L’écrin sensible de la parole du dieu :
Les stratégies sensuelles de mise en condition des acteurs du rite
oraculaire dans l’Alexandre ou le faux prophète de Lucien.
Manfred LESGOURGUES
Universités de Paris-Nanterre et de Montréal
Dans les premières années du règne d’Antonin le pieux, vers 145 apr. J.-C. 1, Alexandre
d’Abonoteichos, un mystique grec pythagoricien, fonde aux marges du monde grécoromain l’un des cultes les plus spectaculaires de l’histoire des oracles : l’oracle du nouvel
Asclépios, le serpent Glycon. L’ironie de l’histoire voulut que ce soit une unique source, la
violente diatribe d’un de ses plus grands ennemis, Lucien de Samosate, qui lui valut de
passer à la postérité comme la plus grande « mise en scène2 » religieuse frauduleuse de
l’Antiquité. Rien n’entachait plus en effet, aux yeux de Lucien, la crédibilité de ce nouveau
sanctuaire que les stratégies mises en place par le prophète pour frapper les sens des fidèles
et inspirer par là une ferveur plus grande pour le culte et une plus grande confiance dans
les paroles du dieu nouveau. Mis en scène sans distanciation ni véritable auteur humain, un
authentique rite oraculaire permettant de révéler les paroles des dieux ne pouvait pas être,
pour ce sceptique, aussi artificiel ni sensuel.
Ce n’est cependant pas cet aspect de l’ouvrage que retint la réception contemporaine de
l’Alexandre ou le faux prophète : la virtuosité littéraire de Lucien de Samosate, auteur des
Histoires vraies dans lesquelles certains voient la naissance du genre de la science-fiction,
place cette œuvre, l’une des rares dont le sujet soit contemporain de l’auteur, au carrefour
du document historique et de l’exercice de style fictionnel. Jacques Bompaire3, Graham
Anderson4 ou Robert Bracht Branham5 ont affirmé que l’Alexandre était avant tout un jeu
littéraire déconnecté de toute visée historique réaliste6, exercice de rhétorique visant
notamment à écrire une diatribe ayant pour anti-modèle la vie d’Alexandre le Grand. Au
contraire Marcel Caster 7 , Louis Robert 8 ou encore Angelos Chaniotis 9 ont préféré
s’appuyer sur les traces matérielles laissées par le culte - des monnaies et des statues
principalement - pour affirmer la fiabilité de cette biographie comme source historique. À
l’instar des positions d’Ulrich Victor10, de Robin Lane Fox11 ou de Christopher P. Jones12,
1
Sur la datation des évènements, Caster, 1937, p.95.
Lucien critique en effet à plusieurs reprises l’artificialité du culte et sa τραγῳδία : LUC. Alex. V, 20; XII, 2
et LX,1.
3
Bompaire, 1958.
4
Anderson, 1993.
5
Branham, 1989.
6
Au point qu’Alask Rostad, 2011, p. 228 a pu écrire: « The mantic ritual at Abonuteichos is a literary
construction which Lucian employs to open possibilities for allusions and comical effects. »
7
Caster, 1937.
8
Robert, 1981.
9
Chaniotis, 2002.
10
Victor, 1997.
2
il me semble qu’il faut ici adopter la voie moyenne et distinguer dans l’œuvre de Lucien
les faits des techniques littéraires pour pouvoir extraire de sa gangue rhétorique le minerai
historique, autant que faire se peut : le propre de la satire est de reposer sur des traits réels
et connus de tous et de les déformer par exagération et superposition de lieux communs et
littéraires qui en altèrent la réception pour faire rire et réfléchir. Par définition, la satire, en
proposant un écart entre le réel et le reflet infidèle qu’elle construit, nous parle bien, mais à
sa manière, de faits historiques. Cela ne veut donc pas dire que les faits rapportés par
Lucien ne peuvent pas être pris au sérieux, mais qu’ils sont une invitation permanente à se
demander par quels miroirs déformants ces informations nous arrivent, pour pouvoir les
établir comme fiables13.
Le cas des stimuli sensoriels présentés par Lucien14 dans l’Alexandre est à ce titre
intéressant : dans la mesure où la stratégie rhétorique de Lucien de disqualification du culte
s’appuie avant tout sur une critique des apparences trompeuses et des sensations
fallacieuses, l’auteur met une attention toute particulière à les décrire pour en faire la pierre
angulaire de sa diatribe, l’amenant à se faire « peintre », γραφικός15 comme il le dit luimême. Toute bonne satire s’appuyant sur des traits saillants et aisément reconnaissables
comme vrais, il est donc plus que probable que les impressions spectaculaires que décrit
Lucien pour pouvoir mieux ensuite en donner une interprétation grotesque aient bien été
celles qu’éprouvaient les consultants de l’oracle. Pour neutraliser l’ironie de l’homme de
Samosate, il s’agit donc de toujours tenter de se placer en amont de son herméneutique
acide, tout en gardant à l’esprit que son lectorat devait reconnaître les éléments qu’il décrit.
Mais qu’entendons-nous ici par « mise en scène » de la consultation oraculaire ?
Angelos Chaniotis la définit comme l’ensemble des caractéristiques du rite qui touchent à
son esthétique, à la mise en espace et en ordre de ses différentes composantes et aux
conditions de la réalisation des actions qui s’y succèdent, et qui visent à faire effet sur le
fidèle, en lui inspirant certains sentiments16. Pour filer la métaphore, la mise en scène est ce
11
Lane Fox, 1986.
Jones, 1986.
13
Furley, 2007, p.120 : « a parody is only funny if based on reality: the audience must recognize the
perversion of reality in order to laugh. »
14
Il est nécessaire ici de remarquer que deux sens ne sont pas mobilisés dans la critique de Lucien, l’odorat et
le goût, qui étaient pourtant des éléments importants dans les cultes antiques, particulièrement autour des
pratiques sacrificielles. Plusieurs interprétations de cette absence sont possibles : Lucien a peut-être voulu
appuyer sa critique plus spécifiquement sur les sens traditionnellement liés à l’illusion théâtrale, la vue et
l’ouïe – mais les sacrifices faits au théâtre laissent à penser que les performances étaient baignées d’une
ambiance olfactive ; ces éléments, fortement liés aux actes du sacrifice, auraient peut-être trop rappelé des
actes performatifs tenus pour efficaces, quand Lucien voulait mettre l’accent sur des actes trompeurs ; peutêtre enfin ces deux sens n’étaient-ils tout simplement pas tenus pour des sens fallacieux.
15
Luc. Alex. III.
16
Chaniotis, 2013, p.173-174 : « Exactly as there is no ritual without an emotional background and an
emotional impact, there is no ritual without a form of staging. The staging of rituals takes aesthetics, order,
and performance into consideration. Theatricality is a particular aspect of staging. As theatricality, I
understand an effort of individuals or groups to construct an image which is at least in part deceiving,
because it either is in contrast to reality or because it exaggerates or early distorts reality. As theatricality I
understand, furthermore, the effort to gain control over the emotions and the thoughts of others, and to
provoke specific reactions such as sorrow, pity, anger, fear, admiration, or respect. In connection with
12
qui vient se superposer au scénario du rituel, aux paroles et aux actes efficaces qui
construisent la communication entre les hommes et les puissances divines17. Étudier la
mise en scène d’un rituel demande donc de procéder à une lecture à deux niveaux : celle
des actes du culte qui opèrent une communication verticale entre les hommes et les dieux ;
et celle de la mise en scène de ces actes qui constitue un discours horizontal à destination
des fidèles qui y participent.
La mise en scène rituelle se distingue cependant de la mise en scène théâtrale en ce que
le plus souvent le spectateur auquel s’adresse cette première n’a pas à s’identifier à un des
acteurs du drame : il en est déjà un. Ce sont donc avant tout la puissance divine et les
relations que construisent avec elle les actes du culte qui sont, dans ce culte, l’objet de
mises en scène.
Or quand il s’agit de la mise en scène de la puissance divine, différents degrés
« d’illusion18 » peuvent entrer en jeu : dans le cas des effigies divines, la représentation est
signifiée de manière symbolique et permet, de manière médiée19, la « présentification de
l’invisible20 » ; dans le cas de la représentation théâtrale, le dieu est présenté comme
incarné par un acteur mais celui-ci n’est pas le dieu, il n’en est qu’une représentation,
frappante mais artificielle, apo mechanès21, et qui obéit à un code dramaturgique donné ; le
dernier cas, qui nous intéresse ici, est celui, plus rare et plus illusionniste (d’un point de
vue etic), de l’apparition d’un dieu de manière incarnée et réelle (d’un point de vue emic).
Ce dernier type de représentation ressort de ce qu’Angelos Chaniotis a appelé la théâtralité
– theatricality – des cultes de l’Orient romain des premiers siècles de notre ère. Cette
théâtralité de la consultation ne s’adresse pas au dieu mais aux fidèles chez qui elle suscite
des émotions et des idées en utilisant un large spectre de moyens de communication nonverbaux, au premier plan desquels se trouvent les stimuli sensoriels22. Cette dimension de
l’illusion rituelle de la présence du dieu est d’autant plus intéressante que c’est justement
religious celebrations, an additional aim of theatricality, besides the arousal of emotion, it’s the creation of
illusions : the illusion of the presence of a god and the illusion of the communication with a god. »
17
La notion même de « puissance divine », développée par Jean-Pierre Vernant et objet d’un récent colloque,
n’est elle-même pas sans poser problème ici : la plupart des critères de définition de la personne sur lesquels
s’appuie Jean-Pierre Vernant pour refuser cette qualité aux divinités grecques semblent en échec dans le cas
des épiphanies de Glykon. L’incarnation de Glykon permet en effet une singularisation du dieu et une
rencontre relativement personnelle entre le fidèle et ce dernier. De plus, les réponses du dieu font état de
connaissances qu’il ne partage pas avec les fidèles, créant les contours d’une vie intérieure, ainsi que de liens
affectifs le liant à son prophète Alexandre. Vernant, 1985, p. 340 et 360 ; Bonnet et alii, 2017 ; LUC. Alex.
XXIV, XXVI, LXIII.
18
Ces différents degrés ne sont pas exclusifs : quand certains fidèles devaient percevoir la présence du dieu
comme incarnée, réelle et tangible, les plus sceptiques pouvaient n’y voir qu’une « présentification » de la
divinité, comme dans d’autres rites. La représentation de la puissance divine devait donc pouvoir jouer sur
différents niveaux.
19
Pirenne-Delforge, 2010, p. 129.
20
Vernant, 1985, p. 340.
21
Brulé, 2015b, p. 148-157.
22
Chaniotis, ibid : « To achieve these two aims, that is, to construct an illusion and to control the emotions
and thoughts of others, a variety of means of verbal and non-verbal communication may be applied : a
carefully composed text (hymns, prayers, acclamations, ritual cries), a particular costume (the dress of the
cult officials and the participants), images and other devices that appeal to the senses (statues, torches,
incense, colours), the selection of the space where the « performance » takes place, body-language and facial
expressions (e.g. gestures of worship), the control of the voice (especially the use of loud voices), and
timing. »
celle-ci que Lucien souligne et dont il se moque en faisant une lecture délibérément
exagérée de cette pratique. Mais celle-ci n’est pas seulement le fait de la rhétorique de
l’homme de Samosate : elle est une composante effective du culte de Glykon.
Le deuxième objet de la mise en scène ne concerne plus seulement le dieu mais les actes
rituels accomplis lors de la consultation. Ici, les paroles et les gestes religieux peuvent
avoir plusieurs facettes : en tant qu’ils accomplissent de manière efficace une fonction
purement religieuse, ce sont des énoncés – linguistiques23 ou gestuels – performatifs24 , qui
sont ritualisés ; ils s’insèrent également dans une mise en scène socio-cosmique exprimant,
sans efficacité d’ordre sacré, les relations entre les individus et leur places respectives dans
le cosmos ; mais au-delà de leur propriété sacrée et socio-cosmique, ces actes s’insèrent
également dans une mise en scène qui s’adresse aux fidèles eux-mêmes et qui ne vise pas à
les rendre actes nécessairement plus efficaces religieusement, mais plus frappants pour
susciter une adhésion plus grande des consultants au culte et à l’illusion de la présence
effective du dieu. C’est dans une telle perspective que le recours aux stimuli sensoriels de
la vue, de l’ouïe et du toucher s’inscrit dans l’Alexandre ou le faux prophète.
Or Lucien nous présente deux mises en scène distinctes du culte, pour ce qui est de la
consultation oraculaire à Abonoteichos, qui contrastent fortement dans l’implication des
sens du fidèle : tandis que la première semble mettre toute expérience sensorielle à distance
en soulignant la nécessaire présence d’intermédiaires entre le dieu et l’homme du commun,
la seconde au contraire se veut une rencontre directe, tactile et presque sensuelle, avec la
puissance divine. La coexistence de plusieurs pratiques mantiques concurrentes dans un
même sanctuaire n’est pas surprenante ; on la retrouve par exemple à Delphes25, où la
divination inspirée de la Pythie coexiste avec des techniques de tirage au sort divinatoire.
Mais ce que l’opuscule de Lucien met au jour, c’est la manière dont celles-ci s’articulent et
se hiérarchisent suivant leur caractère plus ou moins spectaculaire, faisant de la
τραγῳδία26, de la mise en scène du rite, un élément de sa fiabilité et de son prestige.
Comme l’a très bien souligné Angelos Chaniotis27, la plupart des éléments du culte de
Glykon ne sont pas nouveaux, ce sont des emprunts à d’autres rites oraculaires, qu’ils
soient clariens, delphiens, trophoniens ou peut-être même dodonéens, mais leur
combinaison fait de cet oracle une véritable nouveauté, particulièrement prisée pour
l’expérience religieuse qu’il offrait.
Ce que nous nous proposons donc aujourd’hui d’analyser, c’est le contraste sensoriel
puissant qui existe, dans le récit de Lucien, entre deux pratiques mantiques du culte de
23
Austin, 1962 ; Calame, 2012.
Pirenne, 2010, p. 124-125.
25
Amandry, 1950 ; Delcourt, 1981.
26
Voir supra note 2.
27
Chaniotis, 2002, 88: « Despite Alexander’s obvious debt to existing religious traditions, the cult of Glykon
Neos Asklepios was new. It had its own individual profile, even if this profile resulted basically from a
unique amalgamation of elements adapted from a variety of sources (...) and to a lesser extent from
innovations. Alexander was successful not because his cult foundation was coherent and homogenous (...),
but because its individual elements were familiar to the worshippers. »
24
Glykon, et la manière dont se manifeste à travers lui une véritable hiérarchisation des
modes d’interrogation du dieu.
La consultation classique de l’oracle d’Abonoteichos : intermédiaires et mise à
distance du dieu Glykon.
Aux chapitres XIX et XLVI du Faux prophète28, Lucien décrit de manière assez rapide
la manière dont était interrogé le dieu serpent par ses fidèles en ces termes :
XLVI – Καὶ τὰ μὲν κατ' ἐκεῖνον τοιαῦτα. εἰ δέ τινι, προσκαλουμένων κατὰ τάξιν τῶν
χρησμῶν – πρὸ μιᾶς δὲ τοῦτο τοῦ θεσπίζειν ἐγίγνετο – καὶ ἐρομένου τοῦ κήρυκος
εἰ θεσπίζει τῷδε, ἀνεῖπεν ἔνδοθεν· “Ἐς κόρακας,” οὐκέτι τὸν τοιοῦτον οὔτε στέγῃ
τις ἐδέχετο.
« Les consultants étaient convoqués à tour de rôle pour interroger l’oracle (la réponse
venait le lendemain), et le héraut lui demandait s’il voulait prophétiser pour un tel. Or, si
jamais il répondait de l’intérieur : « …Aux corbeaux ! », le malheureux n’était plus reçu
sous aucun toit29. »
Il rapporte ensuite le protocole à suivre pour consulter le dieu, tel que l’énonçait
Alexandre :
XIX – ἐκέλευσεν δὲ ἕκαστον, οὗ δέοιτο ἂν καὶ ὃ μάλιστα μαθεῖν ἐθέλοι, εἰς βιβλίον
ἐγγράψαντα καταρράψαι τε καὶ κατασημήνασθαι κηρῷ ἢ πηλῷ ἢ ἄλλῳ τοιούτῳ.
αὐτὸς δὲ λαβὼν τὰ βιβλία καὶ εἰς τὸ ἄδυτον κατελθὼν – ἤδη γὰρ ὁ νεὼς ἐγήγερτο
καὶ ἡ σκηνὴ παρεσκεύαστο – καλέσειν ἔμελλε κατὰ τάξιν τοὺς δεδωκότας ὑπὸ
κήρυκι καὶ θεολόγῳ, καὶ παρὰ τοῦ θεοῦ ἀκούων ἕκαστα τὸ μὲν βιβλίον ἀποδώσειν
σεσημασμένον ὡς εἶχε, τὴν δὲ πρὸς αὐτὸ ἀπόκρισιν ὑπογεγραμμένην, πρὸς ἔπος
ἀμειβομένου τοῦ θεοῦ περὶ ὅτου τις ἔροιτο.
« Chaque consultant devrait écrire sur une feuille de papier (βιβλίον) ce qu’il désirait, le
renseignement qu’il tenait particulièrement à recevoir, ficeler la feuille roulée, puis la
cacheter avec de la cire, de l’argile blanche ou quelque substance analogue. Alexandre
prendrait lui-même les feuilles, descendrait dans le sanctuaire secret – car le temple était
déjà debout et la mise en scène toute prête ; il appellerait à tour de rôle, par l’office d’un
héraut et d’un prêtre, ceux qui auraient remis des demandes, et, instruit de chaque cas par
la parole divine, il remettrait au possesseur son papier scellé comme auparavant, mais avec
la réponse écrite sous le nom du consultant. Le dieu répondrait mot pour mot à chaque
demande. »
28
Le titre de l’ouvrage, qui n’est pas de Lucien, utilise le terme de ψευδόμαντις qui signifie littéralement
« le faux devin ». Il serait bon de le corriger en « faux prophète », dans la mesure où jamais Alexandre n’est
qualifié par Lucien ni de ce titre, ni de celui de μάντις. Pourtant, le terme de ψευδόμαντις se retrouve
ailleurs dans son œuvre pour qualifier des dieux. LUC. D. Deor., XVI, 2 et D. mort., XII, 5.
29
Les traductions de l’Alexandre ou le faux prophète sont celles de Marcel Caster, 1937, à la Collection des
Universités de France, sauf mention du contraire. Ici, le Ἐς κόρακας a été traduit par « Aux corbeaux ! »,
moins expressif pour le lecteur mais plus fidèle que la traduction de Caster : « Au diable ! ».
Si la mise en scène, que souligne Lucien, est minimaliste, force est de constater qu’elle
semble reposer sur un principe simple : mettre entre le dieu et le fidèle une distance,
incarnée par différents acteurs, le héraut et le prophète. Pour Lucien, cette mise à distance
est la preuve qu’il se trame, loin des yeux du consultant, quelque malversation : si la
révélation est mise à l’écart, c’est qu’elle n’est pas de bon aloi et cache une manipulation
des questions remises par écrit30. Mais d’un point de vue rituel et symbolique, cet
éloignement est en lui-même des plus significatifs.
L’autorisation de consultation, une convocation lointaine
La première étape du rituel est, de manière assez classique, une façon de montrer si le
dieu accepte ou non de répondre au pèlerin : au jour fixé pour la consultation, après la
célébration sonore des hymnodies31 en l’honneur du dieu et des sacrifices faits par la cité et
les particuliers en son honneur, un héraut, au seuil du temple, demande au prophète, qui se
trouve « dans le temple », ἔνδοθεν, si le consultant est autorisé à déposer sa requête. Le
premier seuil à franchir est donc celui du temple, mais dès l’entrée du rituel, le consultant
se voit déposséder de sa voix : c’est au héraut à demander en son nom une audience, et
c’est au porte-parole du dieu, Alexandre, qu’il convient de répondre. De toute évidence,
une telle cérémonie, publique et sonore, tranche avec les rites d’autorisation des autres
sanctuaires oraculaires, qui le plus souvent, comme à Delphes32, au Trophonion33 ou à
l’Amphiareion34, consistent en un sacrifice de chèvre ou de bouc, qui est accepté ou non
par le dieu. Ce n’est pas sur un individu que se prononce dès lors le dieu à travers le devin
ou le prêtre qui fait ce sacrifice, mais sur une offrande, qu’il accepte ou non. Cela permet
notamment au consultant de réitérer le sacrifice pour pouvoir tenter à nouveau d’accéder à
l’oracle. Ici, c’est bien le consultant lui-même qui, réduit au silence, se voit, sous le regard
de ses pairs, accorder ou non l’entrée du sanctuaire. C’est d’ailleurs sur ce point que porte
la condamnation de Lucien puisque celui qui se voit renvoyé « Aux corbeaux ! » est
30
À ma connaissance, la question des sources sur lesquelles s’appuie Lucien pour rapporter ce qui pouvait se
passer dans les coulisses du culte n’est jamais posée. La longue description des différentes manières de
retirer un sceau aux chapitres XX et XXI de l’ouvrage laisse penser qu’il attribue au prophète, de manière
arbitraire et sans preuve, les techniques de malversations bien connues des faussaires et des magiciens qui
constituent presque un topos littéraire. Le fait qu’il reconnaisse qu’elles se trouvent déjà dans un ouvrage
du destinataire du traité, Celse, au chapitre XXI, semble l’indiquer, de même que la superposition de trois
méthodes redondantes pour retirer les sceaux quand une seule devait suffire et être pratiquée, si fraude il y
avait. Au risque de l’invraisemblance, Lucien utilise l’accumulation des procédés possibles pour faire croire
à une preuve.
31
La célébration d’hymnes semble avoir connu un grand succès à l’époque romaine (Voir Furley, 2007) et
avait à la fois une dimension de préparation sensorielle sonore et d’évocation, à travers les paroles des
hymnes, de la divinité avec laquelle on s’apprêtait à entrer en communication. Les mémoriaux de
délégation de Claros, étudiés par Jean-Louis Ferrary, 2015, montrent à quel point leur usage pouvait être
important dans certains sanctuaires oraculaires. C’est sans doute en ce sens qu’il faut interpréter le collège
de jeunes θεήκολοι, prêtres, envoyés par les cités de Paphlagonie auprès d’Alexandre pour chanter des
hymnes au dieu au chapitre XLI. Sur la valeur rituelle des hymnes, Calame, 2012.
32
Plut. 438b.
33
Paus. IX, 39.
34
Paus. I, 34.
immédiatement perçu par le public comme un paria : le refus est transféré de l’acte à
l’acteur.
Qu’ici l’autorisation de consulter le dieu se voie réduite à la seule voix sortant du
temple n’est sans doute pas anodin et n’est pas sans rappeler un épisode des Histoires
d’Hérodote, où Aristodikos, un Kyméen, subit des reproches d’Apollon directement, par le
biais d’une voix sortant du temple de Didymes35. Difficile de savoir si la référence à cette
tradition viendrait d’un Lucien parodiant Alexandre qui se prend pour un dieu ou bien s’il
s’agirait bien plutôt de la mobilisation par le prophète d’un clin d’œil dramaturgique à une
célèbre anecdote oraculaire. Dans les deux cas, il semble bien que cet appel à une voix
cachée soit également un moyen de réduire dès le départ le consultant au silence.
La requête : l’écriture et le silence
Car l’une des particularités du rite d’Abonoteichos est que questions et réponses sont,
habituellement, mises par écrit36. Le support sensoriel de la voix se voit donc mis de côté
dès l’entrée dans le temple, si l’on suit le silence de Lucien. Le fait que ce dernier explique
qu’il est nécessaire à Alexandre de décacheter ensuite, frauduleusement, les questions
posées à l’oracle pour en connaître le contenu37 appuie l’idée que le consultant ne prenait
pas la parole lors de la remise de sa requête, écrite et scellée. De même, on peut penser
qu’il y aurait eu matière à satire dans la formule qu’aurait répondue le prophète en
acceptant ces billets, s’il y en avait eu une, et que Lucien s’en serait volontiers saisi. La
mise en scène, ici extrêmement silencieuse, ajoutait sans doute à la gravité du rite, où
l’écrit fonctionnait comme un intermédiaire supplémentaire et muet entre le fidèle et la
révélation du dieu. On apprend également à la fin du chapitre XIX que la remise des
réponses semblait se faire de manière strictement parallèle à celle de l’interrogation :
convoqué par le héraut, le consultant venait récupérer une réponse écrite – mais entendue
par le prophète – qui n’était pas commentée par Alexandre38.
L’accès au lieu de la révélation, l’adyton où se retirait le prophète, devait être visible
également, et fonctionnait comme un nouveau seuil, une nouvelle mise à distance, spatiale
cette fois-ci, entre le fidèle et le dieu : c’est de cette dramaturgie dont parle Lucien quand il
35
Hdt. I, 156-157.
L’utilisation de lamelles de plomb dans le sanctuaire de Dodone a parfois été interprétée de la même
manière (Lhôte, 2006), mais l’opuscule de Lucien est le seul où une telle pratique soit explicitement
attestée : on est d’ailleurs en mesure de se demander dans quelle mesure ce modèle n’a pas contaminé notre
perception des artefacts dodonéens, d’autant qu’on estime que l’oracle de Dodone cesse en partie son
activité après avoir été ravagé par les Romains en 167 av. J.-C. Si l’on veut absolument voir une filiation
entre ces pratiques, il faut alors imaginer qu’Alexandre s’appuie non pas sur des pratiques qui lui sont
contemporaines mais sur une mémoire littéraire et culturelle du fonctionnement de l’oracle dodonéen. Sur
Dodone et l’écrit, Rudhardt, 2006 et Georgoudi, 2012, 84-85.
37
Luc., Alex., XX.
38
La question de l’interprétation des oracles par le porte-parole du dieu lui-même est riche est souvent mise
de côté. Voir pour Delphes HDT. I, 91 et pour Dodone Str. IX, 2, 4.
36
explique que l’adyton fonctionnait comme une « arrière-scène », σκηνή39. De la même
manière, les réponses n’étant délivrées que le jour suivant40, le temps de la révélation, dont
était exclu le consultant, marquait encore l’écart qui existait entre son monde et le monde
divin. Le spectacle de la consultation n’était donc pas vraiment une fête de tous les sens.
Centralité et accentuation de l’importance du prophète par son apparence
Il est tout de même nécessaire de nuancer un peu cette scénographie du vide : car s’il
existe bien une distance, rappelée sans cesse entre le fidèle et le dieu, c’est grâce à un
intermédiaire, Alexandre, le prophète de Glycon, que celle-ci peut être réduite et permettre
la délivrance d’oracles, pont entre les hommes et le divin. Si l’accès du consultant au
prophète se faisait en silence, on peut penser que l’aspect de celui-ci devait en être d’autant
plus frappant. Lucien insiste à plusieurs reprises sur la grande beauté d’Alexandre, sur sa
plastique apparemment parfaite41 qui lui donnait un « air divin », θεοπρεπής, et sur son
regard et ses « yeux tous rayonnants d’une ardeur fascinante et divine », ὀφθαλμοὶ πολὺ
τὸ γοργὸν καὶ ἔνθεον διεμφαίνοντες.
Cet aspect visuel divin du prophète se trouvait souligné par un costume singulier avec
« cheveux longs et boucles tombantes, tunique de pourpre à raies blanches, manteau blanc
drapé par-dessus »42 et « à la main, un coutelas crochu, comme Persée, dont il prétendait
descendre par sa mère » 43 . L’association de la tunique pourpre barrée de blanc,
μεσόλευκον χιτῶνα πορφυροῦν, et du manteau blanc, λευκὸν ἱμάτιον, loin d’être
habituelle, créait tout d’abord un contraste visuel fort et frappant. D’un point de vue
symbolique, la première renvoyait à la dignité royale, puisqu’il s’agit de l’habit qui
distinguait Cyrus chez Xénophon44, que portait Alexandre le grand selon Athénée45, ou
encore celui dont Pompée dépouilla le roi Tigrane II d’Arménie46. Le second était lui
généralement un symbole de mort de mauvais augure47, mais Plutarque rapporte que :
τοὺς μάγους φασὶν πρὸς τὸν Ἅιδην καὶ τὸ σκότος ἀντιταττομένους τῷ δὲ
φωτεινῷ καὶ λαμπρῷ
« on dit que les mages se munissent d’un vêtement lumineux et brillant contre l’Hadès
et ses ténèbres »
Luc., ibid, XIX. Malgré la proximité du terme νεώς, ce sens d’arrière-scène semble bien désigner l’adyton,
arrière-scène qui était fournie, παρεσκεύαστο, par le temple.
40
Ibid.
41
Ibid, III.
42
Ibid, XI.
43
Ibid.
44
Xén., Cyr., VIII, 3.
45
Ath., XII, 53. Mais cette tunique était également utilisée dans d’anciens divertissements comiques que
rapporte Athénée, où des « Ithyphalles », jouant le rôle de serviteurs du dieu Phallus, annonçaient sa venue. Il
n’est pas impossible qu’en mentionnant ce détail Lucien ait à la fois accentué le parallèle entre Alexandre
d’Abonoteichos et Alexandre le grand, et souligné le caractère mis en scène du culte.
46
D.C., XXXVI, 52.
47
DS., XVI, 93 : le manteau blanc que portait Philippe II le jour de son assassinat ; Plat., Crit., 44 : une
femme vêtue d’un manteau blanc annonce sa mort à Socrate en songe ; Paus., IV, 13 : un chef messénien
rêve de sa fille vêtue d’un manteau blanc et y décèle un présage de mort ; Artém. II, 3.
39
Le manteau blanc, associé à l’image du prophète se retirant dans l’adyton, devait alors
sans doute évoquer au consultant une véritable katabase oraculaire : le Cléodème du
Philopseudes de Lucien ne décrivait pas autrement le mystérieux jeune homme qui devait
le conduire aux enfers : νεανίας πάγκαλος λευκὸν ἱμάτιον περιβεβλημένος, « un beau
jeune homme enroulé dans un manteau blanc. »
À ces vêtements symboliques s’ajoutent d’autres éléments, comme ceux des cheveux
bouclés et du poignard courbe qui semblent avoir désigné Alexandre comme participant de
la sphère du divin à travers le motif de la spirale. Les travaux de Pierre Bonnechère sur le
symbole du tourbillon48 comme lien entre les hommes et les dieux trouvent ici un écho, si
l’on considère la valeur symbolique que pouvaient avoir les boucles de cheveux. Chez
Lucien, les cheveux bouclés, πλόκαμοι, sont en général un attribut divin – que ce soit les
boucles de la statue de Zeus à Pise49 ou d’Isis à Memphis50 - ou héroïque – celles des
Dioscures51, de Nisos52 et surtout d’Euphorbe comme préincarnation de Pythagore53, dont
Alexandre avait pu être perçu comme une nouvelle incarnation54. On retrouve également le
terme dans le rituel de passage décrit dans La Déesse Syrienne où les enfants consacrent à
celle-ci leurs cheveux pour passer à l’âge adulte55. Par ses boucles tombantes, Alexandre
incarnerait donc le vortex permettant l’accès au divin56. De manière plus implicite, par sa
filiation avec Persée à travers « l’épée courbe », l’ἅρπη – une autre amorce de boucle – il
n’est pas impossible qu’Alexandre ait joué sur l’évocation de la chevelure de la Gorgone,
les boucles du prophète rappelant la crinière serpentine de Méduse57. Au caractère
marquant du costume s’ajouterait donc une dimension symbolique forte faisant du
prophète le tourbillon, le pont entre hommes et dieux58. Les cheveux longs, qui étaient une
particularité des philosophes pythagoriciens59, devaient également rappeler la figure de
Pythagore, souvent héroïsée.
48
Les travaux de Pierre Bonnechère sur la symbolique du tourbillon sont encore inédits mais ont fait l’objet
de conférences et de séminaires qu’il m’a fait l’amitié de bien vouloir discuter en privé.
49
Luc. J. tr. 25 et Tim. 4.
50
Luc. Ind. 14.
51
Luc. Conv. 32.
52
Luc. De Sacrifiis 15 et Salt. 41.
53
Luc. Gall. 13.
54
Luc., Alex., XL.
55
Luc., Syr. LX.
56
Cette mise en scène du cheveu expliquerait notamment que ses cheveux soient « en partie naturels et en
partie postiches », Luc. Alex. III.
57
Si la mise en scène entre les chevelures d’Alexandre et de Méduse peut paraître faible dans ce premier type
de consultation, il prend tout son sens dans la deuxième : les boucles du prophète tombent et se mêlent aux
anneaux du serpent, faisant de la chevelure juxtaposée sur le serpent une sorte de chevelure aux serpents.
On retrouve une image similaire chez Lucien à propos d’une apparition d’Hécate, Luc. Philops. 22 : καὶ
ἀντὶ τῆς κόμης τοὺς δράκοντας βοστρυχηδὸν καθεῖτο εἰλουμένους περὶ τὸν αὐχένα καὶ ἐπὶ τῶν
ὤμων ἐνίους ἐσπειραμένους, « Pour cheveux, elle laissait pendre une meute de dragons torsadés qui
reposaient en spirales sur son cou. ». Trad. Ph. Renault.
58
À cette lecture symbolique de la boucle peut néanmoins s’ajouter une seconde lecture : les deux dernières
mentions des boucles chez Lucien en font l’apanage trompeur des femmes, qu’il s’agisse de la boucle de la
chauve Stratonicée (Luc. Pro. Im. 5) ou des longs préparatifs de coiffure des femmes (Luc. Am. 40). Peutêtre Lucien retourne-t-il ici le symbole divin utilisé par Alexandre pour en faire la marque de sa fourberie.
Sur les cheveux et le poil : Brulé, 2015a.
59
Luc., Philops., 29 ; Philstr., V. Ap., I, 32.
Dans un écrin de silence, c’était donc l’image frappante du prophète qui devait
impressionner les pèlerins et mettre en valeur sa qualité d’intermédiaire et d’homme divin,
puisqu’il prétendait lui-même être le petit-fils d’Asklépios60. D’un point de vue strictement
sensoriel, les consultations les plus courantes de l’oracle de Glycon semblent donc avoir
été assez pauvres, dans la mesure où ce sont davantage la distance de l’homme au dieu et la
valorisation de l’intermédiaire qui les rapproche, qui sont mises en scène. Cependant, si
l’on suit Lucien, l’intérêt d’une telle consultation était d’en mettre en valeur une autre, bien
plus spectaculaire, dans laquelle, le dieu « sans interprète », ἄνευ ὑποφήτου61, prodiguait
ses conseils aux riches et puissants de ce monde.
Les oracles « autophones » : une mise en scène polysensorielle pour faire de la
consultation un moment de rencontre avec le dieu et un gage d’authenticité
Il existait une deuxième forme de rite oraculaire au sanctuaire de Glycon, dont la mise
en scène, bien plus complexe, revenait à se voir répondre non plus par Alexandre, prophète
et intermédiaire du dieu, mais par le dieu lui-même, ce qu’il appela les « oracles
autophones », οἱ χρησμοὶ οὗτοι αὐτόφωνοι. L’expérience de cette épiphanie oraculaire
allait bien au-delà de la réponse à la question du consultant : tous les sens de ce dernier se
trouvaient mobilisés pour l’assurer de l’authenticité d’une expérience surnaturelle. Dans ce
second type de consultation, le dieu apparaissait avec une très grande ἐνάργεια, c’est-àdire une clarté et une évidence sensorielle, manifestant un caractère divin62. Lucien décrit
ainsi la manière dont Lucien montrait aux fidèles le dieu sous la forme d’un dragon63,
serpent gigantesque :
XXVI – πολλάκις μὲν οὖν, ὡς προεῖπον, ἔδειξε τὸν δράκοντα τοῖς δεομένοις, οὐχ
ὅλον, ἀλλὰ τὴν οὐρὰν μάλιστα καὶ τὸ ἄλλο σῶμα προβεβληκώς, τὴν κεφαλὴν δὲ
ὑπὸ κόλπου ἀθέατον φυλάττων. ἐθελήσας δὲ καὶ μειζόνως ἐκπλῆξαι τὸ πλῆθος,
ὑπέσχετο καὶ λαλοῦντα παρέξειν τὸν θεόν, αὐτὸν ἄνευ ὑποφήτου χρησμῳδοῦντα.
εἶτα οὐ χαλεπῶς γεράνων ἀρτηρίας συνάψας καὶ διὰ τῆς κεφαλῆς ἐκείνης τῆς
μεμηχανημένης πρὸς ὁμοιότητα διείρας, ἄλλου τινὸς ἔξωθεν ἐμβοῶντος,
ἀπεκρίνετο πρὸς τὰς ἐρωτήσεις, τῆς φωνῆς διὰ τοῦ ὀθονίνου ἐκείνου Ἀσκληπιοῦ
προπιπτούσης. ἐκαλοῦντο δὲ οἱ χρησμοὶ οὗτοι αὐτόφωνοι, καὶ οὐ πᾶσιν ἐδίδοντο
οὐδὲ ἀνέδην, ἀλλὰ τοῖς εὐπαρύφοις καὶ πλουσίοις καὶ μεγαλοδώροις.
« Souvent donc, comme je disais, il montra son dragon à ceux qui le lui demandaient ; mais
non en entier. S’il en exhibait la queue et le corps, il gardait la tête invisible sous son
vêtement. Mais il voulut frapper un coup plus grand encore sur son public. Il se fit fort de
leur présenter le dieu parlant, et rendant lui-même ses oracles, sans interprète ! Alors, ce
60
Luc., Alex., ibid.
Ibid, XXVI.
62
Cette ἐνάργεια est d’ailleurs une des caractéristiques centrales de la promotion du dieu par Alexandre.
Lorsque ce dernier annonce la venue du dieu, il la met en avant comme signe du bonheur à venir des
habitants d’Abonoteichos. LUC. XIII : τὴν πόλιν ἐμακάριζεν αὐτίκα μάλα δεξομένην ἐναργῆ τὸν θεόν,
« il estima heureuse la ville qui allait recevoir très bientôt le dieu de manière claire et visible. ». Trad. M.
Lesgourgues.
63
Sur l’imaginaire du serpent à Abonoteichos, Ogden, 2013, p. 328-340.
61
fut bien simple : il mit bout à bout des trachées-artères de grue et les inséra dans cette tête
truquée à l’air si vivant. Un compère, à l’extérieur, prononçait avec force dans le tube les
réponses aux questions, et sa voix, à travers cet Asclépios de toile, débouchait en face du
consultant. Ces oracles étaient dits « autophones ». On ne les donnait pas à tout le monde,
ni sans cérémonie : ils étaient pour la clientèle porte-prétexte, opulente et généreuse. »
Nous ne savons pas quelles étaient les modalités rituelles qui permettaient d’accéder à
ce type supérieur de révélation : pour Lucien, c’est avant tout l’argent et le pouvoir64 qui
déterminaient cet accès au dieu, mais il faut rappeler que c’est là le cœur de sa satire ; on
peut penser que seuls étaient admis à cette forme supérieure de révélation ceux qui avaient
été initiés aux mystères du sanctuaire65, ou bien qu’effectivement une telle cérémonie
demandait d’importants sacrifices, et se trouvait donc réservée à ceux qui pouvaient les
accomplir. Lorsque Lucien décrit cette pratique au chapitre XXVI, il renvoie en partie à
« ce qu’il a dit plus haut », ὡς προεῖπον, sur les exhibitions qu’Alexandre faisait du dieu
serpent, sans plus de précision : il semble que cela fasse allusion au chapitre XVI66, où
Alexandre fait voir pour la première fois le dieu Glycon adulte67, de manière d’autant plus
plausible que les deux pratiques se terminent sur une même critique : c’est aux personnes
les plus riches qu’Alexandre réserve cette expérience :
πολλάκις ποιῆσαι λέγεται εἴ τινες τῶν πλουσίων ἀφίκοιντο νεαλέστεροι68.
« Il paraît qu’il l’a répété souvent, surtout quand il arrivait des contingents tout frais de
riches pèlerins. »
et
οὐ πᾶσιν ἐδίδοντο οὐδε ἀνέδην, ἀλλὰ τοῖς εὐπαρύφοις καὶ πλουσίοις καὶ
μεγαλοδώροις69.
« On ne les donnait pas à tout le monde, ni sans cérémonie : ils étaient pour la clientèle
porte-prétexte, opulente et généreuse. »
Ces deux descriptions dessinent les contours d’une rencontre sensorielle avec le dieu où
le moyen de révélation serait presque plus important que le message divin lui-même. Aux
antipodes des consultations courantes que nous avons vues plus haut, la cérémonie des
oracles autophones se veut une fête de tous les sens, et utilise pour cela une mise en scène
complexe.
Un décor obscur pour une efficacité plus grande
64
Ibid, XVI et XXVI.
Ibid, XXXVIII – XL.
66
Le πολλάκις μὲν οὖν, ὡς προεῖπον, ἔδειξε τὸν δράκοντα τοῖς δεομένοις me semble avoir ce sens en
tous cas.
67
Voir infra.
68
Ibid, XXVI.
69
Ibid, XVI.
65
Du point de vue du décor tout d’abord, et en faisant l’hypothèse que l’οἰκίσκον du
chapitre XVI soit le même que l’adyton du temple du chapitre XIX70, l’apparition du dieu
devait avoir lieu dans une chambre, sans doute souterraine, très peu éclairée : « une petite
chambre, pas très claire, ne recevant qu’une lumière avare »71. Le lieu commun de
l’obscurité propice aux faux-semblants est bien évidemment convoqué ici par Lucien dans
une optique satirique, mais la plupart des lieux de révélation dans les sanctuaires
oraculaires se trouvaient effectivement baignés dans l’obscurité, en des adyta souterrains72.
Il est intéressant de relever que la « pénombre » est un outil utilisé dans de nombreux
cultes à cause de la modification cognitive et perceptive qu’elle induit chez les hommes qui
y sont plongés. Les sciences cognitives ont montré que cet environnement obscur était
notamment propice à la perception d’agents tapis dans l’ombre, à cause de ce que Justin
Barrett a appelé le « système de détection des agents73 » : il existerait chez l’homme un
mécanisme cognitif cherchant à détecter tout prédateur potentiel pour pouvoir plus
facilement lui échapper, mécanisme que l’obscurité aurait tendance à rendre extrêmement
sensible, dans l’idée qu’il vaut mieux réussir à détecter un prédateur inexistant qu’échouer
à déceler la présence d’une menace réelle. L’écart entre les impressions humaines de
présence et l’absence constatée d’agents serait alors à l’origine de l’impression de la
présence d’un dieu. Du point de vue de la mise en scène perceptive, le stratagème est
puissant : le moindre mouvement dans l’ombre aurait pour corollaire l’impression d’une
présence réelle et divine.
De plus, toujours selon Lucien, les entrées et les sorties ne se seraient pas faites à travers
les mêmes portes, puisque « on avait pratiqué juste en face de la porte une autre ouverture
pour la sortie », ἐτετρύπητο δὲ κατὰ τὸ ἀντίθυρον ἄλλη ἔξοδος74. Si Lucien voit dans
la conformation des lieux un stratagème pour pousser les fidèles dehors plus facilement et
plus rapidement, on trouve un parallèle architectural intéressant dans la crypte oraculaire
du temple d’Apollon à Claros : une crypte sombre avec deux accès, dont on pense qu’ils
servaient d’entrée et de sortie aux consultants75. Encore une fois, il est tout à fait possible
que la vision satirique de Lucien recouvre une tentative bien plus traditionaliste de la part
d’Alexandre de construire l’espace de sa révélation en référence à d’autres sanctuaires
connus. On sait qu’à Claros76 les consultations se faisaient de nuit et que les modalités
quelque peu labyrinthiques d’accès à la crypte pouvaient avoir un effet de désorientation
sur les consultants ; à Lébadée, les consultants devaient descendre seuls, de nuit, dans une
70
Rien ne semble l’interdire d’un point de vue architectural, mais ce parallèle s’appuie sur davantage sur
l’apparente identité des deux types d’apparition du serpent Glycon que sur une identification indubitable.
71
Ibid, XVI. Sur le topos littéraire du rai de lumière, voir Bonnechère 2009, p. 21-206.
72
C’était notamment le cas au Trophonions de Lébadée et dans le sanctuaire oraculaire d’Apollon à Claros,
Moretti, 2012. PAUS. IX, 39-40 ; Bonnechère, 2003 ; Moretti, 2012. Sur le lien entre grotte et oracles,
notamment dans les grottes de la vallée du Méandre, Ustinova, 2009, p. 53-155. Sur la mise en scène de
mystères dans les cavités obscures et artificielles : Chaniotis, 2013, 177.
73
Boyer, 2001, p. 145: « agency detection system » ; Barrett, 2000, p. 31.
74
Luc. ibid.
75
Voir Moretti, 2012.
76
Robert, 1954, p. 534.
cavité creusée dans la roche77 : il n’est pas impossible qu’Alexandre ait souhaité faire
fonctionner de la même manière son temple. Là encore, les sens des fidèles devaient être
particulièrement aux abois. C’est donc dans un espace sombre, et peut-être déstabilisant,
que le fidèle rencontrait le dieu, les sens aiguisés par l’incertitude.
Un tableau vivant, frappant les esprits (comme les monnaies)
Ce qui attendait le consultant dans cette chambre obscure, c’était un tableau frappant,
dans une mise en scène complexe, où le dieu et son prophète se trouvaient intimement
mêlés78. Pour frapper le regard des consultants et construire la vision divine, Alexandre
associe différents éléments symboliques, puis leur donne vie en en organisant le
mouvement. Encore une fois, si nous suivons la description de Lucien, c’est autour
d’Alexandre que se construit l’apparition du dieu :
XV - ἐν οἰκίσκῳ τινὶ ἐπὶ κλίνης καθεζόμενος μάλα θεοπρεπῶς ἐσταλμένος
ἐλάμβανεν εἰς τὸν κόλπον τὸν Πελλαῖον ἐκεῖνον Ἀσκληπιόν, μέγιστόν τε καὶ
κάλλιστον, ὡς ἔφην, ὄντα, καὶ ὅλον τῷ αὑτοῦ τραχήλῳ περιειλήσας καὶ τὴν οὐρὰν
ἔξω ἀφεὶς — πολὺς δὲ ἦν — ἐν τῷ προκολπίῳ προκεχύσθαι αὐτοῦ καὶ χαμαὶ τὸ
μέρος ἐπισύρεσθαι, μόνην τὴν κεφαλὴν ὑπὸ μάλης ἔχων καὶ ἀποκρύπτων,
ἀνεχομένου πάντα ἐκείνου, προὔφαινεν τὴν ὀθονίνην κεφαλὴν κατὰ θάτερον τοῦ
πώγωνος, ὡς δῆθεν ἐκείνου τοῦ φαινομένου πάντως οὖσαν.
« Il s’assied sur un lit, vêtu comme un véritable dieu, et prend sous sa robe cet Asclépios
de Pella, une bête énorme et magnifique, comme je l’ai dit. Il enroule le reptile autour de
son cou, puis laisse la queue sortir de son vêtement et – la bête étant fort longue – retomber
par devant sur sa poitrine pour s’en aller traîner à terre. Mais il garde la tête sous son
aisselle pour la dissimuler – l’animal se pliait à tous les traitements – et il fait voir de
l’autre côté de sa barbe, la tête de toile qui semblait absolument faire corps avec ce qu’on
voyait du serpent79. »
Alexandre et le dieu semblent ne faire qu’un : au centre, le prophète, dans une position
assise qui rappelle celle de la Pythie sur son trépied ou du consultant de Trophonios sur le
trône de la mémoire80, et tout autour de lui le dieu en mouvement. C’est encore une fois la
centralité du prophète qui frappe dans ce tableau : même lorsqu’il cesse de jouer le rôle
d’un intermédiaire81 entre le dieu et le consultant, il reste au centre du culte. Du point de
vue de la mise en scène, le fait d’enrouler le serpent, très vivant, autour du corps du
prophète82, dont la réalité ne fait pas de doute, rendait sans doute l’épiphanie d’autant plus
impressionnante, mêlant aux anneaux reptiliens les boucles de cheveux humains.
77
Paus. IX, 39, 10.
Comme ils le seront ensuite dans la mort d’après Miron, 1996, p.177 : « nun verschmolz er mit Glykon
vollends zu einer untrennbaren Einheit. »
79
Luc., ibid, XV.
80
Paus. IX, 39, 13.
81
Luc., ibid, XXVI : s’il s’agit bien du sens de ἄνευ ὑποφήτου, « sans agent de support de la prophétie ».
82
Caster, 1937, voit dans cette scène un emprunt au rite de la traversée du sein par le serpent des mystères de
Sabazios, au cours desquels un serpent passant sous le vêtement de l’initié donnait l’impression de le
78
Ernest Babelon a voulu voir une représentation de cette scène dans une monnaie
d’Ionopolis, nom dont on rebaptisa Abonoteichos à l’époque d’Alexandre. Louis Robert83 a
écrit qu’il ne pouvait s’agir que d’une représentation de la ville et non du prophète, à cause
de l’inscription ΙΟΝΟΠΟΛΙΣ qui l’encadre. La démonstration est des plus
convaincantes, mais rien n’empêche de penser qu’il puisse s’agir d’une représentation
anthropomorphe de la ville, sous les traits, ou plutôt dans la posture que prenait Alexandre
lors des consultations. Cette hypothèse est d’autant plus séduisante que Lucien lui-même
rapporte que celui-ci fit frapper des pièces à son effigie84. Dès lors, le parallèle entre la
représentation numismatique et la description de Lucien serait fondé : la posture du
prophète aurait été suffisamment frappante pour constituer un type iconographique
nouveau85, dont certains éléments pourraient être des emprunts à des modèles plus
classiques. Le prophète est assis, le serpent autour de son cou, et le tissu rayé de sa tunique
laisse apercevoir sa cuisse, dont on disait qu’elle était d’or, comme celle de Pythagore.
(Fig.1) De ce point de vue, le parallèle avec le décor du cratère de Vulci, sur lequel
Thémis rend un oracle au roi Égée, pourrait être intéressant (Fig. 2) : dans une position
assise, qui fait partie du rite, Thémis et Alexandre tiennent, chacun sur leur représentation,
une coupe qui semble marquer leur fonction mantique86. On peut donc penser que le
spectacle du dieu et de son prophète était suffisamment fort pour inspirer ce type monétaire
et faire de cette posture celle de l’allégorie de la ville.
Autour du corps d’Alexandre, dont nous avons déjà souligné les particularités physiques
et le costume, s’enroule un deuxième élément, animal cette fois-ci, un énorme serpent venu
de Macédoine. Lucien s’arrête particulièrement sur sa taille, qui était d’après lui
spectaculaire et participait de l’essence divine du dieu. Le texte de Lucien semble bien
correspondre à la représentation numismatique :
« Il prend sur son sein cet Asklépios de Pella, énorme et magnifique, comme je l’ai dit plus
haut, le fait passer tout entier autour de son cou puis laisse retomber par devant sur son sein
la queue – le serpent était très long – jusqu’à terre87. »
Seule la tête se trouve « invisible sous son vêtement »88. Ce que souligne Lucien c’est
donc davantage l’ostentation du corps énorme et mobile du serpent contre le corps
traverser. Son interprétation repose sur sa traduction de ἔξω : il y voit la marque de la sortie du vêtement
quand j’y vois la sortie de la spirale du serpent autour du cou d’Alexandre. Or en XXVI, Lucien insiste sur
le fait que le corps et la queue du serpent sont bien visibles, contrairement à sa tête, dissimulée sous son
vêtement : le serpent ne traverse donc pas le corps du prophète.
83
Robert, 1981, p. 400-401 à propos de Babelon, 1900.
84
Luc., ibid, LIX.
85
Comme le souligne d’ailleurs Chaniotis, 2002, p. 74: « Most major cult centers develop in the course of
their history their own distinctive iconography which is reflected in the monuments of their selfrepresentation: in statuettes sold to pilgrims, in amulets, and in the coins minted by the city that controls the
sanctuary. »
86
L’iconographie des porte-paroles des dieux est rare. Sur ce point, et particulièrement la présence de la
phiale en contexte mantique, voir Amandry, 1950, p. 73 sqq.
87
Luc., ibid, XV, trad. de l’auteur. Pour le grec, cf. supra.
88
Il me semble que la traduction de Marcel Caster a été faite dans l’idée d’appuyer sa théorie d’un parallèle
avec la traversée du sein par le serpent dans le culte de Sabazios. Que le terme de κόλπος signifie le
d’Alexandre, qui ajoutait un caractère animal à la scène. Le corps du serpent avait
également une caractéristique visuelle importante, que l’on peut déduire de la manière dont
les anciens percevaient la peau de serpent : celle-ci était ποικίλη, « bigarrée », et devait
luire dans l’obscurité. Cette particularité, bien mise en évidence par Adeline GrandClément89, devait contribuer au caractère fantasmagorique de l’apparition dans le jeu de
reflet de la lumière rare sur sa peau. Enfin, cette chimère mi-homme, mi-serpent possédait
également une tête monstrueuse – et donc divine – de toile que Lucien décrit plus haut
comme un artifice scénographique :
ἐπεποίητο δὲ αὐτοῖς πάλαι καὶ κατεσκεύαστο κεφαλὴ δράκοντος ὀθονίνη
ἀνθρωπόμορφόν τι ἐπιφαίνουσα, κατάγραφος, πάνυ εἰκασμένη, ὑπὸ θριξὶν ἱππείαις
ἀνοίγουσά τε καὶ αὖθις ἐπικλείουσα τὸ στόμα, καὶ γλῶττα οἵα δράκοντος διττὴ
μέλαινα προέκυπτεν, ὑπὸ τριχῶν καὶ αὐτὴ ἑλκομένη.
« Depuis longtemps, il leur réservait, toute prête, une tête de dragon en toile, avec un air
vaguement humain. Elle était peinte, et avait un air très vivant ; la gueule s’ouvrait et se
refermait avec des crins de cheval ; elle laissait poindre une langue fourchue et noire,
comme celle d’un serpent, et manœuvrée aussi par des crins90. »
Lucien insiste donc sur le caractère hybride, « quelque peu anthropomorphe » de cette
tête utilisée dans une mise en scène symbiotique. Si le sceptique de Samosate la suppose en
toile de lin et imagine tout un système de manipulation par des fils de crin, c’est sans doute
qu’elle apparaissait comme extrêmement mobile. La tête se trouvait également « peinte »,
κατάγραφος, sans doute pour la rendre plus réaliste.
Mais de manière plus symbolique, cette tête était dotée de tous les organes sensoriels
humains : Lucien décrit longuement la gueule du dragon et précisément sa langue,
« fourchue et noire », éléments par définition visuels autour desquels s’articule la parole du
dieu. De manière parallèle, les représentations cultuelles du dieu Glycon, notamment celle
qui fut retrouvée à Tomis, représentent le serpent avec des oreilles humaines91 – quand les
serpents ne possèdent pas d’oreille externe -, attribut apparemment nécessaire pour
entendre la requête du suppliant, mais on se rend compte également que l’implantation de
ses yeux n’est pas totalement latérale, comme celle des serpents, mais retouchée de
manière à être plus directe, à la manière des yeux de bélier92. Si l’apparition divine est un
spectacle visuel pour le fidèle, le dieu est également pourvu de tous les organes sensoriels
permettant de saisir la présence du consultant et de lui faire face.
« sein » de manière spatiale ou le « pli du vêtement », il ne me semble pas que le texte suppose une
traversée visible du vêtement : si la tête se trouve cachée sous son aisselle, c’est sans doute pour donner
l’illusion d’un retour au-dessus de son épaule de la tête du serpent. Caster, 1937, p. 30.
89
Grand-Clément, 2011, p. 444-447.
90
Luc., ibid, XII.
91
Comme l’on bien souligné Lane Fox, 1986, p. 246 et Victor, 1997, p. 35, repris également par Chaniotis,
2002, p. 73, ce redoublement symbolique montre que l’idée d’une réciprocité sensorielle était importante
dans la représentation du dieu : le dieu peut entendre, voir, etc…
92
Victor, ibid, p. 2.
Ces trois éléments, le corps du prophète, le corps du serpent et la tête divine semblent
donc avoir été combinés pour créer une impression visuelle puissante, particulièrement
rehaussée par une articulation mobile. Les jeux de mouvements et de couleur, dans
l’obscurité, devaient rendre d’autant plus frappante l’impression d’une présence réelle du
dieu. Les mouvements de la tête-marionnette répondant à ceux du corps du serpent et
l’impression de synchronisation devaient renforcer l’illusion visuelle. Lucien insiste
d’ailleurs sur le fait que le mouvement dans l’obscurité est un élément de conviction pour
les fidèles que le dieu est bien présent93 : même s’il dit qu’il est impossible pour les fidèles,
dans le temps qui leur est imparti, de scruter les détails du dieu, la description du
mécanisme de la tête, qui incorpore jusqu’aux mouvements d’une langue de serpent,
semble indiquer au contraire que la tête divine avait été l’objet d’un grand soin dans la
représentation94.
Toucher le dieu du doigt
Mais la mise en scène de l’apparition du dieu ne semble pas avoir simplement reposé
sur l’obscurcissement de la vision des hommes de Paphlagonie : les fidèles avaient
également l’occasion de toucher du doigt le dieu, ce qui abolissait toute distanciation dans
la représentation et faisait éclater le quatrième mur95, entre le public et la représentation.
Lucien rapporte ainsi :
ἁπτόμενοι τοῦ δράκοντος — καὶ γὰρ τοῦτο παρεῖχεν τοῖς βουλομένοις ὁ
Ἀλέξανδρος
« Ils touchaient du doigt le dragon ! (Alexandre accordait cette permission à tous ceux qui
le voulaient96) »
et
ἑκάστου (…)λέγοντος ὡς (…)τὸν θεὸν (…) ἅψαιτο
« [Chacun] racontait (…) qu’il avait touché le dieu97. »
Cette pratique est étonnante : d’aucuns auraient pu la considérer comme sacrilège98, mais il
semble que cette mobilisation du toucher ait fait partie d’une stratégie tant de publicité de
93
Luc., ibid, XVII.
Toutes ces manipulations semblent être davantage l’objet de manipulations de marionnettistes que de
constructions à l’ingénierie subtile, à l’instar de la statue d’Arsinoé ou du quadrige en lévitation du Sarapéion
d’Alexandrie, décrits par Eleni Fraganaki. Dans ces deux derniers cas, au demeurant, seule la vue se trouvait
sollicitée. Fraganaki, 2012, 57-59.
95
Concept théâtral formulé ainsi par Denis Diderot dans le Discours sur la poésie dramatique : « Imaginez
sur le bord du théâtre un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile ne se levait pas. »
96
Luc., ibid, XVII : εἰ ἐξηπατήθησαν ἁπτόμενοι τοῦ δράκοντος — καὶ γὰρ τοῦτο παρεῖχεν τοῖς
βουλομένοις ὁ Ἀλέξανδρος — ὁρῶντές τε ἐν ἀμυδρῷ τῷ φωτὶ τὴν κεφαλὴν δῆθεν αὐτοῦ
ἀνοίγουσὰν τε καὶ συγκλείουσαν τὸ στόμα.
97
Ibid, XVIII.
98
Sur le toucher dans la religion grecque, Grand-Clément, 2017. Néanmoins, dans la mesure, encore une fois,
où le dieu n’est ici pas représenté mais incarné – du moins dans le discours que Lucien prête à Alexandre -, la
question semble quelque peu différente.
94
la part d’Alexandre que d’une tentative de mobiliser au maximum les différents sens lors
de la révélation. Il ne s’agit pas ici du contact qu’un fidèle pouvait avoir avec la statue
inerte d’une divinité ou d’une animation ritualisée d’une représentation du dieu : le
mouvement du corps du dieu apparaît comme spontané. La texture même de la peau de
serpent, froide et mobile99, n’était sans doute pas sans produire un effet important sur les
pèlerins, tandis que la mobilisation du sens du toucher, comme le souligne Lucien,
accentuait l’effet de réel.
La voix du dieu
Enfin, le serpent Glycon était, en plus de sa tête humaine et de ses oreilles, pourvu d’une
voix pour rendre directement ses oracles, les prestigieux « oracles autophones », οἱ
χρησμοὶ αὐτόφωνοι100. Lucien, dans sa présentation, préfère insister sur le mécanisme
sonore qu’il imagine être en place 101 pour tromper les pèlerins plutôt que sur les
particularités de cette voix divine :
« Il se fit fort de leur présenter le dieu parlant, et rendant lui-même ses oracles, sans
interprète ! Alors, ce fut bien simple : il mit bout à bout des trachées-artères de grue et les
inséra dans cette tête truquée à l’air si vivant. Un compère, à l’extérieur, prononçait avec
force dans le tube les réponses aux questions, et sa voix, à travers cet Asclépios de toile,
débouchait en face du consultant102. »
Les informations sur la voix même du dieu sont incidentes. Le son semble suffisamment
puissant et fort pour qu’on imagine un complice de Lucien « criant », ἐμβοῶντος, dans les
trachées de grue. D’un point de vue spatial, le terme προπίπτειν utilisé par Lucien pour
qualifier la voix du dieu, « tombant en face » du consultant, a sans doute à la fois une
valeur satirique et descriptive : satirique parce qu’elle mime sans doute la réaction des
spectateurs qui « tombent prosternés à genoux » devant le dieu103 ; descriptive en ce qu’elle
exprime à la fois une position élevée de la tête du dieu, d’où débouche le message, et l’idée
que le consultant faisait face au dieu. La mise en voix du dieu semble donc composée dans
le but d’écraser le fidèle par sa puissance et sa position surélevée.
Il ne faut pas oublier non plus la manière dont étaient prononcés ces oracles autophones,
qui, dans le reste de l’ouvrage, se distinguent tous en ce qu’ils sont écrits en vers.
L’opuscule de Plutarque, Pourquoi la Pythie ne rend plus ses oracles en vers, montre
qu’oracles et vers ne sont pas nécessairement liés à l’époque impériale, puisque ce n’est
plus le cas à Delphes104. Il n’en reste pas moins, comme tendent à le montrer les prédictions
émanant de Didymes et de Claros à la même époque, que celles-ci se faisaient assez
99
Sur la texture de la peau de serpent, Grand-Clément, 2011.
Luc., ibid, XXVI.
101
On ne voit pas comment il aurait pu avoir accès à une telle information si elle avait été véridique.
102
Ibid, voir supra.
103
Un rapport métonymique donc entre la voix du dieu et la posture du suppliant.
104
Plut. De pyth. orac.
100
souvent de manière versifiée105. Les vers ayant une valeur particulièrement expressive
lorsqu’ils sont scandés, l’impression auditive que l’on avait d’entendre une langue
véritablement divine devait être également forte. La musique du vers devait donc s’ajouter
à la puissance de la voix pour faire de la rencontre avec le dieu une expérience unique et
terrible.
Luminosité, posture, couleurs, mouvement, toucher, voix… une grande gamme de
stimuli sensoriels, dépassant le spectre habituel des cinq sens, se trouvait donc mobilisée
dans cette révélation oraculaire de luxe. Le contraste avec le premier type de consultation,
semblant jouer au contraire la stratégie minimaliste d’un tableau muet, est éloquent : si les
deux sont spectacles à leur manière, la valorisation de la rencontre la plus sensuelle avec le
dieu montre que les fidèles du IIe siècle de notre ère plébiscitaient les rites les plus
baroques et frappants.
Conclusion
À travers la satire de Lucien, ce sont donc bien deux rituels oraculaires très distincts qui
se dessinent dans le sanctuaire d’Abonoteichos, du point de vue de la mise en scène
sensorielle : le premier semble construit pour créer un sentiment profond de distance entre
le fidèle et son dieu en mettant l’accent sur l’importance de l’intermédiaire que représente
Alexandre ; mais le second organise une véritable rencontre avec la divinité, mobilisant la
vue, l’ouïe et le toucher. Cette stratégie sensorielle, pour Lucien, a comme objectif de
renforcer l’illusion de la présence du dieu en faisant de l’expérience sensible une marque
de l’authenticité de l’épiphanie et du message divin. Il place en effet à plusieurs reprises
cet argument dans la bouche des prosélytes du nouvel Asclépios, qui ont « touché » le dieu
ou l’ont « vu » de leurs yeux. L’intensité de la rencontre divine a sans doute contribué à la
notoriété du culte.
Lucien voyait également dans l’écart entre ces deux pratiques un moyen de soutirer
davantage d’argent à une clientèle fortunée et avide d’expériences mystiques. Difficile
cependant de savoir à quoi servaient les dépenses des fidèles : en religion – comme en
magie106 – certains rites sont plus onéreux parce qu’ils demandent des offrandes et des rites
préalables dispendieux. Il est également normal qu’une rencontre avec le divin n’ait pas été
à la portée de tout un chacun, et il est probable que l’initiation aux mystères de Glycon ait
été un préalable à ce type de consultation, de la même manière que l’on pense que les
« initiés » des mémoriaux de délégation à Claros avaient accès à un type particulier
d’approche oraculaire107. Une hiérarchie des fidèles s’établissait donc selon la méthode
divinatoire à laquelle ils avaient accès.
Enfin, le lecteur moderne de Lucien pourrait être tenté de se demander comment les
consultants pouvaient ne pas se rendre compte de la supercherie qu’il dénonce. Plutôt que
105
Pour un recueil des oracles de Didymes et Claros, voir Somolinos, 1991.
Loin de les opposer, il s’agit ici de marquer la ligne de continuité entre deux domaines trop souvent
opposés. Faraone et Obbink (éds), 1997.
107
Ferrary, 2015, p. 87.
106
de voir en eux des gens dénués à la fois d’esprit et de culture108, peut-être s’agit-il de
s’interroger sur le statut même de l’épiphanie. Au siècle suivant, de nombreux rites
théurgiques organiseront des rencontres avec le divin à travers des rituels visant à vivifier
les statues divines afin que les dieux parlent à travers elles109 et leurs descriptions ne sont
pas sans évoquer à la marionnette hybride d’Abonoteichos. Or, si Lucien fait d’Alexandre
un apprenti d’un disciple d’Apollonios de Tyane110, celui-ci même a été à plusieurs reprises
représenté comme l’un des précurseurs de cette théurgie par les sources ultérieures. Dès
lors, quand bien même le procédé apparaîtrait artificiel aux fidèles eux-mêmes, ceux-ci
n’auraient aucune raison de douter de la présence effective du dieu : le mouvement, les
paroles mêmes de la divinité garantissent sa présence, tout factice que soit le vecteur de
celle-ci. D’une certaine manière, on pourrait dire que dans le cas où l’entreprise
illusionniste d’Alexandre venait à échouer, elle pouvait toujours se reposer sur une
perspective de « présentification de l’invisible » qui faisait fonctionner la statue mobile du
dieu non plus comme une incarnation mais comme un signe de sa présence : en face d’un
public qui n’aurait pas été réceptif au caractère illusionniste de la mise en scène, Alexandre
aurait toujours pu se prévaloir du symbolisme de la représentation. Car en matière de
religion, quel dieu n’aurait puni les illusions de la mise en scène, si elles étaient
fallacieuses ?
Illustrations
Fig. 1 – Monnaie datant du règne de Sévère Alexandre et représentant la ville
d’Abonoteichos dans la posture d’Alexandre d’Abonoteichos lors des consultations
autophones.
Cabinet
des
Médailles.
Domaine
public,
Gallica :
ark:/12148/btv1b8561081q
.
Fig. 2 – Représentation de Thémis et Égée sur la coupe de Vulci. Photo de Zdeněk
Kratochvíl. Licence CC BY-SA 4.0.
Bibliographie
Les abréviations des auteurs anciens sont celles utilisées par le Bailly. Les traductions de
l’Alexandre ou le faux prophète sont celles de Marcel Caster, à la Collection des
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108
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Lewy, 1978, p. 246-248; Tanaseanu-Döbler, 2013, p. 34-38; Van Liefferinge, 1999, p. 268-269.
110
Luc., ibid, V.
109
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DISCUSSION
Alexandre Jakubiec : Tu poses au départ la question de l’historicité, de la plus ou moins
grande fidélité de ce récit par rapport à la réalité. Quelle est ta position à ce sujet, ou
préfères-tu être prudent et ne pas prendre part à ce genre de discussion ?
Manfred Lesgourgues : Ma position est que Lucien est un excellent orateur qui utilise
toute une culture très classique pour construire son discours. C’est le cas de tout bon
polémiste. Ensuite, une bonne polémique, une bonne satire, repose toujours sur des
éléments qui sont vraisemblables, très vraisemblables, sans quoi on entre directement dans
la diffamation ou dans la calomnie. Si l’Alexandre ou faux prophète avait été un pur jeu
littéraire, certains auteurs le disent, il y aurait eu, je pense, un effet assez déceptif sur le
public de Lucien qui n’y aurait pas retrouvé quelque chose qu’il connaissait peut-être par le
on-dit. On ne peut pas tout prendre non plus au pied de la lettre et c’est cela qui est
toujours extrêmement complexe avec Lucien. On est vraiment dans un jeu de références,
souvent extrêmement fin, au point que, parfois, on ne sait plus qui fait quoi, si c’est
Alexandre ou si c’est Lucien qui aurait pu s’inspirer de telle anecdote oraculaire pour
construire le culte ou pour le décrire. Je pense que simplement il faut se dire « on a telle
anecdote, on ne peut pas trancher » : il est possible que ce soit une innovation d’Alexandre,
il est possible que ce soit un élément de Lucien et il faut laisser un choix au lecteur, mais
sans refuser au texte parmi ceux de Lucien qui a le plus d’historicité le fait que ce soit un
texte historique.
Alexandre Jakubiec : Quelles parts du récit te semblent les plus vraisemblables ? Quelles
parts du récit te semblent exagérées ?
Manfred Lesgourgues : C’est un feuilleté. Je ne peux pas dire « paragraphe 3 c’est vrai,
paragraphe 4 c’est faux ». Chaque paragraphe superpose des éléments factuels et des
interprétations. C’est le cas de tout écrit polémique. Si on prend une mazarinade, il y a des
éléments qui sont vrais et d’autres qui sont faux. C’est justement dans l’appréciation de la
polémique et dans sa prise en compte qu’on peut voir « là, Lucien force le trait » ou « là, il
n’y a aucune raison polémique de dire ça ». D’ailleurs, s’ajoute à cela le problème du
silence. Forcément, parfois Lucien ne dit rien ; en supposant qu’il veut faire une diatribe,
c’est difficile de ne pas le prendre en compte.
Alexandre Jakubiec : J’ai beaucoup aimé le parallèle avec l’Apollon de Didyme. La voix
qu’on entend sortir du temple et donc qu’on interprète immédiatement comme la voix du
dieu. Tu as dit qu’Alexandre était une sorte de pythagoricien, il y a peut-être d’autres
parallèles qui pourraient t’intéresser, par exemple, le fait que l’on accuse très souvent les
pythagoriciens d’être des charlatans. J’ai pensé, toujours chez Hérodote, à Zalmoxis, qui
est le dieu des Gètes. Hérodote dit que les Grecs du Pont pensaient que ce n’était pas un
dieu, que c’était un esclave de Pythagore qui avait réussi à se faire passer pour un dieu en
se cachant sous terre pendant trois ans et en ressortant. Une autre anecdote, pas chez
Hérodote cette fois-ci, avec laquelle on peut faire un parallèle avec l’Apollon de Didyme.
Pythagore, assiégé, ne veut pas donner de réponse, comme l’Apollon de Didyme ; il finit
par dire « Je ne réponds pas aux impies », parce que cette demande-là est impie.
Manfred Lesgourgues : Il y a une troisième référence qui intervient dans la vie
d’Apollonios de Tyane, le maître du maître d’Alexandre, quand il consulte l’oracle de
Trophonios : Apollonios décide de passer outre les recommandations des prêtres, et d’aller
de lui-même à l’intérieur de l’adyton souterrain, où il reste une semaine et ressort à 10 km
de là avec un livre de Pythagore. Cette anecdote repose sans doute sur l’idée que l’on avait
alors qu’on pouvait ressortir de l’adyton de cet oracle par des tunnels qui arrivaient un peu
partout en Béotie. Apollonios nous dit : « j’ai demandé au dieu, quelle était la meilleure
philosophie, et il m’a donné ce livre ». C’est un cas remis en question et sans doute
romancé, mais c’est un cas où l’oracle prend la forme d’un livre, de quelque chose de
concret, et non pas d’un rêve ou d’une vision comme c’est d’habitude le cas. On voit donc
que le motif du « voyage souterrain » est commun à la fois à certaines procédures
oraculaires et à l’identité pythagoricienne.
Anne-Caroline Rendu-Loisel : Ma question concerne cette mise en scène polysensorielle
et la description qu’en fait Lucien : il y a, j’imagine, d’autres types de rituels qui sont mis
en scène comme Trophonios, présenté ici. Est-ce que la mise en scène polysensorielle qui
est présentée par les auteurs est critiquée ? Vise-t-elle à montrer que c’est de la
supercherie ? Ou, dans ces cas-là, pourquoi Lucien le présente-t-il comme étant de la
supercherie ?
Manfred Lesgourgues : On a des descriptions de mises en scène polysensorielles, mais les
dossiers sont un peu compliqués au niveau des consultations oraculaires. Il y a toujours,
dans la critique des oracles, une historiographie de la manipulation par le personnel du
temple, par des gens qui sont à l’intérieur. C’est beaucoup moins le cas dans l’antiquité, où
les manipulations viennent plutôt de l’extérieur du sanctuaire, de gens qui
instrumentalisent des oracles. En général, les édifices oraculaires bénéficient d’une certaine
ancienneté et d’une certaine autorité, on va rarement leur faire des procès en légitimité, du
point de vue d’une mise en scène qui serait polysensorielle. Cela arrive chez certains
auteurs, mais c’est relativement rare. Ici, c’est un culte qui est fondé à l’époque de Lucien,
on est dans le cadre d’un rite nouveau, on n’a donc pas ici cette autorité religieuse. Lucien
lui-même, quand il parle de Delphes ou d’autres oracles, est toujours un peu critique, mais
avec réserve, parce que cela reste une autorité historique. Quand on est dans de grands
centres oraculaires, on a rarement de mise en cause d’illusion qui serait liée au sens, on a
par contre souvent la critique de l’oracle trompeur. C’est beaucoup plus lié aux contenus
qu’au moment de la révélation.
Pour l’oracle de Trophonios, il est plus difficile de parler de mise en scène de la révélation,
d’une part parce qu’elle échappe en grande partie à nos sources, et d’autres part parce
qu’elle appartient à une expérience très personnelle du fidèle : personne ne se trouve avec
lui au moment de la révélation qui semble se faire en grande partie dans l’obscurité. Si
« mise en scène » il y a au Trophonion, celle-ci concerne plus particulièrement l’amont du
rituel qui est également une « mise en condition » du fidèle.
Corinne Bonnet : Dans le cadre des religions à mystères, on a parfois des descriptions de
ce qu’est l’expérience de l’initiation, qui semble inhérent à un type d’expérience
particulière, qui n’est pas remis en question, sinon bien plus tard par les auteurs chrétiens.
Je parle de Chrétiens : ce serait peut-être une clé de lecture à approfondir pour Lucien. On
est au IIe siècle et cela pourrait appartenir au registre de ce que l’on appelle le thauma, mot
que l’on utilise pour « miracle » dans le Nouveau Testament. On est peut-être aussi dans
des formes d’imprégnation, voire de concurrence. Lucien est un témoin très féroce de
l’émergence du christianisme. Est-ce qu’il n’y a pas aussi de manière implicite une
critique ?
Manfred Lesgourgues : Les critiques du christianisme sont présentes dans l’œuvre de
Lucien, mais elles n’ont pas du tout la même ampleur que celle dirigée contre Alexandre.
De plus, Alexandre lui-même est un ennemi des chrétiens et il « lance » un oracle contre
eux : « Le Pont était rempli d’athées et de chrétiens qui osaient répandre sur lui les pires
calomnies. Il ordonnait de les chasser à coups de pierres si l’on voulait conserver la faveur
du dieu » . Il n’est pas impossible que la critique de Lucien ait rejailli sur d’autres
pratiques, dont certaines ont pu être chrétiennes, mais je ne pense pas qu’il faille y voir ici
le mobile principal de la diatribe.
Les occurrences du mot θαῦμα dans l’opuscule ne renvoient d’ailleurs jamais à
l’apparition du dieu, mais toujours à la surprise des consultants. (LUC. Alex. 20 et 55). On
se situerait davantage ici dans l’idée de la construction d’une communauté émotionnelle
par l’émerveillement.