Byzantine Religious Culture
Studies in Honor of Alice-Mary Talbot
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
ia
at
er
Denis Sullivan
Elizabeth Fisher
Stratis Papaioannou
l
Edited by
LEIDEN • BOSTON
2012
Cover illustration: Detail from a miniature in the mid-12th c. manuscript known as the
Madrid Skylitzes (Madrid Biblioteca Nacional vitr. 26–2, fol. 84r). It bears the caption
“the mother of Basil narrates her vision to the woman.” With kind permission of the
Biblioteca Nacional de España.
This book is printed on acid-free paper.
Library of Congress Cataloging-in-Publication Data
Byzantine religious culture : studies in honor of Alice-Mary Talbot / edited by Denis Sullivan,
Elizabeth Fisher, Stratis Papaioannou.
p. cm. — (The medieval Mediterranean, ISSN 0928-5520 ; v. 92)
English, French, and German.
Includes index.
ISBN 978-90-04-21244-2 (hardback : alk. paper) 1. Byzantine Empire—Religious life
and customs. I. Talbot, Alice-Mary Maffry. II. Sullivan, Denis. III. Fisher, Elizabeth A.
IV. Papaioannou, Stratis.
2011036378
op
yr
ISSN 0928-5520
ISBN 978 90 04 21244 2
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
BX300.B995 2012
274.95'04—dc23
C
Copyright 2012 by Koninklijke Brill NV, Leiden, The Netherlands.
Koninklijke Brill NV incorporates the imprints Brill, Global Oriental, Hotei Publishing,
IDC Publishers, Martinus Nijhoff Publishers and VSP.
All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, translated, stored in
a retrieval system, or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical,
photocopying, recording or otherwise, without prior written permission from the publisher.
Authorization to photocopy items for internal or personal use is granted by Koninklijke Brill NV
provided that the appropriate fees are paid directly to The Copyright Clearance Center,
222 Rosewood Drive, Suite 910, Danvers, MA 01923, USA.
Fees are subject to change.
UNE HÔTESSE IMPORTANTE DE L’ÉGLISE
SAINT-JEAN-BAPTISTE DE L’OXEIA
À CONSTANTINOPLE : FÉBRONIE
Michel Kaplan
ec
te
d
M
at
er
ia
l
L’un des recueils de miracles les plus intéressants du VIIe siècle est
sans doute celui dédié à Artémios, officier martyrisé à Antioche sous
Julien1. Sa relique se trouve alors dans la crypte de l’église Saint-Jean
Baptiste de l’Oxeia à Constantinople, construite sans doute sous
Anastase sur un terrain donné par lui, à proximité des portiques de
Domninos qui partent du tétrapyle de la Mésè en direction de la Corne
d’Or. Artémios guérit, après incubation dans le collatéral nord de
l’église2, les maladies qui frappent les organes génitaux masculins. Les
femmes ne sont donc pas ses clientes, même si de nombreuses femmes
se rendent dans l’église de l’Oxeia, notamment pour accompagner des
enfants. Une seule guérison concerne une fille :
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
Une femme avait une fille sur le point de se marier et, après les fiançailles, elle fut prise d’une enflure soudaine aux parties. Celle-ci vint
avec sa mère auprès du saint martyr pour recevoir de lui la guérison.
Quand elles y eurent passé quinze jours, elles se découragèrent et rentrèrent chez elles bredouilles. Cette nuit-là, le saint apparaît à la mère et
lui dit : « Va voir sœur Fébronie, c’est elle qui la guérira ». À son réveil,
elle comprend le sens caché de la vision ; elle prend sa fille avec elle et
court à l’église de saint Jean-Baptiste et Prodrome. Car dans cette église
il y a la châsse du saint martyr sous le grand sanctuaire, et, à droite du
1
La première édition de ce recueil a été publiée par Papadopoulos-Kerameus
(1909). Une traduction anglaise et un commentaire ont été publiés récemment par
Crisafulli et Nesbitt (1997), avec un essai de J. F. Haldon. Une nouvelle édition avec
traduction et commentaire a été réalisée par V. Déroche, Les miracles d’Artémios
(BHG 173a) (mémoire d’habilitation, Université Paris IV, (Paris) 2002) et devrait
paraître prochainement.
2
En attendant celle de V. Déroche et celle que je prépare, la meilleure reconstitution existant à l’heure actuelle de ce sanctuaire détruit par l’incendie provoqué par les
croisés les 19 et 20 août 1203 se trouve dans Mango (1979). Dernières publications sur
les miracles d’Artémios : Déroche (1993) ; Efthymiadis (2004). Les malades d’Artémios
pratiquent l’incubation dans le collatéral nord, fermé par des grilles durant la nuit
pour empêcher l’errance des malades dans le sanctuaire ; symétriquement, le collatéral
sud, qui aboutit à l’est à l’oratoire de Fébronie, est consacré à l’incubation des clientes
de celle-ci, et il est clos par des grilles dans les mêmes conditions.
32
michel kaplan
sanctuaire, il y a l’oratoire de la sainte martyre Fébronie. Cette même
nuit, la mère de la jeune fille voit de nouveau une femme très belle,
portant l’habit monastique, qui fait un emplâtre avec le cérat (κηρωτή)
et le place sur le sexe de son enfant en lui disant : « Va, rends grâces à
Dieu, au saint Prodrome et à saint Artémios ». Et au moment même où
elle lui disait cela, la mère de la jeune fille se réveilla, se leva de son lit et
alluma un petit cierge ; elle tâta sa fille et trouva l’emplâtre posé comme
elle l’avait vu, et son enfant guérie comme si elle venait de naître3.
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
Bien entendu, l’auteur anonyme du recueil de miracles a pour but
de mettre en lumière les exploits d’Artémios, non de Fébronie. Il ne
peut toutefois pas négliger totalement la place de cette dernière. À
plusieurs reprises en effet, au lieu que la guérison soit opérée par le
seul Artémios, elle met en scène les trois saints personnages de l’église,
son dédicataire principal Jean-Baptiste et les deux guérisseurs. Lorsque
Jean-Baptiste intervient dans les guérisons d’Artémios, Fébronie est
présente. C’est le cas au miracle 6 : le marin Isidore, une fois guéri, voit
apparaître le saint en compagnie d’un ouvrier portant la mélote et des
sandales (Jean-Baptiste), et avec eux une femme en habit de moniale,
qui s’adressent conjointement à lui pour lui dire de partir4. Au miracle
38, Georges Koutalès, fils de changeurs d’or, encore enfant, est lecteur
au Prodrome ; il a appris le métier de changeur, mais en méprise les
excès et s’installe dans l’église. Ses parents l’en arrachent et il tombe
aussitôt malade des testicules. Ses parents le conduisent à l’église du
Prodrome et l’y abandonnent. Le trente huitième jour, il dort dans
le collatéral nord et croit voir dans son sommeil sortir du sanctuaire
Artémios, suivi du Prodrome, lui-même suivi à trois pas de Fébronie,
habillée en moniale. Ils passent les grilles proches du skévophylakion et
traversent le collatéral où sont couchés les malades. Artémios dépasse
Georges, mais Jean-Baptiste et Fébronie s’arrêtent devant Georges et
font revenir Artémios. Celui-ci fait le signe de la Croix sur toute la longueur de l’enfant. Puis ils poursuivent leur chemin jusqu’au narthex,
laissant l’enfant guéri5. L’intervention de Jean-Baptiste se justifie par
le fait que Georges est membre du clergé du Prodrome. La présence
3
Miracles of St. Artemios 140.17–142.8, Crisafulli et Nesbitt (1997). Quand le miracle dit que la mère « voit de nouveau une femme très belle », l’expression renvoie à
la précédente vision, celle où Artémios lui était apparu. Quant aux remerciements,
adressés à Jean-Baptiste et à Artémios, l’on comprend que Fébronie, par discrétion,
ne s’inclut pas dans la liste.
4
Miracles of St. Artemios 90.3–7, Crisafulli et Nesbitt (1997).
5
Miracles of St. Artemios 198.16–200.7, Crisafulli et Nesbitt (1997).
fébronie
33
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
de Jean-Baptiste dans la vision réunifie l’espace sacré, ce qui justifie la
présence de Fébronie : l’église est bien celle du Prodrome et lui appartient entièrement ; les espaces symétriques d’Artémios (collatéral nord)
et de Fébronie (collatéral sud) ne sont que des subdivisions spécialisées
d’un ensemble spatial plus grand.
Que Fébronie est bien en ce lieu à égalité avec Artémios, nous l’apprenons dans un autre miracle. L’église de l’Oxeia est en effet le siège
d’une confrérie dont la mission principale est d’assurer la veillée qui
se tient chaque samedi soir jusqu’au lendemain matin ainsi que les
veilles de fête, accompagnée d’une procession dans le quartier avoisinant. Nous connaissons l’un des membres de cette confrérie, âgé de 62
ans. Il apparaît dès le miracle 186 où il s’est fait voler ses vêtements de
procession, puis de nouveau au miracle 22. Il est alors atteint d’hydropisie et soigné à proximité, au xénôn du quartier ta Christodotès, près
de Sainte-Anastasie dans les portiques de Domninos. Non seulement
il ne guérit pas, durant dix mois, mais devient malade des testicules, ce
que les médecins lui présentent comme incurable. Il récrimine contre
les saints : « oui, saint Jean, saint Artémios et sainte Fébronie, je vous
ai servis depuis l’âge de 10 ans jusqu’à aujourd’hui, pour être infirme
dans ma vieillesse »7. On en déduira que la confrérie s’applique aux
trois saints. L’homme implore Artémios qui finit par lui apparaître et
le guérir dans cet hôpital voisin.
Il paraît donc clair qu’Artémios et Fébronie sont présents quasiment
à égalité dans l’église du Prodrome de l’Oxeia, avec une différence
importante. En effet, la relique d’Artémios repose dans l’église à une
place privilégiée, dans la crypte qui se trouve sous l’autel ; les miracles
ne mentionnent pour Fébronie qu’un oratoire (εὐκτήριον) sans parler
d’une relique. Que l’oratoire contienne ou non les restes de Fébronie,
celle-ci ne bénéficie pas de l’emplacement privilégié qui est réservé
à Artémios. Les autres sources disponibles qui permettent d’estimer
l’importance comparée d’Artémios et de Fébronie à Constantinople
sont contradictoires. Les Patria du Xe siècle, récits légendaires des origines de Constantinople, portent : « Saint-Artémios à l’Oxeia : l’église
du Baptiste fut construite par Anastasios Dikoros, l’ex-silentiaire, celui
qui était originaire de Dyrrachion, car, tandis qu’il était prôtoasèkrètis,
6
Nous ne nous attardons pas sur ces évènements, détaillés dans l’article de Efthymiadis (2004).
7
Miracles of St. Artemios 132.12–14, Crisafulli et Nesbitt (1997).
34
michel kaplan
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
il avait coutume d’habiter là. Après la translation des reliques de saint
Artémios, l’église prit son nom »8. L’intérêt de ce texte est précisément
qu’il est faux : les synaxaires parlent de cette église à deux reprises sous
le nom de Saint-Jean-Baptiste, le 20 octobre (fête d’Artémios) et le 25
juin (fête de Fébronie) ; les deux sont donc à égalité, mais toujours en
sous-ordre du Prodrome. Dans le Synaxaire, au 20 octobre, la notice
d’Artémios, sur une colonne, se termine par : « il a été déposé dans le
sanctuaire du saint prodrome et baptiste Jean de l’Oxeia, où l’on célèbre sa synaxe »9. Fébronie occupe trois colonnes du même synaxaire,
qui se terminent par : « sa sainte synaxe est célébrée dans le prophèteion
du saint prophète, prodrome et baptiste Jean, qui se trouve à l’Oxeia »10.
Ce texte confirme a contrario que la relique de la sainte n’est pas présente, puisqu’il ne la mentionne pas. Fébronie est la seule citée dans
le Typikon de la Grande Église : « Le même mois, le 25, combat de
la sainte hosiomartyre Fébronie [. . .] Sa synaxe se déroule au prophèteion du saint prophète et baptiste Jean, qui se trouve à l’Oxeia »11.
Globalement, même à Constantinople, Fébronie paraît plus connue
et honorée qu’Artémios, du moins à l’époque mésobyzantine. Notons
toutefois que Fébronie dispose d’un avantage important : sa fête se situe
le lendemain de celle du Prodrome, qui donne lieu à une procession
particulièrement solennelle durant la veillée qui précède le 24 juin.
Nul doute que, par cette proximité, qui fournit d’ailleurs peut-être une
raison pour l’installation d’une chapelle de Fébronie dans l’église de
l’Oxeia, Fébronie récolte, le jour de sa fête, dont la vigile est une fête
particulièrement illustre, le bénéfice de ce rapprochement.
Même si le dossier hagiographique d’Artémios est loin d’être négligeable, celui de Fébronie est infiniment plus important et traduit une
forte notoriété de la sainte des confins mésopotamiens de Nisibe et du
Tigre jusqu’en Occident.
Artémios jouit néanmoins d’une supériorité sur un point : il a été
duc d’Égypte, personnage politiquement important, et son action
apparaît dans de nombreuses sources historiques entre 356 et 362,
date de son exécution, sans doute pour excès de zèle chrétien. Il s’est
d’ailleurs montré un chrétien zélé, vraisemblablement arien, ce qui n’a
rien d’étonnant vu les empereurs à qui il doit sa carrière, et adversaire
8
9
10
11
Scriptores originum Constantinopolitarum, 2 :235–36, éd. Preger (1901–07).
SynaxCp. col. 152–53.
SynaxCp. col. 769–72.
Typikon de la Grande Église, 318, éd. Matéos (1962).
fébronie
35
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
d’Athanase d’Alexandrie. Les nombreuses sources non-hagiographiques qui parlent de lui attestent sa parfaite historicité12. Quant à sa
passion, il en existe six versions. Les deux plus anciennes (BHG 169 y
et 169 z) sont étroitement liées à l’œuvre aujourd’hui presque entièrement disparue de l’historien cappadocien Philostorge, arien militant13;
passions épiques, donc postérieures aux évènements, elles ne pas font
état du transfert de la relique à Constantinople. Cette passion est à
l’origine de la notice du synaxaire de Constantinople, mais aussi de
deux synaxaires arméniens (celui de Ter Israël et celui de Grégoire
Dserents) ; deux passions arméniennes inédites, sans doute fondées sur
un archétype grec, font peut-être le lien entre les passions grecques et
les synaxaires, y compris celui de Constantinople, qui, tous, mentionnent le transfert à l’église de l’Oxeia. La version rédigée par le moine
Jean (BHG 170 et 171 ; et trois variantes inédites, BHG 171 a, b, c)14
est très postérieure. Elle avoue d’ailleurs réécrire en meilleur grec une
version antérieure (évidemment BHG 169 et 169z) et incorporer des
données empruntées à Eusèbe de Césarée, qui ne parle pas d’Artémios,
et à Socratès, qui est dans le même cas, Philostorge et Théodoret de
Cyr15. La version de Jean ne connaît pas l’église de l’Oxeia. Comme
V. Déroche, nous estimerons donc qu’elle est postérieure à 558, car
elle évoque la reconstruction des Saints-Apôtres par Justinien qui
date de cette année-là, et antérieure à la rédaction des miracles, qui
commence vers 650. Comme cette rédaction est une œuvre de longue
haleine, nous en placerions le début au plus tard au début du VIIe
siècle16. Enfin, le synaxaire de Constantinople suit Jean et ajoute la
localisation à l’Oxeia17.
Fébronie est supposée avoir subi le martyre sous Dioclétien (284–
305) à Nisibe18. On ne peut exclure que Fébronie ait été purement
On se reportera, en attendant l’édition de l’ouvrage de V. Déroche (voir supra
n. 1), à la présentation très succincte de Crisafulli et Nesbitt (1997) 1.
13
Bidez (1972) 166–75, la version 169 z se trouvant en bas des mêmes pages.
14
Act. SS. Oct. VIII, Bruxelles 1853, col. 856–83 pour BHG 170 ; ibid. col. 883–84
pour les ajouts de BHG 171.
15
Théodoret de Cyr, Histoire ecclésiastique, 3, 18 : 197, éd. Parmentier (1998).
16
Nous écartons donc deux datations à nos yeux impossibles. Lieu (1996) place
l’œuvre dans la seconde moitié du IXe siècle. Kazhdan (1988/1993) note 18, 200–5,
place l’œuvre dans un contexte iconoclaste au VIIIe ou au IXe siècle.
17
Cf. supra n. 9.
18
Le texte s’ouvre par : « Au temps de l’empereur Dioclétien », tant en syriaque (Brock [1998] 152) qu’en grec (Chiesa [1990] 335). Sur Fébronie, voir l’article
12
36
michel kaplan
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
imaginaire, contrairement à Artémios, ce qui n’empêche pas la persistance d’un culte à Nisibe comme on le reverra.
Le dossier hagiographique est encore plus complexe que celui d’Artémios. Pour simplifier, nous avons des versions grecques (BHG 659 à
659h, version du synaxaire de Constantinople), des versions syriaques
(BHO 302)19 et des traductions arabes et latines (BHL 2843 et 2844). La
Passion est connue dans de nombreuses langues de l’Orient chrétien.
La version géorgienne est attribuée à Euthyme du mont Athos, l’un
des fondateurs du monastère d’Iviron ; elle daterait donc de la fin du
Xe ou du début du XIe siècle. Elle prendrait appui sur la version grecque, très vraisemblablement à partir d’un des manuscrits de Lavra ; le
plus ancien manuscrit contenant la Passion de Fébronie conservé à
Lavra remonte au XIe siècle20. Une version arménienne (BHO 303) est
conservée entre autres dans un manuscrit de New York (Bibliothèque
Pierpont Morgan 622) ; le manuscrit date du XIVe siècle et la passion a
été publiée en 187421. On en trouve une version arabe dans le manuscrit 38* de la bibliothèque de Saint-Marc à Jérusalem22. On trouve
une trace du culte de la sainte dans le monde copte à la fin du XVe
siècle23.
Le dernier ouvrage paru constitue l’édition des deux traductions
latines suivie de l’édition de la version grecque, proche de celle des
Acta Sanctorum, par Paolo Chiesa24. Celui-ci choisit d’éditer le texte
qu’il trouve le plus proche des traductions latines, bien que celles-ci
reposent néanmoins sur deux versions différentes. Il collationne quatorze manuscrits, ce qui est en soi très impressionnant. Il prend pour
base de son édition le Par. Gr. 1470, manuscrit daté de 890, qui est le
plus ancien, est passé par un monastère chypriote et constitue la partie
d’un ménologe des mois de mars à août (l’autre partie se trouve dans
le Par. Gr. 1476). En fait, la passion grecque se trouve dans vingt-neuf
manuscrits, dont cinq au Vatican, quatre à Paris, un à l’Escorial, un à
de R. Aubert, Dictionnaire d’Histoire et de Géographie Ecclésiastiques, t. 16 (1967)
col. 791–93.
19
Traduction dans Brock (1998) 152–76. Il s’agit du texte syriaque le plus proche
du texte grec. L’original a été publié par Bedjan (1895) 573–615.
20
Peeters (1917–19) 35.
21
Vitæ et passiones martyrum et sanctorum ex Eclogariis (Venise 1874) t. 2, 409–29.
22
Simon (1924) 69, n. 2.
23
Budge (1928) 1049.
24
Chiesa (1990), c. r. par A.-M. Helvétius, dans Scriptorium 49 (1995) 165–68.
L’ouvrage de Chiesa, par ailleurs très convaincant, est souvent difficile à lire, faute
d’index. Chiesa suit le découpage des Acta Sanctorum de juin, V, col. 17–35.
fébronie
37
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
Milan, un à Brescia, un à Vienne, un à Florence, un dans un monastère des îles des princes, un à Ochrid, un à Jérusalem au patriarcat
orthodoxe, un à Moscou, un à Kjirokastër (Argirocastro, métropole
d’Albanie) et neuf à l’Athos (un à Philothéou, deux à Kutlumus, trois à
Lavra, un à Dionysiou, un à Xèropotamou et un à Vatopédi). Outre le
manuscrit de 890 (sans tenir compte des manuscrits datables à cheval
sur deux siècles), trois sont du Xe siècle, treize du XIe, quatre du XIIe,
un du XIIIe, etc jusqu’au XVIIe25. L’auteur est réputée être une nommée
Thomaïs, qui était l’adjointe de l’abbesse du monastère où Fébronie
aurait vécu et lui succède avant la fin du récit26. Le texte, qui occupe
14 folios recto-verso du manuscrit de Paris, est relativement long
(p. 368–95). P. Chiesa estime par ailleurs, dans une démonstration
extrêmement convaincante, que c’est la rédaction grecque et non
la version syriaque qui constitue le texte primitif 27. Cela ne laisse
d’ailleurs pas d’être étonnant, car Nisibe est une ville dont la population est presque purement syriaque. Mais, en 489, l’école théologique
dite d’Édesse, en fait originaire de Nisibe et qui s’est enfuie à Édesse en
363, est chassée de l’Empire romain pour nestorianisme impénitent.
Elle retourne à Nisibe et apporte un élément qui s’accroche à la culture
grecque et au bilinguisme, voir au trilinguisme, car cette école se fonde
sur la version hébraïque de l’Ancien Testament. Il nous semble donc
que la question de la tradition du texte n’est pas définitivement résolue. Quoi qu’il en soit, le plus ancien manuscrit grec parvenu date
d’une période où circulaient des versions latines, syriaques et arabes,
sans compter les versions arméniennes que l’on ne peut pas dater,
ce qui peut avoir permis toutes les contaminations. Les plus anciens
manuscrits syriaques sont très antérieurs au plus ancien manuscrit
Chiesa (1990) 335–55.
La possibilité que l’auteur soit réellement une femme, qui est souvent avancée,
repose uniquement sur le texte lui-même, ce qui est un indice mais pas une preuve
suffisante ; il est vrai que l’on voit mal un auteur homme se faire passer pour une
femme. De toute façon, il paraît bien que l’histoire, telle qu’elle nous est racontée, n’a
qu’un lointain rapport avec la réalité, à supposer que celle-ci ait jamais existé. L’on voit
bien que la présence dans le récit d’un monastère à Nisibe sous Dioclétien, totalement
exclue, du moins avec des institutions aussi bien rodées, est une conséquence induite
de l’existence de monastères consacrés à Fébronie dans les siècles suivants. C’est sans
doute l’un des endroits où a pu s’écrire le récit que nous avons. Celui-ci est déjà très
élaboré, bien éloigné du modèle des passions primitives ; c’est déjà l’ébauche d’une
véritable Vie de sainte.
27
Chiesa (1990) 353–55. Il retient ainsi la proposition de Halkin (1958) contre
J. Simon, cité supra n. 22, 72–76.
25
26
38
michel kaplan
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
grec : ils datent, de façon intéressante, de la seconde moitié du VIIe
siècle (British Museum Add. 14647 de 688), c’est-à-dire l’époque où
Fébronie est connue à Constantinople dans l’église de l’Oxeia.
Les premières attestations sûres du culte de Fébronie ne se trouvent
pourtant, semble-t-il, que dans la seconde moitié du VIe siècle. Dans la
vie en vers du moine syriaque Rabban bar ‘Idta, nous apprenons que,
en 563, « sa sœur (Anne, qui y mourra à 80 ans) a construit un couvent
sous le vocable de la martyre Fébronie, qui a été martyrisée au temps
de Dioclétien ». Ce monastère féminin ne se trouve pas à Nisibe, mais
à une distance raisonnable, de l’autre côté du Tigre, dans la région dite
Marga28. Marga est un nom chaldéen qui veut dire la prairie.
À Nisibe même, l’existence à la fois du couvent et de l’église de sainte
Fébronie, l’une et l’autre attestées dans la Passion, est évoquée dans la
Vie de Siméon des Oliviers29, évêque syriaque orthodoxe de Harran,
mort en 734. Cette vie mentionne « les anciennes ruines de SainteFébronie qui a été martyrisée à Nisibe », à la place desquelles il édifie
une église de saint Théodore, avec l’autorisation expresse du calife. À
cette époque, il n’est pas encore évêque, mais un riche higoumène. La
Vie dit aussi que l’évêque a restauré le monastère de la Vierge et le
couvent de sainte Fébronie, situé à l’ouest de l’église, et lui a donné de
nouvelles règles30. Comme il est très riche, il lui a aussi acheté des maisons, des boutiques et des cours. C’est donc bien un monastère urbain.
On peut donc en conclure qu’un monastère Sainte-Fébronie s’était créé
à côté de l’église construite par l’évêque pour accueillir la relique, différent de celui de Marga. La tradition d’une basilique Sainte-Fébronie
s’est maintenue à Nisibe, contrairement à ce que dit la Vie de Siméon
sur son remplacement par une église de saint Théodore ; elle se serait
trouvée à l’emplacement de la mosquée Zayn al-‘Ābīdin31. Nous avons
là une trace d’un culte de Fébronie antérieure au VIe siècle, puisqu’un
édifice lui était consacré ; mais nous ne pouvons savoir ni de quand il
date, ni si l’on y trouvait la relique de la sainte.
Budge (1902) 2, 1, 203.
Il en aurait planté 12.000 dans son monastère d’origine ; il a naturellement
été stylite, comme son prénom le laisse supposer, mais un stylite qui descend de sa
colonne et voyage dans toute la région.
30
Résumé de la Vie par Brock (1979).
31
Fiey (1977) 126. Au début du XXe siècle, Guyer (1923) 47–48, rapporte que les
turcophones l’appelaient Kilise Cami, littéralement « la mosquée de l’église », terme
fréquent pour les mosquées construites sur la base d’une église ou en reprenant les
bâtiments eux-mêmes.
28
29
fébronie
39
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
La Passion avance que Fébronie, âgée de 20 ans (âge de la vocation d’Antoine), vivait dans un monastère de 90 moniales de Nisibe
gouverné par sa tante paternelle Bryénè, où se trouvait également son
aînée Prokla, âgée de 25 ans. Au chapitre 7, Bryénè dit que Fébronie
est au monastère depuis 18 années ; elle y serait donc entrée à 2 ans.
À l’arrivée des persécuteurs, une bonne partie des chrétiens ont
quitté la ville. Les moniales obtiennent de l’abbesse, non sans mal, de
partir elles aussi. L’abbesse laisse également s’éloigner Prokla, mais
prétexte de la maladie de Fébronie pour ne pas l’abandonner. Elles restent donc à trois : Bryénè, Thomaïs, son adjointe et rédactrice supposée de la Passion, et Fébronie. Cette dernière était extrêmement belle,
sans préjudice de sa sagesse, ce que les tortionnaires lui reprocheront ;
c’est ce qui sauve les deux autres. En effet, les responsables militaires
veulent l’offrir en mariage à leur chef Lisimaque et, malgré les objurgations des deux autres qui veulent partager son sort, la conduisent seule
au persécuteur. Fébronie se voit proposer d’abjurer sa foi et d’épouser
Lisimaque, devenant ainsi riche et célèbre ; naturellement, elle refuse,
ce qui la conduit aux tortures et au martyre. Durant son supplice,
Fébronie subit une mutilation sexuelle avec l’ablation des seins32, qui
rappelle les martyres de sainte Agathe et parfois de Catherine d’Alexandrie, la blessure étant cautérisée avant que Fébronie ne soit décapitée.
Cette mutilation d’organes sexuels féminins n’est évidemment pas sans
lien avec la présence à Saint-Jean-Baptiste de l’Oxeia d’une chapelle à
elle dédiée, dans le même sanctuaire où exerce Artémios, spécialisé
dans le soin des maladies frappant les organes sexuels masculins.
Après le martyre, le corps de Fébronie est rapporté au monastère
tandis que ses tortionnaires se convertissent33. Le monastère, grâce à la
relique, devient lieu de pèlerinage. Chaque année, le jour anniversaire
du martyre, la sainte apparaît, debout, aux sœurs de son monastère,
mais aussi aux moines et aux autres moniales de la cité, ainsi qu’à la
foule, accourus34. L’évêque décide de construire une église convenable
pour abriter la relique ; les moniales refusent d’abord, mais doivent
céder devant l’autorité épiscopale. Pourtant, de terrifiants prodiges
s’opposent à la translation. L’évêque est obligé de limiter ses ambitions
32
Passion grecque de Fébronie 28, 386, éd. Chiesa (1990). Une ambiguïté demeure :
Fébronie a-t-elle été mise à mort pour avoir refusé d’abjurer sa foi, ce qui en fait une
martyre, ou, plus banalement, pour avoir repoussé son puissant prétendant ?
33
Passion grecque de Fébronie 34–37, 390–92, éd. Chiesa (1990).
34
Passion grecque de Fébronie 38, 392, éd. Chiesa (1990).
40
michel kaplan
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
et tente alors d’obtenir une partie de la relique et l’abbesse accepte,
mais, quand elle veut retirer une main de la relique, la sienne reste
prise dans celle de la sainte. L’évêque doit se contenter d’une dent, qui
est transportée dans la nouvelle église en grand appareil ; la martyre
opère immédiatement des guérisons (boiteux, aveugles et possédés)
par l’une de ses dents, mais la passion ne comporte que la brève mention de ces miracles, sans aucun autre récit35.
Plusieurs remarques s’imposent ici, qui laissent dans la plus totale
obscurité la question du transfert éventuel de la relique et de la présence du culte à Constantinople avant la fin de la première moitié du
VIIe siècle. Premier point : de quand peut dater le récit primitif, qui
est destiné à être lu ? Le plus simple serait d’envisager le moment où
s’édifie le monastère en 563, mais cela suppose une longue transmission orale de la tradition et le monastère se situe dans la région de
Marga, non à Nisibe.
Naturellement, la mention de l’écriture par Thomaïs est entièrement légendaire, puisque la rédaction semble très postérieure. Certains
auteurs ont néanmoins estimé que l’auteur pouvait être une femme36.
Certes, le récit est agencé de telle façon que l’auteur, témoin oculaire
de la vie dans le monastère, ne puisse être qu’une femme. Au reste, la
description du monastère féminin est assez positive, avec ses lourdes
tâches et son haut niveau intellectuel, l’amitié entre les moniales, les
liens entre femmes restées dans le monde et moniales, entre femmes
mariées et femmes restées vierges, soulignant en commun la dureté de
leurs vies, tous traits peu habituels dans l’hagiographie féminine écrite
par des hommes. Ne forçons pas le trait cependant et soulignons que
le texte sur lequel nous nous appuyons est sans aucun doute le résultat
d’une mise au point, écrite ou non, déjà longue.
De toute façon, cela laisse entière la question de la langue de la
rédaction primitive : Nisibe et sa communauté chrétienne en terre
perse sont a priori entièrement de langue syriaque jusqu’au retour de
l’école d’Édesse et la Passion est destinée à être lue à naute voix, si
l’on en croit la conclusion qui s’adresse aux auditeurs (c. 45, p. 395 :
εἰς σωτηρίαν δὲ καὶ προθυμίαν τῶν ἀκουόντων). Il n’y a pas à ce stade
de solution satisfaisante pour réconcilier les arguments philologiques
exprimés plus haut et la logique historique. Une remarque de détail
35
36
Passion grecque de Fébronie 39–42, 392–95, éd. Chiesa (1990).
Brock (1998) 20.
fébronie
41
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
toutefois : la version grecque comprend quelques tournures sémitiques
(notamment la répétition immédiate du même verbe : cf. c. 41, p. 394 :
μνήσθητι τῶν μόχθων ὧν ἐμόχθησα) qui peuvent dénoter la rédaction
par une personne de langue syriaque sachant bien le grec, mais pas au
point de ne pas laisser dans sa rédaction quelques tournures trahissant sa langue maternelle. Toujours est-il que le texte s’est très largement diffusé dans le monde grec puis latin, vraisemblablement à partir
du moment où le culte de Fébronie se matérialise à Constantinople.
Malheureusement, nous ne sommes à même de cerner la translation
ni du texte, certaine, ni de la relique, non attestée.
Ensuite, nous ne sommes pas en présence d’une passion épique quelconque, mais d’un récit circonstancié, citant avec force détails maints
personnages historiques, où la passion proprement dite n’occupe que le
quart du récit, qui n’est pas encore une hagiographie complète (il commence quand Fébronie a 20 ans), mais s’en rapproche. Naturellement
la mention du monastère tel qu’il nous est décrit ne saurait remonter à
l’époque du martyre, antérieur à l’apparition des premiers monastères,
mais représente la situation à la date de l’écriture. Tout porte à croire
que Nisibe (Nusaybin, sur le Mugdonios-Jaghjaghaa) se trouve alors
dans l’Empire ; en tout cas, la persécution est menée par des fonctionnaires impériaux et il n’est fait aucune allusion aux Perses pour cette
ville pourtant fort disputée. Nisibe est incluse dans l’Empire romain
depuis Septime Sévère ; sous Dioclétien, elle est le point de passage
principal du commerce avec la Perse. Elle fait partie de la province de
Mésopotamie (18 kilomètres à l’est de Dara, qui ne sera fortifiée qu’en
506, elle-même à l’est d’Amida37, qui en est la métropole) et c’est alors,
semble-t-il, comme on va le voir, une ville grecque.
À la mort de Julien en 363, Jovien est obligé de la céder aux Perses
pour une période de cent vingt ans, en compensation des dommages
de guerre causés par les Romains en territoire perse. Cependant, la
ville était livrée sans ses habitants ; la communauté grecque obtient
seulement trois jours pour se replier sur Amida38. Le roi Sapor aurait
remplacé la population grecque par une population perse, mais celleci continue la tradition chrétienne. En 421, Théodose II ne parvient
pas à reprendre Nisibe et Zénon, en 483, ne parvient pas à se la faire
37
Amida est la métropole dont dépend l’évêché de Nisibe, avant que celui-ci ne
devienne, par suite de son histoire politique, une métropole.
38
Fiey (1977) 35.
42
michel kaplan
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
rétrocéder. Sous Justinien, la frontière passe entre Dara et Nisibe ; le
roi de perse masse fréquemment ses troupes dans cette ville. Dès 541,
Bélisaire a d’ailleurs réalisé qu’il n’avait pas les forces pour reprendre une ville que le roi perse est décidé à défendre. Après le traité de
paix de 561, celui-ci envoie à Constantinople des évêques perses plutôt
nestoriens conduits par le métropolite de Nisibe pour tenter (en vain)
de trouver un compromis religieux39. En 573, les Byzantins mettent
le siège devant la ville, mais Chosroès parvient à la délivrer et assiège
Amida40. Nisibe est donc l’une des cités les plus disputées, ce qui va
à l’encontre de la vie normale d’un monastère qui est à l’arrière-plan
de la Vie.
Il faut attendre l’extrême fin de la guerre de reconquête d’Héraclius
pour que la ville retourne à l’Empire byzantin. La conséquence semble en être l’apparition à Nisibe, à côté de la hiérarchie nestorienne
issue de l’Empire perse, d’une hiérarchie jacobite ; l’évêque jacobite de
cette cité, Abraham, participe en 631 à Antioche à l’intronisation du
patriarche Jean III de Sedré, tandis que, au même moment, un évêque
nestorien, Cyriaque, fait partie d’une ambassade perse auprès d’Héraclius41. En 639, la ville se rend aux Arabes aux mêmes conditions
qu’Édesse : « leurs églises ne seront ni détruites ni occupées tant qu’ils
paieront la taxe et n’entreront pas dans les intrigues. Cependant ils
n’ont pas le droit de bâtir de nouvelles églises ou de nouveaux lieux de
culte. Ils ne peuvent frapper les simandres, ni célébrer les Rogations,
ni montrer les croix en public »42. Vers 640–645, Cyriaque se rallie
à l’église de Constantinople, mais meurt peu de temps après43. Quoi
qu’il en soit, la tradition grecque ne s’est jamais rétablie à Nisibe, ce
qui laisse entier le problème de la Passion. On peut en effet supposer
que des premiers récits ont existé en langue grecque avant 363 ; mais
la proximité entre la version syriaque et la version grecque qui, nous
l’avons vu, est sans doute la véritable matrice, implique une survie ou
une renaissance d’une forte influence grecque que nous avons tenté
d’expliquer plus haut et qui se situe à la fin du Ve siècle.
L’un des points les plus intéressants de la Passion est la lutte entre
l’abbesse et l’évêque pour le contrôle de la relique. Représentant de
39
40
41
42
43
Ibid. 52.
Ibid. 53.
Ibid. 63–4.
Ibid. 64–5.
Ibid. 65.
fébronie
43
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
la cité, l’évêque veut exploiter la réputation de la martyre et en faire
profiter l’ensemble des citoyens. L’évêque fait donc construire une
église pour la relique de Fébronie. La construction prend six ans, ce
qui suggère un édifice de grande taille. Notons que la chronique des
métropolitains de Nisibe mentionne, sous l’année 312–313, le début
d’une construction d’une grande église par Jacques, souvent présenté
comme le premier évêque de Nisibe, qui assista au concile de Nicée et
fut considéré comme saint dans de nombreuses traditions ; dans cette
version, la construction dure sept ans44. Jacques serait devenu évêque
de Nisibe en 308–30945 et l’était encore lors d’une attaque perse en
338, où il aurait été l’âme de la résistance opposée par la ville46. Il
n’est pas impossible que la Passion de Fébronie reprenne le souvenir de cette construction. Mais elle ignore le grand homme, pourtant
connu par d’innombrables traditions, y compris l’Histoire Philothée
de Théodoret de Cyr47.
Pour la première célébration de la fête, le 25 juin, l’évêque de Nisibe
convoque ses collègues des alentours ; l’église ne peut contenir toute
la foule qui s’assemble. Les évêques se rendent alors au monastère,
suivis par la foule avec luminaires et encens48. C’est donc bien une
procession poliade. L’abbesse et ses moniales implorent l’évêque, mais
finalement cèdent et s’en remettent au bon vouloir de la martyre. Le
texte est donc politiquement correct : les moniales obéissent à l’évêque
et c’est la martyre elle-même qui va désobéir. Mais le triomphe du
monastère n’est que partiel : les évêques retournent avec la même procession déposer la dent dans l’église et c’est la dent, non la dépouille
C
44
Élie de Nisibe, Chronographie, 64, trad. Delaporte (1910). Il serait toutefois très
étonnant qu’il s’agisse de la même église. Le passage de la Passion de Fébronie relatant
la construction d’une église à elle dédiée par l’évêque est toutefois intéressant, car il est
incompréhensible avant 312–313, où la Paix de l’Église permet à Jacques d’édifier une
cathédrale, d’autant que le texte de la Passion laisse entendre que l’église de Fébronie
est située en ville. En l’état, il milite pour une rédaction tardive de la Passion telle
qu’elle nous est parvenue, à une date où la construction d’une église martyriale en
plein cœur de la cité ne pose plus de problème.
45
Devreese (1945) 303, range Nisibe dans la province ecclésiastique de Mésopotamie dont la métropole est Amida. Il cesse de s’y intéresser dès la conquête de la cité
par les Perses.
46
Fiey (1977) 24.
47
Peeters (1920). Jacques de Nisibe est le premier des héros dont Théodoret de
Cyr raconte la Vie; elle contient la participation au concile de Nicée et la défense de
Nisibe : Théodoret de Cyr, Histoire des Moines de Syrie, t. 1, 161–91, éd. Canivet et
Leroy-Molinghen (1977–79).
48
Passion grecque de Fébronie 39, 392–93, éd. Chiesa (1990).
44
michel kaplan
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
conservée dans le monastère, qui opère les miracles49. Ceux-ci prennent donc place dans l’église épiscopale.
In abstracto, on peut émettre deux hypothèses pour expliquer la
rédaction de la Passion dans son état actuel. Le plus simple est la lecture que nous venons de faire : la Passion donne raison aux évêques et
la rédaction est donc épiscopale. Mais ce triomphe n’est que partiel. La
relique n’a pas été remise. Malgré leur soumission formelle, les moniales ont résisté et obtenu gain de cause en échange d’une simple dent,
certes relativement précieuse puisque, dans son supplice, la sainte a eu
les dents arrachées ; ceci explique que les dents reposent sur sa poitrine
et qu’il ne faille pas les prendre dans la bouche, ce que la relique aurait
refusé comme pour la main. Au bout du compte, la Passion sert l’intérêt des moniales : au prix d’une concession mineure, une dent déjà
tombée, elles obtiennent de garder la relique principale et la Passion
vient finalement défendre leur indépendance, soutenue par la sainte
elle-même, contre l’exigence en apparence admise et en fait refusée
de l’évêque. Toutefois, cette interprétation se heurte à un obstacle : les
miracles se déroulent bel et bien dans la basilique épiscopale.
Peut-on tenter une histoire du culte ? Une telle enquête, très difficile, soulève quantité de questions. Il nous faut sans doute distinguer
le culte de sainte Fébronie intra muros et le culte à Marga. La Vie de
Siméon des Oliviers porte au moins la trace d’un monastère SainteFébronie à Nisibe. Ceci veut dire soit que la martyre a réellement
existé, soit qu’un évêque l’a inventée, inventé aussi sa relique, construit
une église pour abriter celle-ci, puis qu’un monastère de femmes a
fini par se créer à côté. Le culte doit être suffisamment populaire en
563 pour que la sœur de Rabban bar ‘Idta fonde un monastère sous
ce vocable à quelques dizaines de kilomètres plus à l’Est. Ajoutons
que, dans cette région, les syriaques chalcédoniens sont relativement
nombreux. Ce fait explique que la légende puisse aisément franchir
la frontière jusqu’à Dara ou même Amida et, de là, passer jusqu’à
Constantinople. De toute façon, nous ne parvenons pas à cerner l’origine réelle du culte, compte tenu de l’écart entre le supposé martyre et
ce qui pourrait être une rédaction d’origine. La création du monastère
de Fébronie à Marga en 563 traduit à la fois une tension, puisqu’il y
a déplacement, et, par cette tension même, un intérêt pour la sainte :
cela ne nous livre pas la raison d’une rédaction, de surcroît en grec.
49
Passion grecque de Fébronie 42, 395, éd. Chiesa (1990).
fébronie
45
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
Celle-ci est en tout état de cause antérieure à la seconde moitié du
VIIe siècle, date du premier manuscrit de la Passion syriaque qui en
serait la traduction ; il n’est pas invraisemblable qu’un texte syriaque
existe en 563, et donc le texte grec. Ce qui semble certain, c’est que le
déplacement de l’école théologique d’Édesse à Nisibe un peu moins
d’un siècle auparavant a provoqué une renaissance de la culture grecque dans cette région de façon croissante au VIe et encore plus au
VIIe siècle ; cela rend difficile de savoir si un original est en grec ou en
syriaque. Tout ceci pousse à penser que la Passion de Fébronie a été
mise par écrit dans cette période50.
Le culte de Fébronie n’est pas absent de Constantinople, puisque la
sainte figure dans le synaxaire de Constantinople. Martyre exemplaire,
Théodore Stoudite la cite dans sa correspondance comme un modèle
pour les femmes qu’il exhorte à résister à l’iconoclasme : lorsque
Théodore ne fait pas référence à elle seule (lettre 85), Fébronie apparaît
alors liée à Eugénie d’Alexandrie et Matrona de Thessalonique (lettre
244), à Thècle et Eupraxia de Constantinople (lettre 472) ; à Thècle
seule (lettres 87 et 397)51. Sa fête figure dans le Typikon de la Grande
Église (fin IXe, début Xe siècle dans l’état le plus ancien), au 25 juin à
Saint-Jean-Baptiste de l’Oxeia52. En revanche, il n’y a pas de mentions
de ses reliques bien que la rédaction des miracles d’Artémios n’exclue
pas totalement la présence de celles-ci. L’église ayant brûlé dans l’incendie des 19–20 août 1203 par eux allumé53, les Croisés n’ont ramené
en Occident de reliques ni d’Artémios ni de Fébronie.
Est-il possible d’émettre l’hypothèse d’un transfert plus officiel au
moins du culte, sinon de la relique, à Constantinople ? La seule occasion un tant soit peu satisfaisante, surtout si la translation touchait la
relique54, se situe lors de la réoccupation de la ville par Héraclius entre
629 et 639. Certes, aucune source, à notre connaissance, n’a gardé la
Parmi les écrits de S. Brock sur cette question, on notera son article (1995) « The
Syriac background », notamment 32–3 et 41 (où il cite la Passion de Fébronie parmi
les textes concernés). Je remercie Anne-Marie Helvétius d’avoir attiré mon attention
sur ce travail.
51
Talbot (1991–92/2001) 400.
52
Typikon de la Grande Église, 318, éd. Matéos (1961).
53
Madden (1991–2) 72–93. Notons qu’aucun des voyageurs occidentaux d’avant la
quatrième croisade ne mentionne de relique ni d’Artémios ni de Fébronie.
54
Une translation de la relique par Héraclius supposerait qu’elle ait été déposée
ailleurs qu’à l’Oxeia, puisque la relique de Fébronie n’est pas mentionnée dans les
Miracles d’Artémios, ni, surtout, dans le Synaxaire ; or le culte de la sainte n’est attesté
par le Synaxaire et le Typikon de la Grande Église qu’à l’Oxeia.
50
46
michel kaplan
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
trace d’un intérêt particulier de l’Empereur pour cette cité ; il avait
bien d’autres préoccupations, notamment celle de réinstaller la Croix
à Jérusalem. Pourtant, compte tenu de toutes les mentions que nous
avons de l’utilisation par les rois de Perse des évêques nestoriens de
Nisibe lors d’ambassades à Constantinople, compte tenu de ce que,
durant 250 ans, la ville, première place forte du Roi des rois, a littéralement nargué les garnisons romaines établies à quelques kilomètres,
que les empereurs ont tenté à plusieurs reprises de reprendre la ville,
il n’est pas invraisemblable qu’Héraclius s’y soit intéressé.
De plus, Héraclius aurait appelé Fébronie l’une des filles qu’il
a eues avec sa nièce Martine (épousée en 624). La chose est toutefois entourée d’un mystère qui paraît difficile à résoudre. Fébronie
apparaît dans l’arbre généalogique de la dynastie d’Héraclius dressé
dans la Chronologie de Grumel, qui ne cite pas ses sources. Les deux
autres filles du couple Héraclius-Martine, Augustine et Martine, sont,
elles, citées par les chroniqueurs55. Cette Fébronie est absente de la
Prosopagraphy of the Later Roman Empire (PLRE). Il est donc difficile
de retrouver la source utilisée par Grumel pour son arbre généalogique. Le prénom est d’ailleurs mal attesté. Aucune Fébronie ne figure
dans la PLRE. Deux seulement figurent dans la Prosopographie der
mittel-byzantinischen Zeit (PMBZ) : la mère d’Anthusa de Mantinée
(BHG 2029h), PMBZ 188056; Hypatia, devenue la moniale Fébronie
dans les Actes de David, Syméon et Georges (BHG 494), PMBZ 260757.
Si l’on accepte qu’Héraclius ait donné ce nom à l’une de ses filles,
cela traduirait un intérêt pour la sainte susceptible de créer un culte à
Constantinople, par exemple dans l’église de l’Oxeia, où l’on honore
un autre saint, Artémios, dont le martyre est supposé lui donner également un pouvoir sur les maladies touchant les organes sexuels. Mais
Par exemple, dans Nicéphore, Histoire Brève 27, 76 éd. Mango (1990); voir aussi
le commentaire, p. 191, qui suppose une possible confusion de cette Martine avec sa
mère.
56
PMBZ, t. 1 (1999) 592.
57
PMBZ, t. 2 (2000) 147. Cet exemple, pour isolé qu’il soit, est de fait plus intéressant, car le choix du prénom est ici délibéré. En effet, Hypatie, entrant au monastère
contre la volonté de sa mère, reçoit son nom monastique d’un stylite de la région de
Constantinople, appelé sans surprise Syméon : le choix de ce nom monastique par
l’hagiographe, pour un épisode se situant en pleine période iconoclaste, donc de persécution alléguée des moines, montre que la martyre de Nisibe est alors connue. Les
Actes de David, Syméon et Jean sont écrits au plus tôt dans la seconde moitié du IXe
siècle.
55
fébronie
47
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
cela pourrait traduire aussi bien un intérêt pour un culte existant déjà
à Constantinople.
Ajoutons une hypothèse susceptible de réconcilier les données historiques et philologiques. La victoire d’Héraclius fait rentrer dans le
giron de l’Empire romain la communauté chrétienne de Nisibe qui
vivait de façon finalement assez tranquille au sein de l’Empire perse
depuis deux siècles et demi. À bien y regarder, la Passion défend deux
points de vue : il faut pour le moins se méfier des autorités romaines
qui ont martyrisé Fébronie ; les moniales tiennent à garder leur relique et il ne saurait être question d’abandonner à la hiérarchie plus
qu’une dent. Or, en 629, les autorités romaines reviennent et, dans
leurs wagons, un évêque jacobite, tandis que les Perses favorisaient les
nestoriens qu’ils continuent d’utiliser par la suite pour leur diplomatie.
Il s’agit donc de défendre les moniales et leur relique contre toute tentative de s’emparer de celle-ci, ce qui a vraisemblablement réussi, mais
aussi contre la nouvelle hiérarchie alors que l’ancienne a sans doute été
contenue. Il devient dès lors facile de comprendre pourquoi la Passion
dans sa version longue a été rédigée en grec : c’était l’administration
byzantine hellénophone qu’il fallait d’abord convaincre que Fébronie
ne se laisserait pas enlever. Le texte grec daterait donc des années 630 ;
une traduction syriaque n’était pas superflue, pour les mêmes raisons,
mais cette fois à destination du clergé jacobite, et elle est sans doute
contemporaine de la rédaction grecque.
Mais la carrière de Fébronie ne s’arrête pas à Constantinople.
Paradoxalement, cette martyre présumée des confins les plus orientaux
de l’Empire a finalement reçu un culte qui semble bien plus diffusé
dans l’Occident latin58. Nous devons maintenant nous rendre en Italie
où furent écrites deux versions de la Passion qui semblent étroitement
liées à la principale version grecque, que nous avons tenté de dater
plus haut. La première version latine (BHL 2844) a pu être établie dès
le VIIe siècle en Italie du Nord, probablement en Vénétie59; à cette
époque, l’exarchat de Ravenne était encore très puissant et en relation étroite avec Constantinople. L’arrivée du texte en Italie du Nord
58
Au contraire, notre martyr Artémios est inconnu dans l’hagiographie latine. Son
culte ne s’est pas diffusé en Occident. Pourtant, un évêque métropolitain de Sens, mort
au tout début du VIIe siècle, porte le nom d’Artemius, facile à rapprocher d’Artémios.
Il apparaît dans les conciles de Mâcon de 581–83 et 585 (Concilia Galliæ A. 511–
A. 695, éd. Clercq [1963] 229 et 248). Il n’est pas impossible, à cette époque, que cet
Artemius soit d’origine grecque.
59
Chiesa (1990) 112–3.
48
michel kaplan
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
s’explique aisément et sa traduction en latin ne présente en théorie
aucune difficulté. Cette traduction est écrite en langue plutôt populaire
mais elle est très proche de l’original. Pas moins de dix-huit manuscrits
de cette version nous sont parvenus ; le plus ancien date du IXe siècle.
Ces manuscrits peuvent se regrouper en quatre familles différentes60,
ce qui montre un texte très vivant et utilisé.
La seconde version (BHL 2843) est plus facile à dater, car le prologue indique qu’elle a été écrite à Naples à la fin du IXe siècle61. Elle
est conservée dans dix manuscrits ; là encore, le texte est bien vivant,
car, si les variantes sont légères, elle font le plus souvent sens62. À
cette époque, les liens culturels étaient encore étroits entre Naples et
l’Empire byzantin ; des Napolitains séjournant à Constantinople ont
pu y connaître le culte de Fébronie, ce qui ne serait pas étonnant car
Fébronie est bien attestée dans le Typikon de la Grande Église qui est
contemporain. Cela pourrait indiquer que l’église de l’Oxeia fonctionnait encore comme centre de soins à cette époque : comme nous
l’avons vu, le texte grec de la Passion de Fébronie circulait alors dans
le monde byzantin et tout napolitain qui était intéressé par ce roman
exotique pouvait aisément acheter une copie ou se la faire établir, la
ramener dans sa cité et la faire traduire en latin. Le traducteur de cette
version n’a pas opéré kata podas, mot à mot, mais comprenait le sens
de ce qu’il traduisait et écrivait un latin correct selon les exigences
de l’époque carolingienne. Nous pouvons remarquer par ailleurs que
d’autres Passions reçurent une semblable traduction à Naples à la
même époque63.
Les manuscrits de la Passio Febroniæ nous permettent de suivre la
diffusion du culte de cette martyre orientale dans la chrétienté occidentale. La sainte faisait l’objet d’un culte dans la cité de Trani64, dans
la Pouille, une métropole importante de la côte méridionale de l’Adriatique. La légende, que l’on trouve dans les Acta Sanctorum, veut que la
Étude très complète de ces manuscrits : Chiesa (1990) 67–116.
Passio sanctæ Febroniæ, prologue (F2) 297, éd. Chiesa (1990). L’évêque commanditaire est nommé : Athanase II (voir Chiesa (1990) 12 et n. 46). En revanche, le
traducteur reste anonyme. Il est toutefois identifié, parmi les nombreux traducteurs
en activité à Naples dans la seconde moitié du IXe siècle et la première du Xe, à un
nommé Guarimpotus : Devos (1958); Fébronie est traitée aux pages 164–70. Elle figure
dans le calendrier gravé dans le marbre à Naples probablement dans le troisième quart
du IXe siècle : Delehaye (1939); Mallardo (1947) 23 et 186 ; cf. Chiesa (1990) 21–2.
62
Chiesa (1990) 227–47.
63
Ibid. 12–5.
64
Ibid. 20.
60
61
fébronie
49
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
dépouille intacte de Fébronie ait été trouvée dans un reliquaire échoué
sur la côte à la suite d’une tempête ; mais, finalement, seul un bras
fut préservé. La fête en était à juste titre célébrée le 25 juin jusqu’au
XIXe siècle, tandis que la translation est fêtée le 15 du même mois.
Malheureusement, nous n’avons pas d’indication qui permette de
dater cette translation, en fait une invention, mais elle doit se situer à
une époque assez haute. La Pouille devint particulièrement importante
pour l’Empire byzantin dans la seconde moitié du IXe siècle, quand elle
remplaça la Sicile comme principale tête de pont byzantine en Italie65.
En Pouille, on trouvait également un culte de Fébronie à Bovino, une
antique cité située au Sud de Troia, et à Canosa, à l’est de Trani66. L’un
des manuscrits vient de Troia, cité fondée en 101967.
Bien sûr, Fébronie faisait l’objet d’un culte à Naples68, où subsistaient plusieurs églises de rite byzantin ; plusieurs calendriers préservés incluent la fête de la sainte au 25 juin. Nous trouvons également
Fébronie au nord de la Campanie, à Capoue, où la sainte figure dans
quatre calendriers liturgiques. C’est également le cas au Mont Cassin
et à Bénévent69.
Comme on peut s’y attendre, la traduction pratiquée en Italie du
Nord a entraîné la diffusion du culte, par exemple à Bologne70. Même
chose à Pavie, à proximité de l’endroit où aurait été effectuée la traduction du VIIe siècle : une église Saint-Marin y abrite des reliques de la
sainte au XIIIe siècle et la Passion y est connue. Comme les textes liés
à ces reliques évoquent une martyre à la fois vierge et moniale, il est
vraisemblable que les fidèles considéraient qu’il s’agissait de Fébronie
de Nisibe, dans une région où le prénom Fébronie n’est pas alors fréquent. Son histoire est donc connue et elle bénéficie d’un culte71.
C’est également le cas à Milan. Aux environs de 1100, dans l’église
dédiée à saint Protais qui possédait des reliques de saint Georges,
un autel était consacré à Fébronie. Celle-ci figure dans un nombre
significatif de calendriers liturgiques à partir du XIe siècle selon les
manuscrits qui nous sont parvenus, mais la fête, toujours placée à juste
titre le 25 juin, a pu apparaître avant. Monza et Milan abritent deux
65
66
67
68
69
70
71
Martin (1993).
Chiesa (1990) 20–21.
Martin (1990).
Chiesa (1990) 21–3.
Pour Capoue, le Mont Cassin et Bénévent, Chiesa (1990) 23–4.
Chiesa (1990) 25.
Ibid. 25–8.
50
michel kaplan
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
manuscrits de la Passion en version nord-italienne, datant des XIIIe
et XIVe siècles. Un sermon écrit dans les années 1270 par le franciscain Jean d’Opremo, qui prêche à Saint-Eustorge évoque également
Fébronie ; la lecture du sermon révèle plusieurs citations de la même
Passion72.
Notons que Fébronie fait encore aujourd’hui l’objet d’un culte en
Sicile 73; elle est la patronne de Patti, qu’elle aurait sauvé d’une invasion
des Turcs, et de Palagonia ; son culte revêt un aspect particulièrement
solennel à Palerme. Le prénom est assez fréquent dans l’île. Bien que
plusieurs mentions de Fébronie en Sicile soient reliées à la tradition
campanienne, il convient de se rappeler que, au VIIe siècle, la Sicile
était l’une des provinces les plus importantes de l’Empire byzantin,
l’une des plus fermement tenues en main, et donc en relation étroite
et constante avec Constantinople ; beaucoup de gens savaient le grec74.
De plus, la Sicile fit office de refuge pour de nombreux chrétiens qui
fuyaient l’invasion arabe, avec parmi eux de nombreux syriaques ; on
ne peut donc exclure que la version syriaque ait été elle aussi connue
en Sicile. Quoi qu’il en soit, la Sicile la fête toujours le 25 juin. À l’inverse, Rome l’ignore presque complètement ; on ne trouve qu’un seul
manuscrit de la Passion latine au Vatican, en version nord italienne.
Au VIIe siècle, date de cette traduction, les liens étaient encore très
forts entre Rome et Ravenne.
Fébronie est également connue dans le monde germanique et
notamment dans la partie orientale de celui-ci, dont l’Autriche75.
Trois manuscrits proviennent de Bohème et de Hongrie. Dans ces
trois manuscrits, il ne s’agit pas de l’inclusion dans un ensemble de
Vitæ à finalité liturgique ; l’intérêt se porte sur l’histoire elle-même de
la martyre et son aspect édifiant. Une dévotion particulière envers la
sainte se fait sentir dans ce cas.
Fébronie constitue donc un bon exemple d’une sainte dont l’existence même reste douteuse, mais dont la célébrité et le culte, conséquences de la diffusion de sa Passio, qui vire parfois à la Translatio,
se sont largement répandus du coin le plus reculé de l’Orient chrétien
jusqu’à Constantinople et surtout l’Occident. Ce phénomène se produit à peu près certainement au VIIe siècle et ne peut se comprendre
72
73
74
75
Ibid. 28–34.
Ibid. 37.
Voir en dernier lieu la thèse encore inédite de Prigent (2006).
Chiesa (1990) 34–6.
fébronie
51
l
sans tenir le plus grand compte de la situation politique. Byzance
regagna d’abord ses provinces orientales sur l’Empire perse au prix
de grandes difficultés, pour les perdre presque aussitôt au bénéfice
des Arabes musulmans. Au contraire, malgré l’arrivée des Lombards,
Byzance contrôle le nord-est de l’Italie, Rome, l’Italie méridionale et la
Sicile, en relation constante et étroite avec la capitale ; plusieurs papes
furent alors d’origine grecque ou orientale. Dès lors, nous comprenons
mieux comment cette période par ailleurs troublée fut particulièrement propice au transfert d’est en ouest, via Constantinople ou peutêtre même directement, d’une tradition hagiographique telle que celle
de Fébronie.
er
ia
Bibliographie
at
Sources
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
Bedjan, P. 1895. Acta martyrum et sanctorum, t. 5. Paris.
Bidez, J. et F. Winkelmann, éds. 1972. Philostorgius Kirchengeschichte, Die griechischen christlichen Schriftsteller der ersten Jahrhunderte 21, 166–75. Berlin.
Brock, S. et S. Harvey. 1998. Holy women of the Syrian Orient. The Transformation
of the Classical Heritage 13. Berkeley.
Budge, E. 1902. The Histories of Rabban Hormizd in the Persian and Rabban bar ‘Idta.
2, 1, 203. London.
——. 1928. The Book of the Saints of Ethiopian Church: A translation of the Ethiopic
Synaxarium . . . made from the manuscripts Oriental 660 and 661 in the British
Museum. Vol. 4. Cambridge.
Canivet, P. et A. Leroy-Molinghen, éds., trads. 1977–79. Histoire des moines de Syrie:
Histoire Philothée / Théodoret de Cyr. Paris.
Chiesa, P. 1990. Le versioni latine della Passio Sanctæ Febrionæ. Storia, metodo,
modelli di due traduzioni agiografiche altomedievali. Biblioteca di Medioevo Latino
2. Spolète.
Clercq, C. de, éd. 1963. Concilia Galliae A. 511–A. 695. Corpus christianorum. Series
latina 148A. Turnhout.
Crisafulli, V. et J. Nesbitt. 1997. The Miracles of St. Artemios. A collection of miracle stories by an anonymous author of seventh-century Byzantium, The Medieval
Mediterranean 13. Leyde-New York-Cologne.
Delaporte, L., trad. 1910. La Chronographie d’Élie bar-Šinaya, métropolitain de
Nisibe. Bibliothèque de l’École des Hautes Études. Sciences historiques et philologiques ; 181. Paris.
Mango, C., éd. 1990. Nikephoros, Patriarch of Constantinople. Short History, Text,
translation and commentary. CFHB XIII, Dumbarton Oaks Texts 10. Washington,
DC.
Matéos, J. éd, 1962. Typikon de la Grande Église, Le Typicon de la Grande Église. Ms.
Sainte-Croix n° 40. Introduction, texte critique, traduction et notes, t. 1 : Le cycle
des douze mois. Orientalia Christiana Analecta 165. Rome.
Papadopoulos-Kerameus, A., éd. 1909/1975. Varia Graeca Sacra. Leipzig.
52
michel kaplan
Parmentier, L et F. Scheidweiler, édd., 1998. Théodoret de Cyr, Histoire ecclésiastique rééd. révisée H. C. Hansen, Theodoretos Kirchengeschichte, Die griechischen
christlichen Schriftsteller der ersten Jahrhunderte. Neue Folge 5. Berlin.
Preger, T. éd. 1901–07. Scriptores originum Constantinopolitarum. 2 vols. Leipzig.
Vitæ et passiones martyrum et sanctorum ex Eclogariis. 1874. Venise.
Études
C
op
yr
ig
ht
Pr
ot
ec
te
d
M
at
er
ia
l
Brock, S. 1979. « The Fenqitho of the monastery of Mar Gabriel in Tur ‘Abdin. »
Ostkirchliche Studien 28 : 168–82.
——. 1995. « The Syriac background. » Dans Archbishop Theodore. Éd. M. Lapidge,
30–53. Cambridge Studies in Anglo-Saxon England 11. Cambridge.
Delehaye, H. 1939. « Hagiographie napolitaine. » AB 57 : 5–64.
Déroche, V. 1993. « Pourquoi écrivait-on des recueils de miracles ? L’exemple des
miracles d’Artémios. » Dans Le saint et son sanctuaire à Byzance : textes, images
et monuments. Éd. C. Jolivet-Lévy, M. Kaplan, J.-P. Sodini, 95–116. Byzantina
Sorbonensia 11. Paris.
Devos, P. 1958. « L’œuvre de Guarimpotus, hagiographe napolitain. » AB 76: 151–87.
Devreese, R. 1945. Le patriarcat d’Antioche depuis la paix de l’Église jusqu’à la
conquête arabe. Études Palestiniennes et Orientales. Paris.
Efthymiadis, S. 2004. « A day and ten months in the life of a lonely bachelor: The other
Byzantium in Miracula S. Artemii 18 and 22. » DOP 58 : 1–26.
Fiey, J.-M. 1977. Nisibe, métropole syriaque et ses suffragants des origines à nos jours.
Subsidia, Corpus scriptorum Christianorum Orientalium Subsidia. Louvain.
Guyer, S. 1923. Meine Tigrisfahrt auf dem Floss nach den Ruinenstätten Mesopotamiens.
Berlin.
Halkin, F. 1958. « La passion grecque des saintes Libyè, Eutropie et Léonis, martyres
à Nisibe. » AB 76 : 293–315.
Kazhdan, A. 1988. « Hagiographical notes (17–20). » Erytheia 9.2 : 197–209. Repris
dans Authors and texts in Byzantium. A. Kazhdan, VII. Collected Studies 400.
Aldershot.
Lieu, S. 1996. « From villain to saint and martyr : The life and after-life of Flavius
Artemius, DuxAegypti. » Byzantine and Modern Greek Studies 20 : 56–76.
Madden, F. 1991–92. « The fires of the Fourth Crusade in Constantinople, 1203–1204 :
A damage assessment. » BZ 84–5 : 72–93.
Mallardo, D. 1947. Il calendario Marmoreo di Napoli. Rome.
Mango, C. 1979/1993. « On the history of the Templon and the Martyrion of St Artemios
at Constantinople. » Zograf 10 : 1–13. Repris dans Studies on Constantinople.
C. Mango, XV. Variorum Collected Studies Series 394. Aldershot.
Martin, J. 1990. « Troia et son territoire au XIe siècle. » Vetera Chistianorum 27 : 175–
201.
——. 1993. La Pouille du VIe au XIIe siècle. Collection de l’École Française de Rome
179. Rome.
Peeters, P. 1917–19. « Histoires monastiques géorgiennes. » AB 36–37 : 35.
——. 1920. « La légende de saint Jacques de Nisibe. » AB 38 : 285–373.
Prigent, V. 2006. La Sicile byzantine (VIe–Xe siècle). Thèse, Université Paris IV.
Paris.
Simon, J. 1924. « Note sur l’original de passion de Sainte Fébronie. » AB 42 : 69–76.
Talbot, A.-M. et A. Kazhdan. 1991–92/2001. « Women and iconoclasm. » BZ 84–85 :
391–408. Repris dans Women and religious life in Byzantium. A.-M. Talbot, III.
Variorum Collected Studies Series 733. Aldershot.