerbier, interprété par Lino Ventura, est un résistant qui, sur le point d’être exécuté par les soldats allemands, rend en
pensée et sous forme de voix off un dernier hommage au “patron” de son groupe de ré7. http://smbc-comics.com/comic/2013-11-22
342
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
sistance, Luc Jardie, interprété par Paul Meurisse et principalement inspiré de la figure
de Jean Cavaillès, en réinventant pour l’occasion une version tragique du paradoxe de
la Dichotomie :
C'est impossible de ne pas avoir peur quand on va mourir. C'est parce que je suis trop borné,
trop animal pour y croire. Et si je n'y crois pas jusqu'au dernier instant, jusqu'à la plus fine
limite, je ne mourrai jamais. Quelle découverte ! Et comme elle plairait au patron !
Le passage est extrêmement bref et le raisonnement tout à fait elliptique, il n’est
par conséquent pas évident de l’interpréter correctement. Il serait possible d’en faire une
interprétation non pas zénonienne, mais épicurienne : si jusqu’au dernier instant je ne
crois pas en ma mort, à l’instant où je meurs je ne suis plus là pour vivre cette mort et
par conséquent je n’ai jamais à me soucier de cette mort, la mort ne me concerne pas.
Néanmoins, cette interprétation est peu vraisemblable, notamment du fait de la référence
à Luc Jardie et à travers lui à Cavaillès, le personnage fictif comme le philosophe réel
étant auteurs d’ouvrages sur le transfini et les fondements de la théorie des ensembles.
L’allusion à « la plus fine limite » suggère une interprétation zénonienne : l’approche de
la limite peut être infiniment poursuivie ; étant suffisamment “borné” pour ne pas croire
en la mort, et suivant indéfiniment l’opération mathématique d’approche de la limite,
je poursuis une série qui ne prend jamais fin, et ainsi je ne peux jamais passer dans un
après, passer outre cette opération et dedans la mort. Il n’y a plus « d’après » possible
à celui qui poursuit un horizon infini, vise un accomplissement qui est un futur pur :
et ainsi le sujet devrait s’échapper de la temporalité, échapper d’une manière ou d’une
autre au fait réel du passage du temps qui conduit au-delà de la limite, parce que cet
après est incompatible avec l’illimitation de la série qui approche cette limite.
Dans son comic strip, Zach Weinersmith présente lui aussi la perspective d’une échappée de la temporalité dans une vie – ici virtuelle – éternelle. Le point de vue néanmoins
est différent, car son histoire est racontée du point de vue extérieur, du point de vue
impossible de « l’après l’éternité ».
Case 1 : When we discovered how to live in virtual worlds, we escaped to fantasies as often
8.1. PERSPECTIVE DU FAIRE ET PERSPECTIVE DE L’ÊTRE FAIT
as possible. (Un vaisseau spatial se détache sur un fond d'étoiles et semble approcher une
planète aux couleurs ternes, grises et marron, dont on aperçoit une partie depuis l'espace,
occupant tout un coin de la case. Le texte, comme dans l'ensemble des cases qui suivent,
apparait en noir sur fond rouge au-dessus de l'image.)
Case 2 : As society became more affluent and automated, it took less and less real world
labor to earn each hour of virtuality (On voit un paysage de cette planète, dans les mêmes
couleurs, avec ce qui semble être des dunes désertiques, sur fond d'un ciel légèrement violet.)
Case 3 : As Machines became more adapted to our brains, it became cheaper to double
perception of time than to double productivity per laborer. (Le vaisseau spatial est vu planer
juste au-dessus du sol dans le même paysage.)
Case 4 : Time may be a real quantity, but to a human mind a minute of terror really is a
billion times longer than a night of sleep. (On voit une personne sortir du vaisseau à l'aide
d'un escalier qui semble en être sorti. Elle est entièrement couverte par une combinaison et
un casque.)
Case 5 : We soon discovered a way to give the sensation of infinite time. (Notre point de
vue se déplace dans le dos de la personne, afin de voir ce qu'elle-même voit : un monolithe
triangulaire situé au loin dans le paysage et semblant couvert d'inscriptions, semblable à une
obélisque.)
Case 6 : At which point, there was a simple decision to make : why spend a short life in
the real world of sadness and absurdity when you could live forever in paradise ? (On aperçoit
maintenant deux personnes en combinaison parvenant auprès du monolithe, les trois objets
n'étant vus que sous forme de silhouette noire sur le fond gris du sol de la planète.)
Case 7 : Dear traveller : Please don't think ill of us. We are the last generation. (les deux
personnages, dont la tête casquée apparait dans le bord droit de la case, observent maintenant de près le monolithe, où l'on peut lire une partie des inscriptions, qui s'avèrent contenir
le texte qui accompagne les images depuis le début.)
Case 8 : And we are immortal. (On peut finalement apercevoir le visage d'un des voyageurs,
qui s'avère ne pas être humain, mais avoir l'aspect prototypique des extraterrestres dans le
comic strip de l'auteur : un tête oblongue et verte aux traits relativement humanoïdes. Il
343
344
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
semble prendre un air de surprise gênée devant ce qu'il lit.)
Comme la scène du film de Melville, ce strip est loin de complètement éclairer le
lecteur sur ce qu’il doit comprendre de la situation. L’idée semble être que la civilisation
humaine s’est éteinte en l’espace d’une génération, parce qu’une technologie neuronale
nous a permis d’augmenter arbitrairement la durée vécue dans un monde de réalité
virtuelle, au point de nous rendre capable de vivre une vie éternelle en un temps fini, que
nous avons tous préférée à la vie réelle. Au début, lisant le strip et n’étant pas informés
de la situation nous supposons que ce que nous observons fait partie des aventures
virtuelles infinies vécues par des humains, simulant ici une exploration spatiale. Mais
lorsque nous pouvons lire les inscriptions sur le monolithe, nous comprenons que le texte
était un message laissé par la civilisation humaine aux autres civilisations qui pourraient
visiter la Terre dans l’avenir, et que nous le lisons avec les extraterrestres dans un temps
postérieur à l’extinction globale de l’humanité.
Mais on peut poser la question suivante qui exprime la bizarrerie temporelle que nous
pouvons ressentir en lisant le strip : pourquoi au juste cette vie éternelle virtuelle devraitelle conduire à la fin de la civilisation et à une extinction globale de l’humanité ? Pourquoi
même serions-nous conduits à présenter la situation sous la forme d’un choix entre la vie
ordinaire finie et la vie virtuelle infinie ? Bien sûr il est possible d’imaginer des scénarios
expliquant cette situation : le développement de la technologie neuronale a accaparé
l’entièreté des ressources de la planète et a détérioré l’atmosphère au point de conduire
à un scénario d’extinction globale (expliquant le caractère globalement désertique de la
planète) ; les humains tellement captivés par leur vie éternelle virtuelle n’accordaient
plus aucun souci à la vie réelle au point de tous dépérir, indifférent à leur sort ; ou
peut-être que le processus de vie virtuelle éternelle est-il supposé tuer tous ceux qui en
font l’expérience ? Le fait est que l’auteur ne nous donne aucune indication à ce propos,
rien qui nous permette et qui permette aux voyageurs futurs de comprendre la raison
de ce choix. Car, si elle a lieu en un temps fini, qui d’après ce que nous lisons semble
presque arbitrairement court, il faudrait après tout penser que les sujets sont aptes à
vivre cette vie éternelle, puis à reprendre leur vie brève dans un monde de tristesse et
8.1. PERSPECTIVE DU FAIRE ET PERSPECTIVE DE L’ÊTRE FAIT
345
d’absurdité. Nous n’avons aucune raison de supposer que le processus les tue, et les
autres scénarios apocalyptiques ne présentent pas du tout un choix entre la vie éternelle
paradisiaque et la courte vie infernale, mais l’opportunité de combiner les deux. Rien ne
semble empêcher de vivre des aventures pour l’éternité, ne cessant jamais, puis d’aller
travailler normalement. Rien ne semble a priori empêcher de faire cela tous les matins,
et, comme le dit une blague sur laquelle nous revenons dans un instant, compter jusqu’à
l’infini deux fois, ou autant de fois que désiré. Cela nous conduit au soupçon que ce
manque d’explication était en un sens nécessaire, car nous ne pouvons pas en réalité
concevoir et accepter que l’inachevable prenne place dans le fini en sorte qu’il ait un
« après ». Nous soupçonnons que l’auteur lui-même a fait comme s’il ne pouvait y avoir
d’après, et a estimé que les humains ne survivraient pas à l’éternité. Néanmoins rien dans
son scénario ne doit nous conduire à cette hypothèse. Si maintenant nous essayons de
penser la temporalité de l’existence de ces derniers humains, vivant pour toujours avant
de reprendre leur vie ordinaire, nous ne pouvons pas faire autrement que de dédoubler
l’ordre temporel, supposer que leur vie virtuelle prend place dans une temporalité en
quelque sorte détachée, orthogonale, ayant son propre horizon indéfini n’interférant pas
avec la temporalité ordinaire. En sorte que nous évitions de penser que le retour à la vie
normale prenne place à strictement parler « après » la vie éternelle, en ce qui concerne
l’ordre temporel de celle-ci.
Or il nous semble que ce dédoublement temporel a toujours lieu dans nos efforts de
penser une supertâche ou une tâche zénonienne achevée : il nous faut toujours insérer la
temporalité indéfinie au sein de la temporalité commune en ignorant l’impossibilité de
connecter le « sans après » de la première avec l’avant et l’après de la seconde. Nous ne
semblons pas avoir de raison conceptuelle d’exclure a priori la possibilité d’un allongement de la durée vécue, par une technologie neuronale développée. Et nous ne pouvons
pas fixer a priori une limite aux possibilités de cet allongement, nous pouvons concevoir l’allongement maximal comme arbitrairement grand. Mais imaginer le passage du
syncatégorématique au catégorématique8 , ou appliquer le principe infinitiste de Thom8. Cf. 9.2.2
346
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
son9 , et imaginer possible le prolongement à l’infini de la durée vécue en un temps fini,
nous oblige à briser nos intuitions temporelles, à ne plus comprendre le sens de l’avant
et de l’après. Observons que le rapport entre développement technologique et capacité
d’extension de la durée vécue suggère que le passage à la limite infinie est l’analogue du
passage de la tâche arbitrairement complexe à la supertâche infiniment complexe. Dans
les deux cas, le passage à la limite brise la logique temporelle ordinaire qui recouvrait
les cas finis, et fait passer comme un cas particulier ce qui n’était qu’un horizon de progression, par nature inatteignable, radicalement hétérogène aux étapes qu’il abrite, ce
que représente également le passage du futur pur au passé pur.
C’est cette même brisure de la logique temporelle qu’implique le fait de faire passer
un horizon pour un résultat qui est en jeu dans le troisième et dernier lieu de culture
populaire que nous commenterons. Il s’agit d’une blague, appartenant à un genre très
spécifique d’histoires drôles à savoir les Chuck Norris Facts, en référence à l’acteur de
films d’action des années 1980 et de la série Walker Texas Ranger. Ces pseudo-“faits” procèdent à un jeu d’hyperbole sur les capacités ou la réputation exceptionnelle de l’acteur,
poussée parfois jusqu’au renversement surréaliste et à l’absurde, au-delà des possibilités
normales de signification dans un mouvement de renversement. Ainsi l’exagération va de
« Chuck Norris donne fréquemment du sang à la Croix-Rouge. Mais jamais le sien. » et
« Certaines personnes portent un pyjama Superman. Superman porte un pyjama Chuck
Norris. » à « Chuck Norris ne se mouille pas, c’est l’eau qui se Chuck Norris. » et « Chuck
Norris peut gagner une partie de puissance 4 en trois coups. ». Celle qui nous intéresse
est la suivante :
Chuck Norris a déjà compté jusqu'à l'infini. Deux fois10 .
La première partie de la blague procède de façon attendue, en attribuant à Chuck
Norris une capacité impossible, ici de compter jusqu’à l’infini. Il s’agit une fois de plus
de la supertâche originelle, celle que l’on trouve chez Max Black, Hermann Weyl et déjà
9. Cf. 7.5.3
10. Pseudo-“fait” le plus populaire, à la date de rédaction, de tous ceux que l’on trouve sur le site
français de référence d’où les précédents sont tirés : https://chucknorrisfacts.fr/
8.2. LA PHILOSOPHIE SANS LE TEMPS
347
Aristote, paradigme de l’achèvement de l’inachevable. Mais le coup de génie de la blague
consiste dans la précision qui suit : « Deux fois. » Outre l’effet comique produit par la
redondance dans l’impossibilité, le fait de dire avec désinvolture la reprise de la tâche
souligne le fait que l’accomplissement de ce qui est impossible par nature est réduit au
plan d’une tâche comme les autres, d’un accomplissable dans le temps qui peut lui-même
être entrepris à plusieurs reprises. L’horizon inatteignable passe de nouveau au plan des
objets productibles. Notons que si on prend au sérieux la possibilité d’achever un infini
au nom de sa cohérence mathématique, alors du point de vue ordinal l’accomplissement
de Chuck Norris est de type d’ordre ω + ω, ce qui n’est, pour ainsi dire, que le “tout
début” d’un parcours de compte des ordinaux transfinis. D’un point de vue transfinitiste,
le vrai exploit à la hauteur de Chuck Norris serait d’avoir déjà achevé le compte de la
hiérarchie absolument infinie des ordinaux. Deux fois.
8.2 La philosophie sans le temps
Supposons que l’on accepte l’idée que la pensée d’un infini achevé emprunte des
notions à notre intuition temporelle, mais de façon à enfreindre les principes de cette
intuition ; et, de plus, qu’elle les enfreignent spécifiquement en pensant un être fait qui
ne saurait possiblement être pensé sur le mode du faire. Au moins deux tâches supplémentaires nous incombent : la première est d’exposer plus directement la forme d’une
telle intuition du temporel dont il s’avère que le principe fondamental, dont dérive le
principe d’achevabilité, est ce que l’on pourrait appeler la primauté du faire sur le fait
ou le caractère incontournable du devenir. La seconde tâche consiste à défendre la validité de cette perspective, la validité de la pensée du devenir, dans la mesure où elle a
(assez incroyablement) été remise en cause par une partie de la tradition philosophique
au xxe siècle. Nous nous confronterons à cette perspective dans les deux sections qui
suivent, ce qui nous conduira à envisager plus généralement la question du rapport entre
logique et temporalité.
Il est un fait qu’une partie de la tradition philosophique au xxe siècle a entièrement
348
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
renoncé à la réalité du devenir, et donc à la réalité du temps telle qu’elle forme la base de
toute expérience humaine. Cette perspective a pris place au sein de ce qu’on appelle la
philosophique analytique, en particulier dans sa division reconnue comme philosophie du
temps11 . Ce qui semble avoir été une vue majoritaire dénie en particulier la “réalité” du
présent comme tel, comme moment temporel privilégié, ainsi que la réalité du passage
du temps comme phénomène indépassable. Il nous faut affronter ce domaine, ne serait-ce
que pour le gain d’intelligibilité que promet l’exploration de la différence de perspective.
8.2.1 Les deux sources de la philosophie négatrice du devenir
On pourrait dire que la négation du devenir ou du passage dans une partie de la
tradition analytique a deux sources distinctes, mais à peu près contemporaines. La première est de nature plutôt mathématique et prend sa source dans l’utilisation de l’analyse
ensembliste du continu par Russell pour, justement, aborder d’un œil nouveau les paradoxes de Zénon d’Élée12 . La seconde est de nature plutôt logique, et part de la discussion
d’un article de l’idéaliste britannique John M.E. McTaggart13 (1866 - 1925), cherchant à
établir l’« irréalité du temps14 ». Quoique les perspectives de Russell et McTaggart aient
été on ne peut plus divergentes, les deux sources ont rapidement conflué dans ce qui est
devenu la philosophie analytique du temps. Nous voulons ici présenter rapidement ces
textes, sans pouvoir malheureusement les replacer comme il le faudrait dans l’ensemble
du moment 1900 en philosophie15 .
11. Sur la philosophie analytique du temps, on commencera comme il se doit par l’article de la Stanford
qui donne un clair et efficace panorama d’ensemble (Ned Markosian et al., « Time », in Zalta (éd.), The
Stanford Encyclopedia of Philosophy cit., https://plato.stanford.edu/archives/fall2016/entries/
time/). Nous donnons des références de détail au long de cette section.
12. Voir Russell, Our Knowledge of the External World cit., conf. V et VI et surtout Bertrand Russell,
The Principles of Mathematics, (1903/1937), Londres, G. Allen, 1903, Routledge, 2010, chap. 42-43, 54.
13. Sur le projet d’ensemble de McTaggart et de l’idéalisme britannique, on commencera par Kris
McDaniel, « John M. E. McTaggart », in Zalta (éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy cit., http
s://plato.stanford.edu/archives/win2016/entries/mctaggart/ ; Stewart Candlish et Pierfrancesco
Basile, « Francis Herbert Bradley », in Zalta (éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy cit.,
https://plato.stanford.edu/archives/spr2017/entries/bradley/.
14. J.M.E. McTaggart, « The Unreality of Time », Mind, 17, 68 (1908), p. 457-74.
15. Sur l’idée de « moment 1900 » et la place des questions portant sur la nature de l’espace et du
temps, voir Frédéric Worms, « Bergson entre Russell et Husserl : un troisième terme ? », Rue Descartes,
29 (Septembre 2000) : Sens et phénomène, philosophie analytique et phénoménologie, p. 79-96 ; Frédéric
Worms, « L’idée de moment 1900. Un problème philosophique et historique », Le Débat, 140, 3 (2006),
p. 172-192 ; Frédéric Worms (éd.), Le moment 1900 en philosophie, Presses universitaires du Septentrion,
8.2. LA PHILOSOPHIE SANS LE TEMPS
349
8.2.2 Bergson et Russell contre le mouvement
Paul Benacerraf, dans son article de 196216 , ironisait quelque peu en qualifiant
d’« Éléates modernes » les partisans de l’impossibilisme, de l’impossibilité d’achever
une tâche sérielle indéfinie. Son idée étant que, contrairement aux Éléates anciens, les
modernes n’allaient pas jusqu’à refuser la possibilité des séries infinies achevées qui se
présentent à nous à tout instant, à savoir celles qu’impliquent d’après Zénon les mouvements ordinaires. Il nous semble que c’est le contraire qui est vrai, que les impossibilistes
sont aussi loin que possible de l’éléatisme, qui est bien plutôt embrassé par les possibilistes ; s’il est vrai, comme nous le soutenons, que ceux-ci rejettent les exigences de
l’intuition temporelle, et à la rigueur iraient jusqu’à considérer que ce que d’autres appellent “passage”, “changement” ou “temps réel” est tout bonnement inconsistant ou
contradictoire. À la différence des Éléates anciens, cependant, ces modernes ne nient
pas que le monde vérifie des états distincts à des instants distincts, mais ils nient que
le monde passe d’un de ces états à l’autre, nient qu’il y ait une chose telle que le changement irréductible. Et il n’y a peut-être aucun Éléate moderne plus éloquent que le
Russell de 1903 :
Dans ce monde capricieux, rien n'est plus capricieux que la gloire posthume. Une des victimes les plus notables du manque de jugement de la postérité a été Zénon l'Éléate. Ayant conçu
quatre arguments, tous immensément subtils et profonds, la crasse des philosophes qui ont suivi ne l'a guère jugé qu'il valait mieux qu'un ingénieux jongleur, et que ses arguments était plus
qu'une série de sophismes. Après deux mille ans de réfutation ininterrompue, ces sophismes
furent réétablis, et placés au fondement d'une renaissance mathématique, par un professeur
allemand qui, probablement, fût toujours loin de se figurer lié à Zénon. Weierstrass, en bannissant les infinitésimaux, a finalement montré que nous vivons dans un monde immuable, et
que la flèche, à chaque instant de son vol, est véritablement en repos. La seule erreur que fit
Lille 2004. La renaissance de l’intérêt pour Zénon à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, au
milieu d’une effervescence intellectuelle portant sur la nature de l’espace, du temps, de l’esprit et des
mathématiques, mais provenant de traditions plus anciennes de retour sur l’histoire de la philosophie
chez par exemple Renouvier, après la première influence de Hegel en France au xixe siècle, constituerait
à soi seul un intéressant sujet de thèse d’histoire de la philosophie.
16. Benacerraf, « Tasks, Super-Tasks, and the Modern Eleatics » cit.
350
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
probablement Zénon est de conclure (si vraiment il en conclut ainsi) que, puisqu'il n'y avait
aucun changement, il fallait que le monde fut dans le même état d'un instant à un autre. Cette
conséquence n'est pas du tout valide, et c'est en ce point que le professeur allemand est en
progrès sur le Grec ingénieux.
[…]
Le troisième argument concerne la flèche. « Si toute chose est en repos ou en mouvement
dans un espace égal à elle-même, et si ce qui se meut est toujours dans l'instant, la flèche en vol
est immobile ». On a généralement pensé ce paradoxe si monstrueux qu'il ne méritait guère
d'être sérieusement discuté. À mes yeux, je dois l'avouer, il semble constituer tout bonnement
l'énoncé d'un fait très élémentaire, auquel le manque d'attention est, je crois, responsable du
bourbier dans lequel la philosophie du changement est depuis longtemps enfoncée. Dans la
VIIe partie, je développerai une théorie du changement qu'on pourrait dire statique, puisqu'elle
rend compte de la justesse de la remarque de Zénon. Pour le moment, je souhaite dépouiller
la remarque de toute référence au changement. Elle se révèle alors être une platitude très
importante et d'un très large emploi, à savoir que : « Toute valeur possible d'une variable est
une constante ». Si x est une variable qui prend ses valeurs entre 0 et 1, toutes les valeurs
qu'il peut prendre sont des nombres déterminés, comme 1/2 ou 1/3, qui sont tous d'absolues
constantes.
[…]
Le concept de mouvement est logiquement dépendant de celui d'occuper un lieu en un
temps, ainsi que de celui de changement. Le mouvement est le fait, pour une entité, d'occuper
une série continue de lieux en une série continue de temps. Le changement est la différence,
relativement à la vérité ou la fausseté, entre une proposition concernant une entité à un temps
T et une proposition concernant la même entité en un autre temps T', étant entendu que les
deux propositions ne diffèrent que par le fait que T se trouve dans la première là où T' se trouve
dans la seconde. Le changement est continu quand les propositions de ce genre forment une
série continue corrélée par une série continue de moments.
[…]
On a supposé qu'une chose pouvait, d'une manière ou d'une autre, être différente et néan-
8.2. LA PHILOSOPHIE SANS LE TEMPS
351
moins la même : que, quoi que des prédicats définissent une chose, elle pouvait néanmoins
avoir différents prédicats en différents temps. D'où la distinction de l'essentiel et de l'accidentel,
ainsi que nombre d'autres distinctions inutiles, qui étaient (je l'espère) utilisées avec précision
et à bon escient par les scolastiques, mais qui sont utilisées vaguement et inconsidérément par
les modernes. Le changement, en un tel sens métaphysique, je ne l'admets en aucun cas. Les
soi-disant prédicats d'un terme sont principalement dérivés de ses relations à d'autres termes ;
le changement est dû, en dernière instance, au fait que de nombreux termes entretiennent des
relations avec certaines parties du temps qu'ils n'entretiennent pas avec d'autres. Mais chaque
terme est éternel, atemporel et immuable ; les relations qu'il peut avoir avec des parties du
temps sont également immuables. La différence entre ce qui existe en un temps et ce qui existe
en un autre temps est entièrement due au fait que différents termes sont en relation avec des
temps différents. Et quoi qu'un terme puisse cesser d'exister, il ne peut pas cesser d'être ; il
demeure une entité, qui peut être comptée comme une, et à propos de laquelle certaines propositions sont vraies et d'autres fausses.
[…]
Il faut remarquer que, du fait de la répudiation des infinitésimaux, et avec elle de la vue
purement technique de la dérivée d'une fonction, nous devons rejeter entièrement l'idée d'un
état de mouvement. Le mouvement consiste uniquement dans l'occupation de différents lieux
à différents temps, sujette au réquisit de continuité tel que nous l'avons expliqué dans la partie
V. Il n'y a pas de transition d'un lieu à un autre, pas de moment suivant ou de position suivante,
rien de tel qu'une vitesse sauf au sens d'un nombre réel limite d'un ensemble de quotients17 .
17. “In this capricious world, nothing is more capricious than posthumous fame. One of the most notable victims of posterity's
lack of judgment is the Eleatic Zeno. Having invented four arguments, all immeasurably subtle and profound, the grossness of
subsequent philosophers pronounced him to be a mere ingenious juggler, and his arguments to be one and all sophisms. After two
thousand years of continual refutation, these sophisms were reinstated, and made the foundation of a mathematical renaissance, by
a German professor, who probably never dreamed of any connection between himself and Zeno. Weierstrass, by strictly banishing all
infinitesimals, has at last shown that we live in an unchanging world, and that the arrow, at every moment of its flight, is truly at rest.
The only point where Zeno probably erred was in inferring (if he did infer) that, because there is no change, therefore the world must
be in the same state at one time as at another. This consequence by no means follows, and in this point the German professor is more
constructive than the ingenious Greek. […] The third argument is concerned with the arrow. ‘If everything is in rest or in motion in
a space equal to itself, and if what moves is always in the instant, the arrow in its flight is immovable.’ This has usually been thought
so monstrous a paradox as scarcely to deserve serious discussion. To my mind, I must confess, it seems a very plain statement of a
very elementary fact, and its neglect has, I think, caused the quagmire in which the philosophy of change has long been immersed. In
Part VII, I shall set forth a theory of change which may be called static, since it allows the justice of Zeno's remark. For the present, I
wish to divest the remark of all reference to change. We shall then find that it is a very important and very widely applicable platitude,
namely : ‘Every possible value of a variable is a constant.’ If x be a variable which can take all values from 0 to 1, all the values it can
352
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
Nous ne pouvons ni ne voulons, à nouveau, commenter ces textes avec l’ampleur
qu’il faudrait, qui nous obligerait à déplier non seulement l’ensemble de la première
philosophie de Russell, mais le contexte de discussion avec tant le bergsonisme que
l’idéalisme britannique ou le pragmatisme. Nous voulons néanmoins expliciter, éclaircir
ou commenter un certain nombre de points soulevés par l’auteur.
• Le premier est que, parmi les arguments de Zénon d’Élée, Russell (de même
d’ailleurs que Bergson) choisit la Flèche comme étant le plus significatif, celui
qui donne la clé du problème et qui nous révèle la nature du mouvement.
• Le second est que, quoiqu’il puisse par ailleurs analyser la Flèche comme un paralogisme supposant à tort qu’un repos à proprement parler puisse prendre place
dans un instant, il admet plus profondément la validité et la vérité de l’argument :
comme les mathématiques ont enfin su nous le montrer au xixe siècle, nous vivons
dans un monde immuable18 , la flèche qui se meut est immobile à chaque instant,
il n’y a pas de transition d’un lieu à l’autre, il n’y a rien de tel qu’un état de
mouvement. De ce point de vue, il est certes en opposition directe avec Bergson,
mais on peut aller plus loin : il est en opposition exacte avec Bergson, si exacte
que les deux auteurs partagent l’essentiel de leurs analyses et jusqu’à l’irréalité du
take are definite numbers, such as 1/2 or 1/3, which are all absolute constants. […] The concept of motion is logically subsequent
to that of occupying a place at a time, and also to that of change. Motion is the occupation, by one entity, of a continuous series of
places at a continuous series of times. Change is the difference, in respect of truth or falsehood, between a proposition concerning
an entity and a time T and a proposition concerning the same entity and another time T', provided that the two propositions differ
only by the fact that T occurs in the one where T' occurs in the other. Change is continuous when the propositions of the above kind
form a continuous series correlated with a continuous series of moments. […] It has been supposed that a thing could, in some way,
be different and yet the same : that though predicates define a thing, yet it may have different predicates at different times. Hence the
distinction of the essential and the accidental, and a number of other useless distinctions, which were (I hope) employed precisely
and consciously by the scholastics, but are used vaguely and unconsciously by the moderns. Change, in this metaphysical sense, I do
not at all admit. The so-called predicates of a term are mostly derived from relations to other terms ; change is due, ultimately, to the
fact that many terms have relations to some parts of time which they do not have to others. But every term is eternal, timeless and
immutable ; the relations it may have to parts of time are equally immutable. It is merely the fact that different terms are related to
different times that makes the difference between what exists at one time and what exists at another. And though a term may cease
to exist, it cannot cease to be ; it is still an entity, which can be counted as one, and concerning which some propositions are true
and others false. […] It is to be observed that, in consequence of the denial of the infinitesimal, and in consequence of the allied
purely technical view of the derivative of a function, we must entirely reject the notion of a state of motion. Motion consists merely
in the occupation of different places at different times, subject to continuity as explained in Part V. There is no transition from place
to place, no consecutive moment or consecutive position, no such thing as velocity except in the sense of a real number which is
the limit of a certain set of quotients.” Russell, The Principles of Mathematics cit., p. 327, 332, 442, 443, 447,
nous traduisons, ici et dans la suite.
18. Il vaudrait mieux dire “immuant” pour coller à l’anglais « unchanging ».
8.2. LA PHILOSOPHIE SANS LE TEMPS
353
mouvement linéaire spatial.
• Le troisième est que la théorie mathématique qui nous délivre cette étonnante
vérité est l’analyse de Weierstrass, et plus précisément, comme Russell y revient
à de nombreuses reprises, l’élimination des infinitésimaux. Le rapport de cause à
conséquence entre l’élimination des infinitésimaux et la conclusion de l’irréalité du
changement pouvant légitimement paraître incompréhensible, il faut pour y voir
clair replacer le raisonnement russellien au sein de la position théorique fondamentale qui guide son analyse, à savoir ce qu’il va nommer plus tard « atomisme
logique ».
Développons donc ces points en remontant du dernier vers le premier. L’idée de
l’atomisme logique est que la résolution des problèmes philosophiques doit procéder par
une analyse de ces derniers, poursuivie jusqu’à atteindre leurs composants fondamentaux ;
que ces éléments existent toujours et qu’il ne se trouve pas de complexes qui ne soient
tels en référence à des simples qui les composent ; que le monde dans son entier consiste
en une pluralité de choses simples discrètes existant indépendamment, manifestant des
qualités et entrant dans des relations, ces qualités et relations constituant le contenu des
faits atomiques, se trouvant eux-mêmes au fondement de toute vérité analysable19 .
Ceci étant compris, on peut réinterpréter ce que signifie l’existence d’un état de
mouvement ou d’une réalité fondamentalement changeante : il s’agit d’une propriété
fondamentale, atomique, de mouvement, et du changement comme un fait non réductible par analyse en des éléments non changeants. Supposons maintenant que nous ne
parvenions à comprendre le mouvement continu, avec sa divisibilité infinie et la densité
de ses instants, qu’en posant des “changements infinitésimaux” donnés à chaque instant
et caractérisant instantanément la vitesse des mobiles : alors nous devrions admettre
19. Notons que le fait de poser que tout complexe n’est dit tel qu’en référence à des simples, et que
le monde est par suite constitué de propriétés et relations fondamentales entre des entités indivisibles,
est exactement ce qui oppose l’atomisme antique – ou plus exactement l’actualisme antique sous ses
formes atomistes et diodoréennes – au potentialisme aristotélicien. Le nom d’atomisme logique n’est
certainement pas usurpé. En vérité la proximité avec la tendance actualiste antique va très loin, la
différence étant la nouveauté mathématique qui permet de n’avoir un atomisme que logique, qui admette
la continuité de la matière et du mouvement. Du même coup, le nouvel atomisme parvient à entièrement
éliminer la réalité du temps.
354
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
le mouvement comme réalité atomique, inéliminable. Mais si l’analyse mathématique,
au contraire, permet d’éliminer ces infinitésimaux au profit de la théorie moderne des
limites, et qu’elle donne un compte rendu complet du mouvement en termes de positions
à des instants, et de la vitesse en termes de relations entre ces positions instantanées,
alors le mouvement a été éliminé d’entre les simples.
S’il n’y a que les faits atomiques de positions à des instants, et s’il est possible de
définir la continuité du mouvement à l’aide de ces faits, alors nous savons qu’il n’y a rien
d’autre du mouvoir que le fait d’être ici ou là, rien d’autre du mouvement que le fait,
après avoir été ici, de se trouver là (les positions intermédiaires continues étant adéquatement données). Le geste philosophique fondamental le plus saisissant de Russell prend
place exactement en ce point où l’irréalité du mouvement se voit identifiée à un truisme
logique : « toute valeur possible d’une variable est une constante ». La variation constitutive du mouvement spatial devient paradoxalement équivalente à l’immobilité à chaque
instant de l’intervalle. Puisque toute valeur possible d’une variable est une constante,
le mouvement doit être composé avec des immobilités, et ne saurait possiblement être
autrement20 . Russell a le mérite d’être suffisamment clair et éloquent pour ne pas noyer
le poisson de son immobilisme dans des relativisations de langage : certes, que le monde
soit non-changeant ne veut pas dire qu’il soit le même à chaque instant, néanmoins il
est littéralement vrai pour Russell qu’il n’y a rien de tel que la succession, que la vitesse n’est rien d’autre que la dérivée de la position, et surtout que métaphysiquement le
changement n’est rien que l’effet de notions “confuses” et “inutiles” comme la différence
de l’essentiel et de l’accidentel ! Le quatrième paragraphe que nous citons étant le plus
explicite à cet égard.
Et on comprend alors pourquoi la Flèche constitue l’élément crucial de l’apport
zénonien pour Russell, de même qu’il l’était en un sens inverse pour Bergson : la Flèche
révèle la constitution (réelle pour Russell) du mouvement par les stations non mobiles, de
20. Ici encore, notons-le, Russell rejoint l’actualisme de Diodore, chez qui la théorie des éléments
indivis composants les grandeurs va de pair avec une remarquable analyse cherchant à établir qu’il n’est
pas inacceptable de dire qu’une chose se soit mue sans qu’il ait jamais été vrai qu’elle se meuve. Diodore
aussi admet qu’on doit composer le mouvement avec des immobilités. Cela n’est pas une coïncidence.
8.2. LA PHILOSOPHIE SANS LE TEMPS
355
même qu’il révèle pour Bergson la faute dans la conception ordinaire du mouvement. En
apparence, aussi bien Bergson que Russell traitent l’argument de la Dichotomie d’une
manière différente et spécifique, le premier en niant que le mouvement soit divisible
selon les coupes zénoniennes, le second en admettant sans sourciller que l’infini puisse se
trouver achevé21 . Mais en vérité on peut considérer que la Flèche et son appréhension
sont à la source de l’ensemble des résolutions : si l’infini est achevable, pour Russell,
ou plus exactement s’il peut être considéré comme donné au sein d’un intervalle fini
sans même que se pose sérieusement la question de son achevabilité, c’est parce que le
mouvement réel a été éliminé au profit de la relativisation des positions aux instants,
comme nous l’enseigne la Flèche. À l’inverse, si les divisions zénoniennes ne sont pas
applicables au mouvement, pour Bergson, c’est que le mouvement ne se prête pas à
l’analyse pré-mathématique à laquelle Zénon espère le soumettre.
Et c’est ici également que l’on peut le mieux voir l’accord surprenant de Russell et
Bergson sur la nature du mouvement linéaire spatial. En effet, tant pour Russell que
pour Bergson l’idée d’un mouvement linéaire spatial réel est une idée fausse, confuse,
sans réalité. Et tous deux la comprennent comme la donation de toutes les positions
ou coupes instantanées, à laquelle s’ajoute indument l’idée de transfert ou de passage.
Simplement, si pour Russell cette dernière n’est rien, ou rien qu’une confusion, pour
Bergson elle est tout ce qui est réel ou du moins tout ce qui est réel du mouvement –
plus complexe est pour lui la question de la réalité de l’ensemble des positions spatiales,
qui fait l’objet d’une complexe réflexion le long de son œuvre22 . Pour Russell, le passage
est un surplus irrationnel à l’ensemble des corrélats instants/positions, pour Bergson le
mouvement linéaire est une idée confuse, un mixte entre la réalité du passage, n’ayant
aucune part à l’analyse mathématique, et l’ensemble des positions de l’espace n’ayant
aucune part au mouvement.
21. Et ici, enfin, Russell se détache nettement de l’actualisme antique, qui tant chez Diodore que chez
les atomistes n’admettait pas l’achevabilité de l’infini, ni dans le temps ni même dans la décomposition
de la matière (ce pourquoi ils admettaient des sans parties indécomposables et composant les grandeurs).
C’est probablement pour une part l’effet de la différence des théories mathématico-logiques disponibles,
pour une part le maintien de l’idée de réalité du mouvement dans le matérialisme antique.
22. Voir sur ce point Frédéric Worms, « Les trois dimensions de la question de l’espace dans l’œuvre
de Bergson », Épokhê, 4 (1994) : L’espace lui-même, numéro coord. par Renaud Barbaras, p. 89-116.
356
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
Il faut ici dire un mot de la fameuse idée de « spatialisation » du temps dont Bergson
accuse la tradition post-zénonienne. Car avec cette idée de spatialisation indue du temps,
ce ne sont pas moins les idées d’espace et de mouvement spatial que celle de temps
qui se trouvent sérieusement chamboulées. Lorsque Bergson dit que le mouvement réel
n’a pas les propriétés de l’espace – qui sont les propriétés d’ordre total, de séparation,
de division – il atteint une notion pure de durée comme multiplicité qualitative, mais
ce faisant il prive trois fois l’espace de ses attributs traditionnels : une première fois,
directement, en niant que l’espace puisse accueillir le mouvement, le passage, au sein de
sa propre multiplicité ; une seconde fois en privant l’espace de son privilège immémorial :
la continuité, celle-ci étant réinterprétée par Bergson comme propriété exclusive de la
durée et s’opposant au caractère partes extra partes de l’espace ; une troisième fois en
pensant l’espace comme inaffecté par les opérations pouvant être menées sur lui. Il s’agit
en fait de la même chose considérée sous trois aspects : Bergson reprend et radicalise,
dans sa notion de « multiplicité qualitative », la distinction aristotélicienne irréductible
de l’en puissance et de l’en acte ; mais il en prive l’espace ! Or la continuité était pensée
chez Aristote comme unité réelle accueillant la possibilité universelle et indéfinie de
division, et son modèle était, certes non l’espace, mais du moins l’étendue sensible : c’est
d’elle que l’on pensait d’abord que son unité admettait la division, mais une division telle
que la chose divisible en était nécessairement transformée. C’est d’abord de l’étendue
qu’Aristote affirme qu’il n’y a pas sens à parler de « toutes » ses coupes ou tous ses
éléments, car chacun d’eux ne peut être que le produit d’une division transformatrice.
L’étendue continue était ainsi, non pas essentiellement temporelle, mais essentiellement
sensible au temps, et c’est sa sensibilité au temps (exprimée dans la différence de l’en
acte et de l’en puissance) qui la définissait comme continue. Le mouvement était alors
continu en tant que parcours de l’étendue, en tant qu’accueilli par cette étendue, et
le temps héritait à son tour de la continuité du mouvement – dont il est le nombre
ou le système universel de mesure. Quand Aristote défend le continu contre l’analyse
zénonienne, il défend certes la non-composition du temps en instants, et l’indivision
réelle du mouvement, mais sur fond de l’indivision réelle de l’étendue parcourue (ou
8.2. LA PHILOSOPHIE SANS LE TEMPS
357
plutôt du fait qu’elle n’est pas divisée sur n’importe quelle section arbitraire qu’on lui
impose).
Ainsi, comme Russell, Bergson admet un espace insensible au temps, qui contient
d’avance les divisions que l’on voudrait opérer sur lui. Et comme Russell, il considère
que ces divisions ne sont pas proprement le fait du mouvement comme tel, ne sont pas
le produit d’une activité opératoire (ni de son idéalisation). Pour Bergson comme pour
Russell, la Dichotomie est surmontée par une opération de spatialisation : pour Bergson
parce que la série des positions zénoniennes n’est que cela, une série de points de l’espace,
qui ne concernent en rien la réalité du passage ; pour Russell parce qu’elles sont une série
de coordonnées instant-points toutes données dans un univers sans devenir, et à partir
desquelles le mouvement est recomposé.
L’un et l’autre sont sortis, par analyse et décomposition de “complexes de pensée”,
du problème tel qu’il était posé par Zénon. Celui-ci nous disait simplement que le mouvement, continument mené à travers l’étendue, doit parvenir à sa moitié avant d’être
parvenu à son extrémité. Que l’étendue accueille la division que nous menons sur elle en
même temps qu’elle accueille le parcours du mobile, et que ce même parcours opérant
comme une division, l’inachevabilité des divisions successives que nous pouvons mener
sur l’étendue se transfère à l’inachevabilité des parcours partiels du mobile.
En tout cas, pour ce qui nous intéresse ici, nous voyons du moins la signification
de la spatialisation du temps chez un auteur comme Russell : le temps est spatialisé au
sens d’un espace lui-même rendu insensible au temps, contenant toutes ses divisions et
ses compositions. Le temps est, plus qu’un “espace”, un ensemble défini en extension,
et le soi-disant changement est l’ensemble des paires données de propriétés-instants. Cet
ensemble est lui-même éternel et incapable de différence entre passé, présent et futur, car
si le futur devenait présent, cela constituerait un changement de second ordre incapable
d’être enregistré dans la répartition universelle des faits dans les divers instants. Dans
une telle perspective, non seulement ne peut-il y avoir que de l’être fait, et jamais du faire,
mais plus encore la donation universelle du faisable est réduite à la forme du toujours déjà
fait. Tout le potentiel est déjà obtenu dans l’ensemble logique des faits, où il faut entendre
358
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
dans le mot sa nature de participe passé. Cette décomposition ensembliste du temps, au
fondement de l’analyse logique du monde, est elle-même fondée sur une première analyse,
qui est l’analyse mathématique du continu dans la théorie des ensembles, s’étant rendue
capable de penser les espaces comme des ensembles de points définis par extension ;
analyse elle-même reposant, on peut le penser, sur une idéalisation de l’être fait, sur
l’admission comme donné de l’ensemble infini des opérations possibles, sur la conversion
mathématique du faire en l’être fait.
On voit aisément en quoi cette source mathématique de la négation du temps dans
la philosophie analytique naissante est parfaitement concordante avec son autre source,
à savoir l’opposition des séries temporelles A et B dans l’article fondateur de John
McTaggart.
8.2.3 McTaggart avec et contre le devenir
Nous n’allons parler de l’argument de McTaggart23 que dans la mesure où il a connu
une importante postérité, c’est-à-dire que nous n’allons ni examiner l’ensemble de son
détail, ni le considérer en tant qu’élément du projet spéculatif qui le soutenait (quoique
nous pourrons en dire en mot), ni le replacer dans l’ensemble du contexte intellectuel où
il a été d’abord formulé24 .
L’idée de McTaggart est simple et nous allons la décrire d’un trait rapide avant de
revenir plus en détail sur son déroulement :
Le temps consiste dans le fait que les événements peuvent d’une part être dits antérieurs, postérieurs ou simultanés les uns aux autres, selon des relations que l’on dira de
type « B », et d’autre part être dits chacun ou bien passé, ou bien présent, ou bien futur,
selon des propriétés que l’on dira de type « A » ; en outre, la réalité du temps implique
essentiellement qu’il y ait du changement. Par conséquent il ne peut pas y avoir de temps
sans les prédicats A, “passé”, “présent” et “futur”, parce que les relations B d’antériorité
et de postériorité, par elles-mêmes, ne changent pas ; à la limite elles surviennent sur le
23. McTaggart, « The Unreality of Time » cit.
24. Voir note 15
8.2. LA PHILOSOPHIE SANS LE TEMPS
359
changement, mais le simple ordonnancement des événements selon le postérieur, en tant
que tel, ne permet de penser aucun changement d’aucune sorte (un événement ne peut
pas devenir postérieur à un autre alors qu’il lui était jusque là antérieur, par exemple) ;
alors que l’on pense effectivement un changement lorsque l’on pense que les futurs deviennent présents et les présents passés. Mais le changement implique en retour que
chacun des événements soit et passé, et présent et futur – cela est précisément impliqué
par le fait que ces prédicats indiquent une chose qui change : s’il y a changement c’est
que l’événement est futur puis présent puis passé. Or ces prédicats sont mutuellement
exclusifs, donc le temps est contradictoire, irréel.
À notre sens, le sentiment d’absurdité que l’on ressent en première lecture est tout
simplement correct, l’argument n’est pas moins absurde que ce qu’il paraît l’être. Mais
comprendre à fond son absurdité ne manque pas d’être instructif et de nous forcer à
interroger notre notion de la temporalité.
Revenons donc sur le détail de l’argument. McTaggart considère les « positions dans
le temps », et avec elles leurs contenus qui sont les événements, comme « totalement
ordonnés » par les relations d’antériorité, simultanéité et postériorité25 . Ces relations
sont permanentes, dépourvues de changement, indifférentes au temps : la construction
de la pyramide de Khéops précède celle du Louvre, et cette antériorité n’est pas une
chose qui change, elle est toujours vraie. En outre, les événements ont tous un de ces trois
prédicats : « passé », « présent » et « futur ». Cela, en revanche, est changeant, puisque ce
qui était futur devient présent. Deux événements futurs dont l’un est postérieur à l’autre,
le temps passant deviennent présents puis passés, mais leur relation de postériorité ne
change pas.
Notons un point important : il faut entendre littéralement et radicalement l’exhaustivité de
l’attribution des prédicats, et l’immuabilité des relations ; cela en un sens qui, nous semble-til, est pour ainsi dire déjà suspect : pour McTaggart, une relation quelconque de postériorité
entre deux événements étant donnée, il faut en conclure que le temps ne fait rien à l’affaire
25. Très rapidement dans l’argument McTaggart ignore les “positions dans le temps” pour ne plus
considérer que les événements, nous ferons de même, d’autant que cela ne change rien à l’argument.
360
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
de leur ordre, au sens où l’un a toujours été postérieur à l’autre. Or il nous semble clair, pour
anticiper sur des considérations qui seront développées dans la section suivante, que si notre
grammaire ordinaire du temps soutient en effet que la relation d’antériorité est permanente
(au sens elle n’est pas réputée pouvoir changer, nous ne faisons pas sens de l’idée de son
changement), ce n’est pas pour autant que nous lui accordons une sempiternité.
Donnons un exemple qui exprime cette différence : si je suis arrivé à la gare trop tard
pour prendre un train, la postériorité de mon arrivée relativement au départ du train fait
en effet partie de l’irrémédiable, de ce qui ne saurait possiblement changer ; si je dis que
« il sera toujours vrai que je suis arrivé ce jour-là trop tard à la gare » il est clair que je
fais de la poésie, mais j’exprime poétiquement une irrémédiabilité ordinaire, celle de l’ordre
temporel accompli. Si en revanche j’en conclus qu’« il a toujours été vrai, au temps des
pyramides, aussi bien et indifféremment qu’à celui de la formation de la Terre, que mon
arrivée à la gare est postérieure au départ du train », je ne fais pas seulement de la poésie
mais bien de la mystique, et je semble avoir déjà introduit une perspective ayant le parfum de
l’irréalité du temps. Notre intention ici n’est pas de défendre les droits du langage ordinaire,
ni de prétendre que McTaggart fait de la mystique ; mais au contraire d’indiquer que notre
auteur est déjà engagé dans une description lourde d’enjeux métaphysiques, qui est loin de
se contenter de refléter les évidences partagées de notre expérience temporelle ordinaire.
L’auteur nous propose alors de dire que les événements, en vertu de ces deux systèmes
de distinction, forment deux « séries », qu’il nomme A et B, la série A ordonnant la
totalité des événements depuis les plus éloignés dans le passé jusqu’aux plus éloignés dans
l’avenir en passant par les événements présents, la série B les ordonnant simplement selon
les relations d’antériorité et de postériorité.
Cette dualité de série, si on y réfléchit, est étrange, car McTaggart avait au départ décrit 1/
une relation d’ordre et 2/ une répartition en trois classes disjointes. La relation d’ordre totale
forme naturellement une série, mais ce n’est pas le cas de la division en classes, notamment
celle-ci ne nous donne aucune distinction interne à la classe des événements passés. Pour
ordonner deux événements passés, nous dirions naturellement, justement, lequel est antérieur
à l’autre, mais si tel est le critère nous n’aurions pas deux séries distinctes, mais seulement
la série B, avec ou sans l’assignation de ses membres à l’une des trois classes.
L’autre option serait de reconstituer la série A à partir des prédicats tensés : M < N =def
8.2. LA PHILOSOPHIE SANS LE TEMPS
361
“M est passé quand N est présent” ≡ “N est futur quand M est passé”. Néanmoins, on peut
noter que les relations de ce type, elles non plus, ne changent pas, qu’elles sont intempo-
relles au même sens que les relations constitutives du B, et en vérité nous dirions volontiers
qu’elles sont la définition de ces relations constitutives du B – auquel cas en effet McTaggart
aurait raison de dire que le B dépend du A.
Une troisième option, qui semble être celle que McTaggart sous-entend, serait d’ordonner
les événements selon une forme de « distance » au présent, les événements n’étant alors pas
simplement passés ou futurs, mais « passés de 5 ans » ou « à venir dans 6 heures ». Ces
prédicats sont certainement changeants, mais si on constitue une relation d’ordre totale sur
les événements à partir d’eux, cette relation en elle-même va de nouveau être atemporelle –
supposons qu’on ordonne tous les événements en sorte que pour tous M et N passés, O et P
présents et Q et R futurs on a M < N ≡ “M est plus passé que N”, Q < R ≡ “Q est moins
futur que R”, et, dans tous les cas, M, N < O = P < Q, R. La relation d’ordre totale qui
est alors donnée pour deux événements M, N quelconques, ne change pas avec le temps.
Quoi qu’il en soit, l’argument n’utilise pas vraiment l’existence d’une série A, mais
uniquement l’existence de la relation d’ordre et la division en trois classes impliquant un
changement.
Le second point de McTaggart comporte deux éléments : 1/ le temps implique le
changement ; 2/ un univers ordonné selon le B, mais non selon le A (nous dirons donc,
ordonné par la relation d’ordre, mais sans la division en classes) ne connait aucun changement. La raison de ce second point étant tout simplement que les relations B ne
changent pas, qu’elles ne peuvent devenir autres qu’elles sont. Il montre cela dans un
certain détail, mais le point nous semble évident, il suffit de considérer leurs définitions.
Pourquoi néanmoins le temps implique-t-il le changement ? Cela l’auteur semble le
postuler, et il espère recevoir un accord universel sur ce point. De même il tient pour
évident non seulement que le temps dépend du changement, mais que le B lui-même
dépend du temps, car ses relations constitutives sont de nature temporelle. Ce que nous
pensons quand nous pensons les relations B (l’antériorité, la simultanéité, la postériorité)
est le rapport entre des événements subissant un changement – et, qui plus est, un
changement dans une certaine direction, celle qui les fait devenir passés quand ils étaient
futurs, et non l’inverse. Ce que McTaggart ne soutient pas, en revanche, c’est que l’ordre
362
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
à proprement parler dépende du temps – et par suite dépende du changement.
En effet, même s’il est vrai que l’ordre des événements nous apparait toujours sous la
forme d’un ordre temporel, l’auteur envisage qu’il y ait un ordre réel des événements –
au contraire des ordres temporels qui eux sont tenus pour irréels – constituant une série
C dont la nature reste indéterminée, mais qui est isomorphe à la série B – à la direction
près, puisque, la série C n’étant pas temporelle, elle ne comprend pas de détermination
d’avant et d’après.
On pourrait donc reconstituer les choses ainsi : on a 1/ une relation d’ordre total
C qui peut être donnée sur l’ensemble des événements (et qui est par elle-même nonorientée et de nature encore indéterminée). Elle nous apparaît sous la forme 2/ d’un ordre
orienté B, produit par des relations temporelles d’antériorité, postériorité et simultanéité,
relations qui en elles-mêmes ne changent pas, mais qui ne font sens que relativement à
un changement réel dans une certaine direction. Ces relations nous permettent enfin
d’ordonner 3/ le caractère A, présent ou plus ou moins passé ou futur, des événements,
caractère qui est la condition du changement lui-même condition de la temporalité.
Il est intéressant de noter un fait que McTaggart développe, mais qu’il n’utilise pas dans sa
démonstration, car ce fait éclaire la signification de cette dernière : l’auteur soutient que le
A et le C sont fondamentaux, mais que le B ne l’est pas. Plus précisément, il déclare que
les prédicats constitutifs du A sont indéfinissables, primitifs, de sorte qu’on ne peut les tirer
d’aucun autre fait ; et que d’une autre manière la relation d’ordre immuable (non orientée)
entre les éléments (formant la série C) n’est pas le résultat d’un changement et ne dépend
pas du statut présent, passé ou futur des événements, en sorte qu’elle doit être elle aussi
primitivement posée. Le B, en revanche, se déduirait de la combinaison de l’ordre donné par
C et du changement et de sa direction donnés par A.
Cette thèse est très significative parce qu’elle ne vaut que si on se donne en effet un ordre
total et immuable sur l’ensemble des événements passés présents et à venir. S’il est vrai que
l’ordre entre les événements à venir dans un milliard d’années est donné et a toujours été
donné tel qu’il sera, alors cet ordre ne peut être le résultat de ce qui est changeant. Mais
nous avons déjà dit qu’admettre que les ordres temporels ne sont pas des choses qui changent
ne revient pas à admettre leur sempiternité, ni que tous soient éternellement vrais, ou qu’ils
8.2. LA PHILOSOPHIE SANS LE TEMPS
363
soient formulables indépendamment du temps. Et si nous n’admettons pas cela, il n’est pas
vrai que ne nous pouvons pas les reconstituer à partir de ce qui change.
Car, pour reprendre notre exemple, que mon arrivée à la gare soit postérieure au départ
du train peut signifier que dans le passé je suis arrivé à la gare, autrement dit que mon
arrivée à la gare a été présente, et que quand elle a été présente, le départ du train était
passé. Que cet ordre ne puisse changer, signifie simplement qu’il ne peut pas se faire que
mon arrivée à la gare n’ait pas été présente, ni que, celle-ci présente, le départ du train n’ait
pas été passé. Mais rien ne m’oblige à dire qu’avant même que le train ne parte mon arrivée
à la gare lui était “déjà” postérieure. Et s’il est vrai que ma prochaine arrivée à la gare sera
antérieure au départ du prochain train, cela signifie qu’elle sera présente et que lorsqu’elle
le sera il sera encore futur. Si je peux dire cela avec confiance, alors cette antériorité ne
changera pas – à ceci près que quand le train sera parti il ne sera plus vrai qu’elle « sera
antérieure », mais on pourra dire qu’elle est ou a été antérieure ; en tout cas l’antériorité
elle-même ne changera pas. Si maintenant je rassemble tous mes savoirs et prédictions de ce
type sur tous les événements que je peux nommer, je peux en effet obtenir un ordre, dans
la formulation duquel j’ai pu, si je le souhaite, ôter toute référence explicite aux prédicats
passé, présent ou futur. Cet ordre, je ne suppose pas qu’il doive changer à l’avenir – quoique
je puisse être amené à rétrospectivement le réviser, mais cela est différent – et pourtant il
a été constitué à partir de faits changeants et dépend strictement d’eux, contrairement au
jugement de McTaggart.
Le troisième moment de l’argument est de montrer que la division en classes, le A,
est contradictoire. Cela ne demande pas beaucoup d’effort. Tout repose sur le fait que la
division en classes détermine un changement (et une orientation, mais celle-ci n’importe
pas). Or, si elle détermine un changement, c’est que les classes sont disjointes ; ou plus
exactement elle détermine un changement à proportion de la disjonction de celles-ci : si
dire que « de futur, un événement devient présent » détermine un changement, c’est ipso
facto qu’il n’était pas présent quand il était futur, que sa futurité excluait sa présence
(car, s’il était déjà aussi présent quand il était futur, aucun changement n’est impliqué
par le fait qu’il soit maintenant présent). Donc en tant que le A détermine le changement
universel, ses classes sont mutuellement disjointes. Mais s’il détermine un changement,
cela veut aussi dire que les événements ne sont pas seulement futur, présent ou passé,
364
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
car il n’y a en cela aucun changement (si un événement se contente d’être futur, encore
une fois, rien ne change). Pour qu’il y ait changement il faut donc que d’un événement
dont il est vrai qu’il est futur, et non présent, il soit vrai qu’il est présent, et non futur.
Donc le A, en tant qu’il détermine la réalité du temps, est contradictoire, et donc irréel.
Puisque le A est irréel, le B l’est aussi qui était fondé sur lui, mais non pas le C qui était
réputé indépendant.
La validité de la déduction de la contradiction du A est discutée de façon élaborée par
McTaggart (et sa postérité), celui-ci cherchant en particulier à montrer pourquoi on ne
peut pas s’en sortir en disant que les événements, par exemple, sont passés, mais ont été
présents et futurs, ou sont futurs, mais seront présents puis passés. Nous aurons l’occasion
de revenir sur ce point précis, mais d’après notre expérience personnelle, toute tentative
prématurée de l’éclaircir ne fait que l’obscurcir ; et nous nous proposons au contraire de
l’accorder dès l’abord. Car il a, après tout, au moins la validité suivante : il faut bien, s’il
y a eu changement du futur vers le présent, que l’on ait compté la phrase « M n’est pas
présent » dans l’ensemble des propositions vraies, ainsi que la phrase « M est présent »,
et que l’on interprète ces deux phrases comme strictement contradictoires (en vertu de
l’analyse donnée dans le précédent paragraphe : si elles ne se contredisent pas, il n’y a
pas changement, et pas davantage si les deux ne sont pas des phrases vraies). Mais l’on
comprend alors (et on a pu le constater en suivant la logique de l’argument) que ce qui
produit la contradiction est strictement la structure du changement en général. S’il y a
changement, il faut d’après l’analyse de McTaggart que soient données comme vraies et
comme contradictoires les propositions quelconques « M est N » et « M n’est pas N »,
par suite tout changement est contradictoire et irréel.
En sorte que l’argument peut être ainsi résumé : « le temps consiste en un ordre immuable plus un changement survenant aux éléments de cet ordre ; mais tout changement
consiste par définition en une contradiction ; donc le temps n’est pas réel et seul l’ordre
immuable l’est ».
On voit alors bien le rapport de l’argument de McTaggart avec la perspective de
8.3. YUVAL DOLEV : L’INDISCUTABLE RÉALITÉ DU TEMPS
365
Russell. Tous deux rejettent a priori le changement réel, tous deux partent de la considération d’un ensemble de faits élémentaires et de relations entre ces faits, aucun des
deux n’envisage une problématique de la constitution dans le temps des éléments mêmes
de la construction logique qu’ils élaborent. On voit aussi clairement leur divergence :
McTaggart en un sens est à la fois le défenseur du temps réel (le devenir) contre la
réduction russellienne, et celui qui rejette toute forme du temps, au nom même de cette
défense ! Il considère, et les partisans du temps réel l’en féliciteront, qu’il n’y a pas de
temps sans changement et que les relations constitutives du B tirent leur sens du passage et de la différence du présent avec le passé et l’avenir. D’un autre côté, il croit que
subsiste une relation d’ordre sans orientation et indépendante du changement, et qu’elle
constitue la réalité de ce que formule l’analyse continuiste du temps que Russell reprend
à son compte.
Comme source de la littérature analytique sur le temps, McTaggart est responsable du
cadre général du débat argumentatif. Les réponses typiques vont en effet consister à nier,
ou bien que le B dépende du A (rejoignant alors une perspective russellienne, et tentant
de donner un contenu positif indépendant à la relation d’antériorité, généralement sous
la forme de la dépendance causale26 ), ou bien que le A soit contradictoire, défendant la
réalité du temps. Comme nous avons essayé de le montrer, pourtant, si l’on accepte ce
cadre du débat alors, de même que les impossibilistes dans la discussion des supertâches,
les partisans du temps réel sont condamnés à l’échec27 .
8.3 Yuval Dolev : l’indiscutable réalité du temps
Nous ne pouvons pas parcourir la littérature contemporaine sur la réalité du temps
comme nous l’avons fait pour le problème de l’inachevable, à travers la question des
supertâches ; à la fois parce qu’elle déborde de beaucoup notre sujet, et parce que son
volume est beaucoup plus important. Néanmoins nous devons nous y confronter, non
seulement pour indiquer le principe d’une défense de l’intuition du passage du temps,
26. Voir par exemple Michael Tooley, Time, Tense and Causation, Oxford University Press, 1997.
27. Nous donnons une “solution” complète à l’argument en 8.3.7
366
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
mais aussi parce que la relève des divergences théoriques est toujours l’occasion de préciser sa propre position. Heureusement pour nous, un travail de confrontation et de
synthèse a déjà été effectué par un auteur dont nous avons déjà eu l’occasion de faire
usage, le philosophe Yuval Dolev. Nous nous proposons de partir de son ouvrage de
200728 , dont nous partageons l’essentiel des analyses, sinon tout à fait les conclusions.
8.3.1
Time and realism, de la métaphysique à la phénoménologie
Nous commençons donc par présenter le projet général de ce livre. L’idée en est que
le questionnement métaphysique sur le temps, que Dolev examine surtout à travers la
tradition analytique partant de l’argument de McTaggart, est à proprement parler dénué de sens et doit être détruit et dépassé, mais que son absence de sens ne le rend
pas pour autant inutile, ni même dispensable. Dolev défend donc bien l’indispensabilité et l’incontournabilité d’une métaphysique entièrement vaine. En effet, nous dit-il,
les questionnements qui sont ceux de la métaphysique ne sont pas artificiellement produits par elle, mais proviennent spontanément d’interrogations sur le temps survenant
avant l’élaboration d’une métaphysique disciplinaire, par un jeu questionnant naturel
– le même qui est en général à l’origine du développement de la métaphysique même
dans d’autres domaines. Ces interrogations – dont on peut donner des exemples : les
événements futurs existent-ils ? si le temps passe, à quel vitesse passe-t-il ? comment
savons-nous que le temps dont nous faisons l’expérience est justement le présent ? –
doivent être affrontées directement, autrement elles ne pourront jamais cesser de parasiter tout examen véritablement fructueux sur le temps, de les contaminer de contenus
de jugements métaphysiques vides. Autrement dit, le questionnement métaphysique n’a
rien à nous apprendre sur le temps, mais nous avons beaucoup à apprendre en apprenant
exactement pourquoi il n’a rien à nous apprendre. Cela même nous apprend beaucoup
sur le temps, en explicitant exactement comment il échappe à l’emprise des questionnements en fait dénués de sens. L’entreprise de destruction elle-même nous met sur la
28. Yuval Dolev, Time and realism. Metaphysical and Antimetaphysical Perspectives, MIT Press, Cambridge (Mass.) 2007.
8.3. YUVAL DOLEV : L’INDISCUTABLE RÉALITÉ DU TEMPS
367
bonne voie de l’enquête.
Cette bonne voie, pour Dolev, est identifiée à la phénoménologie de l’expérience
temporelle, seconde étape de l’enquête qui doit suivre la destruction de la métaphysique
et nous tenir au plus près de la richesse et variété de la nature du temps telle que
nous pouvons en fait la constater – étant entendu qu’il s’agit ici de la seconde étape
de l’enquête telle qu’elle doit être menée par le philosophe, sans jamais perdre de vue
l’enquête menée par ailleurs par les sciences empiriques. L’auteur adresse en fait le
reproche aux phénoménologues du temps, notamment Husserl et Heidegger et semblet-il dans une bien moindre mesure Lévinas, de ne pas être passés par l’analyse critique
de la métaphysique en sorte de la laisser imprégner leurs discours de ses présupposés et
constructions.
Pourquoi les questions de la métaphysiques sont-elles en fait dénuées de sens et comment Dolev procède-t-il pour les détruire ? Sa stratégie est toujours fondamentalement
la même et elle emprunte ses armes à Austin, au second Wittgenstein et à la tradition
pragmatiste : elle consiste à montrer en général qu’une question ne peut pas s’appliquer,
et à montrer plus spécifiquement que l’interrogation métaphysique met en question un
fait temporel alors qu’il est hors de portée de nos capacités conceptuelles d’envisager
une alternative à ce fait. La thèse générale, que nous allons discuter plus loin, porte sur
la question de 1/ la réalité de la différence entre passé, présent et futur, et 2/ la réalité
des événements passés et futurs, Dolev analysant en fait l’ensemble du débat à travers
le prisme du choix entre l’une ou l’autre de ces “réalités”, chacune semblant aux yeux
des participants exclure l’autre. Mais, pour illustrer la méthode de Dolev, considérons
un autre exemple plus particulier, à savoir l’interrogation suivante : « si vraiment il y a
une différence entre passé, présent, et futur, comment pouvons nous savoir que le temps
que nous expérimentons est le présent ? » (question supposée mettre en difficulté celui
qui admet la “réalité” du présent). La destruction de Dolev consiste à dire que je ne
peux pas remettre en question le caractère “présent” de mon expérience, de la même
manière que je ne peux pas censément affirmer que l’expérience que je suis en train de
faire est présente, en espérant exprimer par là quelque contenu. C’est-à-dire que le ca-
368
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
ractère présent de notre expérience n’est pas une propriété qu’elle aurait, par opposition
au fait de ne pas l’avoir, mais que le présent est lié à l’expérience sur un mode plus
fondamental ; en fait, un mode critériologique. Dolev rapproche ce cas de celui analysé par Wittgenstein29 selon lequel, si une certaine barre de métal entreposée dans un
coffre-fort en région parisienne est l’étalon par référence auquel le mètre, comme mesure
scientifique, est fixé, alors rien n’est affirmé quand nous disons que cette barre de métal
mesure un mètre ; et, pour la même raison, je ne peux pas censément demander comment
je sais que la barre mesure un mètre. Que la barre mesure un mètre n’est rien d’autre
que le critère permettant de donner sens aux assertions selon lesquelles certains objets
mesurent un mètre et aux questions demandant combien de mètres mesure un certain
objet. De même, remarque Dolev, la simultanéité avec l’expérience (respectivement l’antériorité ou la postériorité) est le critère permettant de donner sens à l’affirmation selon
laquelle un événement est présent (respectivement passé ou futur) et aux questions demandant quand a eu lieu un certain événement – non cependant que tous les événements
expérimentés soient présents (comme il est aujourd’hui connu de chacun.e regardant les
étoiles : nous faisons l’expérience d’événements passés), ni qu’il faille être l’objet d’une
expérience pour être présent.
En somme, le projet singulier de Dolev consiste à employer le second Wittgenstein
et la philosophie du langage ordinaire pour détruire la métaphysique analytique afin de
laisser place à la phénoménologie.
Nous devons maintenant exposer la partie essentielle de son argument destructeur,
que nous croyons pouvoir reprendre en grande partie à notre compte, et le long duquel
nous nous proposons d’élaborer en allant dans une direction légèrement différente (étant
entendu que nous ne comptons pas, en ce qui nous concerne, renoncer à la métaphysique
en général).
29. Recherches Philosophiques, §50
8.3. YUVAL DOLEV : L’INDISCUTABLE RÉALITÉ DU TEMPS
369
8.3.2 De l’indispensabilité à l’indiscutabilité du temps
Il nous est impossible de restituer ici l’ensemble de la riche argumentation de Dolev, et
nous ne pourrons pas non plus présenter avec la rigueur et l’extension qui serait nécessaire
une véritable discussion de l’ensemble des problèmes se posant dans la métaphysique de
tradition analytique sur la question du temps. Nous nous contenterons de restituer ce qui
nous paraît être l’essentiel de sa tâche de destruction du questionnement métaphysique,
des impasses dans lesquelles il nous place, et la défense qu’il finit, à notre sens, par
fournir de l’intuition du passage.
La destruction de Dolev part de la manière dont le débat analytique s’est organisé
autour de l’argument de McTaggart, en deux grands “camps” qu’il considère sous une
forme quelque peu schématique dans une opposition entre la « tensed view » et la « tenseless view », que nous nous voyons contraint de transcrire sous la forme des barbarismes
suivants : les perspectives « tensée » et « non tensée »30 . Les tenants de la première, pour
simplifier, veulent admettre le devenir et la réalité du présent comme tel, et soutiennent
(au moins) que les choses futures “n’existent pas” (du moins n’existent pas au sens où
les choses présentes existent) ; les tenants de la seconde n’admettent pas le devenir, ni
la réalité du présent, et soutiennent que les “futurs”, c’est-à-dire les événements postérieurs à la publication de leurs propres écrits, “existent” aussi bien que les “passés” et
les “présents” – étant entendu que pour eux rien n’est vraiment passé, présent ou futur.
Par métonymie, on pourra également appeler les représentants de chaque camp du nom
de la version la plus courante de leur position : les “présentistes” (seul ce qui est présent
existe) et les “éternalistes” (il n’y a pas de différence d’existence déterminée par la temporalité, le tout quadrimensionnel du monde physique existe de façon immuable). Une
autre manière encore de les désigner est de parler des tenants d’une théorie, respectivement, A et B du temps, en référence à McTaggart ; les tenants du A soutenant que les
30. “tense” est originellement un terme de grammaire qui désigne ce que l’on nomme en général (moins
précisément) le « temps » des verbes, c’est-à-dire les marqueurs qui indiquent si l’action est présente,
passée ou future, par différence avec « l’aspect » ou la « personne ». La vue “tensée” défend qu’il y a des
vérités, ou des faits, “tensés”, du type : « la bataille d’Alésia a eu lieu », « le soleil se lèvera demain », et
la vue “non tensée” défend qu’il n’y a pas de tels faits, mais que tous les faits véritables sont du type :
« la bataille d’Alésia prend place en 52 av. J.-C. », avec un verbe conjugué au présent sans que le présent
soit réputé avoir une valeur de différenciation temporelle, une valeur « tensée ».
370
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
prédicats A sont objectifs et non contradictoires, et que McTaggart a raison de soutenir
que le B dépend du A, les tenants du B soutenant au contraire que seuls les relations B
sont objectives, et qu’elles ne dépendent pas des prédicats A qui sont, McTaggart ayant
sur ce point raison, contradictoires. Il va de soi que par là nous simplifions, mais cela
n’aura pas d’importance.
Dolev note que la tâche des seconds est, en dépit de l’apparence manifestement insurmontable du devenir, de parvenir à le remettre en cause, ce à quoi ils et elles sont
parvenues avec trois grandes objections. Et la tâche des premiers est, en dépit des objections et en conformité avec les apparences, de donner une construction métaphysique
qui s’y accorde. La première objection est de nature logique, et constitue, en substance,
l’argument de McTaggart, renforcé notamment par une reformulation par Mellor : elle
consiste à soutenir que les prédicats A, reflétant le caractère supposément “tensé” des
événements, mènent à des contradictions. Nous en avons déjà dit un mot, et y revenons
dans la section 8.3.7. La seconde est “métaphysique” et consiste à poser en axiome que
les propriétés réelles ou objectives des choses ne peuvent être dépendantes d’une perspective, et à soutenir que les prédicats tensés sont bien ainsi dépendant, d’une manière dont
les non tensées ne le sont pas. D’une manière plus générale, elle consiste à défendre l’“irréalité” de la perspective tensée, le fait qu’elle se trouve “seulement dans notre esprit”,
ou “seulement dans notre expérience”. Nous traiterons principalement de cette question
de la réalité dans la présente section et dans la suivante. La troisième objection enfin
est scientifique ou empirique, et consiste à tirer de la relativité restreinte d’Einstein une
preuve de l’irréalité du devenir ou de l’impossibilité d’une vue tensée. Nous traitons de
cette troisième objection à part, dans la section 8.3.6. La conclusion de Dolev, qui sera
aussi la nôtre, est qu’aucune des trois objections ne porte, mais qu’en retour les tenants
des perspectives métaphysiques tensées, ou des théories A du temps, n’en ont pas moins
échoué à leur tâche d’élaboration d’une métaphysique de la réalité différenciée temporellement, et que les arguments des éternalistes contre eux sont en général victorieux31 ;
31. Nous sautons néanmoins entièrement, dans ce travail, les réfutations des théories A du temps, qui,
comme théories métaphysiques, apparaissent comme vides dès lors que la question de la “réalité” ou de
“l’existence” a été remise en cause.
8.3. YUVAL DOLEV : L’INDISCUTABLE RÉALITÉ DU TEMPS
371
il apparaît finalement que les tenants du A partageaient avec ceux du B la croyance en
la question de l’existence ou de la réalité, formant les deux faces d’une discussion vide.
Nous en viendrons à la question de la vacuité du problème ontologique dans la section suivante, où nous l’étendrons au-delà du simple domaine temporel. Nous voudrions
commencer ici par ce qui nous frappe comme l’autre grand geste théorique de Dolev qui
semble, en première analyse, donner entièrement raison aux tenants de la perspective
tensée ou des théories A du temps, à savoir le caractère littéralement indiscutable du
contenu tensé de notre expérience. Dolev fait fond sur un point qu’il considère universellement reconnu par les participants au débat et qui est l’indispensabilité, de fait, de
la pensée du devenir ou de l’emploi des prédicats A pour les individus que nous sommes
qui sont pris dans le temps. Nous ne pouvons pas, littéralement, nous passer de ces
prédicats, ceux-ci n’admettent pas une paraphrase non située qui ne renvoie de nouveau
à une indication située (sous la forme d’un indexical). Il va alors radicaliser cette indispensabilité en montrant que, d’après les termes mêmes du débat, le caractère tensé
des énoncés est réellement indépassable, nous n’avons aucune alternative conceptuelle
possible pour remplacer ce que nous énonçons de façon temporellement située. Or, Dolev
peut surenchérir sur ce point en soutenant non seulement que les énoncés A ne sont pas
paraphrasables en termes d’énoncés B, mais que cela doit nous conduire à affirmer en
retour que nous ne pouvons pas faire sens des faits B, dans des énoncés quelconques,
sans les rapporter à des faits A, à des prédicats A. En sorte qu’il devient impossible de
même faire sens de la question de la réalité des faits A. Il n’y a tout simplement pas
d’alternative.
De quoi, brièvement, s’agit-il ? L’indispensabilité des énoncés A est aisément expliquée. En effet, le projet B-théorétique consiste à nier la “factualité” ou la “réalité” des
énoncés contenants des prédicats A, du type « Il faut partir maintenant » ou « Il reste
trois heures à attendre ». Mais bien entendu, puisqu’il veut conserver l’idée d’une réalité
du temps, il ne veut pas entièrement éliminer le contenu de ces énoncés et ne veut certainement pas les déclarer a priori faux. Une première stratégie a originellement consisté
à chercher à paraphraser ces énoncés sous la forme d’énoncés B équivalents, dans la
372
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
tradition analytique d’explicitation du contenu logique. Mais cette stratégie est vouée
à l’échec : en effet, “l’équivalent” B de la phrase « Il faut partir maintenant » semble
devoir être de la forme « Le moment adéquat pour partir est le 3 septembre 2018 à
18h45 ». Il est manifeste que cette phrase n’est pas, en fait, équivalente, au sens où il
se peut que je sache parfaitement à l’avance que le moment adéquat pour partir est le
3 septembre 2018 à 18h45, sans pour autant que je sache s’il faut partir maintenant, ou
autrement dit s’il est vrai que nous sommes le 3 septembre 2018 à 18h45.
Abandonnant la stratégie paraphrastique, les tenants du B ont alors généralement
adopté une stratégie reposant sur les conditions de vérité des énoncés, et se sont rabattus,
depuis une position selon laquelle il n’y avait d’énoncés vrais que B, à la position selon
laquelle il n’y avait de faits que B, rendant vrais (éternellement) tant des énoncés A que
des énoncés B, mais aucun véritable fait A. On dira alors, pour simplifier, qu’un certain
token u de l’énoncé A « il faut partir maintenant32 » est vrai si et seulement si l’occasion
adéquate de partir est simultanée à la profération de u. Il faut noter bien sûr que si je
peux établir cette règle générale pour les tokens, cela ne me permet pas pour autant de
paraphraser l’énoncé et de le remplacer, car si je dis « l’occasion de partir est simultanée
avec cette profération », je fais usage d’un indexical (« cette profération ») qui ne peut
être interprété que par référence au moment présent de l’énonciation.
Or, comme le remarque Dolev, la situation rationnelle est très différente selon que
l’on suive la première ou la seconde stratégie. Dans la première, on se donne pour tâche
de remplacer en effet, dans le discours effectif, les mauvais prédicats A (supposément
mal formés, ou interprétés littéralement par simple illusion grammaticale) par les bons
prédicats, qui expriment littéralement la vérité des énoncés A maladroits. Si on y parvenait, on montrerait que les prédicats fautifs sont dispensables, et on pourrait plaider
pour leur remplacement par une meilleure conceptualité. On proposerait une bonne interprétation des croyances que nous avons déjà et du langage que nous employons. Mais
32. Un token, par opposition à un type, est, pour les besoins présents, un énoncé spécifique d’une phrase
donnée, par exemple mon énoncé de la phrase « il faut partir maintenant » ce matin, par opposition
à la phrase telle qu’elle peut être redite à de nombreuses reprises tout en restant la même phrase
(comme type). Le mot « paraphrase » contient 10 lettres, si on parle des tokens (p-a-r-a-p-h-r-a-s-e),
mais seulement 6 lettres (p, a, r, h, s et e), si on parle des types.
8.3. YUVAL DOLEV : L’INDISCUTABLE RÉALITÉ DU TEMPS
373
avec la seconde stratégie, on ne peut rien faire de tel. On se propose de nier la factualité
littérale de toute une classe d’énoncés pour lesquels, littéralement, nous n’avons aucune
alternative. Si quelqu’un nous dit : « je crois qu’il faut partir maintenant », il n’y a
en fait aucun énoncé duquel on puisse convaincre cette personne qui lui permette de
remplacer sa croyance (littéralement sans validité) par la bonne croyance littérale, car
si elle réfléchit au fait que cet énoncé a été proféré simultanément à l’occasion de partir,
cela n’équivaut à la vérité du fait qu’il faut partir maintenant qu’à la condition qu’elle
sache que cet énoncé a été prononcé maintenant, vient d’être prononcé, qu’il s’agit de
cet énoncé, ici et maintenant.
Cela implique une perspective très différente sur la vérité et la signification conceptuelle. Dans un cas on se propose d’expliquer ce que veulent vraiment dire nos énoncés,
on a une attitude prescriptive à l’égard de la signification. Dans le second cas, en revanche, on ne se propose pas de réviser les énoncés, mais on s’extrait de l’usage du
langage des individus pris dans le temps, pour justifier l’efficacité, sans vérité littérale,
de leur langage, au nom d’une structure factuelle englobante. On va dire alors, non pas
que nous vivons dans le présent, mais que nous croyons, à tout instant, que l’instant
contemporain avec notre cognition est “le présent”, chose sans réalité. On expliquera par
la théorie de l’évolution la nécessité pragmatique d’avoir de telles croyances sans vérité,
et on remplacera le passage du temps par l’idée d’un ordre causal orienté (de l’antérieur
vers le postérieur), qui justifie à lui seul la dissymétrie de nos attitudes vis-à-vis du passé
et de l’avenir : nous ne faisons pas de plan pour le passé, mais pour le futur, non pas
parce que le premier est déjà accompli et immuable alors que le second est non encore
advenu et ouvert, mais parce que, puisque l’ordre causal va uniquement en direction
du postérieur, des plans pour le passé seraient évolutionnairement et pragmatiquement
inutiles. Une telle explication implique, cependant, que la “réalité”, ce qui fait l’objet
des énoncés littéraux et vrais, est séparée de notre langage, notre expérience et notre
discours. La réalité devient une chose dont les sujets temporellement situés (y a-t-il des
sujets qui ne le soient pas ?) ne peuvent pas faire l’expérience, et à laquelle leur langage,
tout leur langage ordinaire conforme à l’expérience, ne peut pas prendre part. Au fond,
374
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
nous pourrions nous arrêter là, et exprimer que le fond de notre plainte consiste dans le
fait qu’une notion de “réalité” et de “fait” qui se constitue en général par contraste avec
l’ensemble du contenu de l’expérience, n’est pas une notion qui nous intéresse.
Mais Dolev va plus loin, et nous voudrions le suivre sur ce plan. Car si en fait toutes
nos croyances A ne sont pas remplaçables par des croyances B, et que notre expérience
ordinaire de la temporalité consiste en des croyances A relatives à ce que nous croyons
être des faits A, comment exactement en venons-nous à penser les croyances et faits
B, et à comprendre la conceptualité des énoncés B ? Nous ne pouvons pas, semble-t-il,
les tirer des expériences et croyances A en elles-mêmes, puisque leur contenu n’est pas
traductible en croyances et faits B. Mais avons-nous jamais, en fait, une expérience temporelle qui engendre en nous des croyances ou des concepts B ? On pourrait le croire. Il
est fréquent en effet que l’on nous informe de relations d’antériorité ou simultanéité sans
préciser explicitement le caractère présent, passé ou futur des événements en question
et sans que nous ayons à vivre leur devenir : par exemple on nous informe que Siddharta semble remarquablement contemporain de Socrate. Mais croirons-nous sérieusement
avoir compris le sens temporel de l’énoncé, savoir de qui nous parlons en lui, sans savoir
que Siddharta a été, remarquablement, contemporain de Socrate, autrement dit que leur
contemporanéité a eu lieu dans le passé ? On comprend la conclusion vers laquelle se
dirige cette discussion : nous sommes tout simplement, nous sujets pris dans le temps,
incapables de comprendre un énoncé temporel, portant sur des événements déterminés,
qui ne soit tensé. Pour se convaincre de ce point, il nous semble qu’il suffit de faire
l’expérience suivante : sans présupposer que nous savons, en fait, faire sens des relations
purement B, ne reposant pas sur du A, parvenons nous à comprendre, sans référence à du
A, un énoncé temporel du type « Socrate nait en 470 av. J.-C. » ? Nous ne pouvons comprendre l’énoncé sans en comprendre la date. Nous pouvons interpréter la date comme
indiquant un écart temporel entre la naissance de Socrate et celle, supposée, de Jésus,
mais cela nous dit-il quand est né Socrate ? Nous posons que non. Pour savoir quand est
né Socrate, pour comprendre la phrase, nous devons savoir quand est né Jésus, c’est-àdire le caractère passé de l’An 1. Plus généralement, nous posons que nous n’interprétons
8.3. YUVAL DOLEV : L’INDISCUTABLE RÉALITÉ DU TEMPS
375
jamais une relation temporelle entre des événements particuliers que sur un mode tensé :
Siddharta est contemporain de Socrate, cela veut dire, pour nous, hors des discussions
de philosophes, qu’il l’a été, l’est actuellement, ou le sera. Et plus généralement encore,
nous ne comprenons jamais, ultimement, aucun fait concernant un événement particulier, temporellement situé, de façon non tensée : la simple référence à une éclipse solaire
particulière n’est jamais comprise sans que l’on comprenne si elle est passée, présente ou
future. De là l’indiscutabilité : le caractère tensé des événements particuliers ne connaissant aucune alternative, nous ne pouvons pas discuter de façon significative de sa réalité.
Nous ne pouvons tout simplement pas en entendre une alternative.
Nous voudrions ici faire deux remarques qui tentent d’expliquer que nous puissions
nous croire capables de penser des événements de façon non tensée, ou de proférer des
énoncés “purement B”, ne contenant pas de renvoi implicite à des faits tensés. Le premier
point est que nous pouvons, effectivement, exprimer des relations B pour ainsi dire
“pures”, lorsque nous considérons les choses d’une manière générale, ou que nous parlons
de classes d’événements. Si je dis « la cause vient avant l’effet » ou « la naissance précède
la mort », je comprends l’expression de l’antériorité sans avoir à implicitement entendre
que les événements en question sont présents, passés ou futurs. Cela ne veut pas dire que
« la naissance de Socrate précède sa mort » soit un énoncé purement B : je ne comprends
jamais la référence à ces événements sans les entendre (ou au moins les croire) passés.
Mais il est certain que nous pouvons abstraire l’antériorité, telle que nous la comprenons
pour des événements passés, présents ou futurs, de ces prédicats A, et la considérer en
général.
Nous avons déjà dit un mot du second point à propos de McTaggart33 : il y a un
sens selon lequel les relations B sont immuables, indifférentes au temps, à savoir le fait
qu’elles ne changent pas avec le temps. Mais il faut apporter à ce point deux nuances
décisives : la première est que si l’antériorité en tant que telle, par exemple, ne change
pas avec le temps, cela ne veut pas dire que son fait est atemporel. En effet, nous ne la
comprenons pour deux événements particuliers qu’en sachant si l’un a été, est, ou sera
33. Cf. nos encadrés p. 359 et 362.
376
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
antérieur à l’autre. La seconde est que l’immuabilité, l’indifférence au temps, ne semble
à première vue ne valoir en général que pour les relations passées. Il est clair que mon
arrivée à la gare, si elle a été postérieure au départ du train, l’aura toujours été. Mais cela
ne semble pas impliquer avec évidence et d’une façon générale qu’elle « l’avait toujours
été », que sa postériorité « était déjà vraie » dans le passé lointain. Ceci pointe vers
une conclusion plus générale que Dolev ne fait, nous le croyons, que suggérer en passant,
mais qui est importante pour nous et que nous aborderons en 8.3.5 : le mode atemporel
ou éternitaire d’aborder ce qui relève du temporel, consiste en fait à le considérer comme
passé, comme nous considérons ce qui est déjà advenu. Autrement dit, sur le mode de
l’être fait 34 .
8.3.3 Temps illusoire et temps illusion
Il se peut que le passage du temps soit une illusion, mais cela ne veut pas dire qu’il
est illusoire ; de même que nous ne nous leurrons pas en considérant qu’existe un leurre
qui se fait passer pour un canard. La présence du canard est illusoire, elle est l’effet du
leurre, ce en quoi nous sommes leurré.e.s, mais la chose qui est un leurre n’est pas ellemême illusoire, n’est pas elle-même l’effet d’un leurre – quoiqu’on puisse aussi prendre
un canard pour un leurre, ou prendre erronément un vrai jouet pour enfants pour un
instrument de chasse. Il se peut que nous puissions faire sens du fait que le passage du
temps soit en effet une illusion, par exemple l’illusion que la réalité existe toujours sur
le mode du devenir. Il se peut que le passage du temps soit une apparence, et ne soit
qu’une apparence, c’est-à-dire que la succession ne puisse être pensée que comme forme
34. Il faut noter une chose importante, sur laquelle nous reviendrons à plusieurs reprises dans ce
chapitre quoique nous ne puissions la traiter comme il le faudrait. La discussion présente n’est, en fait,
satisfaisante que dans un cadre pré-relativiste, newtonien, qui nous permet de croire qu’il y a un présent,
un passé, un futur et en général un ordre global du devenir. La relativité restreinte, cela est un fait,
nous a appris qu’il n’y avait rien de tel. En conséquence, si nous accordons (inévitablement) confiance à
notre expérience du devenir et à nos croyances tensées, nous sommes contraints d’admettre la vérité d’un
discours non seulement temporellement situé, mais spatio-temporellement situé. Car si nous ne pouvons
penser un événement particulier que comme passé, présent ou futur, nous savons pourtant qu’il n’est tel
que ici et maintenant, c’est-à-dire sur Terre en 2018, et que son statut temporel “à l’échelle de l’univers
entier” semble tout simplement ne pas avoir de sens. Nous abordons ce point en 8.3.6 et dans l’encadré
p. 8.3.7, mais nous pouvons dire dès maintenant que nous ne croyons pas que cela doive nous amener à
renoncer à nos conclusions sur la réalité du devenir. Comme expliqué ici, nous ne croyons pas, en vérité,
avoir le choix sur ce point.
8.3. YUVAL DOLEV : L’INDISCUTABLE RÉALITÉ DU TEMPS
377
de manifestation sensible et qu’on puisse penser la non-successivité de ce qui est ainsi
reçu. Mais rien de tout cela ne rendrait le passage du temps illusoire, ou ne suggèrerait
qu’il n’existe pas. De plus, quand les philosophes de tradition analytique parlent de
l’irréalité du passage du temps, ce n’est pas du tout de ce genre d’irréalité qu’ils veulent
parler, et ils ne veulent point rejoindre McTaggart non plus que les penseurs mystiques.
Ils tiennent au contraire à la vérité de ce que nous tirons de notre expérience du temporel :
les relations d’antériorité et postériorité, l’ordre causal, la vérité littérale de la physique
moderne, etc. Ils ne veulent pas que le passage du temps soit une illusion, mais seulement
qu’il soit illusoire, qu’il n’ait pas vraiment lieu. Cela, nous ne savons pas ce que cela
peut vouloir dire, quelle alternative possible il y a au fait que la réalité, telle que nous en
faisons l’expérience, se déploie dans l’ordre du successif et de l’apparaître, distinguant le
passé du présent et du futur. Peut-être que ce qui nous apparaît présentement comme
soumis au devenir est en un sens (qui resterait à déterminer) plus fondamentalement non
successif, mais l’idée d’illusion du caractère présent de l’apparaître35 ne peut être qu’une
mauvaise blague.
Une fois dit que nous ne faisons pas sens du fait que notre expérience en général
soit illusoire (en tant que l’expérience qu’elle est, mais bien entendu des éléments de son
contenu, ou inférés de son contenu, peuvent quant à eux être illusoires), nous pouvons
reconsidérer l’évidence de cette expérience et voir aisément pourquoi aucune théorie
extensionnaliste ne permettra de rendre compte ou d’expliquer cette expérience : car que
les événements forment un ordre causal orienté, par exemple, et que je crois toujours, à
chaque instant, dans la présence de ce qui est simultané avec ma cognition, cela ne peut
jamais commencer à expliquer pourquoi en fait je ne crois présents que les événements
simultanés avec un seul acte de cognition. Pourquoi je n’ai pas un ensemble de croyances
contradictoires, croyances en la présence de tous les événements simultanés avec un
quelconque de mes actes de cognition – étant supposé qu’il n’y a pas un de ces actes
de cognition qui est, justement, privilégié en tant que présent. Autrement dit aucune
35. C’est-à-dire, rappelons-le, l’idée selon laquelle l’impression que des événements sont présents est
une illusion, et ils sont en fait simplement contemporains avec l’acte de les considérer.
378
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
reconstruction ne peut rendre compte du fait que je n’expérimente pas la simultanéité
en général, mais la simultanéité présente et uniquement celle-là. Il est clair qu’une seule
cognition est donnée à chaque moment, mais cela ne nous explique pas pourquoi un seul
moment est donné à la fois ! C’est-à-dire un seul est donné à la fois dans l’expérience ;
on pourrait postuler que l’unité d’une expérience implique l’unité et la limitation d’un
moment. Mais le cercle est alors bouclé : pourquoi une seule expérience est-elle donnée
à la fois ? On pourrait encore peut-être supposer que le « je » comme totalité n’est pas
réel, qu’il n’y a que des instances momentanées d’expérience du simultané, et que si
« je » ne fais l’expérience que d’un seul moment, c’est parce que « je » ne suis que le
sujet simultané aux événements de ce moment précis. Mais ce n’est pas cela dont nous
faisons l’expérience : notre expérience est celle de la circulation d’un moment à l’autre
dans l’unité d’un « je », et pas seulement d’événements liés les uns aux autres par des
souvenirs et une dépendance causale.
De plus, un ordre causal orienté ne peut pas sans circularité rendre compte du fait
du passage du temps : ni de son fait ni de sa direction. Qu’il ne peut pas rendre compte
de son fait, nous l’avons déjà dit, car son fait implique qu’un seul moment soit donné à
la fois, ce dont une théorie de l’ordre causal immuable est incapable de rendre compte.
Mais cette unicité du moment étant accordé, l’ordre orienté ne peut toujours pas rendre
compte de sa direction. Pourquoi ai-je l’expérience du passage de ce qui est cause vers ce
qui est effet ? Rien dans l’explication éternaliste du monde ne suggère que le dépendant
ne doive pas plutôt aller en direction de ce dont il dépend, que ce que nous nommons,
illusoirement, “avant” et “après” ne doive pas aller dans l’autre direction. Ce qui nous
le fait croire est notre expérience en terme de passage, qui nous révèle que le dépendant
vient après ce dont il dépend, qu’il faut d’abord que la cause soit là pour qu’elle puisse
faire effet. Autrement dit, comme le voyait d’ailleurs correctement McTaggart à notre
avis, c’est une plaisanterie de penser que l’on sait donner sens au fait qu’un ordre soit
orienté, autrement qu’en termes de ce que nous tirons de l’expérience du passage.
Soit dit en passant, si l’argumentation menée dans les deux précédents paragraphes
donne l’impression de n’avoir aucun sens – si en particulier semble dépourvue de sens la
8.3. YUVAL DOLEV : L’INDISCUTABLE RÉALITÉ DU TEMPS
379
question « pourquoi un seul moment est-il donné à la fois ? » –, nous sommes d’accord
avec cette impression : ce non-sens est celui qui résulte du fait d’essayer de nier la réalité
du passage du temps.
8.3.4 Grammaires de l’existence
Le projet affiché de Dolev est un dépassement de la métaphysique du temps par
une traversée de ses questionnements et leur réduction au non-sens par analyse de nos
concepts. Mais l’examen de ce qu’il fait en pratique et de ce qu’il appelle “métaphysique”
révèle quelque chose de plus restreint : son objet est plus spécifiquement la mise en
question, que l’on trouve dans une certaine littérature, de la “réalité” des éléments du
temps, notamment la réalité de la distinction entre passé, présent et futur, et la réalité
ou l’existence des événements passés et/ou futurs. Il est vrai que Dolev s’efforce de
rattacher un certain nombre d’autres questions à ces problèmes principaux : notamment
celle de l’épaisseur du présent (« si le présent existe, est-il ponctuel ou étendu ? »),
ou de la valeur de vérité des phrases portant sur les futurs (« si les événements futurs
n’existent pas, comment pouvons-nous affirmer des choses sur eux ? »), et il y parvient
dans une certaine mesure. Il est vrai aussi qu’il apporte certaines analyses spécifiques
éliminant d’autres fausses pistes métaphysiques, comme celle du rapport entre présent
et expérience (« comment savons-nous que le temps dont nous faisons l’expérience est
le présent ? ») ou celle de la “vitesse” du passage du temps (« si le temps passe, à quel
rythme passe-t-il ? »). Nous voudrions pourtant suggérer qu’il est possible de conclure
à la fois plus et moins à partir des analyses de l’auteur. Plus, au sens où la stratégie
– victorieuse selon nous – d’élimination du questionnement peut être élargie à d’autres
domaines que la pensée du temps – potentiellement à tous les domaines qu’une aspiration
à la “métaphysique” pourrait vouloir examiner. Moins, parce que nous ne croyons pas
que Dolev parvienne à une réduction à l’absurde de la métaphysique du temps en tant
que telle, ni à son dépassement général au profit de la phénoménologie. On pourrait aussi
bien dire, et mieux, qu’il opère une libération de la métaphysique du poids de fausses
questions et de problématiques mal posées.
380
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
On peut le voir sur un exemple précis : Dolev discute les théories de la référence, et en
particulier la question de savoir si les énoncés sur des événements futurs ont une valeur
de vérité. Il s’agit bien, semble-t-il, d’une question à portée métaphysique. À son propos,
notre auteur semble croire avoir montré l’absurdité d’une position qui accorderait un
statut particulier aux énoncés sur les futurs en ce qui concerne la possession de valeur de
vérité, entendant apparemment réfuter aussi bien Michael Dummet36 qu’Aristote. Mais
il ne nous semble pas du tout que ce soit cela qu’il soit parvenu à faire : ce que son
argument montre est très différent, et il s’agit du fait qu’il est absurde de poser que les
énoncés sur les futurs en tant que tel, du fait simplement qu’ils portent sur les futurs,
manquent de valeur de vérité. Absurde de poser que la référence aux futurs vaut en tant
que telle comme sortie du principe de bivalence37 . En somme, qu’il est absurde d’exclure
les futurs du domaine de la vérité. Nous trouvons son argument convaincant – quoi que
nous ne puissions pas revenir dessus ici – et croyons qu’il parvient à réfuter la position
de Michael Dummet38 .
En revanche, ce qui est réfuté n’est absolument pas la position aristotélicienne ! Aristote en effet, dans le chapitre 9 du traité dit Sur l’interprétation, admet la validité du
principe de bivalence pour les énoncés sur les futurs, à condition toutefois que ceux-ci,
ou bien soient nécessaires, ou bien soient déterminable à partir des choses présentes39 .
Il exclut si peu la futurité de la vérité que dans son système, l’hypothèse déterministe
(qu’il juge fausse, mais ne rejette pas comme conceptuellement absurde) impliquerait que
tous les futurs aient une valeur de vérité. Chez Aristote, le principe n’est pas que ce qui
concerne le futur n’est ni vrai ni faux, mais que si deux faits futurs sont conjointement
possibles quoi que contradictoires (« il se peut qu’il y ait demain une bataille navale, et il
se peut qu’il n’y en ait pas ») alors il est impossible (métaphysiquement) d’énoncer l’un
36. Michael Dummet, « The Reality of the Past », in Truth and Other enigmas, Harvard University
Press, 1978, chap. 21, p. 358-74.
37. Nous nommons “bivalence” ici le principe logique selon lequel tout énoncé bien formé ou bien est
vrai ou bien est faux (ou les deux, mais pas ni l’un ni l’autre).
38. Plus exactement, la reconstitution qui est donnée par Dolev de la position élaborée dans un
chapitre du livre de Dummet. Nous ne pouvons pas confirmer si cette reconstitution est fidèle à l’intention
originelle de Dummet, qui par ailleurs, nous apprend Dolev, s’est désolidarisé de ce chapitre par la suite.
39. La “déterminabilité” devant être ici entendue en un sens réel, causal, et non épistémologique : il
faut que ce qui est déjà présent implique le résultat futur supposé.
8.3. YUVAL DOLEV : L’INDISCUTABLE RÉALITÉ DU TEMPS
381
ou l’autre de façon véridique (car, raisonne en substance Aristote, s’il est vrai qu’« il y
aura une bataille navale », il ne peut pas être possible qu’il n’y en ait pas ; autrement il
serait possible que, à la fois, « il y ait et il n’y ait pas une bataille navale »). Il s’agit bien
de métaphysique, et il s’agit bien d’une métaphysique du temps, ou du moins concernant
directement le temps : car le devenir présent, et par suite l’être passé, sont dans cette
perspective une garantie de “choix définitif” parmi les possibles, et donc d’acquisition
nécessaire d’une valeur de vérité – les possibles étant par suite liés à l’existence du futur,
sans du tout s’y égaler par définition !
Dolev parle en vérité très peu d’Aristote, et quand il le fait c’est plutôt, nous semblet-il, pour citer les apories ouvrant le traitement du temps dans le livre IV de la Physique.
Or celles-ci constituent en effet de la mauvaise métaphysique au sens de Dolev, et elles
portent justement sur l’existence des éléments du temps. Mais elles ne sont pas aristotéliciennes ! Elles ne constituent pas la matière de sa pensée, mais au contraire les questions
à dépasser pour faire de la bonne métaphysique – c’est-à-dire une métaphysique attentive
au détail de notre expérience, de notre phénoménologie du temps, ainsi qu’à la structure
de nos concepts et de notre langage, et bien sûr à l’ensemble des faits d’expérience élargie
que sont les résultats des diverses activités scientifiques.
Quelle est donc exactement la fausse question métaphysique qui plombe la métaphysique ordinaire du temps ? C’est celle de la réalité, et, dirions-nous, celle de l’existence
en général. Demander si les éléments de notre expérience du temps sont réels n’a aucun
sens, car cela ne respecte tout simplement pas la grammaire du terme « réel », et que cela
ne fournit pas une signification de remplacement : cela fournit un semblant, justement,
de signification. De même, demander si les moments ou événements futurs existent, sans
plus, n’a aucun sens, car cela enfreint la grammaire du terme « exister » sans fournir
une signification en remplacement.
Dans les exposés réunis dans son livre de 196240 , Austin accomplit l’analyse du terme
anglais « real 41 » et de l’impossibilité dans laquelle nous sommes de l’employer correcte40. J.L. Austin, Sense and Sensibilia, Clarendon et Oxford University Press, 1962, p. 62-77.
41. Qui doit se traduire en français quelquefois par « réel », « réellement », quelquefois par « vrai »,
« vraiment ».
382
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
ment pour caractériser (positivement ou négativement) l’ensemble de notre expérience,
ou un aspect constant de celle-ci. Dolev fait amplement usage de cette analyse. Nous
allons en réexposer le principe, avant de fournir une analyse parallèle (et probablement
déjà austinienne) du terme d’existence et d’esquisser les conséquences, moins dévastatrices pourtant que celles qu’en tirait leur auteur, qui nous semblent s’imposer en ce qui
concerne l’entreprise métaphysique.
L’idée d’Austin est simple et nous pourrions la présenter ainsi : le premier point
est que le terme « real » a une signification effective dans le langage, et qu’il n’est pas
possible d’employer le terme en philosophie sans porter attention à cette signification
et sans en respecter pas les règles – le principal problème que pose un emploi déréglé,
étant le risque d’emprunter à l’usage naturel du mot des conséquences qui ne peuvent en
fait s’appliquer que si l’on respecte ses règles d’emploi. Le second point est que le terme
« real » n’a pas une signification simple, comme « bleu », telle qu’on puisse dire : « cette
chose est réellement », de la même manière que l’on peut dire « cette chose est bleue »,
sans préciser de quelle chose il s’agit en fait. La signification de « real » est déterminée
dans chaque cas par la nature de la chose X dont on parle (« a real X », « un réel X,
un vrai X, réellement un X », « une vraie chaussure », « un vrai problème »), et en
particulier elle prend sens en rapport avec son négatif, c’est-à-dire avec les différentes
manières selon lesquelles la chose peut être dite non réelle (« not a real X », « pas un
vrai X, pas réellement un X »). Pour reprendre un exemple d’Austin, il est effectivement
possible de dire « ceci est un vrai canard, est réellement un canard », le sens de l’énoncé
étant donné par la possibilité de n’être pas réellement un canard – mais d’être un leurre
en forme de canard, ou un trompe-l’œil représentant un canard. Que X ne soit pas
réellement un canard ne veut pas dire qu’il n’est pas réel en général, car il est réellement
un leurre – le sens de cette seconde assertion étant donné par la possibilité de n’être pas
réellement un leurre (mais, par exemple, un jouet plutôt qu’un instrument de chasse).
Si nous n’avons rien à mettre en remplacement de la réalité comme X, nous ne savons
pas comment faire sens de l’idée que X n’est pas réel. Si nous disons que « le présent
n’est pas réel », nous sommes obligés de dire ce que c’est qu’il n’est pas réellement. La
8.3. YUVAL DOLEV : L’INDISCUTABLE RÉALITÉ DU TEMPS
383
réponse à cette question ne peut pas être « il n’est pas réellement présent », car le fait
d’apparaître comme présent, sans l’être, ne peut faire sens que par contraste avec ce qui
est effectivement présent, tel qu’il l’apparait ; par exemple, les événements cosmiques que
nous observons nous paraissent présents, mais ils sont réellement passés42 .
La précieuse analyse d’Austin, il semble que nous puissions la reproduire presque à
l’identique à propos de la notion d’existence, pour en tirer la conclusion radicale (que
nous n’inventons certes pas) selon laquelle il n’y a aucun sens à demander si les choses
appartenant à une catégorie existent en général. Le verbe « exister », en effet, ne peut
pas être appliqué simplement à un individu = X indépendamment de la nature de X,
en sorte qu’on puisse dire « X existe » comme on peut dire « X est bleu ». Il s’applique
à un individu X relativement à la catégorie de choses à laquelle X est censé appartenir,
et énonce qu’il y a bien (ou qu’il n’y a pas) une chose correspondant à la description de
X, selon les critères permettant d’identifier une chose dans la catégorie pertinente – et
complémentairement d’identifier l’absence d’une certaine chose dans cette catégorie43 .
Quand nous disons que le Père Noël n’existe pas, nous disons qu’il n’y a pas un individu
humain ou humanoïde distribuant des cadeaux aux bons enfants de par le monde. C’est
un fait dont nous comprenons la signification de même que nous avons une idée de
42. Il serait utile ici de dire un mot de la signification du jugement platonicien selon lequel les
sensibles ne sont pas ou ne sont pas vraiment, mais paraissent être (en anticipation des paragraphes qui
suivent et qui étendent la question de la réalité à la question de l’existence). En dépit de ce que nous
énonçons dans cette section, nous ne nions pas du tout que ces énoncés platoniciens fassent sens. Nous
serions plutôt enclin à les admettre comme vrais ! Quand Platon nie la réalité de l’être des sensibles et
affirme son caractère apparent, il précise bien, conformément au réquisit d’Austin, ce que c’est que les
sensibles ne sont pas réellement : ils ne sont pas réellement des êtres. Ce qui semble signifier, en première
approximation, que ni l’affirmation de leur existence ni a fortiori le fait de prédiquer d’eux des qualités
ne vaut absolument, pleinement, n’est vrai de façon satisfaisante – en vertu de son caractère éphémère,
relatif, perspectif, etc. Ce manque de réalité de l’être prend sens par contraste avec un domaine de
véritable prédication et d’existence, connue comme insensible au temps, à savoir la prédication sur les
essences (et, disciplinairement, la mathématique). Platon peut alors légitimement dire que les sensibles
paraissent être ce qu’ils sont, au sens où la perception nous fait (temporairement) croire à la vérité de
notre prédication : nous croyons que cette eau est chaude, qui semble froide à notre voisin.e et qui n’est
de toute manière que l’éphémère stabilité précédant une évaporation. Mais l’Eau est réellement eau, et
le Chaud réellement chaud. Voir par exemple La République, 478e-480a, ou Phédon, 78b-79a .
43. On pourrait nous répondre que nous ne faisons que reporter le problème de l’existence vers le
problème du « il y a », dont la signification resterait à examiner. Nous l’admettons tout à fait, car notre
intention ici n’est pas de nier la possibilité de l’ontologie comme étude de l’être en tant qu’être, mais
de détruire l’“ontologie” comme interrogation sur l’“existence” de choses telles que nous savons qu’il y
a, en fait, de telles choses. Il y a des événements futurs, mais ceux-ci n’existent pas. Il y a des nombres
premiers, mais ceux-ci n’existent pas.
384
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
ce que signifierait qu’il existe (qu’il y ait en effet un tel individu). Nous pouvons par
ailleurs affirmer que le Père Noël, en un sens différent, existe, justement parce que nous
donnons sens au fait qu’il n’existe pas dans d’autres cultures ou qu’il n’ait pas existé à
d’autres époques : si nous disons qu’il existe, nous le considérons comme appartenant à la
catégorie des représentations culturelles partagées par une communauté. Pareillement,
lorsque nous disons que « le Moyen-Âge n’existe pas », ou « n’a pas existé », nous pouvons
ou bien soutenir une forme de la loufoque Phantomzeit-Theorie selon laquelle la durée
contenant le Moyen-Âge ainsi que les événements qu’elle contient sont une invention
rétrospective, qu’il n’y a jamais eu une telle durée, ou bien nous pouvons vouloir dire
plus raisonnablement qu’il n’y a pas une période historique telle qu’un “Moyen-Âge”, que
nous ne pouvons avec un pareil concept établir des divisions pertinentes ou comprendre
le déroulement de l’histoire humaine (du fait notamment qu’il est européocentré au point
de l’inintelligible, si on cherche à lui faire définir une période de l’histoire du monde).
Par conséquent, l’interrogation sur l’existence doit toujours remonter à la question de
savoir ce que nous voulons dire quand nous disons qu’une chose d’un certain type existe,
et à quel type de choses nous prétendons qu’appartient la chose dont nous interrogeons
l’existence.
Ainsi, si nous demandons, par exemple, si « les nombres existent », nous ne pouvons
pas faire sens de cette question sans préciser quel type de choses la classe des nombres
est censée être, afin de vérifier s’il y a ou non une chose correspondant à la description
de ce que nous supposons être la classe des nombres. Il n’est pas clair que nous ayons
jamais su faire sens d’une telle question. Nous pouvons en revanche dire censément qu’il
n’existe pas de plus grand nombre entier naturel ou qu’il n’existe pas une paire d’entiers
distincts m et n tels que m2 = 2n2 – parce que nous pouvons insérer ces énoncés dans des
contextes leur donnant sens et donnant des critères à leur vérité. Réciproquement, nous
√
pouvons dire que 2 existe – soit comme nombre, à partir d’une théorie des nombres
√
réels, signifiant par exemple que 2 est la limite d’une série convergente de rationnels,
soit comme longueur, à partir d’une théorie géométrique, signifiant par exemple que pour
tout segment pris pour unité et pour tout carré ayant ce segment pour base, il existe (et
8.3. YUVAL DOLEV : L’INDISCUTABLE RÉALITÉ DU TEMPS
385
peut être construit) un segment dont le carré est d’aire double.
De même, nous pouvons dire qu’un certain événement passé a ou n’a pas existé
(c’est-à-dire a ou n’a pas eu lieu), mais nous ne savons pas faire sens de l’énoncé selon
lequel les événements passés existent ou n’existent pas (étant supposé admis qu’il y a en
fait eu des événements passés conformes à ce que nous disent l’histoire et nos mémoires,
que ces événements ont bien eu lieu) ; en tout cas pas sans préciser quelle sorte de chose
ils manquent d’être, qu’est-ce qu’il ne sont pas (et bien sûr il ne suffira pas de dire qu’ils
ne sont pas présents).
Ce dont nous manquons tout à fait (pour des raisons grammaticales) est un sens
général de l’exister ; et si nous manquons d’un tel sens, il est impératif que nous cessions de demander si les nombres, ou les objets mathématiques, ou les objets idéaux en
général, existent ; si les universaux existent, si le passé et le futur existent, si les faits
moraux existent, si les parties d’un tout ou les compositions d’individus sous forme de
tout existent. Car dans tous ces cas, nous savons effectivement donner une signification
substantielle précise à la question de l’existence ou non d’un membre de ces classes, en
utilisant sa description (il y a un nombre tel que…, de multiples individus ont telle propriété générale, tel fait a eu lieu, des actes enfreignent tel principe, etc.), mais nous ne
savons jamais comment donner sens à la question générale de l’existence44 .
Bien sûr les choses ne sont pas si simples, et celles et ceux qui s’occupent d’ontologie
spéciale ne passent pas leur temps à reposer inlassablement une question vide. Il est en
fait possible de donner un sens conséquent à la question de l’existence d’une classe, mais
il faut alors le donner, le produire explicitement, en sorte finalement qu’il en vienne à
être substituable à la notion auparavant indéterminée d’existence, comme son definiens.
On peut vouloir dire, par exemple, qu’une chose existe si elle a une individuation spatio44. La classe des « objets de fiction » est un peu particulière à cet égard, au sens où on pourrait
éventuellement dire que « les objets de fiction » n’existent pas, non pour dire qu’il n’y a pas d’objets
de fictions, mais pour dire que les choses qui appartiennent à cette classe correspondent par définition
à des descriptions telles qu’il n’y a pas d’objets vérifiant la description (ce en quoi consisterait le fait
d’être fictif). En sorte qu’il y a bien des objets de fictions, et par là ils existent, mais pour chaque objet
de fiction dont le nom est X, la phrase « X n’existe pas » est vraie. On voit que le problème est différent
de celui que nous posons ici. Nous revenons sur la question du rapport entre fiction et existence des
nombres en 10.3.1.
386
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
temporelle, ou si elle est tangible, ou si le fait que quelque chose réponde à sa description
ne dépend pas de la formulation de cette description ; mais c’est alors cela que l’on
veut dire lorsqu’on dit que les nombres, par exemple, n’existent pas : qu’ils n’ont pas
d’individuation spatio-temporelle. Cela nous contraint en retour à reconnaître comme vide
de contenu l’affirmation selon laquelle « les objets spatio-temporels existent », pusique
cette affirmation est alors ramenée à une pure tautologie : « les objets spatio-temporels
sont spatio-temporels ».
Au-delà de la question du choix d’une nouvelle définition de « l’existence », la perspective ontologique conduit naturellement à une enquête sur le mode d’existence des
choses : sur ce que représente qu’il y ait telle ou telle chose de tel ou tel type. Une fois
reconnu que les nombres n’ont pas d’individuation spatio-temporelle, il reste à s’interroger sur la manière dont, malgré tout, ils existent, par exemple comme objets d’une visée
intentionnelle, ou membres quasi-fictionnels d’une multiplicité axiomatiquement définie,
ou schèmes de la succession temporelle, etc. L’enquête ontologique peut ainsi alterner
entre une réflexion sur les critères de l’existence et une enquête sur la signification de
l’existence relativement à tel ou tel type de choses. C’est en fait certainement ce que nous
faisons aussi quand nous mettons en question l’existence en général d’une classe : nous
développons une critériologie. Seulement, nous ne voyons pas que nous ayons quelque
chose à perdre à abandonner la question elle-même, la question surplombante et dénuée
de sens de « l’existence », en général, de ceci ou cela, qui ne peut nous semble-t-il que
constituer une fausse piste conduisant à des débats entièrement vains (quoiqu’y soit
mené, en dépit de cela, le travail important de critériologie).
On peut alors revenir aux questions brûlantes de métaphysique spéciale : les futurs
contingents existent-ils ? Les cardinaux transfinis existent-ils ? Que voulons-nous dire
quand nous posons ces questions ? Nous ne pouvons pas vouloir demander si les futurs
sont présents ou si les infinis sont finis, mais nous pouvons demander, par exemple, si ces
futurs sont impliqués par ce qui est déjà présent ; ou s’ils représentent une variation sur
du déjà existant ou constituent des nouveautés radicales en rien contenues dans la réalité
présente. Nous pouvons demander, par exemple, si ces cardinaux sont véritablement des
8.3. YUVAL DOLEV : L’INDISCUTABLE RÉALITÉ DU TEMPS
387
cardinaux, s’ils remplissent les critères de ce que, indépendamment d’eux, nous attendons
de la cardinalité45 .
8.3.5 Penser comme le passé = penser comme passé
Il y a un point précis de l’argumentation de Dolev, sur lequel celui-ci ne fait que
passer, qui nous concerne très directement et sur lequel nous voudrions faire fond plus
amplement. Cela nous permettra de clarifier un point qui demeurait peut-être ambigu
jusque là : lorsque nous parlons du faire et de l’être fait, il ne s’agit pas d’une métaphore incontrôlée ou de la confusion d’une propriété chronologique avec une propriété
ontologique, mais nous parlons bien de propriétés ontologiques qui correspondent aux
différences chronologiques des existants auxquels nous avons à faire. L’être fait correspond tout simplement, du moins en première analyse, au mode d’être de ce que nous
recevons comme entièrement accompli46 .
Cela correspond à un point d’analyse de Dolev. Celui-ci interroge ce que nous demande exactement un tenant de la perspective non tensée – comme Mellor – quand
il nous demande de penser l’égale existence et l’égale immuabilité des faits antérieurs,
simultanés ou postérieurs, et l’irréalité de la différence entre passé, présent et futur.
Sa réponse est qu’il nous demande, parfois très littéralement, de considérer l’ensemble
du domaine temporel comme nous considérons les faits passés : comme faits, déjà –
et toujours déjà – donnés, entièrement clos et complets. Nous avons eu plusieurs fois
l’occasion d’en faire la remarque : le type d’immuabilité, le caractère d’être entièrement
donné propre aux relations B dans la perspective de McTaggart et à l’ensemble des
faits temporels dans une perspective non tensée, est ce dont nous faisons l’expérience
relativement aux événements passés et à leurs relations temporelles.
45. Sur la question de l’inexistence des cardinaux transfinis, voir 10.3.1 où nous poursuivons la présente
discussion.
46. En vertu de ce que nous rappelons dans la prochaine sous-section, relative à la relativité restreinte
(8.3.6), nous devrions en fait parler de différences chronologiques locales, telles que ce que nous recevons
comme “entièrement accompli” ou “fait” est (probablement, à peu près) ce qui appartient entièrement
à la partie passée du “cône de lumière” associé à notre point d’espace-temps, c’est-à-dire, en admettant
pour simplifier que nous soyons réduits à un point, le cône associé au présent de la “ligne d’univers”
correspondant au système physique que nous sommes. Voir plus complètement, sur la notion de “fait”
dans un monde relativiste, l’encadré page 397.
388
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
Or, s’il est vrai que nous ne pensons en fait jamais des événements comme temporel-
lement situés (datés, ou entretenant des relations B avec notre présent) sans en même
temps les inclure dans une des classes A de McTaggart, sans les penser comme passés ou
présents ou futurs, c’est-à-dire s’il n’y a pas de véritable pensée d’événements particuliers
datés qui ne soit tensée, alors, en nous demandant de penser aux événements postérieurs
comme nous pensons aux événements antérieurs, Mellor nous demande littéralement de
penser aux événements futurs comme passés. Non pas, là est le point décisif, en faisant
comme s’ils étaient passés, c’est-à-dire en nous plaçant du point de vue d’un temps qui
leur serait postérieur – ce que nous pouvons tout à fait accomplir – ; mais, tout en les
pensant comme les futurs qu’ils sont, relativement à notre perspective, les penser comme
des passés. Les penser, en tant que futurs, passés. Ce qui n’a pour nous, soutient Dolev,
aucun sens47 .
Pour nous qui n’avons pas renoncé à toute ambition métaphysique, ce point prend
une importance singulière. Il nous semble en effet que les différences de tous ordres que
nous associons aux différences temporelles sont déterminantes dans toute appréhension
de ce que nous expérimentons comme la réalité. La réalité, telle qu’empiriquement nous
pouvons la penser, est déterminée en ce qui concerne les événements particuliers selon
une différence fondamentale entre ce qui se donne comme se faisant, ou à faire, et ce qui
se donne comme fait. Or si, d’après cette analyse, lorsque nous pensons un ordre temporel
sur le mode du B, c’est-à-dire comme constituant une totalité close, mais orientée selon
des relations temporelles, nous le pensons en fait comme littéralement passé, alors c’est
bien que lorsque nous pensons une totalité orientée selon l’avant et l’après (de façon
formellement équivalente à la pensée du B), nous la pensons comme passé. S’il y a une
telle totalité que nous pensons comme passée sans être capable de la penser comme se
faisant, comme parvenant à sa clôture dans le présent, alors il s’agit littéralement d’un
passé pur : d’une totalité entièrement passée, n’ayant jamais pu se dérouler selon l’ordre
changeant du devenir.
47. Dolev, Time and realism cit., p. 180-1.
8.3. YUVAL DOLEV : L’INDISCUTABLE RÉALITÉ DU TEMPS
389
8.3.6 La relativité contre le temps
Parmi les effets de la destruction du questionnement métaphysique par Dolev, un
des plus fructueux et qui apporte le plus de clarté est sans doute sa prise en compte de
la relativité de la simultanéité au choix d’un référentiel, dans la théorie de la relativité
restreinte d’Einstein. Nous souhaitons en reprendre le contenu, quoiqu’il soit seulement
tangent à notre sujet, parce que le spectre de l’irréalité du temps dans la physique menace
en général l’idée d’intuition du passage.
En un mot, l’idée de cette menace est la suivante : la relativité restreinte nous indique
que les relations de simultanéité, antériorité et postériorité entre deux événements sont
relatives au choix d’un référentiel galiléen (d’un système physique n’accélérant pas, au
point de vue duquel on se place). En somme il n’y a pas de moyen de fixer de façon à
la fois non contradictoire et non arbitraire ce qui constitue l’ensemble des événements
présents de l’univers, c’est-à-dire qu’il n’y a pas en fait un tel ensemble (autrement que
relativement à un référentiel). De ce fait troublant, on peut tirer un paradoxe bien connu
qui en cristallise les conséquences, et qui est le fait que trois observateurs habitant des
référentiels différents (n’étant pas relativement immobile les uns aux autres) peuvent se
retrouver en un même lieu en un même instant, être donc non équivoquement simultanés
et présents les uns pour les autres, alors même que pour ces observateurs, un même
événement distant (par exemple le résultat d’une élection dans une galaxie lointaine) est
respectivement passé, présent et futur. Il nous faut insister sur le fait que ce paradoxe
1/ est manifestement un fait, qu’il serait dérisoire de refuser, 2/ n’est pas une illusion
ou une équivoque : passé présent et futur ne sont pas ici des jugements subjectifs, mais
l’expression de la structure physique du temps. De même que, dans le paradoxe des
jumeaux48 , les dits-jumeaux n’ont pas simplement l’impression que des durées différentes
se sont écoulées depuis leur précédente rencontre, mais leurs montres sont là pour attester
de l’objectivité de cette différence.
Ce fait a été utilisé par divers auteurs comme une preuve de la vérité du quadridimen48. Cf. Paul Langevin, Le Paradoxe des Jumeaux, (1911), éd. établie et préf. par Élie During, Presses
universitaires de Paris Ouest, Nanterre 2016.
390
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
sionnalisme, du fait que « le présent » est une illusion, et autres énoncés stupéfiants du
même ordre49 . L’idée semblant être que la relativité restreinte oppose un défi au passage
du temps là où la physique newtonienne ne le menaçait pas. Mais aucune conséquence
du genre, fort heureusement, n’est permise. En effet, rappelons nous que les théories
métaphysiques cherchant à « nier le passage du temps » se distinguent des perspectives
mystiques, par exemple, en ce qu’elles veulent conserver comme vrai tout ce que nous
tirons de l’expérience du passage, et notamment la réalité des relations d’antériorité,
postériorité et simultanéité. Or, en utilisant le paradoxe tiré de la relativité restreinte,
elles semblent étrangement oublier que ces relations sont (pour nous) strictement équivalentes à des conjonctions de prédicats A (« M est antérieur à N » =def “M est passé
quand N est présent” ≡ “N est futur quand M est présent”). Or cette équivalence stricte
a immédiatement pour conséquence que la relativité restreinte ne peut montrer l’“irréalité” des prédicats A qu’en montrant d’un même mouvement l’“irréalité” des relations B.
En effet, il n’y a pas non plus de manière non arbitraire et non contradictoire de fixer un
ensemble des événements simultanés à un événement donné, et un événement A se trouve
objectivement à la fois simultané, antérieur et postérieur à un événement B pour trois
observateurs vivant l’événement B50 . Personne cependant ne va conclure pour autant
à l’irréalité des relations B, ou au fait que nous vivons dans un monde “an-ordonné”,
dépourvu d’antériorité et postériorité. Cela serait absurde, ne serait-ce que parce que
les relations B font effectivement partie du vocabulaire de la physique, font partie de la
réalité décrite par la science51 . La conclusion à en tirer est que la relativité restreinte
nous permet de conserver ces relations B, mais (et cela est un truisme) nous oblige à
sévèrement reconsidérer leur conception : elle ne peut faire cela, c’est là le point décisif,
49. En particulier, Roger Penrose, The Emperor’s New Mind. Concerning Computers, Minds, and Laws
of Physics, Oxford University Press, 1989, C.W. Rietdijk, « A Rigorous Proof of Determinism Derived
from the Special Theory of Relativity », Philosophy of Science, 33 (1966), p. 341-4, Hilary Putnam, « Time
and Physical Geometry », Journal of Philosophy, 64 (1967), p. 240-247. Pour une présentation du débat,
voir Steven Savitt, « Being and Becoming in Modern Physics », in Zalta (éd.), The Stanford Encyclopedia
of Philosophy cit., https://plato.stanford.edu/archives/fall2017/entries/spacetime-bebecome/.
50. Notons que l’inconsistance se reporte aussi sur la série C ; McTaggart ne serait pas non plus
enchanté de ce résultat.
51. Bien sûr, nous dirions volontiers qu’il était au moins aussi absurde de chercher à nier la réalité
du passage du temps qui est attesté par toute expérience en général et dont la physique, en définitive,
cherche à élaborer la théorie rigoureuse et objective ; mais cela est un différent argument.
8.3. YUVAL DOLEV : L’INDISCUTABLE RÉALITÉ DU TEMPS
391
qu’en nous faisant reconsidérer, mais nous permettant de conserver, notre conception
des prédicats A ! Nous devons admettre que le passage du temps n’est pas une réalité
unitaire se produisant globalement sur l’ensemble de l’univers, comme nous pouvions le
penser dans un cadre newtonien. Que, par conséquent, la réalité du temps est en quelque
manière locale, sans pour autant être subjective – notre conscience n’expérimente aucun
devenir qui ne se produise en même temps dans nos montres – ni indexicale – les humains
partagent de façon suffisamment exacte un commun présent, c’est-à-dire non pas de façon absolument exacte, mais suffisamment pour garantir notre sens de la communauté
quant aux événements assez proches pour que nous puissions interagir avec eux en temps
réel52 . La relativité restreinte nous oblige à penser précisément la nature du temps et le
rapport entre le passage et la distance, la vitesse, et la causalité, ce que nous évite de
faire la conclusion quadridimensionnaliste.
Il est vrai que nous ne pouvons pas dire que passé présent et futur font partie du
vocabulaire de la physique, et ne peuvent par suite être éliminés par elle, comme nous le
disions pour les relations B. Mais cela n’a rien à voir avec la relativité restreinte ! Cela
n’était pas moins vrai de la physique newtonienne, dans laquelle on ne peut pas choisir
objectivement un instant comme le présent ! Il fait partie du mode essentiel de fonctionnement de la physique mathématique de (chercher à) ne pas se situer, ni spatialement
ni temporellement, mais de chercher les invariants, en sorte que le “quadridimensionnalisme” ne peut pas censément être une conséquence de la relativité restreinte, mais qu’il
est la forme même d’exposition de la physique, y compris newtonienne. Il serait totale52. Notons que la prise en compte du cadre relativiste nous contraint à fournir une explication
spécifique, physique, de notre capacité à partager un présent, dans la mesure où, pris rigoureusement,
le présent d’un point d’espace-temps semble se réduire à lui-même. Comment l’ensemble de notre corps,
déjà, peut-il vivre un présent commun, et comment partage-t-il ce présent avec des individus distants de
lui ? La réponse générale aux questions de ce type doit passer par le fait que, dans un monde relativiste,
un présent spatialement étendu doit aussi être temporellement étendu, doit être suffisamment large pour
permettre la connexion causale entre les systèmes physiques censés partager ce présent. Heureusement la
vitesse de la lumière est suffisamment grande pour ne jamais poser de problème pratique de partage du
présent pour les habitants de la planète terre. Le travail d’explication de la manière dont nous en venons
à expérimenter un présent et à le partager avec d’autres, entre la physique et la neuropsychologie,
a été par exemple entamé par Mauro Dorato, notamment dans Time and Reality. Spacetime Physics
and the Objectivity of Temporal Becoming, CLUEB, Bologne 1995. Celui-ci réfléchit dans un cadre “Bthéorétique”, mais nous ne voyons pas que ses conclusions ne puissent être reprises dans une pensée du
devenir.
392
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
ment ridicule, notons-le, d’en conclure que rien ne peut être dit d’objectif sur les prédicats
A, sur le caractère présent, passé ou futur des choses. Je pourrais, si cela m’amusait,
établir un protocole expérimental pour attester que 2018 est le présent (local) – ou de
façon plus stable que 1996 est (localement) passé – avec des expériences reproductibles
par tout sujet partout dans le monde. Il ne s’agirait certes pas d’un résultat valant en
tout temps ! Mais son objectivité ne requiert pas une invariance de ce type. Il se trouve
qu’il ne vaudrait pas non plus en tout lieu de l’univers, que nous ne pouvons définir un
présent global. Nous devons donc admettre la variance spatiale du présent, mais non sa
subjectivité.
Le diagnostic de Dolev, à qui nous empruntons la salutaire mise au point sur ce
qui peut ou non être conclu de la relativité, est que la conclusion éternaliste est l’effet
pervers du questionnement sur l’existence. L’existence étant supposée ne pas pouvoir
être relative, être bel et bien globale et non locale, et l’admission du passage du temps
étant supposée impliquer que « les choses futures n’existent pas » et son rejet équivaloir
au fait que « les choses futures existent », le fait qu’un même événement soit relativement
à un même point d’espace-temps à la fois présent et futur obligerait le “présentiste” à
affirmer qu’à la fois il existe et à la fois il n’existe pas, chose supposée insoutenable. Une
fois débarrassés de la question de l’existence, par le constat de son absence de sens, nous
pouvons faire le travail véritable, qui consiste à penser les conséquences du principe,
imposé par la science, de localité du devenir – tâche que nous n’entreprendrons pas ici,
et dont nous serions incapable : il nous suffit qu’il y ait devenir, nous n’avons que faire
de sa globalité5354 .
53. Pour un compte rendu du débat sur la question, la profondeur de la difficulté à maintenir les intuitions temporelles pré-einsteiniennes dans le monde relativiste et le début d’un vrai travail de définition
du présent local, voir, sans surprise, l’article de la Stanford : Savitt, « Being and Becoming in Modern
Physics » cit., qui se fonde en particulier sur Howard Stein, « On Einstein-Minkowski Space-Time »,
The Journal of Philosophy (1968), p. 5-23 ; Richard T.W. Arthur, « Minkowski Spacetime and the Dimensions of the Present », in Dennis Dieks (éd. et introd.), The Ontology of Spacetime, (I), Philosophy
and Foundations of Physics, 1, Elsevier, Amsterdam 2006, p. 129-156, et Dennis Dieks, « Becoming,
Relativity and Locality », in Dieks (éd.), The Ontology of Spacetime cit., p. 157-176.
54. Notons que si la relativité restreinte, quoi qu’elle bouleverse totalement notre conception du
devenir, ne nous oblige pas, croyons-nous, à l’abandonner, la situation pourrait être différente en ce qui
concerne la relativité générale. En effet, celle-ci admet certains modèles contenant des boucles causales,
c’est-à-dire des boucles temporelles. Si ces modèles se trouvaient avoir une réalité physique (ce qui, à
notre connaissance, n’est pour l’instant pas attesté), alors en effet l’idée d’une dépendance de l’être fait
8.3. YUVAL DOLEV : L’INDISCUTABLE RÉALITÉ DU TEMPS
393
8.3.7 Temps et logique
Ces analyses ayant été accomplies, nous voudrions revenir sur l’argument originel
de McTaggart afin de déterminer la manière dont il nous faut l’aborder et y répondre
une fois dit que nous ne renoncerons pas à la réalité du passage. Rappelons la forme
synthétique que nous sommes finalement parvenu à en extraire :
« le temps consiste en un ordre immuable plus un changement survenant aux éléments
de cet ordre ; mais tout changement consiste par définition en une contradiction ; donc
le temps n’est pas réel et seul l’ordre immuable l’est ».
Nous pouvons ignorer ici la question de l’ordre non-temporel, de son indépendance et
de sa réalité, dont nous avons déjà traité. Nous pouvons également laisser derrière nous
la question de la dépendance de la notion de temps à l’égard de la notion de changement
(au sens du changement réel ou du passage, non au sens russellien), et nous concentrer
uniquement sur celle de la contradiction et de la réalité du changement. Rappelons ce
que nous avions conclu, à savoir que l’argument ne porte pas en fait spécifiquement sur
le temps, mais sur le changement dans sa structure essentielle : le changement implique
que soient et vraies et mutuellement exclusives des phrases du type « M est N » et « M
n’est pas N » ou en général P et ¬P . Car si les deux n’étaient pas vraies, il n’y aurait pas
changement, et si les deux n’étaient pas mutuellement exclusives, il n’y aurait de nouveau
pas changement. Si le « temps », en tant que régime des propositions concernant la
chronologie des événements, est spécifiquement contradictoire, c’est simplement parce que
les prédicats au fondement du A sont soumis au changement ; mais par suite l’argument
repose sur le caractère contradictoire du changement en général. Et en un sens, on le
voit, ce n’est pas simplement que l’on découvre par analyse que le changement se trouve
être contradictoire, comme on le découvrirait d’une idée mal conçue, comme l’ensemble
de tous les ensembles. Le changement est par définition, dans l’analyse de McTaggart,
la réalisation d’une contradiction vraie. Vouloir le changement c’est vouloir directement
la vérité d’une contradiction comme telle.
Nous admettons que le temps implique le changement, et en retour que le changeà l’égard du faire devrait être sérieusement reconsidérée, sinon abandonnée.
394
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
ment n’a de sens que dans le temps. Mais considérant les choses ainsi, il est manifeste
que l’argument de McTaggart n’est pas exactement nouveau, il n’est au contraire pas
tellement différent d’un argument de Platon sur l’inconsistance (ou le non-« être ») des
sensibles55 , ou, d’une autre manière, du chapitre inaugural de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel sur la certitude sensible : à propos de ce qui vit selon l’ici et maintenant, je
ne peux pas faire une prédication et compter sur sa non contradiction. « Maintenant il
fait jour » est contredit dès que la nuit tombe, l’absolu n’est pas dans l’ici et maintenant.
Les prédications sur les sensibles, par essence éphémères, ne peuvent être élevées à la
dignité de l’être, mais se réduisent au devenir, parce qu’ils sont ceci puis ne le sont pas,
parce qu’ils ne sont ce qu’ils sont qu’en passant.
On aperçoit alors une autre manière de présenter le choix entre les deux réponses
typiques à McTaggart : celle qui choisit le A et celle qui choisit le B. Il s’agit de savoir si
tout ce qui peut être admis comme vérité doit l’être absolument, au point de l’indifférence
au temps.
McTaggart remarquait que l’objection évidente à son argument ne croyait éviter la
contradiction des propositions à l’aide de la temporalisation des verbes, qu’en reposant
en fait une différence de niveau temporel elle-même contradictoire (au même sens où
les premières phrases l’étaient). Mais la réponse à cette contre-objection est elle-même
évidente, il suffit de contester qu’il y ait jamais eu contradiction ; c’est-à-dire que l’événement futur n’est en aucun sens présent, ou passé – quoique, par hypothèse, il le sera.
C’est-à-dire qu’on admet que, puisqu’il y a changement, « M est présent » et « M est non
présent » “sont” deux phrases vraies, mais l’on n’admet pas pour autant que les deux
phrases sont vraies ! L’une est vraie, l’autre le sera. Ou bien l’une l’est, l’autre l’a été. Cela implique que ces énoncés vrais n’ont pas un sens atemporel, que leur vérité même n’est
en fait jamais comprise par nous autrement que par référence à une situation temporelle,
définie en termes de A (les phrases ont été, seront ou sont – au présent – vraies). Cela
implique de ne pas accorder qu’il y a une valuation en soi, absolue, des énoncés, mais
qu’au contraire leur valuation elle-même réellement change, c’est-à-dire que le temps est
55. Par exemple Phédon, 78e.
8.3. YUVAL DOLEV : L’INDISCUTABLE RÉALITÉ DU TEMPS
395
premier par rapport à la logique, est toujours, en tant que changeant, impliqué dans
la notion de vérité, et que les énoncés logiques sur le temps sont eux-mêmes d’abord
déterminés dans leur vérité par le temps.
Il nous faut tenir le changement pour absolument prioritaire et irréductible, et tenir
que la vérité n’est jamais donnée que dans le présent (quoiqu’elle ait été donnée aussi
dans le passé, bien entendu, quand celui-ci était présent, et qu’elle sera donnée à l’avenir).
Nous maitrisons sans aucune difficulté ce langage temporel, et nous n’avons même pas
à concéder qu’il soit en rien paradoxal.
Est-ce à dire pourtant que nous avons entièrement évité la contradiction dont McTaggart nous menaçait ? Nous ne le croyons pas. L’argument de McTaggart reste en
effet implacable sur un point : pour penser le changement nous devons d’une manière
ou d’une autre tenir ensemble la vérité de contradictoires. Si cela constitue l’affirmation d’une contradiction, qu’il en soit ainsi : il y a des contradictions vraies. Mais pas
d’une manière à nous faire renoncer à la réalité de ce qui les produit. Nous voulons dire
un mot à ce propos pour finir en proposant l’ébauche ou l’esquisse d’une théorie de la
contradiction temporelle56 :
Si l’on souhaite conserver la consistance de son discours, vivre sous la loi de la noncontradiction, on ne peut employer un prédicat A (et en général un prédicat changeant)
que dans un contexte discursif ou argumentatif pour lequel on sait anticiper qu’il va
préserver tout au long de sa durée la vérité de ce prédicat. Si le prédicat A est falsifié
au cours de la discussion, cela oblige à une remise en cause d’un énoncé précédemment
admis, de se dédire, de revenir sur une affirmation et la biffer rétrospectivement, à fin de
préservation de la consistance. Par exemple, si je dis au début de la discussion que « les
résultats du concours ne tomberont que demain », un jour plus tard, et s’il se trouve
qu’ils tombent en avance et que je l’apprends au cours de cette même discussion, je dois
revenir sur mon affirmation : « je m’étais trompé, en fait ils tombent dès aujourd’hui » :
56. Ébauche que nous nous garderons bien de développer plus avant, ce que nous ne croyons pas
opportun. En ces matières, nous nous accordons avec la profonde remarque de Kripke : “ (It [i.e. the cluster
concept theory of names] really is a nice theory. The only defect I think is has is probably common to all philosophical theories. It's
wrong. You may suspect me of proposing another theory in its place ; but I hope not, because I'm sure it's wrong if it's a theory.) ”
Saul A. Kripke, Naming and Necessity, Harvard University Press, Cambridge (Mass.) 1972, p. 64.
396
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
autrement dit il n’a jamais été vrai qu’ils ne tomberaient que demain. Mais on doit aussi
admettre que tout contexte discursif en général doit prendre place dans une durée finie ;
et par conséquent, il semble que tout contexte autoriserait théoriquement des énoncés
A inconsistants valant conjointement comme vrais dans le contexte (pour donner une
image, il vaut mieux éviter d’inclure et de maintenir comme proposition valant dans
le contexte d’une discussion une phrase du type « midi vient de sonner », car elle ne
promet pas de tenir longtemps). La philosophie platonicienne a consisté justement à
envisager un plan de discours dont les vérités échappent au temps, garantissant a priori
qu’aucun contexte discursif ne puisse les falsifier, plan incluant notamment le discours
mathématique (et l’on pourrait peut-être réciproquement poser par définition qu’une
vérité est “mathématique” si elle appartient à ce plan).
En dehors de ce plan privilégié (et si nous admettons avec Dolev qu’il n’y a pas
de propositions concernant des particuliers temporels dont le sens n’implique pas des
prédicats A), nous devons prendre au sérieux le fait que la contradiction sous-jacente est
en un sens un fait du langage. La contradiction temporelle est une contradiction réelle
parce qu’elle nous oblige à admettre qu’il y a des conjonctions contradictoires d’énoncés
dans tout contexte discursif (c’est-à-dire qu’il pourrait y en avoir, que tout contexte
discursif est assez large pour que puissent y prendre place des énoncés contradictoires
vrais). Cela doit nous obliger d’abord à renoncer à l’existence globale d’un plan de
tous les énoncés vrais en général, d’une science universelle absolue (du moins si on
veut qu’une telle science ne soit pas contradictoire). Et cela doit aussi nous obliger à
renoncer à la possibilité, sinon entièrement idéale, de produire une description complète
du monde, même à chaque instant, car si toute description prend par essence un temps
fini, toute telle description contiendrait soit des conjonctions contradictoires d’énoncés
soit du moins des énoncés dépourvus de valeur de vérité déterminée57 .
Cette contradiction inéliminable n’est pourtant pas telle qu’elle doive nous conduire
57. Néanmoins cela ne nous empêche pas forcément d’envisager une description complète du monde
tel qu’il était à un instant donné du passé (quoique d’autres considérations puissent l’empêcher, voir
l’encadré qui suit). Sur ce qui relève de l’être fait, soit du passé – ce qu’est en réalité le domaine du B si
Dolev a raison, d’après les analyses reprises en 8.3.5 – le passage en tant que tel n’a plus d’emprise.
8.3. YUVAL DOLEV : L’INDISCUTABLE RÉALITÉ DU TEMPS
397
à éliminer le temps qui passe, chose qui n’aurait pas de sens pour nous et que nous
ne pouvons pas vraiment faire, quoique nous puissions prétendre l’avoir fait (au sens
de ce que dit Aristote, justement, du principe de non-contradiction : Héraclite peut
bien dire qu’il ne l’admet pas, mais il ne peut pas en fait ne pas l’admettre58 ). Si cette
contradiction ne nous oblige pas à renoncer au temps, c’est précisément parce qu’elle ne
nous oblige pas non plus à renoncer au principe aristotélicien de non-contradiction : car
elle n’implique évidemment pas que les contradictoires soient vrais « en même temps et
sous le même rapport ».
Toute cette discussion prend place, on le voit, dans un cadre “pré-relativiste”, et se voit
grandement compliquée par la prise en compte des données de la physique, c’est-à-dire finalement par la prise en compte de la grandeur de l’univers et de la finitude de la vitesse de
l’information et de la causalité : si les énoncés vrais impliquant du devenir sont des énoncés
relativement locaux, c’est-à-dire si le devenir lui-même est local, alors toute “description
complète” des choses, tout “ensemble des vérités” semble devoir à son tour être local, soit
ne valoir que pour une communauté d’individus capables de communication suffisamment
directe ; mais pas globalement pour “tous les individus de l’univers”, notamment pour d’hypothétiques sujets capables d’entente de la vérité dans une galaxie suffisamment distante (si
nous entrions en contact avec une civilisation habitant une autre étoile, nous devrions constituer une forme élargie de présent et de factualité commune qui n’est pas donnée d’avance).
En effet, si nous admettons que nous ne pouvons jamais considérer l’advenue d’un événement
que comme passée, présente ou future (c’est-à-dire de façon équivalente comme antérieure,
simultanée ou postérieure à nous), et que ces propriétés ne peuvent jamais être définies que
localement et pour ce qui est situé à distance spatio-temporelle adéquate, nous devrions en
conclure, 1/ qu’il n’y a (ici et maintenant) aucun fait concernant des événements déterminés dont la relation temporelle à l’ici et maintenant dépendrait du référentiel choisi ; par
conséquent et plus généralement, 2/ qu’un fait concernant un événement ne peut pas être
considéré comme globalement factuel. Il y a, ici et maintenant, des faits. Et enfin, 3/ qu’il
n’y a d’énoncé portant sur des événements qui ne sous-entende implicitement un indexical :
non pas le maintenant, mais l’ici. Telle chose cosmique a eu lieu il y a très loin et très
longtemps, cela est un fait, mais cela est un fait ici – que cela a eu lieu là-bas. Nos énoncés
58. Métaphysique, Γ 3, 1005b12-34.
398
CHAPITRE 8. L’INACHEVABLE ET LE TEMPS
sous-entendent une indexicalité dont nous n’avions pas pris conscience avant le xxe siècle,
car nous avions toujours collectivement partagé le même ici terrestre – ici qui ne désigne
pas, notons-le, une position spatiale, mais un système matériel en mouvement définissant
une ligne d’univers, c’est-à-dire un devenir, un passage du temps. À titre de première approximation, il semble que nous devions appréhender comme ensemble des “faits” (= ce
sur quoi il y a des énoncés présentement vrais) quelque chose de local qui correspondrait
exactement à ce dont l’information a (ontologiquement) pu nous atteindre : cela comprend
ce qui appartient à la partie passée de notre “cône de lumière”, ainsi que ce qui est entièrement causalement ou informativement déterminable à partir des faits passés et localement
présents (il peut s’agir d’événements – futurs – uniquement prédéterminés, mais aussi de
distributions probabilistes que nous sommes capables de calculer à l’avance), à quoi il faut
ajouter tous les invariants auxquels notre présent participe (par exemple les lois physiques
de la relativité restreinte), et tout ce qui peut être déduit a priori d’informations disponibles
(y compris, pourquoi pas, « P ou non-P » pour toute proposition mathématique ordinaire
P, ou l’ensemble des vérités métaphysiques, s’il y a de telles choses).
On pourrait peut-être considérer qu’il y a deux grandes attitudes possibles relativement au rapport du logique et du temporel, selon que l’on s’efforce de saisir le temps
dans une théorie logique ou de penser l’effet du temps sur la vérité des énoncés.
Lorsque l’on recherche à paraphraser des énoncés temporels (utilisant les prédicats
du A), mais aussi lorsque l’on enrichit la puissance de sa logique pour en faire une logique
temporelle (grâce à des opérateurs modaux), on emploie divers moyens pour éviter la
contradiction au sein du langage, en répartissant, pour ainsi dire, les vérités conflictuelles
dans une forme d’espace logique : lorsque l’on ajoute au contenu de toute proposition
valant pour un certain temps la spécification de ce temps, mais aussi lorsque l’on répartit
la vérité sur des atomes logiques du type des points d’espace-temps et même lorsqu’on
relativise la valuation des énoncés à des « mondes » temporels distincts. En dépit de
l’émerveillement qu’on peut avoir pour le travail d’Arthur Prior59 , et pour le souci qu’il
a de conserver dans la logique la vérité du temps, la logique modale temporelle est une
manière d’effacer la priorité du temps, et notamment d’éviter le changement proprement
59. Arthur Prior, Past, Present and Future, Oxford University Press, 1967.
8.3. YUVAL DOLEV : L’INDISCUTABLE RÉALITÉ DU TEMPS
399
dit, celui auquel tenait, paradoxalement, McTaggart.
Au contraire, une tradition ancienne s’efforce de penser non pas la maitrise du temps
par la logique, mais la soumission du logique au fait du changement : à commencer par les
réflexions d’Aristote sur les conséquences du changement sur le principe de bivalence60 ,
jusqu’à la tentative d’une théorie solipsiste de la vérité chez Dummet61 , en passant par
les considérations de Bergson sur le « mouvement rétrograde du vrai6263 ».
60. Sur l’interprétation, chap. 9.
61. Dummet, « The Reality of the Past » cit. Voir Dolev, Time and realism cit., p. 44-58.
62. « Introduction, (première partie) » in La pensée et le mouvant, (1938), préf. de Frédéric Worms,
Quadrige, avec un dossier critique, Presses universitaires de France, 2013, p. 1-23.
63. Hegel occupant dans cette typologie une place à part, puisqu’il soumet le changement temporel
au logique en même temps qu’il élève la non-fixité au principe du logique lui-même.
Chapitre 9
Penser l’infini
9.1 L’équivocité de l’infini
9.1.1 Infini et apeiron
Le concept d’infini1 tel que nous le recevons aujourd’hui de la tradition philosophique
et mathématique vient en somme de la traduction en latin de l’adjectif grec « apeiros,
os, on ».qui signifie littéralement « illimité », « dépourvu de limite, de fin, terme ou
extrémité ». Il est formé, comme le latin infinitus, a, um, par privation (grâce au préfixe
privatif a- en grec, in- en latin ou en français) par rapport à l’idée de limite, to peras, atos,
qu’on peut également traduire par « but », « terme », « achèvement », ou « extrémité ».
Apeiros, sauf erreur, est employé uniquement sous la forme d’un adjectif (infini, infinie)
dans tous les fragments qui nous restent de Zénon (nous y reviendrons). Mais il existe
aussi sous forme de nom commun, plus précisément d’adjectif substantivé (to apeiron,
1. Par force, l’exposé sur l’infini présenté dans ce chapitre se doit d’être partiel et partial, se contentant
de rappeler ou d’établir les distinctions conceptuelles jugées utiles au présent propos. Sans même parler
de la littérature spécialisée, il y a de très nombreux ouvrages de synthèse introduisant aux différents
aspects de la notion d’infini. Le texte de référence offrant la meilleure combinaison de vue synthétique
et de rigueur philosophique, tant sur l’histoire de sa conceptualité que sur sa technicité mathématique,
est peut-être l’ouvrage de A.W. Moore, The Infinite, 2e éd., Routledge, Londres-New York 2001. Parmi
les propositions théoriques récentes les plus remarquables, on notera en particulier Benardete, Infinity cit. ; Rudy Rucker, Infinity and the Mind. The Science and Philosophy of the Infinite, Princeton
University Press, 1982, qui traitent du même matériau classique que Moore (ou que nous-même), ainsi
que Salanskis, L’Herméneutique formelle cit., Chapitre 3 ; Alain Badiou, L’Immanence des vérités,
L’Être et l’événement. 3, Fayard, 2018 qui abordent en philosophes et très différemment des contenus
mathématiques contemporains plus ciblés.
401
402
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
« l’infini » ou « l’illimité »), au moins depuis les débuts de la philosophie grecque,
notamment chez Anaximandre (c. -610 – c. -545) qui semble en faire un principe ou le
principe des choses. Comme adjectif, apeiros s’oppose dans le texte même de Zénon à
l’adjectif peperasménos, ẽ, on, qui voudrait dire « limité », « déterminé », « accompli »,
ou « achevé ». Peperasménos est le participe parfait passif du verbe peraínõ, qui peut
donc signifier « finir », « limiter », « déterminer », ou « achever », mais aussi « traverser »,
« franchir » ou « dépasser », et également « conclure » (il prend ce dernier sens chez des
théoriciens de la logique ou du raisonnement, notamment Aristote) ou « définir » (au
sens géométrique du terme, notamment dans les Éléments d’Euclide)2 .
Si nous avons entrepris ici ce bref parcours du Bailly, sans prétention d’exhaustivité
ni de grande précision, c’est afin d’examiner les sens et les dynamiques d’un mot, ses
multiples virtualités présentes avant que son usage ne soit surdéterminé par les considérations philosophiques et mathématiques qui ne vont pas cesser au moins à partir des
paradoxes de Zénon d’Élée eux-mêmes. En nous plaçant au niveau de la pluralité des
usages attestés par un dictionnaire, nous voulons aussi saisir la richesse des notions que
l’on peut mettre derrière le mot. L’histoire de la longue détermination du concept d’infini entre philosophie et mathématiques, est aussi l’histoire de la compétition entre ces
différents sens, de leur confusion ou de leur distinction. Pour aller au fond du problème
posé par les paradoxes, il importe d’être sensible à cette multiplicité de sens, aux règles
de vocabulaire et d’usage permettant de distinguer entre les différentes significations et
de réfléchir à leur lien ou leurs éventuelles équivalences3 .
2. Cet exposé lexical sommaire est une scandaleuse simplification, ne serait-ce que parce qu’il uniformise sans vergogne les époques et les variantes dialectales, faisant comme si la langue grecque ancienne
était globalement uniforme. Nous avons néanmoins essayé de ne citer que des sens qui sont attestés à
l’époque de Zénon (sauf en ce qui concerne Aristote et Euclide).
3. Dans ce qui précède et ce qui suit, nous ne nous intéressons à l’infini qu’en tant qu’il est susceptible
de concerner directement Zénon, c’est-à-dire en tant qu’il est en rapport avec des opérations possibles
et qu’il semble toucher aux problématiques mathématiques. Ce n’est pourtant pas là nécessairement
la perspective la plus courante sur l’infini en philosophie : depuis au moins Anaximandre, et jusqu’à
Hegel, Lévinas et d’autres, l’infini a été chargé d’un sens positif allant au-delà de la transcendance par
rapport au nombre entier, et prenant des significations métaphysiques, théologiques ou éthiques. Le
thème de l’infinité divine notamment est décisif pour toute la pensée médiévale et moderne, et quoiqu’il
soit connexe aux problèmes mathématiques il les dépasse très largement. La bibliographie couvrant ce
sujet est gigantesque, mais on pourra, pour commencer, se référer à l’étude récente de Philippe Soulier
examinant la première grande élaboration de ce thème à travers le néoplatonisme, Soulier, Simplicius
et l’infini cit., ainsi qu’à la perspective de Lévinas lui-même sur un thème à partir duquel il a largement
9.1. L’ÉQUIVOCITÉ DE L’INFINI
403
La philosophie et les mathématiques ont des effets irréversibles sur le sens. Mais cela
n’est pas pour dire qu’a disparu ce qui de l’infini était pensé dans la langue avant la
surdétermination savante. Il suffit, en consultant un dictionnaire moderne4 , de sauter
le premier groupe de sens de l’adjectif renvoyant aux définitions respectivement philosophiques, théologiques et mathématiques, et d’aller directement au second groupe des
sens communs pour y retrouver les sens grecs : l’infini est l’indéfinissable, l’indéterminable, ce qui s’étend au-delà de la vue, ce qui ne parait pas pouvoir finir, ce qu’on ne
peut évaluer ou calculer. Le dictionnaire qualifie ces sens d’hyperboliques, mais ils ne
sont tels que par rapport à un sens littéral exact vraisemblablement postérieur à ces sens
communs.
9.1.2 Multiplicité et grandeur
Il reste un sens du couple de concepts fini/infini dont nous n’avons pas encore dit mot,
quoiqu’il soit peut-être le plus familier ou le plus intuitif pour beaucoup : celui qui relie
la finitude ou l’infinité aux notions de nombre ou de grandeur. Dans la perspective de la
grandeur, on dira des choses qu’elles sont finies quand elles ont une grandeur déterminée,
limitée, peut-être mesurable. Elles sont infinies, au contraire, quand elles échappent au
regard, quand elles sont plus grandes que toute grandeur déterminée, quand elles ne
présentent pas de limites5 . Dans la perspective du nombre, on dira des choses qu’elles
sont « en nombre fini » quand on peut les compter et terminer leur compte, quand leur
multiplicité peut être saisie sous le regard, en fait quand il y en a un certain nombre
entier. Nos problèmes, par exemple, sont quant à eux « infinis » quand il ne cesse pas
de s’en présenter de nouveaux, et qu’ils nous paraissent indénombrables, sans nombre,
éliminant tout espoir d’en venir à bout en les prenant un par un.
Pour être un tout petit peu plus précis : on dira qu’une multiplicité d’éléments est
élaboré sa pensée de l’éthique, Emmanuel Lévinas, « Infini », in Encyclopedia Universalis, 1968, http:
//www.universalis.fr/encyclopedie/infini-philosophie/ (visité le 19/06/2018).
4. TLFi : Trésor de la langue Française informatisé, CNRS-ATILF et Université de Lorraine, http:
//www.atilf.fr/tlfi.
5. D’un point de vue mathématique, nous restons délibérément vague dans ce qui précède et ce qui
suit, considérant que la trop grande précision n’est pas à sa place à ce niveau balbutiant de détermination
du concept.
404
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
« finie », et qu’elle a « n éléments », quand on peut compter tous ses éléments un par
un : 1, 2, 3…, et parvenir à finir de les compter en arrivant au nombre n qui appartient
à cette succession de nombres à partir de 1. On dira au contraire qu’une multiplicité est
« infinie » quand aussi loin que l’on aille dans le compte de ses éléments il reste toujours
d’autres éléments ; autrement dit, il n’existe pas un nombre n dans la succession 1, 2, 3…à
partir de 1 tel que la multiplicité contienne exactement n éléments (comme par exemple
la multiplicité de nos problèmes).
On dira qu’une grandeur donnée G (longueur, volume, temps, poids, etc.) est finie
quand on peut définir une unité dans le même domaine de grandeur (le mètre, le mètre
cube, la seconde, le kilogramme, etc.) – unité assez petite pour qu’on puisse la saisir en
son entièreté d’une manière ou d’une autre et saisir qu’elle est entièrement limitée – et
quand on peut obtenir une quantité plus grande que la grandeur G donnée au départ
en prenant l’unité un nombre fini de fois. Par exemple, 300 km fait une belle distance,
mais si on prend l’unité d’un mètre un nombre suffisant de fois, on finit par la dépasser.
On dira qu’une grandeur au contraire est infinie quand, aussi loin que l’on poursuive la
multiplication de l’unité, la grandeur demeure toujours plus grande.
On voit que le fini et l’infini selon le nombre et la grandeur ne sont pas séparés des
notions pré-mathématiques données dans la langue. Pour les caractériser, on emploie
naturellement l’idée de traversée, de dépassement, de limitation, de quantité déterminée,
ou d’achèvement. Mais dans le cas du nombre, ces idées sont envisagées par rapport à
l’opération de compte qui engendre ce qu’on appelle les « entiers naturels » : 1, 2, 3…puis
qui compare les éléments d’une multiplicité à la série des entiers naturels engendrée par
le compte. Dans le cas de la grandeur, ces idées sont envisagées par rapport à l’idée de
mesure ou de comparaison par rapport à une grandeur-unité prise un certain nombre
fini de fois.
On voit aussi que les déterminations mathématiques du fini et de l’infini ne sont
pas seulement des sens spécialisés, à part des autres sens. L’infini selon le nombre en
particulier semble avoir une certaine prétention à pouvoir parler pour beaucoup d’autres :
le temps infini est celui dont on ne pourrait compter les jours, nos problèmes sont infinis
9.2. INFINI ET TOTALITÉ
405
parce qu’en les attaquant un par un on n’arrive jamais au dernier, et le nettoyage est
une tâche infinie parce qu’autant de fois qu’on l’a faite, il faut la faire une fois de plus,
encore et encore. C’est-à-dire que l’opération de compte qui constitue le nombre, en plus
d’avoir le pouvoir de dire précisément la multiplicité des choses (combien de moutons ?
combien de pommes ?), s’offre également comme le représentant exemplaire de toutes
les opérations qui demandent une série successive d’étapes. En particulier ces opérations
sont finies quand elles se terminent, c’est-à-dire quand elles s’égalent ultimement à un
nombre, quand elles ont autant d’étapes que n’a l’opération de compte qui arrive à ce
nombre. Le compte est le représentant de toutes les tâches linéaires, cumulatives, qui
procèdent selon le un par un.
9.2 Infini et totalité
Pourtant à travers ce bref parcours lexical, et sa détermination mathématique, une
ambiguïté a été volontairement maintenue qui est déterminante dans la pensée de l’infini,
à savoir la différence qui a été pensée dans l’histoire de la philosophie sous les divers
noms d’« infini et indéfini », d’« infini en puissance ou en acte », ou encore d’« infini
catégorématique et syncatégorématique ». Nous ne voulons pas dire que ces couples de
notions sont équivalents, ils ne le sont pas et chacun renvoie à des cadres conceptuels
différents et répondent à des questions différentes. Mais ils renvoient bien tous à un
problème qui est, en un certain sens, commun. On pourrait formuler ce problème ainsi :
une grandeur infinie est-elle véritablement une grandeur, et si oui, est-elle une grandeur
au même titre que les grandeurs finies ? Y a-t-il quelque chose de tel qu’un nombre infini ?
Ou plus généralement, une multiplicité infinie est-elle une multiplicité au même titre que
les multiplicités finies ? Est-ce qu’il n’est pas contradictoire qu’il y ait un « indéterminé »
à la grandeur déterminée, achevée, fut-elle « infinie » ? En somme, un infini peut-il être
quelque chose de donné, ou doit-il toujours être considéré comme un progrès ? Un progrès,
c’est-à-dire quelque chose qui se constitue dans le temps et progressivement. Que nos
problèmes soient infinis ne veut pas forcément dire qu’il en existe une multiplicité plus
406
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
grande que toute multiplicité finie, ce qui serait douteux. Mais cela peut vouloir dire tout
simplement que chaque résolution de problème en crée de nouveaux – ce qui est peutêtre l’expérience du chercheur en général. Ces nouveaux problèmes ne sont pas donnés
ni donnables tant que les problèmes actuels ne sont pas élucidés, mais cela n’empêche
pas l’infinité des problèmes. Le temps qui passe est (peut-être) infini, même s’il a débuté
avec le Big Bang, parce que chacun de ses jours appelle le suivant.
9.2.1 Totalité distributive et collective
Cette ambiguïté sur le terme d’« infini » s’entretient d’une ambiguïté portant sur
la notion de totalité. Lorsqu’on dit que l’on peut réciter « tous » les nombres, on peut
vouloir dire que « pour quelque nombre que ce soit, on peut le réciter », ce qui a quelque
vraisemblance. Ou bien on peut vouloir dire qu’il y a une totalité des nombres telle qu’il
est possible de la réciter effectivement en totalité, ce qui est apparemment impossible. On
dira, en reprenant des notions très anciennes de grammaire, que « tout » peut s’employer
distributivement (c’est-à-dire que ce qui se dit du « tout » ou de « tous » doit en fait
s’entendre comme se disant de chaque individu ou élément donné) ou collectivement
(c’est-à-dire que ce qui se dit du « tout » ou de « tous » se dit effectivement de la
totalité donnée).
L’ambiguïté sur la notion de « tout » n’est pas réduite aux problèmes de l’infini : si l’on
dit que les membres d’un groupe sont toutes unies, cela ne veut pas dire que chacune individuellement est unie, ce qui n’aurait pas de sens, mais qu’elles forment une totalité qui
collectivement est unie. On peut considérer en particulier que pour des réalités en progrès, on
ne peut traiter comme une totalité que ce qui de ces réalités est passé ou présent, quoiqu’on
puisse énoncer une propriété générale même pour ce qui de ces réalités est futur. Autrement
dit, on ne pourrait utiliser « tout » collectivement que pour ce qui de ces réalités a déjà
été accompli, mais employer « tout » distributivement pour ce qui concerne la propriété en
général et pour toujours. Par exemple, on peut affirmer « toutes les grandes autrices et les
grands auteurs depuis l’Antiquité forment une communauté intellectuelle », en employant
« tout » collectivement, mais sans que la phrase puisse englober dans cette totalité d’hypothétiques auteurs ou autrices à venir. En revanche, on peut supposer que « tous les grands
9.2. INFINI ET TOTALITÉ
407
auteurs et les grandes autrices doivent s’imposer une discipline sévère », en y intégrant les
autrices et auteurs futursa .
a. Rien n’empêche bien sûr de prédire que tous les auteurs et autrices à venir s’intégreront dans
la grande communauté, mais cela ne constitue pas pour autant une totalité des auteurs et autrices
à venir, et « tous » est ici employé distributivement !
9.2.2 Infini catégorématique et syncatégorématique
De même que « tout » pourra se dire collectivement ou distributivement, il nous faut
reprendre ici la vénérable distinction scolastique entre infini catégorématique et infini
syncatégorématique6 . Plus précisément, nous suivons son usage chez Grégoire de Rimini
(c. 1300 – 1358).
L’idée vient à nouveau de la grammaire, et distingue au départa les termes qui signifient
par eux-mêmes (les « catégorèmes ») des termes qui co-signifient (les syn-catégorèmes). Ils
co-signifient, c’est-à-dire qu’ils signifient avec les catégorèmes et par la façon dont ils les
mettent en rapport. Ils ont des fonctions de syntaxe avant tout. Les catégorèmes sont les
noms, verbes et adjectifs, qui ont un contenu de pensée propre ; et les syncatégorèmes sont
les autres termes, prépositions, articles, pronoms, etc., qui ne font sens qu’en tant qu’ils
renvoient à, ou articulent, des catégorèmes.
À travers la scolastique et chez Grégoire de Rimini en particulier, la distinction n’est
plus essentiellement grammaticale, mais renvoie toujours au mode de signification : on dira
qu’un terme est employé de façon catégorématique quand il renvoie à une chose ou à une
propriété déterminée d’une chose. Par exemple : « le chat est endormi » fait un usage
catégorématique de « chat » et de « endormi ». On dira au contraire qu’un terme, même
un nom ou un adjectif, est employé de façon syncatégorématique quand il ne peut pas être
considéré comme renvoyant littéralement à une chose du monde ou à une propriété d’une
chose. Si je dis : « rien de si endormi que ce film », ni « rien » ni « endormi » ne renvoient
à des déterminations réelles des choses, alors même qu’ils sont des catégorèmes au sens
6. Pour la distinction et la portée de son usage, nous sommes redevable en particulier à trois textes :
Jean-Louis Gardies, « Les antécédents scolastiques de la théorie des ensembles », Revue de Métaphysique
et de Morale, 4 (Octobre-Décembre 1986) : Philosophie des Sciences, p. 486-505 ; Joël Biard, « Logique et
Physique de l’infini au xive siècle », in Infini des mathématiciens, infini des philosophes, (dir.) Françoise
Monnoyeur, préf. de Jean Dieudonné, postf. d’Hourya Sinaceur, Belin, 1992, chap. 1, p. 17-36 ; et surtout
Biard et Celeyrette, De la théologie aux mathématiques cit., p. 197-219. On pourra trouver une
bibliographie plus complète sur la question passionnante du traitement de l’infini dans la philosophie
scolastique en chacun de ces trois lieux.
408
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
grammatical. « Rien » est peu ou proue toujours employé syncatégorématiquement, car par
nature il ne peut pas désigner quelque chose, et « endormi » ici décrit de façon vague des
réactions que les spectateurs du film vont tendre à avoir, mais ne désigne pas une propriété
effective du film ou d’une chose déterminée, il ne peut être interprété que via une paraphrase
qui engage des propriétés différentes à propos d’entités différentes.
L’emploi de cette distinction par les philosophes sert avant tout dans le cadre de la
discussion sur les sophismatab . Un sophisma n’est pas un sophisme, c’est-à-dire un raisonnement fautif intentionnellement trompeur, mais plus généralement une phrase à l’interprétation problématique, qui oblige à établir des distinctions logiques explicites. Si je dis
par exemple : « cette porte ouverte pourrait être fermée », la phrase est un sophisma. Elle
est fausse si je veux dire que la porte en question est peut-être fermée, alors même qu’elle
est ouverte, ou si je veux dire qu’elle pourrait être une porte contradictoire ouverte et fermée à la fois. Mais elle est vraie si je veux dire que cette porte qui actuellement et dans
la circonstance présente est ouverte pourrait en un autre temps ou une autre circonstance
être fermée. Les syncatégorèmes et les termes employés de façon syncatégorématique sont
typiquement responsables de nombreux sophismata, comme on l’a montré plus haut au sujet
de l’ambiguïté du terme « tout ».
a. Chez Priscien (vie siècle), dans les Institutions grammaticales. Cf. Biard, « Logique et Physique de l’infini au xive siècle » cit..
b. Pour plus de précisions et de contexte historique sur les sophismata que nous n’en donnons
dans cette section, voir par exemple Fabienne Pironet et Joke Spruyt, « Sophismata », in Zalta
(éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy cit., http : / / plato . stanford . edu / archives /
win2015/entries/sophismata/.
Voilà comment la distinction va fonctionner chez Grégoire de Rimini.
On dira qu’une chose est finie (catégorématiquement parlant) quand on peut affirmer la finitude comme une propriété effective de cette chose : par exemple, elle a une
grandeur finie. On dira qu’une chose est infinie (catégorématiquement parlant) quand on
peut de même affirmer l’infinité comme une propriété effective de cette chose (à supposer
que cela ait un sens, ce qui est en débat). On dira que des choses sont collectivement
finies (catégorématiquement parlant) quand elles forment effectivement une totalité au
nombre fini déterminé. On dira que des choses sont collectivement infinies (catégorématiquement parlant) quand elles forment de même une totalité effective plus grande que
toute collection finie donnée (à supposer que cela ait un sens).
9.2. INFINI ET TOTALITÉ
409
On dira en revanche que des choses sont infinies (syncatégorématiquement parlant)
non pas pour affirmer une propriété de la totalité de ces choses, mais pour indiquer
une propriété plus complexe qui se réfère à d’autres choses. Par exemple, nos problèmes
sont infinis. Non pas que leur totalité soit telle, mais cela veut dire, par exemple, que
pour toute résolution effective d’un problème, il se présente de nouveaux problèmes à
résoudre. De même pour les jours ou les nombres. Affirmer leur infinité (syncatégorématiquement) revient à nier qu’ils puissent avoir une limite, une fin déterminée et pour de
bon, un terme assignable, et à affirmer au contraire que pour tout terme qu’on pourrait
leur assigner, ils se poursuivent au-delà de ce terme. De même pour la grandeur, par
exemple la durée du temps qui passe. En somme, on dira que des choses sont infinies
(syncatégorématiquement parlant) quand pour tout nombre fini donné de ces choses (ou
toute grandeur finie donnée), on peut trouver un nombre supérieur de ces choses (ou une
grandeur supérieure).
On peut voir que l’ambiguïté autour du terme d’infini est attachée de très près à l’ambiguïté
autour de la notion de totalité, mais sans que l’une se réduise à l’autre, au contraire l’une
est compliquée par l’autre. Si je veux dire catégorématiquement que le cosmos est infini, ou
que toutes les étoiles sont infinies, il faut que je suppose que le cosmos est un tout uni, et
que les étoiles forment une totalité effective donnée dont je peux affirmer l’infinité comme
une propriété. Je ne veux évidemment pas dire que chaque étoile est par elle-même infinie.
Le terme « tout » doit donc être employé collectivement, et l’on doit supposer que cela fait
sens de considérer une totalité infinie. Mais je peux bien sûr dire d’une totalité qu’elle est
(catégoriquement) finie. De même, l’emploi de « tout » en un sens collectif n’implique pas
pour autant l’usage catégorématique de l’infini. Considérons l’exemple suivant : « je ne peux
pas résoudre tous mes problèmes, parce qu’ils sont infinis ». Cette phrase implique un usage
collectif de « tous ». En effet, je ne veux pas employer « tous » distributivement, parce que je
ne veux pas dire que chacun d’entre mes problèmes est par lui-même infini. Mais je ne veux
pas non plus employer « infini » catégorématiquement. Je n’affirme pas l’infinité comme le
nombre déterminé d’une totalité effective de mes problèmes. Je veux dire le contraire : que
la totalité de mes problèmes n’a pas un nombre déterminé, mais que la résolution de chacun
d’entre eux en produit de nouveaux.
Notre but n’est pas ici de défendre ces catégories logiques pour elles-mêmes, et nous
410
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
ne croyons pas qu’elles suffisent à clarifier l’usage du langage, ni qu’elles soient nécessaires pour cela. Nous les invoquons simplement parce qu’elles nous forcent à être
spécifiquement attentifs et attentives au rapport entre infinité et totalité et à ce qu’implique l’affirmation d’un infini. Dans l’histoire de la philosophie, et son interaction avec
l’histoire des mathématiques, un problème récurrent a été la légitimité de l’usage de la
notion d’infini. Un aspect du problème, formulé dans le langage de la scolastique, est
le suivant : existe-t-il un usage catégorématique légitime de la notion d’infini, ou doiton au contraire prendre bien soin de toujours se souvenir que l’infini ne s’emploie que
syncatégorématiquement et qu’il doit donc toujours pouvoir être paraphrasé ?
Une autre façon de formuler le problème serait de poser la question du rapport entre
l’emploi catégorématique et l’emploi syncatégorématique de l’infini, et en même temps
du rapport entre l’emploi collectif et l’emploi distributif de la notion de totalité. Il semble
assez intuitif par exemple que s’il est légitime d’affirmer catégorématiquement l’infinité
de quelque chose, alors a fortiori il est légitime de l’affirmer syncatégorématiquement.
S’il y a bel et bien une infinité d’étoiles, alors autant d’étoiles que je compte ou que je
perçoive, il reste toujours d’autres étoiles à compter. De même, s’il y a un usage collectif
possible de « tout » pour une certaine catégorie, alors il doit y avoir un usage distributif
possible pour les éléments appartenant à cette catégorie. S’il y a quelque chose de tel que
« tous les chats », la totalité des chats, alors je dois pouvoir dire quelque chose de tous
les chats, distributivement, ne serait-ce que le fait qu’ils appartiennent (chacun d’entre
eux) à la totalité des chats.
Mais n’y a-t-il pas des cas où la relation inverse vaut également ? Autrement dit
peut-on toujours invoquer l’infini syncatégorématiquement en se préservant de l’impliquer catégorématiquement ? Peut-on toujours affirmer quelque chose de « tous » les
individus que l’on vise sans présupposer que ces individus existent bel et bien dans une
totalité ? Supposons des choses qui existent toutes présentement (au sens distributif de
« toutes » : chacune d’entre elles existe présentement), par exemple les étoiles. Si elles
sont toutes (distributivement) présentes, elles peuvent sembler devoir être données ensemble, simultanément, et leur présence impliquerait alors l’existence de leur totalité,
9.2. INFINI ET TOTALITÉ
411
et ainsi légitimer un usage collectif de « toutes ». Par exemple : « toutes les étoiles
parsèment le cosmos de manière homogène ». Supposons qu’elles soient infinies (syncatégorématiquement), c’est-à-dire qu’aussi loin qu’on les compte, qu’on les considère,
il en reste toujours à compter ou à considérer. Comme on a dit qu’elles étaient toutes
présentes, on ne peut pas supposer qu’elles naissent à mesure qu’on les compte, ni a
fortiori qu’elles sont engendrées par notre compte. Mais comme elles forment une totalité multiple, si on considère leur multiplicité, il semble que l’on soit contraint de dire
qu’elle est catégorématiquement infinie, c’est-à-dire qu’elle est effectivement plus grande
en elle-même que tout nombre fini donné. En effet, supposons qu’elle soit finie (catégorématiquement). Alors il existe un nombre fini de ses éléments : soit n ce nombre.
Puisque les étoiles sont (syncatégorématiquement) infinies, je peux les compter au-delà
de tout nombre fini donné, en particulier au-delà de n fini. Je peux donc compter davantage d’étoiles que ce qu’il y en a. Mais cela est absurde. Il faut donc, si les étoiles sont
(syncatégorématiquement) infinies, qu’elles soient (catégorématiquement) infinies.
Ce raisonnement n’est pas forcément convaincant ou insurmontable. Si l’on devait
le formaliser précisément, on verrait qu’il suppose que toutes les multiplicités ont une
grandeur, et que toutes les grandeurs sont comparables selon le plus petit ou le plus
grand, et qu’ainsi tout ce qui n’est pas fini est infini. Mais il ne manque pas d’avoir
quelque vraisemblance. Nous le reprenons, en le paraphrasant, de Grégoire de Rimini
lui-même7 .
Selon que l’on admette ou non l’usage catégorématique de l’infini, notre interprétation et notre rapport aux énoncés ne seront pas les mêmes, et on peut ici revenir à la
considération des mathématiques.
Considérons les deux théorèmes arithmétiques suivants8 :
7. Biard et Celeyrette, De la théologie aux mathématiques cit., pp. 210-211.
8. Pour rappel, nous présupposons les faits mathématiques élémentaires suivants :
• Les nombres premiers sont (dans ce contexte) les nombres entiers positifs strictement plus grands
que 1 qui ne sont divisibles que par 1 et par eux-mêmes. C’est-à-dire que si on les divise par
un nombre différent de 1 et différent d’eux-mêmes, le reste n’est jamais 0. Les premiers nombres
premiers sont 2, 3 (qui n’est pas divisible par 2) et 5 (qui n’est divisible ni par 2 ni par 3 ni par
4), mais pas 4, qui est divisible par 2.
• Si un nombre est divisible par un nombre autre que 1 et autre que lui-même (c’est-à-dire s’il
n’est pas premier), alors il est divisible par un nombre premier autre que lui et plus petit que lui.
412
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
• Tous les nombres premiers sont impairs sauf le nombre 2
• Il y a une infinité de nombres premiers
Je peux apparemment faire sens de ces deux propositions sans supposer que les
nombres premiers forment une multiplicité entièrement donnée, en employant donc « infinité » de façon strictement syncatégorématique, et « tous » de façon strictement distributive, sans considérer une quelconque totalité de ces nombres. Que tous les nombres
premiers sont impairs sauf le nombre 2, cela veut dire pour moi que 2 mis à part, à
chaque fois que me sera donné un nombre premier je saurai qu’il est impair. Qu’il y a
une infinité de nombres premiers, cela veut dire pour moi qu’aussi loin que j’aille dans
la considération des nombres premiers, il y a toujours d’autres nombres premiers plus
grands à considérer.
Pour démontrer le premier théorème, je n’ai qu’à suivre les définitions : un nombre premier
n’étant divisible que par 1 et par lui-même, s’il est différent de 2 il n’est pas divisible par
2. Et donc il est impair par définition. Autrement dit, à chaque fois que m’est donné un
nombre différent de 2, si je peux dire qu’il est premier c’est qu’a fortiori je peux dire qu’il
n’est pas divisible par 2, c’est-à-dire qu’il est impair.
Pour démontrer le second théorème, je montre exactement que son interprétation syncatégorématique est vraie : supposons que j’ai une totalité finie contenant n nombres premiers :
p1 , p2 , p3 , . . . , pn . Je considère alors le nombre entier suivant : (p1 ∗ p2 ∗ p3 ∗ . . . ∗ pn ) + 1 c’est-
à-dire le produit de la multiplication de tous les nombres premiers de la liste entre eux, au
total duquel j’ajoute 1. Soit P ce nombre. P est un nombre entier qui est plus grand que tous
les nombres de la liste, il n’appartient donc pas à la liste. Mais si on le divise par n’importe
lequel des nombres de la liste, il va donner un reste de 1, par constructiona . Il n’est donc
divisible par aucun des nombres premiers de la liste, par définition de la divisibilité. Alors
de deux choses l’une, ou bien il est premier, ou bien il n’est pas premier. S’il est premier, on
a trouvé un nouveau nombre premier qui n’est pas dans la liste. S’il n’est pas premier, alors
Supposons que notre nombre soit divisible par 4, qui n’est pas premier. 4 est divisible par 2, qui
est premier, et tout ce qui est divisible par 4 est divisible par 2, y compris notre nombre. Ainsi,
tout nombre plus grand que 1, ou bien est premier, ou bien est divisible par un nombre premier
plus petit que lui.
• Un nombre entier positif est pair s’il est divisible par 2, impair sinon.
9.2. INFINI ET TOTALITÉ
413
il est divisible par un nombre premier plus petit que lui, mais on sait que ce nombre n’est
pas dans la liste. Si on vérifie tous les nombres entiers jusqu’à P, on sait par conséquent
qu’on va pouvoir trouver un nouveau nombre premier qui n’est pas dans la liste, qu’on peut
noter pn+1 et ajouter à la liste. Donc pour toute multiplicité finie de nombres premiers, il
est possible d’en trouver davantage, ce qu’il fallait démontrer.
Cette démonstration est en substance celle des Éléments d’Euclide (c. 300 av. J.-C.),
livre IX, proposition 20b .
a. J’ai P = ((p1 ∗ p2 ∗ p3 ∗ . . . ∗ pn ) + 1). Supposons que je le divise par un des nombres de la liste,
disons p3 . J’ai P = ((p1 ∗p2 ∗p3 ∗. . .∗pn )+1) = (p3 ∗(p1 ∗p2 ∗. . .∗pn )+1) et P /p3 = (p1 ∗p2 ∗. . .∗pn ),
reste 1.
b. Cf. Euclide d’Alexandrie, Éléments V-IX cit., pp. 444-445 et les commentaires du traducteur à cet endroit.
C’est de la même manière que je comprends un énoncé encore plus simple : « il y
a une infinité de nombres entiers ». Ce que je veux dire par là, dans une interprétation
strictement syncatégorématique, c’est qu’aussi loin que j’aille dans les nombres entiers,
disons jusqu’à un nombre entier n, je peux toujours avoir un nouveau nombre entier, à
savoir n + 1.
Mais il y a une autre interprétation de ce que veulent dire ces théorèmes, qui est
l’interprétation aujourd’hui normale de la mathématique moderne dans le cadre de ce
qu’on appelle la « théorie des ensembles ». Dans ce cadre, on peut définir les nombres
entiers comme certains « ensembles », c’est-à-dire certaines totalités. Les nombres entiers
sont des totalités telles qu’on peut toujours, à partir de l’une d’entre elles, s’assurer qu’elle
a un « successeur » (comme n+1 est le successeur de n). On pose alors qu’il y a une
totalité de ces totalités, un ensemble de ces ensembles, donc un ensemble des nombres
entiers. Plus exactement, on pose qu’il existe un ensemble qui contient le premier des
nombres entiers (disons 0), et qui, s’il contient un nombre entier n, contient aussi son
successeur n+1. Autrement dit on suppose que pour tout nombre entier obtenu par
l’opération de succession +1, on peut déjà supposer d’avance que son successeur est
dans la totalité, et le successeur de ce successeur, etc. On se donne donc une totalité
qui contient d’emblée ce que par l’opération de succession on ne pouvait se donner
que progressivement. On peut dire alors qu’il existe une unique totalité, à laquelle on
peut donner un nom, qui contient tous les nombres entiers et exactement eux. Cet
414
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
ensemble est nommé IN, autant dans la littérature mathématique que dans la suite de
ce travail. La théorie des ensembles nous dit précisément que cet ensemble est « infini »,
catégorématiquement (en un sens défini dans l’encadré suivant). Les nombres premiers
forment alors ce qu’on appelle un « sous-ensemble » de IN, appelons-le P9 .
Quand on dit qu’il y a une infinité de nombres premiers, ce qu’on veut dire c’est que
le sous-ensemble P de IN est lui aussi infini, tout comme IN. Et en fait dans ce cas précis
on veut dire qu’il a la même taille que IN.
On remarque que si cela est vrai, cela veut dire qu’un ensemble qui est strictement contenu
dans un autre ensemble peut être aussi grand que ce dernier. Les nombres premiers ne sont
qu’une petite partie des entiers, et pourtant il y en a « autant » que des entiers c’est-àdire leurs ensembles ont la même taille. Autrement dit, parmi les ensembles infinis, être
« débordé » par un ensemble ne veut pas forcément dire être plus petit que lui.
Cette propriété paradoxale a été historiquement un des arguments contre le fait de pouvoir considérer des totalités infinies. Dans la théorie des ensembles, au contraire, et à partir
de Dedekinda , cette propriété va pouvoir définir ce que signifie d’être (catégorématiquement)
infini : un ensemble est infini s’il a un sous-ensemble propre (c’est-à-dire un sous-ensemble
qui ne contient pas tous ses éléments) qui est « aussi grand » que lui. Avoir la même taille
qu’un ensemble signifie la chose suivante, dans la théorie : on peut associer chacun des
éléments de l’un avec exactement un des éléments de l’autre d’une telle manière que tous
les éléments de l’un et de l’autre soient pris en compte. Par exemple, on peut compter les
nombres premiers : le premier est 2, le deuxième est 3, le troisième est 5, etc. Comme il
y en a une infinité (au choix, syncatégorématiquement ou catégorématiquement), on sait
que le compte ne va jamais s’arrêter, et qu’on va donc pouvoir associer tout nombre entier
à un unique nombre premier, et réciproquement. Ce qui prouve les deux choses que nous
voulions : d’une part IN est aussi grand que l’ensemble des nombres premiers, il est donc
aussi grand qu’un de ses sous-ensembles propres, il est donc (catégorématiquement) infini ;
d’autre part l’ensemble des nombres premiers est aussi grand que IN , il est donc infini et
9. Un sous-ensemble B d’un certain ensemble A est une totalité dont tous les éléments sont des
éléments de A. C’est-à-dire une totalité qui ne rassemble rien d’autre que des éléments qui sont aussi
dans A. Peut-être ne rassemble-t-elle aucun élément de A (alors elle est une totalité qui ne rassemble
aucun élément, on dit qu’elle est « vide ») ; peut-être rassemble-t-elle tous les éléments de A (alors elle
est identique à A, en fait elle est A) ; ou peut-être rassemble-t-elle certains éléments de A, mais pas tous.
En tout cas elle ne rassemble aucun élément qui ne soit pas aussi un élément de A.
9.3. INFINI EN ACTE ET INFINI EN PUISSANCE
415
de la même taille que lui.
a. Richard Dedekind, « Que sont et à quoi servent les nombres ? », (1888), in La création des
nombres, trad. de l’allemand, annot. et introd. par Hourya Benis Sinaceur, Vrin, 2008, p. 91-220.
Nous voudrions souligner le fait que la question de la temporalité est en fait omniprésente dans tout ce qui précède. Par exemple, pour justifier que l’on passe de l’infini
syncatégorématique au catégorématique, nous nous sommes senti contraint de préciser
que les éléments envisagés étaient tous contemporains, tous présents. Nous ne l’avons pas
noté, mais il en va a fortiori de même pour les nombres entiers ou les entités mathématiques en général. Comme elles sont apparemment insensibles à la temporalité, intouchées
par le flux des événements et indépendantes de lui, elles semblent toutes, pour ainsi dire,
contemporaines dans l’éternité. Si quelque chose peut former une totalité infinie, elles
ne semblent pas être de mauvaises candidates.
9.3 Infini en acte et infini en puissance
Si la distinction entre les usages syncatégorématique et catégorématique de l’infini,
de même que la distinction entre les usages distributif et collectif de la totalité, ont
à voir avec la temporalité, elles ne sont pas, néanmoins, définies par rapport à elle. Le
syncatégorématique renvoie à une question logique de référence à des entités et prédicats,
et à l’usage légitime des termes, pas directement au rapport de l’existence infinie avec
les processus temporels. La distinction d’origine aristotélicienne entre infini en puissance
et infini en acte nous conduit au contraire au plus près d’une problématique opératoire.
La question de la signification de l’infini chez Aristote a fait l’objet d’une vaste littérature et est encore discutée aujourd’hui10 . La première chose à comprendre est la
distinction aristotélicienne par excellence, à savoir la distinction entre acte et puissance,
dunamis et energeia11 . Celle-ci a elle-même deux significations principales liées et dis10. En français, on trouvera une discussion récente dans Soulier, Simplicius et l’infini cit., p. 25-36.
L’auteur adopte l’interprétation de Wolfgang Wieland, Die aristotelische Physik, Göttingen 1962. Voir
aussi, parmi les articles importants, Jaakko Hintikka, « Aristotelian Infinity », The Philosophical Review,
75, 2 (avr. 1966), p. 197-218 ; Jonathan Lear, « Aristotelian Infinity », Proceedings of the Aristotelian
Society, 80 (1979-1980), p. 187-210.
11. Sur cette distinction absolument centrale la littérature est plus vaste encore. Parmi les publications
récentes, on consultera en particulier Gwenaëlle Aubry, Dieu sans la puissance. Dunamis et Energeia
416
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
tinctes, qui sont plus spécialement étudiées dans le livre Θ de la Métaphysique12 .
La première est dite « selon le sens le plus propre » et se rapporte à la possibilité
d’agir et de subir. En substance et pour simplifier grandement, la puissance en ce premier
sens est la capacité à subir ou produire un changement déterminé, tandis que l’acte est
la réalisation de cette capacité de production de changement. Ainsi on dira que l’humain
est voyant en puissance, ou bâtisseur en puissance, s’il a la capacité de voir ou bâtir,
tandis que les briques sont bâtissables et visibles, ont la puissance d’être bâties ou d’être
vues. Quand l’œil regarde l’objet ou quand la personne entreprend de bâtir, une activité
prend place dans laquelle ce qui était en puissance passive ou active se trouve en acte.
La seconde signification est ontologique, au sens précis où « puissance et acte » ou
« puissance et entéléchie », (« entelekheia », état accompli) sont deux « sens de l’être »,
significations que peut prendre l’emploi du verbe être. On dit ainsi qu’un gland est un
chêne « en puissance » ou que Socrate peut être à la fois assis « en acte » et debout
« en puissance ». Les deux significations sont naturellement liées, dans la mesure où si
un objet est en puissance ce qu’il n’est pas en acte, cela signifie qu’il peut se trouver
changer en sorte à devenir en acte ce qu’il n’est qu’en puissance, ce qui signifie encore
qu’il a la puissance de subir un changement en ce sens. En retour, si un objet a une
puissance de changement non actualisée, c’est qu’il se peut qu’il soit quelque chose qu’il
n’est pas actuellement, autrement dit il est en puissance quelque chose qu’il n’est pas en
acte.
Un troisième aspect fondamental de la puissance est qu’elle donne une assise réelle
aux vérités modales : si une chose est possible, s’il est possible que P soit Q alors même
qu’il est faux que P est Q, cela équivaut d’une manière générale au fait que P soit Q en
puissance sans être Q en acte. Le possible étant en général caractérisé comme ce qui,
étant supposé accompli, ne résulte en aucune impossibilité, le fait d’être une chose en
puissance équivaut en général à ce que rien d’impossible ne résulte dans la supposition
d’être cette chose en acte.
chez Aristote et Plotin, Vrin, 2007 ; David Lefebvre, Dynamis. Sens et genèse de la notion aristotélicienne
de puissance, Vrin, 2018.
12. Sur la puissance, voir aussi Γ, 4, 1007b29, et ∆, 12.
9.3. INFINI EN ACTE ET INFINI EN PUISSANCE
417
Il est important de connaître ces règles générales afin de comprendre en quel sens
l’infini y fait exception. En effet, Aristote soutient qu’il y a de l’infini en puissance,
mais, comme il est bien connu, que l’infini en acte est impossible. Cela constitue une
rupture dans la grammaire de la puissance qu’Aristote a lui-même instaurée. Les passages
cruciaux se trouvent dans les chapitres 4 à 8 du livre III de la Physique13 , et notamment
le chapitre 6. Après avoir exposé les raisons prima facie de croire en l’existence de l’infini,
dans le chapitre 4, Aristote a mené un raisonnement qui ne nous concerne pas ici et qui
visait à montrer l’inexistence d’un corps infini en acte, en même temps que l’inexistence
d’un vide ou espace infini entourant le cosmos. Il dit alors la chose suivante, dans un
texte extrêmement classique que nous commenterons un paragraphe après l’autre14 :
Mais si l'infini n'existe absolument pas, il est clair qu'arrivent de nombreuses impossibilités.
En effet, il y aura un commencement et une fin du temps, les grandeurs ne seront pas divisibles
en grandeurs, et le nombre ne sera pas infini. Et lorsque, les choses étant ainsi déterminées,
il apparaît que ce n'est possible d'aucune des deux façons, il faut un arbitre, et il est clair que
d'une certaine façon il existe, d'une autre pas.
Ce qui est « déterminé » est le fait qu’il est d’une part impossible d’admettre simplement et sans restriction l’existence de l’infini (notamment il est impossible de l’admettre comme propriété quantitative dite en acte d’une substance), et d’autre part il
est également impossible de l’exclure simplement, ce qui nécessite un partage et une détermination précise du possible et de l’impossible. Il est intéressant d’observer en détail
les raisons qui sont données pour exclure l’hypothèse de l’inexistence de l’infini. Pour
comprendre la logique à l’œuvre, il faut avoir en tête un principe définitionnel simple :
dans le discours aristotélicien, est dit « infini », « illimité » (apeiron) ce qui n’a pas de
limite (peiras)15 . De ce fait, en toute rigueur, dire que l’infini n’existe pas ou qu’il ne
13. 203a-208a, AristPhys, p. 147-165
14. 206a9-b3, AristPhys, p. 158-159. Le commentaire est ici donné à titre informatif et s’efforce
d’être relativement consensuel. Il ne doit pas être considéré comme une prise de position dans le débat
historiographique.
15. À ce titre, traduire le terme apeiron par « illimité » plutôt qu’« infini » serait se rendre plus fidèle
à l’intention aristotélicienne, mais il faut bien avoir en tête qu’il n’y a pas deux mots différents en grec,
et que quand Aristote parle de l’apeiron, il se prononce aussi sur ce que la tradition voudra appeler du
nom d’« infini » par la suite.
418
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
peut jamais être prédiqué en vérité, reviendrait à dire, par double négation, que nous
pouvons affirmer en vérité de tout objet qu’il a une limite. Or, si Aristote soutient en
effet que toute substance actuellement existante est actuellement limitée, il est clair que
ni ce qui est, ni ce que nous pensons ni ce dont nous pouvons parler ne se limite à des
prédications en acte de substances en acte. Nous parlons par exemple du temps, de la
divisibilité des grandeurs, ou de la numération. Un trait remarquable de ces trois objets,
et qui n’est certes pas fortuit, est qu’ils sont des paradigmes d’inachevabilité. Cela est le
plus évident pour le temps, qui d’après Aristote ne saurait ni commencer ni s’achever,
mais cela est aussi le cas du « nombre », dont nous avons dit qu’il joue un rôle paradigmatique par rapport aux processus infinis en général, en étant le représentant privilégié
de la structure de répétition. Et nous devrions être convaincus à ce stade que la division
de la grandeur est un autre représentant fondamental des structures d’inachevabilité,
l’omnidivisibilité des grandeurs en une pluralité de grandeurs étant à l’origine des raisonnements zénoniens infinitaires. Un peu plus loin dans le texte (207b11) Aristote va
même jusqu’à appuyer l’infinité du nombre sur celle de la divisibilité de la grandeur :
« […]dans le sens croissant on peut toujours concevoir [des nombres], car les dichotomies de la grandeur
sont infinies. »
On peut alors aisément reconstituer le raisonnement qui interdit d’interdire l’infini.
Supposons qu’on ne puisse pas dire que le temps soit infini. On doit alors dire que
le temps est limité, a littéralement des limites. Si ni le progrès dans le temps ni la
régression dans le temps ne sont infinis, alors l’un et l’autre ont une limite, autrement
dit le temps a respectivement une fin et un commencement (que l’on peut en effet définir
respectivement comme limite dans la progression et limite dans la régression). Si on ne
peut pas dire que la divisibilité de la grandeur est infinie, on doit dire qu’elle a une limite.
Supposons que, pour une procédure de division donnée, cette limite soit atteinte à la
n-ème étape de la procédure. Alors, ou bien le résultat de cette n-ème étape n’est pas des
grandeurs, ou bien il s’agit de grandeurs qui ne sont pas divisibles en grandeurs. Dans les
deux cas l’omnidivisibilité de la grandeur en une pluralité de grandeurs est contredite,
les grandeurs ne seront plus universellement divisibles en grandeurs. De même pour le
9.3. INFINI EN ACTE ET INFINI EN PUISSANCE
419
nombre, c’est-à-dire la procédure de numération : dire qu’elle a une limite imposerait de
dire qu’il y a une étape n après laquelle elle ne peut plus se poursuivre, c’est-à-dire un
dernier nombre n. Ce qui, d’après 207b11 est exclu du fait même de la continuité de la
grandeur.
Il faut bien noter une chose, qui est le fait que l’infinité dans ces trois cas se rapporte
à l’absence de limite à la poursuite dans le temps de quelque chose de processuel. Il n’y
a pas quelque chose de tel qu’une division infinie, un nombre infini ou un temps infini
présent 16 . Nous sommes contraints à prédiquer l’infinité, du fait qu’il y ait des processus,
voire des procédures, pour lesquelles nous ne pouvons pas penser l’existence d’une limite,
et même pour lesquelles nous pouvons prouver l’impossibilité qu’une limite existe.
Le fait d'être se dit soit en puissance soit en acte, et l'infini est soit par addition soit par
division. Or, que la grandeur ne soit pas infinie en acte, on l'a dit, mais par la division elle le
peut, car il n'est pas difficile de réfuter les lignes insécables ; il reste donc que l'infini soit en
puissance. Cependant, il ne faut pas comprendre qu'il est en puissance au sens où, de même
que, si ceci est capable d'être statue, ceci sera statue, ainsi est infini ce qui le sera en acte ; mais
puisque le fait d'être se dit de plusieurs façons, de même que le jour et l'année existent par le fait
d'être toujours autres, de même aussi pour l'infini (car dans ces cas aussi il y a être en puissance
et en acte, car l'Olympiade existe à la fois parce que le concours peut avoir lieu et parce qu'il
a lieu). Par ailleurs, il est clair que l'infini se trouve de manière différente dans le temps et
chez les hommes, et dans la division des grandeurs. D'une manière générale, d'abord, l'infini
existe dans le fait de prendre toujours autre chose, et que cette chose soit toujours limitée,
mais toujours différente (c'est pourquoi il ne faut pas prendre l'infini pour un ceci, comme un
homme ou une maison, mais comme on parle du jour et de l'année, dont l'être n'advient pas
comme une substance, mais est toujours dans la venue à l'être ou la destruction, chaque fois
limité, mais toujours différent), mais cela se passe, dans les grandeurs, de telle manière que
la partie considérée subsiste, et dans le temps et les hommes qui périssent, de telle manière
16. Le cas du temps est plus délicat à formuler et à comprendre, Aristote soutenant d’après nous le
fait que le temps quoique n’ayant jamais commencé ne forme pas une quantité infinie. Il est en tout cas
clair que la quantité infinie de temps, si elle existait, ne serait pas donnée dans un présent, mais serait
tautologiquement une chose qui se poursuit dans le temps.
420
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
qu'elle ne subsiste pas.
Ce paragraphe est un bon exemple de la manière dont Aristote peut entrelacer des rai-
sonnements elliptiques dans un même passage. Dans ces lignes, Aristote fait cinq choses,
dont quatre en parallèle : d’abord, dans les deux premières phrases il propose un rapide
quadrillage des possibilités d’infinité, sous la forme d’un tableau à double entrée, et en
déduit l’existence d’une forme d’infini en puissance. Ensuite il mêle quatre considérations : d’abord, il énonce le statut d’exception de l’infini en ce qui concerne la grammaire
du possible, puis le justifie par un parallèle entre le mode d’existence de l’infini et celui
des intervalles temporels. Il énonce alors la différence à cet égard, dans les infinis, entre
les processus accumulatifs et les processus non-accumulatifs, tout en intégrant les deux
cas dans un propos général sur le rapport de l’infini au « ceci », établissant la prédication
infinitaire comme syncatégorématique relativement aux prédications catégorématiques
finies.
Aristote commence par faire deux distinctions croisées relatives à ce qu’on peut dire
lorsque l’on dit l’infinité. Comme tous les autres prédicats, on peut la dire « en acte »
ou entéléchie, ou « en puissance ». Dans le cas de l’infini particulièrement, on peut le
dire par addition ou par division. Aristote ne justifie pas cette affirmation, mais il faut
se rappeler qu’il considère l’infini comme appartenant au genre de la quantité. Si l’on
accepte que l’infini va être prédiqué toujours chez Aristote en référence à des processus,
on comprend que les processus quantitatifs qui n’alternent pas ou ne reviennent pas
à leur point de départ soient des processus d’accroissement ou de décroissement. Son
raisonnement consiste alors à dire que (comme argumenté plus haut) l’infinité en acte
est entièrement exclue, mais qu’en revanche l’infinité par division, elle, ne peut pas
être exclue. Nous avons déjà dit pourquoi : l’exclure reviendrait à nier la propriété de
continuité et l’omni-divisibilité des grandeurs. Comme le dit ici Aristote, « il est facile de
réfuter les lignes insécables », c’est-à-dire probablement de montrer leur incompatibilité avec
les principes de la géométrie. La conclusion est donc, dans le tableau à double entrée17 ,
que l’infinité doit au moins être par division et en puissance. Nous déduisons qu’il y a
17. Voir tableau 9.1.
9.3. INFINI EN ACTE ET INFINI EN PUISSANCE
421
Tab. 9.1 : Le tableau des infinis
En puissance
En acte
Par addition
?
Toujours faux
Par division
Vrai de la
grandeur
Toujours faux
un infini en puissance.
Cependant, ceci étant établi, il importe de faire une précision grammaticale décisive,
et expliquer pourquoi le principe général de prédication de la puissance ne s’applique
pas ici, à savoir que l’on dit d’un objet qu’il est quelque chose en puissance s’il peut
effectivement, à l’avenir, l’être en acte. Aristote affirme directement et catégoriquement
que ce n’est pas en ce sens que l’infini est dit en puissance. Pour expliquer cela, il va
entreprendre la comparaison entre le mode d’être des choses qui seront dites infinies et
celui des intervalles temporels, le jour et l’année, qui « existent par le fait d’être toujours
autre ». L’interprétation de cette comparaison est controversée18 , mais une des manières
de le comprendre est de dire que les périodes temporelles n’existent pas d’une manière
entière à la manière d’une substance (« un ceci, comme un homme ou une maison »),
mais sont précisément du type de ce que nous pouvons appeler un « processus », qui
recouvrent le passage d’un état actuel à l’autre et « existent par le fait d’être toujours
autres », « dont l’être n’advient pas comme une substance, mais est toujours dans la
venue à l’être ou la destruction ». Ce qui est infini, ce à quoi il manque une limite, n’est
pas du genre à se trouver entièrement existant, mais comme les intervalles temporels (qui,
eux, sont finis) il existe en ce qu’il est en cours, et son être actuel, toujours différent,
est aussi toujours limité, fini. On comprend donc que la puissance d’infinité n’est pas la
puissance d’être X (X = infini) d’un certain ceci, mais le fait que ce que peut être un
18. Soulier, Simplicius et l’infini cit., p. 25-36.
422
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
processus, sa puissance, n’a pas de limite. Expliquant cela, Aristote anticipe effectivement
sur ce que la scolastique développera comme différence du syncatégorématique et du
catégorématique, en établissant que l’infini ne doit pas être pensé comme un ceci infini
(∃x∀y, f ini(y) → x > y), mais comme un processus garantissant que pour toute réalité
actuelle finie, il est possible d’aller au-delà (∀y, f ini(y) → (∃x, x > y)).
Cependant, tout en expliquant ce cas général Aristote établit une différence, diffé-
rence entre processus cumulatifs tels que la division de la grandeur et processus noncumulatifs tels que le passage du temps et la génération des humains. L’idée est simple :
pour Aristote non seulement le temps n’a jamais commencé et ne finira jamais, mais le
cosmos a toujours été qualitativement pareil à ce qu’il est aujourd’hui, et notamment les
espèces semblent toujours avoir existé et devoir exister toujours en sorte que la génération des humains est elle aussi un processus infini. Mais ils ne sont pas des processus tels
qu’ils accumulent une quantité globale : aussi bien les années que les générations passées
ne sont plus présentes aujourd’hui. Quand j’opère une simple division dans la grandeur,
en revanche, je multiplie les grandeurs actuellement existantes et peux théoriquement
en produire une multiplicité arbitraire présente.
La différence n’est pas simplement là pour le plaisir de la distinction, mais elle soulève en
fait un point théorique important : si le temps a toujours eu lieu, pourquoi n’y a-t-il a pas
un « temps passé infini en acte », par exemple la multiplicité des années écoulées ? Si les
humains se sont toujours reproduits, pourquoi la multiplicité des humains jamais nés n’estelle pas effectivement donnée comme multiplicité infiniea ? L’hypothèse que nous ferions est
qu’Aristote établit une distinction fondamentale entre les processus cumulatifs et les processus non-cumulatifs, dont un cas particulier décisif est la différence entre le mouvement
linéaire et le mouvement circulaireb . Les processus non-cumulatifs, structurellement circulaires, sont les seuls pour lesquels il fait sens de penser qu’ils n’ont jamais commencé, car un
processus linéaire doit par essence avoir un point de départ. Or, un mouvement circulaire,
en tant qu’il a toujours eu lieu, est pensé comme simple, comme se maintenant à l’identique
à travers les temps. Pour pouvoir en accumuler le résultat, il faudrait entreprendre un processus semblable à un compte, c’est-à-dire un processus par essence cumulatif qui devrait
commencer un jour et ne pourrait jamais avoir atteint un compte infini. Dans le cosmos
9.3. INFINI EN ACTE ET INFINI EN PUISSANCE
423
aristotélicien, il est impossible qu’un esprit « compte » ou ait à l’esprit « l’ensemble » des
révolutions cosmiques ou des naissances humaines.
a. Nous avons trace écrite d’une objection en ce sens à la thèse aristotélicienne du noncommencement du temps chez l’auteur néoplatonicien chrétien Jean Philopon, cf. en particulier
Jean Philopon, Against Aristotle on the Eternity of the World, trad. du grec et annot. par Christian
Wildberg, introd. de Richard Sorabji, Duckworth, 1987, Jean Philopon, Against Proclus on the
eternity of the world, trad. du grec et annot. par Michael Share, introd. de Richard Sorabji, 2 t.,
Duckworth, 2004-2005 et Richard Sorabji, « Infinity and the Creation », in Philoponus. And the
Rejection of Aristotelian Science, sous la dir. de Richard Sorabji, Duckworth, 1987, chap. 9, p. 164178. Mais il nous parait absolument invraisemblable qu’Aristote n’ait pas anticipé ce problème.
b. Le livre VIII de la Physique établissant que le transport circulaire, non-cumulatif, est le seul
mouvement qui peut conserver une unité tout en occupant l’infinité des temps.
Après cet « arbitrage » général sur la question de l’existence de l’infini, Aristote va
régler la question du point d’interrogation restant dans le tableau, à savoir de l’infini
additif en puissance, dans le détail duquel nous ne pouvons pas rentrer ici19 . Il est
intéressant en revanche d’examiner la très instructive conclusion qu’Aristote tire un peu
plus loin (206b34-207a820 ) :
Il en résulte que l'infini est le contraire de ce qu'on dit : non pas ce au-delà de quoi il n'y
a rien, mais ce au-delà de quoi il y a toujours quelque chose, voilà ce qu'est l'infini. En voici
un indice : on appelle infinies les bagues qui n'ont pas de chaton, parce qu'on peut toujours
saisir quelque chose au-delà ; on parle ainsi par ressemblance, mais pas au sens propre, car il
faudrait qu'à cette propriété s'ajoute celle qu'on ne saisisse jamais la même partie ; or sur le
cercle il n'en va pas ainsi, mais c'est le consécutif qui est chaque fois autre. Est donc infini ce
dont, en le considérant selon la quantité, on peut toujours saisir quelque chose au-delà.
Nous lisons dans ce passage un ton nettement ironique, déflationniste vis-à-vis d’une
affirmation infinitaire grandiloquente : « l’infini est le contraire de ce que vous croyez,
non pas le transcendant, qui dépasse tout, mais au contraire ce qui est toujours dépassé.
Non pas un au-delà de ce monde ou une mystérieuse totalité, mais cet anneau tout
simple à votre doigt. » Au-delà de cette ironie, le passage est théoriquement très fort :
19. En résumé, il va juger que l’infini additif existe lui aussi à la manière d’un processus, mais qu’il
n’est vraiment infini que si l’addition se fait de façon similaire à la division, c’est-à-dire selon des parties
proportionnelles ou en général en formant ce qu’on appellerait une série convergente, à la Zénon. En
effet, c’est une doctrine aristotélicienne constante qu’il y a une limite stricte à la grandeur, c’est-à-dire
que strictement rien ne peut dépasser la taille du cosmos, qui est finie.
20. AristPhys, p. 161.
424
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
il établit clairement l’infini pensé comme inachevable, comme propriété d’un processus
inachevable et pas quantité d’un étant. C’est pourquoi il n’est pas une quantité maximale
ou transcendante, ce au-delà de quoi il n’y a rien, mais il se dit de ce qui implique un audelà : s’il y a absence de limite au processus, autrement dit s’il est (en puissance) illimité,
cela équivaut au fait qu’il ne soit pas illimité en acte parce que jamais achevé. L’image
de l’infini (selon une métaphore présente apparemment en Attique) n’est pas le cosmos,
mais l’anneau en tant qu’il exemplifie la structure d’inachevabilité. Ce n’est pas une
image cependant littérale, parce qu’un cercle est fini. Aristote peut alors apporter une
précision quant à la nature de l’infini en puissance : il se dit d’un processus susceptible
d’une accumulation sans fin du différent.
Nous comprenons alors (telle est en tout cas notre thèse) que l’infini (en puissance)
ainsi théorisé par Aristote est exactement celui que Zénon introduit en philosophie, à
savoir non pas (d’abord) l’infini comme quantité ou grandeur totale, mais comme propriété du résultat en accumulation d’un processus inachevable. Si nous osions, nous le
qualifierions volontiers du nom d’« infini de Zénon-Aristote ». Celui-ci peut éventuellement se dire d’un objet, mais alors il se dit soit d’une quantité en tant qu’elle résulte
(progressivement) d’une procédure ou d’un processus inachevable, soit d’un objet en tant
qu’il est susceptible de subir une telle procédure.
9.4 Infini préalable et infini achevé
Tout cela ne doit cependant pas le moins du monde nous conduire à penser que cette
forme d’infini en puissance est la seule notion adoptée par des penseurs de la Grèce ancienne. Depuis les plus anciens textes que nous ayons, les penseurs grecs ont fait un usage
positif du terme d’« apeiron », et chez Aristote au moins nous trouvons des témoignages
formels de ce que nous reconnaissons comme « infini en acte » attribué à l’atomisme ancien. Si les usages anciens de l’infini sont riches et variés21 , nous nous intéresserons ici à
21. Sur les usages de l’infini dans la Grèce ancienne, on pourra commencer notamment par Soulier,
Simplicius et l’infini cit., et Wilbur R. Knorr, « Infinity and continuity. The Interaction of Mathematics
and Philosophy in Antiquity », in Infinity and Continuity in Ancient and Medieval Thought, sous la dir.
de Norman Kretzmann, Ithaca, 1982, p. 112-145.
9.4. INFINI PRÉALABLE ET INFINI ACHEVÉ
425
l’« infini en acte », compris comme ce qui serait la version en acte de l’infini en puissance
d’Aristote, l’infini que nous pouvons reconnaitre comme un infini mathématique. Plus
précisément encore, nous nous intéressons à l’affirmation de l’existence actuelle d’une
multiplicité infinie (d’atomes, de mondes…) ou d’une chose à la grandeur infinie (une
droite, l’univers…). On trouve régulièrement une forme de confusion dans l’expression
du rapport des penseurs grecs avec l’infinité en acte. Cette confusion n’est pas sans rapport avec le sujet qui nous occupe, et produit notamment l’idée que les Anciens croient
à un problème posé par Zénon parce qu’ils croient en l’impossibilité de l’infini actuel.
Nous souhaitons alors, afin de clarifier la question de l’infini en acte dans l’Antiquité,
proposer une distinction conceptuelle, que nous n’inventons certes pas, mais que nous
n’avons jamais vu nommée et identifiée comme telle dans la littérature.
9.4.1 Distinctions croisées
La distinction que nous proposons s’ajoute en même temps qu’elle s’articule à la distinction aristotélicienne classique. Elle consiste à distinguer deux sens pour une infinité
d’être en acte – sans que ces deux sens prétendent d’ailleurs épuiser les possibilités ; les
deux sens sont des contraires et non des contradictoires. Nous proposons de distinguer
entre le fait de parler d’une multiplicité (ou grandeur) infinie donnée d’avance et antérieurement à toute opération – peu importe pour le moment la manière dont on définit
cette infinité – et le fait de parler spécifiquement d’une infinité qui soit le résultat ou la
limite atteinte d’une certaine opération infinie.
Nous donnons un exemple de l’un et l’autre, sans trop nous préoccuper de sa cohérence ou vraisemblance : d’après ce que nous croyons comprendre, l’astrophysique
contemporaine n’interdit pas de supposer qu’il existe une pluralité, voire une infinité,
d’univers analogues au nôtre – ce que nous appelions notre « univers » devant alors se
contenter du nom modeste d’« univers visible ». Si l’on suppose qu’il y a en ce sens une
infinité d’univers analogues au notre, nous voulons signifier que cette multiplicité infinie
existe en acte, que ces univers sont vraiment là. Mais nous voulons aussi – admettons-le
pour les besoins de l’exposition – dire que ces univers existent antérieurement à toute
426
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
opération, que toute opération ne prend place qu’en leur sein. Ainsi nous employons
l’idée d’infinité en acte seulement dans le premier sens, d’une multiplicité infinie donnée
d’avance. Si maintenant nous supposons qu’un être surnaturel peut passer d’univers en
univers et qu’il ramène un souvenir de chacun des univers en multiplicité infinie. S’il
achève ces visites, il aura rassemblé une infinité de souvenirs, mais cette infinité sera
le résultat infini d’une opération infinie. Ou encore, on pourrait supposer que cet être
surnaturel veuille vérifier le cardinal de la multiplicité des univers, et entreprenne de
les compter, tombant juste, sur le cardinal ℵ0 . Le résultat de son compte, en tant que
résultat, résulterait d’une opération infinie de compte. On propose de nommer ces deux
modes de l’infinité en acte respectivement « l’infini préalable » et « l’infini achevé ».
Avant de tenter d’évaluer la pertinence historique de la distinction par examen de
textes, nous voudrions faire une remarque préliminaire sur le rapport entre la distinction
que nous proposons et la distinction classique. En effet, l’infini préalable et l’infini achevé jettent à première vue des lumières très différentes sur la distinction classique entre
infini en puissance et infini en acte. Chez Aristote, nous l’avons vu, l’infini en puissance
est exactement défini comme ce qui ne trouve pas de fin ou d’achèvement. Loin qu’une
chose infinie en puissance se « dirige » vers un état possible d’infinité en acte, c’est
au contraire précisément parce qu’elle ne peut jamais atteindre un tel état déterminé
d’accomplissement qu’elle est dite infinie (en puissance). En retour, on définit volontiers,
intuitivement, l’infini en acte, catégorématique, comme ce qui est « inatteignable », « inachevable », transcendant en général aux diverses opérations successives qui pourraient
tenter de l’appréhender et définit comme infini à travers cette transcendance. On voit
que ces deux perspectives complémentaires concordent parfaitement avec la notion de
l’infini préalable : celui-ci a la forme d’un état stable, jamais atteint, et jamais dominé
par les processus qui sont dits infinis en croissance. Aristote rejette certes en général
l’existence d’un infini en acte, mais si celui-ci est compris comme infini préalable on
comprend ce qui fait de l’infini en acte et de l’infini en puissance des infinis. Si on considère en revanche la notion d’infini achevé, les choses sont plus délicates : l’infini achevé
est en effet manifestement censé être la forme achevée de l’infini en puissance. Mais on
9.4. INFINI PRÉALABLE ET INFINI ACHEVÉ
427
ne comprend alors plus simplement pourquoi celui-ci mérite de s’appeler infini, s’il peut
être achevé et connait une limite. Pour la même raison il est supposé être le résultat de la
complétude d’un domaine infini par une opération successive, le domaine ne se trouvant
alors plus transcendant à l’ordre opératoire nous ne savons plus simplement dire en quel
sens il est infini22 .
9.4.2 L’infini achevé dans le contexte argumentatif du IVe siècle av.
J.-C.
En quoi cela nous permet-il d’éclairer la question de l’infini en acte dans l’Antiquité ?
On dit parfois que dans l’Antiquité grecque seul l’infini en puissance était admis, et que
c’est la modernité, peut-être sous l’effet de l’infinité positive divine et de la théologie, qui
ont conduit à l’admission d’une forme d’infini en acte, moment théologique auquel a fait
suite, irrésistiblement, la mathématique moderne puis contemporaine au premier chef de
laquelle la théorie des ensembles transfinis. Il y a du vrai dans ce tableau brossé à très
grands traits, mais quiconque connaît un tout petit peu d’histoire antique sait qu’il n’est
pas exact, ne serait-ce que pour une raison très nette, dont nous avons déjà parlé : il y
a au moins une tradition philosophique antique qui soutient qu’il y a dans la nature des
multiplicités infinies absolument en acte, et une grandeur actuellement infinie, à savoir la
tradition atomiste. D’après au moins certains représentants de cette tradition, l’univers,
ou le vide, sont infinis en étendue (megethei) et les atomes sont infinis en multiplicité
(plêthos), d’après le témoignage d’Aristote qui est loin d’être unique23 :
Démocrite pense que la nature des choses éternelles consiste en de petites substances (ousias)
illimitées en multiplicité (plêthos apeirous), et suppose en outre pour celles-ci un lieu illimité
par la grandeur (apeiron tô megethei).
22. Il nous faut clarifier un malentendu : nous savons bien qu’il y a des manières de qualifier l’infini autrement que par l’inachevabilité des processus et la transcendance des domaines sur l’opératoire,
notamment la définition logiciste de Dedekind ou une autre définition qui parte d’un concept indépendant de « fini ». Ce que nous voulons dire c’est que l’idée d’infini achevé ne fonctionne pas avec les
notions d’infini telles qu’elles sont définies classiquement et notamment dans les idées antiques d’infini
en puissance et d’infini en acte.
23. Démocrite, DK A37 - LM D29. Fragment 208 Rose du Sur Démocrite d’Aristote, dans Simplicius,
Commentaire du “Ciel” d’Aristote, p. 294.33-295.3
428
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
De fait, tant chez Platon, dans le Timée, que chez Aristote, par exemple dans le
Traité du Ciel, on trouve des réfutations ou en tout cas des refus explicites de la thèse
de l’infinité des mondes, et chez Aristote de nombreux arguments précis contre diverses
infinités actuelles (de vitesse, de grandeur, etc.). Nous voulons simplement relever ici, ce
qui ne devrait pas prêter à controverse, que rien n’indique que le refus de l’infini en acte
puisse être le point de départ de la discussion, une thèse commune à partir de laquelle
mener des argumentations dialectiques contre des adversaires. Il s’agit au contraire d’une
thèse soutenue par des adversaires, qu’il faut explicitement réfuter.
Eh bien, avons-nous eu raison de déclarer que le ciel est unique, ou eût-il été plus juste de dire
qu'il y en a plusieurs et même une infinité ? Nous devons dire qu'il est unique, dès là que le
démiurge l'a fabriqué d'après ce modèle. Platon, Timée, 31a, trad. L. Brisson
Si [les éléments] sont finis ou infinis, et, s'ils sont finis, quel est leur nombre, nous pourrions
ensuite nous le demander. Aristote, Traité du Ciel, III, 4, 302b10
[…]Il faut examiner le reste, et d'abord s'il existe un corps infini, comme la plupart des anciens
philosophes l'ont pensé, ou si c'est là une impossibilité. En effet, prendre ce parti ou le premier
n'est pas une petite affaire, mais change du tout au tout dans l'étude de la vérité.Aristote, Traité
du Ciel, I, 5, 271b, trad. Dalimier-Pellegrin
Par contraste, nous voudrions attirer l’attention, de nouveau24 , sur le paradoxe de la
Dichotomie ou plus précisément sur l’attitude d’Aristote à son égard25 dans la Physique.
On se souvient que l’argument y est exposé en plusieurs lieux. Parmi ceux-ci, le dernier,
que l’on trouve dans le livre VIII, est particulièrement intéressant pour ce qui nous
occupe ici, car le passage nous renseigne sur le contexte implicite d’argumentation dans
lequel se situe Aristote, où il semble que l’on puisse voir le problème de l’infini achevé
jouer un rôle. Nous citons une fois de plus le passage26 :
24. Cf. la section 5.5.1.
25. Au sujet de la Dichotomie chez Aristote, voir notamment Richard McKirahan, « La dichotomie de
Zénon chez Aristote », in Qu’est-ce que la philosophie présocratique ?, What is Presocratic Philosophy ?,
sous la dir. d’André Laks et Claire Louguet, trad. de l’anglais par Claire Louguet, Presses Universitaires
du Septentrion, Lille 2002, p. 465-496.
26. 263a4-22, d’abord LM R18 puis Aristote, Premiers Analytiques cit., p. 366, légèrement modifié
par nous.
9.4. INFINI PRÉALABLE ET INFINI ACHEVÉ
429
Il faut répondre de la même manière aussi à ceux qui posent la question de l'argument
de Zénon [et considèrent] qu'il faut toujours traverser la moitié, qu'elles sont illimitées (taûta
d'apeira), et qu'il est impossible de parvenir à traverser jusqu'au bout des choses illimitées (ta
d'apeira adunatov diexeltheîn), ou, comme d'autres formulent différemment la question que
pose ce même argument, quand ils pensent que dans le même temps que le mouvement couvre
la moitié, il faut compter d'abord la moitié qui advient chaque fois, de sorte que quand on a entièrement traversé la totalité, il se produit qu'on aura compté un nombre illimité (apeiron
sumbainei êrithmêkenai arithmon). Or ceci est, de l'aveu général (homologoumenos), impossible.
Dans nos premiers exposés sur le mouvement, nous avons donné une solution par le
fait que le temps possède en lui-même des illimités, car il n'est en rien absurde qu'en un temps
illimité on traverse (dierkhetai) des illimités, et l'illimité existe de la même façon dans la longueur et dans le temps. Toutefois cette solution était suffisante par rapport à la demande
(pros men ton erôtônta) (car on demandait si, dans un temps limité, on pouvait traverser complètement (diexeltheîn) ou compter (arithmêsai) des illimités), mais elle n'est pas
suffisante par rapport à la chose elle-même et à la vérité (pros de to prâgma kai tûn alêtheian). Si, en effet, laissant de côté la longueur et la question de savoir si l'on peut traverser
complètement des illimités en un temps limité, on se demande cela à propos du temps luimême (car le temps possède des divisions illimitées), cette solution ne suffira plus.
Ce texte nous raconte qu’Aristote se confronte d’abord à une demande initiale, un
défi dialectique auquel il lui faut apporter une réponse. Il reçoit cette demande sous la
forme « Comment traverser en un temps fini une étendue donnée, si celle-ci est infinie ?27 » Aristote apporte une première réponse dans le livre VI, réponse qu’il qualifie
ici deux livres plus tard de « suffisante par rapport à la demande ». Sa réponse consiste
à dire qu’il y a une ambiguïté sur l’emploi du terme d’“infini” dans la question, en sorte
que temps et étendue peuvent être dit “infini” soit relativement aux limites soit relativement à la division. Par suite, au sens où le temps est fini, l’étendue est aussi finie
27. Nous avons expliqué plus haut pourquoi nous considérons qu’il ne s’agit pas de la forme originelle
de l’argument de Zénon, mais d’une reprise dialectique contemporaine d’Aristote. Cela n’a pas une grande
importance pour notre propos ici.
430
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
et au sens où l’étendue est infinie, alors le temps aussi est infini28 . On a répondu à la
demande dialectique, présentant une difficulté apparente, en montrant que la difficulté
était illégitime, ne reposant que sur le dédoublement de la signification de l’infini. On
remarque que cette réponse ne s’engage pas vraiment sur le plan dogmatique, elle se
contente de réfuter en acceptant les termes proposés de fini et d’infini.
Aristote semble alors, dans le livre VIII, avoir comme un scrupule, et reconnaître que
s’il entreprend un traité du mouvement, du temps et de l’infini il ne peut pas se contenter
d’évacuer la difficulté dialectique par une réponse qui ne va pas au bout du problème.
Il passe alors au plan de la discussion dogmatique, « sur la chose même et la vérité ».
Aristote a deux manières de faire voir ce problème réel : reposer la question au niveau
du temps lui-même et formuler la question en termes de compte jusqu’à l’infini. Les
deux manières ont pour résultat de faire voir que le problème n’est pas dans le contraste
fini/infini, mais dans l’achèvement de l’infini, c’est-à-dire l’être accompli et dans un
état final et dépassé du résultat d’un infini en puissance, d’un infini en croissance :
« il se produit que l'on aura compté un nombre infini. Or ceci est, de l'aveu général, impossible. » C’est
sur ce passage que nous voulions attirer l’attention : l’impossibilité d’avoir compté un
nombre infini est homologouménôs, admise unanimement, reconnue par tous. Il s’agit
d’un point commun d’accord entre les disputants, sur la base duquel peut se jouer la lutte
dialectique. Or, l’avoir compté un nombre infini, de même que l’avoir traversé jusqu’au
bout des illimités (en supposant que tous se retrouvent dans une totalité accumulée des
entités traversées) constitue précisément l’idée d’un infini achevé telle que nous avons
souhaité la développer.
Nous voudrions donc suggérer simplement ce premier point conforme à notre hypothèse : l’inexistence et l’impossibilité d’un infini en acte compris comme infini éternel et
préalable n’est en rien un homologouménôs au e siècle, mais l’inexistence et l’impossibilité
de l’infini en acte compris comme infini achevé, comme résultat achevé d’une poursuite
concevable comme infini en puissance, cela est en revanche un tel homologouménôs, une
impossibilité unanimement acceptée.
28. Cf. section 5.5.1
9.4. INFINI PRÉALABLE ET INFINI ACHEVÉ
431
On peut développer ce point en rappelant ce qu’on peut considérer comme les types
de réponses antiques possibles aux paradoxes de Zénon : dans la présentation qu’on
trouve parfois d’une Antiquité « finitiste », il arrive qu’on juge que les paradoxes de
Zénon ne produisent une contradiction que si l’on refuse d’emblée et dogmatiquement
l’infini en acte. Or ce n’est pas là la situation historique. Notre thèse est au contraire que
l’acceptation de l’infini en acte, compris comme infini préalable, est le fait de ceux qui
acceptent le verdict de Zénon sur les contradictions produites par la division à l’infini.
C’est-à-dire que loin que les arguments zénoniens ne paraissent contradictoires que du
fait du refus dogmatique de l’infini, ce sont ceux qui acceptent l’infini en acte qui les
reconnaissent comme des arguments concluants29 . Ceux qui jugent que l’admission d’une
infinité en puissance est susceptible de conduire à des apories sont ceux qui acceptent
l’infini en acte, et à l’inverse ceux qui, comme Aristote, tiennent à la division à l’infini et
n’admettent pas qu’elle produise des contradictions, ceux-là rejettent catégoriquement
l’infini actuel30 .
Cette situation qui va à contre-courant d’une certaine attente sur la perspective
antique, n’est possible parce que les deux philosophies adverses partagent un refus commun : le refus de l’infini achevé, compris comme état achevé de la poursuite dans le
temps d’un infini en puissance, qui nous semble être unanimement considéré comme évidemment absurde dans l’Antiquité31 . C’est pourquoi l’infini préalable est admis comme
détaché entièrement de processus infinis du type infinité en puissance, et qu’il est, en un
sens, conceptuellement opposé à l’infini achevé.
29. Simplement, ils les acceptent comme des arguments concluants contre la continuité, non des
arguments concluants contre le mouvement.
30. Bien sûr, nous simplifions ici la situation pour les besoins de l’argument en faisant comme si
Aristote et les Atomistes étaient les deux seuls adversaires en lice.
31. Cette affirmation mériterait évidemment une justification plus complète et nécessiterait à la limite
un examen exhaustif des sources, que nous ne pouvons pas mener ici. Voir néanmoins notre discussion
d’une instance apparente d’infini achevé chez Porphyre (mais, en un sens, triplement fictive, puisqu’elle
prend place dans une réduction à l’absurde, elle-même jugée invalide par Porphyre, et attribuée à Parménide par une reconstitution historique fautive) dans l’encadré p. 128, ainsi que notre mise au point
sur les méthodes archimédiennes dites (à tort) d’“exhaustion” et des “indivisibles” dans notre annexe F.
432
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
9.4.3 Nombre et multiplicité
Il faut commenter de plus près l’expression traduite par « avoir compté un nombre
infini ». La différence entre l’infini préalable et l’infini achevé concerne en effet une distinction conceptuelle et terminologique présente dans la philosophie et les mathématiques
grecques, mais pas toujours prise en compte dans les traductions, qui est la différence
entre « nombre » (arithmos) et « multiplicité » (plêthos). La notion de multiplicité apparaît en grec ancien comme plus générale, et comme recouvrant plusieurs des usages
qui sont réservés au terme de nombre au moins en français. De fait, dans Euclide même
le nombre est défini comme constituant un genre de multiplicité32 :
Le nombre (arithmos) est la multitude (plêthos) composée d'unités.
Il semble que la notion de nombre recouvre spécifiquement ce qui relève de l’opération
de dénombrement, ou de compte. Le nombre est le résultat de l’opération de compte,
ce qui a été compté, mais cela semble aussi avoir été, originellement, ce qui compte, par
opposition à ce qui ne compte pas. Comme le dit Bernard Vitrac33 , rapportant l’analyse
de W. Burkert34 :
La Définition VII. 2 fait appel à la notion non définie de multitude (πλῆθος), laquelle doit
donc être logiquement antérieure à celle de nombre. D'un point de vue aristotélicien le nombre
devrait être une des espèces de la multitude : celle composée à partir d'unités. Selon W. Burkert, l'opposition nombre/multitude (ἀριθμός/πλῆθος) est ancienne dans la langue : dès
Homère les deux termes s'opposent comme « ce qui compte » et « ce qui ne compte pas »,
soit, dans le contexte épique de l'Illiade, d'une part le guerrier compétent, d'autre part la
foule innombrable et anonyme. Chez Hérodote, dans la célèbre discussion des trois régimes,
le gouvernement populaire est celui où commande τὸ πλῆθος. Si, dans le contexte décrit
par Burkert, ἀριθμός a indéniablement des connotations aristocratiques, le développement
des institutions démocratiques amènera un retournement sémantique complet puisque, dans
32. Euclide d’Alexandrie, Éléments V-IX cit., Livre VII, déf. 2, p. 248.
33. Ibid., p. 249.
34. Walter Burkert, Weisheit und Wissenschaft. Studien zu Pythagoras, Philolaus und Platon, Hans
Carl, Nürnberg 1962, p. 266.
9.4. INFINI PRÉALABLE ET INFINI ACHEVÉ
433
la théorie des « deux égalités », l'égalité démocratique sera désignée comme l'égalité par le
nombre (ἀριθμῷ) par opposition à l'égalité géométrique (ou selon le mérite : κατ' ἄξιαν).
Il est alors possible de revenir à la phrase d’Aristote et d’analyser l’idée du nombre
infini. Le premier élément à noter est l’usage de l’infinitif parfait, « avoir compté »,
êrithmêkenai, qui indique l’état accompli passé de l’opération, cette opération étant
justement l’opération de compte. Le résultat d’une opération infinie achevée de compte
devrait être un nombre, et ipso facto un « nombre infini », véritable contradiction in
adjecto. Mais il faut noter deux choses. La première, c’est que si l’idée d’un nombre
infini est absurde aux yeux d’Aristote, en revanche il est possible et même nécessaire
de dire que « le nombre » est infini, par quoi il faut comprendre qu’il n’a pas de borne
supérieure et que l’opération de dénombrement est inachevable. La deuxième c’est que,
comme nous l’avons vu avec les atomistes, l’idée de « multiplicité infinie » est rejetée
par Aristote, mais n’est pas considérée comme universellement absurde ou du niveau de
la contradiction immédiate in adjecto. Cette différence de vocable reflète la différence
entre infini préalable et infini achevé35 .
La pertinence de cette distinction et ses effets théoriques, remarquons-le, ne sont
pas limités à l’Antiquité grecque. Il suffit par exemple de considérer ce texte du Kant
« pré-critique », héritier tant du rationalisme scolastique que de la philosophie moderne,
pour y retrouver semble-t-il aussi bien la différence entre nombre et multiplicité que la
vision claire du fait que l’impossibilité de l’infini achevé ne peut pas être transférée à
l’impossibilité de l’infini préalable. La différence, décisive, entre ce texte de Kant et les
textes aristotéliciens, c’est que l’idée d’un intellect divin y apparait comme opérateur
crucial36 .
35. Il faut donc prendre garde au fait quelque peu malheureux, quoique linguistiquement compréhensible, que nombre des traducteurs et traductrices les meilleures bien souvent ne prennent pas en compte
cette différence et traduisent tant l’adjectif neutre pluriel « apeira » que l’expression « apeira plêthei »
par le français « en nombre illimité ». Sur la différence entre nombre et multiplicité et son rôle logique
dans la composition des Éléments d’Euclide en particulier, voir encore Vitrac, in Euclide d’Alexandrie, Éléments V-IX cit., Notice, “Sur les présupposés du Livre V”, p. 127-134, commentaire de VII,
Déf. 2, p. 248-251, Introduction, B. “La mesure des grandeurs et l’arithmétique”, p. 15-19.
36. Immanuel Kant, La Forme et les principes du monde sensible et du monde intelligible, (Dissertation
de 1770), in Dissertation de 1770, suivie de Lettre à Marcus Herz, sous la dir. d’Alexis Philonenko, trad.
du latin, annot. et introd. par Paul Mouy, Vrin, 1995, Section I, § 1, note, p. 25. Kant souligne, nous
graissons.
434
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
Ceux qui rejettent l'infini mathématique actuel ne se donnent pas beaucoup de peine. […]
[I]ls appellent la multitude infinie nombre infini, et ils disent qu'il est contradictoire, ce qui est
très manifeste, mais, là, on ne se débat que contre un fantôme mental. Tandis que, s'ils concevaient l'infini mathématique comme une quantité qui, rapportée à une unité de mesure, est
une multitude plus grande que tout nombre, si, de plus, ils remarquaient que l'aptitude à être
mesuré ne signifie ici que le rapport à la capacité de l'esprit humain, lequel ne peut atteindre
cet achevé, qui s'appelle nombre, qu'en additionnant successivement l'unité à l'unité selon un
concept défini de multiplicité, en achevant ce progrès en un temps fini, ils remarqueraient
bien ceci : ce qui ne s'accorde pas avec une loi déterminée d'un certain sujet ne dépasse pas,
pour autant, toute intelligence, puisqu'il pourrait y avoir un entendement, non certes humain,
capable de saisir distinctement, d'un coup, une multitude, sans l'application successive de
la mesure.
Kant réfute ici les arguments qu’il juge trop rapides, voulant conclure à l’impossi-
bilité d’un « infini mathématique ». La logique du raisonnement est très intéressante :
le critère d’admission d’un concept, outre sa possibilité intrinsèque, est la capacité d’un
entendement à le définir. Et Kant admet que la mesure d’une multiplicité (sa cardinalité)
est pour les humains dépendante de la faculté successive du dénombrement, c’est-à-dire
que toute cardinalité spécifiquement appréhendée par un humain est un nombre, qui est
par essence un achevé. Le nombre répond en effet à la structure d’achevabilité, il doit
être produit par un processus commençant et trouvant fin. Mais l’infini mathématique
n’en est pas contradictoire pour autant, précisément parce qu’il n’a pas à être défini
comme nombre (sinon, du fait de la structure d’achevabilité, il serait contradictoire),
mais comme multiplicité plus grande que tout nombre (c’est-à-dire exactement infini en
acte transcendant aux opérations infinies en puissance). Outre l’absence de contradiction immédiate du concept, reste à assurer sa concevabilité, et c’est là que l’intellect
divin intervient comme opérateur de saisie non-successive des multiplicités. On a alors
de quoi appuyer l’idée d’une multiplicité infinie (préalable), capable d’être conçue, de
donner lieu à un concept distinct, qui n’est certes pas préalable à toute opération, mais
qui est bien indépendant de toute opération successive infinie. Bien sûr en termes du
9.5. IDÉES DE LA RAISON ET INFINI MATHÉMATIQUE
435
Kant de la Critique de la raison pure, ce concept d’infini mathématique reste un concept
problématique, que nous ne pouvons concevoir, mais dont nous ne pouvons pas exclure
la possibilité, car nous ne pouvons exclure la possibilité d’un entendement aux lois différentes du nôtre. La conclusion semblerait devoir être que nous n’avons pas un concept
déterminé d’une multitude infinie.
9.5 Idées de la Raison et infini mathématique
9.5.1 Idéalisation et infini préalable
Notons que la thématisation kantienne de l’infini invoquée à l’instant est très différente de celle qui est généralement connue, et qui est celle des Idées de la raison. L’Idée,
telle que définie dans la Dialectique transcendantale, est justement inséparable d’une
procédure successive dont elle veut être la totalisation, irreprésentable et ne pouvant
par conséquent être donnée. L’Idée est ce que la raison exige au titre de la complétude
d’une chaîne de présuppositions. La conclusion de Kant, prise schématiquement, est que
l’exigence de la raison serait légitime dans le domaine nouménal, dans le domaine des réalités en soi, mais ne peut légitimement fonder un jugement catégorique dans le domaine
phénoménal, des représentations. Or justement, ce qui caractérise le phénoménal est sa
constitution dans l’espace et le temps, et en particulier ici le fait que la série soit pensée
comme série temporelle, saisie à travers un certain processus indéfiniment répétable37 . Si
l’objet pensé dans l’Idée devait avoir une légitimité comme objet, il faudrait alors qu’elle
puisse s’extraire de son origine temporelle, se présenter comme indépendante de la forme
du temps à la manière de l’infinité préalable de la multiplicité. En somme, faire oublier
son statut d’idéalisation d’un processus pour se présenter sous la forme de l’éternité. Si
l’on y réfléchit, cependant, la multiplicité infinie préalable, perçue par un entendement
non-temporel et censée représenter la bonne forme de l’infinité mathématique, était ellemême en pratique définie par différence d’avec le nombre infini achevé, grâce à l’échappée
37. Il resterait à savoir s’il est possible, d’un point de vue kantien, de penser une série autrement que
comme temporelle, et s’il peut y avoir, même à titre problématique, quelque chose de tel qu’une série
nouménale.
436
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
au temporel permise par l’esprit divin. Dans l’analyse même du Kant pré-critique, nous
n’acquerrons la notion de multiplicité qu’à travers la pratique sérielle du nombre, et on
peut soupçonner que nous ne cherchons désespérément la multiplicité infinie que comme
échappée aux limitations de la temporalité, sous la forme de l’idéalisation. C’est de ce
soupçon dont nous désirons parler plus avant et sur lequel nous aimerions bâtir.
En effet, nous proposons l’hypothèse suivante. (Nous sommes d’avance convaincu de
son caractère grossier et ultimement inadéquat, mais il nous paraît intéressant de la
poursuivre aussi loin qu’elle demeure opérante). Nous suggérons qu’il est ultimement
impossible de faire un usage intéressant de l’infini en mathématiques sans impliquer une
forme de l’infini achevé, en raison du fait qu’un infini purement préalable ne permettrait
aucun usage ou développement conceptuel pertinent ; mais que, d’un autre côté, un infini
achevé au sens propre et littéral serait également dépourvu de sens, pour des raisons liées
à la forme a priori de la processualité ; par conséquent, afin de pouvoir faire usage de
l’infini en mathématiques, il devient nécessaire, en quelque manière, de “faire passer”
un infini achevé pour un infini préalable. Plus exactement, il est nécessaire d’extraire
un développement indéfini de sa forme temporelle progressive, pour le considérer sous
une forme éternitaire ayant toujours déjà incorporé les résultats de tout développement
progressif. C’est-à-dire qu’aurait toujours lieu une forme de ce qu’on pourrait appeler
« idéalisation », dans la lignée de Kant, et qui est également exprimée dans ce que nous
visions sous la forme de la conversion d’un futur pur en passé pur38 .
Comment est-il possible d’appliquer cette hypothèse grossière ? Le point de départ est
le fait qu’il paraît difficile de traiter dans une théorie mathématique d’objets “éternels”
entièrement préexistants, indépendants, et indifférents aux opérations qu’il est possible
de faire sur eux. Au contraire, les objets des théories semblent devoir être définis par des
opérations, des constructions – ou des propriétés elles-mêmes définies par des opérations
et des constructions – sans quoi il n’y aurait aucune identité mathématique de ces objets,
aucun moyen de les caractériser au sein de la théorie. Il semble donc en particulier
impossible d’impliquer un infini dans une théorie mathématique qui soit du type de
38. Cf. section 8.1.1.
9.5. IDÉES DE LA RAISON ET INFINI MATHÉMATIQUE
437
l’infinité divine entièrement préalable et transcendante vis-à-vis de toute forme d’activité
humaine possible, sur un mode pleinement soustractif. Il faudra que cet infini soit défini
comme tel relativement à des opérations et en comparaison avec les possibles objets finis
produits par ces opérations, mais considéré sous la forme de l’anticipation préalable de
l’indéfinité des opérations possibles.
Nous allons tenter d’appliquer cette idée à deux exemples élémentaires et classiques,
provenant de contextes mathématiques très divers, puis nous réfléchirons aux limites de
ce qu’il est réellement possible de conclure de cette hypothèse, quand bien même elle
serait jugée pertinente.
9.5.2 Un « illimité donné » dans Euclide
Le premier exemple se trouve, d’une manière peut-être surprenante, dans une des
premières propositions des Éléments d’Euclide39 . Dans les Éléments, les droites40 sont
d’abord définies et caractérisées dans les définitions, qui nous apprennent qu’« une ligne
est une longueur sans largeur » et que « les limites d’une ligne [si elles existent] sont des
points », qui définissent la ligne droite, indiquent que les limites d’une surface [si elles
existent ?] sont des lignes, définissent les angles en termes des lignes qui les contiennent,
et surtout définissent les droites parallèles comme « celles qui étant dans le même plan
et indéfiniment (eis apeiron) prolongées de part et d’autre, ne se rencontrent pas, ni d’un
côté ni de l’autre. » Dans toutes ces caractéristiques, la ligne et son espèce la ligne droite
ne sont présupposées ni limitées ni illimitées. Il est simplement indiqué que si elles ont
des limites, celles-ci sont des points, et que le parallélisme nécessite pour sa définition
une négation portant sur la poursuite indéfinie d’une procédure – sans que cela empêche
des droites limitées d’être dites « parallèles ».
39. Nous devons à David Rabouin d’avoir attiré notre attention sur ce fait et son importance philosophique. Cf. David Rabouin, L’invention de l’espace chez les Grecs, Conférence dans le cadre du Séminaire
de Philosophie et de Mathématiques 2014 ayant pour thème « L’invention de l’espace : enjeux philosophiques », École Normale Supérieure, Paris 27 jan. 2014, http://savoirs.ens.fr/expose.php?id=1637
(visité le 12/07/2018).
40. Qui sont chez Euclide en général finies, c’est-à-dire ce que nous appelons des “segments” de droite.
Précisément, chez Euclide, ces segments n’ont pas à attendre d’avoir une droite infinie à segmenter, ils
sont des objets primitifs.
438
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
Ce sont les « demandes » qui nous indiquent ce que nous pourrons faire avec les
lignes et présupposer à leur propos. La première nous autorise à « mener une ligne
droite de tout point à tout point », la seconde à « prolonger continûment en ligne
droite une ligne droite limitée ». La première nous permet donc de produire des droites
limitées bien déterminées, et la seconde de prolonger de telles droites données. Il est
intéressant de remarquer que l’énoncé euclidien ne précise pas le statut limité ou non de
la droite obtenue, mais le contexte discursif semble rendre impossible l’idée qu’Euclide
nous « demande » d’admettre la possibilité de produire une droite illimitée à partir d’une
droite limitée, opération que certainement nous ne sommes pas capables de faire. Vitrac
écrit41 :
Le résultat de l'opération sera encore une droite limitée, mais comme le prolongement peutêtre réitéré, la droite peut être envisagée comme indéfinie ou potentiellement infinie. Dans la
proposition 1242 , Euclide utilise le fait qu'une telle droite partage le plan en deux demi-plans.
Les objections rapportées par Proclus dans certaines de ses discussions signifient peut-être que
ce postulat n'était pas accepté de tous.
Du fait que la capacité de prolongement arbitraire d’une droite était contestable
dans l’Antiquité, on peut conclure qu’en effet, a fortiori, le résultat d’un prolongement
déterminé sera lui-même limité. Nous nous accordons tout à fait avec Vitrac sur le fait
que du fait de l’universalité de l’axiome, la procédure qu’il permet produisant de nouveau
un objet susceptible de subir cette procédure, celle-ci est infiniment réitérable. Par suite,
d’une certaine manière, la droite peut être dite « illimitée » au sens de ce qui est capable
de résulter d’une opération inachevable, toujours plus grande que tout état pouvant être
obtenue par une procédure de prolongement déterminée, et on admettra que d’une droite
donnée on peut produire une droite arbitrairement grande43 .
41. Euclide d’Alexandrie, Éléments I-IV cit., p. 169.
42. Nous allons y venir longuement.
43. Néanmoins, il est amusant et peut-être important de noter qu’à la lettre, la demande ne nous
autorise pas à produire cette conclusion : une situation où je peux, pour toute droite limitée donnée,
la prolonger une première fois d’une certaine longueur déterminée p, puis pour chaque n-ème itération
suivante de l’opération de prolongement, la prolonger plus avant uniquement d’une longueur maximale
p/2n , ne m’autoriserait pas à dépasser toute distance, tout en satisfaisant la demande.
9.5. IDÉES DE LA RAISON ET INFINI MATHÉMATIQUE
439
La cinquième demande, enfin, constitue le fameux postulat des parallèles, et énonce
« que, si une droite tombant sur deux droites fait les angles intérieurs et du même côté
plus petits que deux droits, les deux droites, indéfiniment prolongées, se rencontrent
du côté où sont les angles plus petits que deux droits. » On remarque encore une fois
que la demande ne semble du moins pas supposer l’existence de droites illimitées, mais
simplement un fait a priori obtenu au cours d’un développement indéfini.
Dans les premières propositions du livre I, Euclide ou bien utilise des droites limitées
– soit en le précisant explicitement comme dans les propositions 1 ou 10, soit en laissant
le contexte le sous-entendre, comme dans la proposition 2 – ou bien laisse indéterminé
le statut de droites données, par exemple celles qui définissent un angle comme dans les
propositions 9 ou 11. Mais dans la proposition 12, Euclide spécifie la « donation » d’une
droite illimitée :
12
Mener une ligne droite perpendiculaire à une droite illimitée donnée à partir d'un point donné qui n'est pas sur celle-ci.
F
C
A
G
D
H
E
B
Soient d'une part la droite illimitée donnée AB, d'autre part le point donné C qui n'est pas
sur elle.
Il faut alors mener une ligne droite perpendiculaire à la droite illimitée donnée AB à partir
du point donné C, qui n'est pas sur celle-ci.
En effet, que soit pris au hasard le point D, de l'autre côté de la droite AB, et, que du centre
C, et au moyen de l'intervalle CD soit décrit le cercle EFG ; que la droite EG soit coupée en
deux parties égales au point H, et que les droites CG, CH, CE soient jointes.
440
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
Je dis que la droite CH a été menée perpendiculaire à la droite illimitée AB donnée, à partir
du point donné C qui n'est pas sur celle-ci.
En effet puisque GH est égale à HE, que CH est commune, alors les deux GH, HC sont
égales aux deux EH, HC, chacune à chacune, et la base CG est égale à la base CE (Df. 15). Donc
l'angle sous CHG est égal à celui sous EHC (Prop. 8). Et ils sont adjacents. Quand une droite
ayant été élevée sur une droite fait des angles adjacents égaux entre eux, chacun des angles
égaux est droit, et la droite qui a été élevée est appelée perpendiculaire à celle sur laquelle elle
a été élevée (Df. 10).
Donc la droite CH est menée perpendiculaire à la droite illimitée donnée AB, à partir du
point C qui n'est pas sur elle. Ce qu'il fallait faire.
Il faut d’abord dire un mot de la nécessité d’avoir une droite illimitée. Nous citons
Vitrac en modifiant sa traduction des termes44 :
Proclus [283] explique aussi pourquoi, dans la proposition précédente, Euclide n'avait pas cru
utile de préciser si la droite donnée était [illimitée]45 ou non, alors qu'il précise ici qu'il s'agit
d'une droite [illimitée]: c'est que dans la Prop. 11, le point à partir duquel la droite à angles
droits est menée se trouve sur elle tandis qu'ici, étant en dehors, il pourrait être placé dans le
prolongement d'une droite [limitée]46 de sorte que, selon Proclus, le problème serait impossible. On peut aussi penser qu'Euclide a supposé sa droite [illimitée] pour que sa construction
lui donne immédiatement les deux points d'intersection G, E entre la droite et le cercle, sans
avoir besoin de prolonger la droite donnée au cas où B serait situé trop près de A.
On voit donc le rôle de l’illimitation ici, tel qu’il est interprété par Proclus. Si la droite
n’était pas donnée comme illimitée et que le point se trouvait dans son prolongement,
la construction ne pourrait pas être menée. En outre, que le point soit ou non dans le
prolongement de la droite, la perpendiculaire ne serait pas en général traçable sur une
droite limitée donnée, mais en général, précisément, sur un prolongement de celle-ci, ce
qui équivaut à peu près au second point soulevé par Vitrac. Ces problèmes ne semblent
44. Euclide d’Alexandrie, Éléments I-IV cit., p. 221.
45. apeiron, Vitrac traduit « indéfinie ».
46. peperasmenon, Vitrac traduit « finie ».
9.5. IDÉES DE LA RAISON ET INFINI MATHÉMATIQUE
441
pas absolument insurmontables. On a vu Euclide spécifier l’obtention ou la non-obtention
d’une condition au cours indéterminé d’une procédure indéfinie47 , il semblerait donc qu’il
puisse théoriquement dire « un point tel qu’il ne se trouve pas dans le prolongement de
la droite ». Il pourrait de même indiquer le prolongement de la droite au cas où le cercle
tracé à partir du point D ne coupe la droite donnée qu’en un seul point. Mais quoi qu’il
en soit il nous faut faire avec le fait qu’il ait admis, en ce point, une droite illimitée.
Voilà pourtant la manière dont Bernard Vitrac traduit l’énoncé de la construction :
« Mener une ligne droite perpendiculaire à une droite indéfinie donnée à partir d'un point donné qui n'est
pas sur celle-ci48 . » La traduction est intéressante pour ce qui nous concerne : en effet,
conformément à l’usage de l’illimitation chez Euclide pour décrire, comme nous l’avons
vu, des processus indéfinis, Bernard Vitrac conserve l’expression d’« indéfinité » même
dans ce cas. Mais le terme ici est bien « apeiron », « epi tên dotheîsan eutheîan apeiron »,
« sur la droite illimitée donnée ». Or si l’indéfinité, concept et terme dont nous héritons
principalement de Descartes et Kant, est relativement adéquat pour décrire un processus
qualifiable de « eis apeiron » ou « ep’apeiron », qui peut être prolongé à l’infini, il devient
hors de propos, sinon contradictoire, pour qualifier un objet donné comme illimité par
opposition à un objet limité (peperasmenon)4950 . Néanmoins, l’objet théorique étrange
produit par la traduction de Vitrac semble renvoyer à une étrange procédure théorique
chez Euclide lui-même : en effet, comme on l’a vu l’utilisation pratique de l’illimitation à
partir des demandes consiste en un prolongement indéfini, et la présence du point donné
« en dehors » de la droite illimitée équivaut à la spécification de sa non-appartenance
au prolongement d’une droite limitée, dans la perspective de la poursuite indéfinie de
ce prolongement. Euclide ne peut pas, néanmoins, poser cette droite sous la forme d’un
infini achevé, de la supposition de l’être achevé du prolongement du tracé d’une droite,
47. Cf. p. 437
48. Euclide d’Alexandrie, Éléments I-IV cit., p. 219.
49. On peut considérer que l’indéfinité cartésienne joue précisément un rôle d’évitement de l’alternative
fini/infini pour les grandeurs : nous constatons une grandeur comme indéfinie quand nous constatons
que nous ne pouvons pas lui reconnaitre une limite, sans pouvoir affirmer d’elle une infinité au sens d’une
grandeur infinie donnée.
50. Ces remarques doivent de nouveau énormément à David Rabouin, qui ne doit pourtant pas être
tenu responsable de ce qui est avancé ici.
442
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
car cela serait absurde. Cette droite illimitée donnée pourrait alors devoir être pensée
comme la position, à la manière d’une infinité préalable, sur le mode du « toujours déjà
là », indépendant de toute production, de l’idéalisation de la poursuite indéfinie d’une
opération inachevable de prolongement.
9.5.3 L’idéalisation des entiers
L’infini en acte est généralement introduit dans la théorie formalisée des ensembles
de Zermelo-Fraenkel par un axiome au nom approprié d’« axiome de l’infini », dont la
version habituelle est la suivante :
∃I (∅ ∈ I ∧ ∀x ∈ I ( (x ∪ {x}) ∈ I))
Ce qui doit être lu ainsi : il existe au moins un certain ensemble, qui est tel qu’il
contient l’ensemble vide et que, pour chacun des ensembles qu’il contient, il contient
également l’union de cet ensemble avec son singleton, c’est-à-dire un autre ensemble qui
contient tous les éléments que contenait le premier ensemble, + celui-ci comme élément
supplémentaire.
La fonction de cet axiome est de décréter l’existence d’un ensemble qui contienne au
moins tous les nombres entiers. En effet, sa formulation est liée de près à la construction
ensembliste des entiers sous la forme des ordinaux de von Neumann51 , qui semble ellemême, quoique techniquement distincte, en grande partie fidèle à l’esprit de Cantor tel
qu’exprimé dans ses grands exposés de 1895 et 189752 . Les ordinaux sont les objets mathématiques permettant d’étudier un certain type d’ordre entre éléments, qu’on appelle
« bon ordre », et qui généralise l’ordinalité ordinaire qui nous fait dire que dans une file
de 20 personnes il y a un premier, un deuxième, etc. jusqu’au vingtième. La construction
des ordinaux consiste à produire un représentant canonique pour chaque ordre de ce type
(par exemple l’ordre qui consiste à avoir un premier, un second, et un troisième élément,
51. John von Neumann, « Zur Einführung der transfiniten Zahlen », Acta litterarum ac scientiarum
Regiae Universitatis Hungaricae Francisco-Josephinae. Sectio scientiarum mathematicarum, 1 (1923),
p. 199-208.
52. Georg Cantor, « Beiträge zur Begründung der transfiniten Mengenlehre, I », Mathematische
Annalen, 46 (1895), p. 481-512, Georg Cantor, « Beiträge zur Begründung der transfiniten Mengenlehre,
II », Mathematische Annalen, 48 (1897), p. 207-246.
9.5. IDÉES DE LA RAISON ET INFINI MATHÉMATIQUE
443
et aucun autre), à partir de l’opération élémentaire de l’ensemblisme qui est l’appartenance. On commence avec l’ensemble vide, représentant du 0, ou de l’ordre trivial vide
en l’absence de choses à ordonner, et on pose qu’un ordinal est en général l’ensemble des
ordinaux qui le « précèdent », en un sens intuitif. Puisque notre unique ordinal est, à
ce stade, le vide, nous prenons l’ensemble ayant pour unique élément le vide (ensemble
distinct du vide, qui, lui, n’a aucun élément), représentant canonique du 1 ou de l’ordre
trivial donné quand il y a un seul élément à ordonner. On a alors deux ordinaux, et on
peut prendre leur ensemble, l’ensemble contenant le 0 comme « élément-0 » puis le 1
comme « élément-1 », cet ensemble est de nouveau un ordinal, le représentant du 2 ou
de l’ordre donné quand il y a un premier puis un second élément. On reconnait rétrospectivement que la définition des ordinaux vaut aussi pour le 0, qui est bien l’ensemble
(vide) des ordinaux qui l’ont précédé. On produit ainsi successivement les ordinaux finis
en prenant à chaque fois la totalité de ce qui a été obtenu précédemment, c’est-à-dire, on
le voit, en prenant tous les ordinaux qui précèdent et y ajoutant justement cette totalité
d’ordinaux comme élément (puisqu’elle forme l’ordinal dernièrement produit).
Cette construction se présente donc comme un équivalent de la suite des nombres
entiers successifs, où l’opération de succession consiste à prendre l’union de l’ensemble
avec son singleton, (x ∪ {x}). Comme il se doit, cette opération de succession est un
inachevable à la Zénon car nous avons la garantie qu’aussi loin que nous allions nous
pouvons totaliser le résultat et ajouter ce résultat comme élément. Elle produit donc
une série infinie en puissance ou syncatégorématiquement infinie. Bien sûr la théorie
ensembliste a pour but de faire la théorie des infinis catégorématiques, et cela est d’abord
vrai pour les ordinaux. L’idée est que pour toute multiplicité d’ordinaux, finie ou infinie,
il existe un ordinal qui est le successeur immédiat de cette multiplicité, c’est-à-dire le
plus petit ordinal qui soit strictement plus grand que (« après ») tous les ordinaux de
cette multiplicité, et cela doit valoir y compris pour la multiplicité de tous les ordinaux
finis. Autrement dit il doit y avoir un nombre (un représentant de l’opération du compte,
ou de l’ordre de succession) plus grand que tous les nombres entiers, et immédiatement
plus grand que tous les nombres entiers. La théorie ensembliste le nomme ω. Comme un
444
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
ordinal de von Neumann est défini comme l’ensemble des ordinaux qui le précèdent, on
voit qu’ω est tout simplement l’ensemble des entiers, à savoir IN, mais IN considéré comme
un nombre, comme “successeur” d’une multiplicité (quoiqu’il n’ait pas d’antécédent) et
antécédent de son successeur.
Mais comment arrive-t-on en fait à ω ? Dans les cas finis, nous comprenions le passage
au successeur53 , qui consistait à partir d’un état donné par une opération pour lui appliquer cette même opération. Mais évidemment ce ne peut plus être le cas ici. Nous voulons
pourtant bien dire que ω est en un sens “successeur”, c’est-à-dire majorant immédiat, de
cette multiplicité que nous produisons successivement. Nous le posons comme successeur
de ce que nous obtiendrions en produisant l’entièreté des résultats de notre tâche infinie. Autrement dit en tant que nombre et représentant d’un compte, il semble être conçu
comme un infini achevé. Néanmoins, il ne peut pas être défini comme tel, parce que nous
ne pouvons pas décrire un ensemble comme résultat d’une tâche inachevable. Ce que fait
alors l’axiome de l’infini, c’est poser de manière préalable « l’existence » d’un ensemble
qui contient d’avance tout ce qui pourrait être produit par la tâche d’inachevabilité, qui
contient le point de départ 0 et est clos par l’opération de succession ordinaire. Dans la
théorie des ensembles, on peut dire en simplifiant que cet axiome va nous permettre de
généraliser l’idéalisation : à chaque fois qu’on pourra décrire une opération inachevable
à la Zénon (qui a l’ordre inachevable des entiers naturels), on pourra énoncer l’existence
d’un élément limite, englobant d’avance tous les résultats successifs de l’opération ou
représentant l’union de tous ses produits partiels.
9.5.4 Qu’est-ce que tout cela prouve ?
Nous voudrions ici soulever un point important, sur lequel nous devrons revenir
lors de notre traitement du méta-constructivisme54 : quand bien même on embrasserait
l’hypothèse ici exposée, quand bien même on s’accorderait avec ces analyses, cela de
soi-même ne nous oblige à aucune ré-interprétation ou aucun scepticisme à l’égard des
53. De même que nous comprenons le passage au successeur ω +1 depuis ω, pour lequel suffit d’ajouter
ω comme élément.
54. Cf. 10.4.2.
9.5. IDÉES DE LA RAISON ET INFINI MATHÉMATIQUE
445
“infinités données” manipulées en mathématiques. Même s’il était vrai que les infinités
actuelles devaient, pour nous, être définies à travers un processus d’idéalisation d’un
inachevable, cela ne nous contraindrait pas à penser qu’elles ne sont et ne peuvent être,
en soi, que le résultat de telles idéalisations. A fortiori nous ne serions pas contraint.e.s
à les considérer comme illusoires, ou à les traiter avec un quelconque soupçon. Puisque
nous les définissons en fait comme des infinités préalables, rien ne nous empêche de
considérer qu’à travers le processus d’idéalisation nous visons des multiplicités réellement
extra-temporelles, indifférentes à la processualité. Ce n’est pas parce que, pour penser
un catégorématique, nous avons dû hypostasier le procès syncatégorématique, que cette
opération ne nous permet pas de penser un réel catégorématique (puisque c’est bien
ainsi qu’il est défini). Nous ne sommes pas nécessairement condamné.e.s à conserver
avec l’objet de notre visée tous les échafaudages ou stratégies qui nous ont permis de
l’atteindre. Plus précisément, nous ne pouvons garantir des conclusions sceptiques ou
suspicieuses que par le moyen de principes méta-conceptuels posant d’une manière ou
d’une autre que l’objet de notre visée (en général ou dans le cas discuté en particulier)
doit être réduit au contenu du processus de pensée nous permettant de l’atteindre.
Dans le cas de l’infini mathématique, le moyen le plus direct pour qualifier d’illusoire
l’infinité obtenue par idéalisation serait de considérer que l’objectivité mathématique en
général a pour contenu des possibilités de manipulations opératoires dans un déroulement de type temporel. Cette prémisse étant donnée, un infini obtenu par hypostase
de l’indéfinité opératoire ne pourrait être autre chose que cette hypostase illégitime,
ne pourrait pas correspondre à un objet effectif. Il semble en fait que nous soyons ici
ramené.e.s de nouveau à Kant : la position (par exemple) du monde comme totalité
préalablement donnée englobant la capacité indéfinie a priori d’extension de l’espace
est illégitime, précisément parce qu’une telle totalité ne pourrait jamais être donnée
comme phénomène. De même l’infinité mathématique ne peut être donnée, si elle doit
être le produit de manipulation opératoire. À l’inverse, si les multiplicités traitées par
les mathématiques peuvent être considérées comme choses en soi (ou, plus généralement,
comme non relatives à des possibilités de manipulation effectives), le fait que je ne puisse
446
CHAPITRE 9. PENSER L’INFINI
pas obtenir des infinis par une quelconque manipulation, mais que je sois obligé de les
poser par hypostase de mes opérations, n’est d’aucun effet sur leur possibilité intrinsèque – de même que, chez Kant, l’impossibilité dans laquelle je suis de trouver dans le
phénomène une action qui ne soit pas elle-même effet des séries causales antécédentes est
réputée incapable de proscrire en soi la possibilité d’une spontanéité réelle. En termes
de légitimité, si nous voulons maintenir en un sens l’idée que les énoncés mathématiques
signifient vraiment ce qu’ils semblent signifier, la question devient très généralement
celle de savoir si nos concepts ou notre langage est capable de signifier au-delà de cette
“phénoménalité” qu’est le domaine de nos opérations possibles. Question qui dépasse le
problème de l’infini.
Ce que nous pouvons dire, en revanche, ce que le procédé de conversion de la totalisation achevée du processus en une totalité préalable semble nous indiquer, c’est qu’on
ne pose en fait ces multiplicités préalables qu’en laissant absolument de côté la question
de la possibilité et signification de l’infini achevé. Cela semble impliquer un point important pour nous, qui est, justement, que dans tout cas semblable la cohérence de la
position d’un infini mathématique actuel ne peut pas valoir comme indice de plausibilité
de la possibilité d’un infini achevé, en particulier d’un infini zénonien55 . Dans les cas
semblables, quand nous posons un infini nous évitons soigneusement d’avoir à impliquer
un cas zénonien, en sorte que les cas de ce genre, s’ils portent en quoi que ce soit à
conséquence, sont plutôt des indices de l’impossibilité d’un infini achevé puisque celui-ci
doit toujours être spécifiquement contourné56 .
Néanmoins, il ne faut pas oublier ici, une fois de plus, les limites de ce que nous
sommes en mesure d’affirmer. Ces considérations, rappelons-nous, ne valent que dans
les cas d’idéalisation, et ne s’appliquent que dans le contexte de l’hypothèse grossière
55. Cela est d’ailleurs analogue à ce qu’il s’est passé pour l’analyse. Des considérations informelles
et inconséquentes de « séries infinies achevées » au début de l’invention de la théorie des limites, on est
passé à la rigueur de la limite définie comme un point préalable entretenant une certaine relation avec
l’infinité syncatégorématique des éléments de la série. On a obtenu un discours conséquent lorsque l’on
est parvenu à contourner l’infini achevé. Notons que là aussi, quoiqu’il n’y ait pas totalité infinie, il y a
idéalisation. En effet, les réels sont posés en général comme ces points préalablement existants, toujours
déjà visés par l’ensemble des séries infinies convergentes équivalentes.
56. La possibilité de l’infini en général (A) n’est un « indice » de la possibilité de l’infini achevé (B)
qu’au sens trivial où, puisque B → A et ¬A → ¬B, A nous « prive » d’une des raisons de nier B.
9.5. IDÉES DE LA RAISON ET INFINI MATHÉMATIQUE
447
que nous nous étions proposé d’illustrer dans cette section. Pour véritablement aborder
la question du rapport entre infinité mathématique et achèvement de l’inachevable, il
faudrait pouvoir considérer en général le statut des objets et des opérations mathématiques et le rapport de ce qui peut être dit des uns avec ce qui peut être dit des autres. Il
faudrait alors examiner en quel sens nous pouvons considérer que des contraintes pèsent
sur ce qui est opératoirement possible et les conséquences éventuelles de ces contraintes
sur la signification des énoncés. Nous devrions en somme examiner le problème de l’inachevabilité sous un angle plus directement métamathématique, et c’est l’esquisse d’une
telle entreprise que nous entreprenons dans le chapitre qui suit.
Chapitre 10
La lecture métamathématique
Du programme que nous nous sommes fixé au chapitre 6, il reste à compléter la tâche
peut-être la plus importante, à savoir le renversement de la charge de la preuve. Pour
rappel, nous affirmons ici que les résultats mathématiques contemporains ne constituent
pas une bonne raison de douter du principe d’achevabilité, quoi qu’ils semblent historiquement avoir été l’unique raison d’un tel doute. Plus précisément, pour que les mathématiques du calcul des limites, des totalités infinies, des ordinaux transfinis – et ainsi
de suite – puissent nous convaincre de la concevabilité et de la possibilité d’une tâche
zénonienne achevée, il faudrait manifestement qu’elles nous donnent des raisons de croire
en la possibilité générale de l’être achevé d’un infini. Or il n’est pas du tout évident que
ce soit cela qu’elles fassent. Ce point a déjà été abordé en plusieurs lieux de ce travail1 ,
mais doit finalement être traité pour lui-même. Nous tenterons ici de défendre la thèse
selon laquelle une clé de la compréhension des paradoxes, et surtout de ce que nous avons
appelé la “méprise” contemporaine à leur propos, est affaire de métamathématique. Plus
spécifiquement, il s’agit du fait que l’on tend à considérer sur le plan de l’existence et des
propriétés d’un objet idéal/abstrait – en premier lieu l’ensemble infini ω – un problème
qui se situe au niveau constructif, opératoire de la poursuite indéfinie d’une procédure.
Autrement dit, on croit que le problème de Zénon se joue au niveau de l’existence et de
la possibilité d’une manipulation régulière d’un ensemble infini (choses qui ne sont pas
1. Cf. surtout notre section 9.5.
449
450
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
à l’abri de toute contestation, et entraineraient un débat avec des intuitionnistes, mais
qui semblent admises massivement par la communauté mathématicienne, à première vue
du moins) ; alors que le problème, comme Aristote ou les constructivistes l’ont toujours
très bien vu, se joue au niveau de la possibilité de principe d’achever un calcul infini, de
mener à bout une infinité d’opérations formelles ; ce qui ne paraît pas moins impossible
au regard des mathématiques contemporaines que l’achèvement de la course zénonienne
d’Achille ne paraissait impossible aux yeux d’Aristote.
Situer le cœur du problème sur un plan métamathématique ne soustrait pas Zénon
aux questions portant sur la nature de l’infini et de la temporalité. Car dans la différence
entre le plan de l’objet et le plan du constructif en mathématiques, ce sont précisément
ces enjeux qui sont soulevés : quelle temporalité est impliquée dans l’opération mathématique ? y a-t-il une intuition du temps comprise dans l’activité mathématique elle-même ?
et quelle est la nature de l’infini mathématiquement construit par des opérations finies ?
10.1 Une alternative finitiste ?
Sauf erreur de notre part, la formulation d’une réponse possibiliste à Zénon2 ne
prédate pas l’utilisation effective de totalités infinies dans le domaine mathématique. De
telles réponses remontent peut-être jusqu’au début de la philosophie moderne, voire aux
travaux de la scolastique du xive siècle sur l’infinité actuelle, et sont du moins pleinement
assumées et articulées par des figures de premier plan à partir du début du xxe siècle au
moment où s’impose la théorie abstraite des ensembles de Dedekind, Cantor et Zermelo.
Cette réponse, au xxe siècle, s’accompagne généralement d’un récit expliquant sa
nouveauté : dans le passé divers penseurs ont rejeté la possibilité d’un être achevé de
l’infini, par préjugé (aux yeux des plus sévères) ou faute de pouvoir se reposer sur la
terre ferme du savoir mathématique (aux yeux des plus charitables). L’erreur de nos
prédécesseurs est diversement comprise : parfois, et plutôt inadéquatement, comme incompétence à définir rigoureusement une série convergente, ou comme rejet dogmatique
2. C’est-à-dire, rappelons-le, qui considère que l’achèvement d’une tâche zénonienne indéfinie est tout
simplement possible, et qu’il n’y a pas, par conséquent, d’aporie.
10.1. UNE ALTERNATIVE FINITISTE ?
451
de l’infini en acte ; parfois, plus adéquatement, comme croyance fausse selon laquelle
une série indéfinie ne peut être donnée que sous la forme d’un progrès, et non sous la
forme d’une totalité, ou que l’infinité des nombres représente quelque chose comme un
indépassable, un sans au-delà.
On peut ici considérer une forme, parmi les plus classiques, d’une des réponses consistant à supprimer le problème, à savoir la réponse donnée par Florian Cajori en 1915 à
l’issue de sa très précieuse étude de l’histoire des solutions à Zénon, histoire qui justement est pour lui celle des « phases du développement d’une théorie des limites3 ».
Pour Cajori, le problème posé par l’Achille consiste dans le fait que la série des étapes
se poursuit indéfiniment sans contenir sa limite, limite apparemment jamais atteinte
par les prétendants à la mobilité ; mais le problème à l’inverse se dissout lorsque l’on
comprend que l’appartenance ou non de la limite à l’ensemble déterminé par une série
convergente est une question de convention, et en l’occurrence une question de convenance à l’expérience : nous constatons en fait que les mobiles atteignent leurs cibles, que
les Achilles rattrapent les tortues, il convient par conséquent que nous ajoutions la limite
parmi les points parcourus quand nous représentons un parcours à la manière de Zénon4 .
Une manière plus générale de formuler cette solution consiste à dire que la théorie des
ensembles, en particulier la théorie des ordinaux transfinis, nous a appris qu’il n’y avait
rien de contradictoire à dépasser l’infini, c’est-à-dire à considérer sans contradiction un
ordre avec des éléments majorants une infinité d’éléments (la totalité de ω peut bien être
laissée derrière, il suffit d’aller à la limite, d’atteindre ω + 1).
Nous soutiendrons que dans tous les cas où une réponse de ce type est invoquée, elle
repose explicitement ou implicitement sur la mathématique infinitiste. Cela est évident
lorsqu’elle en appelle directement à l’enseignement de cette mathématique, mais il en
3. Florian Cajori, « The History of Zeno’s Arguments on Motion. Phases in the Development of the
Theory of Limits », The American Mathematical Monthly, 22 (1915), p. 1-6, 38-47, 77-82, 109-15, 143-49,
179-86, 215-20, 253-58, 292-97.
4. “Whether the sum of A reaches its limit or not is a matter of pure assumption on our part. If the limiting value […] is assumed
to be included in the aggregate of numbers which the distance-variable may take, then of course the variable reaches its limit ; if […]
[it] not assumed as a value which the variable may take, then of course the limit is not reached. It is here that we must receive a
suggestion from our sensuous observations[…] Sensuous knowledge suggests that we make the aggregate of values of the variable
distance travelled by Achilles a perfect aggregate ; then theory tells us that in a perfect aggregate every converging process has a limit
which is reached. […]”, ibid., p. 218
452
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
va aussi de même lorsque la réponse se tient au niveau de la logique du mouvement,
pour nier directement une forme du principe d’achevabilité5 . Si l’on soutient qu’une
tâche inachevable au sens de Zénon peut prendre entièrement place dans un temps fini,
et ainsi se trouver achevée, c’est toujours que l’on a projeté la totalité de la série dans
l’ordre temporel, que l’on se l’est représentée comme totalité entièrement donnée dans sa
successivité infinie. Pour une raison triviale et répétée par tou.te.s : on ne peut concevoir
l’achèvement de la série en se tenant dans la représentation de son effectuation, il faut
l’admettre comme objet total afin d’être en mesure de ne plus comprendre quel était le
problème. Que l’on formule les choses ainsi ou non, la crédibilité du possibilisme repose
toujours a minima sur la possibilité et la légitimité des ordinaux transfinis.
Si l’on acceptait cette présentation générale de la situation contemporaine, la question philosophique de fond deviendrait bel et bien la légitimité mathématique, ou la
réalité, de ces objets et de ces relations qui sont affirmées par la théorie ensembliste,
et sur l’incohérence desquelles reposeraient les paradoxes. On se demanderait s’il existe
des mathématicien.ne.s qui maintiennent l’impossibilité de ces objets et relations, et qui
peut-être soutiennent des versions des paradoxes de Zénon, ou tout au moins l’illégitimité d’une réponse « cantorienne » à Zénon. C’est-à-dire que le regard se tournerait vers
les diverses formes d’intuitionnisme, de constructivisme, ou en général de finitisme ou
de scepticisme mathématique à l’égard de la possibilité de totalités infinies données. Il
faudrait ici être d’ailleurs plus précis. On ne trouvera vraisemblablement pas un finitiste
soutenant aujourd’hui l’incohérence logique d’une théorie admettant des ordinaux transfinis ou des infinis en général ; mais on peut certainement en trouver qui contestent la
signification ou la vérité littérale des énoncés infinitistes, par exemple qui se replient sur
la simple manipulation formelle des signes, la jugeant dépourvue de signification dans
les cas infinitaires, ou qui ne légitiment la manipulation des infinis que dans les cas où
il reste encore possible de les considérer comme “en progrès6 ”. Dans cette perspective,
on refuserait précisément que la mathématique puisse légiférer sur des totalités réelle5. Cf. par exemple Blake, « The Paradox of Temporal Process » cit.
6. Ce qui semble en général possible quand on a affaire à des ensembles, particulièrement des ordinaux,
dénombrables.
10.1. UNE ALTERNATIVE FINITISTE ?
453
ment infinies, comme devrait l’être la totalité des étapes zénoniennes. Notons que ce
scepticisme ne peut pas être directement et simplement traduit en une certaine position
déterminée à l’égard des arguments zénoniens. La seule chose qu’elle implique a priori à
cet égard est un certain scepticisme à l’égard de la réponse mathématisante infinitiste.
A minima, une réponse intuitionniste pourrait se contenter de dire que nous ne sommes
pas en mesure de justifier véritablement le mouvement, que nous n’en avons pas les
moyens rationnels faute de pouvoir affirmer la réalisabilité complète de l’infini zénonien.
Plus classiquement, il serait possible d’adopter une position de type aristotélicienne,
qui admet la validité mathématique et conceptuelle des infinis en puissance, mais pas
la possibilité d’accomplir l’infini et considère par suite que le mobile n’a pas vraiment
à parcourir une série indéfinie d’étapes successives. Enfin, et à l’inverse, une position
plus radicalement finitiste ou constructiviste pourrait nier notre capacité même à faire
sens de l’indéfinité des étapes, ou à prouver leur inachevabilité, en vertu d’une forme de
scepticisme dans le raisonnement par récurrence en particulier et le raisonnement itératif indéfini en général ; Zénon ne pouvant pas nous faire sortir du fini, le problème est
dissous par un autre moyen7 . Formes singulières des anciens scepticisme, aristotélisme,
7. Nous pensons ici en particulier à un très intéressant article de 1992 par McLaughin et Miller
qui applique des résultats de « l’analyse non standard » au problème zénonien. L’analyse non standard,
dans la version notamment de la théorie d’Edward Nelson dite « IST » (Internal Set Theory), définit une
notion d’entier et de réel « non standard », interprétée par les auteurs de l’article comme représentant les
entiers trop grands et les réels trop proches de 0 (notamment) pour être désignés individuellement par les
moyens d’expression que l’humanité pourra jamais espérer obtenir, mais dont « l’existence » est quand
même prédite par la théorie ensembliste. L’idée de McLaughin et Miller, exprimée schématiquement, est
que nous ne pouvons pas donner une signification physique à des faits censés impliquer des réels non
standard ; par suite nous ne pouvons pas non plus faire de différence significative entre une théorie du
continu (physique) n’admettant que des réels standards et une théorie admettant la totalité des réels
classiques. Cela donne, dans l’analyse non standard en général, une version du continu capable de donner
un sens littéral à l’idée de pas infinitésimaux, composant un véritable continu discret où l’on peut passer
d’un réel standard à un autre en un nombre fini (mais non standard) de pas (infinitésimaux) plus petits
que tout réel (standard). Appliquée à Zénon, cette analyse permet de garder la continuité effective de
l’espace, l’inachevabilité effective de la série des étapes zénoniennes, tout en maintenant la finitude réelle
des étapes du mobile. La viabilité épistémologique et conceptuelle de cette solution a été contestée et
mériterait en tout état de cause une discussion précise. Quoi qu’il en soit, pour ce qui nous occupe elle se
réduit ultimement à une version épistémologiquement sophistiquée d’une réponse atomiste. Voir William
I. McLaughin et Sylvia L. Miller, « An Epistemological Use of Nonstandard Analysis to Answer Zeno’s
Objections Against Motion », Synthese, 92 (1992), p. 371-384. Sur l’analyse non standard, trouvant son
origine chez Abraham Robinson (Non Standard Analysis, North-Holland et Princeton University Press,
1966) voir le texte d’Edward Nelson, « Internal Set Theory. A New Approach to Nonstandard Analysis »,
Bulletin of the American Mathematical Society, 83 (1977), p. 1165-98, sa présentation plus scolaire dans
Alain Robert, Analyse non standard, Presses polytechniques romandes, Lausanne 1985 et sa discussion
dans Salanskis, L’Herméneutique formelle cit., chap. 3 et Le constructivisme non standard, Presses
454
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
atomisme.
Reconsidérons maintenant l’histoire que nous racontent les tenants de la réponse
possibiliste, ou celle que nous leur attribuons :
« la description de Zénon a pour conclusion que le mouvement implique [tel élément mathématiquement légitimé par la théorie des ensembles], et en conclut son impossibilité ou sa
contradiction. Mais les mathématiques modernes énoncent que [l'élément en question] n'est
ni impossible ni contradictoire, donc il n'y a pas véritablement de problème de Zénon ».
Supposons que nous acceptions cette présentation et nous tournions en conséquence
vers les mathématicien.ne.s qui maintiennent l’impossibilité de ces objets et relations.
Que vaudrait une réponse de ce type ? Une première chose à considérer est que cela
semblerait nous placer dans une situation très minoritaire au sein de la communauté
mathématique, voire révisionniste à l’égard de toute une partie de la mathématique
du xxe siècle. Après tout, la mathématique infinitiste ne s’est-elle pas développée avec
un succès sans précédent, heureusement indifférente au scepticisme ? La manipulation
d’objets infinis actuels, et transdénombrables, ne s’est-elle pas trouvée omniprésente
dans nombre de branches de la mathématique avancée ? Il y a pire : si, face au désaccord
apparent des mathématicien.ne.s, on interrogeait pour elle-même et sans préjugés la
légitimité de ces fameux objets inconstructibles, on pourrait retourner le raisonnement.
Car si l’on demande si oui ou non il faut admettre légitimement [tel objet], alors les
paradoxes de Zénon deviennent un argument en faveur de cette légitimité, voire une
preuve de celle-ci ; puisqu’ils nous convainquent que le mouvement est inséparable de
[tel objet] et que nous savons par ailleurs que le mouvement est réel. Peut-être que la
pratique mathématique elle-même ne pouvait nous garantir la légitimité de passer audelà des opérations finies vers un infini achevé, mais il nous semble que le mouvement
continu est possible, et Zénon nous a montré qu’il impliquait l’infini. Le mouvement
apporte donc la garantie ontologique de la vérité de nos discours sur l’infini. On verrait
mal, acceptant cette forme du débat, ce qu’il y aurait à répondre à Russell.
Universitaires du Septentrion, Lille 1999 qui se penche particulièrement sur l’école non standard de
Strasbourg.
10.2. LE MÉTACONSTRUCTIVISME DE JEAN-MICHEL SALANSKIS
455
Néanmoins, comme il devrait être clair en vertu de ce qui précède, nous tenons cette
perspective comme entièrement trompeuse, et nous croyons qu’elle manque la véritable
leçon à tirer de l’intuitionnisme, en occultant entièrement le véritable problème : l’impossibilité de l’achèvement d’un inachevable. Toute réponse possibiliste reposant sur les
infinités mathématiques procède en se donnant d’emblée, comme déjà accomplie, la totalité infinie – quitte à vérifier après coup sa cohérence, ou sa convergence. Oubliant
par là que la question était celle de l’achèvement de la constitution de cet infini dans le
temps, c’est-à-dire dans la progression, sous le régime du un par un, avec exigence que
soit mené au bout et dépassé le processus. Le problème était celui de l’“après” dans le
temps de ce qui par essence n’a pas d’après. Ce problème, en tant que tel, n’a en fait que
peu à voir, comme nous tenterons de le dire dans les sections suivantes, avec la question
de la légitimité d’objets mathématiques transfinis ; mais il a à voir avec le rôle de l’infini
en mathématique.
10.2 Le métaconstructivisme de Jean-Michel Salanskis
Nous choisirons comme point de départ de la discussion la théorie dite du « métaconstructivisme », telle qu’elle a été développée par Jean-Michel Salanskis dans ses
ouvrages de philosophie des mathématiques. Nous suivons l’exposition synthétique qui
en est faite dans le livre de 20088 .
10.2.1 La mathématique post-contemplative
La question à laquelle le métaconstructivisme vient répondre est celle de la nature
de l’objet mathématique. Comme le note Jean-Michel Salanskis, cette question a, remarquablement, acquis un sens nouveau et spécialisé au xxe siècle, à savoir le sens qu’il a
8. Jean-Michel Salanskis, Philosophie des mathématiques, Vrin, 2008, p. 35-108. Voir Salanskis,
Le constructivisme non standard cit., chap. 1, p. 1-36 où les termes et la théorie apparait pour la
première fois (dans le contexte plus restreint d’une discussion de la théorie des modèles et de l’analyse
non standard), ainsi que, pour une première thématisation du problème dans un autre vocabulaire,
Salanskis, L’Herméneutique formelle cit., p. 20-4, et, pour la manière dont cette théorie prend place
dans le projet général d’une philosophie du sens ou « éthanalyse », Sens et philosophie du sens, Desclée de
Brouwer, 2001, p. 187-221 et Partages du sens. Une présentation de l’éthanalyse, Presses Universitaires
de Paris Ouest, Nanterre 2014, p. 147-192.
456
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
acquis dans ce que l’on appelle le « débat fondationnel », soit essentiellement, d’après
l’auteur, « la dispute Brouwer-Hilbert, opposant un intuitionnisme passant pour ennemi juridique de
toute objectivité infinitaire et un formalisme passant pour le sauveur déontologique des ensembles infinis de
Cantor9 ». Cette dispute laisse derrière elle la question classique portant sur l’être des
idéalités en général – ce que nous connaissons parfois comme la querelle du nominalisme
et du réalisme – quoi que celle-ci ait survécu dans la tradition analytique sous la forme
du dilemme de Benacerraf10 . Il est bon que nous commencions par dire un nom de cette
question de l’idéalité, qui sera plusieurs fois réinvoquée par la suite.
Le “problème” classique posé par l’objet mathématique le plus élémentaire, comme
le nombre 3 ou le triangle équilatéral, est qu’il n’est jamais rencontré comme tel, et
ne peut faire l’objet d’une saisie empirique, mais semble se présenter comme un idéal,
irréductible aux choses qui passent pour ses instanciations ou représentations (tel groupe
de trois éléments, tel dessin de triangle). D’où, nous dit Salanskis, la tentation, ou bien
de renouveler l’engagement ontologique en hypostasiant cet idéal, ou bien de le considérer
comme fiction utile, flatus voci. Il note, et de nouveau cela sera réinvoqué plus loin, qu’il
ne suffit pas, pour “réduire” cette idéalité, de la ramener à un simple acte de nomination,
car le type d’idéalité ou de non-empiricité de l’objet mathématique est déjà en fait
présupposé par son nom, par la reconnaissance du symbole « 3 » comme se maintenant à
l’identique à travers chacune de ses instanciations (chacune de écritures particulières de
ce même symbole). Ce thème de l’idéalité est emprunté aussi bien aux analyses de Husserl
qu’à la théorie du signe, tant dans la version qu’en fournit la linguistique saussurienne
que dans la distinction peircienne entre type et token11 .
9. Salanskis, Philosophie des mathématiques cit., p. 36.
10. En guise d’introduction à cette tradition de philosophie des mathématiques, on recommandera les
recueils Benacerraf et Putnam, Philosophy of Mathematics cit. et Sébastien Gandon et Ivan Smadja
(éd.), Philosophie des mathématiques - I. Ontologie, vérité et fondements, textes clés, Vrin, 2013. Voir
aussi, sur le dilemme de Benacerraf, Brice Halimi, « Benacerraf’s Mathematical Antinomy », in Truth,
Objects, Infinity. New Perspectives on the Philosophy of Paul Benacerraf, sous la dir. de Fabrice Pataut,
Logic, Epistemology, and the Unity of Science, 28, Springer, 2016, p. 45-62.
11. « En effet, 3 n'est dans ce texte même que nous écrivons pas autrement signalé que par une inscription 3 revenant dans mon
écrit autant de fois qu'il est souhaitable : 3 comme marque de l'objet mathématique en son idéalité est aussi ou déjà l'unité et l'un
insaisissable au-delà de la multiplicité des marques concrètes l'invoquant dans les textes. […] La “non-légitimité” de l'entité idéale
3 s'exprime aussi en ceci que son nom répète l'absence de la chose qu'elle est // (c'est-à-dire doit être). Je ne peux donc même pas
me sauver du problème de ce que peut bien être la réalité mathématique indiquée par 3 en me “rabattant” sur l'effectivité saisissable
du signe 3, qui enveloppe le même problème du type et de l'occurrence. » Salanskis, Philosophie des mathématiques
10.2. LE MÉTACONSTRUCTIVISME DE JEAN-MICHEL SALANSKIS
457
Par rapport au débat “nominalisme”/“platonisme”, question de philosophe a priori
indifférente aux mathématiciens comme tels, le nouveau débat a plusieurs caractéristiques
remarquables. La première est qu’il est mené par des mathématiciens, depuis leur identité
de mathématicien, « “au nom” d'une volonté de guidage stratégique des mathématiques (volonté sans
équivalent dans l'histoire, doit-on sans doute dire) » et « d'une sorte de désir de perpétuation de soi sans
perte qui est celui de la communauté des mathématiciens12 ». La seconde est que, par différence avec
le débat classique, le problème de l’objet ne se pose plus que pour les entités infinitaires13
Cette différence s’explique aisément sur un plan historique, en se rapportant à l’origine du débat, dans l’attaque critique de l’intuitionnisme de Brouwer à l’égard de l’objectivité ensembliste infinitaire de Cantor et Dedekind, attaque qui sert de motivation au
formalisme de Hilbert et qui résonne avec les considérations précédentes d’autres grands
mathématiciens sceptiques à l’égard des entités infinitaires inconstructibles – comme
Poincaré ou Kronecker. Leurs réflexions avaient révélé un privilège et une familiarité à
l’égard des nombres entiers, familiarité qui a été par la suite plus généralement comprise comme familiarité à l’égard de l’objet constructif. Le projet hilbertien peut alors
être compris comme l’effort pour sauvegarder l’objectivité ensembliste dans les termes
mêmes et avec les moyens de cette familiarité constructive, grâce au passage par une
métamathématique formelle.
Mais l’évolution du problème de l’objet peut être plus conceptuellement et plus précisément exprimée, d’après Salanskis, dans les termes de ce que nous appellerions volontiers
« les deux contrats fondationnels de la mathématique post-contemplative14 » :
Classiquement, les mathématique s'occupent du nombre et de l'espace, et fréquentent l'un
et l'autre suivant une « contemplation » non problématique. L'espace est « vu », le nombre est
« conçu » – mais cette conception le fait au bout du compte voir par un œil de l'esprit. La seule
cit., p. 35-6.
12. Ibid., p. 37.
13. « [L]a question de l'idéalité de l'objet mathématique fini ne se pose plus, ou du moins ne se pose plus comme telle,
ou comme à l'origine. De fait, les discours de ce débat ne nomment explicitement “présupposition idéalisante” que les thèses ou
arguments de la mathématique enveloppant la “position” d'un ensemble infini actuel (plus ou moins gros) ou l'usage d'un axiome
comme l'axiome du choix. Autant dire que l'objet finitaire n'est plus considéré comme idéal, ou bien, à tout le moins comme idéal
d'une idéalité qui fait problème. » ibid.
14. Ibid., p. 38-9.
458
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
difficulté philosophique hantant cette « donation » de l'espace et du nombre est la superposition du cas et du type, de l'exemple et de l'eidos, caractéristique de notre fréquentation de
ces « données ». Nous avons rapport au triangle singulier comme à un lieu-tenant du triangle
essentiel, nous avons rapport à n'importe quelle collection de trois items comme à une illustration de l'entité unique et idéale 3. Le fait même que l'objet mathématique primitif, l'espace
ou le nombre, se rencontre dans une expérience originaire in-interrogée, et analogue au moins
d'une perception, implique que le problème philosophique est celui de la « présence » à la fois
contestable et perturbatrice de l'idéalité « en » cette perception.
L'évolution contemporaine se laisse dans un premier temps décrire simplement comme le
retrait de l'hypothèse « intuitive », que j'aimerais mieux appeler retrait de l'hypothèse contemplative : ce qu'il y a de commun à l'intuition de l'espace et à la fréquentation supposée naturelle (pythagoricienne, déjà) du nombre, c'est qu'elles sont en fin de compte envisagées
comme des cas de contemplation. Le premier coup porté à cette hypothèse contemplative
est la pluralisation de la géométrie, à travers l'expérimentation mathématique des géométries
non-euclidiennes, et, dans la foulée, des diverses géométries générales. Disant cela, je ne fais
jusqu'ici que reproduire la description historique la plus convenue.
Mais, au-delà, la mathématique fait effort pour se ressaisir elle-même sur une base contemplative. Cet effort me semble pencher spontanément dans deux directions : 1) privilégier la
contemplation du nombre, en faire la seule contemplation inaliénable et fondatrice de l'esprit
des mathématiques ; 2) renvoyer toute la mathématique à une « nouvelle » contemplation, inaperçue jusqu'ici, mais susceptible d'engendrer et justifier à nouveaux // frais celle du nombre
comme celle de l'espace, et qui serait celle des multiplicités et de l'appartenance.
L'histoire de la « crise » des fondements des mathématiques au début du XXe siècle, culminant dans la controverse Brouwer-Hilbert, me semble être celle du double échec de cette restauration d'une base contemplative. Les multiplicités et l'appartenance n'ont pas pu être utilisées
comme contemplations, en raison des paradoxes auxquels conduisait la mise en discours de
ces contemplations. Les nombres entiers n'ont pas pu être simplement envisagés comme objets de contemplation, parce que la réflexion fondationnelle qui s'est tournée vers eux pour y
trouver les « intuitions » fondamentales les a en toute honnêteté dévoilés comme constructions
10.2. LE MÉTACONSTRUCTIVISME DE JEAN-MICHEL SALANSKIS
459
plutôt que comme intuitions.
Nous habitons désormais une mathématique dépourvue de base contemplative, et liée par
deux « contrats fondationnels » venant à la place.
Le premier est celui de la formalisation de la théorie des ensembles, qui renvoie l'objectivité
ensembliste dans sa totalité à la stipulation originaire d'une théorie logique du premier ordre
supposée accueillir toutes les mathématiques, et qui est, en principe, la théorie de ZermeloFraenkel avec choix (ZFC). Ce rapport par lequel nous « avons » les ensembles comme thème
de la mathématique ensembliste autant qu'il est possible et souhaitable de les avoir, apparaît
clairement comme autre que contemplatif, même sans entreprendre de le décrire finement.
Le message minimal de la formalisation est « vous ne pouvez pas purement et simplement
contempler les ensembles et leurs configurations d'appartenance ».
Le second contrat est celui qui nous donne toute « l'objectivité constructive » dont nous
avons besoin. Le mathématicien ensembliste moyen, en un certain sens, passe presque totalement à côté de ce second contrat, ou du moins il a pu le faire pendant de longues décennies du
XXe siècle. Il n'est en effet astreint à le croiser qu'en un point de sa pratique, celui indiqué par le
schéma de compréhension : il est seulement obligé, entre autres pour comprendre ce schéma,
de savoir que les ensembles « doivent » être formalisés dans une théorie des ensembles, et donc
que les phrases de la mathématique et ses déductions devraient répondre à un certain canon
morphologique fixé par la formalisation justement. Or il se trouve que les termes, formules
et démonstrations que l'on définit dans la formalisation sont des objets introduits en tant que
constructibles selon une certaine procédure.
Mais si chez le mathématicien ordinaire le constructif semble (en tant que fondationnel) ne jouer que ce rôle d’outil de la police logique du formalisme, historiquement chez
Brouwer il représente d’abord l’objectivité des entiers et de la fréquentation que nous
en avons, et il constitue une objectivité partout à l’œuvre dans les problèmes de fond de
l’architecture ensembliste.
De cette situation du double contrat, nous devons conclure que ces deux types d’objectivité – celui de la formalisation et celui de la construction – sont absolument incontournables pour comprendre ce qu’il en est dans la mathématique ; et que, puisque ces
460
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
objectivités ne sont pas supposées matière à contemplation, il faut comprendre le statut
de leurs objets. À cet égard, il importe de noter le point suivant, qui est qu’avec la perte
historique du sens de l’objet mathématique, ce qui est mis en danger et qui en même
temps se pose comme ne pouvant pas être perdu, est l’idéal démonstratif. Quel que soit ce
qui doive arriver à l’objet mathématique, il doit nous laisser capable de ne pas perdre nos
démonstrations, cette exigence imposant que nous maintenions au-delà du contemplatif
une forme de présentation au moins de la strate démonstrative elle-même qui doit être
effective et lisible.
Du débat Hilbert-Brouwer, Salanskis tire un enseignement qu’il entend généraliser à
la pratique mathématique subséquente et qui cherche à restituer le sens et la légitimation de notre accès à l’objet, sans chercher à prendre parti au sein du débat, mais au
contraire à rendre compte de la nécessité de prendre en compte les deux perspectives
pour rendre compte de l’objectivité mathématique. Suivant toujours sa présentation,
nous commençons par l’exposé de l’objectivité constructive.
10.2.2 L’objectivité constructive
Clauses récursives et connaissance inductive
L'objectivité constructive est l'objectivité de ces objets que nous prétendons « construire » dans
l'allégeance à une clause récursive. Une clause récursive consiste en la donnée d'une batterie
d'objets primitifs et d'une liste de règles de fabrication, instruisant sur la façon de fabriquer un
nouvel objet à partir d'un certain nombre d'objets supposés déjà construits. Elle ouvre donc
la voie à une série illimitée d'actes de fabrication, définissant l'horizon d'une classe des objets
résultant de ces actes15 .
L’auteur donne deux exemples élémentaires de clauses récursives que nous reproduisons ici :
Soit la clause récursive suivante, définissant la classe des ombes :
i) les inscriptions a, cac, et b sont des ombes ;
15. Ibid., p. 45.
10.2. LE MÉTACONSTRUCTIVISME DE JEAN-MICHEL SALANSKIS
461
ii) si les inscriptions S et T sont des ombes, alors l’inscription ST est un ombe.
La classe des ombes ouverte par la clause contient donc une série indéfinie (énumérable !) d’inscriptions de plus en plus complexes, donc chacune correspond à un chemin
de concaténation d’ombes : {a, cac, b, aa, acac, ab, caca, caccac, cacb, aaa, aacac, aab…}
Soit, encore plus simplement, la clause définissant la classe des entiers naturels :
i) l’inscription I est un entier ;
ii) si l’inscription S est un entier, alors l’inscription SI est un entier.
La clause ouvre une classe contenant les concaténations non vides de bâtonnets : {I,
II, III...}.
Dans les deux cas, la constitution d’une classe ouverte indéfinie par la position d’une
clause s’accompagne de l’entente selon laquelle n’est reconnu comme appartenant à la
classe que ce qui peut être construit le long d’un chemin obéissant à la clause. Ainsi le
discours autorisant la production indéfinie des objets est en même temps « un discours de
la donation d'objet, parce qu'il circonscrit un voir comme (pour parler comme Wittgenstein)16 », qui me
permet de reconnaître un objet comme membre de la classe en le reconnaissant comme
produit par un chemin récursivement instauré. Je vois cacacac comme un ombe en le
voyant comme produit ou productible par un cheminement représenté ou incarné dans
un arbre de construction :
1) cac est un ombe primitif, a est un ombe primitif, donc caca est un ombe.
2) caca est un ombe, cac est un ombe primitif, donc cacacac est un ombe.
cacacac
cac
caca
cac
a
En outre, le même voir comme qui définit la donation des objets d’une classe, par la
définition récursive, est aussi ce qui me permet de définir un mode démonstratif, soit un
mode de connaissance a priori sur les objets, qui est le mode de preuve par récurrence
16. Ibid., p. 47.
462
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
ou induction sur les procédés récursifs, à partir de l’obtention de la propriété pour les
objets primitifs17 .
Pour montrer que tout objet de cette classe possède la propriété, on établira
i) que les objets primitifs mentionnés par la clause l'ont ;
ii) que, si des objets de la classe ont la propriété, alors l'objet fabriqué à partir d'eux suivant
une règle de la clause l'a.
C'est ce qu'on appelle un raisonnement par « récurrence sur la construction » de l'objet. L'idée
ou la justification de ce raisonnement est que le voir comme associé à la clause, si les points
(i) et (ii) sont établis, est susceptible d'assister à la construction de l'objet et l'attribution à lui
de la propriété d'un seul et même mouvement, le long de l'arbre de production en quelque
sorte18 .
Ainsi le voir comme rend solidaires une donation d’objet et un mode démonstratif19 .
Par les procédures récursives, je peux tenter de représenter tout ce qui relève de la
production symbolique linéaire, d’abord tout ce qui relève des nombres entiers et de ce
qui peut être construit à partir d’eux, mais aussi, si l’on en croit la tradition générativiste
issue des travaux de Noam Chomsky, tout ce qui relève du langage, celui-ci étant compris
comme compétence générative récursive de performances langagières.
Une chose qu’il est important de remarquer, est que l’objectivité constructive ne peut
pas se donner autrement que comme, d’une certaine manière, primitive et immédiate. Ce
qui signifie deux choses : la première est qu’il semble impossible d’expliquer ou de justifier
la pratique récursive par autre chose, il ne semble pas possible d’aller en-deçà. C’est-àdire que nous ne pouvons pas commencer par nous référer, par exemple, à l’existence des
symboles graphiques ou lettres et à leurs concaténations ou mots sans déjà saisir la lettre
comme ce qui peut se réinsérer à l’identique dans une concaténation, et sans comprendre
les mots comme de telles concaténations (et non pas des frises décoratives ou des amas
17. On comparera avec la justification pré-constructiviste de l’induction suggérée section 3.5.2.
18. Salanskis, Philosophie des mathématiques cit., p. 48.
19. Ce qui, note Salanskis, en fait un paradigme de la position husserlienne. Il développe ce point,
discute de la « validité phénoménologique » de l’objectivité constructive et la défend, comme mode de
connaissance, contre des objections analytiques ou post-husserliennes, ibid., p. 49-53.
10.2. LE MÉTACONSTRUCTIVISME DE JEAN-MICHEL SALANSKIS
463
sans unité). De même, je ne peux en établir les règles logiques rigoureuses sans recourir
à une formalisation logique qui présuppose la maîtrise du récursif (qui est seule source
des classes d’objets, énoncés et preuves dans une théorie formelle). La deuxième est que,
en présentant la clause récursive, je ne peux pas au départ fixer des règles de « calibrage
a priori de l'acte de se donner des éléments primitifs ni de celui de se donner des règles de fabrication20 »,
je ne peux pas régler d’avance ce qui peut ou non valoir légitimement comme objets
primitifs utilisables ou opérations effectuables, sans me référer à un horizon d’objets
déjà donnés ou d’opérations déjà connues, à leurs classes. Mais comment accéder à de
telles classes ? Je ne peux les produire récursivement et de plus
il n'y aurait évidemment aucun sens, ici, à envisager comme classe des objets primitifs une structure infinitaire proposée par un formalisme extérieur à la procédure en cause, ni à imaginer
que les règles de fabrication pourraient consister en une infinité de gestes prenant chacun en
charge une infinité d'éléments, ce qui, à nouveau, obligerait à se fier à l'autorité d'une doctrine
formelle externe21
Tout cela a la conséquence profonde que :
Il faut donc supposer, simplement, que les objets primitifs et les règles de fabrication sont
immédiatement partageables, ne posent aucun problème à celui qui, du dehors, aspire à rentrer
dans le jeu mathématique. […] Gestes de fabrication et objets primitifs doivent faire sens dans
le partage le plus immédiat22 .
Et c’est ce partage immédiat qui est, ultimement, le fondement de la possibilité d’une
mathématique (mais aussi d’une langue, d’une compréhension linguistique commune),
qui ne peut être communautaire que par la capacité à se reposer communément sur la
capacité de suivi des chemins de preuves et des chemins de constructions. C’est là le
fond de la pensée constructiviste et de l’intuitionnisme de Brouwer23 .
20. Ibid., p. 46.
21. Ibid., p. 47.
22. Ibid.
23. Salanskis défend à ce propos le fait de ne pas attribuer à Brouwer la thèse selon laquelle la
mathématique serait une “réalité mentale”. Le constructif, y compris quand il est lu sur de l’encre et du
464
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
Construction et structure symbolique
Pour comprendre précisément le rôle du constructif, et en particulier son rôle fondationnel, il importe de comprendre la spécificité de son rôle par rapport au rôle du symbolique ou de l’idéalité comme telle qui se manifeste dans le signe. C’est-à-dire confronter
le problème du constructif avec le problème classique de l’accès à l’objet mathématique
idéal donnant lieu à l’affrontement du nominalisme et des diverses formes de réalisme.
Or, le constructif vient transformer et compliquer cette question. En effet, il est
certain que l’objet constructif a besoin du symbolique, c’est-à-dire du fait de recevoir
un élément concret comme token d’un type (type qui ne saurait être donné autrement
qu’à travers ses tokens) : c’est là une exigence pour toute activité signifiante en général.
Mais pour autant, Jean-Michel Salanskis insiste sur le fait que le mathématique n’est
pas le symbolique, ne peut pas s’y réduire. D’une part, en effet, l’objet constructif, en
effet, est le construit comme tel, l’objet dans son arborescence, incarnant la possibilité
d’un chemin partageable par tous et toutes et permettant la certitude démonstrative ; la
mathématicité ne repose certes pas seulement les symboles que manipule le constructif
dans ses opérations. D’autre part, il n’est pas du tout certain que la structure symbolique
soit “plus profonde” que la structure constructive ; il se pourrait qu’on puisse soutenir
papier, repose toujours sur un geste de vision de la conscience qui lit l’inscription comme symbolique
et la construction comme récursive, et à l’inverse toute saisie mentale d’un processus constructible doit
toujours se vivre comme “déjà publique”, “déjà partageable” (de même qu’un monologue intérieur est
déjà du langage public) :
« Brouwer prenait apparemment parti pour la conscience contre le langage lorsqu'il disant que, pour le formaliste, la
vérité mathématique résidait dans l'encre et le papier, alors qu'un intuitionniste la concevait comme habitant l'esprit humain. Mais le
point de vue qu'exprime cette façon de dire le différend refuse au fond l'alternative conscience-langage. Il rappelle que factuellement,
le langage n'est jamais là, nous n'avons que l'encre et le papier, le signe matériel et le support. Le langage au sens strict ne commence
que lorsque le “valoir pour” symbolique est donné, et lorsque la structure type-token dans son indéfinie exploitabilité est comprise.
Or ces suppléments ne se disent et ne s'attestent qu'en termes de conscience.[…] //
[…] Le fond de l'affaire, à notre sens, est que la “réalité” de l'objet constructif est tout aussi mal allouée lorsqu'on le
situe dans la conscience que lorsqu'on le situe dans la matérialité des signes. L'objet constructif, comme présentation agie, occupe
par nature un “champ” ontologique triple : il est l'objet conçu – la projection dans la représentation du processus mental peut avoir
lieu sur l'écran du cinéma intime – mais il est aussi l'objet dit – l'accomplissement de l'emboîtement des dyades24 est un processus
réglé qui se laisse énoncer linéairement comme suite d'actes légaux – et enfin l'objet écrit, parce que, sur ce point les “formalistes”
ont raison, le processus de représentation aboutit dans le symbolique externe et partagé.
L'arbre, objet fétiche et central de la pensée constructive, existe sous les trois modalités, comme arbre conçu, arbre
linéairement parcouru-dit, et arbre tracé, proposé. De plus, l'essence de l'attitude constructive, de l'intentionnalité constructive,
veut que ces trois niveaux de manifestation soient vécus comme redondants, solidaires, équivalents : le privé de l'entrevision d'un
arbre n'est pas l'accès à un quale impartageable, il est déjà mouvement verbal de son parcours ou participation à un mode perceptif
symbolique de l'arbre tracé comme tel, l'arbre est toujours déjà “public”, même dans l'intime, c'est tout le sens et toute la portée de
la représentation constructive. » Salanskis, Philosophie des mathématiques cit., p. 55-6
10.2. LE MÉTACONSTRUCTIVISME DE JEAN-MICHEL SALANSKIS
465
au contraire que c’est l’activité constructive qui force la marque concrète à fonctionner
comme symbole, c’est-à-dire à renvoyer à un type (notamment) itérable.
Pour élaborer l’attitude adéquate à adopter sur la relation entre ces deux aspects,
Salanskis discute trois types de réponses archétypales qu’il envisage sur cette question :
la réponse idéaliste, la réponse empiriste et la réponse pragmatiste.
La position idéaliste serait celle qui croit en notre rapport à l’idéalité et à notre
connaissance de cette idéalité garantie par notre familiarité à son égard. L’idéaliste pointe
avec raison que l’idéalité du symbolique est toujours présupposée, et estime en conséquence que « la force du partage intentionnel de l'objet constructif ne changerait rien au problème et au
débat de la philosophie des mathématiques25 ». Si nous comprenons bien l’analyse de Salanskis,
elle consiste à dire qu’une telle réponse passe à côté du fait que la connaissance mathématique ne repose pas, en fait – c’est ce que le débat fondationnel aurait révélé – sur
une connaissance de l’idéalité qui se manifeste dans le symbolique, mais sur une connaissance obtenue par le partage du constructif, une connaissance pour ainsi dire de “l’espace
constructible” comme tel, point où a lieu l’indubitabilité démonstrative26 . Nous n’avons
(toujours) pas d’intuition intellectuelle ; nous devons avoir la capacité d’idéalité de reconnaitre le symbolique comme symbolique, mais cela en tant que tel ne saurait jamais
nous donner de connaissance mathématique, d’autant que ce que nous saisissons dans
le symbolique mathématique n’est pas un concept dont nous pourrions avoir l’intuition
du signifiant, mais un signe, finalement un signe dépourvu de sens dans le formalisme
contemporain, renvoyant à des chemins d’opérations possibles.
L’empiriste ne croit pas dans notre accès à l’idéalité, mais cela ne l’empêche pas de
partager le principal défaut de l’idéaliste, qui est de ne pas parvenir à envisager que l’objectivité constructive puisse être originaire, aussi originaire que la structure symbolique.
En outre, l’empiriste, qui estime donc aussi que tout repose sur le symbolique, tente
25. Ibid., p. 70.
26. La position de Jean-Michel Salanskis, comme il est visible ici et comme il l’a toujours réaffirmé, se
reconnait en réalité dans la position kantienne plus que toute autre. Si nous devions connaître les entités
mathématiques idéales directement, nous ne pourrions en avoir un savoir a priori, mais au contraire un
tel savoir doit toujours reposer sur un fondement provenant de notre activité et sur lequel nous pouvons
compter comme immédiatement et – espérons-nous – universellement partageable.
466
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
un récit naturaliste de l’acquisition du symbolique à partir des configurations sensibles
singulières, oubliant, d’après Salanskis, qu’on ne peut jamais comprendre le début du
comportement symbolique sans supposer que les occurrences sont perçues comme occurrences indéfiniment indifférentes du même, et non plus comme variantes ou particuliers
concrets, ce que nous ne comprenons pas comme résultat d’une habitude ou gain d’une
répétition27 . Si nous comprenons correctement, les deux problèmes sont en fait liés, car
la pratique mathématique n’a pas besoin d’hériter de l’idéalité (d’un signe précédemment acquis), mais qu’elle peut en quelque sorte l’instaurer à partir de n’importe quelle
marque arbitraire, en codifiant son usage comme élément itérable d’une construction (en
faisant passer une marque pour un signe), mais que cela même suppose que le passage à
l’idéalité soit posé d’emblée et ne soit pas empiriquement hérité.
Les pragmatistes, à l’inverse des deux autres, posent en effet le caractère originaire
du constructif, et en font précisément l’origine du symbolique : comme nous l’anticipions
à l’instant, pour les pragmatistes c’est le constructif qui force la marque à fonctionner
comme occurrence, ou qui réutilise indifféremment dans une nouvelle structure récursive
ce qu’une précédente construction a déjà établi comme symbole, notamment cette structure omniprésente qu’est le langage. Il s’agit d’un pragmatisme parce que c’est l’agir
qui est à l’origine de la structure symbolique : le signe devient signe parce que nous en
faisons un itérable28 . Le problème du pragmatisme, pourtant, d’après Salanskis, et qu’il
27. « J'ai toujours le sentiment que les empiristes noient le poisson dans la mise en perspective d'un horizon de progression
indéfini, qu'ils jettent le brouillard sur ceci que, tant que la recognition des occurrences comme occurrences du même n'est pas
acquise sur un mode en quelque sorte ouvert sur l'infini, il n'y a pas comportement symbolique possible, et que cette étape suppose
elle-même qu'on comprenne déjà le type dans son idéalité, en sorte qu'aucun habitus de l'homologation des variantes, récapitulât-il
une série considérable d'expériences, ne nous rapproche d'une telle compréhension.
Les plaidoyers empiristes, sur cette question comme sur beaucoup d'autres, me font à vrai dire toujours irrésistiblement
penser à la blague du multi-millionnaire racontant la genèse de sa fortune : “J'étais pauvre et sans-emploi, j'ai ramassé une pomme de
terre, je l'ai vendue 5 cents, avec cet argent j'ai trouvé un endroit où acheter deux pommes, que j'ai vendues pour 10 cents, somme
avec laquelle j'ai pu acheter 4 pommes et avec le fruit de la vente, poursuivre mon accumulation. Il en est allé ainsi pendant plusieurs
années, jusqu'au jour où j'ai hérité de 200 millions de dollars, et j'ai pu investir sérieusement”. L'empiriste, pour moi, est celui qui
veut toujours nous cacher qu'il a hérité de l'idéalité. » Salanskis, Philosophie des mathématiques cit., p. 71.
28. Salanskis rapproche une telle lecture du problème de celle qu’offre Derrida. En particulier, Jacques
Derrida, La voix et le phénomène. Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl,
Presses Universitaires de France, 1967, p. 58 : « La structure du discours ne peut être décrite, selon Husserl, que
comme idéalité : idéalité de la forme sensible du signifiant (par exemple du mot) qui doit rester la même et ne le peut qu'en tant
qu'idéalité ; idéalité du signifié (de la Bedeutung) ou du sens visé, qui ne se confond ni avec l'acte de visée ni avec l'objet, ces deux
derniers pouvant éventuellement n'être pas idéaux ; idéalité enfin, dans certains cas, de l'objet lui-même qui assure alors (c'est ce
qui se passe dans les sciences exactes) la transparence idéale et l'univocité parfaite du langage. Mais cette idéalité, qui n'est que le
nom de la permanence du même et la possibilité de sa répétition, n'existe pas dans le monde et elle ne vient pas d'un autre monde.
10.2. LE MÉTACONSTRUCTIVISME DE JEAN-MICHEL SALANSKIS
467
se méprend lui aussi, quoi que de manière inverse, sur la co-originarité de l’idéalité et
du constructif. Ou autrement dit, comme l’empirisme il méconnait la transcendance de
l’idéalité qui ne peut pas être dérivée. La pratique de fabrication récursive présuppose en
effet (à chaque fois, dès le début) que l’on comprenne le niveau de généricité pertinent
des signes que l’on adopte, que l’on soit déjà ouvert sur l’indéfinité des instanciations
possibles. Notre activité instaure le symbolique, mais elle ne peut l’instaurer qu’en le
tenant pour d’emblée présent.
L’enjeu qui se présente alors à l’auteur est de parvenir à respecter la valeur incompressible d’idéalité tout en parvenant à penser que cette valeur est instituée dans nos
gestes, par notre activité constructive, c’est-à-dire justement à penser leur co-originarité.
Comme il le dit, « La gageure est donc de formuler l'attitude pragmatiste en termes idéalistes29 », ce
qui se dirait aussi bien : « rendre à l'idéalité sa véritable teneur pragmatique ».
La vraie thèse pragmatiste est donc plutôt que la pratique sait déjà, dans ses gestes en
quelque sorte, ce que c'est qu'un particulier de valeur générique : la pratique symbolique,
constructive, mathématique est une pratique qui se situe nativement, et sans qu'il soit besoin
pour cela d'exposition conceptuelle, au niveau de la généricité, et dans la connaissance de
la transcendance de l'idéalité sur l'occurrence. Cette pratique amène des occurrences dans la
perspective de et dans le rapport à des types idéaux qu'elle pose, qu'elle vise dans le même
mouvement. […]
Le fond de l'idée, à mon sens, est qu'il y a dans la pratique symbolico-constructive comme
une autre définition de l'idéalité que celle qui passe par la structure occurrence-type, et qui est
pourtant la seule et la vraie, à tous égards, depuis Platon. Pour tenter néanmoins de préciser la
thèse, il faudrait alléguer que comme geste accompli sous l'égide de la clause récursive, l'acte
d'adjonction d'un bâtonnet à un assemblage, par exemple, contient, prédessine, potentialise
déjà tous les actes similaires, met en perspective en quelque sorte l'universalité de l'assemblage
de départ et de l'assemblage d'arrivée, en même // temps que de l'opération d'adjonction. Et ce
ne serait pas parce que ces significations d'universalité figurent en toutes lettres dans la clause
Elle dépend tout entière de la possibilité des actes de répétition. Elle est constituée par elle. Son “être” est à la mesure du pouvoir
de répétition. »
29. Salanskis, Philosophie des mathématiques cit., p. 74.
468
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
récursive. On supposerait plutôt que les textes prescriptifs du type clause récursive tirent leur
efficace, leur sens d'exécutabilité, de quelque chose que leur ajoute le geste en leur obéissant.
C'est quand je fais que j'acquiers la puissance de la répétition : l'universel se dessine et se place
en un instant lorsque j'agis formellement, et cette émergence d'universel massive, irrésistible,
à la faveur du geste formel, serait le contenu « phénoménologique » sous-jacent à notre pensée
de l'idéalité. L'idéalité serait fondamentalement intentionnelle, fondamentalement pratique.
Étant entendu que dire cela n'est pas réduire l'idéalité, mais lui attribuer son site, évoquer son
expérience ; et que, en fin de compte, elle se manifeste bien comme type transcendant ses
occurrences, cette valeur demeure [avec] tout son sens, on ajoute seulement que le comportement formel originaire de la constructivité « donne » en quelque sorte ce sens30 .
Face au scepticisme auquel il s’attend de la part des empiristes et pragmatistes
classiques, l’auteur en appelle (sans véritable espoir de conviction) à l’expérience des
mathématiques elle-même. Mais si, au contraire, le pragmatisme idéaliste est accepté, il
est possible d’en tirer une notion très importante dont nous serons amené à faire usage31 ,
à savoir celle de corps idéal 32 :
La thèse principale de cette interprétation [i.e. le pragmatisme idéaliste], nous l'avons déjà
dit, est que l'idéalité commence avec la généricité de l'acte mathématique constructif, généricité
qui apparaît en l'acte pour l'agent. L'acte dont il s'agit, qui est typiquement un acte d'inscription
de la part d'une instance mobile vis-à-vis du lieu d'inscription, ne peut être que l'acte d'un corps,
il présuppose un agent capable de s'orienter, de bouger par rapport à un environnement qu'il
traite, d'interférer avec lui en vue du résultat discret de la trace. Seulement, si nous respectons
l'idée que le sens d'idéalité, de réitérabilité illimitée, que le dégagement de l'universel de tous
les gestes possibles comme type ou idéalité transcendants, sont donnés dans l'agir même du
corps mathématisant, nous devons conclure que les // gestes de ce corps ne sont pas des gestes
ordinaires mais des gestes génériques. Les mouvements et dépôts d'inscription, les actes de
focalisation sur un lieu de l'environnement de ce corps, possèdent d'emblée la puissance de
30. Ibid., p. 74-5.
31. Sur la forme que prendrait un scepticisme pragmatiste, et le rapport avec la théorie du corps idéal,
voir plus loin, 10.3.2.
32. Salanskis, Philosophie des mathématiques cit., p. 77-8.
10.2. LE MÉTACONSTRUCTIVISME DE JEAN-MICHEL SALANSKIS
469
l'indéfinie occurrence : ce qui veut dire à la lettre, en termes du langage dont nous disposons
déjà bien que nous interrogions son origine, que ces gestes sont idéaux ; que ce corps, donc,
est idéal.
Notre idéalo-pragmatisme professe donc que le sujet de la mathématique constructive est le
corps idéal : un centre de gestes, un facteur de traces, un pourvoyeur d'horizons et d'orientation
pour lequel les fonctions énumérées à l'instant ne sont pas bornées par la singularisation sensible. Le corps idéal est le corps dont émane l'agir qui fonde l'idéalité mathématique comme
telle, la transcendance à l'égard des occurrences. Il est un corps paradoxal supposé nous installer (nous, la pensée) de force et d'emblée, avec toute la certitude souhaitable en vue de
la poursuite de l'intérêt théorique, dans la structure symbolique au gré de l'activité constructive. Nous ne posons pas le corps idéal comme une composante ontologique de l'être humain,
en demandant implicitement aux sciences cognitives d'en répertorier les symptômes et d'en
proposer une explication naturaliste, mais comme un sens de l'agir qui s'impose et prévaut
« autour » du geste constructif. L'agir mathématique est l'agir qui prend le sens et la tournure
des gestes du corps idéal, et qui nous embarque du même coup dans un jeu de l'idéalité.
Tout cela étant posé, il reste encore à comprendre pourquoi le langage (c’est-à-dire
vraisemblablement la forme primitive du constructif instituant du symbolique) n’est pas
déjà des mathématiques. La réponse que suggère l’auteur est que le corps idéal, dans
l’activité mathématique, « libère le geste constructif de son implication dans la fabrique permanente de
la chaîne signifiante33 », et fait prévaloir l’objet constructif comme tel, le geste idéal comme
tel, sur la signification. Cela se manifeste de façon particulièrement vive dans le fait que
la pratique formaliste contemporaine opère avec des signes dépourvus de sens, qu’elle
institue comme symboles asignifiants dans une répétition où seule la place dans l’ordre
constructif vaut comme pourvoyeuse de vérité34 .
33. Ibid., p. 78.
34. Voir, pour une exploration philosophique très différence de ces problèmes du signe dépourvu de
sens et de son rôle dans l’établissement d’un ordre de l’itératif, Quentin Meillassoux, Répétition, itération,
réitération, Conférence dans le cadre des « Lundis de la Philosophie », organisés par Francis Wolff, École
Normale Supérieure, Paris 23 fév. 2011, http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=
3053 (visité le 07/09/2018) ou Quentin Meillassoux, « Iteration, Reiteration, Repetition. A Speculative
Analysis of the Sign Devoid of Meaning », in Genealogies of Speculation. Materialism and Subjectivity
since Structuralism, éd. établie et introd. par Armen Avanessian et Suhail Malik, trad. du français par
Robin Mackay et Moritz Gansen, Bloomsbury, 2016, chap. 5, p. 117-97.
470
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
On comprend aisément que l’activité constructive est incapable de nous donner l’in-
finité comme objet, comme un des objets produits par le corps idéal ou accroché au
bout d’une branche arborescente. L’infini, dans un contexte constructif, ne peut a priori
faire sens que comme indéfinité, inachevabilité de la poursuite des branches, précisément
comme ce qui ne peut pas être donné ou comme l’impossibilité d’une clôture35 . Mais,
d’après l’hypothèse poursuivie ici, nous ne pouvons pas non plus simplement poser que
nous avons un accès intuitif à l’objet infini (ou, plus exactement, nous ne pouvons pas
fonder une connaissance sur l’accès intuitif que nous supposons avoir), dans la mesure
où la tentative d’élaborer une intuition contemplative à la hauteur de l’infini (l’intuition
ensembliste) l’a révélée au pire contradictoire, au mieux incontrôlable. Pour comprendre
comment la mathématique du xxe siècle – post-contemplative – nous donne accès à des
objets infinis, nous devons donc nous pencher sur l’autre, second, type d’objectivité, celui qui a été porté au premier plan pour sauver les intuitions infinitaires de la débâcle
contemplative – à savoir l’objectivité corrélative.
10.2.3 L’objectivité corrélative
L’objectivité corrélative est, dans les termes de Salanskis : « l'objectivité qui revient aux
objets supposés membres d'une collection satisfaisant globalement une liste d'axiomes », dans ce qui
constitue « un nouveau régime littéraire de la fiction36 ».
En effet, la fiction ordinaire est fiction d’objets dont on prédique un ensemble de
prédicats (Sherlock Holmes habite au 221B Baker St.) et auxquels le jeu du langage luimême prête une sorte de place ontologique – nous traitons les objets fictionnels comme
des étants, comme les étants qu’ils ne sont pas, c’est là précisément le jeu de la fiction
ou le jeu auquel entraîne la fiction. Il n’y a pas de frontière nette entre la fiction et le
mensonge, en entendant l’une et l’autre nous projetons une réalité que nous acceptons
temporairement, à ceci près que dans la fiction reçue comme telle nous savons que nous
jouons au réel, nous acceptons de faire comme si.
35. Sur le rapport entre l’objectivité constructive et l’inachevabilité zénonienne dont nous parlons
depuis le début – rapport qui en lui-même devrait être suffisamment manifeste – voir 10.3
36. Salanskis, Philosophie des mathématiques cit., p. 79.
10.2. LE MÉTACONSTRUCTIVISME DE JEAN-MICHEL SALANSKIS
471
La nouvelle fiction mathématique permise par l’axiomatique a à voir avec cette pratique, à plusieurs différences près. La première est que son procédé de postulation fictionnelle ne vise pas à constituer un objet déterminé (pas même un objet multiple, une
foule), mais d’emblée une sorte de monde, ou plus précisément – car la fiction peut aussi
viser à la constitution d’un monde – une multiplicité qui satisfait collectivement une liste
de conditions générales exprimées par les axiomes de la théorie.
Il faut insister tout de suite sur la différence entre la multiplicité donnée par la corrélation et la multiplicité donnée par le constructif : une clause récursive me donne une
classe indéfinie conçue comme en progression, dont chaque membre est réputé résultat
unique d’une construction spécifique. Je peux concevoir la classe dans son extension
indéfinie, mais je la contemple comme l’extension – au sens actif – d’une série de productions toutes individuées, chacune donnable dans la construction. Quel que soit par
ailleurs le crédit “ontologique” que j’accorde ou non aux “entités” visées par ma pratique
constructive, il n’en reste pas moins que chacune est individuellement visée par une écriture spécifique au sujet de laquelle (et de l’individuation de laquelle) je ne suis pas censé
avoir de doute. Je n’ai pas besoin de savoir si ou en quel sens le nombre 3 “existe”, mais
je dois savoir qu’il est l’objet individuel de ma visée à travers la construction indubitable
« III » – faisant suite à la construction « II ». Et il en va de même, par hypothèse, pour
chacune des choses dont ma pratique constructive est supposée parler.
Si je pose une axiomatique, en revanche, je postule (sur le mode d’un faire comme
si) l’existence globale d’un univers de référence, tel qu’en général je ne peux pas garantir
qu’il existe une écriture pour “chacun” des “individus” de la multiplicité – ou même
tel que je peux garantir qu’il est impossible qu’existe une telle écriture pour chacun
des individus. La position de l’axiomatique elle-même ne me permet pas en général de
maîtriser quelque chose comme la “taille” de la multiplicité invoquée.
Les axiomes sont possiblement, et en pratique presque systématiquement, quantifiés
– c’est-à-dire qu’ils affirment que tous les objets possèdent une propriété, ou qu’il en
existe au moins un ayant une propriété – et ils affirment des relations entre les divers
objets, généralement en usant des quantificateurs (∀, ∃), qui peuvent être réitérés :
472
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
« ∀x∃y R(x, y) ∧ S(y) » énonce, par exemple, que la multiplicité est concernée par
une relation binaire R et une propriété S, de manière à ce qu’à chacun des éléments de
la multiplicité (∀x, « pour tout x ») on puisse associer un élément (∃y, « il existe un y »)
qui vérifie avec elle la relation binaire (R(x, y)) et qui vérifie la propriété (S(y)). Si une
multiplicité est visée à travers la position de cet axiome, celui-ci “restreint” en quelque
sorte – mais d’une façon indicible, c’est-à-dire, au fond vide – la multiplicité possible
(elle ne peut contenir aucune “chose” qui ne vérifie l’axiome).
À la fois à titre d’exemple – quoi qu’il s’agisse de plus que cela –, pour mémoire et pour
les besoins futurs, nous considérons successivement les trois axiomatiques formelles les plus
connues et utilisées, formulées dans la logique des prédicats du premier ordre : la théorie des groupes, l’arithmétique de Peano, et la théorie des ensembles de Zermelo-Fraenkel
avec axiome du Choix (ZFC). Il se trouve que chacune des trois présente un cas très différent pour la question de l’objectivité corrélative : l’axiomatique des groupes ne renvoie pas
naturellement à une multiplicité déterminée, mais semble toujours vécue intrinsèquement
comme structure abstraite pouvant concerner une multitude d’objets particuliers (il n’y a pas
naturellement quelque chose comme “le groupe”, qui serait invoqué par les axiomes) ; l’axiomatique de Peano, tout au contraire, se comprend naturellement comme réglementation
formelle permettant de prouver des énoncés sur une multiplicité bien connue et immémorialement familière, à savoir la suite des nombres ; l’axiomatique ensembliste, enfin, correspond
bien à un « univers » envisagé au travers de l’axiomatique, et auquel aucun accès n’est
vraiment possible en dehors d’une axiomatique ; mais il se trouve jouer (ou avoir joué au
xxe siècle) un rôle très particulier qui est celui de fournir une ontologie, un sous-bassement
d’existence, à toutes les autres axiomatiques formelles en général. Nous y revenons plus loin.
Tout ceci ne remet pas en cause le fait qu’en un certain sens strict, et strictement formaliste, les trois théories sont (au mieux) des structures abstraites, et aucune ne fournit (à
strictement parler) une ontologie, ni ne renvoie à un objet déterminé.
Pour la théorie des groupes, on a une loi de composition notée « · » – qui associe un
élément à toute paire composée de forme « x · y » – une constante identité e et trois axiomes,
qui établissent l’associativité de la loi de composition, le rôle d’élément neutre de e par la loi
de composition et l’existence, pour chaque élément, d’un inverse pour la loi de composition
(c’est-à-dire un élément qui, composé avec l’élément de départ, donne l’élément neutre e).
10.2. LE MÉTACONSTRUCTIVISME DE JEAN-MICHEL SALANSKIS
473
(Le groupe le plus communément connu est les entiers relatifs, avec l’addition comme loi de
composition, 0 comme élément neutre et le négatif de chaque nombre comme son inverse) :
∀x∀y∀z x · (y · z) = (x · y) · z
∀x e · x = x · e = x
∀x∃y x · y = y · x = e
Pour l’arithmétique de Peano (qui est censée nous permettre de représenter les nombres
entiers positifs et les opérations arithmétiques sur eux) on a une fonction successeur S, deux
lois de composition : l’addition + et la multiplication *, et une constante 0. On a sept
axiomes, qui régissent la constante et les fonctions (qui s’assurent que 0 joue bien son rôle
et que la succession, l’addition et la multiplication fonctionnent comme prévu), ainsi qu’un
schéma d’axiomes. Un schéma d’axiomes n’est pas un axiome, mais il est une règle permettant de former des axiomes à partir d’énoncés corrects du langage. Une théorie comportant
un schéma d’axiomes a en fait une infinité d’axiomes, mais la pratique permettant de produire cette infinité d’axiomes est constructive, consiste à produire des chemins ou arbres
de constructions. Remarquablement, la multiplicité régie par l’infinité des axiomes successivement productibles est supposée abordable d’emblée, sans avoir à effectivement produire
cette infinité.
En l’occurrence, le schéma d’axiome nous dit (pour simplifier) que pour tout prédicat
que je peux formuler dans le langage (toute propriété qui se dit d’un élément), si je peux
montrer que ce prédicat est vrai de 0 et que, s’il est vrai d’un certain n, alors il est vrai de
son successeur Sn, alors il est axiomatiquement vrai que ce prédicat est vrai pour tout n,
pour tout nombre entier positif. Il s’agit donc du schéma d’axiome d’induction, de ce qui
nous permet, au sein du formalisme, d’appliquer la démonstration par récurrence.
1. ∀x ¬Sx = 0 (0 n’est le successeur de rien)
2. ∀x ¬x = 0 → ∃y Sy = x (tout entier qui n’est pas 0 est le successeur d’un autre
entier)
3. ∀x∀y Sx = Sy → x = y (la succession est injective, autrement dit deux entiers
différents ne peuvent avoir le même successeur)
4. ∀x x + 0 = x
474
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
5. ∀x∀y x + Sy = S(x + y)
6. ∀x x ∗ 0 = 0
7. ∀x∀y x ∗ Sy = (x + y) + x
8. Pour toute formule φ du langage, « [φ(0) ∧ (∀x φ(x) → φ(Sx))] → (∀x φ(x)) » est un
axiome.
La théorie des ensembles est une théorie extrêmement puissante, qui est classiquement
formulée sans constante et sans fonction primitive, avec une unique relation binaire ∈, dite
“d’appartenance”, qui dit qu’un “ensemble” – c’est-à-dire simplement un élément de la multiplicité visée par l’axiomatique, dans ce “monde” il n’y a rien d’autre que des ensembles
– “appartient” à un autre ensemble. Dans la déontologie formaliste officielle, aucune signification n’est censée être mise derrière cette notion d’appartenance, précédemment à sa
réglementation par les axiomes. La théorie a en fait de nombreuses axiomatiques équivalentes différentes, certains de ses axiomes étant tellement puissants qu’ils permettent de
se passer d’autres qui sont éventuellement plus intuitifs. Nous ne présentons donc pas une
axiomatique complète (qu’en fait, remarquablement, il n’est quasiment jamais nécessaire de
donner), mais différentes fonctions qui doivent être remplies par l’axiomatique et différents
axiomes qui permettent de les remplir :
D’abord, il est indispensable d’avoir un axiome, dit axiome d’extensionnalité, qui iden-
tifie deux ensembles (deux objets) par leur “extension”, par les éléments qu’ils possèdent.
L’axiome dit que si rien ne peut appartenir à l’un sans appartenir à l’autre, et vice versa,
alors ils sont identiques :
∀x∀y [∀z (z ∈ x ⇔ z ∈ y) ⇒ x = y]a
Il faut également garantir l’existence d’au moins un ensemble – puisqu’il n’y a pas de
constante –, s’assurer de faire démarrer la multiplicité. Cela peut être obtenu par un axiome
logique qui assure de l’existence de quelque chose en général, du type
∃x x = x
Classiquement, néanmoins, on introduit l’axiome de l’ensemble vide, assurant l’existence
d’un ensemble qui n’a aucun élément :
∃x∀y ¬y ∈ x
On peut immédiatement prouver que tous les ensembles vides sont identiquesb , en sorte
qu’on puisse parler, dans la théorie, de l’ensemble vide, unique, que l’on note ∅, traitant
10.2. LE MÉTACONSTRUCTIVISME DE JEAN-MICHEL SALANSKIS
475
ce signe comme une constante. Mais son existence – qui intervient constamment dans les
preuves ensemblistes – peut, à l’aide d’autres axiomes, généralement être elle-même prouvée,
à condition cependant que l’on puisse garantir qu’au moins un ensemble existe.
On a ensuite des règles qui garantissent, à partir de l’existence supposée donnée de
certains ensembles, l’existence d’autres ensembles plus riches ou plus englobants. Il s’agit de
l’axiome de la paire et de l’axiome de l’union. L’axiome de la paire dit qu’étant donné deux
ensembles A et B, il existe un ensemble ayant A et B pour éléments.
∀x∀y∃z (x ∈ z ∧ y ∈ z)
Le second, axiome de l’union, dit qu’étant donné un ensemble F – par exemple l’ensemble
F = {{a,b} {b,c}}, qui contient les ensembles {a,b} et {b,c} – , il existe un ensemble A qui
réunit tous les éléments des éléments de F, soit ici A = {a,b,c}.
∀F∃A∀Y ∀x [(x ∈ Y ∧ Y ∈ F) ⇒ x ∈ A]
Il est important de noter que les deux axiomes précédents ne disent pas, en toute rigueur,
qu’existe la paire, ou l’union, mais toujours (au moins) un ensemble qui contient (au moins)
les éléments de ce qui serait la paire ou l’union. Il nous faut donc une méthode qui permette,
dans tous les cas et beaucoup plus généralement que simplement pour ces deux axiomes,
d’obtenir un ensemble qui contienne exactement ce que l’on veut. Il s’agit en fait d’un schéma
d’axiome, dit schéma d’axiome de séparation. Pour le comprendre, il est nécessaire de définir
la notion de “sous-ensemble” ou de “partie”. Une partie A d’un ensemble B est un ensemble
qui ne contient aucun élément que B ne contient pas lui aussi. On note cela A ⊂ B, « A est
inclus dans B », « tous les éléments de A sont des éléments de B ». Cette relation est définie
à partir de l’appartenance, mais ne lui est pas du tout équivalente. Par exemple, {a,b} est
une partie de {a,b,c}, est inclus dans {a,b,c}, mais n’est pas un de ses éléments, car les seuls
éléments de {a,b,c} sont a, b et c. Cela étant posé, le schéma d’axiome de séparation énonce
(pour simplifier encore) que pour tout prédicat φ s’appliquant à des ensembles, et étant
donné un ensemble A quelconque, il existe un sous-ensemble de A qui contient exactement
les éléments de A qui vérifient le prédicat. En substance, si on est capable de dire exactement
ce que l’on veut dans le sous-ensemble, on peut avoir ce sous-ensemble :
∀z∀w1 ∀w2 . . . ∀wn ∃y∀x [x ∈ y ⇔ (x ∈ z ∧ φ(x))]c
Donc si, par exemple, il existe (au moins) un ensemble qui contient (au moins) les
ensembles donnés A et B, alors il existe un ensemble (la paire), sous-ensemble du premier,
qui contient exactement A et B, et rien d’autre.
476
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
Les axiomes énumérés jusque là constituent une théorie élémentaire des ensembles finis,
qui pourrait être entièrement constructive, constituée de chemins de construction ou d’objets
produits par arborescence. Les axiomes qui restent, en revanche, font passer immédiatement
la théorie dans l’inconstructible. Le premier est l’axiome de l’infini. Il y a plusieurs manières
de postuler l’existence d’un infini dans la théorie des ensembles. La plus classique consiste à
partir de l’ensemble vide ∅ et d’une opération indéfiniment réitérable S qui part de ∅ et qui
garantit qu’à chaque étape successive on obtient un élément nouveau, distinct, et de poser
qu’il existe un ensemble qui contient tout ce que l’itération indéfinie de l’opération S peut
produire :
∃X [∅ ∈ X ∧ ∀y (y ∈ X ⇒ S(y) ∈ X)]
Les axiomes restants sont là (en somme) pour autoriser des pseudo-opérations qui ne
pourraient pas – en général, pour des ensembles infinis – être constructivement accomplies.
Le plus simple, l’axiome de l’ensemble des parties dit qu’étant donné un ensemble A, il en
existe un, noté P(A), qui contient (comme éléments) toutes les parties du premier.
∀x∃y∀z [z ⊆ x ⇒ z ∈ y]
Si l’ensemble A de départ est fini, il est facile d’énumérer successivement ses parties et
donc de produire leur ensemble. De ce fait, pour les cas finis, cet axiome n’est pas nécessaire
et son résultat pourrait être obtenu par application successive de l’axiome de la paire et
du schéma d’axiome de séparation. Mais si A est infini, on peut facilement prouver qu’il
est impossible d’énumérer ses parties. Cet axiome nous fait donc irrémédiablement sortir du
constructible, si nous posons qu’existent des ensembles infinis (ce qui est le but de la théorie
des ensembles).
Les deux derniers ont des fonctions semblables, mais sont moins élémentaires et plus
difficiles à expliquer. Il s’agit du schéma d’axiome de remplacement et de l’axiome du choix.
Le schéma d’axiome de remplacement permet (en substance) de former un ensemble à partir
d’un ensemble donné et d’une fonction qu’on définit dans le langage et qui s’applique aux
éléments de l’ensemble de départ. Le schéma d’axiome garantit que l’image de l’ensemble
par la fonction constitue un ensembled . L’axiome du choix, quant à lui, permet (informellement parlant) de sélectionner un élément particulier dans chaque ensemble (non vide) d’une
famille donnée d’ensemblese . L’axiome du Choix (qui donne son C à ZFC) est équivalent
au théorème de bon ordre, qui peut donc aussi bien être posé en axiome, et qui énonce que
tout ensemble peut être bien ordonné (ce qui veut dire ordonné à la manière des ordinaux,
10.2. LE MÉTACONSTRUCTIVISME DE JEAN-MICHEL SALANSKIS
477
ou tel que toute partie non-vide de l’ensemble contient un élément qui est le plus petit de
cette partie, selon l’ordref ).
a. Dans les versions standards de la théorie, on veut aussi s’assurer que l’appartenance se comporte bien, notamment qu’il n’arrive jamais qu’un ensemble soit élément de lui-même, ou qu’un
ensemble puisse avoir un élément qui a un élément qui a un élément …à l’infini. Cela est assuré par
l’axiome de fondation qui dit que tout ensemble non-vide a au moins un élément avec lequel il ne
partage aucun élément : ∀x [∃a (a ∈ x) ⇒ ∃y (y ∈ x ∧ ¬∃z (z ∈ y ∧ z ∈ x))].
b. En utilisant l’axiome d’extensionnalité, on vérifie tout de suite que si l’un et l’autre n’ont
aucun élément, alors ils ont trivialement exactement les mêmes éléments, donc ils sont identiques.
c. Où φ est une formule de ZFC ayant ses variables libres dans x, w1 , . . . , wn .
d. Soit φ une formule de ZFC ayant ses variables libres dans x,
[ y, A, w1 , . . . , wn et telle, en (particulier, que B ne soit
pas
libre
dans
φ.
Alors
∀A∀w
∀w
.
.
.
∀w
∀x(x ∈ A ⇒ ∃!y φ) ⇒ ∃B ∀x x ∈
1
2
n
)]
A ⇒ ∃y(y ∈ B ∧ φ) . Autrement dit, si φ représente une fonction définissable f ayant pour domaine
l’ensemble A et des ensembles pour valeurs d’arrivée, alors l’image de A par f est aussi un ensemble,
sous-ensemble d’un certain ensemble B.
e. Pour toute famille (Si )i∈I d’ensembles non-vides il existe une famille (xi )i∈I d’éléments tels
que xi ∈ Si pour chaque i ∈ I.
f. Cela n’est pas une condition triviale : par exemple il n’y a pas un plus petit entier négatif,
donc l’ensemble des entiers relatifs, pourvu de son ordre habituel, n’est pas bien ordonné.
Salanskis commence par exposer d’une manière schématique la pratique de l’objectivité corrélative (la manière dont nous nous y rapportons comme à une objectivité),
portrait sommaire à partir duquel il mène une discussion qui le révise, le précise au
regard de nombreuses complications, et en même temps le justifie. Voilà ce portrait37 :
[D]es objets sont introduits par la stipulation d'un texte axiomatique, énumérant toute la structure qualitative qu'une multiplicité les rassemblant doit posséder. On stipule les axiomes, on
les inscrit et les liste au début d'un chapitre [ou] d'un traité, et ensuite, on raisonne sur une multiplicité arbitraire satisfaisant tous ces axiomes, en faisant comme si elle était là, sous la main,
offerte à notre contemplation, n'ayant plus qu'à être connue et déterminée par la pensée.
La première considération qui vient compliquer ce portrait est que, si on prend à
la lettre la déontologie formaliste, celle justement qui a commandé que nous n’appréhendions les mondes mathématiques qu’à travers le prisme d’une théorie formelle, il
semblerait qu’il n’y ait pas de visée intentionnelle à avoir. Que nous n’ayons pas à postuler axiomatiquement des mondes, ni à jouer au faire comme si, mais que nous en
soyons réduit à la manipulation des écritures de la théorie formelle, se déroulant à partir
de ces énoncés formels que sont les axiomes grâce aux règles d’inférences (qui sont proprement des règles de construction). Il n’y aurait rien d’autre qu’un jeu analogue à celui
37. Ibid., p. 80.
478
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
de construction des ombes, quoi que largement plus compliqué, en sorte qu’il y aurait
bien quelque chose à manipuler, mais des phrases, et non des objets dont parleraient
ces phrases. Mais, remarque Salanskis, cette position formaliste stricte, quoi qu’elle soit
en droit possible – et, davantage encore, qu’elle constitue une position de repli toujours
possible en cas de contestation, une version officielle absolument sûre et dénuée de tout
engagement “naïf” – est aussi finalement invraisemblable, elle ne correspond tout simplement pas à la pratique. Le cas le plus important ici est la théorie des ensembles, qui
est à la source de la motivation originelle du formalisme et de l’objectivité corrélative :
historiquement parlant, ce qui motive l’élaboration de la théorie formelle ZFC est l’effondrement (à cause des paradoxes) de la pratique intuitive d’une logique des multiplicités
et de l’appartenance, mais, aussi bien, la volonté de pouvoir continuer à utiliser cette
intuition et se mouvoir en elle. C’est cette intuition qui motive les axiomes et les démonstrations, et le formalisme est adapté parce que l’intuition veut se maintenir, non en
dépit de son insistance.
Salanskis remarque qu’il serait donc faux d’opposer une phase intuitive naïve et une
phase formaliste, ou de faire choisir entre une intuition impuissante et une conceptualité
vide. Dans la perspective phénoménologique qui est la sienne, il cherche à justifier au
contraire que la postulation axiomatique correspond à une visée intentionnelle (un « voir
comme »), en vertu de quoi est possible un accès à la vérité (celle que délivre justement
l’axiomatique)3839 :
La « loi » ZFC est plutôt ressentie comme une loi prolongeant l'intuition originaire des ensembles jusqu'à une synthèse absolument vraie [que comme] une abrogation de cette intuition.
En sorte que pour un mathématicien, le « système » ZFC est à la fois axiomatique et intuitif, il
est l'intuition élargie en vérité, l'intuition comme vérité. Mais qu'est-ce que « l'intuition comme
vérité », sinon l'intentionnalité en tant qu'elle pose l'objet dans sa stature originaire et en fixe
38. Ibid., p. 82-3.
39. L’auteur rappelle dans cet ouvrage, mais développe ailleurs (Jean-Michel Salanskis, « Logicité et
non-logicité de l’axiomatique », Archives de Philosophie, 63 (2000), p. 681-704 ; Jean-Michel Salanskis,
« La salutaire in-objectivité des mathématiques chez Kant », in Kant face aux mathématiques modernes,
sous la dir. d’Emmanuel Barot et Julien Servois, Vrin, 2010, p. 97-124) que le type d’anticipation sur la
vérité, accessible par la seule voie de la loi axiomatique, que nous entretenons vis-à-vis des ensembles,
doit se comprendre de façon analogue à l’intuition pure de l’espace dans la théorie kantienne.
10.2. LE MÉTACONSTRUCTIVISME DE JEAN-MICHEL SALANSKIS
479
l'accès, en détermine le voir comme, dans le même mouvement qu'elle // en prescrit la connaissance40 ?
Une autre façon de montrer « l’engagement intentionnel » vis-à-vis de l’objectivité
corrélative, est, nous dit l’auteur, de le voir à l’œuvre dans la pratique démonstrative,
ce qu’il illustre à partir de l’exemple (élémentaire) de la démonstration de l’unicité de
l’élément neutre d’un groupe, qui s’obtient en supposant qu’il y ait deux éléments neutres
e et é et en prouvant alors leur identité grâce aux axiomes :
eé = e (si é est élément neutre)
eé = é (si e est élément neutre)
Donc é = e (par transitivité de l’égalité)
Salanskis évoque la difficulté qu’ont la plupart des élèves pour la première fois
confrontés au problème : « ils n'aperçoivent absolument pas quel geste de connaissance leur serait
accessible dans cette étrange situation où leur a été seulement dit ce que doit satisfaire un groupe pour
être un groupe41 ». D’après l’auteur, la difficulté consiste justement dans le fait qu’il est
nécessaire
Que l'on ne s'en tienne pas à la stipulation, mais qu'on la laisse plutôt faire monde pour nous.
L'enjeu de la preuve se reformule alors dans le cadre de cette assomption de monde : on se
retrouve dans un groupe avec e et é, chacun qualifié de neutre. Et le geste à faire s'impose :
dans un groupe, si deux éléments me sont donnés, je peux les opérer, ce geste est donné par
la stipulation comme accessible42 .
En général, dit-il, la simple compréhension élémentaire de la mathématique, sans
même parler de son invention, nécessite de reconstruire une « navigation quasi-existentielle »
dans le monde que nous délivrent les axiomes et à partir du savoir sur lui qu’ils nous
délivrent. On voit que la quasi-habitation du monde dépend elle-même de notre capacité à en désigner des existants particuliers (fussent-ils indéterminés, pris “au hasard”)
et à effectuer sur eux des opérations discrètes, c’est-à-dire que la visée intentionnelle
40. Salanskis, Philosophie des mathématiques cit., p. 82-3.
41. Ibid., p. 85.
42. Ibid., p. 86.
480
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
corrélative est elle-même donnée par le biais de la capacité à reproduire les gestes du
constructif.
Il n’empêche que, nous ne fréquentons pas, en fait, un monde, au travers d’une
axiomatique, que nous ne saisissons effectivement aucun être, car la multiplicité visée
reste, comme totalité, transcendante. Une manière dont nous pouvons vivre ce fait est
de voir ce que l’auteur appelle la « contingence » du monde quasi-habité par rapport à
l’axiomatique. L’axiomatique en tant que telle n’étant porteuse d’aucune référence (comment le pourrait-elle ?) rien ne garantit dans son texte la “justesse” du monde que nous
avons choisi d’habiter à travers elle43 . Pour voir ce point, le meilleur cas est peut-être
l’axiomatique de Peano et en général les axiomatisations de l’arithmétique, conçues pour
formaliser notre rapport de familiarité avec les entiers, à propos desquels nous espérons
pouvoir maintenir un rapport de catégoricité. Mais l’on sait que Peano admet en fait des
“modèles non standard”, c’est-à-dire qu’elle peut être interprétée dans des multiplicités
radicalement différentes que celle que nous anticipons comme IN. D’une manière encore
plus fondamentale, rien ne nous empêche de jouer le jeu du sceptique et de faire semblant
de ne pas entendre “l’interprétation attendue” de la théorie des ensembles. Pour s’en tenir à l’axiome d’extensionnalité, qu’est-ce qui nous garantit en fait que deux ensembles
établis comme “égaux” ne sont qu’un seul individu ? Tout ce que nous savons est “qu’ils
ont les mêmes éléments” et qu’ils appartiennent aux mêmes ensembles – car l’égalité
permet de les substituer. Nous pouvons alors nier qu’en fait il n’y ait qu’un seul ensemble vide, et par conséquent que ce que ZFC appelle le “singleton” de l’ensemble vide
soit réellement un ensemble à un seul élément44 . Peut-être qu’il y a en fait 5 ensembles
43. Ce rapport d’une théorie axiomatique à une multiplicité de “mondes possibles” a en fait un versant
proprement mathématique qui est la théorie des modèles. Nous ne pouvons pas rentrer dans le détail de ce
qui constitue la théorie des modèles, mais en substance il s’agit de construire une théorie mathématique
du rapport entre une axiomatique et ses différents “modèles” possibles, isomorphes ou non, au sein
de la théorie des ensembles, qui joue alors un rôle de fond ontologique général pour l’ensemble de la
pratique mathématique : une théorie trouve des modèles, c’est-à-dire des ensembles, dans lesquels elle
est interprétée. Le problème, philosophique, de cette situation, étant que l’on occulte alors le fait que la
théorie des ensembles n’est elle-même qu’une théorie formelle, qu’elle-même est incapable de garantir son
propre “fond de référence”. Quand on envisage qu’elle pourrait elle-même avoir plusieurs modèles, on doit
finalement – si elle est tenue pour la théorie ultime en-deçà de laquelle on ne trouve plus d’interprétant
–, en revenir à l’imagination métaphysique. Ce fait lui-même se reflétant à nouveau dans la théorie des
modèles. Sur tout ça, voir ibid., p. 87 et Salanskis, Le constructivisme non standard cit.
44. Le singleton d’un ensemble A est, nous dit-on, l’ensemble qui a A pour unique élément. Mais,
10.2. LE MÉTACONSTRUCTIVISME DE JEAN-MICHEL SALANSKIS
481
vides (évidemment équivalents en extension, puisque vides), qui se trouvent (axiomatiquement) toujours appartenir aux mêmes ensembles. Peut-être n’ont-ils pas d’ailleurs
un seul “singleton”, mais 7, tous de nouveau absolument indistinguables dans la théorie.
Ces “ensembles tous égaux” sont en un sens un unique ensemble, et un unique élément,
dans la mesure où ils sont absolument indifférents et indistinguables dans la théorie des
ensembles, mais je peux feinter de croire qu’ils ne sont pas une unique chose ; et que
cette théorie des multiplicités qu’est la théorie des ensembles échoue, par conséquent, à
décrire ses propres multiplicités. Bien sûr cette feinte sceptique est ultimement absurde,
mais cette absurdité donne justement une idée à la fois de la nécessité dans laquelle nous
sommes de vivre un monde en regard de notre théorie, et de l’impossibilité que la théorie
formelle elle-même garantisse l’identité de ce monde45 .
10.2.4 Entrelacement des objectivités
Comprendre l’activité mathématique dans son rapport à l’objectivité ne nécessite pas
seulement de comprendre l’un et l’autre de ses aspects, mais surtout de comprendre leur
interaction et pour ainsi dire leur entrelacement. En effet, il serait théoriquement possible d’être un.e constructiviste strict.e, de s’en tenir aux produits successifs d’opérations
arborescentes, mais c’est une possibilité sans exemple : tou.te.s les mathématicien.ne.s,
y compris celles et ceux qui pensent le constructif, travaillent avec le formalisme et dans
des mondes axiomatiques – c’est-à-dire en fait travaillent à la mathématique standard.
Malgré cela, ils et elles peuvent bien sûr exprimer, depuis la perspective qui est la leur,
une insatisfaction devant le résultat de certaines règles logiques (le tiers-exclu) ou de
certains axiomes (l’axiome du choix) qui font, selon leur jugement, sortir les axiomatiques du rôle qui devrait être le leur, de codification et communication de l’activité
mathématique authentique.
De même, il serait théoriquement possible d’être formaliste strict, de cantonner la
rétorquera le sceptique, ce n’est pas du tout ce que sa définition affirme. Ce qu’elle affirme est que tous
les éléments de cet ensemble sont égaux à A ! En effet, la manière formelle d’affirmer l’unicité est toujours
de dire que “s’il y en a d’autres” ils sont égaux.
45. Cet argument ne se trouve pas dans le texte de Salanskis. Nous remercions Luc Pellissier pour ses
conseils sur le sujet.
482
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
mathématique à l’activité formelle, mais cela serait une position encore plus aberrante,
qui reviendrait à un constructivisme strict qui, de plus, aurait perdu le sens de l’objet mathématique – que la poursuite des arbres de construction donnait au contraire immédiatement. Ou plus exactement, cela consisterait en une pratique de logique constructiviste,
une métamathématique constructiviste des arborescences de phrases et de déduction, non
de l’objectivité mathématique dont ces phrases étaient censées parler.
Il serait en revanche impossible, et là se trouve le point décisif, d’être “corrélationniste
strict”, de vivre uniquement dans des mondes au travers de la postulation axiomaticofictive, sans s’en remettre aux opérations itérables a priori et fournissant les produits
de constructions. La raison principale à cela n’est même pas le fait que le constructif est
ce qui constitue l’édifice axiomatique lui-même – quoi que ce soit un aspect important
du problème. La raison principale est que nous n’accédons pas en fait à l’objectivité
corrélative par le formalisme – car celui-ci est muet en ce qui concerne l’objet – mais par
le constructif. Non pas celui qui permet de produire les phrases et les inférences, mais celui
que le formalisme sert à coder, réguler et communiquer, celui qui opère sur les objets.
Nous en avons déjà dit un mot plus haut : on accède au sens de monde à travers notre
capacité à référer à des individus singuliers par des écritures et à mener des opérations
successives sur eux, opérations qui sont codées et réglementées dans le formalisme. Il n’y
a monde à habiter que strictement parce que nous pouvons faire jouer le constructif dans
la multiplicité que nous donne l’axiomatique. Il est important de rendre ce point tout
à fait clair : le corrélatif n’est possible comme position de monde que parce que nous
vivons la multiplicité donnée collectivement dans l’axiomatique comme ce sur quoi nous
pouvons mener des opérations qui ne sont pas elles-mêmes formalistes ; pour la raison
simple, que nous avons déjà donnée, qui est que si nous nous replions sur le formalisme
lui-même, nous avons de nouveau affaire à du constructif, mais à du constructif sur les
phrases, non sur les objets, ensembles, éléments de groupes ou nombres entiers. Au sens
strict, au niveau du formalisme, nous ne formons jamais une paire ou un successeur,
mais nous appliquons les règles d’inférences et de substitution pour intégrer de nouvelles
phrases au stock des théorèmes.
10.2. LE MÉTACONSTRUCTIVISME DE JEAN-MICHEL SALANSKIS
483
Par suite – et il ne devrait y avoir rien de très nouveau ou surprenant dans tout le
présent développement – il est absolument impératif que l’axiomatique “code” des opérations données dans le constructif et en quelque sorte indépendamment d’elle. Et c’est
bien ce qu’elle fait : la loi de composition, l’addition, la succession, la paire ou l’ensemble
des parties, ce sont là des choses toutes effectuables dans des systèmes constructifs (tant
qu’elles s’appliquent à des entités elles-mêmes constructibles), susceptibles de donner
lieu à des arbres de génération. C’est cela qui conditionne l’acceptation et le succès du
fictionnement axiomatique : on le tolère parce qu’il nous laisse effectuer les opérations
constructives dans le quasi-monde qu’il nous fait habiter, et on le désire parce qu’il nous
permet d’étendre spectaculairement le champ de l’opératoire jusque dans des domaines
rigoureusement inaccessibles au constructif – à savoir avant tout des domaines de l’infini,
quand celui-ci est saisi comme totalité.
Or, comme l’exposait déjà Hilbert dans sa grande introduction au projet formaliste,
cette saisie comme totalité semble nécessaire dès que nous voulons faire usage des quantificateurs, en disant qu’existe en général, dans une multiplicité infinie, un élément pourvu
d’une certaine propriété (sans être capable d’indiquer un procédé permettant de produire constructivement cet élément), ou inversement qu’une propriété vaut pour tous les
éléments de la multiplicité – plus exactement, le problème se pose lorsque nous voulons
nier cette affirmation dans l’abstrait, sans fournir effectivement un contre-exemple, et
par suite quand nous voulons appliquer le tiers-exclu46 . Nous l’avons dit, les entiers dans
le constructif se donnent comme classe inachevable, mais le discours arithmétique dans
toute sa puissance veut pouvoir généraliser l’emploi de ses quantificateurs et utiliser le
tiers-exclu, par suite traiter les entiers comme multiplicité donnée.
Ce problème, qui dans le cas de l’arithmétique et des entiers se concentre dans le
passage du « pour chacun, successivement » au « pour tous, globalement », dans l’appréhension du syncatégorématique de la production comme catégorématique du produit,
devient bien sûr beaucoup plus omniprésent dans le cas d’une théorie comme la théorie
46. David Hilbert, « Sur l’infini », (1925), in Logique Mathématique, éd. établie et trad. de l’allemand
par Jean Largeault, Épistémologie, Armand Colin, 1972, chap. 7, p. 215-45, traduction de : « Über das
Unendliche », Mathematische Annalen, 95 ; 1925, p. 161-90, p. 229-31.
484
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
des ensembles, qui a pour intention première d’être une théorie des multiplicités infinies,
et même des multiplicités inconstructibles. Dans le cas de l’arithmétique, le problème se
posait au niveau de la multiplicité totale, mais dans l’ensemblisme il se pose au niveau
des éléments particuliers de cette multiplicité. Car si les opérations ensemblistes sont,
du moins dans leurs applications aux cas finis, des opérations constructives, la théorie
comprend de multiples objets que l’on ne saurait construire : ceux qui supposent l’infini
comme une totalité donnée, capable de servir de point de départ à une construction, qui
peut elle-même s’avérer alors inconstructible47 .
La question se pose donc, de la signification des “opérations” non-constructives qui
sont autorisées dans les théories axiomatiques comme ZFC, et, autre aspect du même
problème, du sens de l’infini mathématique ensembliste. Le premier point à soulever
est que l’infinité corrélative, l’infinité dans le corrélatif, se définit en intégrant en elle
l’infinité (comme inachevable) du constructif : le corrélatif commence par se donner les
moyens de contenir dans sa multiplicité l’ensemble de ce qui peut être construit, et de
se la donner comme constituant d’un objet déterminé. C’est ce que nous voyons le plus
clairement et le plus littéralement énoncé dans l’axiome de l’infini de ZFC, du moins sa
version la plus classique :
∃x [∅ ∈ x ∧ ∀y (y ∈ X ⇒ S(y) ∈ x)]
L’idée derrière la formulation de l’axiome est de nous donner directement IN, l’ensemble de tous les entiers. L’opération indéfinie S est donc l’équivalent ensembliste de
la succession des entiers. Dans la version la plus classique, et la plus élégante, il s’agit
de l’opération S(x) =def x ∪ {x} permettant de former les ordinaux (finis) de von Neu-
mann48 . L’axiome de l’infini s’écrit en ce cas :
47. Mais cela n’est pas nécessairement impliqué dans toute manipulation de l’infini. Je peux considérer
ω comme objet tout en le tenant pour un inachevable, et le poser néanmoins par définition comme ordinal
“après” tous les ordinaux finis, par exemple. Autrement dit je peux commencer à énumérer la hiérarchie
des ordinaux transfinis dénombrables en demeurant dans le constructif (je n’ai pas besoin d’avoir fini
d’énumérer les entiers pour savoir que ω vient après eux tous selon l’ordre). Mais si je dois produire
l’ensemble des parties de IN, en revanche, je ne peux pas le faire constructivement, parce que je ne peux
pas “construire” une partie infinie arbitraire de IN sans supposer IN achevé et disponible dans sa totalité
pour une telle construction. S’il faut pouvoir se donner l’infini en totalité pour commencer à mener une
étape, alors cela n’est plus constructible et doit être postulé.
48. Cf. notre brève présentation en 9.5.3
10.2. LE MÉTACONSTRUCTIVISME DE JEAN-MICHEL SALANSKIS
485
∃x [∅ ∈ x ∧ ∀y (y ∈ x ⇒ y ∪ {y} ∈ x)]
L’opération de succession fournit une clause récursive, à partir de l’élément de base.
Il semble que nous pourrions la définir constructivement, partant du vide puis de son
singleton puis de leur paire. Par définition, elle est indéfiniment réitérable, et X est défini
de manière à contenir précisément cette classe constructive.
Si je traduis cet état de fait en termes de la projection constitutive de l'univers corrélatif des ensembles, j'obtiens que le « sac à poussière » imaginable en réponse au x que nomme l'axiome de
l'infini contient, intègre en soi, tolère en soi le marquage d'une multiplicité indéfinie d'objets
produits suivant une clause récursive (du moins si je décide de me représenter le passage de
y à y ∪ y comme un geste acceptable de construction). Si je refuse de passer dans l'univers
de corrélation, il me reste la clause récursive portant sur des assemblages symboliques, absolument irréfutable elle, qui permet de fabriquer successivement les termes ∅, ∅ ∪ {∅}, ∅ ∪
{∅}∪{∅∪{∅}}, ∅∪{∅}∪{∅∪{∅}}∪{∅∪{∅}∪{∅∪{∅}}}, etc. [ces termes sont simpli-
fiables, le second en {∅}, le troisième en {∅, {∅}}, le quatrième en {∅, {∅}, {∅, {∅}}}]49 .
J'obtiens donc quand même une liste indéfinie de noms d'objets, ainsi que, pour chacun d'eux,
une preuve de son appartenance à l'ensemble x. Situation qui, si j'accomplis l'intentionnalité
corrélative, me donne l'inclusion précédemment évoquée50 .
Cet extrait nous dit que quel que soit le regard que l’on porte sur l’activité ensembliste, que l’on y joue ou non une existence mathématique (dans le premier cas, on
percevra l’opération de succession comme une véritable formation d’ensemble par rassemblement, dans le second cas on la regardera comme la règlementation d’une opération
itérable sur des formules), on est forcé de lire dans l’axiome d’infinité l’inscription d’une
activité constructive itérative qui est exactement celle qui donne la multiplicité de cet
infini (car même si l’on ne joue pas à croire la formation de l’union, si on ne joue pas
à croire qu’il se passe quelque chose, il n’empêche que la preuve d’appartenance d’un
ordinal fini est obtenue pour nous de la même manière que pour ceux et celles qui y
croient : par la construction itérée de ses objets).
49. Encadré dans le texte d’origine.
50. Salanskis, Philosophie des mathématiques cit., p. 91.
486
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
La thèse que soutient Salanskis, est que non seulement cette inscription du constructif
(dans son inachevabilité) dans le corrélatif est le sens intentionnel de l’infini ensembliste,
mais qu’on ne peut le comprendre comme l’infini qu’il est et lui accorder la transcendance qu’il a qu’en le considérant comme intégration dans le corrélatif de l’objectivité
constructive. En effet, l’infini mathématique ne peut être un infini qualitatif ou d’absolue
altérité : il est donné comme infini quantitatif, comme infini transcendant par la taille le
fini des entiers. Sa transcendance, transcendance à l’égard du fini, est comprise par nous
comme transcendance à l’égard du productible, du résultat, de ce que nous pouvons
saisir comme un à l’issue d’une opération de synthèse, parcours ou construction. S’il
n’en était pas ainsi, l’infini de la théorie formelle ne le serait que par pure homonymie,
n’aurait rien à nous dire sur ce que l’humanité pense immémorialement sous ce nom51 .
[L]e raccord de l'infini de l'axiome de l'infini de ZFC avec l'infini manqué de Brouwer, l'infini
« à l'horizon » de la suite récursive des entiers intuitifs, est ce qui présente sous son jour le
plus authentique l'infini pour la mathématique : c'est là que réside, disons-le avec force, le fameux « platonisme spontané » des mathématiciens. Le mathématicien ne peut pas ne pas croire
que l'infini nommé et traité dans sa théorie emporte avec lui l'infini auquel l'intentionnalité
constructive lui donne un accès primitif privilégié, quasi-empirique52 .
S’étant donné ce point de départ transcendant comme “toujours déjà là53 ”, la théorie des ensembles entreprend de bâtir une ménagerie d’objets transfinis, qui peuvent
constituer ou bien des manipulations spécifiques d’objets connus par ailleurs (l’ensemble
des fonctions de IN dans IN, telle partie inconstructible des réels…), ou bien une hiérar51. Et cela ne vaut pas moins, dirions-nous, quand l’infini est introduit par la définition de Dedekind :
« est dit infini un ensemble tel qu’il existe une bijection entre lui et une de ses parties strictes (=
une partie qui ne s’identifie pas à l’ensemble de départ) ». La définition de Dedekind, abstraite, est
en première lecture opaque et ne nous renvoie pas aussi immédiatement à l’inachevable constructif que
la définition de von Neumann. Mais leur convergence apparaît quand on fait fonctionner la définition
et qu’on essaie de saisir le sens de son « infinité » : s’il y a bijection entre l’ensemble et une de ses
parties strictes, cela signifie qu’en comparant élément par élément l’ensemble avec une de ses parties, la
différence entre le tout et la partie ne va jamais se manifester dans la clôture de l’opération, justement
parce que l’opération n’est pas clôturable. Je peux associer chaque entier avec son carré ; je ne vais jamais
pouvoir clore l’opération pour montrer qu’il y a plus d’entiers que de carrés, comme je pourrais le faire
pour n’importe quelle partie finie des entiers, parce que je ne manquerai jamais de carrés à associer.
52. Salanskis, Philosophie des mathématiques cit., p. 93.
53. Cf. 9.5.3.
10.2. LE MÉTACONSTRUCTIVISME DE JEAN-MICHEL SALANSKIS
487
chie valant pour elle-même dans son indéfinie transcendance, comme la hiérarchie des
cardinaux transfinis (les infinis “plus grands les uns que les autres”).
Sur cette élaboration luxuriante, nous devons faire remarquer plusieurs choses. La
première est que, littéralement parlant, la théorie ne demande jamais de construire quoi
que ce soit. Elle consiste uniquement en l’indication de moyens d’inférence de l’existence
de quelque chose supposé toujours déjà là, pré-existant. Par exemple, le schéma d’axiome
de remplacement ne nous dit pas que nous pouvons construire un ensemble d’arrivée à
partir d’une fonction et d’un ensemble de départ, il nous dit qu’un tel ensemble d’arrivée
existe. Pourtant, et c’est le second point, nous avons déjà vu à propos des ordinaux finis
que cette littéralité cacherait très mal le fait que ces “pré-existants” sont définis par des
opérations de construction, et que la théorie les donne comme corrélats directs d’une
opération. Il n’empêche que, troisième point, lorsque nous quittons le domaine rassurant
des ensembles finis54 , les opérations de preuve ne correspondent plus en fait à des pas
constructifs effectuables. L’axiome de l’infini lui-même semble indiquer une opération
de synthèse de l’historique d’une construction successive, mais il indique la synthèse
(ineffectuable) de la totalité de l’opération inachevable, il se donne la classe comme
objet, la synthèse devenant opération uniquement abstraite, postulative. À partir de
l’existence de l’infini, le schéma de remplacement semble permettre de constituer toutes
sortes de familles infinies de divers ensembles, et l’union de rassembler leurs éléments
dans une plus énorme encore totalité, mais il est bien évident que ces opérations ne
correspondent à aucun arbre génératif. Pourtant, il faut y insister, et c’est là le quatrième
point, l’application des axiomes continue de mimer des pas constructifs – ce qui n’est en
un sens qu’une réaffirmation du second point : l’existence qu’indiquent les axiomes est
définie en termes de ce que nous comprenons pré-axiomatiquement comme un certain
type d’opération effectuable.
Nous devons en conclure que l’application des axiomes aux ensembles infinitaires
doit se comprendre, est au mieux comprise, comme renvoyant à des pseudo-gestes du
54. Plus exactement des ensembles finis entièrement définissables en termes d’ensembles finis, ou dont
l’existence est prouvable en l’absence de l’axiome de l’infini, ou « de rang fini », appartenant aux rangs
finis de ∨. Sur ∨, voir l’encadré qui suit.
488
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
corps idéal55 , des gestes que le corps idéal, celui qui accomplit les opérations idéales du
constructif, ne peut pas accomplir, mais qui sont définis par analogie à ses gestes – pour
ainsi dire comme “ce qu’il pourrait accomplir” s’il avait un pouvoir transcendant. Notons
que cette situation pourrait fournir une justification du premier point, selon lequel, à
littéralement parler, les axiomes n’indiquent jamais une construction, mais toujours une
existence préalable : les pré-existants sont définis en référence à des pseudo-gestes qui,
accomplis, correspondraient à d’ineffables “infinis achevés” – dans notre vocabulaire – et
ne pourraient de toute façon être prescrits ; la forme postulative permet donc d’accomplir
ce que nous appelions la conversion de l’infini achevé en infini préalable56 .
Salanskis fait remarquer que le statut des pseudo-gestes dans l’élaboration ensembliste – c’est-à-dire que le sens intentionnel des opérations ensemblistes consiste en de
tels pseudo-gestes – est au mieux visible dans la hiérarchie cumulative de von Neumann.
La hiérarchie cumulative est une manière de bâtir la totalité des ensembles rang par rang,
chaque rang Vα étant indexé sur un ordinal α. La hiérarchie des Vα est définie par récurrence transfinie. La récurrence transfinie est comme la récurrence ordinaire quand il s’agit
d’un passage au successeur (chaque rang est défini par rapport au rang immédiatement
précédent, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on ne puisse plus reculer), mais ajoute une clause
supplémentaire permettant d’étendre la définition quand on passe « à la limite », au-delà
de la succession indéfinie dans une étape transfinie qui la récapitule entièrement. On a donc
ici :
Le point de départ, V0 est l’ensemble vide :
V0 := ∅.
Pour tout ordinal successeur β, on définit Vβ comme l’ensemble des parties de son
antécédent Vβ−1 :
Vβ := P(Vβ−1 ).
Pour tout ordinal limite λ, on définit Vλ comme l’union de tous les rangs V qui précédent :
∪
Vλ := β<λ Vβ .
On pose alors que le rang d’un ensemble S est le plus petit ordinal α tel que S ⊆ Vα ,
c’est-à-dire qu’un ensemble est de rang α si tous ses éléments sont “disponibles” une fois le
55. Salanskis, Philosophie des mathématiques cit., p. 95.
56. Sur ces notions et cette opération de conversion, voir 9.5.
10.2. LE MÉTACONSTRUCTIVISME DE JEAN-MICHEL SALANSKIS
489
rang Vα élaboré. Par définition des Vα , on voit immédiatement que dire S ⊆ Vα implique
S ∈ Vα+1 . Et plus généralement, on peut dire que Vα est l’ensemble de tous les ensembles
de rangs inférieurs à α.
Cette démarche de la théorie des ensembles, imaginairement, établit une sorte de lien entre
objectivité constructive et objectivité corrélative. Elle définit un certain nombre de niveaux ou
strates de l'objectivité ensembliste […] qui s'engendrent les uns après les autres en termes de
l'opération de passage à l'ensemble des parties et de réunion ensembliste : d'où la possibilité
de voir dans la structure cumulative quelque chose comme le résultat de l'application d'une
clause récursive engendrant les ensembles. La conjecture selon laquelle ∨, la collection de
tous les ensembles atteints au fil de cette récurrence transfinie, n'est autre que l'univers des
ensembles U lui-même, apparaît comme équivalente à l'axiome dit de fondation, que l'on peut
ajouter à ZFC. La théorie obtenue suggère au mathématicien que l'univers qu'il se donne au
pôle intentionnel, sans trop le savoir et le dire, est un univers adéquat à son autre rapport
fondamental à l'objectivité ; non seulement le voir comme de l'objectivité corrélative prend
chair, mais il le fait dans la continuité avec le voir comme arborescent du constructif comme
tel57 .
Salanskis insiste sur le fait que ce sentiment de la hiérarchie des rangs comme
construction ne saurait être considéré comme « fantasmagorie privée », mais qu’au contraire,
il s’agit de « moments tout à fait essentiels de la compréhension de son objet par le mathématicien, à la
limite ce sont des aspects qu'un bon enseignant doit faire voir58 ». Pourtant, il est également important de noter, comme nous le faisions, qu’il ne s’agit pas et ne pourrait s’agir vraiment
d’une construction :
Le passage des Vβ pour β < α à l'union de leurs ensembles de parties n'est pas un acte au
pouvoir du corps idéal, c'est seulement l'invocation de quelque chose qui existe dans l'univers
des ensembles en vertu des axiomes de ZFC59 .
[…]
57. Salanskis, Philosophie des mathématiques cit., p. 83.
58. Ibid., p. 84.
59. Ibid.
490
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
La fiction de la multiplicité de corrélation comporte notre projection en elle, et à la faveur
de cette projection, nous voyons ce que le texte logique dit être le cas en elle comme ce que
nous accomplissons, au travers de gestes que nous ne pouvons absolument pas concevoir et
vivre autrement que comme des gestes de notre corps idéal, parce que notre pouvoir des gestes
idéaux est pour nous unitaire. Donc, le geste de « former l'ensemble des parties » à chaque étape
ordinale de l'échelle transfinie des idéaux est nécessairement vécu comme analogue d'un geste
constructif : si nous ne le vivions pas ainsi nous ne serions pas dans la projection qui nous
situe au sein des ensembles, notre intentionnalité corrélative est à ce prix en quelque sorte. Ce
qui n'empêche pas de savoir faire la distinction juridique entre les deux régimes intentionnels,
c'est même absolument nécessaire afin de ne pas commettre d'erreur quant à ce qui est preuve
pertinente60 .
10.3 Zénon et le métaconstructivisme
Comment devons-nous, réfléchissant sur Zénon, recevoir l’enseignement du métaconstructivisme ? Nous voudrions en faire ici un usage double. À un premier niveau, nous
voudrions simplement enregistrer et reprendre à notre compte les conclusions spécifiques
de Jean-Michel Salanskis concernant les objets infinitaires dans la théorie des ensembles,
pour leur faire servir la thèse soutenue dans les deux précédents chapitres : à savoir
que la mathématique contemporaine ne fournit pas, en fait, de raison pertinente pour
rejeter le principe d’achevabilité. À un second niveau, nous voudrions étendre l’analyse
de l’auteur au-delà de la question fondationnelle ensembliste, gagnant en généralité ce
que nous perdrons en spécificité, pour envisager de façon plus large le rapport de Zénon
– comme premier penseur du constructif – à la mathématicité telle qu’elle apparaît en
divers temps et contextes.
60. Ibid., p. 88.
10.3. ZÉNON ET LE MÉTACONSTRUCTIVISME
491
10.3.1 L’ensemblisme et l’inachevable
Des analyses menées dans les chapitres qui précèdent, nous pouvons tirer le résultat
suivant : pour que les apports de la mathématique nous donnent des motifs de douter du
principe d’achevabilité – qui énonce, rappelons-le, qu’une opération sérielle ne pouvant
en aucun cas s’achever dans le temps ne peut pas non plus se trouver avoir été achevée
– il faudrait qu’ils portent sur la possibilité de ce que nous avons appelé l’infini achevé,
par différence d’avec le simple infini en acte – c’est-à-dire un infini en acte qui soit résultat d’une opération elle-même infinie et strictement sérielle. Nous avons déjà exprimé,
à travers l’idée de la conversion du futur pur en passé pur61 , puis celle de conversion
de l’infini achevé en infini préalable62 , l’hypothèse selon laquelle l’infini mathématique
actuel consiste au contraire toujours en un contournement de l’achevabilité, au passage
d’un horizon d’achevabilité à un objet donné qui se présente comme toujours déjà donné.
Nous pouvons maintenant confirmer plus précisément ce point en ce qui concerne l’infinitisme ensembliste : non seulement les objets infinitaires ensemblistes ne suggèrent en
rien l’achevabilité de tâches infinies, mais on peut les comprendre comme reposant sur
l’impossibilité de cet achèvement.
En effet, si on accepte l’analyse selon laquelle le sens intentionnel de l’infini ensembliste est sa transcendance à l’égard du constructif, cela nous indique plusieurs choses :
d’abord, que le constructif lui-même est compris comme ce qui donne accès à un horizon indéfini, un inachevable au sens de Zénon – si IN est compris comme l’ineffectuable
synthèse de l’opération constructive de succession, c’est que l’on suppose du même coup
que cette opération traverse “tout IN”, pour ainsi dire. Mais si IN est défini par transcendance à l’égard de ce constructif, ce qui se manifeste dans la nécessité d’une postulation
d’existence spécifique, c’est par reconnaissance du fait que IN est inaccessible à l’ordre
du faire. Ce que nous voulons dire ici, et que nous tirons du métaconstructivisme, est
que l’objectivité infinitaire ensembliste respecte l’intégrité de l’objectivité constructive
et se définit comme ce qui excède l’ordre de l’opératoire, qui n’est pas de l’ordre de l’être
61. Section 8.1.1.
62. Section 9.5.
492
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
atteint.
Si cela empêche les ensembles infinis d’importer quant au problème zénonien, c’est
que, s’ils sont définis dans le respect de l’objectivité constructive, alors ils emportent avec
eux les présupposés du constructif : parmi ceux-ci, le fait que l’horizon d’une tâche inachevable peut être toujours poursuivi, mais jamais dépassé. Le constructif est d’ailleurs
toujours littéralement à l’œuvre, dans l’ensemblisme, lorsque l’on descend au plan métamathématique, le plan qui ne peut plus se reposer sur le formalisme parce qu’il est
nécessaire à la compréhension et la manipulation de tout formalisme. C’est ce plan ultime, en dessous duquel on ne peut plus descendre, mais dans lequel on se place encore
sous un horizon infini (cela reste un plan mathématique, où l’on peut envisager une itération indéfinie, pas un plan empirique, concret), qui a à faire avec l’opérativité, avec
l’ordre du faire, de l’effectuable, avec les choses comprises comme des résultats pouvant
être obtenus. Dans l’ensemblisme, on a des infinis actuels, mais à condition de ne pas
avoir à les construire ou à les penser comme constructibles. Dans l’ensemblisme, on a
des ordinaux transfinis, des éléments “après l’infini”, mais à condition de ne pas avoir à
penser l’achevabilité de cet infini pour les définir. Dans l’ensemblisme, en somme, l’objectivité infinitaire ne s’acquiert qu’en payant le prix de ne rien avoir à dire sur le problème
de Zénon, de ne pas suggérer la possibilité que soit faux le principe d’achevabilité.
Cela ne veut pas dire, bien sûr, que l’ensemblisme constitue une preuve du principe
d’achevabilité, ou que, ayant montré qu’il ne donnait pas de raison d’en douter, nous
avons montré du même coup que ce principe est indubitable. Tout ce que nous voulions
établir ici est que l’ensemblisme ne nous fournit pas un sens de l’infini achevé, et qu’à
notre connaissance les objets mathématiques infinitaires ont toujours fourni, explicitement ou implicitement, la seule raison de douter du principe, de faire croire que nous
parvenions à donner sens à l’idée d’un être achevé infinitaire. En l’absence de la caution mathématique, nous revenons à ce que nous annoncions au début du chapitre 8 :
nous n’avons aucune conceptualité qui remplace, pour penser l’idée de progression, notre
intuition temporelle incluant le principe d’achevabilité.
10.3. ZÉNON ET LE MÉTACONSTRUCTIVISME
493
Il importe toutefois que nous clarifiions, avant de généraliser le propos métaconstructiviste dans la section suivante, un point très important sur cette théorie et sur la reprise
que nous en faisons ici. Le métaconstructivisme ne doit pas être compris comme un scepticisme à l’égard des totalités infinies et de l’objectivité ensembliste. À certains égards, on
pourrait le considérer comme l’effort pour hériter de l’enseignement du constructivisme
tout en évitant une telle conclusion sceptique, susceptible d’entraîner un révisionnisme
à l’égard de la mathématique usuelle. Au point de vue de la légitimité mathématique,
le métaconstructivisme ne rejette pas l’objectivité infinitaire, au contraire elle cherche à
en fonder adéquatement le sens intentionnel, à la fonder comme objectivité véritable sur
laquelle nous acquérons une connaissance certaine.
Mais on ne peut pas non plus tirer de cette théorie un scepticisme à l’égard de
“l’existence” ou de la “réalité” de ces objets qui sont fondés dans un ordre que nous
appellerions volontiers “idéal/fictif”. Dire qu’ils sont mobilisés dans un ordre nouveau de
la fiction ne peut pas vouloir dire simplement qu’ils sont fictionnels, qu’ils n’existent pas
au sens où Sherlock Holmes n’existe pas. En un premier sens, cet ordre nouveau de la
fiction décrit simplement la manière dont nous nous les donnons, par la mise en place
d’un faire comme si axiomatique, entraînant un engagement intentionnel, étant entendu
que nous n’avons pas d’autres moyens apparents d’y avoir accès – ni empiriquement,
comme à une pomme, ni constructivement, comme au nombre 3 – en tout cas pas d’une
manière qui permette de fonder une connaissance. Mais que nous postulions l’existence
de Sherlock Holmes à la manière d’un faire comme si ne suffit pas à conclure qu’il n’existe
pas : nous savons qu’il n’existe pas pour une tout autre raison, empirique – c’est-à-dire
le fait que Sherlock Holmes n’a, effectivement, jamais existé. Or, nous ne voyons pas
comment une conclusion analogue pourrait être obtenue pour les cardinaux transfinis.
Nous ne pouvons certainement pas aller vérifier au 221B Baker St. C’est-à-dire qu’en
disant que Sherlock Holmes est une fiction nous savons de quoi il est la fiction : d’un
détective anglais, tel qu’il n’y a pas en fait un tel détective anglais. Pour dire qu’un
cardinal transfini est une fiction, au sens où cette phrase indique qu’il n’existe pas, il
494
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
faudrait savoir de quoi au juste il est la fiction63 .
Non pas que cette question n’ait pas de réponse. Il est possible de répondre, tout
simplement, qu’un cardinal transfini n’est pas vraiment un cardinal, qu’il ne répond
pas aux critères de ce que nous attendons de la cardinalité64 . Ou pourrait dire que
les objets transdénombrables, en général, manquent d’une propriété qui serait attendue
des objets mathématiques proprement dits, à savoir la décidabilité. Leur persistante
indécidabilité, en de nombreux points conceptuellement décisifs, donnerait un sens solide
à leur caractère “seulement fictif6566 ”. Mais ces réponses ne sont pas incluses, et c’est là
tout ce que nous voulions soulever, dans l’analyse métaconstructiviste elle-même, dans
l’hypothèse du rapport quasi-fictif à des multiplicités postulées.
10.3.2 Le plan de l’opératoire et le plan des idéalités
L’analyse métaconstructiviste telle qu’on la trouve dans les ouvrages de Jean-Michel
Salanskis porte spécifiquement sur l’activité constructive théorisée au xxe siècle et qui
constitue le cadre de la théorie de la démonstration telle qu’elle se pensait chez Hilbert,
ou de la réflexion sur l’effectivement calculable telle qu’on la trouve chez Turing, Church
ou Gödel, et sur l’activité axiomatique élaborée par la logique mathématique et qui forme
le cadre de réflexion de divers domaines, comme la théorie descriptive des ensembles ou
la théorie des modèles, ainsi que le “fond” à la fois “ontologique” et de “légitimation” de
63. Nous reprenons ici un raisonnement que nous avons développé plus haut en 8.3.4.
64. C’est-à-dire, peut-être, correspondre à une procédure de compte effective – évidemment impossible
pour le transfini, a fortiori le transdénombrable –, peut-être correspondre à la grandeur bien déterminée
d’une multiplicité – ce qui est rendu au moins douteux par l’indécidabilité persistante de l’hypothèse du
continu -, peut-être correspondre à des totalités bien définies – ce qui est douteux si nous gardons son
sens constructif original à l’idée de totalité comme résultat de la synthèse d’une opération -, peut-être
correspondre à une classe d’équivalence par la bijection effective – ce qui est douteux si nous gardons à
l’idée de fonction son sens constructif originel.
65. Un souci que Woodin, le spécialiste mondial des grands cardinaux, a lui-même exprimé : “The
trouble with set theory is that it is very hard to do mathematics when every problem is unsolvable. […] I mean, it's not just CH
that's unsolvable : many set-theoretical problems are unsolvable. It's like you can't get started. Because […] you have to make
choices : ‘I wanna analyze this problem…oh ! it's independent, I have to choose an answer…alright, I choose : true. Now I go to
the next problem…oh ! it's unsolvable…well, I'm gonna make another choice.’ That's not mathematics.” W. Hugh Woodin,
The Continuum Hypothesis and the search for Mathematical Infinity, Conférence, Copernicus Center for
Interdisciplinary Studies, Cracovie 2015, https://youtu.be/nVF4N1Ix5WI (visité le 18/09/2018). Nous
remercions Thomas Tulinski de nous avoir transmis cette citation.
66. Un autre problème auquel ils donnent intrinsèquement lieu est l’impossibilité apparente de les
considérer comme une multiplicité. Voir, très classiquement, le problème du “difficile réalisme” des cardinaux dont on ne peut faire la totalité, 4.2.3.
10.3. ZÉNON ET LE MÉTACONSTRUCTIVISME
495
l’objectivité infinitaire.
Elle ne peut pas – et telle n’est pas son ambition – être appliquée telle quelle et
sans précaution supplémentaire à l’activité mathématique antérieure à Hilbert et Brouwer, à la mathématique précédant la crise ensembliste. Elle est tout simplement trop
précise pour cela. Nous dirions de plus volontiers – mais ce point commande davantage
de prudence – qu’elle ne peut pas être appliquée telle quelle et sans précaution à la
pratique mathématique contemporaine en général, et que sur ce point également elle est
tout simplement trop précise. En effet, il nous semble possible de dire que la véritable
mathématique ordinaire n’a lieu qu’une fois une distance suffisante prise avec la logique
et les problématiques fondationnelles, avec la rigueur du constructif et la littéralité du
formalisme, et donc aussi avec les objectivités constructives et corrélatives telles qu’elles
sont précisément décrites par Salanskis. Cela ne veut pas dire qu’il faille remettre en
cause l’idée du double contrat fondationnel de la mathématique post-contemplative67 –
ni même qu’une telle chose soit possible. Mais on peut se demander dans quelle mesure
le contrat décrit la situation donnant lieu à la saisie de l’objet dans la pratique ordinaire,
plutôt que la caution légale formant l’arrière-plan de repli possible et l’objectivité donnée pour ainsi dire “en contexte fondationnel68 ”. En effet, le domaine de réflexion récent
connu sous le nom de « philosophie de la pratique mathématique » nous a contraint
à prendre en compte un certain scepticisme à l’égard du fondationnel et des problématiques mathématiques qui semblent idéalement taillées pour les philosophes – de la même
manière, semble-t-il, qu’il faudrait se méfier d’une théorie de l’art focalisée sur le statut
de Fontaine de Duchamp69 .
“Dans le monde réel”, pourrait dire, il nous semble, un historien ou philosophe de
67. Cf. citation p. 457.
68. Ce qui, toutefois, pourrait bien aussi englober l’objectivité de la théorie des ensembles quand elle
est étudiée pour elle-même, de la logique mathématique en général et des pratiques à fortes tendances logiques comme la théorie des modèles ou l’analyse non standard, et bien sûr des pratiques constructivistes
elles-mêmes.
69. Pour une première approche du domaine, on recommandera l’excellent recueil de Mancosu, The
Philosophy of Mathematical Practice cit., qui contient de nombreux articles aptes à propager efficacement
le sentiment de scepticisme dont nous parlons. Dans le même ordre d’idées, l’article de Yehuda Rav est
une puissante mise en perspective (« Why Do We Prove Theorems ? », Philosophia Mathematica, 7, 1
(1999), p. 5-41).
496
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
la pratique mathématique, les preuves ne sont pas vraiment des objets constructifs, au
sens précis que Salanskis donne à ce terme, mais de véritables textes écrits (ou dits) dans
plusieurs registres de langages hétérogènes à la fois, et dont les phrases ne sont pas des
objets formels, ou jamais complètement. De même, les multiplicités ne sont jamais vraiment saisies par engagement intentionnel sous une axiomatique, mais à travers plusieurs
formalismes, de façon indifférente à l’exactitude de l’un d’entre eux en particulier, et en
travaillant sur les objets à isomorphisme (nécessairement informel, en dernière instance)
près70 .
Cela pourtant ne nous parait pas réellement entamer la pertinence de l’analyse métaconstructiviste. Si, du moins, et c’est la proposition que nous faisons ici, on accepte
de perdre en spécificité ce que l’on gagne en extension, et de parler d’un plan de l’opératoire, ou de l’idéal/constructif, soit de l’enchaînement réglé d’opérations ou gestes nonempiriques, et d’un plan des idéalités, ou de l’idéal/fictif, soit des multiplicités envisagées
comme corrélats visés de postulations théoriques ou “habitants” d’espaces d’opérations
implicitement admis. L’idée est de garder l’essentiel de l’analyse des objectivités constructive et corrélative, mais en l’élargissant aux contextes moins strictement formels et plus
ou moins indifférents aux questions fondationnelles, qui forment le principal de l’activité
mathématique ordinaire et surtout de l’histoire des mathématiques. Nous n’avons pas
l’espace ni la compétence pour développer ici un tel élargissement, mais nous voudrions
en présenter une première esquisse qui permette de rattacher directement l’œuvre de
Zénon à la problématique métamathématique.
En effet, que le contexte fondationnel soit propre à certaines pratiques et à une
certaine époque ne veut pas dire que les mathématiques ne peuvent pas être plus généralement décrites selon une double polarité entre un plan partagé de la succession
constructive ou inférentielle (plan des gestes), constituant un fond commun généralement indifférent au scepticisme (ou du moins fonctionnant du moment qu’il échappe au
70. Voir notamment Colin McLarty, « What Structuralism Achieves », in Mancosu (éd.), The Philosophy of Mathematical Practice cit., chap. 13, p. 354-69 qui montre la difficulté pour les théories de
philosophie des mathématiques les plus courantes de rendre compte d’une chose aussi ordinaire que
l’identification d’un objet comme « le corps des complexes » dans la pratique élémentaire, par exemple
dans les exposés standard comme ceux que l’on peut trouver dans les manuels.
10.3. ZÉNON ET LE MÉTACONSTRUCTIVISME
497
scepticisme) et un plan de la postulation d’“existence” d’une multiplicité d’objets telle
qu’elle est toujours appréhendée sur un mode quasi-fictif, du faire comme si, qui peut
quant à lui inviter des discussions philosophiques, un “platonisme”, un scepticisme – ou
une simple indifférence pour qui n’est pas enclin à ce genre de pente intellectuelle. Il va
de soi que l’un et l’autre de ces plans va tendre à avoir, à chaque époque et dans chaque
milieu de pratique mathématique, un contenu spécifique (différents groupes n’opèrent
pas avec les mêmes gestes et ne parlent pas des mêmes objets), une communauté étant
mathématiquement unifiée en proportion de l’unité de ces contenus, et ceux-ci changeant
naturellement en même temps que les communautés.
Outre la polarité elle-même, il importe pour notre propos que nous puissions conserver d’autres traits du métaconstructivisme, notamment les deux suivants : 1/ le fait que
le corrélatif, ou le plan idéal/fictif de la postulation existentielle, consiste – au moins
en général – à idéaliser des espaces d’opérations possibles, et donc demeure en ce sens
lié au plan opératoire de l’idéal/constructif sur un mode englobant, transcendant, ou de
présupposition, à la manière dont la postulation ensembliste consiste en général à postuler comme toujours déjà là les résultats possibles d’opérations ou pseudo-opérations
ensemblistes ; et 2/ le fait que le constructif ne puisse jamais être strictement empirique,
mais soit toujours ouvert sur une forme d’idéalité, cette idéalité qui fait qu’un signe
est saisi comme identique à travers ses occurrences (idéalité du symbolique) et/ou que
nous opérons toujours comme si nous pouvions répéter nos opérations indéfiniment, un
“comme si” qui n’est plus cette fois seulement une projection fictionnelle, car elle détermine immédiatement le sens de chacun de nos gestes. Nous supposons que nous pouvons
répéter nos opérations indéfiniment, mais plus que cela chacune de nos itérations n’a
de sens comme itération que par cette présupposition qu’elle englobe, et que nous ne
pouvons pas, par conséquent, ne pas présupposer.
Dans ce nouveau portrait élargi, s’il est vrai, par exemple, qu’une preuve n’est pas
en général un objet entièrement explicité comme le sont les objets constructifs stricts, il
reste qu’elle renvoie essentiellement à des pas théoriques ou inférentiels supposés partagés
par la communauté des destinataires. Chacun de ces pas peut lui-même (en cas de
498
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
non-compréhension) être explicité et développé sous la forme d’une série d’autres pas
théoriques, avec l’idée que pour toute communication de preuve réussie on doit parvenir
à des pas ultimement acceptés comme évidemment valides ou possibles, ou justifiés par
hypothèse. Même dans des cas où des preuves sont trop idiosyncrasiques et complexes
pour en fait être comprises par un quelconque destinataire autre que leur auteur, ou
même dans des cas de preuves accomplies par ordinateur, trop longues et complexes pour
être lues par des humains ou des communautés d’humains, dans les deux cas on suppose
que l’enjeu de l’acceptation de la preuve comme telle est de savoir si le résultat qu’elle
apporte est ou non obtenu par une pratique successive de justification dont chaque pas est
en principe acceptable pour la communauté, en est un itérable a priori. Nous proposons,
dans une caractérisation volontairement vague, de définir le plan idéal/constructif comme
celui des opérations déterminables a priori (c’est-à-dire appréhendées essentiellement
comme déterminables a priori), gestes du corps idéal. On peut trouver une excellente
thématisation de ce point chez un auteur qui est au contraire sceptique à l’égard de
l’idéalité possible – comprise comme itérabilité indéfinie – de ces gestes : Brian Rotman.
Dans son ouvrage de 199371 , il confronte le raisonnement itératif indéfini aux types
d’arguments conçus pour le mettre en échec, à savoir les sorites. Ceux-ci, on s’en souvient,
consistent à poursuivre un pas inférentiel itérable, supposé indéfiniment itérable, jusqu’à
une conclusion absurde (ajouter un grain de sable à ce qui n’est pas un tas n’en fait
pas un tas, mais alors l’ajout indéfini de grains ne produira jamais un tas, ce qui est
absurde). Nous proposions, dans un chapitre précédent, de résoudre la question de la
délimitation entre les prédicats courant ou non le danger d’un sorite, justement par la
question de la déterminabilité a priori du résultat de l’opération supposée itérable72 .
71. Brian Rotman, Ad infinitum…the Ghost in Turing’s Machine. Taking God out of Mathematics and
Putting the Body back in, An essay in corporeal semiotics, Stanford University Press, 1993, en particulier
p. 54-8.
72. Dans un sorite, le pas itérable est (nous pouvons le concéder) vrai en tous les cas, mais il est
toujours empiriquement vrai, en sorte qu’il requiert par essence une évaluation empirique de la situation
de départ comme de la situation d’arrivée, d’une manière qui ne peut jamais garantir la stabilité des
états prédits. Le pas consiste en une prédiction portant sur le maintien d’une évaluation empirique avant
et après une modification minimale directement observée (si je juge qu’un amas de grains n’est pas un
tas et que j’observe l’ajout d’un grain, mon jugement qualitatif se maintiendra), mais cela ne garantit
pas (c’est là l’empiricité) qu’une nouvelle évaluation de la même situation n’aurait pas jugé tas ce qui la
première fois était jugé non-tas. En sorte que le pas n’est pas réellement itérable. Voir 3.7.
10.3. ZÉNON ET LE MÉTACONSTRUCTIVISME
499
Nous voulons maintenir ici cette analyse : Rotman, qui veut remettre en question notre
capacité à croire en la possibilité et la pertinence d’une opération indéfiniment itérable,
en tire directement la conclusion d’une extension du domaine du sorite à l’ensemble
des mathématiques et notamment à l’arithmétique qui en forme le “socle constructif”
fondamental. Il propose ce qu’il appelle une “arithmétique non euclidienne” (c’est-àdire à laquelle on soustrait l’axiome d’itérabilité infinie, par analogie avec la géométrie
non-euclidienne privée de l’axiome des parallèles), dans la perspective d’une remise en
cause de l’idéalité véritable du signe ; et il juge, dans la lignée pragmatiste ou derridienne
examinée plus haut, que le signe n’est jamais en fait insensible à ses variations73 .
Le défi au principe de l'ad infinitum naît de la possibilité que la répétition du tracé d'une
marque ne soit pas une affaire immuablement homogène. Si elle l'était, il pourrait n'y avoir en
effet aucun obstacle rationnel et intrinsèque au fait de toujours le refaire une fois de plus. Mais
si, au contraire, on considérait que l'opération consistant à ajouter une marque -- la « même »
opération identiquement appliquée à la « même » marque -- produisait cumulativement une
différence qui ne soit pas elle-même définissable au niveau de ces identités -- une différence
qui fasse la différence, capable d'introduire des changements qualitatifs (jusqu'à « clôturer »
ultimement le processus en son entier) -- alors nous obtenons une interprétation radicalement
neuve du compte et de la construction des nombres entiers. Et, associée à cette interprétation,
émerge la possibilité de formuler une arithmétique non-euclidienne74 .
73. Il y aurait beaucoup à dire sur l’ouvrage de Rotman, et il serait intéressant de produire une
comparaison systématique de son analyse avec le métaconstructivisme de Salanskis. Comme ce dernier,
Rotman semble se situer entièrement sur le plan d’une mathématique en contexte fondationnel formel,
mais son compte rendu de l’activité mathématique sépare l’agentivité de la mathématicienne en trois
instances : la personne, socio-historiquement située, participant à la communauté mathématicienne réelle
et recevant les discours informels ; le sujet, abstrait de toute situation sociale et chargé de suivre et d’accomplir la preuve ; et l’agent, projection fictive accomplie par le sujet et censée accomplir les opérations,
éventuellement indéfinies voire transdénombrables, qui sont prescrites dans la preuve. Rotman rattache
ces trois instances à des indices linguistiques bien déterminés. Voir aussi Brian Rotman, « Towards a
Semiotics of Mathematics », Semiotica, 72 (1988), p. 1-35.
74. “The challenge to the ad infinitum principle arises out of the possibility that the repetition of making a mark is not a
homogeneously unchanging business. If it were, there might indeed be no rational, internally constituted obstruction to always
doing it one more time. But if, on the contrary, the operation of adding a mark -- the identically ‘same’ operation applied to the
‘same’ mark -- were to be understood as cumulatively productive of a difference not itself definable on the level of these identities -- a
difference that made a difference, one capable of introducing qualitative changes (ultimately bringing the entire process to a ‘close’)
-- then a radically new interpretation of counting and construction of the whole numbers presents itself. And, associated with this
interpretation, there emerges the possibility for the formulation of non-Euclidean arithmetics.” Rotman, Ad infinitum…the
Ghost in Turing’s Machine cit., p. 56.
500
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
Cela ne veut pas du tout dire, notons-le, que toute opération déterminable a priori
doit pour cela même être indéfiniment réitérable. On peut par exemple établir, a priori,
une limite stricte à sa réitérabilité (fixer un nombre entier maximal A), limite extrinsèque
qui, comme le remarque Rotman lui-même, ne peut pas établir de façon satisfaisante
une remise en cause de l’infinitisme, précisément parce qu’elle ne remet pas en cause le
caractère intrinsèquement réitérable des opérations extérieurement limitées.
Quoi qu’il en soit, la présence d’un ensemble de tels gestes déterminables a priori
nous semble être ce qui permet de rendre « mathématique » un domaine, au sens de
ce qui peut être sujet à un traitement mathématique – comme la logique, la physique
ou l’informatique, quand elles sont supposée avoir une forme mathématique, ou encore
les jeux aux règles bien formées et susceptibles de formalisation, comme les échecs. Le
point commun en est la présence (assumée par hypothèse quand commence la mathématisation) d’un ensemble de gestes ou événements non-empiriques au sens ici considéré
(dont la détermination du résultat ne requiert pas une vérification empirique). Il se peut,
si nous pouvons nous permettre une telle hypothèse de nouveau volontairement vague,
qu’une théorie soit (au sens large) « mathématique » justement quand elle entreprend
l’étude d’un tel domaine de gestes75 .
Est-il possible, comme nous l’espérons, d’appliquer ce modèle élargi à des contextes
mathématiques divers, et notamment de s’en servir pour établir un rapprochement entre
Zénon et le contexte contemporain ? Nous le croyons, quoi que nous ne puissions ici, de
nouveau, que proposer des suggestions.
Dans ce nouveau contexte plus général, on ne s’intéresse pas tant, dans le constructif,
à des pas ultimes irréductibles – qu’il serait possible de lister exhaustivement à l’avance
– qu’à des pas suffisamment acceptables et toujours susceptibles d’explicitation dans des
pas plus élémentaires. Or, ceci nous renvoie à une notion élaborée dans le cadre de l’étude
75. Nous disons « au sens large », parce qu’un tel critère ne suffit pas à caractériser les mathématiques
au sens restreint, comme discipline, par différence d’avec justement la logique, la physique, l’informatique
ou la théorie des jeux. Cette différence, elle-même souple et certainement sentie différemment par les
différents praticiens, n’est pas notre objet, nous cherchons au contraire à suggérer une piste justifiant le
caractère « mathématique » de la logique et la physique dites « mathématiques ».
10.3. ZÉNON ET LE MÉTACONSTRUCTIVISME
501
des mathématiques hellénistiques, qui est celle de « boite à outils » ou « tool-box 76 ». Ce
terme désigne l’ensemble des constructions et pas inférentiels, non-élémentaires, mais ne
nécessitant pas de justification spécifique dans la pratique mathématique – non scolaire
– ordinaire. Il est entendu que tout mathématicien professionnel, faisant usage de la
boite à outils, est supposé capable d’une telle justification qu’il ne fournit pas explicitement, explicitation qui peut être trouvée dans les « Éléments » de géométrie, à savoir
justement les livres ainsi nommés d’Euclide77 . Ce dernier fournit des outils mobilisables,
eux-mêmes élaborés à partir de pas constructifs ou inférentiels élémentaires – que nous
connaissons sous les noms divers de « demandes », « axiomes », « notions communes »
ou « postulats » – et applicables sous la supposition d’une configuration donnée d’un
certain type (si j’ai une droite finie donnée, je peux construire un triangle équilatéral
sur elle (outil de la boite) parce que je peux tracer des cercles ayant la droite pour
rayon (demande élémentaire)). Notons que là encore, il ne semble pas qu’Euclide ait un
souci d’absolue exhaustivité dans l’explicitation des pas élémentaires utilisables, d’où le
reproche de « manque de rigueur » que l’on adresse souvent aux Éléments et qui n’a pas
nécessairement toujours lieu d’être. En pratique, dans une communication mathématique
réelle, les pas constructifs et les pas inférentiels sont plus ou moins explicités et plus ou
moins évidents selon la communauté effective qui doit recevoir le texte mathématique
(et la manière dont on veut qu’elle la reçoive : est-elle supposée devoir faire l’effort de
chercher par elle-même ?).
Il est moins évident de trouver, par exemple dans Euclide, un domaine véritablement analogue aux multiplicités déterminées par axiomatique données dans le contexte
formaliste. Néanmoins, on peut remarquer que les figures, les droites, les cercles, les
nombres, et les capacités d’élaborer chacun de ceux-ci dans une extension et complexité sans limites, sont certainement objets de contestation ontologique possible. Dans la
76. Sur cette notion, voir Netz, The Shaping of Deduction in Greek Mathematics cit., p. 216-35,
Karine Chemla, « Mathematical proof : a research programme », in Karine Chemla (éd.), The History of
Mathematical Proof in Ancient Traditions, Cambridge University Press, 2012, p. 1-68 et le site de Ken
Saito, Ken Saito, greekmath.org, http://www.greekmath.org/ (visité le 28/09/2018).
77. Il ne s’agit pas, en fait, de l’ensemble des livres des « Éléments » qui remplissent cette fonction
de boite à outils, mais cela n’a pas d’importance ici.
502
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
pratique mathématique hellénistique, le mathématicien a indubitablement en face de lui
des diagrammes comme outils de manipulation, et accomplit indubitablement un usage
réglé des phrases et des lettres (quoi qu’un usage non formaliste, admettant toujours une
variabilité possible), mais il ne peut pas considérer les cercles, les droites et les points
comme donnés dans le constructif78 . Leur existence doit être postulée, à la manière où
l’on postule l’existence d’entités non empirique, au sens double où leur existence ne
peut être empiriquement constatée, saisie à partir des sens, et où elles sont capables de
subir des opérations au résultat déterminé a priori. Ce même point est a fortiori manifeste quand, à la manière des modernes, on considère que les opérations prennent place
dans un espace global d’opérations. D’où la possibilité d’un scepticisme ou d’un débat
philosophique relatif à la nature et l’existence de ces objets.
Mais en vérité, ne pouvons-nous trouver cette dualité au mieux représentée chez
Zénon lui-même ? Les arguments qui nous intéressent ici ne reposent-ils pas sur la supposition d’une réitérabilité indéfinie d’opérations non-empiriques dans le contexte de la
postulation fictionnalisante d’une multiplicité d’étants définis par leur capacité à subir
certaines opérations, et que nous “manipulons” idéalement à travers nos inférences et
nos intuitions géométriques et dialectiques ? Le statut de réduction à l’absurde est ici
hautement significatif ; en effet, que suppose une réduction à l’absurde ? Elle suppose que
nous soyons capables de postuler fictivement une situation (puisque, par hypothèse, s’il
y a réduction à l’absurde c’est que cette situation est impossible et ne peut être donnée
que comme fiction) et de pouvoir malgré cela appliquer sur elle des opérations dont nous
devons connaître a priori le résultat (car, de nouveau, la situation étant impossible nous
ne saurions aller vérifier sur place son résultat).
Comment devons-nous, finalement, recevoir Zénon aujourd’hui ; et, en retour, quel
usage pouvons-nous faire de la mathématique contemporaine en ce qui concerne les
apories zénoniennes du mouvement ?
78. Sur le fait que les diagrammes n’ont ni un rôle ontologique ni même un rôle représentatif, voir
Manders, « The Euclidean Diagram » cit., David Rabouin, Vivre ici. Spinoza, éthique locale, MétaphysiqueS, Presses Universitaires de France, 2010, p. 65-74 et Netz, The Shaping of Deduction in Greek
Mathematics cit., chap. 1.
10.3. ZÉNON ET LE MÉTACONSTRUCTIVISME
503
La réponse philosophique standard à Zénon, à partir de la modernité et surtout au
xxe siècle, a consisté à mobiliser explicitement ou non la thématisation mathématique
d’objets infinis ou de séries infinies traitées comme achevées. Ce que nous voulons ici
affirmer, c’est que l’erreur caractéristique des solutions de ce type est de confondre les
deux régimes de l’objectivité ou les deux plans de l’activité mathématique. C’est-àdire que leur erreur consiste à comprendre les arguments de Zénon comme relevant de
l’objectivité corrélative ou de la possibilité de travailler de façon cohérente et réglée avec
des objets infinis ou de postuler l’existence du transfini. Dans le corrélatif, pourtant,
il est possible de considérer un processus qui, du point de vue constructif, ne saurait
être achevé, et d’agir comme si ce que ce processus peut construire nous était donné
d’emblée, en totalité, sans que cette totalité ait à avoir été constituée effectivement dans
le temps selon le processus lui-même.
Les arguments de Zénon pourtant ne relevaient que du constructif, et ils énonçaient
que si un processus constructif reproduit à chaque étape les conditions de sa réitération,
alors il ne saurait s’achever. Ce plan des gestes idéaux a bien à voir avec l’infini, mais
uniquement sur le mode de l’horizon inachevable des opérations. Si l’on quitte le domaine de la processualité pour traiter les opérations comme des éléments idéaux dont
on postule d’emblée la totalité existante, sans que cette totalité ne puisse effectivement
être produite, ne puisse advenir dans le temps, alors on se trouve croire avoir résolu
Zénon quand on n’a fait que sortir du problème. La question n’est pas : « existe-t-il un
ensemble infini », ou « un ordinal transfini ? », mais « est-il possible de finir de compter
jusqu’à l’infini ? », « est-il possible d’avoir fini un raisonnement comportant une infinité
d’étapes ? », ou en général « peut-on mener une opération sans fin puis passer à autre
chose ? ». Or, ces questions ne se posent pas, nous semble-t-il, d’une manière foncièrement
différente aujourd’hui qu’à l’époque de Zénon. Et nous serions tenté de dire que leur réponse est non, car en substance elles demandent : « peut-on achever l’inachevable ? »
Que la réponse soit négative, nous l’avons vu, cela n’est pas réfuté ni contredit par la
mathématique contemporaine, qui ne semblait donner caution à cette possibilité qu’en
contournant la question. En retour, cette impossibilité pourrait bien être le postulat de
504
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
départ des domaines qui réfléchissent mathématiquement à des processus constructifs,
comme l’informatique théorique ou la théorie de la démonstration79 . Après ces détours,
on comprend alors Zénon d’Élée lui-même comme le premier philosophe de l’objectivité
constructive, parce qu’il est le premier philosophe de l’itération infinie (avant les analyses indépassables d’Aristote). Il serait même possible d’aller jusqu’à dire que l’infini,
tel qu’il est mobilisé par Zénon, et surtout théorisé par Aristote – que nous qualifierions
volontiers d’infini de Zénon/Aristote – est précisément l’infini comme inachevable du
constructif, celui qui, d’après l’analyse métaconstructiviste, est au principe de l’idéalité
mathématique opératoire.
L’objection qu’il serait possible de faire à la considération menée dans la présente section
n’est, à notre avis, qu’apparente. Elle consiste à soulever le fait – en lui-même indéniable
– que la théorie de la démonstration ou l’informatique théorique ne se sont pas, en fait,
toujours tenues de ce côté-ci de l’horizon indéfini, et qu’elles ont régulièrement théorisé
quelque chose de l’ordre de l’opératoire transfini.
C’est là un point que nous avions déjà évoqué à propos des supertâches : une grande
partie de la littérature, notamment depuis les années 1990, part de l’hypothèse de la possibilité des supertâches, et élabore dans une sophistication grandissante la théorie de la
puissance démonstrative des nouvelles “machines idéales” capables d’un achèvement infinitaire. Ce faisant, elle prend au sérieux et étudie, à la suite de Putnam et Benacerraf, la
suggestion de Weyl selon laquelle l’acceptation de l’achevabilité des tâches infinies conduirait
à la possibilité de résoudre la totalité des problèmes portant sur des nombres entiersa .
Dans la nouvelle situation, il sera possible de considérer, par exemple, une machine de
Turing transfinie fonctionnant comme une machine ordinaire à ceci près qu’elle est capable,
dans un temps arbitrairement court, de transmettre ou bien le résultat de son arrêt, ou bien
le fait qu’elle ne s’est jamais arrêtée. Les informations de ce second type sont évidemment
inaccessibles aux machines ordinaires, et peuvent être utilisées pour de nouvelles “computations” plus complexes. Notre réponse générale à ce genre de développements, qui sont
complexes et dans le détail desquelles nous ne pouvons pas entrer ici, serait que l’opératoire
transfini est aussi un opératoire transtemporel, échappant, d’une manière ou d’une autre,
aux contraintes de la temporalité opératoire.
79. Sur une objection possible à ce point, voir l’encadré qui suit.
10.3. ZÉNON ET LE MÉTACONSTRUCTIVISME
505
En première approximation, il semble qu’il le fasse de deux manières. Dans le premier
cas, on se donne simplement une machine de Turing à vitesse zénonienne, pour laquelle
on arrange un mécanisme capable de communiquer une absence de réponse, le fait que la
machine ne s’arrête jamais. Dans d’autres versionsb on obtient un résultat analogue évitant
de supposer une vitesse infinie par l’imbrication d’une infinité de machines opérant successivement. Il nous paraît raisonnable d’estimer que des machines de ce type ne sont pas
envisageable dans le même esprit que celui qui motivait les machines de Turing traditionnelles – à savoir l’idée d’une analogie, ou d’une représentation idéale, de ce qu’est l’acte de
computation – mais en ayant à l’esprit des séries infinies supposées données. Encore une
fois, le processus est supposé donnable en entier sans qu’un opérateur ait à suivre l’entièreté
des étapes. En somme, nous dirions que cette approche consiste à faire repasser l’opératoire
du côté du corrélatif.
Le second cas est cependant fort intéressant : il envisagec qu’une « bifurcation » temporelle, permise par certains modèles de la relativité générale, fasse qu’un temps infini le
long de la « ligne d’univers » d’un certain système prenne entièrement place dans le “cône
de lumière” d’un événement d’un autre système, en sorte que, pour les habitants de ce dernier, l’infinité temporelle du premier système apparaisse comme entièrement passée. Une
machine de Turing traditionnelle alors placée dans le premier système deviendrait, dans le
second, analogue à une machine de Turing à vitesse zénonienne, mais sans avoir à supposer l’achèvement effectif d’un infini dans une ligne temporelle. À strictement parler, cette
nouvelle machine n’achève jamais son calcul, mais l’éternité dans laquelle elle ne l’achève
jamais est pour nous entièrement passée. On se trouve alors dans le cas suggéré dans le
chapitre 8, d’une temporalité infini considérée d’une manière en quelque sorte orthogonale à
notre propre temporalité. La temporalité du premier système doit être vécue comme disjointe
de la notre. La question reste posée de savoir s’il y a des modèles de la relativité générale permettant une pareille situation qui soient suffisamment raisonnables pour être physiquement
réalisables ; nous n’exclurions pas qu’une métaphysique du devenir soit amenée à gager sa
validité sur l’exclusion de tels modèles ; mais nous notons que de telles situations ne contredisent pas, en elles-mêmes, les conclusions ici avancées, quelles que soient par ailleurs les
leçons métamathématiques anti-intuitionnistesd que l’on décide d’en tirer.
a. Voir les références en Pérez Laraudogoitia, « Supertasks » cit. et Manchak et Roberts,
« Supertasks » cit.
b. Voir par exemple E.B. Davies, « Building Infinite Machines », The British Journal for the
506
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
Philosophy of Science, 52, 4 (2001), p. 671-82.
c. Par exemple dans Earman et Norton, « Infinite Pains » cit.
d. Du type : « il existe nécessairement une solution en soi à la conjecture de Goldbach, celle que
donne une machine de Turing placée dans une ligne bifurcante ».
10.4 Bilan du chapitre
Nous voudrions, pour finir cet ultime chapitre, récapituler la nature exacte de l’argument mené dans la seconde partie, et en évaluer les possibles limites.
10.4.1 Récapitulatif
Rappelons, en quelques mots, quel a été notre argument durant cette seconde partie
et quelles sont nos conclusions.
Nous soutenons que se pose légitimement, aujourd’hui comme au temps de Zénon qui
l’a soulevé pour la première fois, un problème de l’inachevable. Celui-ci consiste dans le
fait que certains processus temporels ordinaires semblent enfreindre, si on en croit une
certaine analyse, un principe très important de notre intuition du temps que nous avons
appelé le principe d’achevabilité, et qui consiste à dire que ce qui ne saurait avoir un
achèvement intrinsèque ne saurait non plus se trouver avoir été achevé dans le temps.
Nous avons soutenu que la seule raison qui, historiquement et rationnellement, avait
pu ou pouvait conduire à rejeter ce principe a priori vraisemblable était l’existence de
théories mathématiques semblant traiter d’objets le contredisant, ou en constituant des
contre-exemples. Nous avons alors essayé de montrer, par plusieurs voies, que ces objets
ne pouvaient jamais jouer un tel rôle dans la mesure où, dans la pratique mathématique
elle-même, ils n’advenaient que dans des contextes de contournement de la succession
opératoire, et plus précisément encore se présentaient comme transcendants par rapport
à ce qui peut être produit en général par une succession. Parallèlement, nous avons voulu
montrer que le principe d’achevabilité ne prenait son sens véritable qu’au sein d’une
intuition du temporel qui soit une intuition du passage ou du devenir, dont le tenant
fondamental était la dépendance de l’être fait à l’égard du faire : un objet contredisant
le principe d’achevabilité se caractérisait, au contraire, soutenions-nous, par le fait qu’il
10.4. BILAN DU CHAPITRE
507
ne peut par essence n’être pensé comme fait que dans le contournement ou l’oubli du
faire. Il nous fallait alors accomplir deux tâches relatives à notre intuition du devenir :
la première consistait à remettre au moins en doute nos capacités conceptuelles à en
proposer une véritable alternative, considérant que les théories portant sur la succession
ou la temporalité empruntaient toujours à cette intuition leurs notions d’ordre ou de
série ; et la seconde consistait à défendre la validité de l’intuition devant certaines remises
en cause rationnelles, et d’expliciter le genre de perspectives sur le temps et la logique
auxquelles elle nous conduisait.
10.4.2 Qu’est-ce que tout cela prouve ? (suite et fin)
Tout ceci étant rappelé, la question se repose, finalement, de la portée exacte de nos
conclusions. Qu’est-ce que tout cela prouve ?
Un premier point, que nous avons déjà indiqué mais sur lequel il est important
d’insister, est qu’aucune de nos analyses ne permet en tant que telle de défendre un
scepticisme à l’égard des idéalités transfinies cantoriennes et des résultats infinitaires
de la théorie des ensembles. Les considérations sur le constructif et l’axiomatique ne
semblent pas devoir dominer les résultats proprement mathématiques portant sur le fini
et l’infini ou le continu et le discontinu. Elles n’annulent pas le fait que nos meilleures
théories concernant ces concepts sont le produit de l’œuvre mathématique elle-même,
quoi que puisse dire sur cette œuvre la philosophie de la pratique mathématique et
quelle que soit la pertinence que garde Zénon lui-même à l’égard de cette pratique. Nos
analyses portaient sur l’infinité relativement au temps et à la succession, et ne peuvent
en soi gêner l’interrogation qui accepte de contourner les exigences constructives qui
sont des exigences temporelles, et se demande ce qu’il en serait de l’infini si nous étaient
données des totalités transfinies et si nous pouvions garantir l’existence en général d’une
fonction de choix.
Le second point est plus important : avons-nous, en fait, établi que le refus du principe d’achevabilité implique l’abandon du devenir ? et, conjointement, avons-nous établi
que toute pensée authentique du temps et du mouvement impliquait l’idée du devenir
508
CHAPITRE 10. LA LECTURE MÉTAMATHÉMATIQUE
et de la dépendance de l’être fait à l’égard du faire ? Dans les deux cas, la réponse doit
être négative. En effet, dans l’un et l’autre cas nous n’avons pas exhibé l’impossibilité
de penser une chose sans l’autre (le devenir sans l’achevabilité, le temps sans le devenir),
mais nous avons dû nous contenter d’offrir une déconstruction des raisons (la mathématique transfinie, la logique classique) qui semblaient encourager à nier leurs liaisons.
Mais tout ce que nous avons pu montrer est que nous tirions nos idées de l’ordre et de
la série de notre expérience du temporel. Cela signifie-t-il que ce que nous exprimons
par elles doive nécessairement renvoyer à (des aspects de) cette expérience ? Qu’il n’y
ait d’ordre que s’il y a devenir ? De même, nous avons tenté de défendre, à la suite de
Dolev, que nous ne faisions pas véritablement sens des prédicats temporels en dehors
du cadre conceptuel que nous tirons de notre expérience d’une distinction entre ce qui
est passé, présent ou futur. Cela signifie-t-il que nos concepts temporels qui cherchent à
s’extraire de cette distinction sont condamnés à échouer ? Beaucoup, à n’en pas douter,
le nieront.
Conclusion : Les paradoxes de
Zénon et l’aporie du passage
m. L’ouvrage Les problèmes d’un problème (Paris, 1917) qui discute, dans
l’ordre chronologique, les solutions du fameux problème d’Achille et de la tortue.
Deux éditions de ce livre ont paru jusqu’à présent ; la deuxième porte en épigraphe
le conseil de Leibniz : « Ne craignez point, Monsieur, la tortue », et renouvelle
les chapitres consacrés à Russell et à Descartes.
Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte »
Il est vrai que ces explications, qui concourent toutes à me disculper, ne s’accordent pas ensemble et même s’excluent. Tout ce plaidoyer (ce rêve n’était pas
autre chose) fait penser à la défense de l’homme que son voisin accusait de lui
avoir rendu un chaudron en mauvais état. Premièrement, il lui avait rapporté
son chaudron intact. Deuxièmement, le chaudron était déjà percé au moment
où il l’avait emprunté. Troisièmement, il n’avait jamais emprunté de chaudron
à son voisin. Mais tant mieux, pourvu qu’un seulement de ces trois systèmes de
défense soit reconnu plausible, l’homme devra être acquitté.
Freud, L’interprétation du rêve
Récapitulatif du cheminement conceptuel
Dans notre première partie, nous nous sommes efforcé de présenter Zénon d’Élée
comme l’inventeur, entre autres, d’un argument de l’inachevable.
Introducteur apparent des raisonnements infinitaires dans cette sorte de discours
grec qui sera, après coup, connu comme « philosophique », il fait un usage réglé, divers
509
510
CONCLUSION
et systématique, de ce que l’on peut appeler le raisonnement itératif indéfini, qui
consiste à remarquer que chaque itération d’une certaine opération est a priori garantie
de produire un résultat permettant sa réitération, et à en tirer la conclusion métadéductive selon laquelle la poursuite de l’opération est inachevable, et le résultat
cumulatif de cette opération, s’il existe, peut en un sens être dit « infini ». Ce type
de raisonnement, qui pourrait bien avoir une origine directement mathématique, tirée
en particulier de formes élémentaires de combinatoire ou théorie des graphes ayant
manipulé des premières formes du raisonnement par récurrence, est en tout état de
cause lié à la mathématicité en ce qu’il repose sur la considération d’opérations non
empiriques, c’est-à-dire dont le résultat peut être déterminé tout à fait a priori et dans
tous les cas, et qui notamment sont dès lors a priori itérables. Le sorite peut alors
être compris comme l’application illégitime d’un type de raisonnement itératif dans un
contexte d’opérations à résultat empirique.
Nous avons rattaché à ce type fondamental de raisonnement plusieurs formes particulières, présentes dans les mathématiques et/ou la philosophie grecque, et notamment
classique et hellénistique, à savoir la descente infinie, que nous avons analysée comme
un raisonnement itératif sous condition, ainsi que la réduction à l’infini ou
l’induction, complète ou incomplète. Zénon lui-même en fait un usage au sein d’une
remarquable dialectique du continu, c’est-à-dire une argumentation tirant des conclusions à partir des données élémentaires du concept de composition du continu : en
particulier, la double conclusion selon laquelle toute grandeur doit se diviser en constituants qui la composent, ne pouvant à leur tour être que des grandeurs, entraîne une
double infinité : à la fois au niveau de la compositionnalité de chaque étant, se retrouvant
composé d’une grandeur et d’une grandeur et d’une grandeur, à l’infini ; et au niveau
de la multiplicité de tous les étants, débordant nécessairement toute totalité donnée.
Nous avons tenté de montré comment la grande généralité du mode de raisonnement
permettait à ces arguments de conserver une pertinence, y compris dans le contexte
mathématique contemporain. Nous avons soutenu que le type d’infinité considérée dans
ces arguments devait, pour que les arguments aient la généralité adéquate, être compris
511
toujours d’abord comme inachevabilité, caractère intotalisable.
Nous avons montré comment cet infini comme inachevable, théorisé par Aristote comme infini en puissance et seul infini réel, était directement à l’œuvre dans
les arguments zénoniens constituant une dialectique du mouvement, qui démontrait l’impossibilité de ce dernier sur la base d’une double exigence d’achevabilité
et d’omnidivisibilité. Nous avons proposé un panorama du système des réponses
possibles, d’abord aux apories du continu, puis, avec les modifications nécessaires, à
l’aporie de l’inachevabilité.
Dans la seconde partie, nous nous sommes alors consacré à cette aporie de l’inachevabilité elle-même. Il s’agissait à la fois de la défendre contre des arguments affirmant
son inanité, et de la caractériser comme aporie du passage.
L’analyse du refus de l’aporie, opposé par un certain nombre de chercheurs de différentes traditions, a révélé que le cœur de l’argument zénonien était un certain principe
ou postulat d’achevabilité. Celui-ci constituant à dire, informellement parlant, que
ce qui ne saurait avoir un achèvement présent dans le temps ne saurait non plus se
trouver achevé. L’intuition sous-jacente à l’affirmation de ce principe, suggérions-nous,
consistait en une intuition du passage, dont un composant fondamental était l’idée
d’une différence primitive entre l’être fait et le faire, et d’une dépendance du premier
à l’égard du second. Il apparaissait alors que le rejet du principe d’achevabilité reposait
sur le rejet de cette subordination elle-même, c’est-à-dire, en même temps, sur le rejet
de la réalité du passage. L’aporie de l’inachevabilité se révélait ainsi comme une aporie
du passage.
Notre défense du principe s’est alors poursuivie dans quatre volets distincts. Dans le
premier, nous avons voulu montrer en détail comment l’abord de la question de l’achevabilité dans la littérature analytique opérait un déplacement systématique du terrain
du faire sur celui de l’être fait, déplacement qui ne pouvait qu’empêcher toute considération du problème à la hauteur du défi zénonien. Néanmoins, l’étude de la littérature,
notamment sur les supertâches, nous a permis de dégager un cadre problématique où
512
CONCLUSION
s’opposent le possibilisme et l’impossibilisme – selon que l’être achevé d’une tâche
indéfinie est, ou non, considéré comme possible –, ainsi que l’incompatibilisme et le
compatibilisme – selon que l’impossibilité des supertâches est supposée entraîner, ou
non, celle des tâches zénoniennes.
Dans le second volet, nous avons, a contrario, tenté de rendre compte de l’unité du
principe d’achevabilité et de l’intuition du passage, en montrant comment le refus de ce
principe consistait toujours en la conversion d’un futur pur en passé pur, et en
l’incapacité de reconnaître la véritable différence entre un modèle mathématique
et un modèle temporel. Nous avons, de plus, confronté deux grandes perspectives
sur le temps, selon qu’elles admettaient ou non le caractère fondamental du devenir,
du changement ou du passage. Remontant à ses sources logico-mathématiques, nous
avons considéré le rejet de la réalité du passage par une partie de la tradition philosophique contemporaine ; et nous avons défendu cette réalité, sur un plan conceptuel et
logique. Nous opposions, ce faisant, deux grandes perspectives : celle de la logique du
temps, qui tente d’encadrer la réalité temporelle par la machinerie logique ; et celle du
temps du logique, qui étudie la soumission de l’ordre logique à une réalité temporelle
qui l’emporte.
Les deux derniers volets considéraient alors ce que nous jugions être, historiquement,
le seul véritable argument motivant un rejet du postulat d’achevabilité : à savoir la
considération d’objets mathématiques infinis, semblant constituer des contre-exemples
réfutant le postulat. Notre thèse était alors que ces objets ne sauraient, en fait, constituer de tels contre-exemples, ni motiver légitimement un tel rejet. L’avant-dernier volet,
consacré au concept d’infini, a cherché à défendre la distinction entre infini préalable
et infini achevé. Il a voulu montrer l’embarras conceptuel entraîné par le second, et le
fait que, néanmoins, seul celui-ci pouvait jouer un rôle dans la résolution des problèmes
zénoniens. Puis, il a présenté l’hypothèse selon laquelle l’utilisation d’un infini actuel
en mathématique devait toujours consister en une conversion de la perspective –
impossible – d’un infini achevé, en la position d’un infini préalable, formant
une sorte d’idéalisation – déjà évoquée dans l’idée de la conversion du futur pur en
513
passé pur.
Ces considérations ne pouvaient néanmoins entraîner de véritables conclusions sur
Zénon si on ne les intégrait pas dans une perspective plus largement et rigoureusement métamathématique. C’est ce que nous avons entrepris dans le dernier volet,
où, présentant la perspective métaconstructiviste, nous sommes arrivé à l’idée que
l’objectivité infinitaire, dans la mathématique ensembliste, ne justifiait en fait pas
l’idée de l’achèvement d’une opération indéfinie, précisément en ceci qu’elle se présentait comme transcendante à l’ordre de l’opératoire. Plus généralement, nous avons
dégagé une polarité entre un ordre de l’opératoire et un ordre de l’idéalité
fictionnelle, cherchant à montrer que toute solution s’appuyant sur une objectivité mathématique infinitaire devait déplacer, dans l’ordre des existants idéaux, ce qui, depuis
la perspective de Zénon, ne pouvait concerner que l’ordre de l’opératoire – au sein duquel
la possibilité de l’achèvement de l’infini n’était jamais admise.
Avons-nous, finalement, prouvé le principe d’achevabilité, et réfuté la perspective
possibiliste ? Nous ne saurions le croire. Mais nous avons fait notre possible pour montrer
les difficultés conceptuelles que celle-ci implique, et pour faire sentir que le possibilisme
entre en tension avec le tout de notre expérience. Y compris notre expérience de l’activité
et de l’objectivité mathématique.
Résoudre l’aporie
Ce travail a davantage consisté à défendre l’existence d’un problème, qu’à proprement
entreprendre de le résoudre. Nous nous sommes, en outre, davantage concentré sur la
perpétuelle reprise de la problématique à travers l’histoire que sur la répétition des
solutions qui lui ont été apportées.
Il y a ainsi deux ouvrages, imaginaires, que notre texte n’est pas : le premier, Les
problèmes d’un problème, sorti de l’imagination toujours infiniment adéquate de Borges,
aurait exploré et discuté en bonne et due forme l’histoire des solutions à l’Achille. Le
second, Passage ou positions : l’aporie de Zénon d’Élée et les problèmes philosophiques,
514
CONCLUSION
tiré par pastiche et transposition de l’ouvrage de Jules Vuillemin80 , aurait utilisé la
Dichotomie comme matrice logique permettant de pénétrer au cœur de la constitution
et de l’opposition des systèmes philosophiques de la nature à travers l’histoire.
Justement parce que nous croyons que les apories de Zénon permettent, dans bien des
cas, de refléter l’essentiel des décisions philosophiques constitutives d’un système – offrant
par là la parfaite opportunité pour une véritable philosophie comparée – l’un et l’autre
ouvrage nous sont néanmons apparus impossibles. Le premier, du fait de la nécessité
qu’il y aurait à explorer en profondeur l’ensemble des grandes traditions philosophiques
– tâche qui ne saurait être que collective ; le second, parce que le problème allant jusqu’à
concerner le statut du logique lui-même, nous estimions que l’entièreté des résolutions
possibles ne pouvait tenir à l’intérieur d’une matrice axiomatique.
Est-ce à dire que nous n’avons rien, à l’issue de ce travail, appris sur la résolution
du problème, ni sur la systématique de ses grandes réponses possibles ? Loin s’en faut,
et nous allons aborder ces points pour finir.
L’aporie comme telle
Il nous faut considérer, à un premier niveau, l’aporie comme telle. Reconnaître la
réalité de l’impasse que la pensée doit affronter quand elle aborde la question du mouvement, quand elle s’efforce d’appréhender le concept du mouvement comme tel. Penser le
mouvement consiste, en effet, à penser d’un même tenant deux exigences contradictoires.
D’un côté, non seulement l’omnidivisibilité, partagée avec le continu, mais aussi l’omnidifférenciation apportée par le passage, séparant continuellement dans son parcours le
passé de l’avenir, le fait de l’à faire ; de l’autre, l’achevabilité, la nécessité de passer par
l’ordre du faire et que ne se trouve accompli que ce qui peut en effet s’accomplir au
présent.
Le rejet de l’achevabilité nous oblige à oublier le passage, à considérer le mouvement
sur le mode du passé pur ; ou bien, à projeter “l’indéfinité achevée”, pour ainsi dire, dans
80. Jules Vuillemin, Nécessité ou contingence. L’aporie de Diodore et les systèmes philosophiques,
Minuit, 1984.
515
une direction orthogonale, afin d’en protéger l’ordre ordinaire du temps.
Le rejet de l’omnidifférenciation semble également nous obliger à oublier le passage ;
au profit, ou bien d’une multiplicité de positions, de “s’être mu” remplaçant le mouvement, ou bien de “touts de mouvement” donnés dans leur entièreté.
Il est également clair que toute solution consistant à simplement admettre la contradiction, à lui opposer un scepticisme général, ou à l’ignorer, ne peut que continuer de la
reconnaître dans toute sa force.
Mais bien sûr, nous ne pouvons pas nier la réalité du mouvement. Non seulement
celui-ci est empiriquement évident, est une donnée de la certitude sensible, mais n’est-il
pas en outre indubitable au sens de Descartes, au même niveau que le cogito lui-même ?
Car après tout, puis-je même douter qu’il y ait passage sans reproduire directement ce
passage dans l’articulation de mon doute ?
Notons encore qu’il ne suffira pas, ici, d’opposer d’un côté nos constructions conceptuelles maladroites, et de l’autre la chose elle-même, le mouvement en personne, et de
décréter que l’aporie ne concerne manifestement que les premières. Car il resterait encore à préciser ce qu’est, au juste, “la chose elle-même”. Que pensons-nous en fait quand
nous pensons que le mouvement, lui, échappe à l’aporie ? Que mettons-nous derrière ce
terme ? Quoi, sinon précisément ce dont le concept a été révélé impossible par l’argument
de Zénon ? Si malgré tout, elle bouge, il nous reste à signifier ce que cela signifie pour
nous, sinon qu’elle se soumet conjointement à l’omnidifférenciation et à l’achevabilité,
c’est-à-dire qu’elle est impossible81 ?
81. Nous nous permettons de suggérer ici trois textes complémentaires, offrant d’autres perspectives,
qui admettent l’aporie dans sa force véritable. Le premier est le formidable article du Dictionnaire de
Pierre Bayle consacré à Zénon d’Élée, qui compense une connaissance mathématique souvent insuffisante
aux moyens de la position sceptique de l’auteur, qui lui rend possible un opportunisme argumentatif
absolu, poussant son génie d’autant plus loin qu’il ne craint aucune des conséquences. Le second est
le très impressionnant passage consacré à notre auteur, dans les Leçons d’histoire de la philosophie de
Hegel, qui analyse sa “dialectique objective du mouvement” comme révélant la contradiction réelle de la
continuité et de la ponctualité, que l’espace et le temps nous contraignent pourtant à penser ensemble
(Des Origines à Anaxagore cit., p. 133-53). Enfin, le troisième, extrêmement proche de notre perspective,
est l’article essentiel de George Noël (« Le mouvement et les arguments de Zénon d’Élée », Revue de
Métaphysique et de Morale, 1, 2 (1893), p. 107-125), article dont la lecture permettrait, dans une certaine
mesure, de s’épargner celle du présent travail.
516
CONCLUSION
L’approche idéaliste
Néanmoins, comme l’exemple hégélien suffirait à le montrer, reconnaître l’aporie dans
toute sa force ne veut pas forcément dire qu’il nous faut l’accepter, ni ne nous interdit tout
effort pour y répondre. Ainsi, il y a en particulier toute une classe de réponses idéalistes,
dans une tradition que l’on pourrait en un sens faire remonter jusqu’à Platon, mais qui
prend plus clairement place au sein de l’idéalisme allemand, de Kant à, au moins, Hegel,
et probablement plus avant et dans les traditions de l’idéalisme transcendantal. Nous ne
pouvons ici rentrer dans aucun détail sur cette partie de l’entreprise philosophique, dont
nous n’avons pour ainsi dire pas traité au cours de ce travail. Mais, pour caractériser
grossièrement un type de réponse qu’un idéalisme pourrait apporter au problème, nous
pouvons reprendre la solution générale que Kant apporte à ses Antinomies82 :
la série des conditions n'est [pas] considérée comme donnée de façon infinie dans l'objet. Ce
ne sont pas des choses qui sont données en soi, mais seulement des phénomènes qui ne sont
donnés, comme conditions les uns des autres, que dans la régression elle-même.
Autrement dit – en considérant uniquement le cas zénonien – le mouvement fini
se présente phénoménalement comme un tout uni, dont on est seulement contraint de
penser qu’il a pour condition des sous-mouvements qui en sont les parties ; mais qui
n’est, en fait, pas tel qu’avec lui soit donnée cette infinité des sous-mouvements, comme
nous devrions au contraire le supposer si nous avions affaire à une chose en soi83 .
Nous ne nous prononcerons pas ici sur la valeur de cette perspective, qui est d’ailleurs
déjà extrêmement différente de, par exemple, la perspective hégélienne. Nous voulons au
contraire nous pencher plus en détail sur l’autre de l’idéalisme, à savoir la grande gamme
des réponses réalistes, ou métaphysiques, qui nous ont occupé tout au long de ce travail.
Qu’a-t-il été possible de répondre à Zénon, si l’on persistait dans l’effort de produire une
théorie cohérente de la réalité en soi, incluant le mouvement ?
82. Immanuel Kant, Critique de la raison pure, (1781, 1787), éd. établie, trad. de l’allemand, annot. et
introd. par Alain Renaut, 3e éd., GF Flammarion, 2006, A514/B542, p.484.
83. Voir notre annexe I où nous considérons le cas kantien dans un plus grand détail.
517
Tab. 10.1 : Les réponses réalistes
Incompatibilisme
Compatibilisme
Impossibilisme
Possibilisme
Impossibilisme
Continu
Discret
Passage
Positions
Passage
aporie
Diodore ? “Atomismes”
∅
Russell
Aristote Potentialisme
L’approche réaliste
Nous proposons d’organiser la panoplie des réponses réalistes – présentées ici d’une
manière nécessairement schématique, et nécessairement non exhaustive – selon quatre
critères croisés :
1. Continu ou Discret : Le mouvement se réalise de façon continue, ou de façon
discrète.
2. Possibilisme ou impossibilisme : Il est possible, ou il est impossible, d’achever un
inachevable au sens de Zénon ; on refuse, ou l’on admet, le postulat d’achevabilité.
3. Compatibilisme ou incompatibilisme : Un mouvement continu constitue, ou ne
constitue pas, un tel inachevable ; on admet, ou non, la vérité de l’analyse du
mouvement continu par Zénon.
4. Passages ou positions : Le mouvement comporte quelque chose de tel que le passage,
ou il est intégralement réductible à l’ensemble de ses positions.
Commençons par la perspective acceptant le continu. Si l’on suppose que le mouvement est continu, et que l’on accepte à la fois l’impossibilisme – jugeant qu’il est
impossible d’achever un inachevable au sens de Zénon – et l’incompatibilisme – jugeant
que le mouvement continue est bien un tel inachevable – alors nous nous trouvons véritablement dans une impasse, nous conduisant à rejeter le mouvement.
Comment éviter cette impasse ? Il faut que cède, ou bien l’impossibilisme, ou bien
l’incompatibilisme.
Supposons que nous fassions céder l’impossibilisme, jugeant qu’après tout, rien ne
nous prouve qu’une tâche indéfinie ne saurait être achevée – ce que suggère justement le
518
CONCLUSION
fait que les tâches zénoniennes, apparemment possibles, le soient. La thèse que nous avons
soutenu dans la seconde partie de ce travail, est qu’une telle position oblige en retour à
nier la réalité du passage, à considérer le mouvement comme réductible à l’ensemble de
ses positions. C’est là exactement ce que nous trouvons, explicitement, chez Bertrand
Russell ou Adolf Grünbaum, et, nous le soutiendrions, implicitement chez Barnes, Taylor,
Watling et les autres possibilistes.
Supposons au contraire que l’impossibilisme soit pour nous une vérité bien établie.
Il s’agira alors de parvenir à adopter une position compatibiliste, de dire qu’en dépit de
l’impossibilité d’achever une supertâche, les tâches zénoniennes sont, en fait possibles –
parce qu’elles ne constituent pas des tâches indéfinies inachevables. C’est là, avant tout,
la position d’Aristote, mais aussi celle d’Hermann Weyl, de Black, Thomson, Chihara, et
d’autres. En vérité, il serait également possible de rattacher à cette option les penseurs
idéalistes eux-mêmes, du moins Kant et Hegel qui donnent, en définitive, eux aussi des
raisons selon lesquelles nous n’avons pas à penser que le mobile accomplit vraiment
tous les parcours partiels. Notons également que si, d’après ce que nous soutenons,
la position possibiliste est réservée aux négateurs du passage, la réciproque n’est pas
nécessairement garantie. Il est possible de parvenir à une conclusion impossibiliste sans
considérer que l’intuition du passage est fiable, et sans croire en l’effectivité du devenir –
peut-être en vertu de propriétés de l’ordre causal ou de l’ordre temporel en général, qui
exclurait une série sans fin ; ou en vertu d’un principe de précaution qui entraînerait à
refuser d’admettre la présence d’une série indéfinie dans le fini sans une forte motivation
empirique à cet effet.
Bien entendu, si nous sommes disposés à adopter la perspective discrète, alors la
situation est très différente. Nous refusons tout simplement l’applicabilité de l’analyse
zénonienne à la réalité du mouvement, et levons ainsi l’aporie, en sorte que les autres
options théoriques perdent en grande partie de leur importance – même si, naturellement, une position de ce genre peut être motivée par l’adoption d’un impossibilisme
incompatibiliste. Là encore, il serait possible de distinguer entre une perspective de ce
genre adoptant une forme de l’intuition du passage, ou adoptant la réalité du devenir,
519
et une autre perspective la refusant et réduisant le mouvement à l’ensemble (cette fois
discret) de ses positions.
Dans la première partie de ce travail, consacrée au contexte antique, l’opposition
philosophique principale nous a semblé être celle du potentialisme aristotélicien et de
l’actualisme atomiste, dans un contexte où nous supposions que, tant la réalité du passage
que l’impossibilité de l’achèvement de tâches indéfinies, étaient des vérités partagées par
l’ensemble des adversaires théoriques. Dans la seconde partie, au contraire, consacrée au
contexte contemporain, l’opposition principale a été pour nous celle de l’aristotélisme,
ou de ses héritiers modernes, et de la nouvelle position constituée notamment par la
philosophie analytique – et d’abord Russell –, dont le geste théorique majeur a été de
rejeter le passage, en même temps qu’elle admettait la possibilité d’un infini achevé84 .
Cela ne signifie pas, pourtant, que des positions de type très généralement “atomistes”
soient réservées à la période pré-moderne, bien au contraire. Une grande réponse de ce
genre, quelque peu oubliée aujourd’hui mais remarquée à l’époque, est la construction
dogmatique de François Évellin85 , mais on en trouverait des versions moins datées dans
les “philosophies pluralistes d’Angleterre et d’Amérique”, notamment chez James et
Whitehead86 .
Évaluer le réalisme
Nous avons déjà dit pourquoi, si nous ne pouvons pas prétendre avoir réfuté le possibilisme, nous estimons néanmoins avoir exhibé les difficultés conceptuelles qu’il implique.
Mais que pouvons-nous conclure au sujet des solutions compatibilistes ?
Nous savons que l’essence de la solution aristotélicienne consistait à dire que, si nous
pouvons certes assigner un nombre arbitraire d’étapes à la course du mobile, il s’agit là
d’opérations que nous effectuons en surcroît à une course qui est divisible en puissance
84. Voir, pour la formulation la plus claire de l’adoption du possibilisme, Blake, « The Paradox of
Temporal Process » cit.
85. François Évellin, Infini et quantité. Étude sur le concept de l’infini en philosophie et dans les
sciences, G. Baillière et Cie, Paris 1880.
86. Voir, pour un exposé et une évaluation très précise des thèses de James et Whitehead à ce sujet,
l’article d’Adolf Grünbaum, « Relativity and the Atomicity of Becoming », The Review of Metaphysics,
4, 2 (1950), p. 143-86.
520
CONCLUSION
mais, en acte, une. C’est-à-dire que le résultat de la division arbitraire que nous effectuons
sur la course est permis par sa divisibilité – du fait que le parcours qu’elle traverse est
divisible –, mais que son être et son essence sont autres, c’est-à-dire qu’en tant que
continu, elle est réellement une et indivise.
Nous avons vu également la réponse incrédule qui a été opposée à la solution aristotélicienne depuis l’Antiquité. Car si l’on dit que la course est une, jusqu’où va exactement
cette unité ? Si la course consiste à traverser l’entièreté d’un stade, pouvons-nous croire,
nous qui observons son parcours, que celui-ci est indivis, alors que nous percevons nettement que le mobile doit parvenir à la moitié avant de parcourir la totalité ? Et, si le
continu est caractérisé par l’homogénéité de la partie avec le tout, pourquoi devrionsnous penser que ce qui vaut pour le stade entier devrait cesser de valoir pour des parties,
même imperceptibles ?
D’un autre côté, nombre d’argumentaires au sein de la littérature des supertâches
ont renforcé la position compatibiliste. De Black et Thomson, nous avons appris que,
contrairement aux supertâches les plus communément décrites, les tâches zénoniennes ne
nous obligeaient pas à chercher le résultat sans reste d’un inachevable, en sorte qu’elles ne
constituaient peut-être pas une tâche simple et à part entière mais devaient être considérées essentiellement comme parties d’une tâche véritable. De plus, elles ne contrevenaient
ni à l’exigence de continuité, ni à l’exigence de connectabilité, pour reprendre les termes
de Dolev. De Chihara, nous avons appris en quel sens exact les tâches zénoniennes étaient
essentiellement engendrées par l’analyse d’une tâche simple et continue, d’une manière
telle qu’une infinité de tâches zénoniennes diverses pouvaient en être extraites, chose qui
n’est jamais vraie d’une supertâche. De Dolev, nous avons appris qu’une supertâche se
caractérisait par la répétition cyclique indéfinie d’un état déterminé d’un système physique, mais que la répétition ne valait que logiquement, et non physiquement, pour une
tâche zénonienne. En somme, toutes ces analyses appuyaient excellemment le jugement
d’Aristote. Mais résolvent-elle l’aporie ?
Il semble malheureusement qu’elles ne permettent pas de surmonter l’objection sceptique. Pas, du moins, si l’on maintient qu’il est possible précisément de considérer comme
521
devant réellement être effectué le parcours partiel que nous pouvons tirer par analyse
du continu. En sorte que l’objection semble toujours devoir revenir à la charge, si nous
prenons au sérieux la réalité des parties révélées par analyse, si nous admettons que ce
que nous avons pu dégager était toujours déjà partie constituante de l’objet. Mais si,
en retour, nous décidons de ne pas prendre au sérieux cette réalité, ne devons-nous pas
alors admettre que nous avons fait un pas en direction d’une solution idéaliste ? Après
tout, l’effort de penseurs comme Kant et Hegel a justement été consacré à expliquer
la raison pour laquelle ces moitiés théoriques n’avaient pas à être considérées comme
globalement réelles, et en quoi elles découlaient d’un travail de la pensée sur un objet, le
faisant différer de la manière dont le mouvement empiriquement constaté est reçu par
la pensée.
Nous croyons que la voie pour une réponse unifiée à Zénon, qui soit capable de
surmonter le défi, en conservant tant le devenir que le continu, et se montrant à la
hauteur de la pensée du mouvement, doit justement consister à comprendre l’unité des
réponses potentialistes et des réponses idéalistes87 .
L’option atomistique
La voie naturelle pour une réponse réaliste, pour une réponse véritablement dogmatique au défi zénonien, semblerait alors devoir être trouvée dans une perspective
“atomiste”, c’est-à-dire qui admette que le devenir a une structure discrète, que l’événementialité se réalise par gouttes ou par sauts. S’il est clair qu’une théorie de cette sorte
nous fait sortir de l’aporie de l’inachevable, et si nous faisons ici abstraction des autres
problèmes théoriques que l’on pourrait lui opposer, il n’en reste pas moins que, proposée
comme solution à Zénon, elle nous laisse dans un certain embarras.
En effet, si nous posons qu’il est nécessaire de passer par une réponse atomistique
pour sortir de l’aporie zénonienne, si nous posons le caractère discret du devenir comme
la solution aux paradoxes, nous devons en tirer deux conclusions extrêmement problé87. Il nous faut cependant redire que la présente classification ne saurait recouvrir l’entièreté des
positions philosophiques réelles ou possibles. La réponse bergsonienne, par exemple, ne rentrerait que
difficilement dans un tel tableau.
522
CONCLUSION
matiques. La première est qu’il y a une thèse sur la structure de la réalité physique qui
est démontrée a priori depuis le fauteuil du philosophe. En effet, si nous constatons la
réalité du passage, et si Zénon démontre en vérité l’impossibilité du mouvement continu,
alors nous devons dire que nous savons que la structure du devenir est discrète et ne
saurait être que discrète. Cela semble bien être la conclusion tirée par Démocrite ou
Épicure, et d’autres penseurs plus contemporains, mais il semble clair que nous serions
nombreu.x.ses à nous trouver mal à l’aise devant une telle affirmation. Alors qu’il est
proverbial que la philosophie a toujours échoué à démontrer une thèse quelconque, nous
aurions, depuis 2500 ans, un argument a priori sur la structure de tout devenir possible ?
Le deuxième problème est distinct mais connexe : si vraiment le devenir atomistique
s’impose face à l’aporie zénonienne, que devons-nous penser de la grande aventure du
continu, de l’effort poursuivi depuis Zénon pour penser le mouvement continu ? Devonsnous supposer qu’Aristote, Galilée, Descartes, Newton, et toutes les actrices et acteurs de
la physique moderne au moins jusqu’à Einstein ne savaient pas de quoi ils parlaient ? Que
leur objet étaient en fait un profond non-sens ? Il est vrai qu’il y aurait une autre lecture
possible, qui dirait que la structure mathématique du continu a servi en pratique à occulter le temps et la question propre du devenir. De manière en quelque sorte juxtaposée
à la réalité constatée du devenir, le continu mathématique fournirait une approximation,
valable uniquement dans l’ordre de l’être fait ou du déjà accompli, disponible pour la
division et le calcul.
La question reste bien sûr ouverte de l’avenir de la physique moderne. S’il s’avérait que celle-ci s’oriente vers une structure événementielle discrète, nous pourrions être
amené.e.s à revoir nos jugements.
La logique du chaudron
Le problème n’est pas de savoir s’il existe une solution à l’aporie zénonienne. Tout
le monde sait et a toujours su la résoudre. Le problème est que les réponses en sont si
radicalement divergentes, que loin de s’entraider, elles présentent une situation d’excès de
raison. Elles se contredisent l’une l’autre, comme dans l’histoire de l’homme qui a rendu
523
un chaudron percé : « D'abord, le mouvement n'est pas infiniment divisible, mais fini et discret. Ensuite,
il est bien sûr infiniment divisible, mais il serait impossible qu'il soit infiniment divisé, et il est réellement un.
Troisièmement, il est réellement divisé, mais il est tout simplement possible d'achever l'infini. » Chacune
des solutions, loin de compléter les autres, semble les exclure.
Et si, pour que l’affaire soit juridiquement classée, il suffit qu’une des défenses soit
acceptée, cela pourtant ne saurait satisfaire les exigences de la raison.
Annexes
525
Annexe A
“paradoxe” et “aporie”
Que signifie “paradoxes” dans l’expression “paradoxes de Zénon” ?
De nos jours, dans la littérature logique et philosophique le terme a généralement
pris le sens technique suivant : on entend par là des arguments conduisant des notions
communes à la contradiction ou à des conséquences apparemment inadmissibles ; c’està-dire des arguments qui posent problème ou proposent un défi à la pensée, qui ou bien
doivent être résolus, ou bien nous obligent à assumer la contradiction, ou bien nous
contraignent à rejeter ce que l’on tenait pour des prémisses bien fondées.
C’est ainsi que les arguments de Zénon en sont venus à prendre le nom conventionnel
de “paradoxes de Zénon” qu’ils ont aujourd’hui, de même que les fameux arguments
du mégarique Eubulide en sont venus à s’appeler “paradoxe sorite” et “paradoxe du
menteur”. Si la chose est ancienne, ces expressions cependant sont relativement récentes,
et n’étaient pas utilisées dans l’Antiquité.
Pour désigner ces objets ou des objets de ce genre, Aristote parle en général tout simplement d’“arguments”, de “logoi”, et dans certains cas de « réfutations » ou « preuves »
(elegkos1 ). Quand il veut souligner le caractère non concluant et « volontairement trom1. L’histoire du terme « elegkos » et de son changement de signification en Grèce archaïque est très
intéressante. Il veut originellement dire « opprobre », puis prend un sens spécialisé dans le domaine
juridique comme motif de conviction, preuve de culpabilité, avant d’acquérir le sens philosophique et
rhétorique de démonstration réfutative. Sur cette histoire, voir l’introduction de Aristote, Les Réfutations
sophistiques, éd. établie, trad. du grec, comm. et introd. par Louis-André Dorion, préf. de Jacques
Brunschwig, Histoire des doctrines de l’Antiquité classique, Vrin, 1995 et les références à cet endroit.
527
528
ANNEXE A. “PARADOXE” ET “APORIE”
peur » de ces arguments, il peut les qualifier de “sophistiques2 ”, ou “éristiques”, ou de
façon plus neutre de “paralogismes”. Le terme le plus proche chez lui du sens contemporain de “paradoxe” est probablement “aporia”, l’aporie, l’impasse, la difficulté ou ce
qui met dans l’embarras : cela semble en effet désigner systématiquement un argument
entraînant à première vue la conviction mais dont la conséquence paraît insoutenable.
Par exemple en Physique, 209a24 : « Car la difficulté (aporia) soulevée par Zénon demande une réponse ». A contrario, les arguments éristiques de Mélissos sont jugés trop
mauvais pour présenter une aporia, 185a10 : « Mais <le raisonnement> de Mélissos
est plus grossier et ne présente pas de difficulté (aporia) ». Il faut noter cependant que
aporia ne semble pas être ici un terme technique, mais l’emploi naturel dans le domaine
de l’argumentation d’un terme du langage courant désignant un obstacle ou une situation difficile. Ce qui est suggéré par le fait que le terme n’a pas été transposé en latin
à l’époque de l’exportation à Rome de la philosophie grecque, et que le terme semble
pouvoir être remplacé par un synonyme. On peut trouver par exemple, à propos de Zénon, le terme de « difficulté », « duskolia », 239a9 : « Il y a quatre arguments de Zénon
à propos du mouvement qui causent des difficultés (duskolia) à ceux qui <veulent> les
résoudre ».
L’expression de “paradoxe” désigne naturellement et littéralement, en Grec ancien,
quelque chose qui va à l’encontre de l’opinion commune. L’expression a bien un emploi
spécifique en philosophie, qui devient un sens technique au moins à partir de l’époque
hellénistique ; cependant elle ne désigne pas ce que nous appelons “paradoxe” mais la
pratique, notamment stoïcienne, de soutenir systématiquement des thèses surprenantes
et littéralement opposées au sens commun. Il ne s’agit pas tant alors d’un embarras de la
pensée que d’une philosophie vindicative qui apprécie la provocation. Il se trouve qu’au
moins un texte d’Aristote thématise et résume très bien les rapports entre ces termes à
l’époque où se fixe un vocabulaire spécialisé3 :
De plus l'argument trompeur prêté aux sophistes est embarrassant (ho sophistikos logos pseu2. « sophistikos logos », ou très souvent « sophistikoi elegkoi », « réfutations sophistiques ».
3. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. du grec, annot. et introd. par Richard Bodéüs, GF Flammarion,
2004, 1146a22-4, p. 352.
529
domenos aporia) : ils veulent en effet établir des paradoxes (paradoxa) en réfutant leurs
adversaires (dia to elegkein) pour faire preuve d'habileté et lorsqu'ils y arrivent, l'inférence
(sullogismos) produite devient embarrassante (aporia ginetai) : car la pensée (dianoia) se
trouve alors liée (dedetai) : elle souhaite ne pas en rester là, parce que la conclusion ne lui
plaît pas, mais n'est pas en mesure de progresser faute de pouvoir résoudre (lûsai) l'argument
(ton logon).
Un argument, qui est sophistique (ou « prêté aux sophistes ») et trompeur, est une
aporie parce qu’il lie la pensée, dans la mesure où sa conclusion inférentielle est paradoxale
mais que la pensée qui refuse cette conclusion ne parvient pas à résoudre l’argument4 .
Ces arguments en soi problématiques, et qui comme tels peuvent être séparés de
l’intention de leur auteur éventuel et demandent une solution en général, peuvent et ont
pu recevoir d’autres noms par la suite. On peut en anglais les qualifier de « puzzle »,
terme difficile à traduire qui connote à la fois le fait de laisser perplexe (puzzled) et de se
présenter comme un dispositif à résoudre, soit logique soit matériel, à la manière d’un jeu
de casse-tête ; dans la philosophie scolastique à partir de la fin du xiie siècle, une littérature particulière sur le paradoxe du menteur et la multiplicité de ses variantes possibles,
dans le contexte fortement logiciste de cette époque, les qualifie d’« insolubles », « insolubilia5 ». On peut aussi ranger dans le même ensemble les argumentations duales de la
Dialectique transcendantale kantienne, qui se présentent comme des situations théoriques
aporétiques qu’il s’agit de résoudre6 .
L’expression proprement dite de “paradoxes de Zénon” semble ne s’installer progressivement en anglais et en français qu’au xxe siècle. Cependant en tant que telle elle date
au moins du xixe siècle. On la trouve par exemple dans le sommaire de la traduction
de la Physique d’Aristote par Barthélémy-Saint-Hilaire en 18627 , ou encore dans la tra4. Il est intéressant de noter, cependant, que le terme d’« aporie », « aporia », est bien finalement
passé du grec en latin, mais dans le latin ecclésiastique, semble-t-il au moment de l’écriture de la Vulgate
par Jérome, et que le français en aurait hérité à la fin du xviiie siècle. Il y retrouve à peu près son sens
grec qui est le sens aujourd’hui courant.
5. Sur les insolubilia, on consultera pour commencer Paul Vincent Spade et Stephen Read, « Insolubles », in Zalta (éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy cit., https://plato.stanford.edu/.
6. À la suite notamment de Hegel on tend à les envisager, par métonymie, comme les “Antinomies”
kantiennes.
7. Aristote, La Physique d’Aristote. ou Les leçons sur les principes généraux de la nature, trad. du
530
ANNEXE A. “PARADOXE” ET “APORIE”
duction anglaise de la Logique de Lotze en 18848 . Dans les deux cas pourtant il semble
que la signification du terme reste classique : Zénon propose des paradoxes parce qu’il
offre la conclusion paradoxale selon laquelle le mouvement n’est pas. Il est intéressant
cependant de noter que Lotze, pour qui les arguments de Zénon sont des « fallacies »
(en anglais), dont on ne sait pas s’il faut les qualifier de « sophismes » ou simplement de
« paralogismes » (du fait que l’intention de Zénon nous est inconnue) discute immédiatement après le paradoxe d’Épiménide le menteur (que le traducteur nomme “dilemme”
(dilemma) et non “paradoxe”). La proximité de ces expressions ne doit pas nous surprendre outre mesure : les propositions de Zénon, prises de façon indépendante et non
pas à l’intérieur d’un plan de preuve systématique des contraires, sont indéniablement
et non-équivoquement paradoxales. Les qualifier d’« apories », en revanche, suppose de
porter sur elles un certain jugement selon lequel ce sont au moins de bons arguments,
des arguments embarrassants, et pas de « vulgaires sophismes » comme on les a souvent
caractérisés. Il semble en tout cas que l’expression de « paradoxes de Zénon » ait précédé
le sens contemporain spécialisé de « paradoxe ».
Celui-ci a en effet pour paradigmes des arguments qui sont à première vue très difficiles à ranger sous la catégorie classique de paradoxe. À savoir le paradoxe du menteur,
et ses variantes comprenant un élément auto-référentiel (ou plus généralement « imprédicatif »), le paradoxe du barbier, le paradoxe de Russell, le paradoxe de Richard, etc.
Le Menteur ne parvient tout simplement pas à une conclusion, il serait donc très difficile
de le qualifier de paradoxe au sens classique ! Et il faudrait pousser un peu loin pour
imaginer que le sens commun ou l’opinion commune soit choquée par le fait qu’un barbier rasant strictement tous les hommes de son village qui ne se rasent pas eux-mêmes
ne sache pas s’il doit ou non se raser lui-même, ou le fait qu’un système de fondation
logiciste des mathématiques s’effondre à cause de l’ensemble des ensembles ne se contenant pas eux-mêmes. Ces arguments mettent en revanche certainement dans l’embarras
(celui qui se penche sur la question). Il est vraisemblable que le Menteur ait eu pour
grec, annot. et introd. par Barthélémy-Saint-Hilaire, 2 t., A. Durand, Paris 1862.
8. Hermann Lotze, System of Philosophy, Logic. In three books : of Thought, of Investigation, and of
Knowledge, (1874), sous la dir. de Bernard Bosanquet, Clarendon, Oxford 1884, p. 290-3.
531
fonction, déjà chez Eubulide, de soulever un aspect embarrassant de la fonction de vérité
dans le langage9 . Par rapport au terme non-technique d’“aporie”, le sens technique du
“paradoxe” semble indiquer la nécessité, face à l’embarras, de réviser le système de nos
prémisses ou règles d’inférences, c’est-à-dire qu’il a un sens spécifiquement logique au
sens de la logique moderne. Si ces “paradoxes” ne sont pas des paradoxes au sens de
l’offense au sens commun, on comprend néanmoins la possibilité du glissement : en effet
le sens commun et les attentes théoriques des “civils”, des “gens ordinaires”, n’est pas
le même que celui des philosophes et logiciens. Pour quelqu’un comme Russell, on peut
comprendre que le théorème de Cantor selon lequel il n’y a pas de plus grand cardinal et donc pas de multiplicité déterminée de “l’ensemble des multiplicités” puisse avoir
quelque chose d’authentiquement paradoxal, de même que ce qui a été depuis nommé
le “paradoxe de Russell” était apparu comme une terrible surprise pour son premier
récipiendaire, Frege. En général, le glissement semble donc avoir été du caractère paradoxal de certaines apories logiques spécifiquement pour des mathématiciens et logiciens
préoccupés de la théorie des fonctions, à ces apories elles-mêmes prenant le nom de
“paradoxes”. L’expression « paradoxes de Zénon », qui précède cette époque, change
alors entièrement de sens ! Signifiant au départ : « ces arguments par lesquels l’auteur
Zénon a intentionnellement produit des conséquences qui choquent le sens commun »,
« les affirmations paradoxales de l’auteur Zénon », elle en est venue à signifier : « ces
obstacles pour la cohérence de la pensée que l’on peut associer à la personne de Zénon
qui est le premier à les avoir soulevés », « les paradoxes de X » avec X valant comme
nom conventionnel identifiant la classe des “paradoxes” en question, le “paradoxe de
l’Achille”, le “paradoxe de la Flèche”, etc.
De fait, l’emploi généralisé du terme date de l’intérêt philosophique pour les systèmes
de logiques formelles et les paradoxes produits dans ces systèmes par des règles trop larges
permettant l’auto-référence ou la compréhension non-restreinte, au moment de la nais9. Sur ce point voir Robert Müller, Introduction à la pensée des Mégariques, 1988 et G.W.F. Hegel,
Leçons sur l’histoire de la philosophie, Tome 2 : La Philosophie Grecque. Des Sophistes aux Socratiques, éd.
établie, trad. de l’allemand et annot. par Pierre Garniron, 7 t., Bibliothèque d’histoire de la philosophie,
Vrin, 1971, p. 344-55.
532
ANNEXE A. “PARADOXE” ET “APORIE”
sance de la théorie des ensembles10 . On peut le dater assez précisément, car il est déjà
courant dans les années 1920 mais n’apparait pas encore en 1902 dans la correspondance
originelle entre Russell et Frege sur la question de la classe des classes ne se contenant
pas elles-mêmes11 ni dans l’étude que fait Russell des contradictions ensemblistes dans
les premières versions de The Principles of Mathematics12 . Dans le contexte de l’étude
des systèmes, les “paradoxes” sont nommées au départ par les différents participants des
« inconsistances » ou « contradictions » (parfois seulement apparentes), ou des « antinomies ». En 1905, en revanche, un article de König (lui-même tiré d’une conférence de
la même année) qualifie les contradictions produites par certains arguments ensemblistes
comme « paradoxales » et parle systématiquement des « paradoxes » de la théorie des
ensembles13 .
Cependant, cet emploi n’est pas entièrement nouveau. On trouve au moins en anglais
et au moins depuis le milieu du xixe siècle l’expression de « paradoxe logique » (« logical
paradox ») pour désigner une situation inférentielle gênante, surprenante, ou problématique. Le sens de paradoxe y est passé de l’idée de l’affirmation d’une thèse contraire
au sens commun, à l’énoncé d’un raisonnement logique aux conséquences déconcertantes
pour qui se penche sur lui. Dans le même sens, le FEW répertorie comme circulant « à
partir de 1872 » le sens suivant de « paradoxe » : « phénomènes (mathématiques, etc.)
qui semblent contredire ou bouleverser les lois (mathématiques, etc14 .) ». Ces expressions
ne semblent pas avoir été au départ utilisées pour parler de Zénon, ni du Sorite, ni du
Menteur, et ne pas non plus désigner l’existence de défis généraux à la logique et la pensée, mais plutôt des inférences locales surprenantes. On trouve pourtant au moins une
10. Sur cette question, on pourra consulter la minutieuse enquête de Alejandro R. Garciadiego, Bertrand Russell and the Origins of the Set-theoretic “paradoxes”, préf. d’Ivor Grattan-Guinness, Birkhäuser,
Basel-Boston-Berlin 1992.
11. Cf. Jean von Heijenoort (éd., trad., annot. et préf.), From Frege to Gödel. A Source Book in Mathematical Logic, 1879-1931, Harvard University Press, Cambridge (Mass.) 1967, p. 124-8 et Garciadiego,
Bertrand Russell and the Origins of the Set-theoretic “paradoxes” cit., p. 121.
12. Ibid., p. 122.
13. Cf. Heijenoort, From Frege to Gödel cit., p. 145-9 et Garciadiego, Bertrand Russell and the
Origins of the Set-theoretic “paradoxes” cit., p. 146.
14. Walther von Wartburg et CNRS-ATILF, Französisches etymologisches Wörterbuch, 25 t., J. C.
B. Mohr, Hebing und Lichtenhahn et Honoré Champion, Tübingen, Basel et Paris 1922-2002, https:
//apps.atilf.fr/lecteurFEW/, vol. 7, p.617.
533
connexion entre cette tradition plus ancienne et les nouveaux “paradoxes” de la théorie
des ensembles, grâce à Lewis Carroll et son article intitulé précisément « A Logical Paradox15 », “paradoxe logique” que Russell cite et nomme ainsi et déclare « résolu » dans
une note des Principles of Mathematics. On pourrait citer, dans la même perspective, les
fameux « Paradoxes de l’infini16 » de Bolzano, indiquant un usage allemand remontant
lui aussi au moins jusqu’au milieu du xixe siècle, et qui se voit lui aussi cité par Russell17 .
De fait, il se peut que l’emploi contemporain du terme remonte à l’ouvrage de Russell,
dans lequel il parle d’un « paradoxe de Zénon » comparé au « paradoxe de Cantor18 »,
et qui dans son article de 1908 envisage le « paradoxe d’Épiménide19 ».
On voit dans l’ensemble que si le vocabulaire change, le champ sémantique reste en
définitive remarquablement stable par rapport au passage cité plus haut d’Aristote, à ceci
près bien sûr que le contexte théorique de discussion lui-même changeant radicalement,
les attendus ne peuvent pas être les mêmes.
15. Lewis Carroll, « A Logical Paradox », Mind, 3, 11 (1894), p. 436-438.
16. Bernard Bolzano, Paradoxien des Unendlichen, sous la dir. de František Příhonský, C.H. Reclam,
Leipzig 1851.
17. Russell, The Principles of Mathematics cit., p. 310.
18. Ibid., p. 363.
19. Bertrand Russell, « Mathematical Logic as Based on the Theory of Types », American Journal
of Mathematics, 30, 3 (Jul. 1908), p. 222-262, cf Garciadiego, Bertrand Russell and the Origins of the
Set-theoretic “paradoxes” cit., Chapitre V.
Annexe B
L’idée d’une lecture dialectique
Nous voudrions introduire la notion d’un certain mode de lecture des textes philosophiques, qui, nous le croyons, est particulièrement adaptée à l’approche des Présocratiques, et encore plus particulièrement des éléatiques, et qu’on pourrait appeler la lecture
dialectique1 . Pour cela, revenons préalablement au passage d’Aristote qui a fait l’occasion du texte de Simplicius, et au premier argument, celui de Parménide, qu’Aristote
s’emploie à réfuter2 :
Certains ont fait des concessions aux deux arguments : à celui selon lequel tout est un si l'être
signifie une seule chose, en disant que le non-être est ; à l'autre, celui de la dichotomie, en
créant des grandeurs insécables. Manifestement il n'est pas vrai que, si l'être signifie une seule
chose et ne peut signifier en même temps la contradiction, il n'y aura aucun non-être, car
rien n'empêche que le non-être ne soit pas au sens absolu mais soit un certain non-être. En
revanche, dire que, si à côté de l'être lui-même il n'y a rien d'autre, toutes choses seront une,
c'est absurde. Qui comprend en effet l'être lui-même autrement que comme cela même qu'est
l'être ? Et s'il en est ainsi, rien n'empêche cependant que les étants soient multiples, comme on
l'a dit. Qu'il est donc impossible que l'étant soit un de cette façon, c'est clair.
Tout le contexte du chapitre est le suivant : Aristote a besoin, pour fonder la phy1. Au péril de l’irrémédiable équivoque qui accompagne partout ce terme. Il n’est pris ici ni en un
sens platonicien, ni en un sens aristotélicien, ni au sens selon lequel Zénon pourrait être l’inventeur de sa
pratique, mais est repris en hommage à la tradition hégélienne, faute d’un meilleur terme à lui substituer.
2. Physique, I 3, 187a1-11. AristPhys, p. 81. Cf. section 2.3.
535
536
ANNEXE B. L’IDÉE D’UNE LECTURE DIALECTIQUE
sique, que soit admise au minimum l’existence d’une pluralité de choses en mouvement
(et d’une telle façon, pourrions-nous ajouter, que soit possible une science de ces choses,
un discours rationnel sur elles et non pas une simple opinion irrationnelle). Il entreprend alors d’examiner certains arguments des éléatiques (c’est-à-dire explicitement de
Parménide et Mélissos), arguments qui sont compris comme cherchant à prouver l’impossibilité d’une telle pluralité. Aristote veut prouver en général deux choses dans ce
chapitre : d’une part les arguments des éléatiques ont des prémisses fausses, et d’autre
part ils ne sont pas concluants, mais sont des paralogismes. Il n’y a alors rien à leur
concéder 3 .
Le paragraphe cité n’est pas des plus clairs, mais voilà comment il faut vraisemblablement le comprendre4 : Aristote y réfute un argument Parménidien qui conclurait, du
fait que l’être « ne signifie qu’une seule chose », au fait que « tout est un », c’est-à-dire
que les étants ne sont pas multiples. On reconnaitra là un argument qui vient en effet du
Poème de Parménide. Quoi qu’on n’y trouve pas un argument spécifique dont la conclusion explicite serait l’unicité de ce qui est, il y est bien dit que « il est seul de sa race,
intègre, tout ensemble un et continu », que rien ne peut « naître à côté de lui », qu’il
est « indivisible » et que comme rien sans lui ne peut être pensé « rien d’autre n’est ou
ne sera à côté de [lui] ». Notons que la prémisse selon laquelle l’être ne signifie qu’une
seule chose n’est pas non plus explicitement formulée dans le Poème, mais il est difficile
de contester qu’on puisse la supposer implicitement à l’œuvre. En effet, si l’on admettait
que rien du non-être ne peut être pensé, mais que par ailleurs on pouvait admettre que
l’être signifie plusieurs choses différentes, alors il pourrait y avoir de la différence et de
la pluralité dans ce qui peut être pensé, et rien ne permettrait d’affirmer que « il est
seul de sa race ».
Or il est de constante doctrine aristotélicienne de nier que l’être ne se dise qu’en
3. En effet, on est conduit à faire une concession à un argument si l’on reconnait qu’il est logiquement
valide et que l’on refuse néanmoins d’en accepter la conclusion : il convient alors d’adopter explicitement
une prémisse contraire à une de celles sur lesquelles l’argument était fondé. Mais si l’argument est un
paralogisme, s’il est invalide, il n’y a rien à lui concéder.
4. Le début du commentaire de Simplicius est consacré précisément à cette explication, et en vérité
son commentaire est parfait. Le nôtre n’en diffère que superficiellement.
537
un seul sens. On peut même considérer que l’idée que l’être se dit en plusieurs sens,
et l’étude des différents sens en lesquels se dit l’être, est au fondement de la démarche
d’Aristote, en particulier quand il se rapporte aux systèmes de ceux qui l’ont précédé5 ,
mais il cherche ici à montrer que même en supposant l’univocité de l’être l’argument
n’est pas concluant, contrairement à ce que « certains » auraient apparemment concédé.
Le raisonnement de ces derniers, dans une hypothétique reconstruction aristotélicienne,
serait le suivant : « puisque l’être se dit en un seul sens, si le non-être est absolument
exclu alors tout est un. Mais puisque tout n’est pas un, il faut reconnaître que le non-être
est en quelque façon. »
Dans l’extrait cité, Aristote fait deux choses. D’une part il exprime son accord avec la
conclusion selon laquelle le non-être est en quelque façon, mais de l’autre il conteste que
ce soit l’argument de Parménide qui nous y contraigne, car celui-ci n’est pas concluant.
La conclusion sur le non-être est une référence transparente au Sophiste de Platon auquel
nous avons eu l’occasion de faire allusion : dans ce dialogue, un mystérieux personnage
nommé habituellement « l’Étranger d’Élée » prend la place d’interrogateur usuellement
occupée par Socrate. Avec son interlocuteur le jeune Théétète, il en vient à conclure que
pour sauver la vérité et la possibilité de la science, il convient de prendre le risque de
passer pour un parricide et d’affirmer6 :
L'Étranger --- Il sera nécessaire, pour nous défendre, d'éprouver la thèse de notre père Parménide, et d'obliger le non-être, sous-certaines conditions, à être, et l'être, à son tour, selon
quelques modalités, à ne pas être.
Pour simplifier (et aristotéliser) un peu les choses, cette modalité du non-être qui
va être admise dans le dialogue d’une manière qu’Aristote approuve et adopte, c’est
l’altérité. Celle-ci est comprise comme un non-être non pas absolu (car il est accordé
à Parménide que l’idée d’un non-être absolu demeure impensable), mais relatif : être
5. Selon Aristote l’être se dit différemment selon les fameuses 10 “catégories”, ou modes fondamentaux
de la prédication (substance, qualité, quantité, relation, avoir, disposition, temps, lieu, activité, passivité),
mais peut-être plus crucialement encore selon la puissance ou selon l’acte, par soi ou par autre chose,
par essence ou par accident, etc.
6. En 241d, Platon, Le Sophiste, trad. du grec, annot. et introd. par Nestor L. Cordero, GF Flammarion,
1993, p. 137
538
ANNEXE B. L’IDÉE D’UNE LECTURE DIALECTIQUE
autre, c’est ne pas être ceci, mais être cela. Aristote s’accorde avec cette solution : même
si l’on supposait que l’être ne se dit qu’en un seul sens (par exemple selon la substance en
acte : être actuellement une substance déterminée ; être un humain, être une chaussure,
être un cheval), il serait toutefois vrai que le non-être peut se dire de manière relative.
On pourrait par exemple être un humain et ne pas être un cheval, sans tomber dans la
contradiction que Parménide nous a enjoint de fuir.
Mais Aristote ne veut pas même céder cela à Parménide. Oui, l’être se dit en plusieurs
sens, oui, le non-être peut-être admis en quelque façon ; mais même si l’on accordait le
contraire de tout cela à Parménide, son raisonnement resterait fautif ! On voit qu’Aristote
poursuit Parménide afin de l’accabler sur un terrain de plus en plus purement logique. En
effet, supposons même que l’être ne se dise radicalement qu’en un seul sens et qu’on ne
puisse pas même différencier entre le cheval et l’humain, mais qu’il faille simplement dire,
à la manière de Parménide, « il est ». Cela n’interdirait en rien, d’après Aristote, qu’il y
ait une pluralité de choses dont on dit qu’elles sont7 . Ici Aristote renvoie à un passage
antérieur de la Physique. Il s’agit de 186a22-32 où il affirme la différence irréductible
entre le sujet d’une attribution et ce qui lui est attribué, du point de vue de la pluralité :
même si blanc ne se dit qu’en un seul sens, il peut y avoir une pluralité de choses blanches.
Autrement dit l’unité de “blanc” n’est pas du genre de l’unicité d’un sujet, le fait qu’un
prédicat soit univoque ne dit rien de la multiplicité de ses sujets d’attribution, et ce qui
vaut pour “blanc” vaut pour “être”, même en supposant que ce dernier terme ne signifie
absolument qu’une seule chose8 .
Qu’est-ce, exactement, que font Aristote et Platon à l’égard du Poème de Parménide ?
D’un côté, il est difficile de leur donner tort. Se borner à affirmer l’un de l’être, l’être de
l’un et le non-être du néant, ne nous fournirait pas une pratique très intéressante de la
rationalité et de la science ; et l’on doit dire avec Platon et l’Étranger d’Élée que :
7. En somme, on pourrait dire : « il est, et il est, et il est », à propos de trois choses différentes.
8. Indépendamment du fait évident qu’Aristote ne cherche pas vraiment ici à retrouver la signification
du Poème, mais à le réfuter, il est intéressant de noter qu’il semble fonder ce faisant une tradition
métaphysique de la différence sans concept (sans qu’il soit clair qu’il y appartienne lui-même tout à fait),
tradition qui compte parmi ses chefs-d’œuvre l’ouvrage de Duns Scot sur Le principe d’individuation ou
La Critique de la raison pure de Kant.
539
L'Étranger --- […] [I]l faut lutter avec toute la force de notre raisonnement contre celui qui, de
quelque façon et sur n'importe quel sujet, s'évertue à abolir la science, la sagesse ou l'intellect9 .
Dans cette réplique, l’Étranger vise non pas l’Un, mais l’immobilité. Il a montré que
si on rejetait le mouvement du côté de l’irrationnel et de l’irréel, on se condamnait à
exclure la science et l’intellect eux-mêmes du côté de l’irréel et de l’irrationnel. Mais
tout le dialogue est fondé sur une considération analogue concernant le rejet du nonêtre : si l’on rejette unilatéralement le non-être, à la manière de Parménide, il devient en
fait impossible de caractériser quelque chose comme faux différemment du vrai, le faux
devant se définir comme énoncé du non-être de ce qui est. On voit tout de suite qu’il en
va de même de l’Un affirmé unilatéralement : si tout multiple est exclu du rationnel, il
ne pourra y avoir science de rien.
D’un autre côté, il y a quelque chose de gênant dans l’argumentation d’Aristote,
qui est si clairement décalée par rapport au texte de Parménide. Si Aristote paraît
parler d’autre chose, c’est qu’il utilise un langage manifestement différent de celui de
Parménide et n’obéissant pas aux mêmes règles. Sa logique est foncièrement différente,
c’est-à-dire que son logos est foncièrement différent. Le langage d’Aristote est beaucoup
plus complexe, par exemple il distingue entre des affirmations absolues et des affirmations
relatives et il distingue a priori entre le sujet de prédication et le prédicat attribué. Le
discours de Parménide n’en demandait pas tant. Rappelons-le nous : il nous enjoignait
à considérer l’être, et à reconnaître à travers cette considération ces impératifs de la
pensée que sont la non-contradiction et le tiers exclu : il nous fallait éviter la tierce voie
irrationnelle de l’affirmation conjointe et sans règle de l’être et du non-être, et reconnaître
que les seules deux voies offertes et praticables étaient celle de l’être et de l’impossibilité
du non-être, et celle du non-être et de la nécessité de l’exclusion de l’être. Or, la pensée
du non-être dans sa contradiction à l’être était elle-même impossible, impraticable, rien
n’était là à penser. Tenter de penser le non-être, ce n’est jamais que penser l’être de
ce qu’on veut appeler non-être, et le penser et l’être sont le même. Contenu.e.s dans
la pensée de l’être, il nous était alors possible d’en affirmer des prédicats, à condition
9. 249c, Platon, Le Sophiste cit., p. 157
540
ANNEXE B. L’IDÉE D’UNE LECTURE DIALECTIQUE
de prendre ces prédicats par leur biais négatif : l’être est sans naissance et sans mort,
car tenter d’en penser la naissance et la mort reviendrait à poser le non-être, ce qui est
impossible. Nous ne pouvons donc penser l’être qu’éternel, c’est-à-dire non concerné par
les prédicats temporels. Nous pouvons le penser comme continu et homogène, c’est-à-dire
sans différence et sans rupture, parce que rien ne peut l’interrompre ou le différencier au
niveau de la pensée de l’être sans que soit introduit le non-être interdit. Et nous pouvons
le penser comme un et seul de sa race, car rien d’autre ne peut être pensé au niveau de
l’interrogation sur l’être sans que l’on ait affaire au non-être. La pensée de l’être nous
amène donc à penser que tout est un, car le multiple est illogique à la hauteur du logos
de l’être.
La lecture que nous proposons cherchera à considérer un discours comme celui de
Parménide au niveau de sa vérité, tout en maintenant l’évidence selon laquelle Aristote
et Platon ont raison contre lui. Il s’agit d’un effort rétrospectif pour replacer dans un
mouvement continu de pensée à la fois un certain discours et la réfutation, plus complexe, de ce discours, en reconnaissant que cette réfutation a le premier pour condition
préalable. Une réfutation à proprement parler a besoin d’ignorer le mouvement de pensée qui la conditionne. Pour réfuter, elle doit parvenir à mettre l’ancien discours et le
nouveau sur le même plan, à en faire deux thèses en opposition dans un même espace
logique, en désaccord sur les prémisses ou l’application des règles déductives, et entre
lesquelles on peut alors faire un choix éclairé. C’est ce que fait Aristote dans sa réfutation de Parménide : il amène le Poème sur le nouveau terrain de l’analyse logique,
dans lequel la thèse parménidienne est fausse et fautive parce qu’on peut en dégager
des prémisses et présuppositions auparavant inaperçues. Il faut chercher une lecture qui
admette ce fait sans abandonner l’idée d’une valeur originelle ou d’une vérité propre du
logos parménidien. On cherche à considérer différents langages philosophiques sur leur
propre plan, sans par là constituer un relativisme simple qui admettrait l’égale vérité
de différentes positions (dans un langage donné), ni même l’égale valeur des différentes
formes possibles de discours. Un tel relativisme supposerait en fait lui aussi un plan
commun de mise à comparaison, que ce soit un plan de variation du choix des axiomes
541
possibles ou un plan de variation des modes de discours possibles10 . C’est là tout à fait ce
que l’on cherche à éviter, quand on s’intéresse au mouvement qui conduit d’un discours à
l’autre, au processus de maturation qui oblige à sortir de l’impasse d’un certain discours
en faveur d’un autre plus riche en déterminations. Le premier discours reste peut-être
“vrai” sur son terrain, mais les deux ne sont pas pour autant sur le même plan.
Il semble qu’on puisse trouver dans le Sophiste lui-même la trace consciente d’un
mouvement de dépassement logique imposé par le logos parménidien. En effet, l’affirmation de l’être seul de sa race et de ses prédicats négatifs renvoie du côté de l’apparence
et de la non-vérité toutes les déterminations ordinaires du langage et de la sensibilité.
Mais le caractère apparent et faux semble lui-même radicalement impensable dans ce
logos de la pure univocité de l’être, comme Gorgias semble l’avoir relevé dans le Traité
du non-être11 :
Si donc les démonstrations disent que rien <n'est>, toutes les choses <sont inconnaissables>.
Car il faut que les objets de la pensée (ta phronoumena) soient, et ce qui n'est pas, puisque ce
n'est pas, ne peut pas même être un objet de pensée (phroneisthai). Mais s'il en est ainsi, il dit
que rien ne saurait être faux, pas même s'il disait que des chariots se livrent à une compétition
en mer : en effet, toutes ces choses seraient.
Et comme Platon le réaffirmait à son tour12 :
L'étranger
C'est que réellement, cher jeune homme, notre recherche est extrêmement difficile. Qu'une
chose apparaisse ou semble, sans cependant être, et que l'on dise quelque chose, sans cependant dire la vérité, voilà que tout cela est plein de difficultés, non seulement à l'heure actuelle
et dans le passé, mais toujours. Car il est tout à fait difficile de trouver un moyen pour expliquer comment est-il nécessaire que dire ou penser le faux soit réel, sans être empêtré dans une
contradiction quand on prononce cela.
10. Peut-être pourrions nous dire que le relativisme est tout simplement un tel plan de variation, est
la variété théorique considérée du point de vue de la mise à égalité dans un plan commun de variation.
11. Tel que résumé dans le traité pseudo-aristotélicien De Melisso Xenophane Gorgia, LM GORG.D26
LM, p. 1315
12. 237a, Platon, Le Sophiste cit., p. 123-124
542
ANNEXE B. L’IDÉE D’UNE LECTURE DIALECTIQUE
Théétète
Pourquoi ?
L'étranger
Parce que cet argument a l'audace de supposer que le non-être existe, car, autrement, le faux
ne pourrait pas devenir une chose qui est. Mais le grand Parménide, mon enfant, quand nousmêmes étions des enfants, témoignait de cela d'un bout d'un à l'autre, aussi bien en prose qu'en
vers, chaque fois qu'il disait :
« Que ceci ne soit jamais imposé : qu'il y a des choses qui ne sont pas. Quand tu recherches,
éloigne ta pensée de ce chemin ».
La décision de l’étranger est d’admettre qu’en quelque façon le non-être est, et qu’en
quelque façon l’être n’est pas. Il s’agit indubitablement d’une manière de contredire la
parole de Parménide, mais il ne s’agit pas pour autant du choix d’une prémisse contraire
à celle de Parménide dans le cadre d’une même logique générale du discours. Platon est
bien conscient de la nécessité de sortir du logos parménidien pour inventer et réguler un
nouveau type de discours. On peut envisager un mode de lecture qui considère ainsi la
vérité des réponses et l’essence des conflits philosophiques : comme des sorties d’un logos
préalable et des décisions de ne pas en rester à une certaine logique. Cela implique que
les décisions de ce genre ne peuvent pas être prises au niveau du développement logique
d’un discours déterminé, ne peuvent pas être des décisions axiomatiques ni des réponses
déterminées à des questions préformées13 .
On aura remarqué que le mode de lecture proposé ici, qui est une manière de considérer rationnellement le conflit dans le développement de l’histoire de la philosophie,
nous renvoie à Hegel et au projet de L’Histoire de la philosophie analysant des progrès
sous la forme de développements de l’esprit et de la philosophie, comme on a pu le voir
13. D’où l’on tirerait, peut-être, que la philosophie en tant que telle ne peut pas être axiomatique
à proprement parler : elle peut en venir à formuler une axiomatique, mais elle n’est pas en tant que
telle un choix d’axiomes, elle est d’abord un projet de réflexion sur l’axiomatique et donc en elle-même
nécessairement non-axiomatique.
543
dans le rapport d’Aristote et Platon à Parménide14 . On pourrait aller jusqu’à dire que
cette perspective nous conduit à admettre quelque chose de la contradiction réelle. Ou du
moins, de l’idée que les contradictions ne sont pas toujours éliminables comme illusions
ou erreurs. On doit considérer la contradiction comme “réelle” au sens où la pensée doit
réellement se confronter à son inévitabilité, doit recevoir la contradiction comme cela
auquel l’a menée le rationnel. On considère au contraire la contradiction comme éliminable chaque fois que l’on adopte une perspective de mise à plat des oppositions dans un
plan commun : quand on considère un ensemble de prémisses et de faits d’expérience que
nous pourrions désirer tenir pour vrais, mais qui sont incompossibles, et une panoplie
de discours aux richesses logiques et axiomes variés, tous disponibles et entre lesquels
nous serions amenés à choisir, par exemple, le système logiquement le plus économique
qui permet de récupérer un maximum de faits d’expérience et de thèses désirables sans
produire de paradoxes ou de contradictions. C’est bien entendu une perspective indispensable, et tout simplement celle qui consiste à chercher le vrai, à produire le discours
vrai. Comme la réfutation de Parménide par Aristote, on ne cherchera pas à lui donner
tort. Néanmoins, il se pourrait qu’un semblable choix ne soit possible (en droit) qu’a
posteriori, à l’issue d’un mouvement réel de la pensée qui a fait être la multiplicité des
discours et prémisses possibles, et à la condition de faire abstraction de ce mouvement.
On propose simplement que l’argumentation en vue de la vérité n’annule pas la
14. Quoique l’on abandonne ici entièrement la perspective du grandiose du système philosophique,
c’est-à-dire de l’unification dans une totalité dernière « § 13 C'est sous la figure propre d'une histoire extérieure
que la naissance et le développement de la philosophie se sont représentés comme histoire de cette science. Cette figure donne aux
degrés du développement de l'Idée la forme d'une succession contingente et éventuellement d'une simple diversité des principes et
de leurs réalisations dans les philosophies qu'ils régissent. Mais le maître d'œuvre de ce travail millénaire est l'esprit vivant un dont la
nature pensante consiste à amener à sa conscience ce qu'il est, et, en tant que cet être est ainsi devenu ob-jet, à être en soi-même du
même coup déjà élevé au-dessus de celui-ci et à être en soi-même un degré supérieur. L'histoire de la philosophie fait voir dans les
philosophies qui apparaissent diverses, pour une part, seulement une philosophie une à des degrés divers de son développement,
pour une autre part, que les principes particuliers dont chacun fut au fondement d'un système ne sont que des rameaux d'un seul
et même tout. La philosophie la dernière dans le temps est le résultat de toutes les philosophies précédentes et doit par conséquent
nécessairement contenir les principes de toutes ; c'est pourquoi elle est, si toutefois elle est de la philosophie, la plus développée,
la plus riche et la plus concrète. § 14 Le même développement de la pensée, qui est exposé dans l'histoire de la philosophie, est
exposé dans la philosophie elle-même, mais libéré de cette extériorité historique, purement dans l'élément de la pensée. La pensée
libre et vraie est en elle-même concrète, et ainsi elle est Idée, et, en son universalité totale, l'Idée ou l'absolu. La science de ce
dernier est essentiellement système, parce que le vrai en tant que concret est seulement en tant qu'il se déploie en lui-même et
se recueille et retient dans l'unité, c'est-à-dire en tant que totalité, et c'est seulement par la différenciation et la détermination de
ses différences que peuvent exister la nécessité de ces dernières et la liberté du Tout. » G.W.F. Hegel, Encyclopédie des
sciences philosophiques en abrégé, (1817, 1827), trad. de l’allemand et annot. par Bernard Bourgeois,
Bibliothèque des textes philosophiques, Vrin, 2012, 101-102, Introduction.
544
ANNEXE B. L’IDÉE D’UNE LECTURE DIALECTIQUE
possibilité d’une autre considération, rétrospective, qui soit celle de ce “mouvement de
la contradiction”. Avant que la multiplicité des discours ne soit disponible, ce à quoi
la raison se confrontait était un point de butée de l’aporie, une contrainte produite
par un discours relativement à son objet et qui conduit à la contradiction. Nous avons
considéré le mouvement de dépassement de l’aporie par invention d’un nouveau langage
et ce qu’on pourrait appeler un élargissement logique (d’Aristote à Parménide), une plus
grande richesse de déterminations ; mais les autres moyens de contourner le point de
butée sont eux aussi des abandons du logos ayant produit la contradiction15 , c’est-à-dire
que dans tous les cas on reconnaitrait par son refus même le caractère inévitable et
contraignant du mouvement de la contradiction. Nous voudrions simplement éviter une
attitude relativement fréquente qui consiste à considérer comme idiots des paradoxes et
des arguments anciens, sous prétexte qu’on peut aisément y répondre en utilisant un
arsenal logique qui leur est en fait postérieur en droit, c’est-à-dire qui ne s’est développé
précisément que face à la contradiction dans laquelle nous plongeait le paradoxe.
15. Par exemple, et pour anticiper sur des choses qui seront examinées dans la suite, l’aporie du
passage à laquelle conduit le paradoxe de l’Achille peut être évitée au prix de l’abandon de la réalité
du mouvement, de l’abandon de la continuité, de l’abandon de la notion de réalité ou de l’abandon du
logique lui-même, c’est-à-dire du caractère contraignant du langage. Tous ces refus sont des hommages
à la force du paradoxe.
Annexe C
Théorie informelle du paradoxe
Que peut signifier de répondre à un paradoxe ou une aporia1 ? Les formes différentes
que peut prendre une telle réponse ne sont pas homogènes, et sont rarement séparables
d’une réinterprétation du texte dont on offre une réponse. Ainsi des types de réponses
conceptuellement bien distincts peuvent se montrer indistinguables en pratique et passer
de l’un à l’autre en même temps que la lecture du paradoxe varie. Pour aider à y voir
clair dans la suite, voici néanmoins un catalogue informel de quelques approches des plus
typiques.
Soit une aporie qui se présente sous la forme d’un argument réduisant une thèse T
communément acceptée à l’absurde, nous obligeant apparemment à affirmer non-T, ou
d’un argument énonçant une conséquence non-T apparemment inacceptable, sur la base
de prémisses communément acceptées. On voit que si les deux situations peuvent différer
grandement textuellement et dans la présentation, elles sont formellement très proches
et potentiellement indifférentiables : dans les deux cas, la difficulté ou aporie advient du
fait qu’un argument proposé a pour conséquence non-T alors que nous persistons (ou du
moins que le sens commun persiste) à vouloir affirmer T.
Une première manière de se rapporter à une telle aporie consiste à la traiter comme
un argument concluant, qui doit nous obliger à réviser nos thèses sur le monde, ou en
général qui est dogmatiquement contraignant. Cette réception admet elle-même deux
1. Sur ces termes, voir notre annexe A.
545
546
ANNEXE C. THÉORIE INFORMELLE DU PARADOXE
variantes, qui ont en commun une même lecture formelle de l’argument considéré :
• La première consiste à recevoir l’aporie, ou bien comme une preuve par l’absurde,
où l’on accepte la vérité de la contraposée, si l’argument était une réduction à
l’absurde, ou bien en général comme un argument dont on considère la conclusion
tout à fait acceptable. Autrement dit, dans les deux cas on accepte la vérité de nonT, mais l’on renonce à l’opinion commune T. On assume pleinement le caractère
paradoxal de sa position, ce qui permet d’éviter une situation aporétique. C’est
cela qui constituerait une réception proprement éléatique des paradoxes de Zénon :
celui-ci ayant montré (par l’absurde) l’impossibilité de la pluralité (sous la forme
de la compositionnalité du tout de la grandeur), il faut accepter le caractère Un
de l’univers. On a vu que cette réception n’était pas nécessairement la position de
Zénon lui-même2 .
• La seconde la reçoit également comme un raisonnement conséquent, mais ayant
une prémisse fausse. Ainsi la réduction à l’absurde, ou la conséquence inacceptable,
sont rejetées, et l’on sort de l’aporie par une négation dogmatique d’une des thèses
présupposées. On conserve T, mais au prix d’une des prémisses P. Ce rejet d’une
des prémisses communes peut lui aussi s’avérer plus ou moins paradoxal. En ce
qui concerne les apories zénoniennes du continu, le représentant le plus net de
cette attitude est la réponse atomistique, de Leucippe, Démocrite ou Épicure. On
a des raisons textuelles de penser que la philosophie atomistique pourrait s’être
explicitement constituée dans un débat avec des arguments du genre de ceux de
Zénon, chez Démocrite3 . Les atomistes conservent la thèse qui avait été réduite à
l’absurde : le tout de la grandeur implique division et constitution par les éléments
en lesquels il se divise, mais nient la prémisse qui permet d’obtenir les thèses
contradictoires : il est faux que toute grandeur soit divisible, et ainsi la composition
du continu ne conduit pas à l’infini, cela n’est pas égal de dire la chose une fois ou
de la dire toujours.
2. Cf. 3.3.
3. Cf. note 14 p. 149.
547
A contrario, un second type d’approche va nier la validité de l’argument. La réponse
va alors consister, non en une réévaluation dogmatique, mais en une clarification des
règles de la démonstration et/ou des distinctions conceptuelles pertinentes. Cela admet
de nouveau de subtiles variantes :
• On peut traiter tout simplement l’argument comme un paralogisme. Considérer
qu’il contient tout bonnement une faute de raisonnement logique. C’est comme cela
qu’Aristote traite les arguments de Mélissos dans la Métaphysique4 , et également
comme on tend parfois à traiter l’argument zénonien du Grand quand on lui oppose
des réfutations mathématiques5 . Cette position est peut-être la moins intéressante
en ce qu’elle tend à nier qu’il y ait jamais eu une difficulté ou aporie.
• Ou on peut, plus subtilement, le traiter comme un sophisme au sens précis de :
raisonnement fautif qui entraine une fausse conviction en manquant de faire une
distinction logique nécessaire. On introduit alors cette distinction ou cette conceptualité manquante. Cette variante est plus intéressante (même si la frontière avec
la précédente n’est certainement pas nette), parce qu’elle ne se contente pas de
dire que l’auteur raisonne mal mais suggère que la difficulté advient du fait que
l’on n’avait pas été attentif à une certaine distinction logique. Comme nous l’avons
déjà suggéré, pour Zénon le paradigme d’une telle réponse est l’approche d’Aristote qui montre que les Présocratiques ignorent la distinction de l’en acte et de l’en
puissance. Il peut alors conclure qu’en effet la grandeur admet toujours la division,
mais en puissance, et que l’on peut déduire sans contradiction le caractère à la fois
limité et illimité des étants, à condition de distinguer entre leur limitation en acte
et leur illimitation en puissance.
Une troisième attitude générale consiste à ne pas vouloir renoncer tout à fait à T, ni
aux diverses prémisses, sans pourtant avoir d’objections décisives contre l’argument qui
prouve non-T. La réception de l’aporie ne se situe alors ni exactement au plan dogmatique
4. Cf. annexe B.
5. Cf. la section 4.1.1.
548
ANNEXE C. THÉORIE INFORMELLE DU PARADOXE
de la révision des thèses à adopter sur le monde, ni sur le plan de clarification logique
des règles ou concepts pertinents, mais remonte au plan du regard à porter sur le logos
lui-même, dans son rapport à la réalité et à la vérité.
• Soit que l’on renonce à ce que le logos puisse réglementer de façon cohérente l’objet
considéré, qu’il y ait un discours vrai à attendre de la chose,
– Soit parce que l’objet considéré est inconsistant et n’est pas à la hauteur du
logos ou en général lui est inadéquat, comme peut-être chez Platon.
– Soit parce que le logos est inconsistant en lui-même et qu’il n’y ait rien à en
attendre de décisif, ce qui est en général la position sophistique de Gorgias.
• Soit que l’on renonce à la loi de non-contradiction purement et simplement, pour
affirmer au contraire la réalité de la contradiction, la réalité rationnelle de T aussi
bien que non-T. Cette position a pu être celle de Pyrrhon d’Élis.
• Soit enfin que l’on décide de renoncer à trancher, se tenant autant ou aussi peu
convaincu par les divers arguments et sources de connaissances, autrement dit que
l’on s’en tienne à une attitude sceptique. Cela représente l’attitude du scepticisme
antique représenté par Sextus Empiricus.
On peut faire plusieurs remarques sur l’ensemble de cette typologie. La première est
qu’elle ne comprend pas Zénon lui-même, dont il ne semble pas qu’on puisse dire qu’il
offre une réponse ou une solution à ses propres paradoxes. La seconde est qu’elle n’est
pas assez puissante pour couvrir l’ensemble des possibilités philosophiques. Notamment
toutes ses options peuvent d’une manière ou d’une autre être qualifiées d’unilatérales, au
sens hégélien où elles posent une fois pour toutes un rapport entre logos, contradiction
et réalité, et n’intègrent pas en elles le mouvement de la contradiction réelle. En ce
sens le catalogue est trop sommaire pour comprendre la position hégélienne, et même
en vérité la doctrine kantienne manifestée dans la dialectique transcendantale. Mais il
paraît suffisant pour couvrir les positions de l’Antiquité. La troisième est, on y a déjà
insisté, que l’attitude formelle à l’égard d’un paradoxe n’est pas en réalité suffisamment
549
stable pour toujours déterminer une position philosophique, car un même auteur ou
autrice peut changer d’attitude en même temps qu’elle ou il change de lecture précise
du paradoxe, qu’il ou elle change d’avis sur la conclusion exacte qui est formulée ou
le sens précis des prémisses (dans la mesure où, on l’a dit, un paradoxe n’est pas un
texte déterminé ou une position d’auteur, mais une machine théorique plus ou moins
adaptable).
Annexe D
Quel modèle pour un système de
réponses ?
Pour exposer la diversité des modes de réponse aux paradoxes de Zénon sous une
forme systématique qui rende compte adéquatement des différences philosophiques, deux
modèles logiques viennent d’abord à l’esprit. Le premier est le modèle de la classification
scientifique aristotélicienne, par genre et différence spécifique. Dans ce modèle, qui est à
la fois logique et biologique, ce qui doit être classé sont les “espèces dernières”. Celles-ci
sont réparties selon le genre de choses qu’elles sont, qui définit la nature commune à
différentes espèces, puis spécifiées au sein de ce genre par la “différence spécifique”, qui
ajoute en détermination à la nature commune.
Le second est le modèle axiomatique – fortement associé en France à l’école structurale en histoire de la philosophie, et en particulier à Jules Vuillemin, mais qui a ses
racines jusque dans l’Antiquité et au moins, encore, chez Aristote1 . Il s’y agit de déduire,
pour ainsi dire a priori, la combinatoire des positions philosophiques possibles, à partir
de l’acceptation, ou non, de l’ensemble des prémisses pertinentes – quitte à éliminer a
priori certaines combinaisons impossibles au sein de la combinatoire.
Malheureusement, ni l’un ni l’autre de ces deux glorieux modèles ne nous parait vrai1. Sur les modes de classification des systèmes philosophiques en général, la tradition française de la
classification axiomatique et ses racines antiques en particulier, voir Baptiste Mélès, Les classifications
des systèmes philosophiques, Mathesis, Vrin, 2016.
551
552
ANNEXE D. UN SYSTÈME DE RÉPONSES
ment satisfaisant ici. Tous deux paraissent impraticables, sauf à risquer une trop grande
artificialité, un écrasement des différences philosophiques, ou l’exclusion de certaines
solutions. Le problème de ces modèles, dans le cas qui nous occupe, est en un sens ce
qui fait toute leur gloire : à savoir leur caractère par trop totalisant ou architectonique.
L’un et l’autre supposent que l’ensemble des réponses peuvent être mises sur un plan
commun, et qu’elles se différencient toutes à partir d’une même origine – surtout dans
le cas du modèle par genre et différence2 –, et/ou qu’on peut en un sens en déterminer
la totalité close a priori – surtout dans le cas du modèle combinatoire3 .
En ce qui concerne Zénon, il est certes possible de faire une combinatoire des systèmes, à la manière dont Vuillemin a organisé les systèmes philosophiques autour de
l’argument Dominateur de Diodore Cronos4 . Tellement possible, que Jules Vuillemin
lui-même a esquissé cette combinatoire, autour de l’argument de la Flèche5 , tâche qui a
surtout été reprise et complétée par Marwan Rashed6 :
D’après ce dernier, Zénon a utilisé une « structure aporétique générale » à partir de laquelle
une « tradition successive initiée par Aristote, sinon Platon » a « cherch[é] à tirer de nouvelles thèses
cinématiques » ; cette structure aporétique fonctionnant, par conséquent, comme « matrice
pour les ontologies anciennes du mouvement7 ». Il nous invite à distinguer entre trois éléments :
d’une part 1/ la formulation de la Flèche elle-même, telle qu’elle a pu être élaborée par
Zénon, qui se limitait probablement à opposer sous la forme d’une alternative l’absence
totale de mouvement ou « un mouvement global d'un point A à un point B qui n'en est pourtant
un sur aucune portion de l'étendue qui les sépare8 » ; d’autre part 2/ les lieux argumentatifs
successivement donnés dans la tradition qui « en fonction des débats de l'heure » ont eu
2. Quoi que l’exemple aristotélicien des catégories montre que cela n’est pas une fatalité.
3. Et même si des cases logiques peuvent y rester vides.
4. Vuillemin, Nécessité ou contingence cit.
5. Cf. Vuillemin, De la Logique à la Théologie cit. et surtout Jules Vuillemin, « Sur deux cas
d’application de l’axiomatique à la philosophie : l’analyse du mouvement par Zénon d’Élée et l’analyse
de la liberté par Diodore Kronos », Fundamenta Scientiae, 6 (1985), p. 209-219.
6. Cf. « L’aporie cinématique du mouvement borné », in Rashed, Alexandre d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote (Livre IV-VIII) cit., p. 83-116.
7. Ibid., p. 84.
8. Rashed, à la suite de Vuillemin, semble identifier la Flèche avec l’argument (possiblement diodoréen)
énonçant que le mobile ne se meut ni là où est ni là où il n’est pas. Cela l’amène à formuler le problème
en termes de portion de l’étendue plutôt que d’éléments du temps (la Flèche qui se déplace est (toujours)
immobile, parce qu’elle est toujours [= universellement, pour tout maintenant] dans un (espace) égal).
553
« tendance à focaliser l'opposition » sur une « zone de l'aporie », c’est-à-dire une partie de
l’opposition structurale qui la constitue ; et enfin 3/ l’opposition structurale elle-même,
c’est-à-dire l’ensemble des prémisses à l’œuvre formant la matrice réelle des ontologies
successives. Rashed dégage alors huit prémisses, qu’il fait suivre, à chaque fois, de l’auteur
ou de la tradition qui se soustrait à la prémisse et ainsi à l’aporie9 :
(1) Le mouvement entre deux points A et B de l'espace est possible [vs Zénon d'Élée]
(2) Le mouvement entre deux points A et B de l'espace est réel [vs Platon]
(3) Ce qui parcourt une certaine trajectoire AB ne saute rien de cette trajectoire [vs alNazzam]
(4) (a) À temps de parcours nul correspond une distance parcourue nulle, (b) à temps de
parcours fini non nul correspond une distance parcourue finie non nulle, (c) à temps de
parcours infini correspond une distance parcourue infinie [vs al-Quhi]
(5) Tout mouvement possède une structure mathématique [vs Sceptiques]
(6) À tout point géométrique de l'espace correspond une position du mobile [vs Atomistes]
(7) Toute position du mobile en mouvement représente un état parfaitement déterminé et
existant du mouvement [vs Aristote]
(8) Un mobile ne peut être qu'en une seule position à un instant donné [vs Chrysippe]
Le débat de la philosophie antique de la nature est en fait plus précisément concentré
sur les quatre dernières prémisses, dans la mesure où les deux premières consistent à
remettre en cause globalement la réalité de l’être sensible en mouvement, et où les deux
suivantes ne peuvent être explicitées et remises en cause que par, respectivement, la
théologie et la géométrie du monde islamique10 . Pour Rashed, la matrice argumentative
interroge le rapport entre physicalité sensible et espace mathématique : le scepticisme
consiste d’après lui à remettre en doute, non pas le mouvement (c’est-à-dire l’apparence
de mouvement) mais son intelligibilité (c’est-à-dire ici le fait qu’il soit sous-tendu par des
9. Rashed, Alexandre d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote (Livre IV-VIII) cit.,
p. 85.
10. Ibid., p. 86.
554
ANNEXE D. UN SYSTÈME DE RÉPONSES
structures mathématiques) ; et les positions aristotéliciennes, atomistiques ou stoïciennes
consistent à établir divers rapports entre élémentarité mathématique et élémentarité
physique11 .
La tentation est alors grande de mener le projet à son terme et d’écrire le livre
imaginaire Passage ou positions, les paradoxes de Zénon d’Élée et les systèmes philosophiques. Mais l’on y résistera néanmoins, pour différentes raisons : la première est que,
dans toute sa gloire et sa force philosophique et la spectaculaire intelligibilité qu’elle
apporte, la combinatoire vuilleminienne n’en finit pas moins par être restrictive quand
on cherche à l’appliquer à l’ensemble de l’histoire de la philosophie, notamment sur ce
point précis qu’elle est incapable (pour de profondes raisons philosophiques pleinement
assumées par Jules Vuillemin lui-même) d’intégrer des réponses de type hégélien, qui ne
veulent pas choisir dans l’axiomatique. Le second point, qui en un sens peut être lié au
premier, est que cette façon de présenter les choses oblige à poser une matrice rétrospectivement ayant toujours été à l’œuvre, plutôt que d’envisager la naissance successive des
divergences différenciantes (à mesure que de nouvelles conceptualités s’inventent).
Pour ce qui relève des paradoxes du continu, donc, on préfèrera un modèle plus
ancien, qui nous paraît plus ouvert ou sensible au mouvement de la découverte, modèle
que Lautman puis Deleuze avaient préféré à l’architectonique aristotélicienne, justement
parce qu’il nous permet de suivre un procès de différenciation effective des singularités,
ce que ne peut faire une structure catégoriale fixe. Nous voulons parler de la procédure
platonicienne de la division (diairesis), développée à partir du Sophiste, du Politique et
11. En ce qui concerne notre propre traitement de la division des systèmes antiques relativement aux
apories zénoniennes du mouvement, voir 5.6 faisant suite à 4.3.1. Marwan Rashed est amené à faire une
distinction plus fine que la nôtre entre stoïcisme et aristotélisme, du fait que, choisissant la Flèche plutôt
que la Dichotomie comme matrice, son objet est la théorie des limites, et non celle de la divisibilité.
555
du Philèbe1213 .
Les défauts apparents de cette méthode pour une classification scientifique sont bien
connus et ont été soulevés par Aristote14 :
• La division ne définit pas pour elle-même un ordre nécessaire, en sorte que rien ne
vient garantir l’unicité de la procédure ; il est même en général clair qu’il y a une
pluralité de divisions également acceptables a priori et qu’il n’y a pas un système
unique de séparation et rapprochement entre les divers éléments différenciés.
• La procédure menace toujours de redondance et de désordre, car un même critère de
séparation peut devoir s’appliquer à plusieurs reprises dans les différentes branches
séparées.
• De deux choses l’une : ou bien la division procède par dichotomie, mais alors
elle met d’un côté une ou plusieurs déterminations et de l’autre la pure négation
12. Albert Lautman consacre un article à l’idée que le mouvement de progrès de définition en mathématiques, même quand il paraît consister en une généralisation à partir d’un cas particulier, consiste en
fait en un affinement des différences donnant lieu à une nouvelle division. Prenons un exemple simplifié :
la définition de la continuité à la fin du xixe siècle a permis de généraliser l’étude des courbes continues
en englobant et dépassant les exemples classiques. Ceux-ci apparaissaient dès lors comme des cas particuliers (qui ont par exemple pour particularité d’être infiniment différentiable presque partout). Mais
cette apparente généralisation n’a pu se produire que par la saisie d’une nouvelle différence, autrefois
inaperçue, entre le continu et le différentiable, nouvelle différence qui donne lieu à de nouvelles formes de
généralisations. Il se trouve qu’ici le différentiable est inclus dans le continu, mais ce n’est pas toujours
le cas dans les résultats de division. Ainsi, ce qui permet une généralisation au niveau des exemples
possibles, des particuliers subsumés par la catégorie, provient plus profondément d’un affinement de la
différence au niveau des unités conceptuelles. « Le passage des notions dites “élémentaires” aux notions abstraites ne
se présente donc pas comme une subsomption du particulier sous le général mais comme la division ou l'analyse d'un “mixte” qui
tend à dégager les notions simples auxquelles ce mixte participe. Ce n'est donc pas la logique aristotélicienne, celle des genres et des
espèces qui intervient ici, mais la méthode platonicienne de division, telle que l'enseignent le Sophiste et le Philèbe[…] » Albert
Lautman, « L’axiomatique et la méthode de division », (1937), in Albert Lautman, Les mathématiques
les idées et le réel physique, Problèmes et controverses, avec une étude de Fernando Zalaméa, Vrin, 2006,
p. 69-80, ici, p. 78
13. Deleuze est intéressé par la division platonicienne, car celle-ci offre une méthode de sélection, et
non de spécification. Elle est ainsi contraire à la logique aristotélicienne de la différence spécifique, qui
nous laisse toujours, même au niveau de l’espèce dernière, dans le domaine de la généralité. « Il ne s'agit
pas de diviser un genre déterminé en espèces définies, mais de diviser une espèce confuse en lignées pures, ou de sélectionner une
lignée pure à partir d'un matériel qui ne l'est pas. […] Aussi son point de départ est-il indifféremment un genre ou une espèce ;
mais ce genre, cette grosse espèce, est posée comme une matière logique indifférenciée, un matériau indifférent, un mixte, une
multiplicité indéfinie représentant ce qui doit être délimité pour mettre à jour l'Idée comme lignée pure. La recherche de l'or, voilà
le modèle de la division. La différence n'est pas spécifique, entre deux déterminations du genre, mais tout entière d'un côté, dans
la lignée qu'on sélectionne : non plus les contraires d'un même genre, mais le pur et l'impur, le bon et le mauvais, l'authentique et
l'inauthentique dans un mixe qui forme une grosse espèce. » Gilles Deleuze, Différence et répétition, Bibliothèque
de philosophie contemporaine, Presses universitaires de France, 1968, 82-9, ici p. 84.
14. Parties des animaux, I 2-3, Premiers Analytiques, I 31, Second Analytiques, II 5. Cf. Dimitri El
Murr, Savoir et gouverner. Essai sur la science politique platonicienne, Tradition de la pensée classique,
Vrin, 2014, chapitre V.
556
ANNEXE D. UN SYSTÈME DE RÉPONSES
de celles-ci ; or, cette négation ne saurait former en elle-même une unité ou une
détermination bien comprise, par conséquent un seul des côtés de la division est
déterminé ; ou bien il n’y a pas dichotomie, séparation entre un prédicat et sa
négation, mais alors rien ne saurait garantir l’exhaustivité de la division, à aucune
des étapes, et il se peut qu’une partie du réel nous ait échappé ;
Il y a d’autres défauts potentiels, mais nous nous en tenons à ceux-ci, qui concernent
essentiellement la présente entreprise. Le troisième problème, portant sur l’exhaustivité
de la division et l’inconsistance d’une détermination purement négative, est le plus intéressant. Pour Platon, il s’agissait dans la division de l’art de faire les bons découpages à
chacune des étapes, et il était dit explicitement qu’une division en deux branches n’était
que le nombre minimal possible et qu’il fallait en général suivre les articulations naturelles
du réel, à la manière du boucher15 . Nous prenons sur ce point le parti inverse, et nous divisons systématiquement, à chaque étape, entre une détermination et sa négation. Nous
assumons pleinement le fait que cette négation ne suffit pas à qualifier une unité bien
formée. Pour le reste, ce qui apparaissait comme des défauts pour Aristote nous convient
pleinement ici, au contraire : nous voulons éviter de prétendre à l’existence d’un ordre
unique ou nécessaire, et savons que nous aurions pu choisir d’autres critères, et inverser
le côté positif et le côté négatif, ou considérer un autre ordre de bout en bout. Nous savons que les branches divergentes ne déterminent jamais, d’elles-mêmes, l’essence d’une
position, et qu’une fois au bout de la division nous sommes encore contraint de trouver une manière de caractériser adéquatement les éléments obtenus. Mais cela ne pose
pas problème, car nous connaissons les différents systèmes philosophiques et savons les
caractériser en leur essence ; ce qu’il nous faut est précisément un moyen d’exhiber une
série de décisions différenciantes, qui obligent les systèmes ou positions philosophiques
à élaborer un certain type de solution parce qu’elles sont sorties d’une perspective donnée, ou s’y sont au contraire engagées. Le caractère a posteriori des critères de division
est une qualité, si on considère qu’ils sont marqués par une profonde hétérogénéité et
s’inscrivent dans une histoire imprévisible et faite de nouveauté réelle.
15. Cf. Politique, 287c.
Annexe E
Les mots de Zénon : l’hypothèse
de Jean-Claude Milner
La discussion que nous menons en 5.2 sur l’objet des arguments de Zénon dits “contre
le mouvement”, contient un présupposé : qu’Aristote nous informe au moins sur des
éléments de détails qui se trouveraient dans les énoncés originels de Zénon. Cela ne nous
dit pas encore à quel point Aristote suit de près quelque chose qui peut être considéré
comme une source zénonienne. En général, aucun des passages d’Aristote n’est vraiment
considéré comme une citation textuelle, même si le ton didactique du chapitre peut laisser
suggérer qu’il essaie a minima de produire quelque chose de l’ordre, sinon de la citation
littérale d’un ouvrage de Zénon, du moins de la restitution telle quelle de ce qu’il reçoit
de la tradition. Bien entendu, dans la mesure où Aristote est la seule source indépendante
sûre au sujet de ces paradoxes, on manque entièrement d’éléments de comparaison pour
pouvoir vraiment conclure quoi que ce soit. Mais il se trouve qu’un article peu connu de
Jean-Claude Milner1 fournit d’intéressants arguments en faveur d’une fidélité textuelle
à Zénon. Nous citons cet article de Milner, sans être entièrement certain de pouvoir
évaluer son argumentation, d’une part parce qu’il est assez passionnant en lui-même, et
d’autre part parce qu’à notre connaissance il n’a pas vraiment été pris en compte par la
1. Jean-Claude Milner, « La technique littéraire des paradoxes de Zénon », in Détections fictives, Seuil,
1985, p. 45-71.
557
558
ANNEXE E. L’HYPOTHÈSE DE MILNER
tradition de commentaire de Zénon2 .
Le point de départ de la thèse de Milner est un “axiome”, qu’il reprend au philologue
allemand Eduard Norden, énonçant qu’« il n'est pas d'écrit antique qui soit un atechton »3 , c’està-dire que tout écrit antique relève d’un genre et d’une technique littéraire donnée. Zénon
nous étant présenté par des sources suffisamment fiables comme l’auteur d’un ouvrage,
il s’agit de déterminer son genre et sa technique littéraire. Les témoignages précis sur
l’ouvrage étant quasiment inexistants en dehors du Parménide de Platon, il faut nous en
remettre à des indices textuels internes. Milner décide de se concentrer sur les arguments
contre le mouvement en vertu du fait qu’ils « sont les seuls à être développés avec un peu de détail
et les seuls à ne pas être réduits à une formalisation sèche4 ».
Ce dernier parti pris rend hautement problématique la thèse d’ensemble de Milner
relative au genre littéraire de l’ouvrage de Zénon. En effet comme on l’a vu, rien ne
permet avec certitude de placer les arguments contre le mouvement, et en particulier
les trois qui « ne sont pas réduits à une formalisation sèche », dans l’ouvrage auquel Platon
fait allusion. D’autant plus que les seuls éléments qu’on puisse, avec semble-t-il quelque
fondement, placer dans le dit ouvrage, sont eux-mêmes « réduits à une formalisation sèche »,
c’est-à-dire sont stylistiquement extrêmement généraux et abstraits et donc littérairement nettement distincts de la “Flèche”, “l’Achille” et le “Stade”. Si Milner propose des
arguments convaincants relatifs à la “Flèche” et surtout à “l’Achille”, il nous semble que,
comme tant de commentateurs de Zénon (y compris l’auteur du présent texte) il pèche
par généralisation et systématisation trop hâtive. Son projet devient alambiqué à propos
du “Stade”, arbitraire selon nous à propos de la “Dichotomie”, et on voit difficilement
comment même commencer à l’appliquer aux apories du continu.
2. Nous avons été informé de son existence pour la première et dernière fois, non pas dans la littérature sur Zénon, mais dans un passage du Séminaire de Badiou consacré à Parménide, Alain Badiou,
Parménide. L’être 1 - Figure ontologique, 1985-1986, Le Séminaire, Fayard, 2014, p. 122-5.
3. Milner, « La technique littéraire des paradoxes de Zénon » cit., p. 45-6, citant et traduisant
Eduard Norden, Die Antike Kunstprosa, Leipzig 1898, t. I, p. 48.
4. Milner, « La technique littéraire des paradoxes de Zénon » cit., p. 47.
559
L’Achille
L’enquête de Milner commence par le cas de l’“Achille”. On a vu que dans le texte
d’Aristote, le titre en référence au héros était indiqué, sans que Achille lui-même soit
nommé dans le fil de l’argument. On ne sait pas du tout, de plus, contre qui la course
d’Achille pourrait être menée. L’idée d’“d’Achille et la tortue” faisant la course ne peut
donc pas être tirée d’Aristote et nous vient probablement de Simplicius, qui développe
largement l’argument en précisant des personnages. Dans le texte de Simplicius est suggérée la structure suivante : non seulement Achille ne parvient pas à rattraper Hector, qui
est pourtant plus lent que lui, mais il ne parvient même pas à rattraper une tortue, qui
est le plus lent des animaux, et notamment plus lent que le cheval. Ce que ni Simplicius
ni Caveing ne précisent, et que Milner semble ignorer, c’est que cette structure remonte
elle-même au moins au commentaire de Thémistius à la Physique. Mais la question qui se
posait pour Milner à propos de Simplicius peut être posée à l’identique à propos de Thémistius : est-ce le commentateur d’Aristote qui invente ces précisions, comme Caveing
semble le suggérer, où sont-elles déjà implicitement indiquées par le texte d’Aristote ? La
thèse de Milner, que nous croyons est vraisemblable, est que si Thémistius et Simplicius
donnent des précisions dramatiques qu’Aristote omet, en revanche la structure qu’ils
soulèvent suit de près celle de l’exposé d’Aristote, et leur riche développement permet
seul d’expliquer une bizarre variation dans son texte entre le comparatif et le superlatif
dans les adjectifs « plus lent » et « plus rapide ».
En effet, revoilà le texte d’Aristote :
Le second est celui qu'on appelle “l'Achille”. Il consiste à dire que le plus lent [bradúteron,
comparatif, ou bradútaton, superlatif, selon les manuscrits, mais Simplicius lit clairement le
superlatif] ne sera jamais rattrapé dans sa course par le plus rapide [takhístou, sup.]. Il est en
effet auparavant nécessaire que le poursuivant [tò diôkon] arrive à l'endroit d'où le fuyard [tò
feûgon] s'est élancé, de sorte qu'il est nécessaire que le plus lent [comp.] ait toujours quelque
avance. Cet argument est aussi le même que celui de la procédure dichotomique, mais il en
diffère en ce que la grandeur supplémentaire n'est pas divisée par moitié. Que le plus lent
560
ANNEXE E. L’HYPOTHÈSE DE MILNER
[comp.] ne soit pas rattrapé résulte de l'argument, mais cela advient pour la même raison que
pour la dichotomie (dans les deux cas en effet, il se produit qu'on ne parvient pas jusqu'à la
limite quand la grandeur est divisée d'une certaine façon : ce qui s'ajoute dans celui-ci est qu'il
n'en ira même pas ainsi dans le cas théâtral [tetragodeménon] de l'individu le plus rapide [sup.]
lancé à la poursuite du plus lent [sup. selon tous les éditeurs, comp. dans certains manuscrits
cependant. Mais Simplicius lit clairement le superlatif]), de sorte qu'il est nécessaire que la
solution soit identique.
Milner fait remarquer qu’en grec, “le plus lent ne peut pas être rattrapé par le plus
rapide” se construit normalement avec deux comparatifs, et non deux superlatifs (le
français, contrairement au grec ou à l’anglais, n’exprime pas cette distinction quand
les adjectifs sont substantivés). Pour rendre la particularité de la construction qu’on
trouve chez Aristote, avec deux superlatifs, Caveing parle d’ailleurs de « champion de
rapidité » et « champion de lenteur5 ». L’idée de Milner est qu’il y a deux affirmations
distinctes implicites dans le texte d’Aristote, d’abord une affirmation selon laquelle un
coureur relativement plus lent ne peut pas être rattrapé par un autre plus rapide, puis
la dramatisation emphatique6 de cette affirmation selon laquelle même le plus lent de
tous ne peut être rattrapé par le plus rapide de tous. Comme l’adjectif « plus rapide »
est toujours au superlatif dans le texte d’Aristote en grec, même quand il poursuit un
comparativement plus lent que lui, Milner juge qu’il s’agit toujours, dans le cadre originel
de Zénon, d’une course menée par Achille. Comme Aristote fait spécifiquement référence
à un poursuivant et un fuyard, il ne s’agit pas d’une compétition mais d’une poursuite, et
comme cela doit être identifié par tout lecteur grec, il s’agit naturellement de la poursuite
d’Hector par Achille dans l’Illiade.
La course mélodramatique contre la tortue consiste donc dans le remplacement d’Hector par une tortue, et parallèlement la substitution d’Achille à ce qui était apparemment
5. Caveing, Zénon d’Élée cit., p. 79.
6. Milner traduit tetragodeménon par “mélodramatique”. Le sens du mot grec dans ce contexte n’est
pas clair. Il s’agit du participe passé passif du verbe tragodéo qui signifie en général “figurer ou jouer
dans une tragédie”. Le sens le plus faible qu’on peut lui donner est “célèbre” ou “bien connu”, mais
Thémistius semble nettement l’interpréter dans le sens d’une dramatisation (au sens propre comme au
figuré), LM traduisent par « théâtral » dans le texte d’Aristote mais par « grandiloquent » dans le texte
de Thémistius, Stevens traduit par une référence à un « héros », et Pellegrin à une « fable ».
561
un cheval dans une histoire de course, ce que l’on tendrait naturellement à considérer
comme une variante de la fable du Lièvre et la tortue d’Ésope. Milner reconstitue cela
à partir du long commentaire de Simplicius, mais on trouve en réalité cette construction directement visible dans la version de Thémistius, en sorte qu’on doit comprendre
l’exposé d’Aristote, comme tant d’autres de ses exposés, comme la restitution elliptique
de la structure d’un argument plus riche, que Thémistius et Simplicius restituent plus
complètement.
Voici une partie de la paraphrase de Thémistiusa , puis des extraits de celui de Simpliciusb :
Le second est l'argument appelé “Achille”, dont le nom également est théâtralc . En effet, comme
il [Zénon] le dit, Achille aux pieds les plus rapides [podokéstatos, sup.]d ne rattrapera pas Hector, mais pas non plus la tortue, qui est la plus lente [sup.]. Si, en effet il est nécessaire que le
poursuivant atteigne préalablement la limite de la distance que le poursuivi a déjà parcourue, il
est impossible que l'un soit rattrapé par l'autre. Car pendant que le poursuivant traverse cette
distance, il est clair que le poursuivi ajoute une autre distance. En effet, même si elle est toujours
plus petite du fait qu'il se trouve être plus lent [comp.], il en ajoute néanmoins une.
It would be as follows : if there is motion, the slowest will never be overtaken by the fastest.
But in fact this is impossible. Consequently, there is no motion. The conditional premise is selfevident, and he establishes the addition premise which says that it is impossible for the slowest to
be overtaken by the fastest, by taking a tortoise as the slowest, which the story too took as slow by
nature in the contest with the horsee , and Achilles as the fastest, who seemed so much the swiftest
of foot [même terme que Thémistius] that “help-foot” [podarkês] seems to be his personal epithet
in Homer because the speed of his feet helped both himself and his allies. The argument was called
“Achilles”, accordingly, from the fact that Achilles was taken [as a character] in it, and the argument
says it is impossible for him to overtake the tortoise when pursuing it. For in fact it is necessary
that what is to overtake [something], before overtaking [it], first reach the limit from which what
is fleeing set forth […] By taking one interval less than another to infinity by the cutting of the
magnitudes to infinity, not only will Hector not be overtaken by Achilles, but not even the tortoise
[will be].
[…] That not even the fastest pursuing the slowest will overtake it has been added in tragic style
[prostetragódetai, renvoie au participe passé passif tetragôdêmenos dans Aristote et Thémistius]
562
ANNEXE E. L’HYPOTHÈSE DE MILNER
to this argument, with both Achilles and the tortoise brought in as characters as though in a tragedy
or comedy.
a. Le texte considéré comme source par LM, D15b LM, p. 607.
b. Simplicius, On Aristotle Physics 1.3-4 cit., p. 1014, 1-1015, 2.
c. Ici LM traduisent par « grandiloquent », mais il faut noter qu’il s’agit du même adjectif
tetragôdêménos que l’on trouvait chez Aristote, et sur lequel nous revenons plus loin.
d. La traduction LM dit « aux pieds rapides », mais cela ne fait pas valoir le superlatif. Thémistius cite ici Zénon qui met spécifiquement au superlatif une épithète homérique normalement au
comparatif : podókes.
e. En parlant de la différence des vitesses, quelques pages avant le passage cité à l’instant,
Thémistius fait plusieurs références au fait bien connu de la plus grande rapidité du cheval par
rapport à la tortue.
À partir de là, la thèse de Milner est la suivante : Zénon rédige son argument via un
commentaire d’un passage d’Homère réinterprété sur un mode pompeux et comique via
la tradition de la fable populaire.
Plus précisément, Zénon va chercher dans Homère un cas paradoxal d’immobilité ou
en général d’échec du mouvement, et il le trouve dans un épisode de l’Iliade qui présente
exactement l’impossibilité pour le plus rapide de rattraper le plus lent. Il s’agit de la
course surnaturelle d’Achille et d’Hector qui précède leur duel final, dans le livre XXII.
Achille est plus rapide qu’Hector, mais ne parvient toujours pas à le rattraper après déjà
trois tours des murs de Troie7 :
Le rapide Achille traquait Hector sans relâche.
Comme un chien poursuit[díetai], en montagne, le faon d'une biche,
qu'il a chassé de son gîte, à travers les vallons et les gorges
-- dans un buisson, celui-ci se terre et échappe à la traque,
mais le chien suit sa trace en courant et enfin le débusque ;
ainsi Hector ne pouvait échapper au guerrier pieds-rapides [podôkea].
Chaque fois qu'il voulait, à la porte Dardanienne,
se jeter devant lui au pied de la bonne muraille
pour que ceux d'en haut le protègent avec leurs flèches,
chaque fois Achille le détournait vers la plaine,
en le devançant, en volant aussitôt vers la ville.
7. Homère, L’Iliade, trad. du grec et annot. par Philippe Brunet, Seuil, 2010, v. 188-205, pp. 585-6.
563
Comme on ne peut, dans un rêve, rejoindre [diókein]8 celui qui s'échappe [feúgonta],
l'un ne pouvant s'échapper [upofeúgein], ni l'autre à son tour le rejoindre [diókein],
ainsi Achille ne rattrapait pas Hector à la course.
Non seulement le cadre de la course est le même, entre un fuyard plus lent et un
poursuivant plus rapide (décrits dans les mêmes termes), mais Homère en vient luimême à décrire la situation surnaturelle, onirique, d’une course qui ne va nulle part,
d’une course immobile. Dans l’histoire, c’est l’intervention d’Apollon qui continue de
sauver Hector de justesse.
À cette exploitation/commentaire d’un épisode héroïque, Zénon ajoute mélodramatiquement une double substitution, du cheval par Achille dans la fable ou d’Hector par
la tortue dans l’épopée, afin d’avoir, sur un mode tragicomique, la plus frappante illustration de la preuve. Notons que si nous devons conclure qu’en un sens Aristote et
ses commentateurs citent Homère dans son texte, c’est-à-dire reproduisent des éléments
textuels qui ont leur origine dans Homère, cela veut dire en même temps que Zénon
lui-même citait Homère et qu’Aristote cite en un sens Zénon, qu’il témoigne en quelque
manière de termes employés dans un texte d’origine zénonienne.
Nous citons la conclusion de Milner9 :
S'il y a là les éléments d'une technique littéraire, on peut les résumer ainsi :
• L'argument de Zénon repose sur un adunaton [un impossible], mais ce dernier, Zénon
ne l'invente pas, il le trouve tout construit dans une tradition.
• Afin d'exposer sa dialectique, Zénon commente Homère, en le ramenant aux schèmes de
la sagesse populaire.
Par là, du reste, se comprend avec plus de précision la procédure démonstrative. Ayant emprunté à la tradition (littéraire ou populaire) un adunaton reconnu pour tel, Zénon démontre, par
des raisons formelles, que l'impossible est non seulement possible, mais logiquement néces8. Littéralement : “poursuivre”.
9. Milner, « La technique littéraire des paradoxes de Zénon » cit., p. 54-5.
564
ANNEXE E. L’HYPOTHÈSE DE MILNER
saire. Loin qu'il faille admirer qu'Achille ne rattrape ni Hector ni la tortue, il est impossible qu'il
en soit autrement.
Il admet néanmoins que pour pouvoir parler de technique littéraire il faut pouvoir
montrer que le procédé est systématique et s’applique à tous les arguments, il passe donc
au cas de la flèche. Avant d’y venir, nous pouvons dire un mot de bilan sur ce premier
argument : il est certainement possible d’envisager un scénario différent pour expliquer les
variations du texte d’Aristote et l’apparition des personnages déterminés chez Thémistius
et Simplicius. L’explication de Milner tend d’ailleurs à impliquer que Thémistius et
Simplicius aient eu accès à une source textuelle indépendante sur l’argument de l’Achille,
qui ne nous est pas connue, ce qui n’est pas une hypothèse commune. Il reste néanmoins
qu’aujourd’hui même il nous est difficile d’entendre parler de l’Achille sans penser à
la fable du lièvre et de la tortue, et qu’on doit supposer que l’association à l’épisode
de l’Iliade, ainsi qu’avec la fable populaire, allait également de soi déjà à l’époque de
Zénon. Si Zénon n’a pas utilisé ces personnages, on peut penser que leur apparition chez
Thémistius était d’une certaine manière naturelle.
À cet égard, il serait dommage de ne pas signaler ce qui est apparemment un charmant
témoignage de la célébrité de Zénon, de son vivant même, et du paradoxe de l’“Achille”
en particulier. On trouve en effet au Musée National Étrusque de la Villa Giulia à
Rome un vase daté du milieu du ve siècle av. J.-C.10 , dont une des figurations est une
tortue dépassée par un homme vêtu d’une chlamyde et d’un pétase, tenue de campagne
fréquemment associée à la figure du héros. Plusieurs commentateurs, dont H. Hoffman11
et Palmer, considèrent cette peinture comme étant vraisemblablement une figuration du
paradoxe de l’Achille, et donc peut-être la première réaction connue à celui-ci, les dates
supposées de la peinture la plaçant à peu près du vivant de Zénon. Si c’est le cas, on
aurait alors un argument archéologique en faveur de la présence de la tortue dès le texte
de départ de Zénon. Notons que dans la représentation, Achille dépasse en effet la tortue !
Le peintre offre apparemment une résolution picturale au paradoxe, ou prend en charge
10. Cf. fig. E.1
11. Herbert Hoffman, « Zeno’s Tortoise », Antike Kunst, 47 (2004), p. 5-9.
565
de venger la tortue par l’art.
La Flèche
Revoilà le texte d’Aristote :
Mais Zénon raisonne mal : Si, en effet, dit-il, toute chose est toujours en repos quand elle
est dans un égal, et que ce qui se meut est toujours dans le moment présent, la flèche qui se
déplace est immobile[akíneton tèn feroménen eînai oïstón].[…]
Voici donc deux arguments ; Le troisième vient juste d'être mentionné ; il consiste à dire
que la flèche qui se déplace est immobile [e oïstòs feroméne ésteken].
Le premier point dont Milner veut nous convaincre, avec une certaine force, est que
la phrase d’Aristote « la flèche qui se déplace est immobile » (e oïstòs feroméne ésteken) est
une citation littérale de Zénon. Le premier élément soutenant l’hypothèse est qu’Aristote
utilise la même expression, « e oïstòs feroméne », à quelques lignes d’intervalles. Il fait remarquer que ce qui est traduit ici par « le troisième vient juste d'être mentionné » pourrait tout
aussi bien être traduit par « en troisième lieu vient celui dont nous venons de faire citation », déclarant que cela s’accorde avec le participe retheís. Surtout, l’argument central concerne le
nom e oïstòs, et son caractère tout à fait inhabituel. D’une part, il affirme que le terme
oïstòs n’est pas celui que l’on attendrait dans de la prose attique, mais qui appartient
plus proprement au registre tragique ou épique. Le terme plus courant pour flèche serait
bélos, qui tend d’ailleurs à remplacer oïstòs chez les commentateurs d’Aristote. Plus remarquablement encore, le terme est au féminin, alors qu’il est presque universellement
masculin (Milner ne connait qu’une seule autre occurrence du féminin, chez Jamblique).
Ce dernier fait suffit, selon Milner, et d’autres, pour considérer que « e oïstòs » n’est
pas une expression propre à Aristote mais une citation de Zénon. Milner affirme que
l’appartenance à un autre registre que celui de la prose attique doit nous convaincre
qu’il s’agit chez Zénon lui-même d’une citation tragique ou épique.
Il s’agit donc pour Milner de trouver un passage parmi les classiques tragiques ou
comiques, contenant la situation impossible d’une flèche lancée qui se tient immobile.
566
ANNEXE E. L’HYPOTHÈSE DE MILNER
Fig. E.1 : A plate of the red-figure drinking cup, Mus. Villa Giulia inv. 3591, reproduite
et discutée dans Herbert Hoffman, « Zeno’s Tortoise », Antike Kunst, 47 (2004), p. 5-9
567
Il trouve ce passage à nouveau dans Homère, plus précisément dans la descente aux
enfers d’Ulysse au onzième chant de l’Odyssée. Ulysse aux enfers contemple les ombres
des Titans et héros disparus. Comme Milner le fera remarquer, tous se trouvent dans
une situation de mouvement immobile, de situation active figée dans l’éternité : Sisyphe
ne cesse jamais de remonter sa pierre (v. 593-600), Tantale de se pencher pour saisir
de l’eau (v. 582-92), et Tityos de se faire déchirer le foie par des vautours (v. 576-81) ;
Minos éternellement rend justice (v. 568-71), le Géant Orion chasse les fauves (v. 572-5),
et enfin, donc, l’ombre d’Héraclès éternellement est sur le point de tirer une flèche qui
ne part jamais (v. 601-8)12 :
J'aperçus aussi Héraclès, ou son ombre plutôt,
Car le héros lui-même a son séjour parmi les dieux ;
Il est de leur festin avec Hébé, sa belle épouse,
La fille du grand Zeus et d'Héra aux sandales d'or.
Autour de lui, les morts fuyaient en poussant de grands cris,
Comme font des oiseaux. Pareil à la nuit ténébreuse,
Il tenait son arc nu et une flèche (oïstón) sur la corde,
L'œil menaçant, comme un archer toujours prêt à tirer [littéralement : semblant
toujours sur le point de tirer, aieì baléonti eoikós].
Héraclès apparait toujours, aieì « allant tirer », le même « toujours » dont on a vu
qu’il était au principe des raisonnements itératifs chez Zénon et qui est aussi au principe
de la flèche dans la restitution d’Aristote : la flèche est « toujours » immobile parce
qu’elle est « toujours » dans le “maintenant”.
Milner fait remarquer qu’à l’époque de Zénon, les punitions divines éternelles et la
possibilité de représenter les situations impossibles des enfers était un sujet de préoccupation. Nous le citons :
Qu'on ne croie pas du reste que la question de la mimesis soit ici non pertinente. Bien au
contraire, on sait que la peinture grecque a fait de tels adunata ses objets d'élection, et la
12. Homère, L’Odyssée, trad. du grec par Frédéric Mugler, Babel, Actes Sud, 1995, p. 208.
568
ANNEXE E. L’HYPOTHÈSE DE MILNER
peinture la plus célèbre de la Grèce sera bientôt la Nekuya où Polygnote, un contemporain de
Zénon, représenta les Enfers et leurs supplices éternellement recommencés13 .
Il conclut que comme pour l’Achille, Zénon ici commente le texte homérique et rejoint
la tradition picturale de figuration du mouvement éternellement figé des enfers.
Nous arrêtons là le commentaire de l’article de Milner, ses reprises de la Dichotomie
et du Stade semblant respectivement trop arbitraire et trop contournée pour être entièrement convaincantes, une fois dit que sa thèse principale sur la nature de l’ouvrage
de Zénon ne peut pas être maintenue. L’article reste néanmoins dans son entier très recommandable, est bref, et la reprise qui en est faite ici ne rend pas justice à sa richesse.
13. Milner renvoie à la description de l’œuvre par Pausanias, Description de la Grèce, X, 25-31, et
sa discussion dans Adolphe Reinach, Textes grecs et latins relatifs à l’histoire de la peinture ancienne,
Klincksieck, Paris 1921.
Annexe F
Archimède et les méthodes
infinitaires
Nous souhaitons faire une mise au point sur Archimède, et les très mal nommées
méthodes dites d’“exhaustion” et des “indivisibles”. D’abord parce qu’elles sont pour
elles-mêmes passionnantes et qu’il est possible de les exposer en ne supposant pratiquement aucune connaissance mathématique ; ensuite pour clarifier le fait que ni l’une ni
l’autre n’implique Archimède dans une procédure d’“infini achevé1 ” et clarifier en général
le rapport qu’elles entretiennent avec l’infini ; enfin parce qu’elles soulèvent de fascinantes
questions sur les rapports possibles de l’atomisme ancien, voire de l’éléatisme, avec les
développements de techniques mathématiques, questions que nous nous contenterons ici
de poser.
Les indivisibles
On appelle parfois “méthode des indivisibles”, en référence à l’invention de Cavalieri,
une méthode heuristique de découverte de théorèmes dont témoigne le texte d’Archimède
qu’on nomme la Méthode2 . Elle consiste à conclure certaines propriétés de proportion sur
1. Cf. la section 9.4.
2. Cette œuvre, qui prend la forme d’une lettre (publique) adressée par Archimède à Eratosthène (et
avec elle d’autres éléments du travail d’Archimède) n’a été redécouverte qu’en 1906, dans un palimpseste
à l’histoire agitée, et son texte a été encore très récemment revu : grâce aux nouvelles méthodes d’imagerie
569
570
ANNEXE F. ARCHIMÈDE
Fig. F.1 : Le cylindre inscrit dans le cercle
des figures, à partir de propriétés analogues portant sur des composants de dimension
inférieure de ces figures, et en supposant la figure totale composée par sommation de
ces figures de dimension inférieure. Ainsi, par exemple, on envisagera un triangle comme
composé de segments inégaux unidimensionnels, et une pyramide comme composée de
triangles. Nous en donnons un modèle le plus simple possible mais que nous croyons
adéquat à l’esprit de la méthode : on considère deux volumes réguliers (par exemple un
cube et un cylindre inscrit dans le cube), et on veut prouver qu’ils sont dans la même
proportion que leurs bases (à savoir le carré et le cercle inscrit dans ce carré). Pour cela,
on montre que, si l’on considère une “tranche” quelconque de ces figures, c’est-à-dire une
section quelconque des figures par un plan parallèle à leurs bases, les sections de l’une
et l’autre sont en effet dans la même proportion que les bases. Comme la section choisie
était arbitraire, on sait que c’est vrai pour n’importe laquelle, vrai pour toutes. On en
conclut que ce qui est vérifié pour toutes les sections est vérifié pour les figures, grâce
apparemment à une forme de sommation de ces sections.
La nature de l’opération permettant de conclure demeurait au xxe siècle quelque
peu floue, mais la mise au jour en 2001 de nouveaux éléments textuels, dans des lignes
auparavant illisibles de la proposition 14 de la Méthode, révèle une explicitation du raisonnumérique, des découvertes décisives sur son contenu ont été faites à partir de 2001. Sur ces découvertes,
voir la présentation populaire en Reviel Netz et William Noel, The Archimedes Codex. How a Medieval
Prayer Book is Revealing the True Genius of Antiquity’s Greatest Scientist, Da Capo Press, 2007, et
la présentation scientifique de Reviel Netz et al. (éd.), The Archimedes Palimpsest, 2 t., Cambridge
University Press, 2011.
571
nement3 : il s’agit d’appliquer à la combinaison des sections des principes géométriques
s’appliquant aux sommes de grandeurs proportionnelles. Dans l’exemple trivial que nous
avons donné, il suffirait de dire que puisqu’on a deux multiplicités égales, telles que chacun des éléments de l’une a une certaine proportion avec un des éléments de l’autre
(selon une certaine bijection), alors la somme des éléments de la première entre dans la
même proportion avec la somme des éléments de la seconde. Si on a A = (A1 , . . . , An )
et B = (B1 , . . . , Bn ) tels que Ai : Bi = Aj : Bj , alors on a A1 : B1 = A : B, CQFD. Mais
appliquer ici un tel principe pose de nombreux problèmes : cela semble engager à considérer les volumes comme sommes d’aires de volume nul, à utiliser mathématiquement
l’égalité en multitude de deux multitudes infinies actuelles, et cela transfère à la production d’un volume à partir d’une somme d’aires un théorème qui vaut normalement pour
la production d’une grande aire à partir d’une somme de petites aires4 . Comme l’ont
fait remarquer les chercheurs et chercheuses qui ont exhumé ce texte, on peut supposer
que si Archimède énonce explicitement l’égalité des deux “multitudes infinies” alors cette
égalité a une signification déterminée, qu’on peut constater, et qui peut difficilement être
autre chose que l’existence d’une bijection entre les deux multiplicités – ou plus précisément le fait que dans l’opération de coupe un élément de l’un est toujours donné avec un
élément correspondant de l’autre. Ce qui atteste indéniablement de quelque chose comme
l’utilisation mathématique déterminée de comparaison de multitudes infinies actuelles
dans l’Antiquité grecque.
Néanmoins, il faut bien se souvenir qu’Archimède, en présentant l’utilisation de ses
3. Sur l’histoire de la découverte, voir la note précédente. Sur le contenu de ces lignes, voir de nouveau
ibid. ainsi que Reviel Netz et al., « A New Reading of Method Proposition 14. Preliminary Evidence
from the Archimedes Palimpsest, I », SCIAMVS, 2 (2001), p. 9-29 ; Reviel Netz et al., « A New Reading
of Method Proposition 14. Preliminary Evidence from the Archimedes Palimpsest, II », SCIAMVS, 3
(2002), p. 109-125.
4. Le contenu mathématique de la proposition 14 est plus élaboré, et fait intervenir la comparaison
de quatre multiplicités infinies égales en multitude, deux ensembles de triangles et deux ensembles de
segments, pour montrer à partir d’égalités proportionnelles portant sur les éléments des ensembles que
le rapport de la “somme” des triangles de la première multiplicité avec la “somme” des triangles de la
seconde multiplicité est égal au rapport de la “somme” des segments de la troisième avec la “somme”
des segments de la quatrième, autrement dit que le rapport du volume d’un solide (nommé “sabot”) avec
le volume d’un prisme est égal au rapport de l’aire d’une parabole avec l’aire d’un rectangle, dans un
raisonnement faisant intervenir trois dimensions, de la ligne au volume. Mais si le contenu mathématique
est plus sophistiqué et plus intéressant, il ne semble pas qu’il mobilise des problèmes philosophiques
différents.
572
ANNEXE F. ARCHIMÈDE
méthodes, précise explicitement qu’il s’agit de méthodes heuristiques, de découverte des
théorèmes, qui ne sont pas acceptables dans le contexte de preuves formelles ou de
présentation en bonne et due forme. Le fait est que, si les précautions suffisantes sont
prises, la méthode de composition infinitaire permet en effet d’obtenir des résultats
valides, mais la justification logique de la méthode ou la capacité à énoncer exactement
les règles permettant de l’utiliser sans produire des résultats aberrants5 nécessite des
résultats qui 1/ n’étaient pas disponibles en Grèce ancienne, 2/ conduisent de toute façon
toujours à ne pas prendre littéralement le fait de composer une figure par sommation
de tranche de dimensions inférieures. Si ce texte par conséquent apporte indéniablement
un nouvel élément interdisant le jugement sommaire selon lequel « les Grecs » (ou « les
mathématiciens grecs ») « évitent totalement l’infini en acte », et s’il ouvre une fenêtre
fascinante sur les pratiques heuristiques dans les mathématiques grecques par différence
d’avec les présentations “officielles”, il ne constitue toutefois pas une totale révolution
dans la mesure où la pratique infinitaire demeure dans l’ordre de la façon de parler.
L’exhaustion
Chez Archimède (et ailleurs dans les mathématiques grecques, si on suppose qu’elle
n’est pas propre à Archimède6 ), la méthode des indivisibles est toujours remplacée dans
les présentations entièrement rigoureuses. La méthode typique de remplacement, ou en
général la méthode qui permet d’obtenir des résultats de ce type, et que l’on trouve chez
Euclide, est la méthode dite “d’exhaustion”. Elle consiste à montrer, grâce à une double
démonstration par l’absurde, qu’une figure ne peut être ni inférieure ni supérieure à une
autre, et par conséquent qu’elles sont égales. Les deux contradictions sont obtenues à
chaque fois grâce à la production d’une troisième figure, ou plus exactement d’une série
de figures. Soit A et B des figures planes (ou solides) dont on veut prouver l’égalité d’aires
5. Pour ne prendre qu’une telle aberration bien connue : si on trace un segment au milieu d’un triangle
isocèle et parallèle à sa base, puis qu’on considère les lignes partant du sommet du triangle jusqu’à sa
base, on a une bijection naturelle associant à chaque point de la base un point du segment intermédiaire,
et comme tous les points sont égaux on devrait conclure que leurs sommes sont aussi égales, ce qui
permettrait de prouver que toutes les lignes finies sont égales.
6. Sur ce point voir plus bas.
573
Fig. F.2 : Cercle et triangle
τ
B
r
r
A
τ
(ou de volume). Supposons que A < B. Dans ce cas il existe une différence D telle que
A = B − D, A + D = B 7 . Soit maintenant une procédure indéfiniment réitérable8 qui me
permet de produire une série de figures Ci telles que 1/ j’ai toujours par construction
A > Ci (et donc B > Ci ), pour n’importe quel i, 2/ quand je passe d’une figure Ci
à la suivante Ci+1 , je diminue au moins de moitié la différence entre B et ma figure
C. La propriété dite justement d’archimédianité me permet alors de montrer qu’à force
de réitérer, je peux avoir B − C aussi petit que désiré, autrement je peux “approcher”
B autant que je le veux en poursuivant la série des C. Au bout d’un certain nombre
de réitérations, j’ai donc une figure C dont la différence avec B est plus petite que D.
Autrement dit j’ai C > B − D c’est-à-dire, par hypothèse, C > A. Mais j’ai aussi, par
construction, A > C, en sorte que j’ai A > A, ce qui est absurde. De même si je fais
l’hypothèse A > B, et donc A = B + D pour un certain D déterminé, je produis une
série de C tel qu’il en existe un pour qui on a, par construction, C > A et B + D > C,
soit, par hypothèse, A > A, ce qui est absurde. Comme A n’est ni plus grande ni plus
petite que B, on a bien A = B, CQFD.
Par exemple, soit un triangle A dont on veut montrer que l’aire égale celle du cercle
B (le triangle rectangle formé par deux segments à angle droit, égaux respectivement au
rayon et au périmètre du cercle). On va montrer que A ne peut être inférieur. Pour ça on
exhibe une procédure indéfiniment réitérable qui produit une série de polygones réguliers
7. Nous employons ici une notation arithmétique pour faciliter la compréhension et la manipulation
du problème, mais il s’agit bien strictement d’exprimer la différence d’aires de figures. Ni nombre ni
structure algébrique n’est supposée être ici en jeu.
8. Cf. chapitre 3.
574
ANNEXE F. ARCHIMÈDE
Fig. F.3 : Série des polygones
C1 > B > A
C2 > B > A
C3 > B > A
Cn (à 2n+1 côtés), inscrits dans le cercle B, qui sont tels que : tous, par construction,
sont strictement plus petits que le triangle A, et évidemment plus petits que le cercle ; et
quand on passe du polygone Cn au polygone Cn+1 , la différence d’aire entre le polygone
et le cercle est au moins réduite de moitié. On établit ensuite que, si le triangle était
inférieur au cercle, il existerait une aire D de leur différence. Mais du fait que la procédure
de production des polygones est indéfiniment réitérable, et qu’à chaque pas la différence
entre le polygone et le cercle est réduite de moitié, en vertu de l’archimédianité je peux
obtenir un polygone à l’aire arbitrairement proche de celle du cercle, notamment qui
est plus proche d’elle que ne l’est l’aire du triangle, donc un polygone plus grand que le
triangle. Mais cela est absurde, puisque tous les polygones étant par construction plus
petits que le triangle, cela rendrait le triangle plus petit que lui-même. Semblablement,
on montre que le triangle serait plus grand que lui-même s’il était plus grand que le
cercle, en produisant une série de polygones circonscrits.
Ce qu’il est important de noter est que dans la seconde méthode il y a bien utilisation d’une série indéfinie inachevable, mais il n’y a justement pas exhaustion de cette
série infinie. Il y a simplement réfutation par l’absurde d’une situation qui, si elle était
réalisée, permettrait de produire un résultat absurde en un nombre fini d’étapes. Et,
dans la première méthode, s’il y a bien un aspect “exhaustif”, grâce au passage de la
démonstration sur une section arbitraire au résultat obtenu sur leur “somme totale”, il
n’y a pas en revanche une sommation infinie successive, il n’y a pas de série à achever.
575
S’il y a bien, au moins par manière de parler, une forme d’addition, c’est au sens d’un
rassemblement abstrait, mais il ne peut y avoir, par exemple, succession des sommes
partielles. Et cela pour des raisons évidentes : d’abord, aucune tranche ne succède à une
tranche donnée, donc la succession ne peut avoir lieu, et ensuite toute “somme partielle”
(du moins toute “somme partielle finie”), si elle a même un sens, donnerait un résultat
nul. Aucune clarté ne serait par ailleurs obtenue en parlant “d’infinitésimaux” dans ce
contexte, ne serait-ce qu’au regard de la difficulté qu’il y a à saisir véritablement les sens
que prenait ce terme aux xviie et xviiie siècles9 .
Considérations historiques
Dans un article de 199610 , Wilbur Knorr défendait de façon très convaincante le
fait que la méthode des indivisibles était ancienne, au sens où elle était répandue avant
Archimède et devait même être considérée comme pré-platonicienne. Il avait à cet effet
plusieurs arguments, dont certains reposaient sur des indices textuels mathématiques
spécifiques, mais nous voulons retenir ici les deux qui semblent à la fois les plus frappants et les plus simples à exposer. Le premier est que la Méthode d’Archimède a en
fait pour propos d’exposer une autre méthode, qui n’est pas celle des indivisibles et
n’est pas nécessairement utilisée avec eux. Il s’agit d’une méthode “mécanique”, qui
consiste en l’utilisation de “balances” idéales permettant d’exhiber des rapports de proportions entre aires et entre volumes, et de trouver des centres de gravité. Or, si cette
méthode est longuement exposée et justifiée, Archimède ne semblait donner aucune explication de celle des indivisibles, alors même que celle-ci nous frappe comme surprenante
et appelant des justifications ; ce qui suggérait très fortement qu’Archimède lui-même
la considérait comme bagage commun de la pratique mathématique. Ce premier argument vaut-il toujours après les découvertes de 2001 ? Il est probable que oui. En effet,
si les lignes nouvellement exhumées contiennent bel et bien une explicitation du rai9. Voir les annexes G et H.
10. Wilbur R. Knorr, « The Method of Indivisibles in Ancient Geometry », in Vita Mathematica,
Historical Research and Integration with Teaching, sous la dir. de Ronald Calinger, MAA Notes, 40, The
Mathematical Association of America, 1996, p. 67-86.
576
ANNEXE F. ARCHIMÈDE
sonnement par les indivisibles, cette explicitation ne se trouve pas là pour justifier le
procédé en général, mais pour expliciter son utilisation dans un cas sophistiqué mobilisant un théorème des proportions démontré dans un autre traité. Il semble donc,
mais cela demanderait un examen plus précis, que le lecteur d’Archimède soit supposé
connaître le sens de l’application de la méthode en général, pour constater sa validité
dans ce cas particulier. Le second argument de Knorr consistait à dire qu’une série de
textes péripatéticiens et atomistes font sens si on les considère comme des critiques philosophiques d’une certaine conception mathématique, des figures comme composées par
sommation de “tranches” de dimension inférieure. On peut citer les arguments que l’on
trouve dans le traité pseudo-aristotéliciens Des lignes insécables, mais l’hypothèse est
suggestive pour nombre d’arguments qui apparaissent dans le contexte de discussion des
atomistes11 , voire des Éléates (pour Zénon, il est particulièrement intéressant de considérer l’Inexistence du sans grandeur, qui affirme directement qu’une entité sans volume
ne peut contribuer à la composition du volume total, ou l’argument du Stade qui semble
conclure de propriété de tranches aux propriétés d’ensemble12 ).
11. Voir la note 14, p. 149, ainsi que LS, 50 C.
12. Cf. resp. les sections 2.4 et 5.4.
Annexe G
Variétés de l’infinitésimal
La question de l’infinitésimal, et son rapport avec l’idée d’achèvement d’une série
infinie, est rarement traitée avec la précision conceptuelle qui serait nécessaire à un traitement proprement philosophique du sujet. La raison en est la réelle complexité tant
historique que théorique de la question : l’histoire de l’infinitésimal commence au plus
tard à la fin du xvie siècle et a trouvé de nouvelles formes dans la riche analyse non
standard contemporaine à partir des années 1960, connaissant de nombreuses reprises
et interprétations dans l’intervalle – tout ceci en se restreignant à l’histoire européenne
moderne de l’infinitésimal (et bien sûr son internationalisation entraînée par celle de la
mathématique en général), faisant abstraction de sa présence dans d’autres traditions notamment chinoises ou indiennes, et de son anticipation dans les mathématiques grecques
informelles comme la Méthode d’Archimède en témoigne1 . L’interprétation philosophique
de cette histoire moderne doit affronter un problème général qui est la difficulté de traiter philosophiquement une pratique mathématique ; cela dans la mesure où il est plus
que fréquent que des mathématicien.ne.s partagent une telle pratique, ou soient capables
d’échanger grâce à elle, sans pour autant partager une interprétation ou évaluation, autrement dit sans participer à un consensus philosophique. De ce fait il est parfaitement
possible – et, une fois encore, fréquent – pour un.e mathématicien.ne de participer à une
pratique déterminée sans avoir en fait le souci de sa signification ou possible justification
1. Voir l’annexe F.
577
578
ANNEXE G. VARIÉTÉS DE L’INFINITÉSIMAL
fondationnelle. Il ne s’agit bien sûr pas d’en faire le reproche aux praticien.ne.s, mais cela
fait courir à l’interprète philosophe le risque de poser à la pratique d’un auteur ou d’une
autrice des questions en fait dénuées de pertinence, ou à surinterpréter une déclaration
à valeur simplement conventionnelle ou pratique – risque qui bien sûr ne concerne pas
exclusivement l’interprétation philosophique des mathématiques mais est présent dans
toute entreprise herméneutique.
Dans le cas des infinitésimaux, le flou conceptuel semble bien interne à l’histoire
mathématique, au sens où, par exemple, la méthode de Bonaventura Cavalieri va être
principalement lue à travers sa reprise par Torricelli qui est conceptuellement très différente – et ce n’est pas la seule occurrence du phénomène. L’histoire que l’on raconte
fréquemment – selon laquelle les mathématiques aux xviie et xviiie siècles ont acquis
une puissance nouvelle grâce aux méthodes infinitésimales, mais au risque d’une perte de
rigueur conceptuelle et démonstrative et d’une controverse fondationnelle rampante qui
n’a été résolue qu’au xixe siècle avec Cauchy puis surtout Weierstrass – cette histoire
est globalement vraie, mais occulte une grande variété de situations de détail.
Ainsi, une approche philosophique de cette histoire serait amenée à poser toute une
batterie de questions aux enjeux hétérogènes, certaines ne se posant pas du tout dans
certains cas, d’autres étant parfois indissociables entre elles. D’abord des questions métaconceptuelles : La terminologie protocolaire d’un tel doit-elle être interprétée ? doit-on
l’entendre littéralement ? Une telle a-t-elle un souci de fondation logique ou se contentet-elle de la productivité de sa méthode et de sa cohérence opératoire réelle ? Quel rapport
entretiennent ces auteurs avec la philosophie ? avec la théologie ? Plus directement proche
de l’interprétation du contenu : quel statut un tel accorde-t-il aux objets mathématiques ?
sont-ils réels ? doivent-ils avoir un correspondant “physique” réel ou possible ? ont-ils tous
le même statut ou certains sont-ils privilégiés ? Quels critères une telle adopte-t-elle pour
accorder de la valeur à une entité mathématique ? à une inférence ? à une preuve ?
Puis des questions proprement conceptuelles : La pratique infinitésimale de l’une
ou l’autre suppose-t-elle une infinité actuelle ? sa manipulation ? la croyance en son
existence ? des prédicats vrais à son propos et si oui, lesquels ? et comment cette infinité
579
est-elle définie ? s’agit-il d’une multiplicité infinie ou d’un nombre = ∞ ? La pratique
implique-t-elle la position d’infiniment petits ? peuvent-ils avoir des tailles différentes les
uns des autres, et si oui, comment leur ordre est-il déterminé ? Les grandeurs continues
admettent-elles une composition à partir des infiniment petits ? à partir d’éléments sans
dimension ? si oui, quel est le statut de cette composition ? Enfin, un mouvement peut-il
être considéré comme l’achèvement effectif d’une série infinie (dont chaque élément est
un incrément fini) ? La valeur d’une série convergente est-elle effectivement la somme
résultant d’une sommation infinie ?
Faire l’histoire et l’interprétation des réponses modernes à Zénon et de leur assise infinitésimale serait indissociable d’une enquête soigneuse sur le sens donné par les acteurs
et actrices à leur pratique, et d’un examen conceptuel fin des différents engagements
théoriques des unes et des autres.
À titre de préliminaire à une telle entreprise, et d’exemple de la difficulté de juger
de la situation moderne, on esquissera ici l’analyse trois versions du calcul infinitésimal
au xviie siècle2 .
La première est la doctrine dite des « indivisibles » de Cavalieri. Contrairement à
une croyance déjà présente dans la réception immédiate de sa doctrine, elle ne comporte
ni infiniment petits, ni ne propose une doctrine de la compositionnalité du continu. La
méthode de base (qui, il faut le noter, va être partagée par d’autres praticiens dont la
conceptualité diffère de celle de Cavalieri) est celle que l’on trouve déjà chez Archimède
(sans que Cavalieri en hérite) : on veut comparer les aires ou les volumes de deux figures,
et pour ça on utilise une propriété de proportion, prouvablement universelle3 portant sur
les coupes (respectivement segments ou surfaces) que l’on peut faire sur ces figures. La
proportion qui vaut sur les coupes est transférée aux figures. L’intérêt est d’obtenir par
là une méthode générale qui évite la nécessité d’inventer pour chaque cas particulier une
méthode de preuve par exhaustion. Reste à comprendre la justification et la signification
2. Sur ces trois versions, et leurs auteurs, voir avant tout Paolo Mancosu, Philosophy of Mathematics
and Mathematical Practice in the Seventeenth Century, Oxford University Press, New York et Oxford
1996 à qui nous empruntons la quasi-intégralité des informations de cette annexe.
3. À part, parfois, pour les extrémités qui doivent être écartées.
580
ANNEXE G. VARIÉTÉS DE L’INFINITÉSIMAL
de l’opération, et c’est cela qui fait la véritable originalité de Cavalieri. L’idée est d’opérer
sur de nouveaux objets théoriques qui sont les totalités de lignes ou de carrés construits
sur elles, à partir – ce point est capital – d’une certaine norme de parcours des figures, le
long de laquelle sont faites les coupes. Et ces coupes sont, on ne saurait trop y insister,
littéralement des coupes. Elles ne sont pas, en particulier, “infiniment petites”, mais
bien strictement de largeur ou épaisseur nulle, des lignes ou des surfaces. Elles ont une
dimension de moins que la figure à laquelle elles appartiennent. En revanche, on donne
un sens à l’idée de proportion valant sur ces totalités, de manière à pouvoir dire « toutes
les lignes de A sont à toutes les lignes de B (selon telle norme) comme C est à D »
(par exemple, double, ou égal). Notons bien que l’énoncé porte sur les totalités en tant
que telles, et n’est pas un énoncé distributif sur leurs éléments, autrement il serait tout
simplement faux, ou au mieux entièrement équivoque (quoiqu’il soit ultimement fondé
sur des propriétés distributives sur leurs éléments). Tout l’enjeu est de passer de ces
proportions aux proportions recherchées, à savoir celles valant pour les figures, et c’est
la possibilité de ce passage que Cavalieri tente de démontrer dans sa Géométrie des
indivisibles. Nous ne discuterons pas ici ces tentatives de preuve et leur valeur, l’intérêt
est plutôt pour nous dans les réponses aux objections possibles qu’entreprend Cavalieri.
Notamment il remarque trois choses : d’abord il ne parle pas d’infiniment petits. Ensuite,
il ne compose pas non plus le continu avec des lignes ; sa méthode est entièrement neutre
par rapport à la question de la composition du continu : si on considère que le continu est
composé de ses lignes, alors la propriété portant sur la totalité se transfère naturellement
à la figure, mais l’idée est bien que le transfert est valide même si on suppose que le
continu est autre chose et davantage que les éléments indivisibles qui lui appartiennent.
Enfin, Cavalieri est certes conduit à affirmer qu’une totalité infinie est plus grande qu’une
autre (selon une certaine proportion), mais cela ne l’engage pas sur la question de la
comparabilité des infinis en tant que tels, cela ne l’engage pas à dire qu’un infini est plus
grand qu’un autre (ou égal à lui) ; ceci parce que ce qui est comparé ne sont justement
pas les infinis. On ne dit pas qu’un des infinis est plus grand que l’autre (ou lui est égal),
les totalités ne sont pas comparées en tant qu’infinies, mais selon leurs longueurs (ou
581
leurs aires) qui leur sont attribuées selon une norme de coupe. En sorte que, de nouveau,
sa méthode est neutre relativement à la question de l’applicabilité des comparaisons de
taille entre infinités. En revanche Cavalieri est bien engagé à deux niveaux : d’abord il
doit admettre la possibilité et admissibilité mathématique de totalités infinies ; ensuite,
problème proche mais distinct, il doit admettre qu’il soit signifiant de parler de “toutes”
les lignes d’une surface ; deux points qui sont explicitement interdits par Aristote, le
premier en raison d’un finitisme général, le second en raison du caractère incomposé
du continu et de la nature de pure limite en puissance des points. Mais l’infraction à
ces deux principes n’est pas du tout une nouveauté de Cavalieri, elle était admise par
exemple par Grégoire de Rimini.
La perspective conceptuelle est très différente chez Torricelli, qui reprend et développe
la même technique que Cavalieri mais comprend effectivement le continu comme composé
par les coupes envisagées dans la totalité et qui considère celles-ci comme des infiniment
petits à proprement parler et non pas comme ayant une largeur ou épaisseur nulle. Cela
le conduit à considérer que des points puissent avoir des tailles différentes et les lignes
avoir des épaisseurs différentes ; la signification de l’infiniment petit non nul restant non
entièrement éclaircie, et certainement refusée par nombre des rationalistes classiques.
On a enfin une troisième version, celle de l’infinitésimal proprement dit, pour qui
l’“infini” est une façon de parler pour indiquer notre capacité à approcher indéfiniment,
arbitrairement, une certaine valeur. Il s’agit en somme de la version classique, celle
précisément qui va être fondée rigoureusement au xixe siècle par Cauchy et Weierstrass
dans leur formalisation de l’analyse. On dira par exemple qu’un polygone vaut un cercle
à l’infini, signifiant par là qu’il s’en approche arbitrairement avec la croissance de son
nombre de côtés. Si la même série de polygones approche un triangle et un cercle, on
peut prouver par là que la différence entre le cercle et le triangle est plus petite que toute
différence donnée, et en conclure à leur égalité. C’est là l’interprétation qui semble être
adoptée par Leibniz dans ses publications mathématiques, celui-ci maintenant le langage
des infinis mais les comprenant comme désignant la possibilité d’une approche indéfinie.
Notons qu’aucune de ces trois versions n’engage à proprement parler un infini achevé !
582
ANNEXE G. VARIÉTÉS DE L’INFINITÉSIMAL
Celles de Cavalieri et de Torricelli passent de propriétés sur des coupes quelconques de
figures à des propriétés sur les totalités supposées données de ces coupes, tandis que
Leibniz envisage bien un processus indéfini mais qui n’est pas censé pouvoir se conclure.
Néanmoins nous n’avons pas épuisé les possibles, et il se peut que la perspective de
John Wallis, encore différente, approche l’idée d’un infini achevé avec sa théorie du pas
infinitésimal, et Wallis a un nombre infiniment grand ∞ et son inverse infiniment petit
1
.
∞
Toujours est-il que les trois versions, et d’autres encore, conduisent à des démonstrations semblables (au niveau d’un langage « infinitaire » plus ou moins informel), à
s’exprimer de la même manière métaphorique par composition infinie, ce qui n’aide pas
à limiter une certaine confusion dans la communauté qui va former la célèbre (mais pas
forcément bien connue) histoire philosophico-mathématique des paradoxes des infinitésimaux.
Annexe H
Descartes, Zénon et l’infini achevé
Il semble que la grande réponse contemporaine à l’aporie zénonienne du mouvement,
demandant simplement à ce que l’infinité des étapes soit achevée afin qu’Achille enfin
rattrape la tortue, puisse se revendiquer de la réponse cartésienne. Celle-ci serait à la
fois l’ancêtre moderne d’une réponse contemporaine et la première représentante d’une
tradition infinitiste ou, dans notre vocabulaire, possibiliste.
En voici le texte intégral1 :
L'Achille de Zénon ne sera pas difficile à soudre, si on prend garde que, (a) si à la dixième partie
de quelque quantité on ajoute la dixième de cette dixième, qui est une centième, et encore la
dixième de cette dernière, qui n'est qu'une millième de la première, et ainsi à l'infini, toutes
ces dixièmes jointes ensemble, quoi qu'elles soient supposées réellement infinies, ne
composent toutefois qu'une quantité finie, savoir une neuvième de la première quantité,
ce qui peut facilement être démontré. (b) Car, par exemple, si de la ligne AB on ôte la dixième
partie du côté qui est vers A, à savoir AC, et qu'au même temps on en ôte huit fois autant de
l'autre côté, à savoir BD, il ne reste entre deux que CD, qui est égal à AC ; (c) puis derechef, si
de CD on ôte sa dixième partie vers A, à savoir CE, et huit fois autant de l'autre côté, à savoir
1. Lettre à Clerselier de juin ou juillet 1646, AT IV 443-7 ; Descartes, Correspondance, 2 cit., l. 11,
p. 722-4, nous graissons et ajoutons la numérotation en parties. L’argumentation est reprise de façon
similaire, mais moins conceptuellement éloquente, dans la Lettre à Mersenne du 7 septembre 1646, AT
IV 497-501 ; René Descartes, Œuvres complètes, t. VIII.1 : Correspondance, 1, sous la dir. de JeanMarie Beyssade et Denis Kambouchner, sous la dir. de Jean-Robert Armogathe, annot. de Jean-Robert
Armogathe, 8 t., tel, 2013, l. 123, p. 532-5.
583
584
ANNEXE H. DESCARTES, ZÉNON ET L’INFINI ACHEVÉ
DF, il ne restera entre deux que EF, qui est la dixième de la toute CD ; (d) et si on continue
indéfiniment à ôter du côté marqué A un dixième de ce qu'on avait ôté auparavant, et huit
fois autant de l'autre côté, on trouvera toujours, entre les deux dernières lignes qu'on aura
ôtées, qu'il restera une dixième partie de toute la ligne dont elles auront été ôtées, de laquelle
dixième on pourra derechef ôter deux autres lignes en même façon. (e) Mais si on suppose
que cela ait été fait un nombre de fois actuellement infini, alors il ne restera plus rien
du tout entre les deux dernières lignes qui auront été ainsi ôtées, (f ) et on sera justement
parvenu des deux côtés au point G, supposant que AG est la neuvième partie de la toute AB,
et par conséquent que BG est octuple de AG. Car, puisque ce qu'on aura ôté du côté de B
aura toujours été octuple de ce qu'on aura ôté du côté de A, il faut que l'aggregatum
ou la somme de toutes ces lignes ôtées du côté de B, qui toutes ensemble composent la
ligne BG, soit aussi octuple de AG, qui est l'agrégé de toutes celles qui ont été ôtées du
côté de A. (g) Et, par conséquent, si à la ligne AC on ajoute CE, qui est la dixième partie, et
de plus une dixième de cette dixième, et ainsi à l'infini, toutes ces lignes jointes ensemble ne
composeront que la ligne AG, qui est la neuvième de la toute AB, ainsi que j'avais entrepris de
démontrer.
Or, cela étant su, (h) si quelqu'un dit qu'une tortue qui a dix lieues d'avance sur un cheval,
qui va dix fois aussi vite qu'elle, ne peut jamais être devancée par lui, à cause que, pendant
que le cheval fait ces dix lieues, la tortue en fait une de plus, et que, pendant que le cheval
fait cette lieue, la tortue avance encore de la dixième partie d'une lieue, et ainsi à l'infini ; (i)
il faut répondre que véritablement le cheval ne la devancera point, pendant qu'elle fera cette
lieue et cette dixième et 1/100 et 1/1000 etc. de lieue, mais qu'il ne suit pas de là qu'il ne la
devance jamais, pour ce que cette 1/10 et 1/100 et 1/1000 ne font que 1/9 d'une lieue, au bout
de laquelle le cheval commencera de la devancer. (j) Et la caption est en ce qu'on imagine
que cette neuvième partie d'une lieue est une quantité infinie, à cause qu'on la divise par son
585
imagination en des parties infinies.
En quoi consiste exactement cette réponse et que fait ici Descartes ? Au début du
premier paragraphe, il annonce une solution de l’Achille, obtenue grâce à un lemme
proprement mathématique. Ce lemme est établi démonstrativement dans le premier paragraphe, et utilisé dans le second pour « soudre » l’aporie.
Considérons d’abord ce second paragraphe. Il semble qu’il réponde à deux interprétations, entremêlées, de l’aporie de l’Achille. La première est l’interprétation selon laquelle
la série des “rattrapages partiels”, pour ainsi dire, constitue un parcours infini. Dans le
dispositif qu’il décrit, une course entre une tortue et un cheval, la tortue a une avance
déterminée de dix lieux, qui constitue la première distance parcourue par le cheval dans
le dispositif zénonien ; par hypothèse, la tortue va dix fois moins vite que le cheval, en
sorte que durant ce premier parcours du cheval, elle parcourt une lieue soit le dixième de
l’avance de départ. Le processus, par hypothèse, se répétant indéfiniment, on peut réitérer le rapport de proportion, en sorte que durant la course zénonienne la tortue parcourt
une lieue, puis un dixième de lieue, puis un centième et ainsi de suite à l’infini. Descartes 1/ remarque alors en (i) que l’ensemble de la série prend place dans un intervalle
d’une longueur déterminée finie, ne dépasse jamais un neuvième de lieue (ou une lieu
et un neuvième, en incluant l’étape initiale – c’est cela qui est obtenu grâce au lemme
mathématique) ; 2/ il semble donner en (j) une explication de l’origine psychologique de
la « caption », de la raison qui nous fait croire à l’infinité du parcours.
La seconde interprétation comprend dans l’Achille un sophisme sur l’emploi de « jamais » dans l’énoncé du problème en (h) : comme Descartes l’explique en (i), il est vrai
que le poursuivant ne rattrapera « jamais » le fuyard, mais uniquement en restreignant
le « jamais » à la série des étapes, des rattrapages partiels ; le sophisme consiste à interpréter ce « jamais » comme valant absolument, alors que, si on admet que le cheval peut
parcourir un intervalle fini, au bout de cet intervalle il aura rattrapé la tortue. Comme
on le voit, tout ce développement est assez classique, il mêle plusieurs éléments de réponse que l’on trouvait déjà chez Aristote et que l’on retrouvera diversement articulés
dans la littérature sur les supertâches. On voit aussi que, si on ignorait entièrement le
586
ANNEXE H. DESCARTES, ZÉNON ET L’INFINI ACHEVÉ
premier paragraphe, on pourrait avoir l’impression que ce passage ne se prononce pas
sur la nature de l’infinité des parcours successifs, et on peut en faire une interprétation
en termes stricts d’infini potentiel : les divisions se font « à l’infini », et une « quantité
infinie » n’est inférée que par erreur, du fait d’une division « infinie » de l’imagination qui
ne parvient certainement pas à imaginer effectivement la réalisation d’un infini actuel.
Il semble aussi, par conséquent, que cette résolution cartésienne ignore complètement le
problème de l’inachevable, celui qu’Aristote reconsidère au livre VIII de la Physique : la
question de l’être achevé de l’infini à proprement parler. Mais c’est à cet égard que le premier paragraphe est très différent et paraît offrir une véritable nouveauté. Considérons-le
d’abord pour lui-même avant de mettre en rapport les deux passages.
Considéré isolément, le premier paragraphe a strictement la forme d’une démonstration géométrique : une proposition générale est énoncée en (a), puis entre (b) et (f) est
menée une démonstration de la proposition sur un cas particulier (à valeur générique),
dont la conclusion est énoncée en (g). Et il est sous-entendu que le théorème est démontré
généralement, la particularisation ne faisant pas perdre en généralité.
(a) si à la dixième partie de quelque quantité on ajoute la dixième de cette dixième, qui est une
centième, et encore la dixième de cette dernière, qui n'est qu'une millième de la première, et
ainsi à l'infini, toutes ces dixièmes jointes ensemble, quoi qu'elles soient supposées réellement
infinies, ne composent toutefois qu'une quantité finie, savoir une neuvième de la première
quantité, ce qui peut facilement être démontré.
La proposition à démontrer est que, si pour une quantité a quelconque on considère
a
a
a
un processus d’adjonction indéfinie selon une série géométrique
+ 2 + 3 + . . ., les
10 10
10
éléments « supposés réellement infinis » de la série, adjoints ensemble, « composent »
a
une quantité finie = . L’argument aurait vraisemblablement pu être généralisé, avec les
9
a a a
a
moyens expressifs de l’époque, en montrant + 2 + 3 +. . . =
pour a une grandeur
b b
b
b−1
positive quelconque et b un entier positif > 2. La démonstration elle-même est ingénieuse
et repose d’abord sur un procédé itératif appliqué à des grandeurs géométriques.
En effet, on a d’abord une étape initiale :
587
(b) Car, par exemple, si de la ligne AB on ôte la dixième partie du côté qui est vers A, à savoir
AC, et qu'au même temps on en ôte huit fois autant de l'autre côté, à savoir BD, il ne reste entre
deux que CD, qui est égal à AC ;
1
On part de la quantité donnée AB dont on soustrait la proportion donnée , avec
b
b−2
8
ici b = 10, sous la forme du segment AC, ainsi que la proportion
, ici
, sous
b
10
la forme du segment BD. On voit que le segment restant CD est égal au segment AC,
autrement dit forme un dixième de la quantité donnée. Descartes applique alors une
première itération (« derechef ») :
(c) puis derechef, si de CD on ôte sa dixième partie vers A, à savoir CE, et huit fois autant de
l'autre côté, à savoir DF, il ne restera entre deux que EF, qui est la dixième de la toute CD ;
On reproduit sur le segment restant CD la même procédure soustractive qui avait
été appliquée à AB : le dixième en est soustrait “à gauche”, les huit dixièmes “à droite”,
et le segment restant est égal au dixième soustrait à gauche. En sorte que (quoi que cela
reste implicite dans le texte cartésien) à gauche a été soustrait à la quantité initiale AB
le dixième puis le dixième du dixième, soit le centième, et le segment EF restant est égal
à ce centième. On montre alors le caractère indéfiniment réitératif :
(d) et si on continue indéfiniment à ôter du côté marqué A un dixième de ce qu'on avait ôté
auparavant, et huit fois autant de l'autre côté, on trouvera toujours, entre les deux dernières
lignes qu'on aura ôtées, qu'il restera une dixième partie de toute la ligne dont elles auront été
ôtées, de laquelle dixième on pourra derechef ôter deux autres lignes en même façon.
Le passage de l’application initiale à sa première itération montre que le processus
est indéfiniment réitérable, on aboutit toujours, à l’issue d’une itération, à un segment
restant fini sur lequel on peut appliquer une nouvelle itération. Par conséquent (et de
nouveau, cela reste implicite), on obtient deux séries indéfinies, une à gauche et une à
droite, celle à gauche étant précisément la série examinée dans le théorème : un dixième,
plus un centième, plus un millième…d’une certaine quantité donnée. De plus, puisqu’à
chaque étape le segment restant est égal à celui qui est soustrait à gauche, ce segment
588
ANNEXE H. DESCARTES, ZÉNON ET L’INFINI ACHEVÉ
est lui-même infiniment décroissant, et constitue un dixième, puis un centième, puis un
millième et ainsi de suite de la grandeur donnée au départ. C’est alors, ce raisonnement
indéfiniment réitératif ayant été mené, qu’arrive la nouveauté :
(e) Mais si on suppose que cela ait été fait un nombre de fois actuellement infini, alors il ne
restera plus rien du tout entre les deux dernières lignes qui auront été ainsi ôtées,
Il est implicitement noté que la suite des segments restants tend vers zéro, ou descend
en dessous de toute mesure positive donnée. Mais Descartes dit ici quelque chose en plus :
il considère une hypothèse (« si on suppose ») selon laquelle la série a été effectuée « un
nombre de fois actuellement infini ». La suite de la phrase, qui plus est, montre qu’il ne
s’agit pas simplement de supposer qu’une infinité d’étapes successives ont été accomplies,
mais qu’il y a une dernière étape infinitaire du processus, celle qui consiste à ôter les
a
8a
deux dernières lignes, pour ainsi dire de longueur
et
, obtenant, à l’issue de
10∞
10∞
la suite infinie décroissante, « plus rien du tout ». Pris littéralement, ce geste théorique
est troublant : non seulement il admet un infini achevé, l’achèvement de la série, mais
cet infini achevé admet un “représentant” infinitaire ∞, et la série zénonienne admet
un dernier terme. De plus, alors qu’il y a une « dernière ligne » à ôter à gauche, ce qui
tiendrait lieu de segment restant est déclaré être « rien du tout », alors que le segment
pour chaque étape était égal à la ligne ôtée à gauche ; ainsi de deux choses l’une, ou bien
a
et n’est pas rien du tout, ou bien il ne reste rien du tout
le segment restant est
10∞
et il n’y avait rien du tout à soustraire. En somme il n’est pas possible de considérer
littéralement ce passage, venant d’un auteur notoirement soucieux de rigueur et clarté
conceptuelle. Il faut le considérer comme un artifice méthodologique, une façon de parler
des séries infinies pour les considérer comme des totalités. Le résultat de cet artifice est
l’obtention du résultat escompté, à savoir le calcul du segment fini « composé » par la
série indéfinie :
(f ) et on sera justement parvenu des deux côtés au point G, supposant que AG est la neuvième
partie de la toute AB, et par conséquent que BG est octuple de AG. Car, puisque ce qu'on
aura ôté du côté de B aura toujours été octuple de ce qu'on aura ôté du côté de A, il faut
589
que l'aggregatum ou la somme de toutes ces lignes ôtées du côté de B, qui toutes ensemble
composent la ligne BG, soit aussi octuple de AG, qui est l'agrégé de toutes celles qui ont été
ôtées du côté de A.
Les deux séries à gauche et à droite se rapprochent infiniment, et si on suppose un
achèvement de ce rapprochement on suppose qu’elles se rejoignent en un point. Il s’agit
néanmoins de déterminer ce point, ce passage révélant l’ingéniosité de la procédure en
même temps qu’il fait un nouvel emploi surprenant des opérations sur des séries infinies.
Descartes utilise implicitement un théorème des proportions selon lequel, si, pour deux
sommes équimultiples d’éléments A = (A1 + A2 + . . . + An ) et B = (B1 + B2 + . . . + Bn ),
on a pour tous i, j, Ai : Bi = Aj : Bj , alors on a aussi A : B = A1 : B1 . Le point décisif est
qu’il étend ce théorème, qui vaut classiquement pour le fini, au cas des agrégats infinis
qu’il a construits. Ayant Ai : Bi = 1 : 8, pour tout i, il sait que la série à gauche fait le
huitième de la série à droite. Ces deux séries épuisant, d’après (e), la quantité a donnée
a
au départ, on a a = x + 8x, soit x = . À l’issue de quoi on peut annoncer que la
9
proposition a été démontrée :
(g) Et, par conséquent, si à la ligne AC on ajoute CE, qui est la dixième partie, et de plus une
dixième de cette dixième, et ainsi à l'infini, toutes ces lignes jointes ensemble ne composeront
que la ligne AG, qui est la neuvième de la toute AB, ainsi que j'avais entrepris de démontrer.
Si l’on considérait chacun des deux paragraphes à part, nous pourrions donc maintenir l’interprétation déflationniste suivante : d’un côté, Descartes fait une démonstration de calcul infinitésimal, montrant comment il est possible de calculer que la série
a
a
a
a
+ 2 + 3 + . . . converge vers , sous l’hypothèse méthodologique selon laquelle on
10 10
10
9
peut considérer la série dans son entièreté comme composant par sommation une quantité. Ayant ainsi montré en tout état de cause que l’indéfinité des éléments de la série était
contenue dans un segment fini, il a employé ce résultat, d’origine mathématique, pour
redonner une solution philosophique classique au problème de l’Achille, selon laquelle
l’ensemble indéfini des étapes prend place dans un intervalle fini lui-même achevé en un
temps fini.
590
ANNEXE H. DESCARTES, ZÉNON ET L’INFINI ACHEVÉ
Le problème est que la succession immédiate des deux raisonnements produit un
effet théorique supplémentaire. En effet, la sommation mathématique a pour but de
représenter formellement la série des parcours du cheval et de la tortue, en sorte que
quand Descartes dit que l’épuisement du segment est obtenu sous supposition que la
sommation ait été accomplie un nombre actuellement infini de fois, nous sommes amenés
à conclure que le cheval rattrape la tortue quand les rattrapages partiels ont été accomplis
un nombre actuellement infini de fois. Et de fait, Descartes comme nous l’avons montré
établit une situation itérative indéfinie, inachevable, qu’il ne peut considérer comme
accomplie que sous la supposition de l’infini achevé, en sorte que la tortue n’est rattrapée
que sous l’hypothèse de l’achèvement des étapes sérielles successives. Si nous avons à
l’esprit l’interprétation de l’Achille comme aporie de l’inachevable, nous ne pouvons pas
nous empêcher de lire que le cheval rattrape la tortue parce qu’il est en réalité possible
d’achever un infini, et cela précisément de la manière que la mathématique nous indique.
En sorte que, peut-être malgré lui, Descartes inaugure la réponse mathématicienne à
Zénon qui est aussi une réponse possibiliste, admettant la possibilité de l’achèvement
d’une série infinie.
Nous ne pouvons pas mener ici un véritable commentaire philosophique de ce texte,
qui le replace dans le contexte de la philosophie de l’auteur, car cela nous entrainerait
trop loin. Nous avions tenté un tel commentaire dans un précédent travail2 . Nous présentions les éléments de la perspective cartésienne sur le temps, le mouvement et l’infini,
afin de pouvoir faire une interprétation critique de sa résolution de Zénon. Notre analyse
était que Descartes est enserré par un ensemble de contraintes théoriques, qu’il reçoit
principalement de la physique et de la théologie, l’obligeant à aller jusqu’au seuil de
l’affirmation d’existence de multiplicités infinies actuelles3 ; mais que parvenu à ce seuil,
il s’abstient toujours d’affirmer positivement cette infinité, au nom d’un principe épistémologique de type intuitionniste, sauf justement dans le cas de Zénon où le « nombre
actuellement infini » est soudain revendiqué ! Nous faisions valoir que le cas zénonien,
2. Seban, Zénon d’Élée à l’âge classique cit., chapitre 2.
3. Cf. notamment le problème bien connue de la division apparemment actuellement infinie de la
matière induite par certains mouvements de rotation, Principes de la Philosophie, II, §§ 33-5
591
s’il doit admettre une véritable réponse, nécessite manifestement le passage à l’infini actuel, et non la simple indéfinité ; car l’indéfinité ne fait que reposer le problème zénonien
de l’inachèvement, tandis que l’infinité proprement dite permettait d’atteindre la limite
recherchée. Nous énoncions alors trois conclusions : 1/ nous restions indécis sur le statut
à accorder à cette trahison par Descartes de ses propres principes épistémologiques, 2/
nous jugions qu’en définitive cette réponse échouait à véritablement offrir une solution à
Zénon, pour des raisons que nous développions et que nous exposons dans le présent travail, et 3/ nous envisagions ce qu’aurait pu être une réponse véritablement cartésienne
à l’aporie de Zénon telle que nous la comprenions, et concluions qu’une telle réponse
devait se réduire ultimement à une forme d’agnosticisme face à un incompréhensible.
Si nous n’avons pas entièrement changé d’avis en ce qui concerne les points 2 et
3, nous ne pouvons plus maintenir notre lecture du texte et notre approche du point
1. Nous avons depuis été rendu sensible à la difficulté qu’il y a à interpréter la portée
philosophique des énoncés conceptuels entourant les pratiques mathématiques de l’infini,
en particulier au xviie siècle. Plus précisément, nous ne croyons plus qu’il soit nécessaire
(ni tellement possible) de lire dans ce texte un véritable engagement de Descartes dans
la réalité de la sommation infinie qu’il décrit, au-delà d’une manière de parler ou d’une
hypothèse méthodologique. Comprise ainsi, nous l’avons dit, la réponse cartésienne devient la paraphrase, quelque peu modernisée par l’utilisation de la théorie des séries, de
la première réponse aristotélicienne consistant à dire que l’infinité vaut par division mais
se déroule à l’intérieur d’un intervalle fini au bout duquel Achille rattrape la tortue si
l’on suppose possible de traverser le fini. Les considérations selon lesquelles la série infinie compose un segment, la différence devient véritablement nulle une fois l’infini achevé,
etc., pourraient n’être que des concessions sous l’hypothèse fictionnelle selon laquelle on
peut composer des grandeurs par addition infinie. Il n’en reste pas moins que Descartes
parle littéralement de l’achèvement de la sommation infinie, et qu’il inaugure par là une
manière infinitiste de considérer la résolution de Zénon.
On cite en général, comme première application de la théorie des séries au problème de
l’Achille, le travail de Grégoire de Saint-Vincent, publié en 1647 mais datant des années
592
ANNEXE H. DESCARTES, ZÉNON ET L’INFINI ACHEVÉ
16204 . Mais cet auteur semble éviter plus clairement encore de dire que la somme infinie
peut être à proprement parler accomplie ou en général à s’engager dans des infinis actuels.
En tout état de cause, une véritable étude sur l’origine du traitement mathématique des
paradoxes de Zénon devra prendre place dans le cadre de l’évaluation des rapports entre
pratiques mathématiques et conceptualités philosophiques au xviie siècle et avant, œuvre
collective de longue haleine qui a déjà porté ses fruits5 . Voir sur ce point notre annexe
G, et, sur un sujet connexe, notre annexe F.
4. Opus geometricum quadraturae circuli et sectionum coni. Decem libris comprehensum, I. et I.
Meursios, Anvers 1647, prop. 137, scholion, p. 101-3, cf. Jean Dhombres, « Le Continu Baroque. Ou
Comment ne pas Jouer Discret », in Le Labyrinthe du Continu, Colloque de Cerisy 11-20 sept. 1990,
sous la dir. de Jean-Michel Salanskis et Hourya Sinaceur, Springer, 1992, p. 47-60
5. Voir, pour une défense et illustration assez générale de ce programme, Mancosu, Philosophy of
Mathematics and Mathematical Practice in the Seventeenth Century cit..
Annexe I
La non-résolution kantienne
La lecture de la Critique de la raison pure dans le contexte de l’étude de Zénon pose
de nombreuses questions, en raison notamment d’un fait remarquable : l’argument de la
Dichotomie n’y apparait pas.
La proximité des paradoxes de Zénon d’Élée et des Antinomies de la raison pure
saute aux yeux de quiconque connaît les deux corpus. Hegel par exemple déclare que :
Les antinomies de Kant ne sont rien de plus que ce que Zénon a déjà fait ici [i.e. dans les textes
rapportés par Simplicius]1 .
On peut d’ailleurs considérer que la Deuxième Antinomie est une transposition
exacte, dans le contexte kantien, de l’aporie zénonienne du Grand et du Petit qui nous
est transmise par Simplicius2 .
Le texte de Simplicius est peu connu, aujourd’hui encore, et Hegel le connaît, sauf
erreur, par les éditions de Victor Cousin, qui sont postérieures à la mort de Kant. Il n’est
donc pas surprenant outre mesure que Kant ne fasse pas directement le rapprochement
avec Zénon d’un argument qui, de toute manière, était passé, dès l’Antiquité, dans la
connaissance et l’argumentation commune. Cela d’autant plus que Kant ne cite jamais
1. Hegel, Des Origines à Anaxagore cit., p. 152.
2. Les différences sont intéressantes : dans le texte de Kant, la nature de l’espace et sa noncompositionnalité sont tenues pour acquises, et il distingue a priori l’espace de la matière substantielle
le remplissant, alors que chez Zénon il n’y a pas une telle distinction. Mais en réalité les arguments ont
les mêmes enjeux et les mêmes ressorts chez l’un et l’autre.
593
594
ANNEXE I. LA NON-RÉSOLUTION KANTIENNE
un auteur en particulier pour attester de la pertinence historique des arguments qu’il
oppose dans l’Antinomie.
Néanmoins, ne serait-ce qu’à des fins de complétude systématique, Kant n’aurait-il
pas du intégrer, dans cette même Deuxième Antinomie, le paradoxe de la Dichotomie –
soit dans sa forme régressive soit dans sa forme progressive3 – ?
En effet, la Première Antinomie kantienne examine deux Idées : celle de la totalité
de la synthèse régressive de la durée passée du monde, à partir du présent ; et celle de la
totalité de la synthèse régressive de la limitation des corps par d’autres corps du monde.
L’exigence, rationnelle, de poser la totalité absolue des conditions pour un conditionné
donné produit, comme on le sait, les Idées cosmologiques de la durée totale du monde
a parte ante, et de l’étendue totale du monde, et demande si celles-ci sont finies ou
infinies. Ces Idées ne se confondent pas du tout, si notre compréhension est correcte, avec
l’infinité du temps et l’infinité de l’espace, qui sont, pour Kant, données dans les formes
a priori de l’intuition, comme capables d’accueillir l’expérience en général. Ces infinités
formelles servent justement d’arguments contre l’idée d’une finitude cosmologique, soit
sous la forme d’un commencement de l’univers, soit d’une limite de l’étendue – dans la
partie « antithèse » du conflit.
De même, la Deuxième Antinomie procède à l’examen de l’Idée de la complétude
absolue de la synthèse régressive de la composition d’une étendue substantielle par ses
parties étendues ; demandant si cette synthèse est infiniment prolongée, en sorte qu’il
n’existe aucune substance simple, ou si elle doit parvenir à des éléments atomistiques
simples. Là encore, il s’agit d’un problème différent de celui de la composition de l’étendue
spatiale elle-même, car il est donné a priori, pour Kant, que l’espace ne se produit pas
par composition de parties, mais qu’il est donné d’avance comme un tout. Qu’il est, par
ailleurs, divisible à l’infini, et que si l’on en abstrait tout caractère relationnel, il ne reste
en fait rien du tout. Cette infinie divisibilité est, à nouveau, utilisée dans l’« antithèse »
3. Rappelons-les : « un mobile ne peut atteindre sa cible, car il doit d’abord parvenir à la moitié ». On
a alors une régression à l’infini, soit vers l’avant (« et ensuite la moitié de la moitié restante ») soit vers
l’arrière (« et avant cela la moitié de cette moitié »), qui prouve l’impossibilité, soit d’achever, soit de
commencer, un mouvement donné, ce qui revient dans les deux cas à l’impossibilité de tout mouvement
en général)
595
contre l’idée d’une atomicité substantielle.
Pourquoi alors, en ce lieu de la Deuxième Antinomie, la Dichotomie de Zénon n’intervientelle pas ? Pourquoi Kant ne pose-t-il pas le parallèle temporel – ou cinétique – de la
composition substantielle étendue ? Après tout, pour que la durée finie de l’existence
d’un corps ait eu lieu, ou son mouvement fini, il faut d’abord que sa moitié ait eu lieu,
puis la moitié du reste, puis la moitié du reste, et ainsi de suite. On a bien affaire, il
nous semble, à une série de conditions pour un conditionné donné, qui est la totalité
d’un mouvement ou d’une durée finie.
Si l’on traite la Dichotomie sur le mode kantien, nous aurions alors d’un côté la
« thèse », qui soutiendrait qu’une telle synthèse infinie ne serait pas susceptible de
s’achever, et qu’elle rendrait impossible le mouvement, en sorte qu’il faudrait postuler
une atomicité du temps et du mouvement – cette réponse est historiquement attestée
comme réponse atomistique à Zénon, chez par exemple Épicure ou Diodore mais aussi
de nombreux autres penseurs tout le long de l’histoire ; et, de l’autre, l’« antithèse », qui
affirmerait au contraire la division à l’infini du temps, et soutiendrait qu’une atomicité
du temps et du mouvement est impossible, pour exactement la même raison qui rend
impossible l’atomicité de la substance : un atome de mouvement devrait être pensé
comme prenant place dans une étendue de temps divisible selon l’avant et l’après, et
devrait donc être pensé comme non-simple, non-atomique.
Kant conclurait alors que les deux camps ont raison dans leur réfutation, en ce que
l’un et l’autre montrent une impossibilité, mais qu’ils ont l’un et l’autre tort en croyant
pouvoir conclure à la validité de leur position propre – précisément parce que la réfutation
de l’autre camp est, elle aussi, valide. Une telle conclusion kantienne nous paraîtrait tout
à fait raisonnable.
Une première question serait donc : notre restitution des deux premières Antinomies,
telles qu’elles se trouvent dans la Critique, est-elle correcte, et avons-nous raison de
penser que Kant aurait pu – et en un sens dû – produire un équivalent du paradoxe de
la Dichotomie en deuxième partie de la Deuxième Antinomie ?
En défense de la thèse selon laquelle la Dichotomie devrait en effet se trouver dans
596
ANNEXE I. LA NON-RÉSOLUTION KANTIENNE
la Deuxième Antinomie, nous pouvons avancer deux raisons :
1. La justification que donne Kant, dans la Première Antinomie, de la nécessité d’une
régression du présent vers sa condition – qui est le temps passé –, est le fait qu’un
élément temporel donné doit avoir été produit par une synthèse temporelle se
déroulant jusqu’à lui. Or, croyons-nous, cette justification est exactement le ressort
argumentatif de Zénon : le mouvement total a pour condition la synthèse temporelle
successive de ses parties.
2. On pourrait croire que Kant n’a pas pris en compte les paradoxes de Zénon contre
le mouvement parce que (comme certains philosophes modernes) il les croit résolus
par la mathématique, et qu’il croit pouvoir reprendre à son compte une résolution
désinvolte, selon laquelle « la tortue aura été rattrapée par Achille une fois l’infinité
des étapes achevées ». Il nous semble cependant invraisemblable que Kant y ait
eu recours implicitement, précisément parce que l’impossibilité d’achever une série
infinie, en tant que série infinie, est le ressort principal de tous les arguments – du
côté de la « thèse » – dans les Antinomies. Kant est peut-être le plus radical des
penseurs modernes en ce qui concerne l’interdiction d’achever une série infinie,
puisqu’il en fait un motif de réfutation de l’infinité de l’étendue du monde, alors
même que cette étendue, de son propre aveu, n’a pas besoin d’être constituée par
la série régressive que nous élaborons sur elle. A fortiori l’achèvement d’une série
temporelle infinie qui se constitue effectivement dans l’ordre de la série doit-elle
être exclue.
Une deuxième question serait donc : Kant est-il absolument ignorant de l’existence
des paradoxes de Zénon contre le mouvement ? La Dichotomie manque-t-elle dans les
Antinomies uniquement parce qu’elle a échappé à Kant, qu’il n’y a pas du tout pensé ?
Ou y a-t-il une raison conceptuelle plus profonde, relative à l’analyse kantienne des
Catégories, qui exclue la présence de la division temporelle ? Et si oui, quel est alors la
véritable réponse kantienne aux paradoxes contre le mouvement ?
597
En supposant néanmoins que le paradoxe de la Dichotomie ait sa place parmi les
Antinomies, admet-il, au même titre que les autres, une solution par l’Idéalisme Transcendantal ?
Il est certainement possible d’en formuler une, analogue à la solution de l’Antinomie
de la composition de la substance. On dirait en effet que les parties successives d’un
mouvement donné n’existent pas en soi, mais doivent être produites dans la régression,
dans la poursuite effective de la régression. Que tout ce qui est donné à la sensibilité
est l’unité totale d’un mouvement, avec la possibilité de le diviser. Et que l’Antinomie
repose sur l’idée fausse selon laquelle le conditionné est donné en soi avec la totalité de
ses conditions.
Une telle solution ressemblerait superficiellement à la réponse aristotélicienne, potentialiste, qui dit en effet qu’un mouvement continu est en son essence un, quoi qu’il soit,
en puissance et accidentellement, divisible. Ses parties ne sont pas données avec le tout,
mais doivent être constituées par un processus extrinsèque – soit physique (une série
de petits cailloux le long du chemin) soit simplement mental (la pensée du processus
de dichotomie) mais qui, dans un cas comme dans l’autre, ne peut jamais arriver à une
infinité mais toujours à une division finie.
Cependant, le problème de la solution aristotélicienne est que, comme le font remarquer Bayle ou Sextus Empiricus4 , le mouvement continu n’est pas vraiment un, mais il
est perpétuellement, et effectivement, division selon l’avant et l’après. Un corps continu
peut se présenter comme en lui-même un, parce qu’il n’a pas besoin de se constituer
dans la synthèse de ses parties constitutives, mais ce n’est pas le cas d’un mouvement.
Kant répondrait alors que sa solution est seule à même d’éviter le problème, sinon
insurmontable, de la solution aristotélicienne. Car ce problème survient si et seulement
si on croit que l’unité et les parties sont données en soi. Le mouvement étant pensé
comme une synthèse en soi, il doit contenir en lui l’infinité de ses parties possibles. En
revanche, s’il n’est qu’un phénomène, on doit penser que5 :
4. Voir section 5.6.3.
5. Kant, Critique de la raison pure cit., A514/B542, p.484.
598
ANNEXE I. LA NON-RÉSOLUTION KANTIENNE
la série des conditions n'est [pas] considérée comme donnée de façon infinie dans l'objet. Ce
ne sont pas des choses qui sont données en soi, mais seulement des phénomènes qui ne sont
donnés, comme conditions les uns des autres, que dans la régression elle-même.
Autrement dit le mouvement fini se présente comme un tout uni dont on est seulement
contraint de penser qu’il a pour condition des sous-mouvements qui en sont les parties.
Il se peut que cette solution fonctionne. Mais nous restons gêné par le fait que nous
avons du la reconstituer, et qu’elle ne se trouve pas dans le texte de Kant. En effet, la
Dichotomie cumule, pour ainsi dire, les difficultés de la régression temporelle dans la
Première Antinomie et de la division substantielle de la Deuxième Antinomie :
• Comme la division substantielle, la division temporelle dichotomique peut être
dite infinie, et pas seulement indéfinie – selon la distinction faite dans la huitième
section. Dans une opération donnant lieu à une série infinie, je peux toujours, pour
chaque étape de la division, anticiper sur le résultat de la division suivante, car la
totalité dans laquelle prend place la division m’est donnée en son entier. Certes, les
parties ne me sont pas données d’avance comme parties. Mais elles me sont données
d’avance, anticipables, en tant qu’elles forment le tout. Si le mouvement total a eu
lieu, les parties partielles sont anticipables dans le tout, comme les fractions d’un
morceau de matière6 .
• Comme la régression temporelle indéfinie a parte ante, la division temporelle dichotomique renvoie à la pensée de la constitution effective par une synthèse, par
une succession. L’analyse zénonienne tire sa force du fait qu’elle peut prétendre
que le déroulement des événements est exactement parallèle à la série que l’analyse
effectue, et qu’ainsi l’événement ne peut pas davantage s’achever que la série ne le
peut7 .
6. Contrairement à ce qui se passe dans une régression indéfinie, comme la régression indéfinie a
parte ante dans le passé, pour laquelle ne m’est pas donné un tout de la durée du monde dans lequel
prend place la régression. Je suis obligé, pour chaque étape régressive, de supposer qu’une régression est
encore possible ou en tout cas que je ne peux pas l’exclure, mais sans que l’élément temporel vers lequel
remonterait cette régression me soit donné d’avance.
7. Contrairement à, par exemple, l’ensemble des parties constituantes d’une substance, qui doivent
599
Cela pourtant ne contredit pas l’hypothétique réponse que nous prêtons à Kant. Il
reste vrai qu’avec la perception, ou la connaissance, d’un mouvement fini, ne m’est pas
donné en même temps la perception, ou la connaissance, d’une infinité de mouvements
partiels comme tels. Je n’ai pas besoin d’avoir la connaissance de la moitié de la moitié
de la moitié de la moitié du mouvement, pour avoir connaissance du mouvement.
être données simultanément et ne pas composer le tout dans une série régressive analogue à la série que
je mène dans ma propre analyse.
Index
Index des noms anciens
Nous n’avons naturellement pas inclus Zénon d’Élée parmi les auteurs indexés.
Agrippa, 82, 164, voir aussi Sceptiques
356, 380, 381, 397, 399, 402,
Alexandre d’Aphrodise, 30, 47, 54–56,
415, 417–433, 450, 453, 504,
517–520, 522, 527–529, 533,
59, 60, 66, 84, 552
Anaximandre, 402
535–541, 543, 544, 547,
Apollodore, 23, 26, 28, 38
551–557, 559–565, 567, 576,
Archimède, 569–577, 579
581, 585, 586, 591
Atomistes, 5, 6, 35, 69, 129, 131, 146,
Aristote, 5–7, 10, 19–21, 23, 25, 29–32,
34–38, 41, 52–56, 58, 60, 64, 66,
148–150, 164, 168, 183–186,
69–71, 82, 83, 100, 105, 107,
189, 191, 200, 353, 355, 424,
108, 111–114, 129–131, 143,
425, 427, 431, 433, 454, 517,
146–149, 155–158, 160, 162,
519, 546, 553, 554, 569, 576
165, 167–169, 171–182,
Chrysippe, 553, voir aussi Stoïciens
184–188, 191, 192, 198, 200,
201, 207, 209, 212–215,
Damascius, 1, 52, 183, 191, 192
221–223, 228, 233–235, 238,
Démocrite, 5, 129, 150, 186, 427, 546,
239, 245, 248–250, 257, 258,
voir aussi Atomistes
266, 277, 282, 284, 290–292,
Diodore, 517, 595
297, 317, 330, 331, 347, 353,
Diodore Cronos, 5, 35, 36, 163, 164,
601
602
INDEX DES NOMS ANCIENS
183, 185, 186, 353–355, 552
Diogène de Sinope, 6, 329
Diogène Laërce, 20, 23–26, 29, 30, 35,
39, 41, 116, 163
Homère, 432, 562, 563, 567
Isocrate, 28
Jamblique, 565
Démocrite, 522
Jean Philopon, 30, 423
Démétrios, 24, 26
Jérome de Stridon, 529
Éléates, 17, 23, 34, 39–41, 46, 49, 52,
Leucippe, 5, 150, 546, voir aussi
76, 100, 142–144, 146, 147, 149,
153, 161, 185, 349, 535, 536,
546, 569, 576
Élias, 162, 164
Empédocle, 26, 30
Épicure, 5, 150, 186, 522, 546, 595, voir
aussi Atomistes
Atomistes
Lucrèce, 135
Mégariques, 149, 176, 183, 527, 531
Mélissos, 23, 41, 52, 147, 528, 536, 547,
voir aussi Éléates
Parménide, 3, 20–26, 28, 35, 39–41,
Ésope, 561
46–48, 54–56, 58, 63, 68, 71, 76,
Eubulide, 527, 531, voir aussi
78, 79, 100, 101, 103, 104, 111,
Mégariques
Euclide d’Alexandrie, 65, 71, 72, 78, 86,
87, 92, 94–100, 103, 104, 107,
129, 147, 153, 535–540,
542–544, voir aussi Éléates
Platon, 19–23, 25–41, 47, 48, 54, 55, 61,
114, 318, 330, 402, 413, 432,
66, 68, 69, 76, 79, 99, 100, 104,
433, 437–442, 458, 499, 501,
107, 111, 113, 114, 116, 134,
572
143, 146, 147, 152, 153, 159,
Eudème de Rhodes, 29, 30, 32, 33, 37,
54, 56, 57
Gorgias, 28, 33, 41, 52, 152, 541, 548,
voir aussi Sophistes
Géminus, 72
Hérodote, 432
239, 383, 396, 428, 467, 486,
497, 516, 535, 537, 538,
540–543, 548, 553–555, 558, 575
Plutarque, 28, 134, 135
Porphyre, 54, 55, 58–60, 129–131, 431
Priscien, 408
Proclus, 22, 28, 31, 32, 48, 72, 438, 440
Socrate, 20, 21, 26, 28, 38–40, 66–68,
Protagoras, 29, 38, 152, voir aussi
76, 79, 374, 375, 416, 537
Sophistes
Sophistes, 27, 28, 32, 41, 55, 76, 79,
Pyrrhon d’Élis, 143, 146, 152, 163, 548
146, 152, 187, 528, 529, 548
Pythagoriciens, 46–49, 51, 114, 161, 458
Pythodore, 21, 27
Speusippe, 55
Périclès, 28
Stoïciens, 5, 17, 62, 134, 135, 149, 190,
528, 554
Sceptiques, 41, 42, 48, 79, 82, 83, 143,
Sénèque, 30
146, 152, 163, 189, 548, 553
Sextus Empiricus, 29, 36, 82, 83, 146,
Thémistius, 57, 66, 559–562, 564
152, 163, 164, 189, 191, 548,
Théophraste, 56
597, voir aussi Sceptiques
Théétète, 537, 542
Siddharta, 374, 375
Timon d’Athènes, 23, 26
Simplicius, 1, 20, 22, 28–34, 36, 37, 41,
Xénocrate de Chalcédoine, 55, 58, 60,
43, 52–66, 68–70, 73, 74, 84,
61
125, 130, 131, 136, 137, 142,
Xénophane, 41, 52, voir aussi Éléates
143, 158, 160, 162, 165, 192,
Zénon de Kition, 17, 25, voir aussi
427, 535, 536, 559–561, 564,
Stoïciens
593
Index des noms médiévaux et modernes
(du IXe au XIXe siècle)
al-Nazzam, 553
Cavalieri, 44, 244, 569, 577–582
al-Quhi, 553
Cousin, 593
Barthélémy-Saint-Hilaire, 529
Descartes, 6, 201, 229, 261, 317,
338–340, 441, 509, 522, 583–592
Bayle, 187, 188, 221, 292, 331, 515, 597
Bolzano, 533
Duns Scot, 235, 538
Cauchy, 9, 313, 578, 581
Fontenelle, 133
603
548, 593–599
Galilée, 6, 389, 522
Grégoire de Rimini, 141, 151, 235, 407,
Leibniz, 10, 133, 201, 509, 581, 582
408, 411, 581
Lotze, 530
Grégoire de Saint-Vincent, 201, 591
Malebranche, 133
Hegel, 142, 143, 185, 200, 349, 394, 399,
402, 515, 516, 518, 521, 529,
Newton, 6, 44, 376, 522
531, 535, 542, 543, 548, 554,
Nietzsche, 52
593
Pascal, 90–92, 133
Henri de Gand, 235
Renouvier, 349
Jean Buridan, 234–331
Torricelli, 578, 581, 582
Kant, 89, 185, 200, 206, 317–319,
433–436, 441, 445, 446, 465,
Wallis, 582
478, 516, 518, 521, 529, 538,
Weierstrass, 8, 349, 351, 353, 578, 581
Index des noms contemporains
La démarcation, qui passe ici entre Weierstrass (1815-1897) et Dedekind (1831-1916),
correspond plus ou moins au fait d’avoir ou non été contemporain du développement de
la théorie des ensembles.
Barnes, 40, 47, 51, 79, 134, 137, 197,
Acerbi, 86, 88, 97–104, 108, 111,
200, 209, 212, 219–230, 518
113–117
Allis, 231, 254, 323
Benacerraf, 231, 246, 253, 263, 269, 273,
Arthur, R.T.W., 392
278–282, 293, 295, 296, 301,
Aubry, G., 416
310–316, 327, 349, 456, 504
Austin, 367, 381–383
Benardete, 162, 223, 401
Badiou, 401
Bergson, 200, 206, 317, 349–358, 399,
604
INDEX DES NOMS CONTEMPORAINS
521
605
Chomsky, 462
Biard, 235, 407, 408
Church, 494
Black, 205, 231, 247–253, 255–266, 268,
Couturat, 248–250, 302
269, 274, 277, 281, 284, 331,
346, 518, 520
Blake, 201, 248, 452, 519
Borges, 509, 513
Brisson, 22, 27, 30, 31, 33, 41, 100–102,
147, 428
Brouwer, 117, 201, 456–460, 463, 464,
486, 495
Brunschwig, 26, 155
Burke, 298–303, 325
Burkert, 432
Cajori, 451
Cantor, 8–11, 44, 85, 115, 138, 140–142,
Crubellier, 105, 107, 108, 113
Davies, 506
Dedekind, 9, 85, 414, 427, 450, 457, 486
Deleuze, 554, 555
Derrida, 466
Dieks, 392
Dolev, 231, 256, 267, 273, 276, 280, 281,
309–328, 365–392, 520
Dorato, 391
Dorion, 527
Duchamp, 495
Dummet, 380, 399
Earman, 231, 245, 323, 325, 506
306, 307, 331, 442, 450, 452,
Einstein, 370, 376, 387, 389, 392, 522
456, 457, 507, 531, 533
Évellin, 519
Carroll, 533
Cassin, 51
Cavaillès, 342
Caveing, 19, 43–49, 54, 127, 137, 181,
198, 554, 559, 560
Fowler, 92, 97, 98
Fraenkel, 442, 459, 472
Frege, 531, 532
Freud, 509
Celeyrette, 235, 407
Garciadiego, 532
Cesàro, 280, 313–316, 318, 324
Gödel, 494
Chemla, 501
Goldbach, 506
Chihara, 231, 278, 281–293, 301, 327,
Goulet, 116
518, 520
Groarke, 299, 300, 303
606
INDEX DES NOMS CONTEMPORAINS
Grünbaum, 207, 216, 259, 518, 519
Mancosu, 495, 579, 592
Gwiazda, 302–309, 322
Manders, 502
Heidegger, 367
Heyting, 117
Hilbert, 1, 117, 201, 456–458, 460, 483,
494, 495
Hintikka, 415
Hoffman, H., 564
Huby, 56
Huggett, 19, 198
Husserl, 317, 367, 456, 462, 466
James, 200, 201, 317–319, 519
Knorr, 575, 576
Koetsier, 231, 254, 323
Köhler, 64
König, 532
Kripke, 395
Kronecker, 457
McLarty, 496
McLaughin, 453
McTaggart, 348, 358–366, 369, 370,
375, 377, 378, 387, 388, 390,
393–395, 399
Meillassoux, 469
Mellor, 387, 388
Melville, 341, 344
Meurisse, Paul, 342
Miller, S., 453
Milner, 557–568
Moore, A.W., 401
Most, 56
Mueller, 98, 99
Müller, 531
Nelson, 453
Netz, 107, 116, 501, 502, 570, 571
Laks, 56
Neumann, von, 442, 444, 484, 486, 488
Langevin, 389
Norden, 558
Lautman, 554, 555
Norris, 346, 347
Lear, 415
Norton, 231, 245, 323, 325, 506
Lefebvre, D., 416
Noël, 515
Lévinas, 367, 402
Long, 191
Louguet, 54, 125
Manchak, 231, 505
Palmer, 19, 31, 37, 40, 47, 51, 137, 158,
165, 564
Peano, 90, 115, 472, 473, 480
Peirce, 184, 456
INDEX DES NOMS CONTEMPORAINS
Pellegrin, 158, 165, 175, 560
607
423
Penrose, 390
Soulier, 402, 415
Pérez Laraudogoitia, 231, 505
Stein, H., 392
Poincaré, 457
Stevens, 175, 560
Prior, 398
Putnam, 246, 390, 456, 504
Rabouin, 437, 441, 502
Tannery, 46, 197
Taylor, 205, 247, 253, 259–261, 269,
270, 274, 295, 518
Rashed, 47, 84, 131, 552
Taylor, C.C.W., 56
Rav, 495
Thom, 184
Richard, 530
Thomson, 231, 243, 244, 247, 255, 256,
Rietdijk, 390
259, 263–269, 271–281, 284,
Roberts, 231, 505
291–302, 309, 310, 312–320,
Robinson, 453
324, 325, 327, 331, 518, 520
Ross, S., 308, 321–324
Tooley, 365
Ross, W.D., 223
Turing, 117, 274, 494, 504–506
Rotman, 498–500
Rucker, 401
Russell, 10, 83, 146, 151, 197, 204, 207,
Unguru, 92, 97
Ventura, Lino, 341
216, 248, 271, 272, 299,
Vitrac, 72, 78, 432, 433, 438, 440, 441
348–358, 365, 393, 454, 509,
Vuillemin, 83, 198, 514, 551, 552, 554
517–519, 530–533
Saito, 501
Salanskis, 85, 117, 337, 401, 454–490,
494–496, 499
Watling, 205, 247, 259–263, 265,
268–270, 274, 275, 295, 518
Weinersmith, 341, 342
Weyl, 200, 244–246, 248, 249, 257, 258,
Salmon, 278
283, 284, 287, 290, 297, 331,
Saussure, 456
346, 504, 518
Sedley, 36, 191
Whitehead, 200, 201, 519
Sorabji, 192, 197, 209, 212, 213, 249,
Wieland, 415
608
Wisdom, 259
INDEX DES NOMS CONTEMPORAINS
Worms, 349, 355
Wittgenstein, 367, 368, 461
Woodin, 494
Zermelo, 44, 85, 442, 450, 459, 472
Bibliographie
Dictionnaires et outils lexicographiques
TLFi : Trésor de la langue Française informatisé, CNRS-ATILF et Université de Lorraine, http://www.atilf.fr/tlfi.
Wartburg, Walther von et CNRS-ATILF, Französisches etymologisches Wörterbuch, 25 t., J. C. B. Mohr, Hebing und Lichtenhahn et Honoré Champion, Tübingen,
Basel et Paris 1922-2002, https://apps.atilf.fr/lecteurFEW/.
Ressources encyclopédiques
Fieser, James et Bradley Dowden (éd.), The Internet Encyclopedia of Philosophy
(IEP), https://www.iep.utm.edu/.
Zalta, Edward N. (éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Metaphysics Research Lab, Stanford University, https://plato.stanford.edu/.
Œuvres non littéraires
Melville, Jean-Pierre (réal.), L’armée des ombres, long-métrage, France et Italie
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Weinersmith, Zach, « 2013-11-22 », Saturday Morning Breakfast Cereal (22 nov. 2013),
http://smbc-comics.com/comic/2013-11-22.
609
610
BIBLIOGRAPHIE
Œuvres anciennes
Zénon et autres auteurs présocratiques (éditions et traductions)
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3 t., Berlin 1951-1952.
Dumont, Jean-Paul (éd.), Les écoles présocratiques, trad. par Daniel Delattre, JeanPaul Dumont et Jean-Louis Poirier, folio/essais, Gallimard, 1991.
Dumont, Jean-Paul et alii. (éd.), Les Présocratiques, trad. par Daniel Delattre, JeanPaul Dumont et Jean-Louis Poirier, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1988.
Kirk, G.S. et J.E. Raven (éd., trad. et comm.), The Presocratic Philosophers, A critical
History with a Selection of Texts, 2e éd., Cambridge 1969.
Laks, André et Glenn W. Most (éd. et trad.), Les débuts de la philosophie. Des
premiers penseurs grecs à Socrate, Fayard, 2016, édition en langue anglaise : Early
Greek Philosophy, éd. établie et trad. du grec par André Laks et Glenn W. Most,
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Lee, H.D.P (éd.), Zeno of Elea, A Text, with Translation and Notes, trad. du grec et
comm. par H.D.P. Lee, Cambridge Classical Studies, Cambridge University Press,
1936.
Untersteiner, Mario (éd.), Zenone, Testimonianze e Frammenti, Firenze 1963.
Autres œuvres anciennes (éditions et traductions)
Aristote, Catégories. Sur L’interprétation, Organon I-II, trad. du grec, annot. et introd. par Michel Crubellier, Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin, GF Flammarion,
2007.
— De la génération et la corruption, éd. établie, trad. du grec, annot. et introd. par
Marwan Rashed, Collection des universités de France, Les Belles Lettres, 2005.
— Éthique à Nicomaque, trad. du grec, annot. et introd. par Richard Bodéüs, GF Flammarion, 2004.
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— La Physique d’Aristote. ou Les leçons sur les principes généraux de la nature, trad. du
grec, annot. et introd. par Barthélémy-Saint-Hilaire, 2 t., A. Durand, Paris 1862.
— Les parties des animaux, trad. du grec, annot. et introd. par Pierre Pellegrin, GF
Flammarion, 2011.
— Les Réfutations sophistiques, éd. établie, trad. du grec, comm. et introd. par LouisAndré Dorion, préf. de Jacques Brunschwig, Histoire des doctrines de l’Antiquité
classique, Vrin, 1995.
— Métaphysique, in Œuvres. Éthiques, Politique, Rhétorique, Poétique, Métaphysique,
sous la dir. de Richard Bodéüs, trad. du grec par Christian Rutten et Annick Stevens,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2014.
— Physique, trad. du grec, annot. et introd. par Pierre Pellegrin, GF Flammarion, 2000.
— Physique, trad. du grec, annot. et introd. par Annick Stevens, Vrin, 2012.
— Premiers Analytiques, Organon III, trad. du grec, comm. et introd. par Michel Crubellier, GF Flammarion, 2014.
— Seconds analytiques, Organon IV, trad. du grec, annot. et introd. par Pierre Pellegrin,
GF Flammarion, 2005.
— Topiques. Réfutations sophistiques, Organon V-VI, trad. du grec par Jacques Brunschwig et Myriam Hecquet, annot. de Myriam Hecquet et Pierre Pellegrin, introd.
de Pierre Pellegrin, GF Flammarion, 2015.
— Traité du ciel, trad. du grec et annot. par Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin,
introd. de Pierre Pellegrin, GF Flammarion, 2004.
Cassin, Barbara, Cahiers de Philologie, t. 4 : Si Parménide, Le traité anonyme De
Melisso Xenophane Gorgia, trad. du grec et comm. par Barbara Cassin, Presses
Universitaires de Lille/Editions de la M.S.H., 1980.
Damascius, Commentaire du Parménide de Platon, t. 3, texte établi par : Leender Gerrit
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universités de France, Les Belles Lettres, 2002.
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BIBLIOGRAPHIE
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dir. de Marie-Odile Goulet-Cazé et alii., trad. du grec, annot. et introd. par Jacques
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— « Livre VII », in Vies et doctrines des philosophes illustres, sous la dir. de MarieOdile Goulet-Cazé et alii., trad. du grec, annot. et introd. par Richard Goulet, La
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— Vies et doctrines des philosophes illustres, éd. établie, trad. du grec et annot. par
Marie-Odile Goulet-Cazé et alii., La Pochotèque, Le livre de poche, 1999.
Euclide d’Alexandrie, Les Éléments, trad. du grec et comm. par Bernard Vitrac,
4 t., Presses Universitaires de France, 1990-2001.
— Les Éléments, t. 1 : Livre I-IV : Géométrie plane, trad. du grec et comm. par Bernard
Vitrac, introd. de Maurice Caveing, 4 t., Presses Universitaires de France, 1990.
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— L’Odyssée, trad. du grec par Frédéric Mugler, Babel, Actes Sud, 1995.
Jean Philopon, Against Aristotle on the Eternity of the World, trad. du grec et annot.
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Table des matières
Introduction : Le même problème depuis 2500 ans
Première partie
Zénon d’Élée et l’inachevable
1 Vie et œuvre de Zénon d’Élée
1
15
17
1.1
Ouvrages de référence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
1.2
Éléments biographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20
1.2.1
Le témoignage de Platon
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20
1.2.2
La doxographie de Diogène Laërce . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
1.2.3
Les autres sources biographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
1.3
Reconstituer son œuvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
1.4
Ses positions philosophiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
2 Comment lire Zénon
43
2.1
L’hypothèse pythagoricienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
2.2
Pourquoi lire Zénon ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49
2.3
Le texte de Simplicius . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
2.4
L’Inexistence du sans-grandeur et l’exigence de composition . . . . . . . . 61
2.5
Un argument perdu de l’Un et du Multiple ? La question de la « dichotomie » 64
3 Le raisonnement itératif
3.1
71
La dichotomie géométrique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
633
634
TABLE DES MATIÈRES
3.2
« Car rien de tel ne sera dernier… » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
3.3
Relations de différents modes de preuve . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77
3.4
Régression et progression à l’infini . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
3.5
Itératif et récurrence dans les mathématiques grecques . . . . . . . . . . . 85
3.6
3.7
3.5.1
Descente infinie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86
3.5.2
Induction complète et incomplète . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88
3.5.3
Présence et absence dans les corpus . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
Récurrence mathématique chez Platon et Aristote
. . . . . . . . . . . . . 100
3.6.1
Le texte du Parménide . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100
3.6.2
Les Premiers Analytiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
Le Sorite et l’empirie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115
Interlude anachronique
121
4 La dialectique du continu
125
4.1
4.2
4.3
L’argument en faveur du Grand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125
4.1.1
L’interprétation métrique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126
4.1.2
L’interprétation structurelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131
L’argument du Limité et de l’Illimité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136
4.2.1
Le mécanisme d’illimitation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136
4.2.2
L’interprétation selon le fini et l’infini . . . . . . . . . . . . . . . . 137
4.2.3
L’interprétation selon le totalisé et l’intotalisable . . . . . . . . . . 139
La dialectique du continu et le système des réponses possibles . . . . . . . 142
4.3.1
La division . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145
5 Contre le mouvement
155
5.1
La paraphrase d’Aristote . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
5.2
L’objet des arguments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158
5.3
Le nombre et l’ordre des arguments . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162
5.4
La Flèche et le Stade . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 164
TABLE DES MATIÈRES
5.5
5.6
635
5.4.1
La Flèche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166
5.4.2
Le Stade . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167
5.4.3
Continu et discret ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 168
L’Achille et la Dichotomie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169
5.5.1
Le problème de la Dichotomie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
5.5.2
Apeiron dans la Dichotomie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 176
5.5.3
Apeiron dans l’Achille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177
5.5.4
La question du temps limité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 180
5.5.5
L’interprétation métrique et l’inachevabilité . . . . . . . . . . . . . 181
La nature du problème et les solutions antiques et modernes . . . . . . . . 183
5.6.1
Du continu au mouvement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183
5.6.2
La logique diodoréenne
5.6.3
L’aristotélisme en difficulté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 186
5.6.4
L’ensemblisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192
Deuxième partie
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
L’inachevable aujourd’hui
6 Y a-t-il aporie de l’inachevable ?
195
197
6.1
Argumenter en faveur de l’inachevable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 198
6.2
L’argument in forma . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207
7 La méprise contemporaine
219
7.1
Préface : Jonathan Barnes et l’absence de preuves
7.2
Introduction : Les supertasks, une occasion manquée . . . . . . . . . . . . 231
7.3
Les précurseurs, de Zénon à Weyl, 450 av. J.-C. - 1949 . . . . . . . . . . . 233
7.4
. . . . . . . . . . . . . 220
7.3.1
Zénon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233
7.3.2
Aristote . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233
7.3.3
Jean Buridan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 234
7.3.4
Hermann Weyl . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 244
Le problème des Supertasks, de Black à Thomson, 1951-1954 . . . . . . . 246
636
TABLE DES MATIÈRES
7.5
7.6
7.7
7.8
7.4.1
Max Black, Achilles and the Tortoise (1951) . . . . . . . . . . . . . 247
7.4.2
Watling, The Sum of an infinite series (1952) . . . . . . . . . . . . 259
7.4.3
Thomson, Tasks and super-tasks (1954) . . . . . . . . . . . . . . . 263
La critique des années 1960 : Benacerraf, Chihara, et Thomson1970 . . . . 278
7.5.1
Benacerraf, Tasks, Supertasks, and the Modern Eleatics (1962) . . 278
7.5.2
Chihara, On the Possibility of Completing an Infinite Process (1965)281
7.5.3
Thomson, Comments on Professor Benacerraf’s Paper (1970) . . . 293
Développements récents sur l’inachevable, 1982-2012 . . . . . . . . . . . . 297
7.6.1
Burke et le principe de Thomson . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 298
7.6.2
Deux formulations inadéquates, Burke-Groarke, 1982-4 . . . . . . . 299
7.6.3
Gwiazda et l’inachevabilité ordinale, 2012 . . . . . . . . . . . . . . 302
Conclusion : Yuval Dolev et les principes temporels . . . . . . . . . . . . . 309
7.7.1
Supertâches et systèmes dynamiques . . . . . . . . . . . . . . . . . 311
7.7.2
La connectabilité et les sommes de Cesàro . . . . . . . . . . . . . . 312
7.7.3
Le problème de la continuité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 316
7.7.4
Supertâches, logique et temporalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . 319
Postface : Ce qu’une réponse à Zénon ne peut pas être . . . . . . . . . . . 329
8 L’inachevable et le temps
8.1
8.2
8.3
333
Perspective du faire et perspective de l’être fait . . . . . . . . . . . . . . . 335
8.1.1
Futur pur et passé pur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 335
8.1.2
Modèle mathématique et modèle temporel . . . . . . . . . . . . . . 338
8.1.3
L’inachevabilité dans la culture populaire . . . . . . . . . . . . . . 341
La philosophie sans le temps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 347
8.2.1
Les deux sources de la philosophie négatrice du devenir . . . . . . 348
8.2.2
Bergson et Russell contre le mouvement . . . . . . . . . . . . . . . 349
8.2.3
McTaggart avec et contre le devenir . . . . . . . . . . . . . . . . . 358
Yuval Dolev : l’indiscutable réalité du temps . . . . . . . . . . . . . . . . . 365
8.3.1
Time and realism, de la métaphysique à la phénoménologie . . . . 366
TABLE DES MATIÈRES
637
8.3.2
De l’indispensabilité à l’indiscutabilité du temps . . . . . . . . . . 369
8.3.3
Temps illusoire et temps illusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 376
8.3.4
Grammaires de l’existence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 379
8.3.5
Penser comme le passé = penser comme passé . . . . . . . . . . . . 387
8.3.6
La relativité contre le temps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 389
8.3.7
Temps et logique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 393
9 Penser l’infini
9.1
9.2
401
L’équivocité de l’infini . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 401
9.1.1
Infini et apeiron
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 401
9.1.2
Multiplicité et grandeur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 403
Infini et totalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 405
9.2.1
Totalité distributive et collective . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 406
9.2.2
Infini catégorématique et syncatégorématique . . . . . . . . . . . . 407
9.3
Infini en acte et infini en puissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 415
9.4
Infini préalable et infini achevé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 424
9.5
9.4.1
Distinctions croisées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 425
9.4.2
L’infini achevé dans le contexte argumentatif du IVe siècle av. J.-C. 427
9.4.3
Nombre et multiplicité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 432
Idées de la Raison et infini mathématique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 435
9.5.1
Idéalisation et infini préalable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 435
9.5.2
Un « illimité donné » dans Euclide . . . . . . . . . . . . . . . . . . 437
9.5.3
L’idéalisation des entiers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 442
9.5.4
Qu’est-ce que tout cela prouve ?
10 La lecture métamathématique
10.1 Une alternative finitiste ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 444
449
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 450
10.2 Le métaconstructivisme de Jean-Michel Salanskis . . . . . . . . . . . . . . 455
10.2.1 La mathématique post-contemplative . . . . . . . . . . . . . . . . . 455
10.2.2 L’objectivité constructive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 460
638
TABLE DES MATIÈRES
10.2.3 L’objectivité corrélative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 470
10.2.4 Entrelacement des objectivités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 481
10.3 Zénon et le métaconstructivisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 490
10.3.1 L’ensemblisme et l’inachevable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 491
10.3.2 Le plan de l’opératoire et le plan des idéalités . . . . . . . . . . . . 494
10.4 Bilan du chapitre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 506
10.4.1 Récapitulatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 506
10.4.2 Qu’est-ce que tout cela prouve ? (suite et fin) . . . . . . . . . . . . 507
Conclusion : Les paradoxes de Zénon et l’aporie du passage
509
Annexes
527
A “paradoxe” et “aporie”
527
B L’idée d’une lecture dialectique
535
C Théorie informelle du paradoxe
545
D Quel modèle pour un système de réponses ?
551
E Les mots de Zénon : l’hypothèse de Jean-Claude Milner
557
F Archimède et les méthodes infinitaires
569
G Variétés de l’infinitésimal
577
H Descartes, Zénon et l’infini achevé
583
I
593
La non-résolution kantienne
Index
601
Index des noms anciens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 601
Index des noms médiévaux et modernes (du IXe au XIXe siècle) . . . . . . . . . . 603
TABLE DES MATIÈRES
639
Index des noms contemporains . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 604
Bibliographie
609
Œuvres anciennes, sources et commentaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 610
Œuvres médiévales et modernes, sources et commentaires . . . . . . . . . . . . 619
Littérature contemporaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 622
Table des matières
639