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sous la direction de Vangelis Athanassopoulos et Marc Jimenez L es voix qui s’expriment ici entendent demeurer dans les parages de la déconstruction, et notamment de la pensée de Jacques Derrida. Autrement dit, elles ne séjournent pas sur le lieu même, mais restent dans le voisinage théorique d’une réflexion exigeante où l’expérience concrète – celle de l’art en particulier – précède toujours le passage au concept, loin de toute systématisation abstraite. Il ne s’agit pas de « déconstruire » une esthétique ou une philosophie de l’art, que l’auteur de La vérité en peinture a bien pris garde, au demeurant, de ne jamais élaborer, mais de s’approprier au plus juste les traces qu’il nous a léguées pour assurer notre présence dans le monde contemporain. Philosophie LA PENSÉE COMME EXPÉRIENCE Préface de Jean-Luc Nancy Contributions de : Vangelis Athanassopoulos, Jean-Marie Brohm, Michel Gaillot, Christophe Genin, Marc Jimenez, Jacinto Lageira, Apostolos Lampropoulos, Anna Longo, Benjamin Riado et Isabelle Rieusset-Lemarié. Prix 19 € LA PENSÉE COMME EXPÉRIENCE Esthétique et déconstruction sous la direction de Vangelis Athanassopoulos et Marc Jimenez PUBLICATIONS DE LA SORBONNE ISBN 978-2-85944-948-3 ISSN 1255-183X PUBLICATIONS DE LA SORBONNE Série Philosophie – 38 Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne La pensée comme expérience Esthétique et déconstruction sous la direction de Vangelis Athanassopoulos et Marc Jimenez Ouvrage publié avec le concours de la Commission de la recherche de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et avec le soutien de l’équipe Æsthetica de l’Institut Acte (Arts, créations, théories esthétiques), UMR 8218, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/CNRS Publications de la Sorbonne 2016 © Publications de la Sorbonne, 2016 212, rue Saint-Jacques, 75005 Paris www.publications-sorbonne.fr Loi du 11 mars 1957 Les opinions exprimées dans cet ouvrage n’engagent que leurs auteurs. « Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Il est rappelé également que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre. » ISBN 978-2-85944-948-3 ISSN 1255-183X Avant-propos Vangelis Athanassopoulos Qu’est-ce qu’une expérience ? Quelque chose que l’on a, ou quelque chose que l’on fait ? Car, même si l’on peut penser que l’on ne peut vraiment en avoir que dans la mesure où l’on entre dans un commerce actif et effectif avec le réel, il n’est pas moins vrai que le « faire » d’une expérience présuppose – contient en lui-même, comme sa condition de possibilité – de s’abstenir de la posséder comme un bien cumulable. « Faire » une expérience, c’est reconnaître un arrêt ou un pli dans le continuum spatiotemporel, un arrêt ou un pli qui, tout en étant historiquement déterminable et dans la mesure même où il l’est, accuse le nom même d’« expérience » qu’on lui donne comme tentative contradictoire de catégoriser et de cumuler ce qui, précisément, se donne comme non catégorisable – car non pas différent du reste une fois pour toutes, mais chaque fois différent de lui-même. Faire et avoir, expérimentation ou accumulation, événement et/ou connaissance, tel semble être le double bind, ou double contrainte, qui constitue le rapport esthétique à l’art et au sensible : L’esthétique souffre d’une dualité déchirante. Elle désigne d’une part la théorie de la sensibilité comme forme de l’expérience possible ; d’autre part la théorie de l’art comme réflexion de l’expérience réelle. Pour que les deux sens se rejoignent, il faut que les conditions de l’expérience en général deviennent elles-mêmes conditions de l’expérience réelle ; l’œuvre d’art, de son côté, apparaît alors réellement comme expérimentation1. Certes, le réel doit être possible (n’est-ce pas la vocation de la théorie – de la connaissance en général – de comprendre comment ?) et le possible contient en lui-même la dynamique – le potentiel – de sa réalisation (n’estce pas la pratique de l’art qui montre l’effectivité de cette dynamique – ou comment ce potentiel peut-il se matérialiser historiquement ?). Cependant, il reste que ces quelques mots de Deleuze sont susceptibles d’être lus de deux manières : d’une part, s’agirait-il de rendre réel ce qui n’est encore que possibilité, faire coïncider ce que l’expérience pourrait (ou devrait être) avec ce 1. Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Éditions de Minuit, p. 300. 6 vangelis athanassopoulos qu’elle est ; d’autre part, rendre le réel lui-même possible, c’est-à-dire incertain, éventuel, contingent, mais aussi tirer l’expérience réelle du néant de l’indistinction et de l’équivalence (de l’accumulation), la dédoubler pour lui permettre d’accéder à l’existence en tant qu’expérience, faire deux pour en avoir une (double), choisir la possibilité de choisir et rejeter son impossibilité, ou plutôt l’accepter, comme une négation dont dépend la possibilité initiale même de choix – c’est peut-être ça que Deleuze appelle une « expérimentation ». Aux origines de l’esthétique en tant que discipline philosophique, la double contrainte permet de fonder simultanément l’autonomie de son objet et sa propre autonomie, le jugement esthétique kantien n’étant soumis ni à l’entendement et ses déterminations conceptuelles ni à la sensation et ses séductions matérielles. Or, de Schiller à Adorno, en passant par Hegel, elle cesse d’être l’instrument qui trace les limites extérieures d’une région séparée de l’expérience pour se déplacer vers l’acte même de cette séparation, désignant désormais, au sein de l’expérience esthétique, ce qui la voue à ce qu’elle ne peut plus, ou pas encore, être – la contradiction entre la radicale autonomie de l’art et la promesse d’une émancipation politique et sociale2. En même temps, la question que la théorie pose à l’expérience, on est en droit de la poser à la théorie elle-même : le discours esthétique serait-il de l’ordre du faire ou de l’avoir ? La tentative de catégorisation serait-elle consubstantielle au processus d’accumulation ? Qu’est-ce que la théorie fait à l’expérience – et à l’expérience artistique plus particulièrement – et comment s’en trouve-t-elle affectée en retour ? Ces questions traversent, sous des formes variées, l’ensemble des textes rassemblés ici, balisant le terrain de la rencontre entre l’esthétique et la déconstruction. Car au-delà (ou plutôt en deçà) de la reconnaissance de la place privilégiée qu’occupent l’art et l’expérience esthétique dans le corpus déconstructif, et notamment dans le travail de Jacques Derrida, ainsi que des tensions créées par la remise en cause radicale, opérée par ce dernier, du logocentrisme et des distinctions métaphysiques sur lesquels se fonde le discours esthétique, il nous semble que la tâche par excellence que la déconstruction s’est donnée est celle de penser le double bind de la pensée comme expérience, d’une pensée qui fait dans sa confrontation avec l’art l’expérience de ses propres limites – les limites de la pensée et de l’expérience, c’està-dire pas seulement les limites entre elles, mais aussi leurs limites à elles – en même temps que celle de ses conditions de possibilité. Le point de départ du présent ouvrage a été le colloque international Esthétique et déconstruction. Parages de l’art et de la philosophie organisé à l’UFR 2. Voir Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004. avant-propos Arts plastiques et Sciences de l’art de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne les 6 et 7 décembre 2012. S’appuyant sur une sélection de communications présentées lors de cette manifestation, auxquelles sont venues s’ajouter des études inédites, ce volume (qui doit beaucoup aux échanges et discussions qui y ont eu lieu, notamment avec Luc Lang et Michel Salsmann, que nous tenons tout particulièrement à remercier) se propose d’interroger à nouveaux frais l’apport de la critique déconstructive à la théorie de l’art, en explorant autant les regions instables de leur interpénétration que les contradictions qui surgissent à l’endroit de leur rencontre. Tout en rendant compte des facteurs qui ont souvent polarisé le débat entre les esthéticiens et les déconstructeurs, il s’agit de tenter d’en déconstruire les plans hiérarchiques, et de remettre ainsi à jour l’agenda de la pensée esthétique dont les enjeux contemporains, marqués indissociablement par l’extension sans précédent de son champ de questionnement et par le défi corrélatif de son effectivité analytique et critique, appellent de nouvelles articulations. L’un des motifs les plus saillants de cette polarisation a été l’association du terme de déconstruction à celui de postmodernisme – de Gianni Vattimo à Hal Foster, en passant par Arthur Danto3. Or, cette association constitue simultanément l’une des plus grandes chances et l’un des accidents les plus handicapants pour la déconstruction : si elle est en grande partie à l’origine de la réputation internationale de Derrida et du large retentissement de sa pensée en dehors des canaux (et des canons) philosophiques traditionnels, elle n’en a pas moins été source de détournements, de malentendus, de raccourcis et de simplifications qui passent souvent à côté des enjeux posés par le processus déconstructif, quand ils n’en usent pas comme légitimation théorique d’un conservatisme intellectuel et du statu quo qui le nourrit. Ainsi, d’un côté, la déconstruction a gagné en influence et visibilité en dehors de son pays d’origine – dans lequel elle a longtemps été soumise aux cloisonnements et aux rigidités du système académique –, entrant en interaction avec la culture contemporaine et jouant un rôle catalyseur dans l’émergence de nouvelles disciplines (études culturelles, visuelles, de genre4). De l’autre côté, elle a souvent été déconnectée de toute une tradition de pensée dont elle est issue et avec laquelle elle dialogue, autant que de son rapport étroit à l’histoire et à la sensibilité. Sans insister particulièrement sur la question du postmodernisme, un de nos objectifs a été de remettre en cause cette association, et ceci non pas 3. Voir Gianni Vattimo, La fin de la modernité, trad. C. Alunni, Paris, Seuil, 1987 ; Hal Foster (éd.), The Anti-Aesthetic, Seattle/Washington, Bay Press, 1983, préface, p. ix-xvi ; Arthur Danto, L’art contemporain et la clôture de l’histoire, trad. C. Hary-Schaeffer, Paris, Seuil, 2000. 4. Voir François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2005. 7 8 vangelis athanassopoulos pour la condamner sans appel, mais dans l’espoir d’y récupérer les éléments critiques qui nous permettront de penser l’articulation du discours théorique contemporain avec l’état actuel de la culture et de la société. Considérée dans ce contexte, la déconstruction marquerait-elle le dépassement de l’esthétique en tant que discipline philosophique, voire constituerait-elle une sorte d’« anti-esthétique » incompatible avec les objectifs et les méthodes de son objet de critique ? Ou, au contraire, dans la mesure même où elle est directement concernée par les contradictions inhérentes au processus créatif et la nature constitutivement ambiguë de l’expérience artistique, la déconstruction réactiverait et perpétuerait-elle des problématiques élaborées au sein du discours esthétique tout en démontrant ses propres ambiguïtés et indéterminations ? Ou, pour reprendre la préface de Jean-Luc Nancy au présent volume5, n’est-ce pas le propre de l’acte de philosopher que de se poser d’une manière persistante et toujours renouvelée la question de sa propre validité ? Plutôt que de revendiquer une lecture « orthodoxe » ou « canonique » de la déconstruction, il s’agit de mettre en mouvement la polyphonie de ses lectures et interprétations, et ceci non pas afin d’avaliser le « pluralisme » d’une vision relativiste de la théorie mais dans le but d’explorer le rôle catalyseur qu’a joué la sphère de l’art dans le devenir historique du discours déconstructif, sa dissémination dans le champ plus vaste de la culture et son implication dans un ensemble de problématiques qui font notre contemporanéité. Autant dire que, contrairement à la tendance bibliographique en la matière6, cet ouvrage ne porte ni exclusivement ni principalement sur le travail de Jacques Derrida. Même si plus d’une contribution se confronte, directement ou indirectement, à ce dernier, notre parti pris a été de favoriser une pluralité de voix, d’angles d’approche et de champs d’étude, dans le souci de dresser un aperçu – par définition non exhaustif – des divers aspects, versions, ramifications et implications de la pensée déconstructive dans ses rapports avec l’art et le discours esthétique. Dans les pages qui suivent, l’approche derridienne se trouve ainsi confrontée à celle de Paul de Man, de Martin Heidegger et de Jean-Luc Nancy, sans négliger des penseurs qui, venant d’horizons divers, croisent les problématiques de la déconstruction proprement dite (si tant est qu’une pareille chose existe) par des biais différents, comme Gilles Deleuze et Theodor W. Adorno dans le champ de la philosophie ou Rosalind Krauss dans celui de la critique d’art. 5. Voir infra, p. 16. 6. Voir Adnen Jdey (éd.), Derrida et la question de l’art, Nantes, Cécile Defaut, 2011 ; Nathalie Roelens (éd.), Jacques Derrida et l’esthétique, Paris/Montréal, L’Harmattan, 2000 ; Jacques Derrida, Penser à ne pas voir. Écrits sur les arts du visible (1979-2004), éd. par Ginette Michaud et al., Paris, La Différence, 2013. avant-propos Ainsi, dans les pages qui suivent, la réflexion esthétique part à la rencontre d’objets, de discours et de méthodes qui viennent de disciplines différentes : la sociologie, l’anthropologie, la philosophie politique, la phénoménologie, la musicologie, la critique d’art et les études culturelles y sont invoquées à des degrés variés et dans des contextes divers, dans un esprit transdisciplinaire qui reste pourtant ancré dans une tradition critique. La composition du volume se déploie en trois parties, intitulées respectivement « Le partage du possible », « Déterritorialisations de l’art ou les usages de la théorie » et « Le texte à l’œuvre ». La première partie comprend quatre chapitres qui, adoptant chacun une perspective épistémologique et méthodologique différente, s’articulent autour de la question de l’impossible comme point de tension, mais aussi de possible convergence entre la critique déconstructive et le discours esthétique. Que ce soit au travers du rapprochement de Derrida et d’Adorno (Marc Jimenez), de la lecture critique de Paul de Man (Vangelis Athanassopoulos), de la question de l’hospitalité (Isabelle Rieusset-Lemarié) ou de celle du don (Jacinto Lageira), ce qui est visé, c’est le double bind auquel se confrontent la pensée philosophique et à plus forte raison l’esthétique dans leur rencontre avec l’art en tant que rencontre avec leurs propres conditions de possibilité. En prenant le contre-pied de l’idée reçue qui voit dans le discours déconstructif l’exact opposé de la pensée historique et de la tradition critique7, idée reçue remise en question par les travaux de Pierre V. Zima8, Marc Jimenez propose une lecture de la déconstruction informée par la Théorie critique, lecture qui vise à y récupérer une commune exigence intellectuelle et un commun potentiel de résistance aux conditions actuelles d’acculturation et de marchandisation de l’art et aux impasses qui les accompagnent. Partant du discours de remerciements de Derrida lors de la remise du prix Theodor W. Adorno que lui a décerné la ville de Francfort le 22 septembre 2001, l’auteur envisage le paradoxe de la « possibilité de l’impossible » comme rapport dialectique entre la dimension spéculative et la dimension performative de la théorie. Vangelis Athanassopoulos, pour sa part, insiste précisément sur la performativité du geste déconstructif dans une étude consacrée à la fonction des catégories esthétiques et aux rapports qu’elles entretiennent avec la question de l’histoire dans la pensée de Paul de Man, filtrée à travers celle de Fredric 7. Voir Geoffrey Bennington, « Apprendre à lire enfin », Le Magazine littéraire, 498, 2010, Derrida en héritage, p. 64-65. 8. Cf. Pierre V. Zima, La déconstruction. Une critique, Paris, L’Harmattan, 2007, et « L’esthétique de la déconstruction, du romantisme à Nietzsche et Derrida », Multitudes, numéro spécial, juin 1992, Le texte et son dehors (http://multitudes.net/L-esthetique-dela-deconstruction, consulté le 8 janvier 2014). 9 10 vangelis athanassopoulos Jameson et son commentaire de la partie des Allégories de la lecture consacrée à Rousseau. En proposant une approche métadialectique d’un auteur peu étudié en France, cette contribution vise non seulement à stimuler de futures recherches dans ce domaine, mais aussi à interroger la possibilité d’une réappropriation critique du devenir postmoderne de la déconstruction et du potentiel évaluatif que celle-ci peut receler dans le domaine de la critique d’art. Les contributions d’Isabelle Rieusset-Lemarié et Jacinto Lageira opèrent ce qu’on pourrait appeler une « déconstruction esthétique » de certaines thèses de Derrida, envisageant toutes les deux la sphère de l’art comme horizon d’effectuation collective et intersubjective de ce qui se laisse entendre chez ce dernier comme impossible ou l’ impossible (c’est-à-dire, aussi, la déconstruction elle-même). La première passe au crible l’approche derridienne de la philosophie morale de Kant en puisant autant chez Hannah Arendt que dans la littérature sur la charis grecque les arguments d’une lecture du concept d’hospitalité inconditionnelle qui voit dans la confrontation à l’imprévisible le terrain commun de l’esthétique et de l’éthique. La seconde se focalise sur l’analyse que Derrida fait de l’Essai sur le don de Marcel Mauss, la confrontant autant avec la critique sociologique et anthropologique qui lui a été adressée qu’avec la phénoménologie husserlienne. Se départant d’une lecture économiste du phénomène du don, l’auteur aborde celui-ci au croisement du discours maussien et des travaux d’Edmund Husserl sur la temporalité, élaborant une conception de l’œuvre d’art en tant que donation du temps. La deuxième partie comprend trois chapitres qui explorent trois aspects différents du déplacement, voire du détournement de l’opération artistique dans et par le discours théorique, les modalités selon lesquelles s’y opèrent l’attribution et la distribution du sens, leurs stratégies et leurs effets, ainsi que leurs implications politiques. S’agirait-il d’un déplacement d’ordre poïétique ou idéologique ? Ses effets seraient-ils purement textuels ou engageraientils, directement ou indirectement, la place et le rôle de l’art dans la société et l’histoire ? Michel Gaillot se focalise sur la fonction politique de l’art et ses conditions de possibilité dans la situation actuelle où la créativité comme reconfiguration du sensible tend à coïncider avec la communication comme production de consensus et l’élaboration d’un monde commun avec le design de la sphère publique et de la conscience collective. S’opposant à une conception de l’art contemporain comme fabrique de sociabilité, l’auteur insiste sur la nécessité critique de maintenir la séparation entre la sphère de l’esthétique et celle du politique, non pas pour plaider en faveur d’une quelconque essence ou transcendance de la première, mais pour relever les pièges du « rapt théorique de l’art » qui fait que ce dernier, au moment même où il apparaît avant-propos comme vecteur de politisation de l’espace public, sert d’alibi à l’absence de conscience politique, absence à laquelle il se substitue et qu’il rachète. En ce sens, la focalisation stratégique sur les vertus relationnelles et la dimension participative de l’art contemporain tend à présenter comme déjà existante une communauté qui est toujours à construire, réduisant au passage la démocratie à l’interactivité et l’art à son réseau. La pensée déconstructive sert dans ce contexte d’instrument critique qui permet d’envisager une autre conception de l’« être-ensemble », non réductible à l’opposition entre la politisation de l’art et l’esthétisation du politique, conception informée notamment par la pensée de Jean-Luc Nancy. Benjamin Riado, quant à lui, se propose de soumettre la lecture derridienne de Platon et de Kant aux instruments critiques mêmes de celleci, en remettant en doute le refus, répandu auprès des commentateurs 9, d’attribuer à Derrida une quelconque théorie esthétique. S’appuyant sur une lecture rapprochée de La Pharmacie de Platon et de La Vérité en peinture qui vise à démontrer l’emploi stratégique que leur auteur réserve à la notion de parergon, cette étude esquisse ainsi, à partir du processus même de la « déconstruction de l’esthétique », une potentielle « esthétique de la déconstruction ». Christophe Genin, pour sa part, dresse une cartographie comparative de l’approche heideggerienne de l’art, et plus particulièrement de son interprétation de Hölderlin, et des plans d’expansion territoriale du Troisième Reich, soulevant, d’une façon subtile et argumentée, des questions qui font écho à la récente actualité française de Heidegger10. À cette différence près que, ici, il n’est pas question du rapport du philosophe allemand à l’antisémitisme, mais plutôt de celui entre sa réflexion esthétique et son positionnement politique, deux aspects de sa pensée que ses commentateurs ont maintenu jusqu’ici séparés. La troisième et dernière partie comprend trois chapitres qui portent chacun un regard critique sur la rencontre de la déconstruction avec l’objet artistique, dans les champs de la musique, de la photographie et du cinéma 9. Pour une exception, voir Rudy Steinmetz, « Spectres de l’esthétique », dans Nathalie Roelens (éd.), Jacques Derrida et l’esthétique, op. cit., p. 43-60. 10. Liée aux « Cahiers noirs » (Schwarze Hefte), une sorte de journal de pensée de Heidegger, dont certains extraits ont circulé dans la presse française avant même leur publication allemande aux éditions Vittorio Klostermann, dans la Gesamtausgabe (les « œuvres complètes »). Voir Philippe Arjakovsky, François Fédier, Hadrien France-Lanord (éd.), Dictionnaire Martin Heidegger, Paris, Cerf, 2013 et Nicolas Weill, « Heidegger, la preuve du nazisme par le “Cahier noir” ? », « L’affaire Heidegger (suite) vue d’Allemagne », « Du nouveau sur Heidegger et les “Cahiers noirs” » (http://laphilosophie.blog.lemonde.fr/, consulté le 15 mars 2014) et « Martin Heidegger, titan et maître toujours inquiétant » (http://laregledujeu. org/seminaires/2013/12/16/15098/martin-heidegger-titan-et-maitre-toujours-inquietant/, consulté le 15 mars 2014). 11 12 vangelis athanassopoulos contemporain. Plutôt que de se servir de la théorie comme moyen de saisie et de maîtrise conceptuelle d’un objet qui ne cesse de se dérober, il s’agit de confronter la pratique artistique et le discours théorique dans le but de mettre en lumière les limites, les apories, les écarts et les angles morts qui conditionnent leur rencontre autant que les chances d’un dialogue qui ne se réduirait pas à la logique de l’« explication » ou de l’« influence ». Dans un texte investi autant par la passion du mélomane que par le regard acéré du critique, Jean-Marie Brohm envisage la musique comme un objet qui résiste par définition à toute entreprise qui tenterait de le déconstruire. S’attaquant à une certaine attitude postmoderne qui voit dans l’acte interprétatif une forme de déconstruction exogène et forcée du texte musical, l’auteur convoque toute une tradition philosophique et musicologique qui situe la musique à la limite de la discursivité, engageant une réflexion proprement esthétique sur sa nature et son expérience. Anna Longo se focalise sur la photographie contemporaine et plus particulièrement sur la lecture croisée, par Rosalind Krauss, de l’approche deleuzienne du simulacre et du travail de l’artiste américaine Cindy Sherman. En confrontant la philosophie et la critique d’art autour d’une œuvre qui est devenue l’un des emblèmes de la postmodernité en photographie, l’auteur déconstruit d’une manière méthodique le discours de la critique américaine tout en proposant une interprétation alternative du rapport entre la théorie et la pratique artistique, interprétation qui renouvelle le débat sur l’applicabilité de la déconstruction dans l’évaluation de la production artistique contemporaine. La contribution d’Apostolos Lampropoulos, qui clôt le volume, propose une approche herméneutique du film de Claire Denis L’Intrus (2004), qui s’interroge sur la nature du lien qui attache ce dernier au texte éponyme de Jean-Luc Nancy, dont la cinéaste française s’est déclarée inspirée. Menée à partir d’un point de vue intertextuel, cette étude met en résonance une partie du corpus théorique de la déconstruction (et plus particulièrement le dialogue de Derrida avec Geoffrey Bennington et Hélène Cixous) avec la problématique de l’« adoption illégitime » du texte de Nancy par le film de Denis. À travers une réflexion sur la corporéité et son rapport à l’image et au discours, l’auteur démontre la profonde interdépendance qui existe entre l’attachement déconstructionniste au texte et son ancrage dans la chair même de l’expérience sensible. Si la déconstruction est une pensée tendue tout entière vers ses limites, le corps se donne justement comme ce qui est sillonné par ces limites, performant l’impossible séparation de l’intérieur et de l’extérieur, du sens et des sens, du dis-cours et du par-cours. Au-delà de ce découpage, une multiplicité de liens et de renvois se tisse entre les différents chapitres, débordant les limites de la partie à laquelle avant-propos ils sont assignés. L’impossible déconstruction de l’objet musical (Brohm), par exemple, fait écho aux diverses formes d’impossibilité traitées dans la première partie ; l’insistance sur la fonction critique de la sphère esthétique (Jimenez) et son rapport à l’« être-ensemble » (Rieusset-Lemarié, Lageira) anticipe le questionnement de la rencontre de l’art avec le politique (Gaillot, Genin) ; et l’intérêt d’Anna Longo pour l’emploi de la déconstruction dans le domaine de la critique d’art croise le questionnement de Vangelis Athanassopoulos sur l’acte d’évaluation esthétique. Le lecteur établira sans doute d’autres correspondances qui viendront se superposer à la structure tripartite proposée, reconfigurant en conséquence l’agencement des textes. Mais surtout, au-delà de leurs différences et particularités respectives, tant au niveau du contenu qu’à celui de la forme, et de la trame des correspondances locales et partielles qui les lient entre elles, toutes les contributions qui composent le présent volume partagent un esprit commun qui reconnaît en l’opération artistique non pas un objet mais un mode de penser et en la théorie une manière de réfléchir avec l’art plutôt que sur ou à propos de lui. D’où aussi leur ressort commun qui consiste à interroger ce que l’on pourrait appeler la valeur d’usage de la théorie, à un moment historique où elle semble, elle aussi, fatalement prise dans le circuit de l’équivalence du marché de la connaissance. 13