Épilogue
Capitalisme et mondialisation. De l’autonomie des
trajectoires locales à l’interdépendance systémique globale
Laurent Berger
Les contributions de cet ouvrage à l’Histoire globale, indépendamment
de leurs références à l’École californienne ou l’Analyse système-monde,
ont un double mérite. Si elles abordent en effet les débats relatifs à la
chronologie et au déploiement du capitalisme et de l’économie de marché
dans un monde de plus en plus marqué par l’intégration intercontinentale
et la mondialisation, elles se gardent bien pour autant de confondre ces
phénomènes en un seul et même processus de « globalisation ». Ce dernier
est souvent assimilé à une intensification des échanges et à une extension
des réseaux d’interaction de plus en plus accrues, à un rythme toujours plus
soutenu. Cette « globalisation » progressive des flux de biens, de techniques,
de capitaux, d’idées et de populations trouverait dans l’époque contemporaine son expression la plus radicale, grâce aux médias numériques et
à l’abaissement des coûts de transports. La « globalisation » serait ainsi
concomitante de la libéralisation des échanges et de la relativisation des
frontières géographiques et politiques. L’érosion des contraintes de temps
et d’espace sur les formes d’interaction à distance permettrait en effet
une « accélération de l’histoire » et un « désenclavement » des localités,
perceptibles aujourd’hui aussi bien dans la « créolisation et l’hybridation »
des cultures, l’exposition commune à des risques épidémiologiques, écologiques, terroristes et nucléaires, que dans la conclusion de transactions
financières en temps réel. Cette « compression de l’espace-temps » induirait ainsi chez les personnes un sentiment cosmopolite d’appartenance à
un « village planétaire » et à un « Marché global », bien au-delà de leurs
attaches territoriales et de leurs imaginaires situés, du fait de la conscience
désormais partagée d’une interdépendance généralisée et systématisée
[Giddens, 1991 ; Hannerz, 1992 ; Robertson, 1992 ; Appadurai, 1996 ;
Abelès, 2008].
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Cette idée conjointe de la nouveauté radicale et du caractère linéaire
du processus de « globalisation » se heurte néanmoins à plusieurs objections importantes [Friedman, 2002, 2007]. L’historien grec Polybe, dès
le second siècle avant l’ère commune, n’annonçait-il pas déjà, à la suite
de l’avènement de l’empire romain et de sa participation à la destruction
de Carthage, que « les événements se déroulant dans le monde seraient
désormais tous interdépendants les uns des autres » ? Les travaux de
Bentley [1996, supra] nous donnent une idée de la façon dont l’intégration intercontinentale, notamment afro-eurasienne, s’est élaborée, depuis
le milieu du IVe millénaire, dans le sillage de la guerre ou du commerce
lointain de biens de luxe et de produits de base, eux-mêmes facilités par
de nouveaux moyens de transport et de communication1. La particularité
de certaines routes maritimes et terrestres, ou bien de certaines formations
politiques (empires agraires du VIe au Xe, empires nomades du XIe au XVIe)
ne semble pas avoir empêché ces « échanges transculturels globaux »
d’avoir eu un fort impact régional et local depuis bien longtemps. Ainsi,
la « globalisation microbienne » (peste, rougeole, variole, choléra) est-elle
aussi ancienne que la domestication animale ou la diffusion des plantes
cultivées, et toutes ont eu des conséquences considérables sur la croissance
démographique de l’humanité depuis la naissance de la Civilisation (au
sens de Childe). De même, les marchands, soldats, savants, diplomates,
missionnaires, pèlerins et représentants de l’État ont généralement circulé
le long des grands axes commerciaux, et participé activement aux transferts
de technologies, aux conversions religieuses et aux transformations des
identités ethniques et des styles artistiques qui ont alimenté, depuis l’âge
du Bronze, les processus globaux d’acculturation. McNeill [1998, 2003]
rappelait encore récemment que ces processus étaient en grande partie à
l’origine des principales inventions et innovations humaines. La « globalisation » des échanges et le cosmopolitisme qui l’accompagne ne sont donc
pas spécifiques à l’époque contemporaine, sauf à considérer l’existence de
seuils d’intégration au-delà desquels la densité des flux et l’extension des
réseaux d’interaction induisent nécessairement des changements institutionnels et structurels majeurs.
C’est en ce sens que les recherches de Chase-Dunn et Hall [1997, supra]
apportent un éclairage déterminant, en mettant en lumière l’alternance de
périodes de « globalisation » et de « dé-globalisation » dans les ensembles
de sociétés interconnectées, et ce, indépendamment du type de transfert
de surplus et de formations politiques qui y prédominent (Big Man et
1. Cf. l’impact considérable de la domestication du cheval, des premiers bateaux à voile et
des véhicules à roue, du chariot muni de roues à rayon, de la selle à chameau ou bien encore du
harnais et de l’étrier.
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chefferies pour les kin-based system, cités-États et États impériaux pour
les tributary system, États-nations et institutions internationales pour le
capitalist system). Si le seuil d’intégration de ces ensembles inter-sociétaux
correspond à la compression spatio-temporelle de leurs principaux réseaux
commerciaux, politico-militaires et informationnels, tous connaissent à
différentes échelles des « pulsations », c’est-à-dire des cycles d’expansion
et de contraction des flux, des connexions et des espaces géographiques
couverts par leurs réseaux. Or, les phases d’expansion intégrée, dites de
« globalisation », sont généralement concomitantes de différents types de
changements institutionnels fondamentaux au sein de chaque type d’ensemble, en dehors de la possible fusion ou incorporation de ces derniers
et de leur restructuration régionale entre zones centrales et périphériques.
On observe ainsi principalement l’étatisation des kin-based system et leur
réorganisation éventuelle sur un mode tributaire (ex. la civilisation Shang
au XVIIIe av. J.-C., l’empire Tu’i Tonga au XIe, le royaume Kongo au XVe) ;
la marchandisation des tributary system et leur réorganisation temporaire
à partir du développement du secteur protocapitaliste (ex. la Perse achéménide et la Grèce classique aux VIe et Ve siècles avant J.-C., l’empire
musulman à l’apogée du Califat abbasside et les sultanats ibadites et swahilis au VIIIe siècle, l’empire mongol, le royaume de Sicile et les cités-États
européennes au XIIIe) ; la financiarisation et la « gouvernementalisation2 »
du capitalist system et sa restructuration par le déclin et l’ascension de
nouveaux systèmes interétatiques (ex. la première Révolution industrielle
au XVIIIe, la Belle Epoque edwardienne au tournant du XIXe, la révolution
monétariste et conservatrice à la fin du XXe)…
Autrement dit, le processus pluriséculaire de « globalisation » (à savoir
l’expansion géographique des échanges et des flux) est impuissant en soi
à rendre intelligible la nature du changement social sur la base de sa seule
dynamique. La raison en est simple : il conduit, selon les circonstances
et les ensembles au sein desquels il prend place, à telle ou telle nouvelle
configuration institutionnelle et interrégionale, et non forcément à la mise en
place et à l’élaboration diffuse du capitalisme et de l’économie de marché.
C’est pourquoi la notion de « mondialisation » s’avère ici incontournable.
2. Les quatre principales formes historiques de rationalisation du pouvoir d’État analysées par
Foucault [2004a, 2004b], et qui s’appuient sur l’intégration successive de nouvelles techniques
de gouvernement des populations (juridiques, disciplinaires, sécuritaires, environnementales,
comportementales, etc.), sont toutes imaginées, réfléchies et expérimentées lors des phases
accélérées de globalisation : le mercantilisme est ainsi initié en Europe sous l’empire ibérique
(1570-1640), le libéralisme est élaboré durant la première Révolution industrielle britannique
(dès le milieu du XVIIIe), le totalitarisme est inventé lors de la Belle Époque edwardienne sur la
base de la gestion des camps de concentration à Cuba, et surtout en Namibie avec le génocide
des Hereros, tandis que le néolibéralisme fait ses premières armes dès les débuts de la troisième
révolution industrielle informatique au Chili, sous Pinochet, avec les Chicago boys.
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Elle permet en effet de penser la complexité des synergies entre cette
expansion géographique des échanges et les changements institutionnels
qui ont marqué l’avènement et le développement dans l’histoire de l’humanité du salariat, de l’industrie, de l’urbanisation, du progrès scientifique
et technologique, de la finance et de la gouvernementalisation de l’État.
Plus précisément, cette notion recèle un enjeu fondamental pour l’Histoire
globale : celui de rendre intelligible la corrélation très forte, lors de certaines
périodes historiques, entre d’un côté l’expansion géographique de productions destinées à l’échange (quelles que soient par ailleurs l’organisation du
travail et la nature des transactions impliquées), et de l’autre, l’extension
de la régulation marchande à de nouvelles sphères d’activités sociales
(impliquant leur coordination décentralisée par les prix et l’intégration
approfondie des marchés ainsi développés) [Norel, 2004].
En d’autres termes, la spécialisation de groupes humains dans la fabrication de produits pour autrui ou la fourniture de services à autrui se conjugue
parfois, dans des séquences historiques précises, avec l’institutionnalisation
et la régulation de formes embryonnaires ou développées de marchés de
produits/services et de facteurs de production (travail, environnement,
capital3). Une nouvelle division sociale du travail s’accompagnant toujours
de nouvelles représentations collectives, cette conjugaison temporaire
s’exprime ainsi sur le plan culturel par l’émergence d’espaces pratiques
d’identification à l’origine de nouveaux sentiments d’appartenance et
d’affiliation (religieux, ethniques, nationalistes, diasporiques, cosmopolites, etc.). Toute la question est de savoir alors pourquoi et comment, en
certains lieux et à certaines époques, croissent et se conjuguent ensemble
cette globalisation des échanges et des flux, et cette financiarisation et
marchandisation fictive du monde, sachant que le capitalisme et l’économie
de marché ont besoin de cette synergie pour se diffuser et se développer.
Elle est aussi alternativement de comprendre pourquoi, la plupart du temps,
ces deux processus ne sont ni associés, ni coordonnés, ni profondément
articulés l’un à l’autre…
Globalisation vs. mondialisation
Un bon exemple de « globalisation » régionale est celui du cercle Kula,
ce commerce à la fois proche et lointain de biens de prestige (vaygu’a)
entre de nombreuses îles mélanésiennes, dont les partenaires d’échange se
donnent à tour de rôle des brassards et des colliers de coquillage, au terme
3. La notion de « régulation » renvoyant ici indistinctement à la réglementation promulguée
par l’État, aux procédures de décision afférentes aux mécanismes d’ajustement de l’offre à la
demande par le marché, ou à la menée de politiques gouvernementales.
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d’expéditions maritimes et terrestres parfois dantesques [Malinowski,
1922 ; Leach & Leach, 1983 ; Damon, 1990]. Ekholm et Friedman [2007]
ont souligné que les phases d’expansion de ce réseau commercial sont allées
de pair avec une intensification de la production agricole et artisanale insulaire, en partie exportée lors des expéditions Kula pour être troquée comme
marchandise (gimwali), en marge et en parallèle des vaygu’a rétrocédés. Ces
expansions furent donc indissociables de l’approfondissement de la division
régionale du travail entre et au sein même des archipels concernés (sculpture
de bois, vannerie, pyrotechnie, polissage de la pierre, industrie des coquillages, pêche, horticulture, élevage de cochons, poterie d’argile, construction
de pirogues, savoirs magiques, etc.). Pour autant, elles ne furent jamais
couplées avec une forme quelconque de salariat ou d’appropriation privée
de la terre : les parcelles défrichées restèrent inaliénables et demeurèrent la
propriété commune des clans, des lignages et de leurs représentants. Les
denrées alimentaires (ignames, taro), cultivées dans les jardins horticoles,
continuèrent d’être accumulées, exposées publiquement, et redistribuées
généreusement lors des rituels, mariages et festivités villageoises. Elles
servirent jusqu’au XXe siècle à honorer la participation aux actions collectives, à pratiquer le troc, à régler éventuellement un tribut annuel au chef
de la localité, et à offrir des « présents de sollicitation » accompagnant les
diverses formes de transaction [Malinowski, 2002: 32-39].
De même, il serait difficile d’assimiler ces « monnaies de coquillages » (vaygu’a) à un système monétaire de paiement et de crédit : la Kula
resta en effet un commerce prestigieux, basé sur la réciprocité différée
des dons, strictement parallèle à la circulation des biens agricoles et
manufacturés, et qui était entrepris par les individus au service de leur
condition statutaire et de leur renommée (l’objectif étant d’acquérir
temporairement les vaygu’a les plus anciens et reconnus). Ce commerce
n’était donc pas institué en vue d’un quelconque « profit » (et de toute
façon, il n’existait ni étalon de mesure, ni unité de compte partagée pour
évaluer celui-ci). Toutefois, la détention temporaire de vaygu’a prestigieux permettait un certain enrichissement personnel ; il fallait pour cela
savoir se laisser habilement couvrir de « présents de sollicitation » par
ses partenaires d’échange… De surcroît, ces vaygu’a pouvaient, sous
conditions, être retirés du cercle Kula afin de servir comme « kitoum4 »
4. Les kitoum sont les brassards et colliers de coquillage confectionnés en échange d’autres
biens (cochons, ignames), dont la taille et le polissage autorisent leur intégration à la hiérarchie
des vaygu’a, si leur propriétaire décide de les lancer sur la route du Kula (keda) : c’est alors leur
circulation selon les règles de réciprocité différée qui valorisera ces nouveaux vaygu’a, jusqu’à
leur retour chez leur propriétaire initial au terme du circuit complet. Celui-ci pourra alors décider
de retirer ces objets et de les rendre aliénables de nouveau, ou bien de les relancer sur de nouvelles
routes, afin d’accroître leur histoire et donc leur valeur.
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au paiement d’obligations sociales telles que le prix de la fiancée ou le
prix du sang, voire rejoindre les objets sacrés exposés sur les plateformes
des prêtres claniques et lignagers comme offrandes aux esprits et aux
ancêtres [Godelier, 1996].
Ces objets s’avéraient donc en définitive des valeurs convertibles
en ressources du pouvoir politique et religieux. Ainsi, l’établissement
d’un grand nombre d’alliances matrimoniales par un groupe de filiation
preneur de femmes (wife-taker) reposait sur le prestige de celui-ci, et
sa capacité à régler les montants du « prix de la fiancée ». En retour, le
nombre d’alliances ainsi contractées lui assurait d’importantes surfaces
à cultiver et de nombreux bras pour le faire (l’accumulation de surplus
agricoles étant centrale pour l’acquisition d’un rang social déterminé par
leur redistribution). Aussi, ce qui était en jeu lors des phases d’expansion
géographique et d’intensification du cercle Kula, en dehors de l’augmentation proportionnelle des échanges marchands basés sur le troc, c’était
le développement et la reproduction sociale de chefferies puissantes ou
bien de systèmes Big Man en compétition les uns avec les autres. Selon
en effet qu’une élite et un petit nombre de clans et lignages aient réussi à
monopoliser ce commerce de biens de prestige (îles Trobriand), ou bien
que la participation à l’échange de vaygu’a soit restée en accès libre pour
le plus grand nombre (île Dobu), l’accumulation de capital symbolique et
sa conversion en de nombreuses alliances matrimoniales et diplomatiques
structuraient différemment les réseaux politico-militaires et leur intégration
avec les réseaux commerciaux dans la région.
À travers cet exemple d’une « globalisation » propre à l’ensemble régional Massim, ressort le caractère fondamentalement différent des phases
de « mondialisation », où le rôle de la formation des prix monétaires dans
le changement social et les « politiques de la valeur » [Appadurai, 1986 ;
Warnier, 2008] se révèle déterminant. Sans pour autant se restreindre, en
son sens strict, à la convergence et à la synchronisation des prix accompagnant la forte croissance des taux d’ouverture des économies nationales et
des investissements directs à l’étranger [Levitt, 1983], la mondialisation
contemporaine se distingue bien par cette double articulation typique, entre
une reconfiguration élargie de la division interrégionale du travail d’une
part, et un approfondissement de la régulation marchande d’autre part,
aiguillé par de nouvelles formes de financiarisation et gouvernementalisation : conversion de l’ancien bloc soviétique et communiste à l’économie
de marché et au capitalisme, émergence des « firmes globales », multiplication des zones franches dans les anciens pays du Tiers-monde et spécialisation nouvelle de régions entières à bas salaires dans la production de biens
manufacturés d’un côté ; boom des biotechnologies, de l’informatique et
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des industries culturelles5, flexibilisation et segmentation des marchés
du travail, désintermédiation, déréglementation et dérégulation des marchés financiers, développement de bulles spéculatives immobilières et de
marchés de permis négociables d’émission de gaz à effet de serre (cf. le
protocole de Kyoto) de l’autre ; le tout sous couvert d’un néolibéralisme
incarné par le consensus de Washington et d’innovations financières de
plus en plus opaques (dérivés de crédits, titrisation, etc.)… Quel que soit
alors le nombre d’activités sociales impliquées dans ce double processus,
c’est d’abord à travers la formation des prix monétaires que celles-ci se
retrouvent régulées et en définitive intégrées les unes aux autres au niveau
global, comme l’atteste par exemple le « risque systémique » inhérent à
la crise financière contemporaine [Aglietta & Rigot, 2009].
On aurait tort cependant de penser que la mondialisation contemporaine,
tout comme celles de la fin des XVIIIe et XIXe siècles [Berger, 2003 ; Arrighi et
al., 1999], soient les seuls exemples de telles synergies à l’échelle mondiale :
la mondialisation ibérique (1570-1640) touche aussi les quatre continents
en connectant par des liaisons maritimes régulières le Nouveau Monde,
l’Europe, les côtes africaines et indiennes, les Philippines, l’Indonésie, le
Japon et le sud de la Chine. Des élites cosmopolites, notamment les diasporas
marchandes, les artistes, les savants, les Créoles enrichis et les « experts
de l’église et de la couronne catholique » succèdent aux conquistadores
et font le tour du monde et des métropoles régionales (Mexico, Malacca,
Manille, Goa, Acapulco, Séville, etc.) ; ces villes sont alors de véritables
carrefours planétaires et des terres de métissages, où se brassent les idées,
les styles artistiques et architecturaux, les marchandises et les hommes
[Gruzinski, 2004]. Cette mondialisation se caractérise de la même façon
par une acculturation croisée qui est le pendant d’une forme d’hégémonie
culturelle6. D’un côté, se renforcent en effet la cosmopolitisation et l’indigénisation complémentaires des populations dans la traduction des œuvres
5. Cf. l’impact du cinéma, de la télévision, de l’édition, de la musique, du tourisme, de la
publicité, des médias, des spectacles, de l’architecture, de la restauration, de la photographie, de
la mode et de la décoration intérieure sur la patrimonialisation des cultures et leur transmission
locale [Warnier, 1999].
6. Cf. Gruzinski [2004, p. 414] : « La globalisation concerne donc prioritairement l’outillage
intellectuel, les codes de communication et les moyens d’expression. Elle se distingue d’une
occidentalisation qui se présente davantage comme une entreprise de domination des autres
mondes, empruntant les voies de la colonisation, de l’acculturation et du métissage […] C’est
que globalisation et occidentalisation sont bien l’avers et le revers de la mondialisation ibérique.
L’occidentalisation en serait la dimension exogène : elle consisterait à reproduire des institutions
et des modes de vie d’origine européenne en les adaptant aux réalités locales et en transformant
celles-ci. La globalisation, en revanche, animerait un mouvement endogène : elle projetterait
hors d’Europe un espace fermé, une sphère étanche axée autour du noyau dur que composeraient
l’outillage intellectuel, l’orthodoxie romaine, les systèmes et les codes d’expression. »
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écrites et la transcription des littératures orales, par la collecte et la diffusion
des savoirs locaux, dans la naissance simultanée par exemple du culte du
vaudou et de l’anthropologie avec Bernardino de Sahagún et Montaigne, ou
bien encore dans la multiplication des messianismes et des millénarismes en
Inde, en Perse et dans la Méditerranée chrétienne à l’approche du millenium
de l’Hégire [Subrahmanyam, 2001]. Mais de l’autre, se développe aussi
l’évangélisation et la diffusion du latin, du maniérisme, de l’aristotélisme
et des technologies militaires – l’esprit de la contre-réforme exportant l’inquisition grâce à l’ordre des Jésuites. Si l’université de Harvard est fondée
en 1630 à la suite de la première vague de colonisation britannique de la
côte atlantique américaine (Virginie, Maryland, Nouvelle Angleterre), la
conversion au catholicisme de plusieurs centaines de milliers de Japonais
accompagne l’émergence du Shogunat Tokugawa en partie basée sur la
maîtrise des armes à feu et des fortifications occidentales.
Cette double forme conjuguée de créolisation et de canonisation de certaines cultures à l’échelle planétaire ne se réduit bien évidemment pas alors
à l’empire ibérique de Cervantès et au marché de l’art de l’Italie baroque :
la splendeur moghole du règne œcuménique d’Akhbar s’incarne dans le
Taj Mahal édifié par son petit-fils, et l’architecture chiite atteint à Ispahan
la perfection sous le règne d’Abbas 1er. Subrahmanyam [1999, p. 35-42]
montre bien comment la circulation et la migration des élites s’opère alors
en Asie, durant cette période, indépendamment de toute conquête politique
et militaire : la présence des Perses à la cour moghole sous le règne de
Jahangir (1605-1627), celle des Chinois dans l’État javanais du Mataram,
ou bien encore celle des Japonais à la cour thaïe, au royaume siamois
d’Ayuthia et au sultanat de Macassar, s’accompagnent du développement
combiné d’un certain nombre d’activités commerciales, religieuses, artistiques, lettrées et d’opérations fiscales, militaires et diplomatiques, dont
ces États sont bénéficiaires. En fait, la mobilité et la diasporisation de ces
élites cosmopolites sont alors indissociables du double processus auquel
celles-ci participent, à l’image de l’implantation des « nouveaux chrétiens »
(les Marranes et les Morisques) dans tout l’empire ibérique, qui opèrent
à l’époque l’intégration de ses réseaux commerciaux et financiers [ibid.,
p.152-156]. Le développement et l’intensification des productions commerciales dans les « quatre parties du monde » se trouve être en effet le
pendant de l’émergence, au niveau régional, de systèmes embryonnaires de
marchés de produits et de facteurs (avec la proto-industrialisation rurale et
le développement de l’industrie urbaine salariée en Angleterre, aux PaysBas, dans le Gujerat, le delta chinois du Yangzi et les plaines japonaises
du Kantō [Pomeranz, 2000 ; Wallerstein, 1979]) ; et à l’échelle globale,
d’un véritable marché mondial de produits marchands, au rang desquels
priment les métaux monétaires (argent, or, cuivre). Comme l’ont très bien
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documenté Flynn et Giraldez [2002], la fondation en 1571 de Manille
comme entrepôt espagnol, sur la base du convoiement annuel par galion de
plus de 50 tonnes d’argent destinées aux diasporas marchandes chinoises
(auxquelles s’ajoutent les quantités d’argent écoulées dans le commerce
balte et l’empire ottoman, et celles exportées du Japon vers la Chine et
l’Inde7), signe la naissance d’une économie mondiale, dont la manifestation
la plus importante est précisément la convergence des prix de l’argent en
or à partir des années 1630 (alors que le ratio argent/or était initialement
de 1/6 en Chine contre 1/12 en Europe, 1/10 en Perse et 1/8 en Inde), et
la synchronisation des prix des biens de base en Europe (les céréales et le
bois) et en Asie (le riz japonais et chinois par exemple8).
Dans les années 1570, le changement de politique fiscale, monétaire
et commerciale chinoise est rendu possible par cet afflux conséquent de
métaux monétaires, nécessaire aux nombreux échanges marchands entrepris
par le secteur privé de l’empire du milieu [von Glahn, 2003]. Le prélèvement unique d’une taxe annuelle en argent et l’abandon de la monnaie papier
accompagnent alors la levée des restrictions commerciales, ce qui se traduit
par la taxation et l’habilitation officielle des diasporas chinoises opérant
dans l’Asie du sud-est et le Pacifique comme intermédiaires de l’État ming
et des négociants européens. Les empires ottoman, russe, moghol, ming,
ibérique et safavide connaissent tous une croissance démographique et
économique à la suite de cet afflux monétaire massif [Frank, 1998, p.164].
On assiste aussi, parallèlement à cette hausse de la liquidité mondiale, à
une privatisation du commerce lointain dans les grands empires agricoles
sur le modèle des États marchands côtiers, par l’intermédiaire des élites
cosmopolites nomades [Subrahmanyam, 1999] : la route du Cap (carreira
da India) est ainsi réorganisée en dehors de tout monopole d’État sur le
modèle de la route atlantique (carrera de las Indias), aux mains des négociants privés autorisés par la couronne royale9 ; l’empire ottoman développe
ses activités commerciales en Méditerranée et dans l’océan Indien, traversé
et quadrillé par les plus grandes routes caravanières transcontinentales
de son histoire [Pamuk, 2003], tandis que se multiplient ses alliances
diplomatiques avec des sultanats marchands, tel celui d’Aceh à Sumatra
[Subrahmanyam ibid., p182] ; la Perse safavide, si elle se réserve alors le
monopole de la soie à l’exportation, n’en ouvre pas moins ses portes à la
diaspora arménienne pour diffuser sa nouvelle monnaie (l’abbasi) au-delà
7. Au tournant des XVIe et XVIIe siècles, l’Inde et la Chine, via leurs diasporas commerçantes
respectives, importent beaucoup plus d’argent par les voies maritimes et terrestres d’Asie orientale
que par la route du Cap contrôlée par les Occidentaux [Flynn, Giraldez et von Glahn, dir., 2003].
8. Cf. Miyamoto & Shikano [2003].
9. Le réseau Malacca-Macao-Nagasaki-Macassar-Manille supporte alors une bonne part du
commerce portugais privé entre 1610 et 1630.
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de ses frontières [Curtin, 1984] ; l’empire moghol se lance alors dans le
commerce maritime en s’emparant du Gujerat et du Bengale, où il s’appuie
sur les marchands karana et banian pour obtenir des métaux monétaires en
échange de textiles, et faire ainsi apprécier internationalement la valeur de
ses roupies jusqu’à Madagascar [Prakash, 2003 ; Chaudhuri, 1985].
La production cotonnière est ainsi encouragée en Inde. L’arrivée des
premiers colons britanniques et hollandais en Amérique du Nord instaure
le commerce de fourrures avec des Amérindiens, jusqu’alors horticulteurs
[Wolf, 1982]. Ivan le terrible initie la colonisation de la Sibérie et réserve à
certaines familles marchandes (les Stroganov) le monopole du commerce
au-delà de l’Oural (avec la fondation de comptoirs commerciaux fortifiés
– les ostrogs). L’exportation chinoise massive de soie et de céramique encadrée par les marchands du Fujian renforce autant la spécialisation régionale
intérieure de la Chine (le riz du Hunan, les mûriers du Jiangnan…), que la
concentration des terres agricoles et la montée du fermage et du métayage
sur des terres auparavant délaissées, mais désormais spécialisées dans les
cultures de rente originaires des Amériques (patates, maïs, sucre, tomate,
mangue, tabac, ananas, etc.10). De façon plus dramatique, les plus grands
empires d’Afrique noire (Songhay, Kongo, Monomotapa) sont démantelés
et livrés aux invasions conquérantes sous le poids de l’essor et de l’intensification du commerce du sel et de la traite esclavagiste, respectivement
organisés par les marchands juula, les traitants portugais et les négociants
swahili. L’exportation d’esclaves alimente en effet la colonisation du Brésil,
consécutive à sa spécialisation dans la canne à sucre, dont la production
commerciale triple entre 1570 et 1600 [Subrahmanyam, ibid., p149].
En Europe, l’argent mexicain et bolivien, dont la production requiert en
Amérique du sud la contribution de nombreuses villes pour approvisionner
les 160 000 habitants de Potosi11, permet autant aux Ibériques d’acheter à
peu de frais la laine anglaise et donc d’encourager indirectement le mouvement des enclosures et le capitalisme agraire des yeomen et de la gentry en
Angleterre [Wallerstein, 1979 ; Norel, 2009, supra], qu’il aide, selon Pierre
Chaunu, les Provinces-Unies à prendre leur indépendance grâce aux butins
gigantesques amassés lors des pillages des galions espagnols et portugais.
Ces métaux monétaires comblent alors non seulement le déficit commercial des Européens avec l’Asie (encens, café et parfums d’Arabie, textiles
et épices d’Inde, soie, laque et porcelaine chinoises), mais ils permettent
de surcroît l’achat de céréales et de bois baltes et polonais, et la vente de
10. L’État ming tente d’accompagner alors cette expansion géographique des productions
agricoles commerciales, à l’image du traité d’administration agricole écrit en 1625 par le Premier
ministre Xu Guangqi.
11. En 1610, par exemple, en Argentine, Tucuman envoie du bois, 4 000 têtes de bétail et
60 000 mules par an à Potosi [Flynn & Giraldez, 2002].
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textiles néerlandais et anglais [Frank, 1998]. La profitabilité élevée de la
production marchande de l’argent, en conduisant à une offre monétaire
mondiale croissante, accélère ainsi en Europe la « révolution des prix » et
l’« inflation des profits » [Hamilton, 1929 ; Munro, 2008] : avec des taux
d’intérêt divisés par deux, des salaires industriels croissant moins vite que
les prix à la consommation, et la demande de biens manufacturés augmentant
parmi les bénéficiaires de la hausse des prix agricoles, les pays favorisant
l’institutionnalisation des marchés voient en retour leurs entrepreneurs
incités à investir dans les activités industrielles hautement capitalistiques,
à l’instar des hauts fourneaux en Angleterre ou de la construction navale
aux Pays-Bas12. Ainsi, le mouvement de délocalisation et de relocalisation
de l’activité industrielle en Angleterre, dans les Flandres et le nord de la
France, tout comme les révolutions industrieuses néerlandaise et japonaise,
accompagnent cette hausse de la liquidité mondiale et se concentrent dans
les pays émergents où se réinvestissent une partie de ces flux monétaires
dans de nouvelles combinaisons productives et commerciales. Ces transferts de capitaux sont d’ailleurs en grande partie supervisés par la diaspora
génoise, qui tire alors sa puissance et ce rôle d’intermédiation financière de
la conversion des flux intermittents de l’argent américain vers Séville en un
courant permanent dans les caisses de l’empire ibérique : les Nobili Vecchi
remplacent de fait auprès des successeurs de Charles Quint les banquiers
Fugger, handicapés par la productivité et la profitabilité moindres des mines
d’argent allemandes [Arrighi, 1994]. La diaspora génoise prend ainsi le
contrôle des foires de change à Parme (Piacenza), aux dépens de Lyon et
d’Anvers, et monopolise alors en Europe la conversion de l’argent en or,
nécessaire par exemple au paiement des troupes espagnoles se battant aux
Pays-Bas. Ce qui provoque la réaction des États européens émergents, qui,
comme le règne d’Elisabeth 1er en Angleterre (1558-1603), la promulgation
des ordonnances monétaires en France (1577), ou la création de la banque
d’Amsterdam (1609) l’attestent, tentent de rendre indépendantes leurs finances publiques des diasporas cosmopolites opérant hors de leurs frontières,
pour mieux orienter leurs investissements dans la manufacture13.
12. Le tonnage des navires néerlandais triple quasiment durant la mondialisation ibérique,
tandis que l’on passe de 6 hauts fourneaux fabriquant 1 200 tonnes de fonte brute dans les années
1530 à près de 86 hauts fourneaux produisant 23 000 tonnes en Angleterre dans les années 1650
[Munro, ibid.]
13. L’État élisabéthain visera ainsi à sécuriser ses sources de financement et à contrôler le
taux de change de sa monnaie nationale, en créant grâce à Gresham le Royal Exchange, et en
stabilisant la livre sterling grâce au rééquilibrage budgétaire entamé à la suite de la vente des
propriétés immobilières de l’église anglicane. Aglietta [supra] rappelle qu’en France, la tentative
déflationniste, qui vise à instituer un système monétaire bimétalliste, provoque en pleine guerre
des religions une « épouvantable crise financière et commerciale » et échoue à construire une
finance nationale tournée vers l’investissement manufacturier.
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Il existe donc bien durant cette période toute une série de phénomènes
interdépendants qui témoignent de la vivacité du processus de « mondialisation » à l’œuvre : la commercialisation lointaine des productions
locales spécialisées à l’échelle régionale et globale, ainsi que l’augmentation sensible de la liquidité mondiale sur des territoires de plus en plus
favorables à la monétarisation des échanges, au paiement du travail au
temps, à l’achat de terrains et au crédit, se trouvent alors indissociables
de la gouvernementalisation et financiarisation des sociétés ainsi interconnectées. Les monnaies fiduciaires et les sociétés par actions, telles les
compagnies des Indes, se développent ainsi en Europe et notamment dans
les Provinces-Unies, où la substitution des cultures de rente (fleurs, lin,
plantes tinctoriales) aux céréales, désormais importées d’Europe orientale
contre du hareng, ouvre la voie au développement d’un véritable marché
foncier et immobilier jusque-là embryonnaire [Norel, supra]. De même, le
régime des provinces avec salaires (salyaneli eyaletler) s’institue au profit
des Janissaires dans certaines parties de l’empire ottoman aux dépens de
l’ancien système de prébendes. Et la grande majorité des États européens
et asiatiques se trouvent simultanément acculés à d’importantes réformes
fiscales et de nouvelles formes d’endettement public, en raison de fortes
tensions budgétaires consécutives à l’inflation importante et à la convergence progressive des prix de l’argent sur le marché mondial. La crise de
surproduction d’argent entraîne en effet dans la première moitié du XVIIe
une chute des revenus fiscaux des États eurasiatiques prélevant leurs taxes
en argent ou basant leurs excédents commerciaux sur l’exportation d’argent
[Franck, 1998, p404]14. La dépréciation conséquente de l’argent vis-à-vis de
l’or et les politiques monétaires expansionnistes ne font qu’aggraver cette
crise monétaire et financière mondiale, qui culmine dans les années 1630
et 1640, et emporte avec elle nombre de régimes politiques – ming, ibérique, anglais –, tout en amorçant pour certains leur déclin – ottoman,
safavide – ou leur ascension – Provinces-Unies, Japon Tokugawa, empire
moghol – [Goldstone, 1991], après une succession d’épidémies, de révoltes
paysannes, d’émeutes urbaines et de guerres d’une ampleur sans précédent. Pour la première fois, l’Europe connaît en 1622 et 1637 des bulles
spéculatives et des krachs financiers en rapport avec les guerres de 30 ans
(1618-1648) et de 80 ans (1568-1648), à travers la dépréciation brutale de
14. La politique d’autarcie – sakoku – du Japon Tokugawa et la purge dans le pays du
christianisme est en grande partie une réponse à cette crise mondiale, comme l’atteste l’arrêt alors
de toute exportation d’argent [Frank, ibid.]. L’administration ottomane cessera aussi de son côté
de produire de l’argent dans les Balkans au plus fort de la crise dans les années 1640, et arrêtera
donc de battre sa propre monnaie métallique, s’exposant du coup au libre jeu des taux de change
et de l’offre étrangère de métaux monétaires sur son territoire, alors que ceux-ci étaient pourtant
nécessaires au paiement de la soie importée de Perse [Pamuk, 2003].
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ses pièces métalliques, de ses terrains fonciers, des actions de ses compagnies des Indes, et surtout des bulbes de tulipes importées en 1593 de
l’empire ottoman et achetés depuis sur les marchés à terme d’Amsterdam
[Kindleberger, 2004].
Comme Arrighi [1994, supra] le souligne fort justement, cette crise
majeure est aussi l’aboutissement logique d’une « phase d’expansion
financière », où de plus en plus de diasporas marchandes et d’élites capitalistes ont vu s’accroître leur environnement concurrentiel et se réduire
drastiquement leurs marges de profit dans certains secteurs du commerce et
de la production. Ces élites se sont donc spécialisées dans les transactions
financières et les prêts destinés à financer l’endettement et l’armement des
États, intéressés de leur côté à guerroyer et conquérir de nouveaux marchés
et territoires, afin de mieux attirer les métaux monétaires par les excédents
commerciaux, et alléger ainsi leurs contraintes budgétaires. Ce processus
n’est d’ailleurs pas seulement perceptible en Europe, mais a lieu aussi en
Asie et notamment sur les pourtours de l’océan Indien, où Subrahmanyam
[1990] indique l’existence de « capitalistes de portefeuille » perses, indiens
et chinois, important dans les grands États-pays les techniques financières
développées dans le monde des affaires et les cités-États marchandes asiatiques, afin d’améliorer le recouvrement des impôts et de réorganiser les
finances publiques. En échange de quoi, ces grandes familles diasporiques
s’octroient nombre de domaines fonciers et de monopoles concédés dans
les mines de diamant et l’approvisionnement des élites en biens de luxe
ou des armées en ravitaillement, se spécialisent dans le crédit, l’affermage
des impôts, et utilisent le levier d’endettement leur étant fourni ainsi pour
aménager des situations de monopsone à l’exportation dans les zones
pionnières en finançant les infrastructures d’irrigation et d’habitation.
Aussi, la course aux armements et au recrutement de troupes de soldats
toujours plus nombreuses, corrélative des luttes d’influence régionale pour
le contrôle des grands axes commerciaux et la remise en cause du pouvoir des notables et des seigneurs locaux, n’a pas seulement concerné les
Habsbourg et les guerres de religion en Europe (avec les innovations militaires de Nassau). Elle a touché aussi les « empires de la poudre à canon »,
ottomans, moghols et perses, soucieux d’un équilibre géopolitique régional
préservant leurs sources d’approvisionnement en cuivre, et avides d’une
centralisation politique leur assurant le contrôle des arsenaux et des unités
d’artillerie15 [Norel, 2009]. Elle a frappé aussi les Coréens envahis par les
Japonais dans les années 1590. La majorité des grands États asiatiques
15. Les Perses parviennent ainsi à garantir leurs frontières contestées par Constantinople
depuis plus d’un siècle en 1639 avec la paix de Zuhab, esquissant les limites actuelles de l’Iran
et de l’Irak.
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HISTOIRE GLOBALE, MONDIALISATIONS ET CAPITALISME
s’est ainsi engagée dans une forme de « mercantilisme embryonnaire »
[Subrahmanyam, 1999, p. 190] pour conquérir et gouverner de nouveaux
« territoires », de la même façon que l’empire ibérique s’est essayé à de
nouvelles implantations coloniales au Sri Lanka, en Afrique de l’Est et en
Asie du sud-est, et que la montée en puissance de ses nouveaux rivaux
hollandais, anglais, voire français et suédois, s’est traduite au début du
XVIIe par leur projection territoriale en Guyane et dans les îles caraïbes, à
Madagascar et à Maurice, en Indonésie, en Amérique du Nord, ou bien
encore dans les ports de l’ancienne ligue hanséatique de la mer Baltique
(à l’instar des campagnes de Gustave II Adolf aux dépens des Polonais,
des Russes et des Prussiens). Le mercantilisme s’est développé pour cela
en Europe comme une forme de rationalisation de l’exercice du pouvoir
d’État et de pratique de gouvernement lors de la mondialisation ibérique
[Foucault, 2004] : le maintien, par la diplomatie et la guerre, d’un rapport
de forces à l’équilibre entre les différentes puissances rivales sur le plan
commercial fut alors totalement complémentaire du développement d’une
dynamique des forces économiques au sein de chaque État.
Face à cette mondialisation relativement ancienne qui, pour certains [de
Vries et van der Woude, 1997] donne naissance dans l’État des ProvincesUnies à la première économie de marché nationale et capitaliste, on perçoit
pourquoi le problème, pour l’Histoire globale, est de saisir la manière
dont les deux principaux processus constitutifs de la « mondialisation »
(reconfiguration élargie de la division du travail d’un côté, progression
de la régulation marchande de l’autre) en arrivent à opérer de façon complémentaire, à travers la formation institutionnalisée des prix monétaires.
La difficulté est donc d’appréhender la manière dont ces processus en
viennent à prendre appui l’un sur l’autre, à converger, et éventuellement
se renforcer, ou bien à se transformer mutuellement dans le temps, pour
composer finalement ce qui apparaît comme un « effet global », et dont
la mondialisation contemporaine n’est que la forme la plus spectaculaire
et peut être la plus aboutie. Au regard des contributions publiées dans
cet ouvrage, qui toutes croisent à un moment donné ou un autre de leur
réflexion cette question de la mondialisation, il est sans doute possible
d’identifier deux grands types de réponses apportées, à la fois communes
et transversales aux trois courants marxistes, smithiens et néoclassiques
de l’Histoire globale.
Le premier type de réponse, suggéré par Goldstone et Wong (supra),
consiste à soutenir que la mise en branle conjointe des deux processus
inhérents à la « mondialisation » est coordonnée par l’action collective
d’organisations politiques (États, cités-États, institutions internationales, etc.), économiques (diasporas marchandes, entreprises, organismes
supranationaux, etc.) ou sociales (classes sociales, ONG, ménages élargis,
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groupes de statut religieux, scientifique, ethnique, etc.). L’idée est donc que
cette synergie est conduite par des acteurs sociaux cherchant à atteindre
sous contraintes, et dans le cadre d’opportunités conjoncturelles stimulantes, un certain nombre d’objectifs dont la réalisation a pour conséquence
de favoriser et renforcer cette synergie. Une attention toute particulière
est par conséquent faite au niveau comparatif à sa manifestation locale et
régionale. À l’inverse, le second type de réponse esquissé par Wallerstein,
Chase-Dunn et Hall, ainsi que Gills et Denemark (supra), défend l’idée
selon laquelle cette synergie résulte plutôt de l’enchaînement de mécanismes et de transformations structurelles indépendantes de l’initiative
humaine localisée. L’accent est donc au contraire mis sur les logiques
systémiques qui opèrent à l’échelle interrégionale et globale la coordination
des différents facteurs concourant à l’intégration ou la séparation de ces
deux processus dans le temps.
Entre ces deux positions symétriquement opposées, existe un continuum
de réponses apportées notamment par Norel, Beaujard, Arrighi et Silver,
Pomeranz, et Aglietta (supra), qui envisage cette synergie comme le produit combiné d’initiatives propres à des acteurs sociaux et de conjonctures
globales déterminées par des mécanismes, dont la portée dépasse le champ
d’action proprement dit des organisations politiques, économiques et sociales impliquées dans ces initiatives. Il est donc important d’identifier plus
précisément ces deux grands types de réponses apportées par l’Histoire
globale à la question de la « mondialisation », et d’envisager concrètement
la façon dont cette synergie est susceptible d’opérer dans le temps et dans
l’espace, ainsi que sur différentes échelles.
Le rôle fondamental des acteurs sociaux
et des politiques gouvernementales
C’est L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Weber qui
a sûrement le mieux incarné cette idée que certains groupes de statut
(stände) et partis politiques, certaines élites et couches sociales, pouvaient
être considérés comme les principaux acteurs du changement social, sur la
base des dispositions culturelles et des choix politiques qu’ils valorisaient
et diffusaient directement ou indirectement à l’ensemble des sociétés. En
l’occurrence, l’émergence du capitalisme moderne a pu être rapportée à
l’existence de mouvements religieux ascétiques et puritains, dont les conduites de vie quotidiennes et méthodiques présentaient certaines « affinités
électives » avec « l’esprit du capitalisme », propre à la recherche rationnelle
et systématique du profit, à l’évaluation quantitative du temps, du coût et
des gains associés à l’exercice d’une activité, mais aussi à la frugalité et
l’austérité imposées en vue de la constitution d’une épargne capitalisée. Cela
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expliquerait pourquoi, lors de la mondialisation ibérique, le protestantisme
calviniste, en sus de s’avérer le plus solide rempart à la formation d’un
empire européen, est devenu rapidement prédominant aux Provinces-Unies,
dans l’Angleterre élisabéthaine et parmi la noblesse polonaise investie
dans le commerce lointain. De même, pourrait-on dire, le prosélytisme
religieux de Suzuki Shōsan (1579-1655) s’est construit à l’époque Edo en
rupture avec le confucianisme, le taoïsme et le shintoïsme japonais, et a
redessiné les contours bouddhistes d’une ascèse intramondaine zen des
artisans, marchands, paysans et guerriers samouraï. Dans les deux cas, cette
nouvelle orientation religieuse a légitimé l’autodiscipline individuelle, la
mesure quantitative des gains et dépenses associés aux activités, et donc,
en définitive, la rationalisation pratique du travail dans un univers conçu
comme relativement prédictible, calculable et contrôlable. Ce serait ainsi à
l’aune de ces vies loyales et besogneuses, valorisées en tant que telles, que
les maisonnées et communautés villageoises japonaises d’un côté [Hayami,
1986 ; Sugihara, 1996], les foyers néerlandais de l’autre [de Vries, 1994,
2001], auraient enclenché la « révolution industrieuse » du XVIIe siècle, en
améliorant sensiblement la productivité agricole et en mobilisant de façon
plus intense et mieux coordonnée le travail de tous, femmes et enfants
compris, aux dépens des loisirs ; ceci aussi bien dans le but de développer
la riziculture irriguée que la production marchande rurale.
Il est nécessaire, cependant, de relativiser l’impact politique et économique des mouvements et groupements religieux lors des phases de
« globalisation », essentiellement pour deux raisons.
Tout d’abord, même si Aglietta [supra] rappelle à juste titre, dans le cas
de l’église romaine au XIIIe siècle, que les organisations religieuses peuvent
participer à la monétarisation et à la financiarisation de vastes espaces
régionaux16, il semble que cela soit plutôt la coexistence de plusieurs
traditions religieuses sur un même territoire, dans un climat de tolérance
réciproque et de pluralisme des idées, qui ait favorisé dans l’histoire les
différents épisodes « d’efflorescence » et de croissance intensive associés
aux phases de globalisation. Un tel œcuménisme encouragerait en effet
une créativité culturelle exceptionnelle et ouvrirait la voie à des visions
du monde beaucoup plus séculières, à l’origine de progrès scientifiques
et technologiques remarquables, permettant d’accompagner la croissance
démographique et d’encourager ainsi l’urbanisation et le commerce,
en boostant les échanges et en accroissant la division sociale du travail
[Goldstone, supra ; Goody, 2009].
16. Au vu des marchés de change et des innovations bancaires suscitées, ainsi que des sommes
considérables mises en circulation par la papauté chrétienne, à la suite de la réforme grégorienne
et de l’accumulation des redevances foncières payées en Europe par les abbayes, les princes, les
seigneurs et les villes libres…
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Ensuite, il s’avère en fait que la plupart des traditions religieuses diffusées et transmises à grande échelle durant les phases de globalisation
ancienne (Islam, Bouddhisme, Hindouisme…), l’ont été en priorité à partir
de l’action commerciale des diasporas marchandes, et que cela a été par
conséquent les fonctions de courtage culturel, politique ou économique de
celles-ci qui ont primé sur leur identité religieuse, pour susciter ou non des
conversions à la suite de leur passage ou de leur implantation [Bentley,
1993 ; Curtin, 1984]. L’émigration des « nouveaux chrétiens » vers les
Pays-Bas et les colonies néerlandaises, après leur persécution au sein de
l’empire ibérique et leur expulsion, en est une bonne illustration : leur
contribution à l’efflorescence des Provinces-Unies, comme le rappela en
son temps Sombart, tînt plus à leur importation de techniques bancaires et
financières à Amsterdam, qu’à leur éthique de vie religieuse par ailleurs
étrangère à tout prosélytisme.
Sur le premier point, Goody [supra] soutient que la prééminence de
l’Europe découle principalement de son leadership scientifique et technologique mondial, établi au XVIIe siècle sur la fin de l’alternance ayant
caractérisé jusqu’alors toutes les grandes religions de l’écriture. Cette
alternance oscilla en effet entre des périodes marquées par une orthodoxie
religieuse transcendantale à l’origine d’une certaine désaffection vis-à-vis
des réseaux informationnels globaux, et des phases durant lesquelles une
Renaissance, empreinte de tolérance religieuse et de pluralisme séculier,
s’épanouît au contraire aux croisements cosmopolites de ces derniers17.
La mondialisation ibérique se trouve être ainsi le théâtre d’une rupture
ontologique majeure dans l’histoire de l’humanité : le passage de l’analogisme au naturalisme, où le « monde clos devient l’univers infini », et
le cosmos hiérarchisé, une Nature objectivable par l’observation expérimentale et l’usage des mathématiques [Koyré, 1973 ; Descola, 2004]18.
Grâce à l’invention de la science moderne par un petit groupe européen
d’intellectuels, d’ingénieurs, d’artisans, de lettrés et de savants reliés en
réseau à travers les cours princières, les villes industrielles, les universités
et les académies des sciences (telle celle des Lynx à Rome19), les pays
17. Cf. par exemple l’arrivée des Turcs Seljukides à Bagdad au XIIe siècle qui recentre la
connaissance autour des textes traditionnels musulmans, et prohibe la lecture des Grecs et des
Hindous.
18. Descola [ibid. p. 95] souligne d’ailleurs comment l’avènement de cette ontologie en
Europe se trouve figurée dans la peinture flamande, et plus précisément dans le tableau de Roelandt
Savery (Paysage montagneux avec un dessinateur, 1606), qui est une « représentation réflexive
de l’opération par laquelle la nature et le monde sont produits comme des objets autonomes par
la grâce du regard que l’homme porte sur eux ».
19. Les instruments d’observation scientifique (microscopes, télescopes) naissent ainsi
en Hollande et en République de Venise au tournant du XVIe et XVIIe siècles, où les industries
verrières sont à l’époque les plus développées en Europe. Galilée, qui crée les premières lunettes
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occidentaux les plus avancés ne connaîtront plus, dès lors, d’orthodoxie
religieuse transcendantale au pouvoir.
Goldstone [2008, p. 141] reconnaît lui aussi que les phases de globalisation ont toujours été propices à la circulation des connaissances, aux
transferts technologiques et à la libre reformulation et réappropriation de
ces savoirs et techniques par des groupes de spécialistes locaux20. Mais ce
qui l’intéresse est de saisir pourquoi la plupart du temps, de tels groupes
de spécialistes ont produit des inventions et des grappes d’innovations
importantes, à l’origine d’« efflorescences » locales et régionales, alors
qu’une seule fois dans l’histoire de l’humanité, ces mêmes groupes de
spécialistes ont été en mesure d’enclencher la Révolution industrielle du
XIXe siècle, entraînée par une croissance « promothéenne » et « kuznetsienne », autoentretenue par une expansion ininterrompue de l’innovation
technique et des gains de productivité. Goldstone soutient en effet que
le développement de certaines sociétés avant la Révolution industrielle
(Mésopotamie urukienne, Grèce classique, Califat abbasside, Chine Song
et Qing, Japon Tokugawa, Provinces-Unies) est de nature cyclique : des
âges d’or de la créativité et du développement, parachevant une double
dynamique smithienne et schumpetérienne, sont généralement suivis de
périodes de stagnation, de déclin et de crise. Selon lui, ces efflorescences
sont initiées par une croissance démographique autorisée et accélérée
par « des découvertes et des innovations majeures ». L’intensification du
travail ou la spécialisation de la division du travail qui en découle stimule
à la hausse les gains de productivité et donc l’urbanisation et l’essor du
commerce et des échanges, drainant éventuellement à leur suite la diffusion
des innovations techniques et des traditions savantes et religieuses afférentes. L’expansion des réseaux informationnels et le « métissage des idées
et des cultures » sont donc avant la Révolution industrielle le seul moyen
d’enrayer les limites malthusiennes à la croissance intensive, en étendant
à d’autres sociétés et d’autres régions ces épisodes d’efflorescence, sous
conditions qu’émerge alors quelque part un groupe de spécialistes aptes
astronomiques, est protégé par son poste à l’université de Padoue placé sous juridiction vénitienne,
et inspiré par les arts mécaniques de l’arsenal de Venise, jusqu’à la parution en 1632 de son
Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo. L’empirisme et la méthodologie inductive
professés par Francis Bacon (Novum Organum, 1620), le sont à la suite de son expérience en
tant que Chancelier et de sa pratique de la raison d’État émergente.
20. « The most typical trajectory for science is for substantial advances to occur during
periods when different cultural and philosophical traditions are allowed to mix ». Goldstone
insiste ainsi sur l’exemple du leadership scientifique et technologique du monde arabo-musulman
jusqu’au Xe siècle, bâti sur l’implication du Califat abbasside dans la construction d’observatoires
astronomiques, l’invitation à Bagdad des plus grands savants et lettrés contemporains juifs,
chrétiens et musulmans d’obédience chiite, kharejite ou sunnite, et le financement de missions
à Byzance et en Inde pour acquérir et traduire en Arabe les textes grecs et sanskrits les plus
importants.
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à s’approprier ces savoirs et techniques pour entreprendre quelque chose
de nouveau sur leur propre territoire (à l’instar des âges d’or successifs de
l’Espagne et des Provinces-Unies).
En ce sens, les phases de globalisation culturelle précèdent toujours
dans un premier temps l’efflorescence d’une société singulière, mais ces
efflorescences ne sont pas systématiquement impliquées dans une nouvelle
phase d’expansion des réseaux informationnels, même si certains pays
comme la Chine ont été à l’origine de la plupart des innovations ayant
révolutionné les trajectoires des sociétés occidentales (harnais de trait et
étrier apportés au VIIIe siècle à la suite des invasions avars, poudre à canon,
boussole, papier, armes à feu et gouvernail diffusés par les Mongols dès le
XIIIe, charrue à versoir métallique importée par les Hollandais au XVIIe, etc.21).
Or, ce qui rend aux yeux de Goldstone [supra] la trajectoire de la GrandeBretagne entre 1740 et 1815 si exceptionnelle, ce n’est pas tant que son
efflorescence « typique » coïncide avec une phase de mondialisation (la
première Révolution industrielle), où des innovations chinoises (machines
à tisser et filer, hauts fourneaux de fer et d’acier, industrie de porcelaine)
sont encore une fois améliorées à la marge et rentabilisées par de nouveaux
débouchés extérieurs et sources d’approvisionnement (à l’exemple du coton
américain et indien alimentant la spinning jenny de Hargreaves en 1764).
Non, ce qui singularise à ses yeux l’expérience britannique, c’est le fait
qu’un groupe d’entrepreneurs, de savants, d’ingénieurs et d’artisans aient
été socialisés, éduqués et motivés à réfléchir et travailler ensemble sur des
projets communs dans les universités écossaises, les clubs provinciaux et la
Royal Society londonienne : c’est de cette manière selon lui que la science
moderne a pu se mettre systématiquement au service de l’innovation, dans
une logique conjointe de profit et de recherche-développement, et dans le
but d’optimiser et de perfectionner constamment la production marchande
par la « science des machines ». Ce sont en effet ces groupes de spécialistes qui découvriront la conversion de la chaleur en action mécanique et
inventeront la pompe à vapeur dès les années 1770, pour intégrer celle-ci
progressivement à l’ensemble des procès industriels de l’époque (transports,
textiles, miniers, etc.). Or, cette découverte appliquée libère après 1830 la
croissance intensive britannique de son goulot d’étranglement malthusien
du fait de ne plus dépendre désormais en priorité des énergies naturelles et
organiques (vent, mer, soleil, force humaine et animale), mais des énergies
fossiles (charbon, pétrole, gaz22).
21. Cf. Beaujard [supra, 2010] et Norel [2009] sur ces questions de transferts technologiques
et de circulation globale des savoir-faire, améliorés à la marge et transformés en innovations
locales majeures.
22. Cf. Sombart [1929] et Wrigley [1988] sur ce point.
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Dans cette perspective, les trajectoires locales de certaines sociétés se
singularisent donc sous les initiatives créatrices de certains de leurs groupes (les entrepreneurs au sens de Schumpeter). Ces derniers, à travers les
innovations qu’ils portent, renforcent la synergie propre aux processus de
mondialisation, en cherchant à rentabiliser leurs inventions dans la production marchande et en inaugurant ainsi une nouvelle division interrégionale
du travail, au vu de l’approvisionnement en matières premières et des
débouchés domestiques et extérieurs nécessaires à cette rentabilisation.
Ce qui nous amène au second point soulevé précédemment, à savoir l’impact de l’action des diasporas marchandes et des élites capitalistes sur la
rentabilisation des innovations et, bien entendu, sur le processus même de
mondialisation (ce sont par exemple les marchands chinois qui exportent
au XIIe siècle la fonte et le fer des hauts fourneaux de la dynastie Song vers
les steppes mongoles, afin d’équiper les chevaux d’étriers, et les soldats,
de flèches et d’épées).
Braudel [1979] est sur ce point incontournable. Il a en effet mis en
évidence que l’existence de diasporas marchandes impliquait celle d’un
commerce de longue distance, et donc a minima une forme de globalisation
commerciale. Or, ces diasporas ont toujours eu pour stratégie, dans le but
de s’enrichir, de construire des situations de monopole, en éloignant systématiquement l’offre de la demande et les producteurs des consommateurs,
afin d’exploiter les écarts de prix relatifs et les asymétries d’information
d’un territoire à l’autre, et ce, dès que les premiers marchands itinérants
assurèrent le ravitaillement des grandes villes adossées à leurs arrièrepays. En allongeant les chaînes de marchandises et en cloisonnant ainsi
l’information d’un marché local à l’autre, en s’érigeant de par leur maîtrise
pratique de circuits et de réseaux commerciaux de plus en plus vastes
comme les seuls intermédiaires disponibles, ces groupes marchands se sont
mués en élites capitalistes nomades, au sens où celles-ci se sont implantées
et réparties aux divers nœuds et relais de ces réseaux en expansion, et où
elles ont développé tout un ensemble de techniques financières, bancaires et organisationnelles leur permettant de gérer l’argent comptant et la
liquidité monétaire mis ainsi en circulation (lettre de change, crédit, change
de devise, endossement, escompte, contrats d’association et d’assurance,
livres de compte, foires, banques, bourses, entreprises par commandite et
par actions, etc.).
L’émergence et le développement du capitalisme sont donc de ce point
de vue la conséquence directe de l’éventail des stratégies déployées par
ces groupes de financiers, de banquiers, de négociants grossistes et d’entrepreneurs ayant étendu les chaînes de marchandises pour mieux les soumettre à leur monopole : diasporisation des familles et des communautés
religieuses, ethniques ou citoyennes, prise de risque et spéculation sur les
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tendances des marchés locaux et régionaux, diffusion en circuit global
fermé des informations culturelles, politiques, militaires et économiques
pertinentes pour la réussite des affaires, création des boutiques grâce à
l’achat et la vente à crédit, création des grands entrepôts de stockage pour
mieux réguler l’approvisionnement des marchés en fonction des cours et des
opportunités de profit, fidélisation par l’endettement des producteurs directs
(putting out system, paiements comptants avant la récolte), investissements
conjoncturels et furtifs dans les secteurs productifs les plus innovants et les
plus monopolistiques (luxe, armement, extraction minière, textile, culture
de rente, construction navale, transports de longue distance)… Toutes ces
stratégies ont profondément articulé la globalisation et la financiarisation
des échanges régionaux et intercontinentaux (grâce notamment au crédit
et au change facilitant la liquidité globale et la « circulation de l’argent
capital »). Cependant, elles ont aussi conduit à des « difficultés insurmontables », notamment pour ce qui est de l’incapacité structurelle de ces
élites à assurer sur le long terme « la mise en mouvement conjointe des
marchandises, de l’argent comptant et des titres de crédit » [Braudel, 1979,
p. 465]. De même aujourd’hui, ce sont les cadres dirigeants des « firmes
globales nomades » et les actionnaires de celles-ci (les investisseurs institutionnels), qui mettent en compétition l’ensemble des territoires et des
populations dans la poursuite de ces stratégies [Giraud, 2008].
À rebours de cette mondialisation capitaliste, Curtin [1984] a cherché
après Braudel, à éclairer sous un autre angle le rôle historique des diasporas
marchandes jusqu’au XIXe siècle, dans l’intégration en un seul et même
Marché global et concurrentiel des différentes sociétés interconnectées.
Ces diasporas ont toujours été à la pointe de la globalisation commerciale
et, par conséquent, à l’origine du développement des réseaux de commerce
de longue distance. Néanmoins, elles n’ont pu activement concourir, selon
Curtin, à l’émergence d’une véritable économie de marché régionale et globale, que lorsqu’elles ont opéré dans le cadre d’une globalisation impulsée
et dirigée par de vastes empires territoriaux assurant la paix civile et les
infrastructures nécessaires à la circulation des biens et des hommes. C’est
en ce sens que leur identité religieuse et leur organisation communautaire
spécifiques ont joué un rôle majeur dans le processus de mondialisation :
c’est en effet au prix de la cohabitation pacifique, aux lieux d’interface
de ces réseaux, de communautés marchandes aux confessions religieuses
distinctes, qu’a pu se maintenir une forme de concurrence et de compétition
entre elles, garantissant l’institutionnalisation des conditions minimales
de l’autorégulation des marchés (libre entrée, atomicité, etc.). Or, cette
cohabitation pacifique inhérente au « commerce œcuménique » fut, soit
aménagée politiquement par certains empires (cas de l’Égypte fatimide
par exemple – Beaujard, supra), soit imposée de fait par l’absence de tout
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soutien politique et militaire des grandes puissances souveraines à leurs
diasporas marchandes (cas des dynasties chinoises pour l’Asie du sud-est
et l’Asie centrale – Wong, supra). Ainsi, la coexistence de nombreuses
diasporas chinoise, indienne, arabe, sogdienne, juive, persane et malaise
dans les réseaux commerciaux de l’océan Indien (près d’une centaine de
langues parlées à Malacca au XVe siècle !) a obligé celles-ci à opérer dans
un univers concurrentiel, et donc à devenir compétitives par les prix ou par
les « marques », en exigeant la qualité et en construisant socialement et
idéologiquement, par exemple, la désirabilité des produits vendus comme
dans le cas de la soie chinoise [Norel, 2008].
On perçoit ainsi comment la question des alliances et symbioses éventuelles des élites économiques et politiques au sommet de l’État revêt une
pertinence centrale pour l’intelligibilité même du processus de mondialisation. Le rôle des élites dirigeantes s’avère en effet déterminant, durant les
phases de globalisation stimulées par la croissance démographique, pour
initier des changements institutionnels favorables à l’économie de marché
ou au capitalisme. Wong [supra] insiste ainsi beaucoup sur l’originalité
des politiques gouvernementales chinoises au second millénaire (le jingsi,
ou l’art de gouverner selon l’ordonnancement du monde), pour éclairer la
grande divergence du XIXe siècle entre l’Orient et l’Occident, et le développement respectif de l’économie de marché en Chine et du capitalisme
en Europe. Tandis, par exemple, que les marchands ibériques et les compagnies néerlandaises s’immiscent dans le commerce de l’océan Indien à
coups de canon et dans les affaires d’État européennes à coups de réaux et
de florins, les diasporas chinoises ne reçoivent ni soutien ni protection de
la part de l’État impérial, et celui-ci, loin de pratiquer une politique mercantile et coloniale expansionniste, préfère garantir ses frontières contre
les nomades des steppes et prévenir les révoltes paysannes pour mieux se
financer sur la réussite agricole et commerciale de sa population rurale et
urbaine, en équilibrant son budget par la redistribution des revenus fiscaux
d’une province à l’autre23.
Si les possibilités économiques des dynamiques smithiennes furent équivalentes pour la Chine, le Japon et la Grande-Bretagne avant la Révolution
industrielle, ce sont donc les spécificités de ces sociétés, et par conséquent
les défis que leurs élites dirigeantes rencontrèrent, les réformes dans lesquelles elles s’engagèrent et les moyens qu’elles mobilisèrent, qui furent en
23. Au vu de la mobilité des surplus financiers ainsi prélevés, les élites politiques et
administratives chinoises eurent peu d’incitations, selon Wong [1997], à élaborer de nouveaux
outils fiscaux ou à emprunter auprès des élites marchandes (se contentant de fixer le taux d’usure
maximal). Ceci expliquerait selon lui l’absence de certaines innovations financières en Chine
jusqu’au XXe siècle (instruments de crédit, banques, sociétés par actions, titrisation de la dette
publique).
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priorité à l’origine de la bifurcation de leurs trajectoires développementales,
et notamment de leur industrialisation singulière [Wong, supra, 1997]. Les
gouvernements chinois durent, par exemple, composer avec la superficie
immense de leur territoire pour y implanter leur bureaucratie mandarinale. Cette administration fut en effet le fer de lance local des politiques
impériales, pour diffuser dans le pays les techniques agricoles, artisanales
et industrielles, défricher les terres nouvelles, organiser les marchés de
bourgs et encourager la juste répartition entre cultures de rente et cultures
vivrières, soutenir le commerce par la production de biens publics (paix,
sécurité, infrastructures, greniers à céréales, travaux hydrauliques), ou bien
encore promouvoir la division sexuelle du travail favorable à l’industrie
rurale (le tissage des femmes à domicile)…
Par contraste, les élites néo-confucéennes du shogunat Tokugawa prêchèrent au XVIIe siècle une certaine tolérance à l’égard des religions japonaises traditionnelles, tout en instituant le bouddhisme comme religion
d’État, après avoir dans les années 1630 expulsé et éradiqué les chrétiens,
puis isolé totalement le pays (sadoku) pour mieux en contrôler exclusivement le commerce extérieur24. Ainsi, le prosélytisme ascétique de l’ancien
samouraï Suzuki Shōsan, enseignant aux paysans la soumission aveugle aux
autorités politiques et l’abnégation au travail, alla dans le sens des réformes
gouvernementales exigeant un tribut et des quotas de production annuels
à chaque collectivité villageoise, converties de la sorte en « brigades de
production » pour les aristocraties guerrières de « l’État garnison » institué
au moment de la conquête de la Corée25 [Ooms, 1985].
Enfin, dans un tout autre registre, les gouvernements anglais prirent à
partir du XVIe siècle toute une série de mesures (baux établis par contrat,
suppression des droits d’usage de jardinage, de pâture et de glanage des
paysans pauvres sur les terres communales, etc.), reflétant l’issue de la
lutte des classes entre seigneurs et serfs, et accompagnant l’émergence de
la gentry en tant que nouvelle classe d’entrepreneurs capitalistes agraires
24. Le clergé et les temples bouddhistes seront réorganisés hiérarchiquement et intégrés
aux rouages administratifs de l’État, afin de réaménager le territoire en paroisses recensant la
population, délivrant des certificats de bouddhisme, et monopolisant l’organisation des funérailles
et services funéraires [Kouamé, 2007, p. 115].
25. La légendaire productivité du travail et solidarité communautaire japonaise, que certains
comme Sugihara [2003] présentent en termes culturels pour rendre compte du développement des
industries intensives en travail, est donc en réalité le produit de cette « modernisation » politique
de la vie villageoise, ayant transformé les paysans en producteurs pour l’État : « Dans l’intérêt
de tous, chaque unité de production (le foyer) devait gérer sa capacité de travail (les membres
de la famille) et ses sources de production (les champs) de manière à éviter le problème des
passagers clandestins » rappelle ainsi Ooms [1989]. L’atteinte des quotas collectifs était en effet
une préoccupation collective centrale, car la partie du tribut non produite par certains (les foyers
handicapés par le veuvage, la maladie, la faillite, etc.) devait être obligatoirement compensée
par le travail de tous.
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[Brenner, 1976 ; Dobb & Sweezy, 1977]. La victoire du parlement sur la
monarchie en 1688, avec l’accession de la gentry au pouvoir et la création
concomitante de la Banque d’Angleterre, déboucha ainsi sur l’affectation
prioritaire des revenus fiscaux prélevés sur le commerce, au service de la
dette publique et à l’entretien de la Royal Navy. Ceci eut pour conséquence
d’augmenter la capacité d’endettement de l’État britannique et d’assurer à
ses marchands une protection et une force de frappe militaire sans précédent, entraînant dans un cercle vertueux l’accroissement du commerce et
des rentrées fiscales [Goldstone, 2008, p. 114]. Aussi, lors de la première
Révolution industrielle, les élites capitalistes anglaises étaient bien en
mesure de contrôler les principaux réseaux commerciaux globaux, des
circuits de l’argent américain à la traite esclavagiste, en passant par le sucre,
le tabac, le thé, les épices, les céramiques, le coton et la soie.
Des fonctionnaires mandarins corrompus mais épris d’harmonie sociale,
une aristocratie guerrière avide de discipline militaire, des exploitants
agricoles capitalistes en quête de débouchés extérieurs : ce croquis rapide
et stéréotypé des élites dirigeantes chinoises, japonaises et anglaises rappelle, s’il en était besoin, l’orientation distincte des politiques gouvernementales, et par conséquent la grande variabilité des modes d’exercice du
pouvoir d’État sur un territoire et une population donnés. Dans une vision
à la fois smithienne et néo-institutionnaliste de l’histoire, Jones [1988]
attribue ainsi la responsabilité du « développement préindustriel » aux
politiques éclairées qui encouragent l’innovation et les institutions propices
à l’extension de l’économie de marché (garantie des droits de propriété
et des contrats, déréglementation des marchés de facteurs et de produits,
création de services publics tels que l’éducation, la justice, la sécurité et
les infrastructures, privatisation des secteurs répondant à une demande de
masse de biens d’équipement et de biens de base, etc.). De façon complémentaire, Jones se plaît à fustiger « l’État léthargique », le conservatisme
des gouvernements dépensiers, corrompus et mauvais gestionnaires, la
consommation ostentatoire des élites, l’existence de corps intermédiaires
tels que les castes et les guildes, et les politiques créatrices d’inégalités de
statut et de richesse, comme les principaux obstacles à l’innovation et à la
croissance intensive…
La réalité est sans nul doute beaucoup plus nuancée26. Pour ne prendre
qu’un exemple, les guildes artisanales médiévales ont joué, comme l’a
découvert Epstein [2007], un rôle majeur dans l’émergence et la spécialisation des marchés du travail interrégionaux durant l’âge d’or néerlandais
26. L’idée que le développement a été freiné en Chine par l’administration impériale, en
Inde par le système des castes, et au Moyen-Orient par le nomadisme pastoral tribal est le credo
commun à toutes les analyses eurocentriques [Frank, 1998 ; Goody, 1999, 2007].
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(1580-1680), tout en encourageant fortement les innovations, grâce aux
rentes de monopoles temporaires assurées à leurs inventeurs dans les secteurs industriels de pointe (construction navale et moulins à vent). Aussi
vaut-il mieux retenir simplement l’idée que c’est l’État souverain, en dernier
ressort, qui joue la partition la plus fondamentale dans la symphonie de
la mondialisation. Car c’est effectivement l’État qui frappe une monnaie
souveraine et impose une forme d’extraction fiscale, et par conséquent,
abrite une économie monétarisée ; c’est encore l’État, rappelait Marx,
qui invente le salariat pour la rémunération de ses armées mercenaires et
de ses corps de métiers ; c’est toujours lui qui assume la production de
biens publics et la régulation des marchés de produits et de facteurs ; c’est
à lui aussi qu’échoit le contrôle des flux migratoires et les mouvements
transfrontaliers de techniques, d’idées, de capitaux et de marchandises,
ou bien encore la reconnaissance des droits de propriété, fonciers, intellectuels, etc. C’est enfin lui qui stimule en priorité les innovations industrielles, dans le domaine des technologies de destruction, de transport et
de communication.
L’École de la régulation a donc tout naturellement intégré le fait que
le Marché autorégulateur était une construction politique qui apparaissait
dans l’histoire sous plusieurs « formes institutionnelles » articulées entre
elles, au travers de la politique des États [Boyer, 2004]. Les marchés de
produits et de facteurs présupposent en effet pour fonctionner et exister un
ensemble d’accords conventionnels. Par exemple, les marchés de produits
nécessitent une entente sur le type de qualité minimale exigée, un mode de
règlement des transactions reconnu, la possibilité d’agréger les demandes
et les offres du produit, ainsi qu’un « type de concurrence » toléré ou
encouragé entre les acheteurs et les vendeurs pour la formation des prix
(compétitivité, barrières à l’entrée, etc.). Le marché du travail implique
de son côté l’existence d’un « rapport salarial », où se décide notamment
le mode d’organisation technique du travail, de protection sociale et de
partage des richesses produites. Le marché des capitaux repose sur un
« régime monétaire », où sont arrêtés les systèmes légitimes de paiements
et de crédits. Et le marché de la terre et de l’environnement suppose leur
usage et leur usufruit à l’exclusion d’un tiers, et donc la reconnaissance
d’un « droit de propriété » privé. La formation convergente et synchronisée
des prix sur ces marchés (taux d’intérêt, taux de change, salaire, prix des
biens et services, cours des matières premières et de l’immobilier…) résulte
ainsi du jeu des formes institutionnelles (type de concurrence, rapport
salarial, régime monétaire), et cette articulation ne se révèle en définitive
opérationnelle qu’au travers des décisions et des options choisies par un
acteur social souverain sur un territoire et une population (autrement dit, une
formation politique de type étatique). Or, ce sont les modalités d’insertion
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de cette formation étatique dans un réseau politico-militaire et commercial
qui déterminent en dernière instance le « mode de régulation » affectant le
choix des autres formes institutionnelles (contrôle des flux migratoires et
des changes, tarifs douaniers, investissements directs, investissements de
portefeuille, politiques budgétaires, monétaires et réglementaires), et par-là
le type particulier de capitalisme institué27. Cela implique un problème
crucial et majeur : les rapports de pouvoir et les relations établies entre les
différentes élites (politiques, économiques, culturelles, militaires, etc.) intéressées au contrôle et à l’utilisation de l’appareil d’État, et éventuellement
des institutions supranationales établies sous sa juridiction, déterminent
la forme institutionnelle de l’État, et celle-ci est corrélative d’un certain
degré d’intégration territoriale, de centralisation politique et d’unification
de la souveraineté légale et juridictionnelle. Par conséquent, l’intégration
et l’extension des marchés de produits et de facteurs, dont l’État atténue les
imperfections [Epstein, 2000], tout en corrigeant les externalités négatives,
potentiellement destructrices des conditions mêmes de leur existence en
tant que « marchandises fictives » [Polanyi, 1983]28, dépend de l’issue des
luttes d’influence des élites au sommet de l’État.
Le processus d’étatisation des sociétés s’avère donc déterminant pour
l’émergence de l’économie de marché et du capitalisme, et semble donc
doublement conditionné à la configuration des rapports entre les élites se
disputant son contrôle, et à la nature des relations entre les élites dirigeantes de chaque formation étatique. Il existe ainsi une constante historique,
isolée et mise en valeur par Norel [2004], permettant d’expliquer en partie
l’origine des phases de mondialisation : l’imbrication croisée du développement de l’État souverain et de l’émergence et intégration progressive
des marchés. La création des institutions et l’extension par l’État des prérogatives du Marché semblent en effet renforcer au cours de l’histoire la
puissance de celui-ci et sa capacité à gouverner plus efficacement, tandis
que la montée en puissance de l’État et de son efficacité gouvernementale paraît favoriser en retour cette marchandisation fictive toujours plus
poussée du monde. Sanderson [2005] remarque ainsi que depuis la mondialisation ibérique, parallèlement à la commercialisation de l’économie
et au développement de la taille et du nombre des villes, le nombre d’États
souverains européens en exercice est passé de plus de 500 unités à moins
de 30 en Europe aujourd’hui.
27. Sur la diversité des capitalismes à l’époque contemporaine, voir Boyer [2005].
28. À l’image de la dégradation du climat, de l’épuisement des ressources naturelles, de
la dégradation des sols, de la déforestation, de la pollution de l’eau et de l’air, ainsi que de la
réduction de la biodiversité qui menacent aujourd’hui à terme la survie des sociétés contemporaines
[Diamond, 2006].
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C’est pourquoi l’idée de Norel [2009] paraît si pertinente : l’expansion géographique des productions destinées à l’échange entraînerait
une progression de la régulation marchande, lorsque cette circulation à
grande échelle des produits fabriqués participerait directement du processus d’étatisation et de centralisation politique des territoires les mieux
positionnés pour contrôler ces circuits. Ce qui suppose deux conditions
importantes : la première est que les élites dirigeantes soient directement
intéressées aux avantages tirés de ces échanges lointains ; la seconde est
que ces élites dirigeantes obéissent à une « raison d’État », privilégiant
le gouvernement de populations territorialisées au travers de techniques
de pouvoir [Foucault, 2004], seules à mêmes de leur procurer une dynamique des forces suffisante (richesse et puissance réunies) pour contrôler
partiellement ces réseaux d’échanges sur une échelle régionale ou globale.
Comme Pomeranz [supra] et Norel [supra] le soulignent, la maîtrise de
vastes circuits d’échanges globaux par la Grande-Bretagne à la fin du
XVIIIe est ce qui lui a permis à la fois d’accumuler les capitaux (par la traite
et le commerce asiatique), d’avoir accès aux matières premières (coton)
et aux facteurs de production relativement rares (terres américaines et
main-d’œuvre servile africaine), et de trouver les débouchés extérieurs
indispensables à ses rendements d’échelle croissants. Ces deux conditions
importantes ne semblent en définitive s’être réalisées historiquement, que
lors du développement des cités-États durant les phases de mondialisation
marchande (dans la Mésopotamie au début et à la fin du IIIe millénaire,
dans la Méditerranée antique au VIIIe siècle avant J.-C., en Eurasie au XIIIe,
dans l’océan Indien aux IXe et XVe, etc.) ; ou bien lors du développement de
nouveaux États souverains centralisés durant les phases de mondialisation
capitaliste (mercantile, libérale, edwardienne, néolibérale).
Les logiques de l’interdépendance systémique généralisée
Le simple fait que ce processus spécifique d’étatisation prenne place,
lors des phases de globalisation, dans des sociétés singulières ayant une
trajectoire locale ou régionale émergente, interroge l’incidence des structures et des conjonctures globales sur le positionnement relatif des sociétés les unes par rapport aux autres. Ces États émergents ont en effet la
particularité de devenir de nouvelles puissances régionales – voire globales – aux dépens des anciennes formations politiques déclinantes, à la fin
des périodes de globalisation dites intégrées (caractérisées par la convergence et la « compression spatio-temporelle » des principaux réseaux
politico-militaires, commerciaux et informationnels). Aussi, plutôt que
d’éclairer la contribution de groupes et d’acteurs sociaux spécifiques au
lancement de la mondialisation marchande ou capitaliste (élites dirigeantes
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et administratives, communautés religieuses, corps de métiers, diasporas,
firmes multinationales, ménages élargis, etc.), est-il peut-être préférable
d’identifier en priorité les propriétés des rapports que ces groupes entretiennent entre eux, mais aussi avec l’environnement écologique, sur de
plus vastes échelles d’interactions systématisées à distance. Comme le
souligne Pomeranz [supra], les efflorescences de sociétés singulières se
distinguent ou se ressemblent selon la nature des changements climatiques
ou des accidents géographiques qui affectent celles-ci, les idéologies qui
justifient des sacrifices à réaliser pour accumuler un certain type de capital
au profit d’une catégorie spécifique de population, mais aussi en fonction
des connexions intercontinentales et des processus systémiques globaux
qui déterminent le cadre de leurs trajectoires locales ou régionales possibles. Si l’industrialisation britannique repose sur la machine à vapeur
rentabilisée par la culture d’ingénierie du XVIIIe, il n’en faut pas moins un
approvisionnement en coton et en charbon bon marché pour lui permettre
de s’appliquer aux secteurs industriels, un contexte géopolitique (les guerres
napoléoniennes) qui favorise son perfectionnement dans la fabrique des
armes à feu et des techniques guerrières de navigation, et une incitation
économique à substituer de l’énergie mécanique au travail humain pour lui
donner tout son poids dans l’histoire. Bref, toute explication du changement
social se situe idéalement à l’intersection du temps événementiel et du long
terme, dans l’articulation du local au global. Si Goldstone [supra] choisit
de rejoindre ce croisement à partir d’une approche bottom-up, il est tout
aussi concevable d’initier inversement une démarche top-down.
Ce sont sûrement Frank et Gills [1993] qui sont allés le plus loin dans
cette approche holiste en développant trois idées articulées l’une à l’autre,
permettant de saisir les mécanismes stimulant à la fois l’expansion géographique des flux et la progression de la régulation marchande. La première
soutient que l’extraction et le transfert des « surplus » (par le salariat et la
mise en vente de services, de produits ou de biens immobiliers) existe en
réalité depuis l’âge du Bronze, notamment dans les secteurs d’activités liés
au « palais » et au « temple ». Ce qui change dans le temps, c’est le plus ou
moins grand nombre de ces secteurs d’activités concerné, et l’importance
relative prise par le secteur public lié à l’État par rapport au secteur privé
lié à la religion et au monde des affaires. Frank et Gills défendent ensuite
l’idée que cette oscillation historique des formes prises par l’extraction
et le transfert des surplus est de nature cyclique et découle du caractère
« systémique » des « chaînes de transferts de surplus » reliant les élites de
différentes sociétés. Leur dernière idée enfin est que cette « interpénétration
systématique de l’accumulation du capital » est en Afrique et en Eurasie
à l’origine d’une synchronisation progressive, tout au long du premier
millénaire avant J.-C., de longs cycles séculaires d’expansion (A) et de
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contraction (B) des échanges29. L’occurrence de ces cycles déterminerait en
retour, de par les opportunités et contraintes imposées par la hiérarchisation
pyramidale des centres d’accumulation (centre/semi-périphérie/périphérie/
marge), le champ d’action des groupes sociaux participant localement aux
formes d’extraction et de transfert des surplus, et donc par conséquent les
contextes historiques favorables au développement des échanges marchands
et du salariat. Ainsi, l’installation de certaines formations politiques au
sommet de la division transrégionale du travail procurerait à leurs élites
les moyens de diffuser à l’ensemble du système un certain mode d’accumulation et de transfert des surplus appelé à devenir alors prédominant
sous certaines conditions [Chase-Dunn & Hall, 1997].
Aussi est-il important de saisir les mécanismes à l’œuvre dans ce développement périodique d’un certain type d’extraction et de transfert de
surplus (échange marchand et salariat). Pour l’Analyse système-monde,
c’est en effet le déploiement d’une « logique systémique » en deux phases alternées (A et B), qui est le mieux à même d’expliquer l’avènement
des périodes de mondialisation. Les phases (A) se caractérisent par une
croissance démographique, économique, urbaine et étatique propice à
l’expansion des échanges commerciaux et culturels, à la hiérarchisation
des formations politiques, et à l’incorporation de nouvelles zones géographiques ; les « chaînes de transferts de surplus » s’établissent alors par le
contrôle politique et militaire des axes de transport et de communication
et la monopolisation des principaux « corridors logistiques » du commerce lointain, ces derniers acheminant les facteurs de production rares
(main-d’œuvre, matières premières, métaux, nouvelles technologies) et
les produits à l’origine de l’échange inégal (denrées alimentaires, biens
manufacturés), mais aussi organisant la circulation interurbaine de la masse
monétaire et la possibilité de débouchés extérieurs [Frank et Gills, 2000 ;
Beaujard, supra]30. Au contraire, les phases (B) sont marquées par une
29. Chase-Dunn et Hall [1997], Beaujard [supra, 2009, 2010], Frank [1993], Frank et Gills
[2000], Frank et Thompson [2006] se rejoignent sur l’idée d’une synchronisation effective des
cycles séculaires entre les différentes régions de l’Afrique et de l’Eurasie au début de l’ère
commune, et sur l’hypothèse de l’émergence au IVe millénaire d’un ensemble multipolaire
englobant la Mésopotamie, l’Anatolie, l’Iran, le golfe Persique, l’Afghanistan et, pour Frank,
Gills et Thompson, l’Égypte. Ces auteurs divergent cependant sur la périodisation du processus
d’intégration systémique de cet ensemble durant l’âge du Bronze et l’âge de fer.
30. Les trois corridors du continent afro-eurasiatique (Nil-mer Rouge ; Syrie-Mésopotamiegolfe Persique ; Asie centrale-mer Noire-mer Caspienne) ont toujours fait ainsi l’objet, depuis
l’âge de Fer jusqu’à la découverte du Nouveau Monde, de conquêtes impérialistes [Gills et
Denemark, supra]. À titre d’exemple, l’empire assyrien (VIIIe av. J.-C.) s’est assuré le contrôle
géopolitique des deux premiers corridors, tout comme l’empire perse achéménide, puis celui
d’Alexandre et de ses principaux successeurs ont lutté pour la maîtrise de ces trois artères. De
même, l’ouverture et la disparition des foires de Champagne n’ont pas tant été déterminées par
les politiques gouvernementales favorables à leur tenue (sécurisation des routes, construction
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décroissance ou moindre croissance de la population, de la production, du
commerce et de la taille et du nombre des villes reliées et sont corrélatives
de crises, manifestes aussi bien dans la recrudescence des épidémies et
des famines, que dans la hausse des guerres, des migrations et des conflits
sociaux accompagnant alors la remise en cause des gouvernements et
des hiérarchies interétatiques, et par conséquent le contrôle des corridors
logistiques et le monopole de l’organisation des « chaînes de transfert des
surplus ». Or, l’occurrence d’un tel cycle long est elle-même le fruit de
l’interaction rétroactive de variables indépendantes (changements climatiques31) et interdépendantes (pression démographique, dégradation de l’environnement, hausse des inégalités et des rivalités, baisse des rendements sur
investissement, diffusion des innovations techniques et institutionnelles),
qui détermine le développement différencié des régions et des trajectoires
divergentes des sociétés interconnectées, notamment avant la Révolution
industrielle [Chase-Dunn & Hall, supra ; Beaujard, supra].
Cette interaction rétroactive de différents facteurs conduit périodiquement en effet à l’avènement d’une phase liminale de retournement du cycle
séculaire (AB), dite de « transition hégémonique », qui est fondamentale
pour appréhender les mécanismes d’évolution et de transformation de
la division transrégionale du travail, et donc les modifications touchant
la diffusion et la nature même des formes d’extraction des surplus. Car
c’est durant cette phase, d’une part, que les transferts technologiques et
les transferts de surplus d’une région à l’autre atteignent leur plus haut
niveau, et que d’autre part, les luttes internes ainsi que les alliances externes entre les différentes élites évoluent en vue d’un repositionnement
dans la chaîne pyramidale d’accumulation des surplus [Chase-Dunn et
Hall, ibid.]. Ces « transitions hégémoniques » comprennent à la fois la
fin d’une phase d’expansion (A), prenant la forme d’une « globalisation
intégrée » inhérente à l’apogée, puis au déclin amorcé des hégémons
régionaux ou du super-hégémon global ; et le tout début d’une phase de
contraction (B), synonyme d’une forme de « dé-globalisation » associée
à une rivalité hégémonique croissante. Ekholm et Friedman [1982] ont
mis en valeur le fait que ces périodes de transition se caractérisaient par
de halles et d’entrepôts, dotation de privilèges, droits de justice, unités de compte/mesure, etc.),
que par le développement, puis la dislocation et la reconfiguration des circuits et des connexions
entre les Flandres, les cités-états italiennes et les trois points d’interface et de branchement à ces
corridors en Europe de l’Est et du Sud.
31. Chase-Dunn & Hall [1997] ont été parmi les premiers à soutenir que les cycles de l’activité
solaire déterminaient en partie la synchronisation des croissances démographiques en Orient et
en Occident, les pics du réchauffement (-20/+80 ; +1120-1280) et du refroidissement climatique
(+640-710, +1400-1510, +1640-1710) correspondant respectivement aux débuts des phases A
et B des cycles séculaires. Pour une prise en compte de l’activité solaire depuis la Révolution
néolithique, voir Beaujard [2010].
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l’excroissance du secteur capitaliste privé aux dépens du secteur étatique.
Cette phase liminale de retournement du cycle découle en effet de la crise
de « suraccumulation du capital » et de « sur-extraction des surplus »
qui affecte respectivement les cœurs et leurs périphéries, et aboutit à des
changements majeurs dans la localisation des centres d’accumulation et
les formes prises par les transferts des surplus. Ce sont principalement
la baisse des rendements sur l’investissement productif, l’endettement
des États, et l’épuisement des gains de productivité et des avantages
monopolistiques liés au progrès technique qui précipitent ce « shift of
locus and decentralization of capital accumulation » [Friedman, 2007,
p. 212]. Gills et Denemark [supra] insistent ainsi sur le passage récurrent
d’une forme de travail contraint et servile au salariat dans les régions
émergentes, et inversement d’un asservissement de la main-d’œuvre libre
et indépendante dans les régions incorporées. Ils soulignent alors la tendance à la privatisation des formes d’extraction et de commercialisation
(notamment par le développement des droits de propriété privés), ainsi que
l’instrumentalisation accrue de l’appareil d’État par les élites économiques
concernées (l’affermage des impôts hier, les paradis fiscaux aujourd’hui).
Ces transformations politiques et économiques s’accompagnent d’une
fragmentation et recomposition des espaces pratiques d’identification :
de nouveaux imaginaires politiques et religieux « modernistes », guidant
l’exercice des pouvoirs étatiques ayant le vent en poupe, homogénéisent
les références culturelles existantes, tandis que l’hybridation et la créolisation des élites cosmopolites se développe ailleurs en contrepoint des
mouvements de revendication identitaire ethniques, religieux ou régionalistes des populations appauvries [Friedman, 1994, 2000 ; Ekholm et
Friedman, 2007].
L’exemple peut être le plus frappant est celui durant la mondialisation
ibérique de la montée en puissance d’une diaspora marchande chinoise,
dont certaines de ses familles les plus influentes (les Zheng) ont profité de
la transition entre le régime Ming et la dynastie mandchoue Qing, pour
construire un véritable empire commercial s’étendant du Guangdong au
Fujian jusqu’au Japon et en Asie du sud-est. La dynastie Zheng affréta
alors des navires de guerre européens, parvint à expulser les Portugais
et monopolisa ainsi le commerce de la soie et de la céramique, tout en
refusant de payer les taxes à l’empire du milieu, en allant jusqu’à défier
celui-ci sur mer et sur terre par la fondation en 1650 d’un État rebelle sur
les côtes de la Chine du sud, avant de battre en retraite à Taïwan en 1662
pour y créer son propre royaume, non sans en avoir chassé auparavant les
Hollandais [Arrighi, 2007, p. 334]. La promotion de l’échange marchand
fit alors partie intégrante des relations que cette diaspora chinoise entretint
avec ses partenaires dans l’océan Pacifique et la Mer de Chine.
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HISTOIRE GLOBALE, MONDIALISATIONS ET CAPITALISME
Pour l’approche « continuationniste » de la world-system perspective
(Friedman, Frank, Gills, Thompson, etc.), cette notion de « transition
hégémonique » recouvre et confond sous le même vocable, au vu des
processus systémiques communs leur étant imputés, à la fois les périodes
de « mondialisation marchande » (caractérisées par une marchandisation accrue du mode d’accumulation tributaire prédominant) et celles
de « mondialisation capitaliste » (marquées par la financiarisation et la
gouvernementalisation du mode d’accumulation capitaliste prédominant).
L’occurrence des mondialisations apparaît ainsi comme déterminée par
les ressorts de la dynamique des cycles séculaires AB. En raison des
limites malthusiennes et de la marche vers l’état stationnaire propres
à la croissance des cœurs [Goldstone, Wong, Pomeranz, supra], mais
aussi du jeu systémique des variables indépendantes et interdépendantes
[Wallerstein, Beaujard, Chase-Dunn et Hall, Gills et Denemark, supra],
les phases d’expansion (A) déboucheraient toujours sur une période liminale de « transition hégémonique ». La convergence intégrée au centre
des principaux réseaux d’échange (l’âge d’or des civilisations) impliquerait paradoxalement un retournement du cycle et l’amorce d’un long
déclin relatif, ouvrant sur la prédominance d’une compétition politique
et militaire et d’une concurrence économique exacerbées (phase B). Les
trajectoires développementales des sociétés deviendraient alors beaucoup
plus autonomes et ouvertes à des dynamiques endogènes, du fait de la
contraction amorcée des échanges et du repli de certaines interactions
systémiques dans la sphère régionale, provinciale ou locale [Frank, 1998,
p348]. De même, l’impact des actions collectives entreprises par certaines
élites et certains groupes sociaux prendrait une dimension et des répercussions plus importantes et moins cantonnées à l’échelle événementielle
et locale, à l’image par exemple de l’effet domino des invasions nomades
ou des mouvements révolutionnaires des confréries soufies originaires de
l’Asie centrale [Teggart, 1939 ; Barfield, 1989 ; Fletcher, 1995]. Ainsi,
certains pays ont pu se déconnecter en grande partie et privilégier un
mode de vie plus autarcique (cas du Japon Tokugawa après 1635), tandis
que d’autres ont pu quitter leur position marginale ou périphérique et se
lancer à la conquête des hauts lieux de la civilisation déclinante en voie
« d’implosion » [Toynbee, 1939], à l’instar des tribus pastorales nomades
pratiquant le culte des saints et le soufisme, régulièrement conduites par
des leaders musulmans réformistes et charismatiques à renouveler les
élites urbaines et étatiques lors des périodes de décadence des sultanats,
émirats ou califats [Gellner, 1981]. La pertinence et l’envergure des politiques gouvernementales deviendraient donc plus particulièrement saillantes et lourdes de conséquences (effet papillon) lors de ces « transitions
hégémoniques ».
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Puisque l’avènement périodique d’une phase de retournement des cycles
est déterminée par une certaine logique systémique, il est par conséquent
possible d’identifier tout au long de l’histoire un certain nombre de « transitions hégémoniques », fournissant une base de comparaison aux formes
de « mondialisation » marchande et capitaliste sur des échelles aussi bien
régionales, que continentales et planétaire. De nombreuses séquences
témoignent en effet durant l’âge du Bronze, de l’existence de tels processus
initiés dans des régions telles que la Mésopotamie (l’apogée de l’empire
babylonien d’Hammourabi au XVIIIe siècle av. J.-C.), mais aussi pendant
l’âge de fer, sur le pourtour méditerranéen, comme l’illustre l’âge d’or des
cités phéniciennes du Levant au VIIIe siècle accompagnant l’expansion de
l’empire assyrien [Beaujard, 2009, 2010]. Au niveau continental, l’épopée
du petit royaume macédonien fournisseur de bois et d’argent pour Athènes,
s’érigeant en empire hellénistique sur les décombres de la Perse achéménide
au IVe siècle av. J.-C., avant de se scinder au siècle suivant en un certain
nombre de satrapes et de dynasties (Ptolémaïque, Séleucide, etc.), gardiennes rivales des principaux corridors commerciaux de l’héritage alexandrin,
est l’archétype même de la « transition hégémonique » dans les mondes
anciens [Friedman, 2000, 2005]32. À l’échelle globale, la synchronisation
des cycles séculaires de l’ensemble afro-eurasien au tournant de l’ère commune a aussi induit une série de « transitions hégémoniques » (fig. 1), au
cours desquelles le déclin simultané des deux cœurs situés en ses extrémités
(la Méditerranée orientale d’un côté, avec Rome, les différents empires
musulmans, et la Mer de Chine de l’autre, avec les dynasties Han, Tang,
Song et Ming) a recentré systématiquement un monde en pleine contraction
autour des échanges préservés dans l’océan Indien entre l’Asie du sud et
du sud-est [Beaujard, supra, 2010]. Comme l’avait déjà remarqué Braudel
[1979, t. 3, p. 608-657], cette région joua parfaitement son rôle de centre
de gravité et d’antichambre des expansions chinoises et musulmanes, en
tant que nouveau centre d’accumulation du système eurasiatique, jusqu’à
l’entrée en lice de l’océan Atlantique et Pacifique.
32. Cette période est ainsi marquée par l’émergence d’une île-entrepôt (Rhodes) et de marchés
de produits en Méditerranée (esclaves, fourrures, parfums, épices, drogues, ivoires, or, bois),
ainsi que par la création d’une banque centrale à Alexandrie. Les diverses formes de tributs y
stimulent à la fois la production d’argent et l’accumulation de richesses monétaires. La course
aux armements et la salarisation des troupes mercenaires y sont le pendant de l’intensification
du travail esclavagiste agricole. L’incorporation à la marge de l’Afrique de l’Ouest, de l’Asie
centrale et de l’Europe du Nord accompagne l’établissement d’un réseau de colonies et de villes
grecques en Asie et au Moyen-Orient, au sein desquelles les élites cosmopolites encouragent
l’hybridation et l’hellénisation des cultures (syncrétisme religieux et architectural, religions à
mystères, épicurisme et cynisme, académies, etc.). Les mouvements de populations et de richesses
entre ces multiples formations politiques rivales se concluront ainsi au IIIe siècle av. J.-C., à l’ouest,
par l’expansion romaine (guerres puniques) et à l’est, par l’émergence de l’empire parthe en Perse
et surtout de l’empire maurya en Inde.
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HISTOIRE GLOBALE, MONDIALISATIONS ET CAPITALISME
Ainsi, après la phase liminaire de retournement du premier cycle (tournant des IIe et IIIe siècles), marquée par le déclin des empires romain et
han, c’est l’État du Funan en Indochine et l’empire Gupta en Inde qui se
développent aux IVe et Ve siècles sur la base d’échanges liés à la diffusion
de l’hindouisme et du bouddhisme en Insulinde (les élites chinoises s’investissant dans le commerce maritime en mer de Chine pour pallier aux
difficultés de la route terrestre de la soie). Lors de la transition hégémonique
du second cycle (770-860), incluant l’apogée du Califat abbasside et les
débuts de « l’été indien » de la Chine Tang [Adshead, 2004], ce sont le
royaume khmer (Angkor) et la thalassocratie Srivijaya (Sumatra, Java et
Malaisie) qui émergent et croissent à partir de leurs interactions avec les
dynasties Râshtrakûtas et Chola en Inde aux IXe et Xe siècles. Lorsqu’enfin,
le développement capitaliste de la Chine Song est contrarié par sa reprise
en main mongole durant le troisième cycle (1250-1350), ce sont progressivement le sultanat de Delhi puis l’État hindou du Vijayanagar, le royaume
thaï d’Ayuthia et l’empire de Mojopahit dans l’archipel indonésien, qui
endossent ce rôle et font prospérer les échanges dans cette région en voie
d’islamisation aux XIVe et XVe siècles. Et ce, après que la dynastie Yuan
(1277-1368) ait encouragé le commerce maritime privé et la constitution
de communautés chinoises d’outre-mer en Asie du sud-est après le déclin
de la route de la soie dans les années 1320. Une différence notable, alors,
entre toutes ces transitions hégémoniques globales, est que pour la première
fois, au XVe siècle, au terme d’un cycle séculaire complet, ce ne sont pas seulement les marchands chinois et musulmans qui réinvestissent le carrefour
Inde-Insulinde-Indochine de l’océan Indien afin de relancer l’expansion
du monde eurasiatique, comme cela fut le cas aux VIIIe et XIe siècles, mais
aussi les traitants et officiers portugais qui, profitant du retrait des Ming
en 1433, se retrouvent libres de conquérir Malacca en 1511, et tentent
alors de s’immiscer dans la croissance en cours des réseaux commerciaux
maritimes de l’océan Indien [Chaudhuri, 1985].
Le travail comparatif précis des phases de « transition hégémonique »
au niveau régional, continental ou global est donc une tâche primordiale
qui n’a malheureusement qu’à peine débuté [Arrighi et al., 1999]. L’étude
des périodes de retournement des différents cycles séculaires afro-eurasiatiques révèle ainsi l’existence exacerbée de rivalités hégémoniques
locales ou régionales, à la suite de l’émergence et de la multiplication de
formations politiques en compétition, parallèlement à la densification des
réseaux commerciaux de longue distance. Or, on sait que l’existence d’un
système interétatique est une condition sine qua non du développement de
l’économie de marché et du capitalisme [Wallerstein, 1979 ; Chase-Dunn
et Hall, 1997]. Les stratégies d’accumulation des élites économiques jouent
en effet des opportunités de profit d’un secteur d’activité à l’autre et d’un
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Fig. 1 – Les principales transitions hégémoniques globales
Cycle 1 : expansion (-Ier, Ier, IIe) - transition Romaine/Han- contraction (IIIe, IVe, Ve)
Cycle 2 : expansion (VIe, VIIe, VIIIe) - transition Abbasside/Tang- contraction (IXe, Xe)
Cycle 3 : expansion (XIe, XIIe, XIIIe) - transition Song/Mongol- contraction (XIVe)
Cycle 4 : expansion (XVe, XVIe) - transition Ibérique/Ming- contraction (XVIIe)
Cycle 5 : expansion (XVIIIe) - transition Provinces-Unies/Qing- contraction (XIXe)
Cycle 6 : expansion (XIXe) - transition Royaume-Uni- contraction (XXe)
Cycle 7 : expansion (XXe) - transition États-Unis- contraction (XXIe) ?
territoire étatique à l’autre afin, par leur mise en concurrence, de faire
baisser les prix d’achat et les coûts de production. Encore une fois, ce sont
durant les « transitions hégémoniques » que s’élaborent et se recomposent,
bien souvent par la guerre, les fondations des systèmes interétatiques les
plus solides, à l’image du traité de Westphalie en 1648.
Pour prendre un exemple plus ancien, la Chine Tang amorce son déclin
en perdant en 751 la bataille de Talas contre ses rivaux musulmans pour
le contrôle de la route de la soie en Asie centrale, et se voit alors contestée
par l’avènement d’États indépendants tibétain (converti alors officiellement au bouddhisme), thaï (Nantchao), coréen (Silla), japonais (culture
samouraï de la période Heïan) et turc (Cha-t’o), dont bien souvent les
élites militaires, religieuses et intellectuelles ont été formées en son sein.
De même, le Califat abbasside isole alors la puissante dynastie omeyyade
à Cordoue, mais encourage par son expansion commerciale en Afrique, au
Moyen-Orient et en Asie centrale la fondation d’imamats ou de sultanats
dissidents, monopolisant les échanges avec les nouveaux états souverains
(semi-)périphériques, à l’image de la dynastie rustémide de Tahert islamisant la population de l’État du Ghana, ou bien des sultanats d’Oman
et du Yémen accompagnant alors l’éclosion des cités-états swahilies. La
renaissance latine classique de l’empire carolingien de Charlemagne est
aussi impensable sans l’afflux massif de métaux monétaires en provenance
du Califat abbasside et le courtage des diasporas marchandes juives rhadanites (les années 790 sont célèbres pour l’accroissement sans précédent de
la quantité de pièces d’argent en circulation dans le saint-empire germanique, qui permet la réorganisation en réseau des marchés provinciaux). De
la même façon que l’expansion viking dans l’Atlantique nord, en Europe
occidentale et en Ukraine est alors indissociable de l’augmentation de la
traite esclavagiste, qui participe autant à l’étatisation de la Scandinavie
qu’à celle des populations slaves de Kiev, Prague et Cracovie. Or, on l’a
vu précédemment, l’étatisation des sociétés en période de globalisation
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HISTOIRE GLOBALE, MONDIALISATIONS ET CAPITALISME
commerciale, que celle-ci ait lieu sous une forme territoriale (État-pays)
ou bien urbaine (État-ville), est particulièrement propice au développement
des marchés.
Les transitions hégémoniques sont par ailleurs le théâtre de processus
systémiques typiques, tels que le « développement des semi-périphéries »
[Chase-Dunn & Hall, 1997]. Les sociétés localisées à l’interface des zones
centrales et périphériques d’un ensemble continental, ou bien à l’interstice
de plusieurs cœurs en compétition, bénéficient d’institutions et de techniques à mi-chemin des formes pratiquées au sommet et à la base de la
division transrégionale du travail33. Aussi, lors de la fin des phases d’expansion, ces semi-périphéries jouent un rôle moteur dans la transformation
des modes d’accumulation, en initiant des innovations institutionnelles
(et parfois techniques34) majeures, du fait d’être moins contraintes par
les rapports de domination et d’exploitation que la périphérie, et moins
engagées que les cœurs dans la reproduction sociale des institutions ne
permettant plus un retour intéressant sur les investissements consentis. Leur
développement prend alors durant les phases de globalisation intégrée la
forme impériale d’une conquête militaire des états adjacents (les royaumes
francs Mérovingiens au VIIIe siècle) ou bien la forme urbaine et diasporique
d’une marchandisation régionale de la terre, du travail, de la monnaie et
des produits fabriqués pour l’exportation (Carthage, Athènes et le royaume
de Lydie au VIe siècle av. J.-C, Kilwa au XIIIe siècle).
Ainsi, pour Mielants [2007], les origines du capitalisme et de l’ascension
de l’Occident tiennent précisément du développement semi-périphérique en
Europe d’un système urbain de cités-États (Bruxelles, Ypres, Gand, Bruges,
Anvers, Venise, Gênes, Florence, Pise, Arras, Douai, Sienne, Bologne, ligue
hanséatique), lors d’une transition hégémonique (1250-1350) qui a peut être
constitué la première « mondialisation capitaliste » de l’histoire, avec le
basculement amorcé des centres de l’accumulation de l’Asie orientale vers
l’Europe occidentale, de par les transferts technologiques et de richesses
opérées, et l’abandon pour la première fois du contrôle monopolistique des
principales routes commerciales par les diasporas marchandes orientales
[Abu-Lughod, 1989, p. 367]. Dans son ouvrage fondateur, Abu-Lughod
décrit comment le système-monde eurasiatique parvenu à son apogée à
cette époque, est intégré à partir de l’interconnexion d’archipels de villes
regroupés en trois circuits d’échanges principaux (Europe occidentale,
Asie occidentale, Asie orientale), organisant le fonctionnement articulé de
33. À ce titre, elles occupent donc une position médiane dans l’échelle des producteurs à
l’exportation (en termes de procès de production centraux ou périphériques présents sur leurs
territoires), et des revenus du travail [Arrighi et Drangel, 1986].
34. À l’image des politiques de substitution par importation ou des technologies d’alphabet
et de navigation [Beaujard, supra].
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huit sous-systèmes régionaux35. Il est remarquable alors que des âges d’or
successifs émergent par vagues, région après région, dans l’ensemble du
système (céramique chinoise, vaisselle perse, mobilier mamelouk, temples hindous, cathédrales et vitraux européens), tandis que se développe
à l’échelle globale une industrialisation textile avancée, une révolution
commerciale, monétaire et financière et de nouveaux modes de gouvernements impériaux et coloniaux accompagnant l’expansion géographique des
productions marchandes36. Les rivalités hégémoniques au niveau régional se
multiplient par ailleurs parallèlement à l’effondrement progressif de l’empire mongol (à l’exemple de Gênes et Venise s’affrontant pour le contrôle
de l’espace maritime méditerranéen à travers leurs alliances respectives
avec l’empire byzantin et mamelouk). La somme vectorielle générale des
trajectoires prises au niveau régional et local s’est retrouvée ainsi orientée
par des processus systémiques globaux (à l’image de l’épidémie de peste
précipitant la fin de cette transition hégémonique), tout en restant jusqu’à
un certain point déterminée par l’effet cumulatif de multiples changements
locaux s’entraînant mutuellement [ibid., p. 359].
C’est pourquoi la thèse de Mielants mérite une attention particulière :
selon lui, l’émergence du système urbain de cités-états européennes a pu
bénéficier de cette conjoncture globale (la transition hégémonique Songmongole et l’absence d’invasions nomades en Europe occidentale) pour
impulser une nouvelle division régionale du travail (cœur/périphérie)
basée sur un mode d’accumulation capitaliste, et ainsi faire bifurquer le
développement du système-monde eurasiatique vers l’incorporation du
Nouveau monde et sa conversion progressive aux impératifs du capitalisme
et de l’économie de marché à partir du XVIe siècle37. Mielants [2007, p. 31]
35. Chaque sous-système régional est organisé autour d’un cœur et s’articule avec un autre
sous-système régional au travers de zones géographiques interstitielles dont les villes commerciales
sont enclavées, adossées à la mer ou au désert, et donc privées d’hinterland. Chaque région est ainsi
spécialisée dans l’exportation de produits spécifiques (biens manufacturés chinois et indiens, matières
premières anglaises et arabes, épices indonésiens, bijoux ceylanais, or, ivoire et peaux animales
africaines, esclaves militaires européens, etc.). Voir la carte établie par Beaujard [supra].
36. Abu-Lughod relève ainsi des similitudes entre les formes asiatiques, arabo-persanes et
européennes du proto-capitalisme mis ainsi en place, de par le développement sans précédent
des services et outils juridiques, bancaires et financiers, des monnaies souveraines et des crédits
internationaux, du salariat et de la production marchande, de l’endettement des États auprès
du secteur privé et des marchés fonciers, des contrats d’affaire et des formes d’entreprise à
capitaux communs.
37. Les Génois et les Florentins investiront en effet l’État portugais pour contrer le monopole
des routes commerciales orientales établi par Venise grâce à ses alliances avec les Mamelouks, et
financeront les explorations de l’Atlantique, tout en fournissant des navigateurs expérimentés :
« It was the inter-city state competition for access to eastern markets and the threat of the
expanding ottoman empire that led to the discovery of the Americas ; the Portuguese methods of
colonization and subjugation represented a continuation of Italian practices in the Mediterranean »,
in Mielants [2007, p. 85].
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HISTOIRE GLOBALE, MONDIALISATIONS ET CAPITALISME
remarque en effet que l’Europe centrale, le pourtour de la mer Noire, le
bassin méditerranéen ainsi que les îles de Madère, des Canaries et des
Açores sont progressivement exploitées en tant que périphéries par ce système de cités-États aux XIIIe, XIVe et XVe siècles, dans le cadre d’un projet
colonial, impérialiste et mercantiliste érigé en politique gouvernementale.
Cette politique octroie systématiquement des rentes de monopoles aux élites
économiques propriétaires de leurs moyens de production (par le contrôle
systématique des routes commerciales, des colonies, des marchés et des
débouchés). Les terres colonisées sont ainsi censées fournir de la maind’œuvre bon marché, des denrées alimentaires (sucre, céréales, sel, huile,
bétail) et des matières premières (bois, cuivre, fer, fourrures) afin de faire
vivre le prolétariat urbain de ces cités-états, spécialisé dans l’industrie textile, la construction navale, la draperie, la verrerie et l’extraction minière.
Pour Mielants, la comparaison des politiques gouvernementales menées
alors dans les régions chinoises, indiennes et nord-africaines révèle la
singularité des innovations institutionnelles mises ainsi en place dans
l’hinterland des principales villes européennes en rivalité les unes avec
les autres. La mobilisation d’un pouvoir militaire et technologique pour
coloniser et exploiter des périphéries éloignées, dans le but d’être approvisionné en produits intensifs en facteur terre et de nourrir un prolétariat
urbain toujours plus nombreux, est en effet une politique mercantile et
impérialiste qui, sur le long terme, s’est avérée à l’origine de bifurcations majeures dans les trajectoires régionales. Pomeranz [2000] a ainsi
été le premier à insister, pour rendre compte de la grande divergence
entre l’Orient et l’Occident au XIXe siècle, sur les implications de cette
capacité à s’attacher et contrôler totalement des périphéries éloignées et
très complémentaires : cela donne en effet un avantage décisif aux cœurs
pour dépasser le goulot d’étranglement malthusien de leurs dynamiques
smithiennes en pleine phase de globalisation intégrée. Or, le commerce
au loin des cœurs asiatiques avec leurs périphéries n’a jamais pu, selon
lui, imposer sur le long terme ce type d’échange et la profitabilité de ce
commerce au loin de biens de base, en raison du coût des transports, des
différences idéologiques, des impératifs de défense contre les invasions
nomades, et des stratégies réactives de ces périphéries (voir la fameuse
« tyrannie de la distance » modélisée par Stein [1999] pour rendre compte
du fonctionnement des mondes anciens). Les périphéries des cœurs asiatiques eurent probablement jusqu’au XIXe siècle une main-d’œuvre beaucoup
plus libre de se lancer dans une proto-industrialisation, ou bien de retourner
à l’agriculture vivrière lorsque les termes de l’échange leur paraissaient
trop défavorables. Aussi, le « développement semi-périphérique » des
cités-États européennes au XIIIe siècle a-t-il pu prédisposer l’Occident
à « développer le sous-développement » des Amériques et des côtes
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africaines, lors de la mondialisation ibérique où sont apparus les premiers
États souverains modernes, de par leur sensibilisation à la recherche de
périphéries exploitables à grande échelle.
De l’étatisation à la mondialisation marchande et capitaliste
Le fait est que de nombreux contributeurs à cet ouvrage [Beaujard,
Wallerstein, Chase-Dunn et Hall, Arrighi, supra] tiennent à distinguer les
transitions hégémoniques qui ont lieu avant le XVIe siècle, de celles débutant
avec la mondialisation ibérique et se poursuivant jusqu’à l’époque contemporaine. Beaujard insiste par exemple sur la permanence de l’Égypte, de
la Mésopotamie, de l’Iran et de la Chine, comme cœurs inamovibles du
système-monde afro-eurasiatique : ces principaux cœurs, s’ils connaissent
périodiquement un renouvellement de leurs élites lié aux pulsations (phases
de croissance puis de repli), n’en demeurent pas moins les principales zones
d’accumulation du système d’un cycle à l’autre, sans que l’on observe
de changement périodique de lieu d’accumulation d’une région à l’autre
comme cela est le cas en Occident depuis le XVIIe siècle38.
Pour Wallerstein [1979, t. 1, p. 39], si toutes les phases séculaires d’expansion géographique des échanges et des flux, stimulées par la croissance
démographique et les innovations, renforcent les hiérarchies des formations
politiques et favorisent l’incorporation des arènes extérieures à la périphérie
(phase A), seules l’expansion et les explorations maritimes européennes
ont débouché à la fin du XVIe siècle sur l’avènement et le développement
du capitalisme. La raison pour lui en est simple : il a fallu réunir d’une part
un ensemble de conjonctures favorables (l’absence d’un empire-monde et
d’invasions nomades en Europe, le déclin de l’église catholique et la crise
des revenus seigneuriaux à l’échelle régionale, l’existence d’une économie
de marchés et la circulation de métaux monétaires en grande quantité à
l’échelle globale) ; et d’autre part, créer un appareil d’État suffisamment
puissant et centralisé, pour encourager et mettre au point des technologies de destruction, de transport et de communication assez performantes
pour coordonner sur de longues distances et parmi différentes régions la
complémentarité de plusieurs « méthodes de contrôle du travail » selon le
type de production concerné. Selon Wallerstein, l’extraction, le transfert et
l’accumulation des surplus dans le capitalisme suppose que les décisions
des élites économiques soient prises à l’échelle du marché global, et celles
38. Cette distinction mérite cependant d’être plus nuancée, car en réalité la croissance et le
repli des principaux cœurs du système-monde afro-eurasiatique se sont accompagnés et ont à
chaque fois été rendus possible par le basculement des zones d’accumulation du côté de l’Asie
du sud et du sud-est dans l’océan Indien, lors des phases de contraction de l’ensemble du système
(matérialisées par le déclin des routes terrestres de la soie).
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des élites politiques à l’échelle de l’État souverain. Car « l’appropriation
des surplus engendrés par l’amélioration et l’augmentation de la productivité se fait par le mécanisme d’un marché mondial avec l’aide artificielle
(extérieure au marché) des appareils étatiques dont aucun n’a le contrôle
du marché mondial dans son intégralité ». Autrement dit, le capitalisme n’a
pu naître et se développer que lorsque des États souverains ont été suffisamment « forts » pour stimuler le progrès technique et utiliser leur force
politique et militaire dans la construction de « situations de quasi-monopole/
monopsone », afin de faire pression à la baisse sur le coût du travail et le
prix des ventes à l’étranger, mais aussi dans le but d’intégrer les « procès
de production » locaux – notamment ceux spécialisés dans les biens de base
malthusiens- dans les « chaînes de marchandises » globales [Wallerstein,
1984, 1989, p130]. Or, ce processus a présupposé l’existence d’une économie de marché globale plus ou moins concurrentielle (Wallerstein décrivant
à ce titre l’océan Indien comme une « proto-world-economy »).
En ce sens, les transitions hégémoniques typiques des mondialisations
capitalistes sont singulières de par la logique systémique qui détermine
leur occurrence. Wallerstein fait ainsi coïncider lors du développement du
système-monde moderne ces périodes avec les conjonctures où, une phase
de retournement d’un cycle séculaire se superpose à un cycle Kondratieff
B déclenché par l’épuisement des monopoles liés au progrès technique ;
ce qui correspond approximativement aux années 1770-1790, 1870-1890
et 1970-1990. On assiste alors durant cette crise de suraccumulation à
la délocalisation du capital transféré vers d’autres territoires et secteurs
d’activité plus profitables (une redistribution géographique des procès de
production centraux et périphériques), et de cette façon, à l’incorporation de
nouvelles zones régionales permettant de faire baisser à l’échelle globale les
coûts de production (notamment ceux du travail). Ce qui se traduit dans les
nouvelles périphéries par la semi-prolétarisation des ménages élargis (leurs
revenus n’étant pas majoritairement assurés par leurs nouveaux salaires),
l’urbanisation des campagnes parallèlement à l’exploitation plus intense des
ressources naturelles, et la réorganisation des unités de production et des
formations politiques locales en fonction des impératifs du marché global.
Ainsi, de véritables entreprises apparaissent (au sens où elles se trouvent
contraintes d’acquérir ou de se défaire des facteurs de production pour ajuster
les quantités produites à la demande) et des politiques gouvernementales
sont menées par les élites dirigeantes pour encourager leurs producteurs à
réagir aux prix du marché (à l’image des politiques d’ajustement structurel
contemporaines). À titre d’exemple, la décennie 1783-1793 représente
l’apogée en Afrique et dans l’océan Indien occidental, du mouvement par
lequel la traite esclavagiste est devenue une entreprise capitaliste, l’approvisionnement en esclaves se soumettant alors aux contraintes de l’économie
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de plantation, et les esclaves faisant l’objet d’investissements financiers
spéculatifs au même titre que n’importe quel actif – a capital good and a
store of wealth [Wallerstein, 1989, p. 165].
Plus fondamentalement, les transitions hégémoniques liées aux mondialisations marchandes (avant le XIIIe ou le XVIe siècle) et celles inhérentes
aux mondialisations capitalistes, se différencient donc par la multiplication des cycles propres à la logique systémique (séculaire, Kondratieff,
Juglar, Kuznets, etc.) et la diversification de leurs rythmes (court, moyen,
long terme). C’est pourquoi Aglietta [supra] insiste sur l’un des cycles
moteurs du développement du capitalisme, à savoir l’alternance de la
centralisation et de la fragmentation politique du système monétaire régulant la liquidité globale en circulation et la disponibilité des moyens de
paiement. Les mondialisations apparaissent alors comme des phases de
transition où s’opère ce passage d’un mode de régulation à l’autre, par le
biais de l’endettement des États et de la libéralisation concomitante des
mouvements de capitaux dans le système de crédit international. La crise
contemporaine de l’hégémonie du dollar, liée à la fin des accords de Bretton
Woods et à la signature de ceux de la Jamaïque dans les années 1970, est
ainsi indissociable de la confrontation croissante de plusieurs monnaies de
réserve nationales et communautaires (dollar, euro, yuan, yen, livre), et de
la rivalité concomitante de différents types de capitalisme (anglo-saxon,
social-démocrate, social-corporatiste, etc.). Pour Aglietta, chaque palier
majeur du processus d’abstraction croissante de la monnaie dans l’histoire
du capitalisme a correspondu à une période distincte de mondialisation
(de l’invention de l’unité de compte abstraite non définie sur un support
métallique entre 1250 à 1350 à la numérisation des transactions financières
contemporaines, en passant par la genèse des monnaies nationales lors de
la mondialisation ibérique et du système de l’étalon-or international à la
belle époque edwardienne).
L’importance de la monnaie, du crédit et de la finance dans le développement cyclique du capitalisme a aussi été mise en évidence par Arrighi
[1994], notamment dans son travail conjoint avec Silver [supra]. En comparant les trajectoires de l’Asie orientale et du monde occidental entre le
XIVe et le XXe siècle, Arrighi [2007] est parvenu à la conclusion suivante :
alors qu’une dynamique smithienne institue les prémisses d’une économie
de marché39, et débouche sur une révolution industrieuse au XVIIe siècle en
Chine et au Japon (à la fin de la mondialisation ibérique), en misant sur
l’intensification du travail humain et sa productivité pour industrialiser et
39. Au sens où se mettent en place des chaînes de marchandises concurrentielles, articulant
en réseau l’ensemble des inputs nécessaires à la production et à la vente d’une marchandise
(procès de production, matières premières, transport, heures de travail, capital, nourriture et
logement pour les salariés).
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enrichir le pays ; c’est plutôt une dynamique schumpeterienne qui institue
les débuts du capitalisme aux Provinces-Unies au XVIIe (toujours lors de la
mondialisation ibérique), puis en Angleterre au XVIIIe siècle (à la fin de la
mondialisation libérale), en favorisant ainsi en Europe la Révolution industrielle sur la base de projets à haute intensité capitalistique misant beaucoup
sur la productivité du capital. Contrairement alors à la trajectoire asiatique,
où l’expansion économique fut en soi impuissante à transformer les institutions gouvernant le pays (d’autres facteurs extra-économiques devant
intervenir)40, la croissance des cœurs occidentaux a régulièrement impliqué
la destruction créatrice de ses institutions à trois niveaux : le changement
de taille, de financement et d’organisation de ses unités de production (des
haciendas et des compagnies commerciales à charte, aux consortiums et
cartels, en passant par les entreprises multinationales et les firmes globales
contemporaines issues des procédures de fusion-acquisition) ; la formation
d’une population surnuméraire, véritable « armée de réserve » (des vagabonds et mendiants d’antan aux chômeurs actuels) ; et surtout, l’ascension
et le déclin de centres d’accumulation de taille toujours plus imposante
(les Provinces-Unies, la Grande-Bretagne, puis les États-Unis). Dans les
trois cas, ces changements institutionnels ont eu lieu consécutivement à
des crises de surproduction, de suraccumulation et de rendement sur les
investissements qui ont constitué les points de retournement des cycles
systémiques propres au capitalisme, et qui ont été étroitement associés à
la haute finance.
Pour Arrighi [ibid.], l’origine du capitalisme tient à la conjonction
historique de deux séries de phénomènes : d’une part, la « symbiose et
l’hybridation » au sommet de l’appareil d’État de « stratégies capitalistes
et territorialistes » conduites par ses élites dirigeantes ; et d’autre part,
l’avènement d’une « transition hégémonique » à l’échelle régionale et
globale, où la crise de suraccumulation a pour conséquence la hausse de la
liquidité et de l’offre de crédit, et où les rivalités hégémoniques émergentes
sont corrélatives d’une compétition et d’une lutte interétatique féroce pour
attirer ces capitaux mobiles sur leur territoire. Suivant en cela Braudel et
Mielants, Arrighi situe cette conjoncture en Europe occidentale lors de la
mondialisation mongole (1250-1350), au sein du système interurbain des
cités-États italiennes et de la ligue hanséatique. D’abord parce que certains de
leurs marchands banquiers, étant d’anciens agents de change de la papauté,
se sont vus confier une partie de la gestion du réseau européen des finances
pontificales à la suite des croisades [Aglietta, supra]. Ensuite, parce que
leurs élites dirigeantes se sont lancées dans la « commercialisation de la
40. Un point fortement contesté par Norel [supra], qui montre les changements structurels
induits par les dynamiques smithiennes.
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guerre » et la « course aux armements » [McNeill, 1982], afin de développer
leurs projets colonialistes et impérialistes41. Les expéditions militaires furent
alors financées par des emprunts publics auprès des citoyens, tandis que les
butins rapportés et les bénéfices commerciaux ainsi engrangés servirent à
augmenter les revenus des citoyens et les recettes publiques de l’État (Casa
di San Gorgio à Gênes, banque des Médicis à Florence). L’oligarchie marchande y exerça donc le pouvoir politique, en cherchant à rentabiliser la
guerre et les expéditions commerciales. La richesse devint alors la clé de
la supériorité militaire pour la course aux armements, et celle-ci fut indispensable à l’édification d’un empire commercial adossé à des situations de
quasi-monopole/monopsone dans un univers concurrentiel accru.
Sur la base d’une telle conjoncture, les politiques gouvernementales des
élites dirigeantes purent enclencher les « cycles systémiques d’accumulation du capital » typiques du capitalisme, selon Arrighi. Ces politiques satisfaisaient en effet les objectifs à la fois des entreprises à but lucratif (business
organizations) et des formations territoriales souveraines (governmental
organizations). Les premières avaient en priorité pour but de contrôler
les mouvements de capitaux afin de réaliser des profits, tandis que les
secondes recherchaient plutôt à contrôler des populations et des ressources
sur un territoire pour mieux accroître leur puissance. Si ces deux types de
stratégie des élites ont pu être la plupart du temps dissociées (la Chine
Ming exclusivement territorialiste, la diaspora juula ibadite totalement
capitaliste), leur complémentarité les a prédisposées aussi à s’associer
l’une à l’autre (chacune étant le moyen principal respectif de la réussite
de l’autre : le contrôle des richesses en circulation permettant de mieux
gouverner les populations, et le contrôle des ressources et des populations
sur un territoire facilitant l’accumulation et le transfert des richesses).
Pour Braudel et Arrighi, ce sont essentiellement la haute finance et le
système de crédit originellement généré par le commerce de longue distance
qui ont à la base permis et favorisé cette association symbiotique. Si les
appareils d’État sont en effet les principaux protagonistes de l’accumulation
primitive, la liquidité en circulation et l’offre de crédit disponible sont
les leviers majeurs de « l’accumulation par la dépossession », c’est-àdire la mise en vente d’un ensemble d’actifs (force de travail y compris)
à très bas coût, grâce à la privatisation des droits de propriété et à la
suppression politique des usages alternatifs non marchands des actifs
et des ressources locales [Harvey, 2003]. Or, cette hybridation a été
particulièrement encouragée lors des transitions hégémoniques postérieures
41. Par exemple, si le roi d’Angleterre en 1298 est capable de mobiliser 3 000 chevaliers et
25 000 fantassins, la ville de Florence peut de son côté mobiliser en 1325 plus de 2 000 chevaliers
et 15 000 fantassins [Mielants, 2007].
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au XIIIe siècle, lorsque les transferts technologiques et les transferts de
surplus furent destinés à se fixer physiquement sur un territoire sous la forme
d’investissements infrastructurels (ports, routes, systèmes d’irrigation et de
canalisation, bâtiments, etc.), permettant d’accueillir dans un second temps
des mouvements de capitaux en quête de nouvelles sources de profit. La
conversion en effet des anciennes capacités de production obsolètes ou des
stocks invendus en investissements infrastructurels (spatial-temporal fix)
dépendit de l’endettement public et de la réallocation spécifique des recettes
fiscales à cet effet, mais aussi de la capacité des institutions financières
privées à générer le crédit équivalent à la valeur de ces actifs pour réorienter
les stratégies capitalistes vers de nouveaux territoires et secteurs d’activité
[Harvey, 2006, p. 113, 404]42.
C’est pourquoi la finance et le crédit jouèrent un rôle central et constitutif
de l’existence même du capitalisme43. Arrighi [2007] insiste bien ainsi sur
la façon dont, lors de la mondialisation libérale au XVIIIe siècle, la GrandeBretagne a remboursé très rapidement ses emprunts auprès des argentiers
hollandais, grâce notamment au pillage de l’Inde et au développement
de l’industrie textile aux dépens des formes de production locales. De
même, Wolf [1982] décrit la manière dont, pendant la mondialisation
edwardienne au tournant du XIXe et du XXe siècle, l’offre de crédit en Europe
pour appuyer les projets d’investissement dans les empires coloniaux fut le
pendant de la salarisation et semi-prolétarisation des populations locales
dans les plantations, les domaines latifundiaires, les ranchs et les mines.
Or, ces projets ne furent rendus possibles qu’à travers une forte domination
militaire, un encadrement politique des flux migratoires et des contingents
de travailleurs engagés et la déstructuration ou destruction des modes de
vie alternatifs (réserves africaines fixées à proximité des mines de diamants
et d’or en Afrique du Sud, expulsion des Aborigènes des zones pastorales
convoitées pour l’usage des points d’eau et des végétaux rares nécessaires
au bétail et aux moutons, acheminement à Ceylan de travailleurs tamouls
hindous sur les plantations de thé aux dépens des cultivateurs singhalais
indépendants, etc.).
De ce point de vue, on peut donc comprendre pourquoi les cycles systémiques du capitalisme identifiés par Arrighi [supra] n’ont pu exister
avant les innovations financières et monétaires de la mondialisation mongole (XIIIe-XIVe siècles). Pour autant, la succession des différents régimes
42. Comme le formule Harvey, les surplus sous la forme de chemises et de chaussures ne
peuvent être convertis directement en aéroports et en instituts de recherche !
43. Giraud [2008] montre bien que la mobilisation de l’épargne sous forme monétaire à
destination des projets d’investissement et de placement, et l’organisation de marchés d’échange
des risques liés à ces derniers (spéculation) sont indissociables du développement du capitalisme
et des krachs, bulles spéculatives et dettes publiques qui l’accompagnent.
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d’accumulation mis en place lors des phases de transition hégémonique correspond approximativement aux périodes de mondialisation précédemment
reconnues (1570-1640, 1740-1815, 1870-1914, 1970-…). Arrighi analyse
ainsi sur le long terme l’extension à l’échelle planétaire du système-monde
capitaliste, au travers de l’enchaînement « en spirale » de « cycles systémiques d’accumulation », dont chacun est en partie le résultat de l’hybridation
de stratégies capitalistes et territorialistes de « blocs » alliés d’entités gouvernementales et affairistes (blocs of governmental and business agencies). La
taille et la complexité organisationnelle de ces blocs vont toujours croissante,
et l’hybridation de leurs stratégies est toujours plus symbiotique. La durée
d’existence de ces cycles s’avère néanmoins de plus en plus courte44.
Ces cycles se décomposent en deux phases. La première est une « phase
d’expansion matérielle » du commerce et de la production, où l’accumulation se fait majoritairement à partir de l’investissement dans les chaînes
de marchandises45. La seconde est une « phase d’expansion financière »
du crédit et de la masse monétaire en circulation, constituant à proprement
parler la période de transition hégémonique, où l’accumulation se fait en
priorité sur la base de transactions financières à partir de l’appréciation
fictive à la hausse du prix des actifs46. Celle-ci se caractérise par une hausse
de la compétition interétatique pour attirer les capitaux et des conflits
armés entre les puissances émergentes et déclinantes (guerres italiennes
et franco-anglaise de cent ans, guerres de religion européennes, guerres
napoléoniennes, guerres mondiales). De surcroît, l’institutionnalisation d’un
nouvel environnement concurrentiel et compétitif plus performant passe
alors par l’aliénation de l’État aux institutions financières : le financement
du déficit budgétaire creusé par la compétition interétatique et le service de
la dette obligent en effet les États à intégrer à leur fonctionnement certaines
stratégies capitalistes (à l’exemple de la privatisation contemporaine des
entreprises et services publics les plus rentables). Cette phase d’expansion
financière a ainsi pour triple conséquence de transformer les surplus en offre
croissante de monnaie et de crédit, de baisser les revenus des gouvernements
44. Le régime génois dure selon Arrighi 220 années, le régime hollandais centré sur Amsterdam
180 années, le régime britannique centré sur Londres 130 années, et le régime américain centré
sur New York, un siècle.
45. Pour Arrighi [1994], il est alors objectivement plus rentable et profitable d’investir les
capitaux dans des biens de production, des pratiques de recherche et d’innovation et d’embaucher
pour cela de la main-d’œuvre ; tout comme il est préférable pour les États de coopérer et d’accepter
le leadership du bloc territorialiste/capitaliste hégémon.
46. Il est alors objectivement plus rentable et profitable de placer les capitaux et de les
faire fructifier dans des formes de spéculation et de prêt, tout en gardant la main mise sur leur
« liquidité », de même qu’il est préférable pour les formations politiques de transformer leur
type de gouvernementalité et leur leadership dans une compétition et une multiplication accrue
des pouvoirs souverains, grâce à de nouvelles alliances (political exchange) avec les business
organizations.
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et de certaines populations salariées (délocalisations et désindustrialisation),
et de susciter l’expansion de marchés financiers et monétaires contrôlés
par les blocs alliés déclinants. Cette expansion est alors inséparable de
l’accroissement des bulles spéculatives et des dettes publiques et privées,
ainsi que des nouveaux investissements profitables dans les zones semipériphériques et périphériques, et ce, jusqu’à ce qu’un nouveau régime
d’accumulation émerge après des crises de plus en plus globales et systémiques [Arrighi, 2007, p. 232].
Arrighi soutient ainsi que les régimes d’accumulation se développent à
chaque fois sur la base des précédents, au travers d’un double mouvement de
balancier simultané (forward/backward), correspondant au recyclage sur des
bases sociales et spatiales plus élargies des solutions antérieurement explorées
au niveau organisationnel (le cosmopolitisme génois et l’impérialisme
ibérique d’un côté, le nationalisme et le corporatisme vénitien de l’autre,
prototypes tous deux du capitalisme cosmopolite financier et du capitalisme
monopoliste d’État). Le régime hollandais aurait ainsi internalisé une
fonction délaissée par l’empire ibérique (les « coûts de protection ») – step
forward –, tout en mélangeant et fusionnant certaines prérogatives de l’État et
des entreprises (à l’instar des compagnies commerciales à charte – VOC –).
Il aurait donc développé certaines formes organisationnelles plus complexes
du capitalisme vénitien – step backward –. De même, le régime britannique
aurait internalisé les « coûts de production » lors de son industrialisation tout
en retournant à une certaine forme d’impérialisme cosmopolite garantissant
les avantages du libre-échange (colonialisme). Jusqu’à ce que le régime
américain lui succède en internalisant à son tour les « coûts de transaction »
(intégration verticale des entreprises) tout en revenant à des formes plus
évoluées de monopoles d’État (à l’image de la création monétaire passée
sous contrôle de la Maison Blanche avec les accords de Bretton Woods).
Le prochain régime d’accumulation sera-t-il condamné à internaliser à
son tour les « coûts d’externalité » liés aux changements climatiques et à
la dégradation écologique de l’environnement, en investissant notamment
dans les énergies renouvelables, en réduisant les émissions de gaz à effets
de serre et en préservant la diversité des espèces ? Sera-t-il sensible à la
montée en puissance d’une forme d’organisation réticulaire et diasporique
des communautés transnationales [Appadurai, 2009] ?
Il semble que la question est surtout de savoir si la Chine et l’Asie orientale
participeront à la bifurcation contemporaine du capitalisme mondial, en
tant que super-hégémon d’un nouveau régime d’accumulation, ou bien si
elles deviendront l’un des centres moteurs d’une véritable économie de
marché mondiale non capitaliste, multipolaire et plus égalitaire, entrevue par
Smith [Arrighi, 2007]. Il est clair aujourd’hui que le projet néoconservateur
américain (Project for a New American Century) de créer le premier empire
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planétaire de l’histoire de l’humanité, en s’arrogeant le contrôle et le
monopole des énergies fossiles au Moyen-Orient, a échoué. Le président
chinois Hu Jintao, en 2004, s’est au contraire fait l’ardent défenseur des
quatre non (non à l’hégémonie, à la force, aux blocs alliés, à la course aux
armements) et des quatre oui (oui à la confiance partagée, à la résolution
des problèmes et des difficultés, au développement de la coopération et à
l’évitement des confrontations). L’histoire de la Chine tout au long du second
millénaire a été celle de ses rendez-vous volontairement ou involontairement
manqués, lors de chaque mondialisation, avec le capitalisme.
Les invasions mongoles ont non seulement mis fin à la naissance du
capitalisme dans la Chine Song, mais de surcroît ont réorienté ensuite tous
les efforts de la dynastie Ming vers des stratégies territorialistes visant à la
construction d’un État continental intégré et protégé à ses frontières.
Les diasporas chinoises d’outre-mer ont développé leurs stratégies
capitalistes dans les interstices de l’empire du milieu et de son système
commercial tributaire lors de la mondialisation ibérique, mais se sont associées
alors aux seigneurs de la guerre japonais, et non à la dynastie mandchoue
Qing, qui les a finalement délogées et chassées de Taïwan en 1683.
L’État Qing a rappelé les communautés chinoises d’outre-mer sur le
sol continental durant la mondialisation edwardienne, après les guerres de
l’opium et les guerres civiles, pour leur proposer une nouvelle alliance.
Ces diasporas s’arrogèrent alors le monopole du commerce de l’opium, des
armes, du crédit et de l’engagement des coolies à l’étranger et récupérèrent
ainsi leur place à la cour impériale, en échange de leur financement de la
dette publique de l’État, engagé alors dans une course aux armements avec
le Japon. La supériorité militaire et la colonisation japonaise durant l’ère
Meiji étouffèrent néanmoins cette alliance symbiotique promise à un bel
avenir capitaliste et la déportèrent encore une fois à Taïwan.
La mondialisation contemporaine a vu de nouveau les réseaux d’affaires
des Chinois d’outre-mer devenir les intermédiaires privilégiés du système
de sous-traitance japonais dans tout le Pacifique, jusqu’à ce que la Chine
communiste de Deng Xiaoping leur ouvre les portes de son économie
pour jouer l’interface entre les investisseurs étrangers et les travailleurs
et cadres du parti-État chinois. Aujourd’hui, Hong Kong et Macao ont
réintégré la Chine continentale sur le mode « un pays, deux systèmes »,
et les Chinois d’outre-mer sont devenus les premiers investisseurs directs
dans ce pays. Les mondialisations ont toujours été en définitive à la fois le
chant du cygne et le phénix du capitalisme moderne : celui-ci a toujours
pu en effet renaître de ses cendres sous de nouvelles formes toujours plus
développées et complexifiées, après avoir été à chaque fois lors de ses
envolées littéralement consumé. Le dragon chinois saura-t-il cette fois-ci
terrasser l’oiseau de feu ?
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Liste des auteurs
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Michel AGLIETTA Économiste, professeur émérite à l’université Paris-X
Nanterre
Giovanni ARRIGHI Sociologue, professeur à l’université Johns Hopkins,
Baltimore
Philippe BEAUJARD Anthropologue, directeur de recherche au CNRS
Jerry BENTLEY Historien, professeur à l’université d’Hawaï
Laurent BERGER Anthropologue, chargé de la recherche au Musée
du quai Branly
Christopher CHASE-DUNN Sociologue, professeur à l’université de CalifornieRiverside
Robert DENEMARK Politologue, professeur à l’université du Delaware
Barry GILLS Politologue, professeur à l’université de Newcastle
Jack GOLDSTONE Politologue, professeur à l’université Georges Mason,
Fairfax.
Jack GOODY Anthropologue, professeur émérite à l’université de
Cambridge
Thomas HALL Sociologue, professeur à l’université DePauw
Philippe NOREL Économiste, professeur à l’Institut d’études politiques de
Paris et enseignant-chercheur à l’université de Poitiers.
Kenneth POMERANZ Historien, professeur à l’université de Californie-Irvine
Beverly SILVER Sociologue, professeur à l’université Johns Hopkins,
Baltimore
Immanuel WALLERSTEIN Sociologue, professeur émérite à l’université de Yale
Roy Bin WONG Historien, professeur à l’université de Californie
Los Angeles
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