René, Robert, Ennemond, Charles et les autres...
Ombres et lumières : les luthistes français de la première moitié du XVIIe siècle.
En 1600 - 1605 on commence, dans les archives parisiennes, à voir des
"maîtres joueurs de luth" ; en 1610 - 1640, époque qui est donc aussi très
exactement l'apogée du chant accompagné au luth, c'est une marée de joueurs
de luth. Et après 1640 - 1645, il n'y en a pratiquement plus. Ce qui nous
conduit à ce fait un peu paradoxal qu'à l'époque de la maturité de Denis
Gaultier, et à plus forte raison de celle de Mouton, le luth était déjà un
instrument démodé.
Il reste que l'existence de cette école et sa "flambée", pendant trente ou
quarante ans, est un fait social assez étonnant qui dépasse largement le cadre
des salons genre Hôtel de Rambouillet, qui a atteint une société toute entière
et qui n'a guère d'équivalent dans d'autres pays.1
En relisant ce passage sous la plume avisée de François Lesure, il m'est venu à l'idée
d'approfondir le phénomène qu'il décrit pour tenter d'apporter un peu de cohérence à l'image
que l'on se fait du luth baroque en France, au dix-septième siècle. En effet comment expliquer
le quasi-monopole exercé par quelques piliers emblématiques de cet instrument, Ennemond et
Denis Gaultier puis Charles Mouton et les Gallot, tous reconnus pour leurs œuvres dans
l'accord en ré mineur, devenu l'accord par excellence du luth dit baroque...
En y regardant de plus près, je me suis vite aperçu que l'affaire n'était pas si simple qu'il y
paraissait. Ennemond "Vieux" Gaultier, comme son surnom l'indique, fait figure de
précurseur parmi ces stars du 11 chœurs français que sont Denis, son cousin, et à leur suite
Mouton et les Gallot. Comment expliquer que les œuvres du Vieux Gaultier soit passées à la
postérité dans cet accord devenu vers 1650 le nouvel accord ordinaire après avoir fait son
apparition en 1638 comme l'un des accords nouveaux figurant dans le recueil publié à Paris
par Pierre Ballard ? Dans ce recueil seules 8 pièces sur 40, dues à Nicolas Bouvier et à un
Dubut, sans doute Pierre le père, font usage de cet accord "fdefd", la-ré-fa-la-ré-fa, qui est
devenu par la suite quasiment le seul accord utilisé par les luthistes en France d'abord, puis
très vite dans toute l'Europe. Seule l'Italie a résisté...
Donc, dans ces deux recueils publiés par Ballard en 1631 et en 1638, 2 deux luthistes qui
figurent parmi les grands noms de l'école française de luth, René Mésangeau et François
Dufaut, sont bien représentés, avec un total de 54 pièces sur 127 pour les 2 volumes, soit pas
très loin de la moitié de la sélection opérée par l'éditeur Pierre Ballard... L'interrogation qui se
pose alors est la suivante : comment expliquer que ni l'un, ni l'autre de ces deux lute heroes ne
fasse, dans ces recueils imprimés, usage de l'accord en ré mineur utilisé dans une grande
partie de l'œuvre de François Dufaut qui nous est parvenue, comme le reflète parfaitement
l'édition de ses œuvres qui fait référence 3 ? Et comment expliquer également l'absence du
Vieux Gaultier que le maître de luth de Mary Burwell compare pourtant vers 1660 au soleil
parmi les étoiles4 ?
1
F. LESURE "Les luthistes parisiens à l'époque de Louis XIII", in Le Luth et sa Musique, vol. 1, Paris : CNRS,
1976 , p. 223.
2
Tablature de Luth de Differens Autheurs sur les Accords Nouveaux, Paris : Pierre Ballard, 1631 et Tablature de
Luth de Differents Autheurs sur les Accords Nouveaux, Paris : Ballard, 1638. Il faut signaler que le recueil de
1631 est disponible sur Gallica: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b52506298g
3
Œuvres de DUFAUT, éd. M. ROLLIN et A. SOURIS, Paris : CNRS, 1965 et 2ème édition enrichie de
nombreuses nouvelles pièces suite à la découverte des manuscrits Goëss, 1988.
4
Burwell Lute Tutor, reprint Leeds : Boethius Press, 1974 ; f° 5v.
1
Couverture du recueil de 1631 (Bibliothèque nationale de France, département Arsenal, MUS-505)
Il m'a semblé utile de comparer la chronologie de ces luthistes du premier XVIIe siècle. Voici
sous forme de tableau, nécessairement schématique, le résultat obtenu :
Nom du luthiste
René Mésangeau
Anthoine Francisque
Robert Ballard
Ennemond Gaultier
Charles de L'Espine ou Lépine
Pierre Gaultier
Henri de Lenclos
Jacques Gaultier
Denis Gaultier
Nicolas de Merville
Jean [John] Mercure
Charles Fleury, sieur de Blancrocher
François Dufaut
Pierre Dubut, le père
Dates de naissance et de décès
c. 1568 - 1638
c. 1575 - obsèques le 5 octobre 1605
c. 1575 - après 1650
c. 1575 - 1651
c. 1580 - entre 1627 et 1640
v. 1599 - après 1638
v. 1592 - 1649
Fin du XVIe siècle - avant 1660
v. 1597 - 1672
c. 1600 - après 1643
c. 1600 - avant 1661
v. 1605 - 1652
avant 1604 - après 1672
v. 1610 - v. 1681
N'est-il pas surprenant de constater que le premier de la liste, René Mésangeau, reconnu
comme l'un des initiateurrs de la nouvelle esthétique et qualifié par le maître de Mary Burwell
de digne fils d'Apollon, presque exactement contemporain de Robert Ballard et d'Anthoine
Francisque (mort plus jeune) et tous deux adeptes de la tablature en vieil ton, c'est-à-dire
2
l'accord hérité du luth de la Renaissance ? Impossible alors de ne pas s'interroger sur ce qu'il
est advenu des pièces composées par Mésangeau en vieil ton !
Il en existe bien un certain nombre, mieux connues aujourd'hui, grâce, notamment, aux efforts
de John H. Robinson qui les a en partie publiées pour le compte de la Lute Society anglaise,5
pièces disséminées dans le manuscrit Ægidius, conservé à Prague, Národní Muzeum, sous la
cote IV.G.18 Les traces laissées par notre luthiste en Europe du Nord - ce manuscrit est
d'origine autrichienne - laissent à penser que Mésangeau a peut-être commencé sa carrière
hors de France avant de s'établir à Paris. C'est chose faite en 1619, lorsqu'il épouse Marguerite
Jacquet qui lui survivra après son décès en 1638 ; en 1621 il signe l'acte de baptême de son
premier fils, René, en adjoignant à son paraphe la mention musicien ordinaire du roi.
On trouve par ailleurs dès 1617 une Courante du Sieur Mesangeau publiée par Jean-Baptiste
Besard à Augsburg, où il résidait alors, dans son recueil Novus Partus, indiquant qu'il
s'agissait d'une danse française, composée spécialement par son "très expert collègue"
français.6 Cette Courante figure aussi en bonne place dans le manuscrit évoqué plus haut. Ceci
semble bien confirmer la thèse de la présence de Mésangeau en Allemagne vers 1610 - 1617.
Courante de Mésangeau dans le Novus Partus de Besard, 1617
5
6
Lute News 120, Music Supplement, Decembre 2016.
Visible en ligne et téléchargeable sur le site de la Bayerische Staatsbibliothek.
3
Pour continuer notre jeu de piste, intéressons-nous aussi à Ennemond Gaultier. Ses dates de
naissance et de décès nous indiquent qu'il est contemporain de Mésangeau à quelques années
près. Il naît environ 7 ans après Mésangeau et il rend son dernier soupir 13 ans après son ainé.
Il appartiennent donc bien à la même génération. Leurs parcours parallèles présentent
d'ailleurs quelques similitudes. Tous deux sont nés et ont reçu leur formation à un moment où
l'accord du luth était encore l'accord vieil ton, hérité de la Renaissance finissante. Il est donc
logique de se poser pour Gaultier la même question que pour Mésangeau : qu'est-il advenu de
ses pièces en accord vieil ton ? Il en existe en effet un certain nombre, davantage que pour
Mésangeau. L'attribution de ces pièces n'est généralement pas explicite et on y voit le nom
Gaultier estropié de toutes les manières : Gautier, Gauthier, Gothier, Goutier, Gottier, etc.
sans précision de prénom. Entre Ennemond, Jacques et Pierre, il est parfois difficile de s'y
retrouver ! Denis est, à priori, exclus car ses dates (v. 1597 - 1672) font penser qu'il a adopté
très tôt dans sa vie le nouvel accord baroque à 11 chœurs avec lequel il se rendra si célèbre et
respecté.
Il est intéressant de noter que les manuscrits qui renferment des pièces de Gaultier en vieil ton,
proviennent, pour la plupart, de pays d'Europe du Nord, Allemagne et Angleterre
principalement, comme pour Mésangeau. Les plus importants de ces manuscrits sont :
Le manuscrit IV.G.18, évoqué à propos de Mésangeau, conservé au Národní Muzeum de
Prague, daté de 1623 et 1627, était à l'origine la propriété d'un noble de Salzbourg, Johannes
Ægidius Berner von Rettenwert (1603 - 1663).
Quelques pièces attribuées à l'un des Gaultier se trouvent dans le ms. L 81, compilé par
Johann Sebastian von Halwihl, d'Innsbruck, entre 1638 et 1650, manuscrit conservé à la
bibliothèque de l'abbaye de Kremsmünster en Autriche. Certaines pièces de ce manuscrit sont
de Pierre Gaultier, dit d'Orléans. Nous les retrouvons en partie dans son livre imprimé paru à
Rome en 1638. Pour les autres pièces, en fonction de la cohérence du style, il est permis de
penser qu'elles sont pour la plupart l'œuvre de notre luthiste dauphinois, Ennemond Gaultier.
On trouve aussi treize pièces avec cette même attribution imprécise dans un manuscrit des
années 1635 - 1640, d'origine allemande, le ms. O. N° 124, conservé à Saint-Petersbourg
depuis le XVIIIe siècle et connu de nos jours sous le nom de Swan Manuscript7, en référence
au dessin qui orne sa page de garde.
Autre manuscrit allemand important pour le répertoire en accords nouveaux cette fois, avec
néanmoins quelques pièces en nouvel accord ordinaire : le livre de luth d'Albrecht Werl ou
Wörl.8 Ce peintre munichois, né vers 1607, a rédigé lui-même ce livre entre 1627 et 1650,
puisant dans le répertoire principalement français de l'époque. On y croise beaucoup
Mésangeau, Merville, un peu Lespine et l'incontournable Gaultier, et même les Gaultier ! En
effet Pierre Gaultier et Jacques Gaultier d'Angleterre y figurent également. Au total, on peut
identifier encore 4 ou 5 pièces attribuables à notre Gaultier, quelquefois en compétition avec
un certain Héard. A noter que Werl fait appel à différentes sortes de luths, à 10, 11 et 12
chœurs. L'utilisation de ces 2 derniers types de luth semble indiquer plutôt Jacques Gaultier,
qui prétend être l'initiateur du luth à 12 chœurs.
7
The St. Petersburg 'Swan' Manuscript, reprint Columbus, Ohio : Editions Orphée, 1994.
Livre de luth d'Albertus Werl, Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Mus. Ms. 21646. Téléchargeable en ligne :
http://daten.digitale-sammlungen.de/~db/0008/bsb00086081/images/
8
4
On peut ajouter à cette liste un manuscrit, probablement d'origine française, conservé à la
Sibley Music Library de l'Université de Rochester aux États Unis, le ms. M140.V186S9 qui
date de c.1635, et qui contient une ou deux pièces attribuables à Gaultier.
Enfin, il faut aussi mentionner trois manuscrits anglais, le Cherbury Lute Book conservé au
Fitzwilliam Museum de Cambridge, 10 le livre de luth de Margaret Board 11 et le Jane
Pickeringe Lute Book,12 qui à eux trois contiennent quelques 25 pièces attribuées à Gautier
ou Gauthier.
Lord of Cherbury, le compilateur du manuscrit qui porte son nom, s'est rendu en France pour
des missions diplomatiques à deux reprises. En 1608 il est reçu à la cour par Henri IV et
Marie de Médicis. Rentré en Angleterre en 1609, il revient 10 ans plus tard comme
ambassadeur à Paris où il séjournera jusqu'en 1624. Luthiste passionné, il a bien sûr mis à
profit son séjour dans la capitale pour s'inspirer des maîtres français de l'époque. 13 Faut-il
rappeler que Gaultier est à ce moment au service de Marie de Médicis, tout comme Robert
Ballard d'ailleurs. Il n'y a donc rien d'étonnant à voir 20 pièces attribuées à Gaultier
(orthographié Gauthier la plupart du temps) dans ce manuscrit. Bien sûr, le doute subsiste
pour une attribution à Jacques ou Ennemond. Le séjour parisien de Cherbury et ses dates de
vie (1583 - 1648) coïncident presque exactement avec celles du Vieux Gautier (v. 1575 - 1651)
ce qui me fait pencher en faveur du Dauphinois. Il est intéressant de noter que toutes ces
pièces sont dans l'accord vieil ton.
Le livre de luth de Margaret Board, fait partie de la collection léguée par Robert Spencer à la
Royal Academy of Music de Londres ; à la fin du livre, entre les f° 31 et 45v, une section
copiée plus tardivement, vers 1635, est constituée de pièces en accords nouveaux. Parmi ces
pièces nous en trouvons 3 de Gaultier et 2 de Lespine, dont il sera question plus loin.
C'est également dans une section à la fin du manuscrit, entre les f° 43 et 51v, que nous
trouvons quelques pièces en accords nouveaux attribuées à Gaultier dans un troisième
manuscrit anglais, le Jane Pickeringe Lute Book.
Pourquoi alors Gaultier est-il absent des deux recueils publiés par Pierre Ballard, en 1631 et
1638, quand des pièces en accords nouveaux qui lui sont attribuées se retrouvent dans
diverses sources en Europe ? Mésangeau, Dufaut et même Robert Ballard sont bien
représentés dans ces ouvrages parisiens. Il est étrange que Gaultier soit passé à côté de cette
occasion de voir ses œuvres imprimées, alors qu'il était, selon toute vraisemblance, en pleine
possession de ses moyens à cette époque, travaillant dans l'entourage de la reine mère, Marie
de Médicis.
En 1631, nous trouvons en effet trace de la présence de Gaultier en relation avec la maison de
la reine mère. L'état désastreux des finances de cette dernière, contrainte à l'exil après la
Journée des Dupes (11 novembre 1630) et à cause de son opposition virulente à Richelieu
9
Une version en pdf du manuscrit est téléchargeable sur le site de l'Université de Rochester à cette adresse :
https://urresearch.rochester.edu/institutionalPublicationPublicView.action?institutionalItemId=27288&versionN
umber=1
10
The Lute Book of Lord Herbert of Cherbury, Paris and England, c.1620-1640, Fitzwilliam Museum,
Cambridge, MU.MS.689.
11
The Board Lute Book, Royal Academy of Music, Ms. 603 ; reprint Leeds : Boethius Press, 1976.
12
The Jane Pickeringe Lute Book, London, British Library, Egerton 2046 ; reprint Leeds : Boethius Press, 1985.
13
The Autobiography of Edward, Lord Herbert of Cherbury, ed. Sidney Lee, Londres : Routledge, 1886, p. 56 ;
Paris, 1608 : "... I did apply myself much to ... playing on the lute, and singing according to the rules of the
French masters."
5
protégé par Louis XIII, entraîne des retombées négatives pour l'ensemble de sa maison,
musiciens compris, comme l'atteste la note suivante :
Pour les gaiges de Ennemont Gautier, autre vallet de chambre d'icelle dicte
dame royne, pour ses gages de la sudicte année 1631, n'en sera cy faict
aucune despense par ledict Me Florent Dargouges, trésorier et comptable,
attendu qu'il n'a esté payé aucune chose au susdict Enemond Gautier, faute de
fonds. Partant pour cecy... Néant 14
Faut-il expliquer l'absence de pièces de Gaultier dans les recueils de Ballard par une raison
purement politique ? On peut se poser la question, d'autant que le luthiste restera jusqu'au
bout fidèle à la reine mère et ne se résoudra finalement à revenir sur ses terres en Dauphiné
qu'après le décès de Marie de Médicis à Cologne en 1642.15 On ne sait pas s'il l'a suivie, ou
non, dans son exil à Bruxelles d'abord, puis dans les Pays-Bas espagnols, en Angleterre et en
Allemagne enfin où elle est morte, dans le dénuement, le 3 juillet 1642, un an avant son fils
auquel elle s'était si violemment opposée. Ce scénario fournirait une explication à l'absence de
Gaultier du second recueil de Ballard en 1638 et pourrait expliquer incidemment la diffusion
de ses pièces dans les pays du nord.
Les deux recueils publiés par Pierre Ballard sont entièrement consacrés aux accords nouveaux,
dont la vogue commençait à submerger le petit monde du luth parisien, puis très vite,
européen. Un certain nombre de manuscrits - dont ceux évoqués plus haut - nous aident à
combler la lacune laissée par Gaultier dans ces deux recueils. En effet, il est possible de
retrouver plus d'une vingtaine de pièces sur les accords nouveaux attribuées ou attribuables à
un Gaultier, en laissant toujours planer le doute sur le prénom.
En Écosse, deux manuscrits conservés à la National Library of Scotland à Edimbourg, le Ms.
Dep.314 No.23, connu sous le nom de Wemyss Manuscript, et le Ms. 9452, plus souvent
appelé Panmure House Music Book Nr.5, en font partie, avec 10 pièces dans le Wemyss
Manuscript et 5 dans le Panmure 5.
Sarabande de Gaultier (guteir) dans le Wemyss Lute Book.
Ennemond Gaultier s'était produit à la cour d'Angleterre, devant Charles Ier et HenrietteMarie, sœur de Louis XIII, en 1628 et 1630. René Mésangeau avait lui aussi probablement
14
Archives Nationales, KK 151
"...et après le décès de reyne mère (1642) s'estant reduict à son pays, il fust acculli par le sieur Gaultier, son
frère, qui le gardat dans sa maison aveq tout son train pandant trois ou quatre ans et après se retira en son château
de Neves...". Archives Départementales de l'Isère, registre des audiences du parlement de Grenoble, B. 930, f°
101-112. (Orthographe originale).
15
6
passé la Manche et avait eu à Paris un élève anglais, Bullen Reymes, dans les années 1630 qui
nous a laissé un manuscrit très riche pour le répertoire en accords nouveaux. 16 Dans ce
document, nous retrouvons son écriture et celle de son maître Mésangeau, qui a également
copié plusieurs pièces dans le manuscrit Panmure 5. Les relations avec son maître parisien
n'étaient pas toujours faciles, ce qui l'amena finalement à se rapprocher de Nicolas de
Merville, plus fiable et plus abordable.17 Les influences circulaient vite et loin au gré des
rencontres et des déplacements des élèves ou des luthistes eux-mêmes. Il n'est donc guère
surprenant de retrouver dans ces manuscrits des pièces de Gaultier, Mesangeau et Dufaut, ce
dernier résidant en Angleterre à partir des années 1650 jusqu'à sa mort vers 1672.
Reste à comprendre pourquoi, dans les éditions modernes, le répertoire du Vieux Gaultier est
en grande partie dévolu au luth à 11 rangs sur le nouvel accord ordinaire en ré mineur,18 alors
qu'à l'origine il a de toute évidence composé pour un luth à 10 chœurs, à dix-neuf cordes
comme dit le maître de Mary Burwell, soit en accord vieil ton, soit sur l'un des accords
nouveaux qu'il affectionnait.
Les deux livres imprimés qui conservent en grande partie ce répertoire sont l'œuvre de Denis
Gaultier, cousin parisien d'Ennemond : le premier livre de 1670, Pièces de Luth de Denis
Gaultier sur trois differens Modes Nouveaux19 et le second livre de 1672, Livre de Tablature
des Pièces de Luth de Mr Gaultier Sr de Neüe et de Mr Gaultier son Cousin.20 Dans ces deux
ouvrages il est fait exclusivement usage du nouvel accord ordinaire. Chaque livre comporte
une préface dont je retiendrai deux passages. Dans celui de 1670 nous lisons ceci :
J ay appris par mes amis que les pieces que iay mis au jour sont tellement
changeés, et si fort defigureés quant on les envoye en provinces, ou hors du
Royaume qu'elles ne sont plus connoissables ce qui m'a obligé a les faire
mettre au net et vous donner la manière de toucher les Cordes qui vous est
marquee diversement.
Dans l'autre livre, paru en 1672, année de la mort de Denis Gaultier,21 nous trouvons à
nouveau cet avertissement (j'ai volontairement laissé l'orthographe originale dans les
deux cas...) :
Comme iay appris qu'on se plaint que les copies des pieces de Luth que Jay
composées, et que les copies de celes que Mr Gaultier Sr de Neüe mon cousin a
faites, se trouvent fort altereés et mesme qu'elles sont remplies de beaucoup de
fautes. J ay crû estre obligé de les faire Graver pour les representer au Naturel
En cet ouvrage afin qu'on les pût voir de la maniere qu'elles doivent estre. Et
qu'elles ne parussent pas davantage Ainsi qu'elles ont este changées et
defigureés, et ausy afin qu'elles ne fusent plus envoyees de cette maniere
imparfaite dans les provinces, ny chez les estrangers, ou l'on ne les trouve a
present qu'avec beaucoup de confusion, tant au regard de la Mesure, des
Tenues, des Etoufements, et des silences, que de la Transposition et du
16
Bibliothèque Nationale de France, Paris, Rés. Vma Ms 1404.
Sur Bullen Reymes et son séjour parisien, lire l'article de François-Pierre GOY, "Luth et guitare dans le
journal et la correspondance de Bullen Reymes (1631 - 1636)", Paris : Cité de la Musique, 1999, pp. 185 - 200.
Disponible e ligne ici : http://www.accordsnouveaux.ch/de/DownloadD/files/Luth_et_guitare_Reymes.pdf
18
Œuvres du VIEUX GAUTIER, éd. M. ROLLIN et A. SOURIS, Paris : CNRS, 1966, 2ème édition 1980.
19
Bibliothèque Nationale de France, Paris, Rés Vm7-375 (disponible sur http://gallica.bnf.fr).
20
Bibliothèque Nationale de France, Paris, Rés 474 (disponible sur http://gallica.bnf.fr).
21
voir Le Mercure Galant contenant plusieurs histoires veritables et tout ce qui s'est passé depuis le 1er Janvier
1672 jusques au départ du Roy, Paris, 1672, reprint Genève : Slatkine, 1982 ; pp. 166-167.
17
7
changement des lettres, que mesme au regard de la maniere de les toucher; ce
qui empèche d'en pouvoir trouver le vray mouvem[en]t et de tirer du luth ce
beau son dont l'un et l'autre forme[n]t le charme et l'harmonie.
Il parait évident d'après ce deuxième passage que Denis s'est en quelque sorte approprié la
musique de son cousin Ennemond dans le but de la sauvegarder et de tenter d'en expurger les
fautes inévitables qui surviennent lors de copie manuscrite, ou dans le cas de pièces apprises
d'oreille et restituées plus tard par écrit. De là à imaginer que Denis, dans son souci d'élever
une sorte de monument à la mémoire de son cousin décédé quelques vingt ans auparavant, se
soit fait un devoir de transposer sur le luth qu'il connaissait parfaitement, le luth français à 11
chœurs, les pièces qu'il avait entendues ou apprises du vivant d'Ennemond, les faisant ainsi
passer d'un accord nouveau au nouvel accord ordinaire, il n'y a qu'un pas, qu'il est très tentant
de franchir...
Couverture du Livre de 1672 (BNF, Rés. 474)
Il existe, bien sûr, des pièces en accord vieil ton transposées en accord nouveau et on trouve
aussi un exemple - pas le seul d'ailleurs sans doute -, d'une Courante en accord vieil ton
reprise en nouvel accord ordinaire et aussi dans un accord nouveau.
Cette Courante se trouve en vieil ton dans le Swan Manuscript, évoqué plus haut, au folio 24v,
et nous la voyons également, en nouvel accord ordinaire, dans le Tabley Lute Book,
manuscrit conservé à la John Rylands Library de Manchester (GB), p.43, mais aussi dans
plusieurs manuscrits conservés en France : le manuscrit de la Biliothèque Méjanes d'Aix-enProvence, Aix 17, f° 101v-102, puis, à la Bibliothèque Nationale de France à Paris, le livre de
luth de Johanes Viée, daté de 1653, Rés. Vmf ms. 51, f° 27v - 28, et un autre manuscrit
encore, d'origine allemande, le livre de Johannes David Keller, Rés Vmf ms. 48, f° 124v - 125.
Enfin, cette même Courante apparaît dans un manuscrit d'origine française, que FrançoisPierre Goy pense être le plus ancien manuscrit contenant des accords nouveaux, datable des
années 1630.22 Pour cette version, le rédacteur a transposé la Courante du vieil ton vers un des
22
Voir l'étude de François-Pierre GOY, téléchargeable ici :
http://www.accordsnouveaux.ch/de/DownloadD/files/Abhandlung_Goy.pdf . Voir 1ère partie, p. 95 et suivantes.
8
accords nouveaux (fefde = la-ré-fa#-si-ré-fa#). Il s'agit du manuscrit de la Newberry Library
de Chicago (USA), Case Ms. 7. Q. 5, f° 167.
Courante en vieil ton : Swan Ms. et Tabley Lute Book en nouvel accord ordinaire.
Version de la Courante en accord nouveau, ms. Case Ms. 7. Q. 5, f° 167
Voici donc une pièce qui subsiste en accord vieil ton, probablement sa forme originelle, puis
dans un des accords nouveaux en usage dans les années 1630 - 1640 et enfin dans le nouvel
accord ordinaire en ré mineur. Exemple parfait de ce qui a du se produire pour de nombreuses
pièces, même si les exemples illustrant cette pratique restent malheureusement rares. Cette
manière d'adapter la musique à l'instrument en usage à un moment donné semble finalement
naturel et cohérent. Si Denis Gaultier a, comme j'en ai le sentiment, transposé les pièces
9
d'Ennemond sur le luth à 11 chœurs, il n'a fait que mettre en œuvre une pratique courante et
traditionnellement utilisée par ses confrères depuis des décennies.
J'aimerais maintenant attirer l'attention sur les trajectoires professionnelles assez comparables
du Vieux Gaultier et de Robert Ballard, autre grand nom de cette école française de luth.
Robert Ballard, exact contemporain de Gaultier, à un ou deux ans près, s'est trouvé lui aussi à
la croisée des chemins entre vieil ton et accords nouveaux. Principalement connu pour ses
pièces en vieil ton contenues dans ses deux livres de tablature de luth parus en 1611 et 1614,23
il a pourtant suivi la mode en fournissant 7 pièces pour l'anthologie de son frère Pierre en
1631. En effet, si son prénom n'apparaît pas dans le livre en question, il ne fait aucun doute
que Robert est bien l'auteur des pièces. Il n'y a pas d'autre Ballard luthiste connu, et les autres
membres de la famille se consacraient entièrement à l'édition. Robert Ballard, dont on sait
finalement assez peu de choses, a eu un temps en commun avec Gaultier d'être au service de
la reine mère, Marie de Médicis. Il est difficile d'imaginer que les deux hommes ne se soient
pas alors rencontrés, et peut-être même ont-ils travaillé ensemble.
Après avoir appris son métier probablement auprès de l'associé de son père, le luthiste Adrian
Le Roy, mort en 1598, le jeune Robert, alors âgé d'une vingtaine d'années, débute sa carrière
comme joueur de luth. En 1600, il accepte par contrat d'enseigner son instrument au fils du
propriétaire de la maison qu'il occupe sans à cause de ce en paier par led. bailleur aucune
chose ny luy faire aucune dyminution dud. loier.24 En 1612, la régente Marie de Médicis le
prend à son service et il a même le privilège d'enseigner le luth au tout jeune Louis XIII:
Nous voulons et vous mandons que des deniers de vostre charge de la
presente année, vous payiez et delivriez comptant à Robert Balart, M[aistr]e
joueur de luth que nous avons retenu près de nous pour nostre plaisir et
service, la somme de Six cens livres de laquelle nous luy avons faict don tant
en consideration de ses services que pour luy donner moyen de s'entretenir
près de nous et à nostre suitte durant les quartiers de Janvier à Avril de la
présente année (...) Faict à Paris le XIIe jour d'Avril 1612.25
L'année suivante, nous apprenons, grâce à la correspondance entre Malherbe et son ami
provençal Peiresc, que Gaultier, qui a quitté Pézenas où il a passé toute sa jeunesse, depuis
l'âge de 7 ans, au service de Madame de Montmorency, a été attiré au service de la reyne
mère.26 Voici le passage en question de cette lettre datée du 10 ocobre 1613 :
Vous me mandez bien que vous avez ouï la sarabande des Topinamboux, mais
vous ne me mandez pas, ni de la main de qui, ni ce qui vous en a semblé. Son
auteur, qui est Gauthier, est tenu le premier du métier : je ne sais s'il aura
réussi et si le goût de Provence se conforme à celui de la cour.27
23
Robert BALLARD, Premier Livre, 1611, éd. M. ROLLIN et A. SOURIS, Paris : CNRS, 1976 et Robert
BALLARD, Premier Livre de Tablature de Luth, facsimilé éd. P. BOQUET et F.-P. GOY, Courlay : Fuzeau,
1995. Robert BALLARD, Deuxième Livre et pièces diverses, 1614, éd. M. ROLLIN et A. SOURIS, Paris :
CNRS, 1964 et Robert BALLARD, Piesces Diverses Mises sur le Luth, 1614, Société Française de Luth, s.d.
24
Robert BALLARD, Premier Livre, 1611, éd. M. ROLLIN et A. SOURIS, Paris : CNRS, 1976 ; Introduction, p.
XI
25
Bibliothèque Nationale, Cinq Cents Colbert 93, f° 96v.
26
Archives Départementales de l'Isère, registre des audiences du parlement de Grenoble, B. 930, f° 101-112.
27
Letttres de MALHERBE, Paris : J.J. Blaise Libraire, 1822; p. 297.
10
Gaultier fust mis page à l'aage de sept ans chez la dame de Monmoransy28
Entrée de l'Hôtel de Montmorency à Pézenas
Ballard et Gaultier ont-ils dans ces moments-là collaboré pour des ballets de cour dont Marie
de Médicis était si friande ? En 1615, Ballard conduit une musique de luts dans le Ballet de
Madame, sœur aisnée du Roy.29 On peut facilement imaginer la qualité de cette musique en se
rappelant la remarque de Mersenne dans l'Harmonie Universelle :
28
Archives Départementales de l'Isère, registre des audiences du parlement de Grenoble, B. 930, f° 101-112.
Description du Ballet de Madame sœur aisnée du Roy, Paris, 1615, p. 23. BNF Rés 4-LB36-395 (A)
disponible sur Gallica.
29
11
Ceux qui conduisent maintenant les concerts, marquent la mesure par le
mouvement du manche des Luths ou Tuorbes, dont ils joüent, afin de tenir le
ton ferme, qui regle les Chantres : il n'importe nullement de qu'elle maniere
on la marque, pourveu qu'elle suffise pour conduire les Chantres à chanter
dans la justesse, comme il arrive au Concert du sieur Ballard, dont les 5 ou
6 Luths sonants ensemble suivent tellement toutes les sortes de temps et de
mouvemens qu'il donne à ses Airs, & à toutes ses Compositions, que l'on
jugeroit qu'il n'y a qu'un seul Luth ou un seul homme qui les touche tous
ensemble.30
Daniel Rabel, Musique servant de Récit au Grand Ballet, Ballet du Château de Bicêtre, 1632.31
Curieusement, à partir de 1618, Robert Ballard n'est plus engagé de façon permanente et ne
sera appelé à la cour que ponctuellement en étant alors rémunéré selon les services qu'il y
rendra.32 Dans les mêmes moments Gaultier semble avoir eu plus de chance, puisqu'en 1620,
après le retour d'exil de Marie de Médicis à Blois, il figure parmi les valets de chambre de la
reine mère, mais par contre est déclaré hors en 1621.33
En 1623, Gaultier ne sera pas payé non plus, car les finances de la reine mère ne le permettent
pas :
A Enemond Gauthier, vallet de chambre de ladicte dame royne, mère du roy,
pareille somme de dix l.t. a lui pareillement ordonnée par ledict estat
30
Marin MERSENNE, L'Harmonie Universelle, Deuxième Partie, 5e Livre, De la Composition, Proposition XI,
Paris : S. Cramoisy, 1636 ; p. 324
31
Daniel Rabel, Musée du Louvre, Cabinet des dessins, Fonds des dessins et miniatures, INV 32663, Recto.
32
Robert BALLARD, 1611, op. cit., p. XII
33
Etat de la maison du roi Louis XIII, Eugène GRISELLE, Paris : Éditions de Documents d'Histoire, 1912; p. 75
12
particulier du paiement des gages des officiers de la maison de ladicte dame
royne, mère du roy, transcript et rendu au commencement dudict présent
compte pour les gages ordinaires a luy attribués et appartenans a cause de
sadicte charge de vallet de chambre de ladicte dame royne, mère du roy
durant et pendant ladicte année mil six cens vingt trois, de laquelle somme
de x l.t. ledit Dargouges, present trésorier general et comptable, n'a faict
aucun paiement audict Gautier... Néant.34
Par contre, curieusement, en 1625, notre luthiste reçoit trois mille livres, somme importante
qui indique sans doute un certain retour en grâce de la reine mère :
A Ennemond Gaultier, la somme de trois mil l.t. a luy aussy pareillement
ordonnée par aultre ordonnance signée de la min de ladicte dame royne35...
C'est justement à cette époque que Gaultier est envoyé par sa maîtresse en Angleterre. Son
séjour à Londres est évoqué quelques années plus tard par le maître de Mary Burwell, qui au
passage s'emmêle un peu dans les dates. Il explique que Gaultier a été envoyé à la cour
d'Angleterre par Marie de Médicis pour faire part au roi Charles Ier et à la reine HenrietteMarie, sa fille, de la joie causée par la naissance du dauphin, futur Charles II, le 29 mai 1630.
Un peu plus loin il rappelle que Gaultier a été très généreusement récompensé par les
souverains pour sa prestation et que le duc de Buckingham lui aurait glissé 500 livres en or
dans la poche pour l'inciter à rester plus longtemps à la cour... Mais, petit souci de mémoire
sans doute, le maître de luth confond deux évènements distincts, car Buckingham est mort
assassiné en 162836! L'important n'est-il pas de retenir l'accueil excellent fait à Gaultier à la
cour d'Angleterre ? Peut-être la gratification de mille livres évoquée plus haut est-elle liée à
cette mission confiée au luthiste par la reine mère ?
Pour terminer ce rapide tour d'horizon du monde du luth en ébulllition entre Renaissance et
Baroque, dont le répertoire est une sorte de laboratoire pour les accords nouveaux qui finirent
après une cinquantaine d'années, vers 1650 environ, par consacrer l'un d'entre eux au rang de
nouvel accord ordinaire, je voudrais dire rapidement quelques mots sur un luthiste qui n'a pas
reçu toute l'attention qu'il mérite. Très peu de pièces imprimées, certes, mais une œuvre
importante répartie dans des manuscrits un peu partout en Europe et aux États Unis, et
curieusement pas en France. J'ai nommé Charles de Lespine ou de L'Espine selon les sources.
Notre luthiste se présente lui-même comme Parisien. Né vers 1580, il appartient lui aussi à la
génération des Ballard, Mésangeau, Vieux Gaultier pour ne citer que les plus connus. Comme
eux, il débute sa carrière de joueur de luth, seul qualificatif qu'il se soit jamais attribué, sur le
luth en accord vieil ton, à 7,8, 9 ou 10 chœurs et comme eux il adopte les accords nouveaux
dans les années 1630. Sa trace se perd à partir de 1627, et pourtant le manuscrit qui contient
ses pièces en accords nouveaux est copié dans un livre de tablature provenant de l'officine
parisienne de Pierre Ballard et qu'il est possible de dater des années 1640.
34
Archives Nationales, KK 188.
Archives Nationales, KK 189.
36
Burwell Lute Tutor, reprint Leeds : Boethius Press, 1974 ; f° 5v.
35
13
Couverture du ms Finspong 1122, Bibliothèque de Norrköping, Suède.
L'intérêt de Lespine en tant que luthiste tient aussi à sa production répartie entre vieil ton et
accords nouveaux. Trente de ses pièces en vieil ton, avec un grand nombre de leurs
concordances, ont fait l'objet en 2013 d'une publication de l'infatigable John H. Robinson,
disponible sur internet37 grâce au site de Kenneth Sparr, de Stockholm, qui consacre une page
très bien documentée (en anglais) au luthiste parisien.38 Deux manuscrits conservés en Suède
nous ont préservés un nombre significatif de ses pièces. On trouvera sur cette page web les
éléments biographiques39 importants le concernant et une liste récapitulative de ses œuvres en
accord vieil ton et en accords nouveaux, complément utile au travail comme toujours très
abouti de John H. Robinson.
Lespine me semble important pour deux raisons. Il n'est pas suffisamment reconnu, et
pourtant sa musique renferme de belles réussites, et il incarne parfaitement le problème qui se
pose au musicologue et au musicien face à cette période : le passage d'un univers sonore et
esthétique à un autre, nouveau, encore mal connu et objet de tâtonnements et d'expériences
qui rendent cette musique attachante et souvent d'une grande richesse musicale.
Lespine a passé une bonne partie de sa vie, pour ce qu'on en sait, à voyager. On le trouve en
1610 aux Pays-Bas, où il rencontre peut-être Nicolas Vallet qui inclut une Fantasye de
Maistre Lespine dans son livre de 1616, pièce que l'on retrouve, la seule en vieil ton, à la fin
37
John H. ROBINSON, Charles de Lespine, All versions of the 30 Lute solos in vieil ton tuning, téléchargeable
ici : http://www.tabulatura.com/LespineV4jhr.pdf
38
Page de Kenneth SPARR consacrée à Charles de Lespine : http://www.tabulatura.com/Lespine.htm
39
La seule étude un peu approfondie sur Lespine reste celle de Frédéric LACHÈVRE, Un joueur de luth et
compositeur des cours princières, auteur dramatique et poète Charles de Lespine, parisien, Paris L. Giraud-Badin
1935 ; viii, 216 p.
14
de son manuscrit en accords nouveaux sous le titre La rauissante, fantasie de lespine sur le
premier ton.40
Il voyage aussi en Angleterre, une première fois à la suite de son passage aux Pays-Bas. Il
doit y être retourné par la suite car le manuscrit sur les accords nouveaux, Finspong 1122,
contient une Courante de la reine d'angleterre, f° 4, qui figure harmonisée à 5 parties dans la
collection Philidor de la Bibliothèque Nationale de France avec mention de la date 1634,41 ce
qui semble désigner Henriette-Marie, sœur de Louis XIII, comme dédicataire de la pièce.
Lespine voyagera jusqu'à Constantinople, en passant par l'Autriche, l'actuelle Slovaquie et la
Hongrie. Ses voyages ont d'ailleurs fait l'objet d'un livre, Brève description de plusieurs
Royaumes et provinces estrangers, qui est inclus dans ses Oeuvres, publiées à Turin en
162742. Il rapporte beaucoup d'anecdotes de ses voyages, mais il semblerait, hélas, qu'il se soit
beaucoup inspiré d'autres récits de voyage pour rédiger le sien ! Après cette date de 1627 nous
n'entendons plus parler de lui sauf par le biais de ce manuscrit Finspong 1122, sur les accords
nouveaux, intitulé Balets, Allemandes et Sarabande par L'Espine, probablement rapporté de
Paris par Louis de Geer et qui peut être daté aux environs de 164043...
Au terme de cette évocation du monde du luth au début du XVIIe siècle, nous pouvons
conclure que la première génération de luthistes, en particulier René Mésangeau, Robert
Ballard, Ennemond Gaultier, Jacques Gaultier et Charles de Lespine, a vécu une période
d'intenses recherches sur l'accord du luth, l'adoption d'un nouveau type de luth, avec des
modifications organologiques significatives et le passage d'une esthétique héritée de la
Renaissance à une autre, affirmant désormais la volonté d'une plus grande expressivité.
Les musiciens de la génération suivante, avec en tête Jean Mercure, François Dufaut, Denis
Gaultier, Pierre Dubut le père, tous morts entre 1660 et 1680, tous nés autour de 1600, ont été
formés d'emblée à cette nouvelle esthétique et donc l'adoption d'un nouvel instrument et d'un
nouvel accord ordinaire n'a pas posé problème, même si, comme c'est le cas pour Dufaut, les
accords nouveaux ne leur sont pas étrangers...
Charles de Lépine : Sur la Musique, œuvres, 1627, pp. 78 - 79.
40
Norrköping City Library, Suède, Finspong 1122, fol. 33v–34v. Cette Fantasye est suivie de sa Responce, sans
doute composée par Vallet lui-même.
41
Bibliothèque Nationale de France, "Courante de la reine d'Angletaire (sic), 1634", Collection Philidor, Rés. F.
494, p. 117.
42
Les œuvres de Lespine, Turin : U. Meruli, 1627. Disponible et téléchargeable ici : http://tinyurl.com/ztjux3k
43
F.-P. GOY, Les sources manuscrites de la musique pour luth sur les "accord nouveaux" (vers 1624 - vers
1710). Catalogue commenté. Université de Paris-Sorbonne (Paris-IV). U. F. R. de musique et musicologie.
1988-1989 pp. 166ff.
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