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Christian Gailly : ironie et humour, aller et retour L’humour est manque de conviction, sa légèreté vient d’une carence ontologique volontaire. Aujourd’hui, l’humour peut apparaître comme la valeur refuge de notre époque, l’ultime sauvegarde contre l’absurdité et la noirceur des temps. L’humour est pour les seigneurs, pour les gagnants, alors que l’ironie est plutôt pour les perdants, pour les paumés. Interrogé sur la présence du sourire dans son œuvre, Christian Gailly a voulu mettre au point une distinction entre ironie et humour et se situer du côté des faibles et des misérables ; tout en se référant de biais à la question ontologique qui sillonne ses textes, où la misère existentielle est un leitmotiv fondateur et signiiant. Pourtant, à notre avis, cette distinction, rendant compte d’une réalité textuelle signiicative, apparaît un peu tranchante et elle ne prend pas en compte la vraie richesse et la multiplicité des stratégies provoquant le rire présentes dans les romans. La réponse de Gailly ne satisfait pas le lecteur critique que nous sommes ; ce sera alors seulement en creusant les notions d’humour et d’ironie, en les mettant ensuite en miroir avec les textes et avec leur signiication, explicite ou latente, qu’on aura la possibilité de dévoiler la véritable nature du rire gaillien, qui s’annonce d’hors et déjà changeant et multiple. Nom de Dieu, songe Asker, je vais la tuer. . Dominique Noguez, L’Arc-en-ciel des humours, Paris, Librairie Générale Française, 2000, (Le Livre de poche), 7. 2. Franck Evrard, L’humour, Paris, Hachette supérieur, 1996, 78. . Christian Gailly, voir l’entretien à l’intérieur de cet ouvrage. . Toutes les citations des romans de Gailly seront suivies du sigle correspondant au titre (Dit-il, DI ; K. 622, K ; L‘Air, A ; Les Fleurs, F ; Dring, D ; Be-bop, BB ; L’Incident, I ; Les Évadés, E ; Nuage rouge, NR ;) et du numéro de la page. Elisa Bricco Asker se lève d’un bond, se précipite sur elle, lui saisit le menton, lui redresse la tête d’un coup sec : Là ! là ! hurle Asker, montrant le trou du doigt : Là ! droit devant ! vous le voyez maintenant ! Ah oui, en effet, dit Dumb, ravie qu’il ait enin posé la main sur elle. (D, 71) Dans cet extrait on remarque l’alternance du discours indirect libre et de la narration à la troisième personne, avec, aussi, l’introduction du dialogue, mais on est surtout frappé par le caractère humoristique du commentaire du narrateur qui joue sur le contraste entre les deux exclamations, par le ton des mots d’Asker et par la réaction de la pauvre Dumb, au nom très allusif. Il s’agit de plusieurs éléments caractérisant l’écriture tâtonnante de Christian Gailly, toujours à la recherche du mot juste, de la formule la plus adaptée à la situation à raconter. En lisant les textes, on ne peut pas s’empêcher de percevoir aussi les traits d’esprit, l’humour grinçant de certains propos, l’ironie dans laquelle baignent des pages entières, et, parfois, les effets comiques des actions des personnages, ainsi que la présence de personnages comiques tout court. En outre, généralement l’humour perceptible entre les lignes contraste avec les histoires racontées, avec les insuccès des personnages, avec la non réalisation des vœux des uns et des rêves des autres. Aussi l’auteur donne-t-il l’impression de se moquer de ses créatures ainsi que de lui-même en tant qu’écrivain, d’autant que l’échec semble être le motif de fond sur lequel reposent toutes les histoires qu’il raconte. On sait que Gailly est arrivé tard à l’écriture romanesque ; il a même expliqué que la présence de l’ironie était une espèce de remède contre l’anxiété, à l’époque où il était encore en train de chercher sa voie, de devenir écrivain, avant son afirmation et la consécration de Un soir au club, grâce à l’attribution du Prix Inter. Ses mots à ce propos son clairs : « je suis sauvé maintenant, alors qu’à l’époque j’étais anxieux. Je n’ai plus besoin d’ironiser »6. Il est vrai, d’ailleurs, que la présence de l’ironie s’estompe, s’affaiblit dans les deux derniers romans, et que l’attitude pessimiste persiste. En effet, dans tous les textes depuis Dit-il, en passant par K. 622, L’Air, Dring, Les Fleurs, jusqu’à Un soir au club et Dernier amour on ne rencontre que peu de personnages épanouis, et s’ils arrivent à une certaine afirmation, c’est toujours aux dépens de quelqu’un d’autre qui en subit les conséquences négatives, voire fatales7, ou c’est après avoir renoncé au bonheur. En plus, la joie n’est jamais afichée, mais, à la limite, elle est suggérée dans les dénouements. Face à la mise en iction de cette réalité négative, on pourrait se demander quel est le jeu des discours suscitant le sourire du lecteur. Et aussi, si l’auteur voulait, le cas échéant, faire passer un message sous-entendu. Une réponse simple et intuitive en donnerait aussitôt la responsabilité au pessimisme de Gailly8 qui met en scène une humanité sans espoir, en s’in. En anglais dumb signiie muet, mais dans le registre familier cela correspond aussi à sot. 6. Cf. l’entretien au sein de cet ouvrage. 7. Dans Un soir au club, par exemple, Simon Nardis choisit une nouvelle vie et un nouvel amour, mais sa femme Suzanne, victime sacriicielle, en meurt. 8. Par l’épigraphe de son premier roman, Gailly se place sous l’aile protectrice et inspiratrice de Beckett : « Les formes sont variées où l’informe se soulage d’être sans forme. Samuel Beckett », Dit-il, 9. Épigra- 70 Christian Gailly : ironie et humour, aller et retour sérant dans la lignée des écrivains qui ont perdu toute coniance dans le présent et dans l’avenir ; ses propos concernant l’ironie semblent abonder dans ce sens. Mais alors, l’écrivain s’insérerait dans une lignée d’humoristes plutôt que d’ironistes, car, selon Freud, « l’humour permet non seulement à l’humoriste de s’échapper à la souffrance par un déplacement de l’accent psychique du Moi au Surmoi, mais aussi de s’élever au-dessus de sa propre condition »9. En outre, « l’ironie a des implications idéologiques plus marquées : elle marque une contradiction entre le moi et le monde, entre ce qui devrait être et ce qui est », tandis que : « dans l’humour cette contradiction semble se réduire à une contradiction au sein de l’homme entre le moi et ses désirs, ses possibilités »10. Pourtant, cette explication, tout en allant à l’encontre des afirmations de l’auteur, ne prend pas en compte tous les enjeux que l’écriture « oblique »présuppose. Sans doute, pour mieux affronter une analyse du rire dans ces romans, il serait souhaitable de distinguer entre l’écriture et ses effets d’un côté, et l’attitude de l’écrivain vis-à-vis de son œuvre et de son statut professionnel de l’autre. L’écrivain pose un regard ironique et bienveillant sur ses personnages et sur leurs vicissitudes, tandis que l’effet qu’il provoque aux yeux du lecteur, qui perçoit la réalité ictionnelle avec la distanciation causée par les mêmes effets, est tout à fait humoristique. Ce sera seulement en vériiant les caractéristiques qui déterminent la différence entre ces deux attitudes, et ces deux notions, que l’on réussira à déchiffrer l’essence du sourire chez Gailly et chez son lecteur. Caractéristiques de l’ironie gaillienne La déinition précise des frontières entre l’ironie et l’humour n’est pas aisée, puisque les différences restent très loues et qu’elles varient surtout selon les auteurs. En tout cas, malgré cette apparente nébuleuse, la typologie originale du rire et du sourire qui naît à la lecture des textes gailliens peut être désignée en tant qu’ironie à partir de la conception des romantiques allemands. C’est en effet dès la in du xvIIIe siècle, que l’ironie a commencé à être considérée soit comme une vision du monde, soit comme un principe métaphysique ; et – c’est le cas de notre auteur – il s’agit là plutôt d’une ironie des choses qu’un comportement humain ou qu’une igure du discours. Le romantisme allemand s’était intéressé à l’ironie parce qu’elle proposait au « moi » une nouvelle façon de se situer dans le monde ; cela correspondait donc à une situation humaine renouvelée, qui comportait le dédoublement intérieur et la mise à distance des sentiments. Dans ce contexte idéologique, l’ironie opérait tant sur le plan de l’esthétique, où elle proposait un rapport rélexif à la création, que sur le plan de l’éthique, phe recelant bien plus de suggestions et des lignes programmatiques que je n’en prends en compte ici. Voir Chiara Rolla, « Presenza trasparente dell’autore e libertà del lettore : la scrittura peritestuale nei romanzi di Christian Gailly », Trasparenze, numéro thématique sur le roman français contemporain dirigé par Elisa Bricco, 27-28, 2006, 67-113. 9. Cité par Frank Evrard, op. cit., . 10. Franck Evrard, Op. cit., 6. 11. Cf. Sophie Duval, L’Ironie proustienne. La vision stéréoscopique, Paris, Honoré Champion, 200. 71 Elisa Bricco où elle conduisait l’artiste à faire de la vie elle-même une œuvre d’art. À partir de ces présupposés, en étudiant les formes de l’ironie chez Gailly, on constate justement que, plus qu’à un simple procédé rhétorique, elle correspond à une manière de se poser par rapport au monde. D’autant qu’elle aide l’auteur à mettre en place une rélexion sur ses créations, à s’interroger sur l’acte d’écriture, et à se poser dans une position distanciée par rapport à ses personnages et à ses narrateurs. Cette perspective métatexuelle et métanarrative est aussi l’une des composantes caractéristiques de l’ironie moderne, unie à l’attitude surplombante que l’écrivain adopte vis-à-vis de ses œuvres. Dans le roman Dit-il cette posture est très évidente : Moi, je suis toujours en vacances. Je ne fais rien, je me contente d’écrire sans conviction des choses qui ne convainquent personne. Mais pendant les congés scolaires j’ai bonne conscience, les gens croient que je suis dans l’enseignement, une espèce d’enseignant […]. (DI, 1, je souligne) J’étais positivement intrigué par l’écriture, semblable à la mienne, par l’emploi du tiret qui, soudain, assez sottement, m’est apparu comme un signe de maturité. Je n’utilise pas le tiret, je ne suis pas assez mûr. Donc, intrigué par ce style dont je percevais quelques traits. Ai-je un style ? Sûrement pas, ça se saurait. (DI, 16, je souligne) Le narrateur ne porte pas un jugement de valeur explicite sur lui-même et sur sa pratique d’écriture, mais le fait de se poser des questions montre son indécision et son manque de coniance en lui-même, suscitant en même temps le sourire chez le lecteur. De plus, dans la deuxième citation le jeu des oppositions et l’explication de celles-ci rendent ses propos encore plus dérisoires. Ailleurs, il participe à la première personne à la détresse de son personnage en la reconduisant à lui-même explicitement : Suzanne s’est remise au piano depuis que Soti ne sait plus quoi faire, ça arrive aux meilleurs d’entre nous, la preuve, je ne savais plus quoi faire, je me suis remis à écrire. (A, 13) Compte tenu de cette attitude ironique visant à écarter l’écrivain de son écriture par la mise en cause du caractère sacré qu’elle revêt chez lui à un niveau inconscient, on peut envisager sa pratique de l’ironie d’un point de vue structurel et fonctionnel, en prenant appui sur les schémas typologique et actantiel que Philippe Hamon a repris dans son essai sur L’Ironie littéraire. Ces schémas permettent de décrire ces systèmes et par conséquent d’envisager le champ d’action de Gailly dans cette pratique d’écriture. Le critique postule l’extension du champ de l’ironie entre deux pôles opposés, constitués d’un côté par un « monde ludique monté pour faire rire un spectateur » et d’un autre côté par un pôle faible, caractérisé par une faible inclusion participatoire et consensuelle de la part du lecteur ainsi que par une faible agressivité vis-à-vis des cibles. Étant le pôle faible « celui du silence ou de la parole rare, volontiers laconique, mais surtout celui de la subjectivité, de l’intériorité et du corps contrôlé, fermé (sourire, clin d’œil), de la retenue, de la participation et de la communion implicite avec autrui, de l’aménité, de l’esprit plus que du corps », il n’est pas de 12. Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2001, 2. 13. Philippe Hamon, L’Ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette (Supérieur), 1996, 6. 72 Christian Gailly : ironie et humour, aller et retour doute que la pratique ironique de notre auteur irait se situer à l’extrême limite de celui-ci. D’autant plus que surtout dans ses premiers romans, les exemples de cette forme très nuancée d’ironie sont nombreux. Gailly se livre à une réitération des procédés de clin d’œil, d’introduction de phrases en contrepoint (épanorthose) et de moqueries légères, dont le narrateur investit les héros, les narrateurs et lui-même aussi : « Fils de bâtard, demibâtard moi-même, comme une demi-baguette, même pas, à part entière, pourquoi remuer tout ça maintenant ? » (DI, 7), et encore « Il espère ne pas rencontrer trop tôt le regard de la vendeuse, le rencontre très tôt… » (K, 32) ; après avoir raconté le moment créatif d’un peintre à la recherche de l’inspiration, il ajoute : « La toile est bien composée, je crois, je suppose, je n’y connais rien » (A, 93). Les commentaires anodins pullulent dans tous les romans, visant à rendre perceptible la présence de l’auteur : Elle saute sur le trottoir face à la banque. Maintenant c’est une banque. Avant c’était un marchand de fringues. La banque qui est là maintenant à la place du marchand de fringues était précisément la banque du marchand de fringues. (F, 32) La présence auctoriale est tellement importante que sa voix remplit une place consistante à l’intérieur de la diégèse. Dans le champs de l’étude de l’ironie textuelle, il est possible d’analyser les situations à partir de la mise en place d’une « scène ironique », où des actants – le gardien de la loi, l’ironisant, l’ironisé, le complice et le naïf – interagissent entre eux, selon des dynamiques préétablies. Cette ̀scènépermet d’analyser le rôle des personnes qui sont mêlées à la narration dont les voix s’entrecroisent ; elle est utilisée habituellement pour décrire l’ironie dans les textes classiques, mais elle peut aussi être appliquée aux textes modernes, où cependant les positions occupées par les actants ne sont plus igées mais suivent des logiques nouvelles et variables. Il en résulte que l’ironie moderne réside dans les textes où « les syncrétismes, les démultiplications et les changements dans ces positions » se multiplient. Ainsi, on voit bien que, souvent chez Gailly, la cible de l’ironie est le héros et que celui-ci, surtout dans les premiers romans, correspond au narrateur et, donc, l’ironisant s’identiie à la cible, tandis que le complice devrait être le lecteur, pourvu qu’il ne soit pas dupe des procédés ; puisque dans cette dernière instance il serait le naïf. Il est évident qu’il n’y a pas de position igée dans le champs ironique gaillien et chaque actant peut, le cas échéant, remplir deux positions à la fois, et les changer même au cours du même récit. En plus, l’attitude de l’écrivain est d’ironiser surtout sur son narrateur et sur lui-même aussi ; l’exemple suivant éclaircit très bien cette attitude d’autoironie et la mise en place du schéma ironique : J’ai essayé de lire, de poursuivre mon voyage mental. Je voulais me replonger dans le texte, épais comme du fuel lourd, histoire de varier les métaphores, noir comme du pétrole brut, le sang de la terre, dit-il, dans le Béton de Thomas Bernhard. Je le lis depuis peu, le découvre seulement maintenant, un peu tard, ou trop tôt, pour moi, va savoir. Un type comme moi, de la même famille mentale. Il est comme moi, ou plutôt moi comme lui. Il . Ivi, 110 et suiv. . Ivi, . 73 Elisa Bricco faut respecter la priorité, l’ordre d’entrée en scène. Il est arrivé le premier […]. (DI, 19, je souligne) Le narrateur se fustige lui-même et en mettant en évidence son ignorance et sa dette envers un autre écrivain, il amenuise la valeur de ses résultats. Pourtant, en y réléchissant de plus près, ici le narrateur n’est pas la cible de l’ironie, mais il est plutôt le complice de l’ironisant puisqu’il ne s’auto-détruit pas, il se pose au deuxième rang dans une hiérarchie d’auteurs très réputés ; par conséquent, il ne s’agit pas là d’auto-ironie, mais d’ironie adressée à soi même16. De plus, les comparaisons et le jeu des métaphores, mis en évidence par le texte lui-même, relèvent du caractère ludique de la démarche du narrateur, que le récepteur, le présupposé lecteur-complice, n’est pas censé décrypter tout à fait, ce qui le transformerait en lecteur-naïf. voici donc que les positions des actants sont très variables et dépendent surtout de l’appréhension du lecteur, de la profondeur et de la justesse de sa réception car le « destinataire doit procéder à l’extraction du sens implicite pour accéder au rôle de complice »7, parce que « l’ironie repose très fortement sur l’identité et l’idéologie des communautés distinctes »18. Aller : de l’ironie à l’humour Bien que Gailly penche du côté de l’ironie, on a déjà constaté que l’humour ressort parfois de ses propos. D’autant qu’en choisissant de positionner l’ironie chez notre auteur à la limite du pôle faible du schéma de Philippe Hamon, on pourrait aussi pencher vers l’humour justement, puisque ces textes ne relèvent pas tout à fait de l’ironie pure ou, pour mieux dire, ils contiennent des séquences et des structures ironiques, mais dans l’ensemble ils ont un ton humoristique. En général, ce qui distingue un texte humoristique d’un texte ironique demeure dans sa visée : l’ironie doit frapper quelque chose ou quelqu’un, doit opposer deux instances et en détruire une par sa dévalorisation ; tandis que l’humour est moins fort, moins actif et percutant mais plus diffusé tout le long d’un texte qu’il parcourt19. Une autre rélexion, plutôt liée à la pratique de l’écriture, et qui peut faire considérer les démarches suscitant le sourire comme des pratiques d’humour chez notre auteur est l’introduction de la notion d’éthos par Linda Hutcheon20. Dans la rhétorique classique l’éthos du locuteur est l’image construite par celui-ci à travers son discours pour se présenter à l’allocutaire ; dans l’ironie, l’éthos peut se décomposer en deux éthè spéciiques, l’un critique et l’autre comique. L’ironie étant fondée sur une double structure sémantique – l’énoncé ironique est composé d’un signiiant et de deux signiiés, l’un littéral et l’autre critique – il en dérive une position double du sujet énonciateur, un double éthos : 16. Voir Sophie Duval, op. cit. 7. Ibid. 18. Pierre Schoentjes, op. cit., 196. 19. Voir à ce propos les analyses et les mises au point de Bernard Gendrel et de Patrick Moran, « L’humour : panorama de la notion », « Humour et comique, humours vs ironie », « Un humour ou des humours ? », Atelier de théorie littéraire, Fabula, http://www.fabula.org (URL : 17/02/07). 20. Linda Hutcheon, « Ironie et parodie : stratégie et structure », Poétique, 36, 1978, p. 67-77. 74 Christian Gailly : ironie et humour, aller et retour Le rôle de l’éthos moqueur consiste à marquer la supériorité de la valeur latente sur la valeur patente et à organiser le dispositif global selon une hiérarchie. L’éthos moqueur peut faire de l’ironie un vecteur idéologique, tandis que sa duplicité sémantique lui permet de subvertir les codes de l’intérieur. Dans les exemples cités précédemment, il n’est pas évident que le narrateur ait l’intention d’établir une hiérarchie de valeurs, ni qu’il véhicule une quelconque idéologie. En prenant en compte d’autres extraits la situation paraît semblable : Le feu était pour les guêpes, explique Soti : Donc, venant pour le feu, vous veniez forcément pour les guêpes : Vous vous occupez de ça aussi ? demande Soti avec le sentiment de parler pour ne rien dire, d’alimenter une conversation pour le compte d’un autre, d’un autre que lui, d’un autre en lui, qui s’en fout, se fout de tout, qui est là, ailleurs, écoute, au fond de son crâne, derrière ses yeux. (A, 6) C’est embêtant. La pointe ine écrit gros. La ine est en réalité une grosse. L’extra-ine devrait ine et la ine grosse s’appeler. En clair la ine devrait s’appeler grosse et l’extra-ine ine. La ine grosse c’est très bien pour dessiner, souligner, entourer, détourer, mais pas pour écrire. Faudrait écrire à Waterman. (F, 11) Dans le premier cas, l’éthos moqueur du narrateur s’en prendrait au personnage, toutefois c’est le personnage même qui perçoit un dédoublement de sa conscience et donc l’effet de hiérarchie postulé par Hutcheon ne se réalise pas. Pourtant, l’effet humoristique persiste et il réside justement dans l’incertitude et dans le dédoublement intérieur démontrés par le personnage. Dans la deuxième citation, l’effet humoristique est créé par la répétition et par l’agencement anodin des propos jusqu’à la résolution inale qui jette un voile dérisoire sur tout ce qui précède. Dominique Noguez a expliqué très simplement que l’humour réside dans le décalage, tandis que l’ironie est gérée par l’opposition, par l’antiphrase. Le décalage peut être constitué de la syllepse où coexistent, dans le même propos, deux sens qui ne peuvent pas être considérés l’un comme littéral et l’autre comme iguré ; de sorte que par la syllepse on décrit tout objet dont « un élément peut être simultanément perçu comme partie de deux ensembles différents ». Les autres « jeux de décalage ou de surprises » que le critique retient comme appartenant au domaine de l’humour – et que d’autres considèrent d’ailleurs comme relevant de l’ironie – sont le métaplasme, la litote, l’hyperbole, le fait d’insérer dans une série un élément inattendu et hétérogène, et encore : l’antanaclase, la paronomase, le calembour. Au-delà de l’analyse ponctuelle des procédés que la nébuleuse déinitoire pourrait situer du côté de l’ironie ou de celui de l’humour, la description du mouvement de ce dernier par Noguez semble très bien illustrer la démarche de Gailly : L’humour procède en effet comme bernard-l’hermite, s’emparant des formes de préférence très codées, respectables, souvent à visée didactique, et 21. Sophie Duval, op. cit. . Dominique Noguez, L’Arc-en-ciel des humours, cit. . Ivi, 7. 75 Elisa Bricco y mettant du jeu (et du je), y glissant un deuxième sens qui en est comme le négatif, comme le double nihiliste. Et c’est justement cet attrait vers le nihilisme, réalisé dans les textes par l’annulation de toute perspective future, de tout élan positif et constructif, en déinitive la perspective pessimiste décrite au début de notre lecture qui nous paraît un leitmotiv dans l’œuvre de Gailly. Même dans les textes les plus construits, là où la recherche de l’écriture s’est transformée en intrigues compliquées – il sufit de penser à sa production à partir de 199 avec Be-bop, L’Incident, Les Évadés et La Passion de Martin Fissel-Brandt – l’auteur multiplie les épisodes humoristiques qui entament la narration et la signiication de celle-ci de l’intérieur : La vieille donne un millefeuille au vieux, prend le deuxième, non, le repose, se rendant compte que si elle le prend maintenant elle ne pourra pas avec sa seule main gauche poser le grand papier bien à plat avec le troisième millefeuille au milieu de la plaque, non, excentré, justement, déséquilibrant la plaque, le carton pourtant rigide, faisant vriller sa rigidité sur le banc à côté d’elle, à sa gauche […]. (BB, 30) Et ainsi de suite ; le narrateur ridiculise les personnages en décrivant leurs tics, leurs petites manies et leurs gestes les plus intimes et les plus instinctifs. Dans cet extrait, il ne s’agit pas d’opposition, ni de jugement évident porté sur le personnage ; au contraire il s’agit d’une mise en scène humoristique, et, ainsi que le dirait Noguez, de l’humour blanc : où la naïveté de la description recèle une vision détachée du narrateur à partir de sa position surplombante et aussi un désir de mise au point, mais très nuancée. L’humour blanc n’est pas une variété, mais il s’agit plutôt d’une attitude, d’une tendance à l’atténuation et à la discrétion. Lorsqu’un auteur semble se moquer de tout, et se poser en juge, il est en effet habité par la modestie : l’humour blanc « donne le sens de la précarité et le goût de se contenter de peu »26. Cette attitude tend vers le silence, elle se manifeste par « l’autodégradation », et le nonsense en est la pratique la plus intrinsèque : « c’est le comble de la dissonance entre un signiiant apparemment tranquille et un signiié qui ne l’est nullement, qui le travaille, même, souterrainement, jusqu’à le rendre non viable et le faire voler en éclats »7. Et voici un exemple gaillien : Elle le regarda regarder le tableau puis cessa de le regarder lui et regarda elle aussi le tableau. Une peinture dans les bruns et les noirs. Le portrait de cette femme plus que sobre, austère à l’espagnole avec peut-être une noirceur venue du nord. Une peinture sans nom. (E, 1) La précision inale vient déstabiliser l’apparente linéarité de la narration qui était quand même déjà déstabilisée par les répétitions et la description des jeux des regards du personnage. . Ivi, 36. . Dans son ouvrage Noguez reprend la distinction de l’humour noir, gris, violet, rouge, rose, vert, bleu, caméléon et donne une description approfondie de chaque typologie humoristique. 26. Dominique Noguez, op. cit., 207. 7. Ivi, . 76 Christian Gailly : ironie et humour, aller et retour Comment peut-elle savoir que je suis là ? songe Asker : Moi-même je n’en suis pas certain, je vais, je viens, je m’assois ici, je m’assois là, à droite, à gauche, j’arpente les pièces, je me cache dans les coins, mais quand je regarde le coin où je me cachais, je ne m’y vois jamais, jamais je ne peux jurer que je m’y trouvais. (D, 73) Le débit du héros et ses propos mettent un peu en cause son état d’âme, mais c’est la in de la phrase qui la transforme en quelque chose de différent, de tout à fait absurde : lui-même, il n’est pas sûr de ses actions et de ses mots, comment pourrait l’être le lecteur ? D’autres procédés très subtils peuvent contribuer à mettre un texte en dissonance, il s’agit de « l’irruption du commentaire dans un discours »28, igure de pensée que Fontanier désigne comme épanorthose ou rétroaction29, de l’insertion d’un mot anodin ou étranger, pour sa forme ou sa signiication, au discours ou à l’énumération. voici un autre exemple où le narrateur intervient avec une mise au point, et crée une série de mots qui, par leur emplacement, entraînent le sourire du lecteur : Ils dînèrent. Après dîner, Suzanne passa au salon, elle alluma la télévision. Georges it la vaisselle. Après la vaisselle, il s’installa dans son bureau pour lire, soi-disant en attendant un ilm diffusé tard sur le canal Arte, Charulata de Ray, Satyjit, par Nicholas. Dans l’attente feinte, fausse, du ilm, il rouvrit Tolstoï. (I, 73, je souligne) La présence des deux adjectifs « feinte » et « fausse » vient détruire le récit linéaire, d’autant que le second porte un jugement de valeur sur la partie précédente et donne un clin d’œil supplémentaire au lecteur qui ne devrait pas être dupe. En fait, le lecteur avait déjà été alerté par l’hyperbate involontaire ; l’effet de surenchère démontre donc un souci pour rendre évident ce qui l’est déjà : c’est une redondance. La redondance apparaît aussi dans l’explication suivante où le héros se perd dans un discours alambiqué dénonçant sa nervosité : J’ai donc racheté la place de quelqu’un qui a renoncé au dernier moment pour je ne sais quelle raison, si vous voyez ce que je veux dire, mais qui s’il n’avait pas renoncé aurait pris la place de votre mari si votre mari avait loué sa place, mais comme votre mari n’a pas loué sa place c’est un autre qui l’a louée, et comme cet autre a renoncé au dernier moment pour je ne sais quelle raison, c’est moi qui l’ai cette place à côté de vous, dit-il. Si vous voulez, dit-elle. À présent, silence. (K, 86) La réponse de la femme et la didascalie inale mettent encore plus en relief l’absurdité de ces paroles. La pratique du commentaire et de l’auto-correction venant mettre en cause toute proposition est très fréquente chez Gailly, on pourrait même penser que c’est la forme la plus utilisée par l’auteur pour déstabiliser la narration et aussi pour s’installer en son cœur, pour aficher sa présence : Les chiens ne son pas admis. Surtout pas dans un tribunal. Pour peu qu’ils soient savants. Ils le sont souvent. Ils risquent d’aboyer chaque fois que quel28. Ivi, 218. 29. Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion « Champs », 1977, 08. 77 Elisa Bricco qu’un ment. Le Capitaine Larry Collins mentait. Les deux hommes de patrouille ont menti. Ouah, ouah, les chiens sentent ces choses-là. (E, 180) Dans ce syllogisme ironique, le narrateur ne se limite pas à pratiquer un apparent non-sens, mais à partir du moment où il introduit son commentaire, il déstabilise la narration, il fait entrer la dimension ludique et humoristique dans le sérieux. Naturellement, dans la réalité ictionnelle, ce propos est admissible, et cela détermine aussi la poursuite du récit. Dans ce fragment, on peut aussi relever la sonorité diffuse de ces phrases et le rythme paratactique : les sons se répètent en un jeu subtil où l’auteur déploie toute sa capacité créative dans un ensemble où inalement la forme vient donner un coup de main au fond. Dans d’autres cas, l’insertion du commentaire arrive à détourner complètement les propos : Rentré chez moi je me rappelle, c’était un samedi après-midi vers six heures, il faisait un temps triste comme aujourd’hui, mais le temps n’est pas triste, il ne peut pas être triste le temps, le temps ne fait pas de sentiment, il n’a pas d’âme, pas plus que les nègres et les femmes, il change, il passe, repasse, au moins ai-je le sentiment qu’en changeant il ne fait que repasser, parce que l’année dernière à la même époque il faisait exactement le même temps. (K, 2, je souligne) Le héros-narrateur de K. 622 a une vie intérieure intense, ses pensées et ses élucubrations, le lux de sa conscience représentent le noyau du roman, et c’est à travers ses ressassements que le lecteur appréhende son histoire. Ainsi, par l’engendrement humoristique et cynique des ses rélexions nous apprenons non seulement que son esprit fonctionne par associations d’idées, mais aussi qu’il passe souvent du coq à l’âne. On pourrait qui plus est percevoir ici un fond raciste et machiste, rendu encore plus allusif par la répétition du mot “repasser“ activité réservée dans la plupart des familles à la femme. L’explication inale vient entamer encore plus la position du héros, non seulement il tient des propos dépourvus de sens, mais il les pousse jusqu’au paroxysme. Dans Nuage rouge, le héros ne fait que penser et se contredire dans ses pensées : Je roulais sur la route des Mauxfaits. J’étais presque arrivé. Je roulais assez vite. J’étais pressé. Ma femme m’attendait. On devait aller au cinéma. voir quoi, je ne me rappelle pas. Je n’aime pas le cinéma, je l’aime mais je le déteste, c’est comme rêver, les réveils sont trop dificiles. Ma femme si, elle aime ça, alors bon, si ça lui fait plaisir, moi aussi, mais pour voir quoi, non, je ne rappelle pas. (NR, 12) Ce tâtonnement de la pensée, mis en lumière par la parataxe, est enrichi par la présence des questions et des réponses immédiates que le locuteur se fait à lui-même, et cette allure de ses rélexions signiie son malaise et le rapport dificile qu’il vit avec sa femme ; mais cela reproduit aussi son problème de bégaiement : encore une fois le style de Gailly dit plus que ses mots ne le laissent entendre. L’auteur met en scène les discours de son personnage teintés de nonsense : Perdre son temps, vivre, c’est pareil. Vraiment ? Oui, c’est la même chose, c’est une seule et même chose. Exemple : Quand on s’occupe agréablement, 78 Christian Gailly : ironie et humour, aller et retour on oublie qu’on perd son temps mais on le perd quand même. Autre exemple : Il nous arrive de penser qu’on gagne du temps mais on le perd quand même. Dernier exemple : Le temps réel qu’on s’imagine saisir en le disant réel n’existe pas, et même s’il existait on le perdrait quand même. (NR, 6) Dans le texte de cette citation, l’auteur réalise et utilise une forme d’humour qui peut être déinie comme « humour caméléon » : il s’agit en fait d’un discours où le personnage met en œuvre une explication qui se voudrait scientiique et qui procède formellement comme telle, mais dont les propos sont tout à fait absurdes. En outre, on pourrait aussi appliquer à l’extrait la théorie des ironies comme mentions postulée par Dan Sperber et Deirdre Wilson30. Cette théorie déinit l’ironie comme étant la pure mention d’un discours, et prévoit que l’ironiste attaque toujours un discours de référence, discours préalablement tenu et qu’il reproduit exactement. La mention correspond au second degré, c’est-à-dire à la signiication oblique, dans notre cas c’est le discours explicatif. Retour : de l’humour à l’ironie Cette remarque nous permet de mettre en relief le caractère varié de la pratique humoristique chez Gailly et en même temps de retourner au discours sur l’ironique. En effet, si on l’envisage par une autre perspective critique, on pourrait reconsidérer Gailly comme un écrivain ironique. Lorsque Ernst Behler décrit le passage advenu en époque romantique d’une conception de l’ironie classique à une conception plus moderne, il met l’accent sur le fait que, dans le nouveau concept d’ironie, seul le discours à double fond est en commun avec la conception traditionnelle de cette igure de style, et que la dissimulation, caractéristique première de l’ironie, entre dans la coniguration littéraire : Le rapport de l’auteur à son œuvre, sa « sortie » des structures poétiques de la iction, son mouvement qui lui faisait transpercer et transcender la création littéraire (phénomène dans lequel se dessine une problématisation de la communication littéraire) étaient considérés comme les traits véritables de l’ironie. Non seulement dans l’ironie moderne on met en cause le statut de l’écrivain, mais aussi sa capacité à communiquer avec les lecteurs. Cette problématique est présente de manière importante dans la pratique d’écriture de Gailly, en particulier dans La Passion de Martin Fissel-Brand – exemple très important de roman postmoderne – qui illustre parfaitement cette afirmation. Depuis la scène initiale, le lecteur est confronté à un récit apparemment sans queue ni tête, ou du moins, à une histoire avec une intrigue qui n’est pas racontée, mais qui est seulement esquissée. On suit le héros, Martin Fissel-Brandt, dans sa recherche de la femme qui l’a quitté ; on lit son récit 30. Dan Sperber et Deirdre Wilson, « Les ironies comme mentions », Poétique, 36, 1978, p. 399-12. 31. Ernst Behler, Ironie et modernité, Paris, PUF (Littératures européennes), 1997. . Ivi, vIII. 33. Je fais référence à l’essai de Marc Gontard, « Postmodernisme et littérature », Œuvres et critiques, xxIII, 1, 1998, p. 28-8. 79 Elisa Bricco de la découverte d’une lettre révélatrice ; on le retrouve dans l’ancienne maison d’Anna parlant avec une autre femme ; et ainsi de suite. Le lecteur est obligé de faire un effort pour établir les liens entre les événements et pour en trouver la clé, en quelque sorte. En effet, la narration n’est pas linéaire et elle est complètement dépourvue de moments explicatifs ; tout se déroule dans l’esprit de Martin dont on suit le monologue intérieur, et ses discours avec les autres personnages sont assez rares. En plus, le rôle du narrateur est moindre : il « s’en tient aux gestes et au lux de conscience relatif à ces gestes : rien qui ait donc à voir avec les motivations de ses personnages, rien qui ait à voir de près ou de loin avec une certaine psychologie ». Cependant, une autre instance est présente dans la narration, c’est une voix qui s’adresse à Martin ou au narrateur et qui joue le rôle de ‘propulseur’de la narration. En fait, comme l’a très bien mis en lumière Arno Bertina, sans cette voix externe à l’histoire, qui parfois s’intercale à celle du narrateur, le récit perdrait du rythme et l’on peut supposer qu’il n’aurait pas progressé jusqu’à la in. L’incipit du roman a déjà mis en évidence cette présence : 13 à 19 grammes. C’est ce que pèse un rouge-gorge. Était-ce sufisant pour faire pencher la balance ? Quelle balance ? C’est une image. Un tableau. Une peinture. (PMF, 9) Lindström était débout devant la fenêtre. Une charmante personne. Très grande. Charpente impressionnante. Presque effrayante. Tu veux dire quoi ? Rien. Admirablement faite. (PMF, ) Le récit hésite, le narrateur perd parfois le il de son discours et il revient en arrière sans motivation apparente, ne serait-ce que pour mieux exprimer ce qu’il a déjà dit, ainsi qu’il lui arrive lorsqu’après le début in medias res il reprend le récit de la scène de la captivité du rouge-gorge. Et l’analepse n’a d’autre fonction que de mettre à point une scène apparaissant un peu lacuneuse dans le chapitre précédent, tout en faisant progresser la narration en cercles toujours plus larges. Or, Bertina donne à cette voix extra-diégétique une valeur musicale : « elle imprime un rythme heurté au débit du narrateur » et une fonction créatrice : « Le mètre ici c’est la capacité du narrateur à poursuivre, c’est le ”temps interne” » du discours, interrompu, rythmé par ces questions qui ne font que souligner cette impuissance que par ailleurs le narrateur connaît trop »36, et à notre avis elle relève de l’ironie. C’est une voix qui s’oppose, qui met en question le narrateur : nullement sa position à l’intérieur du récit, mais sa capacité à raconter son histoire. Elle surplombe et dirige le narrateur ; le rappelle à l’ordre lorsqu’il se laisse aller ; lui demande des explications lorsqu’il n’est pas clair ; et, ce faisant, elle déstabilise encore plus le récit boiteux. Parce que le récit reste quand même assez fragmentaire : on suit le héros dans sa recherche de la femme aimée jusqu’en Orient, mais on est confronté avec l’histoire à l’état brut, à la simple mise en scène de faits et de décors avec personnages. En outre, les courts chapitres se succèdent et rendent compte de manière alternée de l’histoire des deux personnages 3. Arno Bertina, « Christian Gailly : l’ironie, le jeu, les personnages de L’Incident à La Passion de Martin Fissel-Brandt », Prétexte, 20, 1998, 6. . Arno Bertina, Op. cit., 7. 36. Ibid. 80 Christian Gailly : ironie et humour, aller et retour principaux : on est à la fois chez Anna et sur la route où travaille Martin. Aussi n’y a-t-il pas une correspondance mathématique entre les parties, donc le rythme est saccadé même au niveau de la construction du récit et non seulement de la narration. Et, les personnages étant dépourvus de tout portrait psychologique, le lecteur peut seulement appréhender leurs sentiments et leurs sensations par le lux de leur conscience ; il peut ainsi imaginer ce qu’ils ressentent et la cause de leurs actions, qui n’est d’ailleurs jamais mentionnée. Il eut une sorte de soupir, comme un grand soupir d’aise, puis il tendit les bras et s’appuya sur elle. C’est moi, dit-il. Je le vois bien que c’est toi, dit Anna, imbécile. Pourquoi es-tu venu ? Je ne voulais pas, dit-il. Mais tu est venu, dit Anna. Pourquoi ? Parce que, dit-il. Parce quoi ? dit Anna. Parce que, dit-il. Je voudrais qu’on aille. Tous les deux. Où ça ? dit Anna. Dis-moi. Où ça ? (PMF, -) Seulement vers la in du roman, le rythme se fait encore plus rapide, le héros va retrouver sa belle et l’on participe de son inquiétude, de son désir de la voir et aussi des jeux du narrateur : Il n’était qu’à trois cents mètres. Après avoir pensé, rêvé, en kilomètres. Trois mille, puis trois cents, puis trente. Simple question d’échelle. Il était maintenant dans les mètres. Les derniers. Dans les centaines de mètres. Puis il fut dans les dizaines. Puis dans les unités. Et l’unité toute simple, toute seule, l’attendait. (PMF, ) Mais, est-ce le récit du narrateur ou bien est-ce le monologue intérieur de Martin qui s’y introduit ; et est-ce la voix off qui prononce la mise au point métrique ou bien le narrateur ? En tout cas, c’est Gailly qui joue avec son texte, qui jongle avec les voix et avec les mots. Ailleurs on avait lu cet autoportrait dissimulé : « Il laissa tomber son stylo à bille. Un Sheaffer. Bleu. Gitanes. Ecrasa son mégot » (PMF, 91), lui permettant de brouiller les pistes, d’ébranler les certitudes du lecteur, de mettre en question le pouvoir du roman de raconter des histoires. Et le résultat reste indubitablement positif, puisque même en tordant la syntaxe, même en hachant les phrases et en éliminant les connexions logiques, l’intrigue bancale est là, disponible pour tout lecteur qui ait envie d’aller au-delà de la lecture facile et toute prête. Terminus En conclusion de ce petit voyage à travers les formes du rire chez Gailly, comme nous n’avons pas pu trancher entre l’ironie et l’humour, et pour ne pas fermer un discours si ouvert, nous reprendrons une suggestion de Candace Lang7, selon qui l’ironie réside dans le texte et non dans les intentions de l’auteur : c’est le texte qui montre son fonctionnement et c’est au lecteur de l’interpréter comme ironique ou pas. Ce propos est 37. Candace Lang, « D’un enjeu polémique de la conception d’ironie », in Pierre Schoentjes, op. cit., p. 302309. 81 Elisa Bricco d’autant plus vrai du moment que Gailly raconte des histoires pessimistes où le bonheur n’est jamais réalisé, ni même postulé, du moins jusqu’à L’Incident. Mais là aussi la tragédie inale, présupposée plus que certaine, ne laisse pas de place à une conclusion heureuse, de même que dans La Passion de Martin Fissel-Brandt, dans Nuage rouge, dans Un Soir au club, où les dénouements, d’une manière ou d’une autre, viennent toujours annuler l’espoir, et font tourner l’histoire au négatif. Cette dernière instance nous semble être le trait distinctif des derniers romans : le pessimisme n’est plus tourné en dérision, la tentative de se distancier de ses propos pour ne pas trop y croire n’est plus si évidente, peutêtre parce que : « c’est quand on est sauvé qu’on se rend compte qu’on est perdu »38. L’écrivain sauvé par l’écriture, ayant accepté même la mort, montre que la chose la plus dificile est de s’approuver en tant qu’être humain, de se contenter de l’existence tout court : « Accepter de se moquer de soi, c’est parvenir à se supporter comme on est. »39. Le rire donc persiste dans les derniers romans bien qu’il ait fait peau neuve, comme l’a indiqué l’auteur même lors de la sortie de Dernier amour, quand, stimulé par une question, il a décrit la fonction de l’ironie dans son écriture et en même temps il en a stigmatisé le rôle fondamental dans la création : Depuis deux ans, je n’arrivais plus à écrire ; l’ironie m’avait quitté. Je n’arrivais plus à être sincère. Jusqu’à ce que je m’aperçoive que la seule façon que j’avais de m’en tirer était d’accepter cette obsession de la mort ; au moins le temps de l’écriture du livre. Le plus simple était donc de m’identiier à un condamné à mort, à un malade. C’est seulement là que l’ironie m’est revenue. Toute cette production d’ironie, avec plus ou moins de férocité ou d’acuité, est là, en effet, pour injurier le destin0. La cible n’est plus une personne à la recherche désespérée de soi-même par l’écriture, mais l’individu qui, s’étant trouvé, a découvert dérisoirement que la vie lui échappait en le narguant. Ainsi, le dernier roman qui vient de paraître, Les Oubliés, reprend cette constatation : le destin, à la manière classique, se tourne et se moque des êtres humains. Elisa Bricco Università di Genova 38. Cf. l’entretien au sein de cet ouvrage. 39. Rencontre entre Christian Gailly et Christophe Grossi, Librairie Les Sandales d’Empédocle, Besançon, sept. 200, http://www.leseditionsdeminuit.fr/ 0. Ivi. . Les Oubliés, Paris, Minuit, 2007. 82