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Michel Foucault publie Surveiller et punir en 1975, près de quinze ans après son premier grand livre, l’Histoire de la folie à l’âge classique (1961). Quoique le lien ne soit pas explicitement fait, ces deux enquêtes se répondent, et dans une certaine mesure, l’enjeu de Surveiller et punir est d’apporter une réponse théorique aux problèmes méthodologiques soulevés par l’Histoire de la folie.

I. Objectif de Surveiller et punir : une histoire de l’âme

Supplice de Damiens tenaillé, écartelé & brûlé en place de Grève le 28 mars 1757, eau-forte allemande contemporaine de l’événement, Paris, Bnf Estampes, Rés FOL-QB-201 (102)
Supplice de Damiens tenaillé, écartelé & brûlé en place de Grève le 28 mars 1757, eau-forte allemande contemporaine de l’événement, Paris, Bnf Estampes, Rés FOL-QB-201 (102)

Au départ de Surveiller et punir, deux exemples : d’un côté, le supplice de Damiens, l’assassin manqué de Louis XV en 1757 ; c’est le dernier grand supplice public français ; de l’autre, un emploi du temps, datant de 1838, et fixant la journée des prisonniers de la Maison des Jeunes détenus à Paris : l’époque a changé et instaure une discipline à la place de l’ancienne scénographie du châtiment. Entre ces deux réalités, ces deux époques, Michel Foucault entend décrire une histoire, un passage, une transformation essentielle.

« Objectif de ce livre : une histoire corrélative de l’âme moderne et d’un nouveau pouvoir de juger ; une généalogie de l’actuel complexe scientifico-judiciaire1. »

Objectif peu clair : quel objet, concrètement, s’agit-il de décrire ? Ce ne sont pas exactement les châtiments, ce n’est pas une histoire pénale. Un des propos du livre est d’ailleurs justement de montrer que les châtiments occupent une fonction symbolique de moins en moins importante dans notre société : non qu’ils aient disparu ; mais ils sont devenus honteux, ils se sont en quelques sorte détachés de la machine sociale générale, où autre chose a pris leur place. Cette autre chose, c’est la prison, qui n’est pas seulement le lieu où l’on punit les prisonniers, mais un système de prise de contrôle des âmes qui prouve que la justice a changé d’objet : le supplice imprimait sa marque sur le corps du condamné, le marquait par la douleur, réservant l’âme à la justice de Dieu. Si la prison laisse des traces sur le corps, ce n’est pas lui qu’elle vise mais, par la discipline qu’elle inflige au prisonnier, ce sont bien les âmes qu’elle entend contrôler, redresser, reformater les âmes. La justice ne répare plus rituellement la faute commise ; elle prépare la réinsertion, entend devenir pédagogique.

Roue tournante ; in Antonio Gallonio, <i>Trattato de gli instrumenti di martirio</i>, Rome, Donangeli, 1591, fig. 7. Gravure d'Antonio Tempesta d’après Giovanni Guerra.
Roue tournante ; in Antonio Gallonio, Trattato de gli instrumenti di martirio, Rome, Donangeli, 1591, fig. 7. Gravure d'Antonio Tempesta d’après Giovanni Guerra.

L’objet de Surveiller et punir a donc changé en cours de route : de la douleur des corps (le supplice) on passe à l’emprise sur les âmes (la prison), comme naissance, expression d’un « nouveau pouvoir de juger ». Il ne s’agit pas pour autant de décrire le système judiciaire, de faire l’histoire des institutions, des lois, de dresser les statistiques des condamnations, de leur durée, de leur hiérarchie, de leur efficacité. L’enquête est en quelque sorte sociologique : Michel Foucault voudrait plutôt dégager, à partir des techniques, des structures de la machine administrative que met en œuvre l’appareil judiciaire, comment la société gère son rapport aux individus. Voilà ce qu’il appelle une histoire de l’âme moderne, et pourquoi il lie cette histoire à l’émergence d’un « nouveau pouvoir de juger ».

De fait, cette âme, il la désignera essentiellement comme corps. Entre le XVIIIe et le XIXe siècle, on passe du corps à l’âme comme objet du « complexe scientifico-judiciaire » qui se met en place. Ce passage se fait par transformations progressives : l’ancien corps du criminel est un corps sacré, soumis au rituel de la justice, à l’éclatante performance de la torture et du supplice. Cet éclat suppose un théâtre : la scène s’en exacerbe au dix-huitième siècle ; ce qu’elle donne à voir, le public qu’elle vise, l’effet qu’elle attend de sa représentation deviennent l’objet de tous les discours et de toutes les attentions.

II. Théâtralisation du châtiment : sémiotique de la scène de supplice

Justine à la roue chez Cardoville. Sade, <i>Nouvelle Justine</i>, 1797-1799, chap. 20, fig. 38.
Justine à la roue chez Cardoville. Sade, Nouvelle Justine, 1797-1799, chap. 20, fig. 38

Cette hyper-théâtralisation est en fait une première dématérialisation. Ce qui compte, ce n’est plus l’effet symbolique de la souffrance infligée, l’éclat du supplice comme symbole de la puissance du prince justicier qui se venge ; c’est l’effet imaginaire de la scène, non la souffrance réellement donnée, mais l’image de la souffrance reçue, dont le spectacle doit frapper les imaginations et servir d’exemple. Le corps martyrisé classique est un corps glorieux : le saint passé à la roue ou coupé en morceaux, le criminel supplicié, et jusqu’aux victimes des libertins de Sade, produisent au regard des corps immaculés, sans trace d’injure, et des visages sans grimace, impassibles ou extatiques. Le supplice imprime sa marque (de gloire et d’infamie) mais ne laisse pas de trace, ou tout du moins pas de trace que la société veuille voir. Le passage du corps glorieux classique au corps déchu post-révolutionnaire, défiguré et abîmé par les avanies, est aussi le passage d’une performance symbolique à une représentation imaginaire. Cette souillure spectaculaire, on ne peut en soutenir la vue. Ainsi, on peut lire dans le code pénal publié à l’automne 1791 :

« Article 4. Quiconque aura été condamné à mort pour crime d'assassinat, d’incendie ou de poison, sera conduit au lieu de l’exécution revêtu d'une chemise rouge.
Le parricide aura la tête et le visage voilés d'une étoffe noire ; il ne sera découvert qu'au moment de l'exécution.
Article 28. Quiconque aura été condamné à l’une des peines des fers, de la réclusion dans la maison de force, de la gêne, de la détention, avant de subir sa peine, sera préalablement conduit sur la place publique de la ville où le jury d’accusation aura été convoqué. Il y sera attaché à un poteau placé sur un échafaud, et il y demeurera exposé aux regards du peuple, pendant six heures, s'il est condamné aux peines des fers ou de la réclusion dans la maison de force ; pendant quatre heures, s'il est condamné à la peine de la gêne ; pendant deux heures, s’il est condamné à la détention. Au-dessus de sa tête, sur un écriteau, seront inscrits en gros caractères ses noms, sa profession, son domicile, la cause de sa condamnation, et le jugement rendu contre lui2. »

D’un côté, tout est organisé en vue du spectacle édifiant : chemise rouge pour les crimes les plus graves, installation d’un échafaud sur la place publique, écriteau notant le coupable d’infamie. D’un autre côté, le corps des plus infâmes, les parricides, est soustrait aux regards : la tête et le visage, couverts d’un voile noir, ne sont dévoilés qu’au moment de l’exécution, qui doit elle-même s’effectuer sans durée ni douleur. Le spectacle se virtualise : codifié, annoncé, exemplarisé, il doit frapper les imaginations ; mais, sur place, il n’y aura plus rien à voir.

Le justice sort de l’âge des rites et entre dans celui des représentations : elle produit et distribue des tableaux édifiants3. Non le supplice même, mais la représentation du crime puni, une représentation qui fait signe et entre dans une taxinomie générale des peines4, elle-même modulée par le régime des circonstances, atténuantes ou aggravantes : ce n’est plus le crime que la peine punit, mais le criminel que la prison redresse. Ce redressement se mesure sur une échelle des durées, des intensités, selon un système de réparation dont la valeur-travail du condamné devient l’unité de mesure.

Les châtiments corporels disparaissent progressivement ; la peine de mort, si elle reste la punition suprême, ne subsiste que comme épure du supplice, sans souffrance, sans durée, sans appareil : de fait, dans cette nouvelle économie, elle n’a plus de raison d’être.

Michel Foucault constate alors un phénomène paradoxal : dans la deuxième moitié du dix-huitième siècle, tous les traités, toutes les propositions de réforme pénale insistent sur la nécessaire dimension spectaculaire, publique, exemplaire de la peine. On doit voir le châtiment en spectacle, un spectacle qui doit faire signe en exacte correspondance avec le crime commis ; on doit voir les prisonniers sur les routes, adonnés à des travaux d’utilité publique, et visiter « es hommes même aux mines, aux travaux, pour contempler le sort affreux des proscrits5 ». La représentation de la peine doit littéralement habiter, hanter l’espace public.

III. La révolution de la prison : non plus punir, mais réformer

Giovanni Battista Piranesi, Prison imaginaire. <i>Invenzioni Capric. di Carceri</i>, 1ère éd, 1745, 2e éd., 1761. Planche VII dite « Le pont-levis », 2e état.
Giovanni Battista Piranesi, Prison imaginaire. Invenzioni Capric. di Carceri, 1ère éd, 1745, 2e éd., 1761. Planche VII dite « Le pont-levis », 2e état.

Or à peine ces réformes sont-elles mises en œuvre qu’en quelques années, au début du dix-neuvième siècle, on assiste à un gigantesque effort de construction des prisons, dont le réseau maille très rapidement le territoire : les prisonniers disparaissent de l’espace public, le spectacle du châtiment devient impossible, invisible, tout le système théâtral des représentations exemplaires s’effondre et disparaît6.

En fait, le même mouvement de dématérialisation des peines, qui avait motivé le basculement de l’éclat rituel des supplices, discontinu, ponctuel, vers une gestion généralisée des représentations de la punition, théâtrale, exemplaire, frappant les imaginations, dématérialise désormais l’objet même de la punition : non le corps qu’on fait souffrir, mais l’âme qu’on redresse. À la scène spectaculaire succède alors l’espace clos, invisible, de la prison, avec ses cellules et son système de gestion des individus, autrement dit sa discipline, son emploi du temps, ses exercices7.

Or cette gestion dématérialisée d’un objet désormais invisible (les âmes des prisonniers, les âmes de la société qui sait, qui imagine à quoi les âmes des prisonniers sont soumises) se manifeste toujours comme une gestion, une orthopédie des corps8. La discipline militaire et pédagogique de la prison s’exerce sur les corps, non seulement par le règlement d’un emploi du temps de la journée, mais surtout par l’assujettissement à un travail, à une activité, une rentabilité qui fait de chaque « corps docile » une pièce de la machine sociale générale9.

Le corps est l’objet central de Surveiller et punir. On part du corps souffrant du supplicié ; on arrive au corps docile du prisonnier soumis à la discipline pénitentiaire. Le corps souffrant est un corps unique et radicalement séparé de l’âme : au moment où le bourreau inflige au condamné les pires tortures, le confesseur apporte au même condamné, avec toute la déférence, la compassion et l’humilité chrétienne qu’impose sa souffrance, consolation, réconfort et promesse de pardon10.

En revanche, le corps docile du prisonnier est une pièce de la machine sociale, un objet sériel11, articulé à l’âme qu’il s’agit de redresser. Discipliner le corps, c’est discipliner l’âme, et cette discipline consiste dans l’intégration de la pièce, de la cellule dans la machine générale. Le supplice définissait un rite ; l’image du supplice faisait basculer ce rite en représentation ; enfin la mise en œuvre de cette image comme discipline déploie la représentation en techno-structure de la prison12. Bien sûr, l’exercice du pouvoir a toujours visé le contrôle des âmes. Mais la méthode pour obtenir ce contrôle a varié. Ce sur quoi le pouvoir agit s’est dématérialisé : ce qu’il frappe, ce qu’il modèle, réforme, infléchit, constitue un maillage de plus en plus continu, fin, subtil, immatériel, du corps social. Le supplice, c’est un coup de force, une manifestation ponctuelle de la colère et de la puissance du Prince. La scène du châtiment, ordonnée en fonction d’un système exemplaire des peines, c’est déjà une mise en œuvre plus systématique, plus régulière, plus continue de la puissance politique. Enfin, la prison pensée comme discipline d’intégration des corps dociles, relève désormais d’une pensée organique du corps social, contrôlé, réformé, cultivé, valorisé, exploité au plus près.

IV. Émergence de la notion de dispositif

Michel Foucault n’est pas tant sensible à cette dématérialisation du contrôle et de ses instruments, qu’à la complexification croissante de l’appareil mis en œuvre pour surveiller et pour punir, comme si la société avait d’abord été simple, avec des rituels erratiques qu’aucun système ne reliait : n’est-ce pas le présupposé sous-jacent à la formule foucaldienne d’une « gestion discontinue13 » du châtiment ?

La systématisation des rituels se traduit par la promotion de la scène comme médium central des représentations du châtiment. Qu’elle soit donnée à voir ou, ensuite, à imaginer, la scène du châtiment fait signe : elle introduit une sémiotique de la punition, un système de signes correspondant, au plus près, à une taxinomie des crimes. Le premier système général qui se met en place est donc d’abord un système de représentations ; il entend exercer un contrôle social, une régulation par la représentation.

Vient alors la troisième phase, la construction des prisons et l’invention des emplois du temps, de la discipline pénitentiaire, des stratégies de contrôle et de redressement. Le système ne manipule plus seulement des images. La codification vise des comportements, des activités, des exercices, un contrôle complet du corps des prisonniers et, de là, du corps social tout entier, avec le développement de la police, des indicateurs, la gestion et l’archivage de leurs rapports, et, dominant toute cette nouvelle économie administrative, le goût, l’esthétique napoléonienne du détail.

La deuxième phase, de codification, de sémiotisation, est la phase structurale. La troisième phase, de prise de contrôle généralisé, est celle du dispositif. Le mot est d’ailleurs d’abord très peu utilisé. Dans le chapitre I, il n’apparaît qu’une fois, à propos de la prison :

« Mais un châtiment comme les travaux forcés ou même comme la prison — pure privation de liberté — n’a jamais fonctionné sans un certain supplément punitif qui concerne bien le corps lui-même : rationnement alimentaire, privation sexuelle, coups, cachot. Conséquence non voulue, mais inévitable, de l’enfermement ? En fait, la prison dans ses dispositifs les plus explicites a toujours ménagé une certaine mesure de souffrance corporelle. […] La peine se dissocie mal d’un supplément de douleur physique. Que serait un châtiment incorporel ? » (p. 23)

Il y a une structure, qui est celle du châtiment. Le châtiment s’inscrit dans une taxinomie des peines, elle-même articulée à une taxinomie des crimes14, selon une logique sémiotique faisant correspondre idéalement à chaque signifiant (la peine infligée, connue, publique, visible), un signifié (le crime que cette peine punit, dissimulé, souterrain, invisible). Ce système sémiotique repose sur le déploiement théâtral, visuel des signifiants, c’est-à-dire sur la scénographie exemplaire des châtiments : à la scène du châtiment, offerte en spectacle, correspond la scène du crime, soustraite, invisible, conjecturale15.

Or Michel Foucault constate une différence essentielle entre ce fonctionnement idéal de la structure et le fonctionnement réel du châtiment et de la prison, c’est-à-dire leur fonctionnement historique, constaté par l’expérience. Cette différence de la structure idéale et de l’expérience réelle se manifeste par un supplément, qu’on peut grosso modo identifier au corps. En plus du crime qu’il punit, le châtiment atteint le corps du criminel et cette atteinte au corps (« rationnement alimentaire, privation sexuelle, coups, cachot »), voulue ou non par la loi, par le système, réclamée par le public, constitue un supplément.

A partir de ce supplément (le mot fait nécessairement référence à la notion développée par Jacques Derrida), la modélisation théorique de Michel Foucault bascule d’une pensée de la structure vers une pensée du dispositif : il y avait une sémiotique de la scène de supplice, avec une correspondance structurale des taxinomies (des crimes, des peines) ; il y aura désormais des dispositifs de la prison. Ces dispositifs ne désignent pas seulement, historiquement, une nouvelle époque, une nouvelle économie de la punition ; ils caractérisent, théoriquement, une nouvelle étape dans la pensée de Michel Foucault, un progrès dans la théorisation, une tentative de dépassement de la pensée structurale.

Que désignent ces dispositifs, explicites ou implicites, de la prison ? Tout le concret, le vivant, le réel qui est irréductible à de la structure. Ce sont les éléments de la vie quotidienne du prisonnier, ce que Michel Foucault désigne comme le corps. Le dispositif, c’est la structure travaillée, modifiée, infléchie par le corps.

Il y a un supplément de la structure, et c’est ce supplément qui nous permet d’accéder à la dimension du dispositif. Le supplément se manifeste d’abord, dans l’analyse de Michel Foucault, comme trace, comme persistance de l’ancienne économie des supplices : alors que la torture est supprimée de l’arsenal des peines, que les châtiments corporels disparaissent peu à peu, subsistent d’anciennes pratiques, persistent d’anciens rituels, qui ne font plus sens dans le discours, qui n’ont plus de valeur symbolique, mais se maintiennent comme un certain rapport, toléré et même favorisé en sous-main, sale, honteux, abject, au corps des prisonniers. Le supplément renvoie à une origine, au fondement de la punition : à la base, punir, c’était supplicier.

Mais le supplément du corps ne renvoie pas seulement à une origine qui devient honteuse et que la bonne conscience refoule. Il fait dans le même temps émerger de nouvelles techniques de gestion, de coercition, de normalisation des individus, techniques dont la prison devient le laboratoire et le modèle pour l’ensemble de la société. Ce corps qu’on atteint, non plus dans l’éclat des supplices, mais dans les débordement honteux de la discipline pénitentiaire, prépare, ordonne la nouvelle société de contrôle.

« Les “réformatoires” se donnent pour fonction, eux aussi, non pas d’effacer un crime, mais d’éviter qu’il recommence. Ce sont des dispositifs tournés vers l’avenir, et qui sont aménagés pour bloquer la répétition du méfait. […] Le point d’application de la peine, ce n’est pas la représentation, c’est le corps, c’est le temps, ce sont les gestes et les activités de tous les jours ; l’âme aussi, mais dans la mesure où elle est le siège des habitudes. […] Quant aux instruments utilisés, ce ne sont plus des jeux de représentation qu’on renforce et qu’on fait circuler ; mais des formes de coercition, de schémas de contrainte appliqués et répétés. Des exercices, non des signes : horaires, emplois du temps, mouvements obligatoires, activités régulières, méditation solitaire, travail en commun, silence, application, respect, bonnes habitudes. […] l’individu à corriger doit être entièrement enveloppé dans le pouvoir qui s’exerce sur lui. Impératif du secret. » (II. Punition, chap. 2, « La douceur des peines », p. 150-153)

Ce dispositif là n’est pas un système de représentation : il ne s’agit pas de frapper les esprits, de marquer l’imagination des spectateurs, ponctuels, du supplice, mais d’agir continûment, durablement, sur le corps des condamnés afin de réformer leurs âmes : l’espace de la prison remplace la scène du supplice, et cet espace n’est pas donné à voir de l’extérieur mais installé pour réformer, de l’intérieur. La prison devient « réformatoire ».

En général, « Formes de coercition », « schémas de contrainte » ; en particulier, « exercices », « emplois du temps », « mouvements obligatoires », « activités régulières » : tels sont les éléments, concrets, pragmatiques, quotidiens, qui constituent le nouveau dispositif.

IV. Généralisation du dispositif

La fin du chapitre de « La douceur des peines », où Foucault introduit à proprement parler la notion de dispositif, nous propose une sorte de récapitulation des « trois manières d’organiser le pouvoir de punir » qui se sont succédées historiquement et se superposent en quelque sorte à la fin du XVIIIe siècle, les premières à l’état de trace, la dernière à son point d’émergence :

« La première, c’est celle qui fonctionnait encore et prenait appui sur le vieux droit monarchique. Les autres se réfèrent toutes deux à une conception préventive, utilitaire, corrective, d’un droit de punir qui appartiendrait à la société tout entière ; mais elles sont très différentes l’une de l’autre au niveau des dispositifs qu’elles dessinent. 
En schématisant beaucoup, on peut dire que, dans le droit monarchique, la punition est un cérémonial de souveraineté ; elle utilise les marques rituelles de la vengeance qu’elle applique sur le corps du condamné ; et elle déploie aux yeux du spectateur un effet de terreur d’autant plus intense qu’est discontinue, irrégulière et toujours au-dessus de ses propres lois, la présence physique du souverain et de son pouvoir. Dans le projet des juristes réformateurs, la punition est une procédure pour requalifier les individus comme sujets, de droit ; elle utilise non des marques, mais des signes, des ensembles codés de représentations, dont la scène de châtiment doit assurer la circulation la plus rapide, et l’acceptation la plus universelle possible. 
Enfin dans le projet d’institution carcérale qui s’élabore, la punition est une technique de coercition des individus ; elle met en œuvre des procédés de dressage du corps — non des signes — avec les traces qu’il laisse, sous forme d’habitudes, dans le comportement ; et elle suppose la mise en place d’un pouvoir spécifique de gestion de la peine. 
Le souverain et sa force, le corps social, l’appareil administratif. La marque, le signe, la trace. La cérémonie, la représentation, l’exercice. L’ennemi vaincu, le sujet de droit en voie de requalification, l’individu assujetti à une coercition immédiate. Le corps qu’on supplicie, l’âme dont on manipule les représentations, le corps qu’on dresse : on a là trois séries d’éléments qui caractérisent les trois dispositifs affrontés les uns aux autres dans la dernière moitié du XVIIIe siècle. » (p. 154-15516)

Michel Foucault n’utilise pas délibérément le terme de dispositif comme concept central dans son entreprise de modélisation théorique. La preuve en est le flottement auquel nous assistons : c’était d’abord à la seule troisième phase, aux dispositifs de la prison que ce terme était réservé.

Puis, au début du texte que nous venons de citer, ce sont les deux dernières phases, par opposition avec la première, qui se caractérisent par les « dispositifs qu’elles dessinent », dispositifs auxquels Michel Foucault fait correspondre à chaque fois un « projet », d’abord « le projet des juristes réformateurs » (c’est-à-dire la constitution de scènes exemplaires de punition, intégrées dans une taxinomie des peines, une sémiotique de la punition), ensuite dans « le projet d’institution carcérale qui s’élabore » (avec ses exercices quotidiens, sa discipline, son entreprise de réformation des prisonniers). La logique du projet, avec ses dispositifs, se substitue à l’ancienne logique du droit, ce « droit monarchique » dont l’exercice, la performance, le « cérémonial », est éclatant, mais ponctuel, discontinu.

Enfin, le dispositif finit par englober les trois phases, considérées non plus comme trois phases historiques, successives, dans l’exercice social du châtiment, mais comme trois méthodes, trois manières d’exercer le pouvoir de punir qui se présentent simultanément à l’observation de l’historien lorsque celui-ci se penche sur la période de la fin du XVIIIe siècle. Ces trois manières constituent « trois dispositifs affrontés les uns aux autres », « trois technologies de pouvoir ».

Il faut tirer les conséquences théoriques de cette évolution du vocabulaire foucaldien : c’est d’abord la prise de conscience progressive qu’il n’y a pas d’exercice du pouvoir sans mise en place d’un dispositif, quel que soit ce pouvoir. L’idée primitive d’une complexification progressive des instruments du pouvoir, d’une surveillance de plus en plus continue et intime des individus, d’une intervention de plus en plus subtile dans les conduites, est abandonnée au profit d’une conception de la société, quelle que soit son époque, comme d’un système où coexistent, voire s’affrontent plusieurs modes de surveillance et d’intervention, plusieurs « technologies de pouvoir », où perdurent les traces des anciens systèmes, où se déploient les discours et les pratiques du moment, où émergent les dispositifs de demain.

Le dispositif devient alors tout cela, cette coexistence, cet affrontement interne, cette superposition, qui est à la fois une superposition de phases historiques, de modèles idéologiques, de systèmes de représentation. Cette superposition est extrêmement difficile à penser, car chacun des niveaux engagés, tout en interagissant avec les deux autres, peut également se présenter comme un dispositif autonome. C’est pourquoi Michel Foucault recourt à des caractérisations successives :

 

 

Dispositif 1

(Éclat des supplices)

Dispositif 2

(Scène du châtiment)

Dispositif 3

(Prison)

1

Le souverain et sa force

Le corps social

L’appareil administratif

2

La marque

Le signe

La trace

3

La cérémonie

La représentation

L’exercice

4

L’ennemi vaincu

Le sujet de droit en voie de requalification

L’individu assujetti à une coercition immédiate

5

Le corps qu’on supplicie

L’âme dont on manipule les représentations

Le corps qu’on dresse

 

Modes de définition du dispositif (Michel Foucault, Surveiller et punir, p. 155)

 

Le dispositif est d’abord défini par l’autorité qui le met en œuvre, c’est-à-dire par ce que l’on pourrait appeler le sujet de l’institution symbolique. On voit que pour Michel Foucault cette autorité, ce sujet, ce responsable se disséminent de plus en plus, deviennent de plus en plus abstraits et impersonnels : d’abord la personne du prince, puis le corps social tout entier, au nom duquel s’exerce la justice, enfin l’appareil totalement impersonnel de l’administration.

Le deuxième mode de définition, ou de caractérisation du dispositif est sémiologique, et on voit pas là que la structure sémiotique cesse d’être l’apanage de la deuxième phase, théâtrale et scénique, dans l’histoire du châtiment. A la sémiotique pure et dure de la scène exemplaire promue dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, avec son système de signes et sa taxinomie, Michel Foucault apparie des sémiologies fonctionnant avec des éléments qu’on peut assimiler à des signes, mais qui n’en sont pas au sens strict : les marques imprimées sur le corps au moment du supplice, les traces que laisse la prison dans l’âme du prisonnier. Ici encore, nous remarquons que le mouvement est de dissémination et d’abstraction : la marque, imprimée dans la chair, se stylise et s’abstrait en signe, en représentation ; le signe visuel s’abstrait ensuite en trace invisible, mentale, qui corrige, redresse, réforme mentalement le prisonnier.

Le troisième mode de définition caractérise l’efficacité choisie, la forme que prend la mise en œuvre du châtiment. Ici, le mouvement n’est pas d’abstraction, tout au contraire : quoi de plus concret, de plus visible et matériel que l’emploi du temps, la discipline infligées au prisonnier ? En revanche la dissémination est nette : non pas un supplice éclatant qui frappera une bonne fois les esprits, et dont le cérémonial sera d’autant plus solennel que le châtiment doit se manifester comme une mesure d’exception ; mais une représentation, c’est-à-dire au-delà de la scène même du châtiment, l’image qui s’en insinue dans les esprits et y reste, image faible, mais répétée, ravivée par le spectacle quotidien des forçats travaillant au bord des routes, des convois partant pour le bagne. Puis non plus une représentation, qui établit un lien direct de l’image au châtiment et du châtiment au crime, mais un exercice, qui ne se manifeste pas comme châtiment, mais comme hygiène de vie, comme bon usage du corps. Le lien de l’exercice avec le crime est devenu si ténu que cet exercice pourra ensuite service de modèle d’organisation militaire, sociale, indépendamment même d’une logique du châtiment.

Le quatrième mode de définition caractérise la personne que vise le châtiment. Michel Foucault suggère qu’à mesure que la peine semble s’adoucir, qu’on ménage le corps, qu’on supprime les châtiments corporels, la personne qu’on punit est dégradée. Dans le cérémonial de la torture et du supplice, le tortionnaire et le torturé s’affrontent quasiment encore sur le modèle du duel judiciaire, du combat chevaleresque : le supplice est une sorte de parodie de combat, dont l’issue est d’avance réglée par le cérémonial, mais dont, comme au combat, il subsiste toujours une mince possibilité d’une issue alternative : que la corde casse, et la foule réclame la grâce du pendu ; que le condamné n’avoue pas sous la torture, et il ne peut plus, en principe, être exécuté. Parce qu’il entre dans cette comédie de combat, le supplicié dont on dégrade le corps conserve la noblesse de l’ennemi vaincu. Le supplice devient inacceptable au nom de l’humanité lorsque le supplicié cesse d’être perçu comme un vaincu, mais comme un « sujet de droit ». Il y gagne en apparence en dignité ; il y perd en estime : sujet de droit, il est déchu de ses droits de sujet par le Droit. Et cette déchéance, dans la prison, autorise l’exercice d’une coercition immédiate : ce n’est plus une personne, c’est un rouage dans la machine administrative ; ce n’est plus un sujet, ou c’est un sujet suspendu.

Enfin, le cinquième mode de définition caractérise ce qui est visé dans la personne qu’on punit, et l’on voit que Michel Foucault hésite entre le corps et l’âme. Hésitation métaphysique essentielle : nous avons déjà remarqué que l’âme, chez Foucault, était bien souvent désignée comme corps. De fait, dans l’exercice du châtiment, ce sont toujours à la fois le corps et l’âme qui sont visés.

Le cérémonial du supplice ne vise pas exclusivement le corps : comme le souligne le récit du supplice de Damiens qui ouvre Surveiller et punir, ce cérémonial est double. D’un côté les bourreaux s’emploient à torturer le corps ; de l’autre les confesseurs sont chargés de réconforter l’âme. Le supplice offre au condamné une chance de rédemption. Si le corps du supplicié est un corps glorieux (idéalement sans grimace ni blessure, éclatant), c’est parce que la douleur qu’il subit ne le châtie pas seulement devant les hommes, mais purifie son âme devant Dieu. C’est pourquoi le cérémonial du supplice n’est pas réductible à un spectacle : comme le cérémonial de la messe, ou de la cour, il ne s’adresse pas simplement au peuple comme spectateur du corps supplicié ; devant le peuple, l’âme du supplicié est en représentation pour Dieu.

Et pourquoi tout à coup la scène du châtiment entend-elle viser les âmes ? Parce que la justice se sécularise, que la répartition entre la justice des hommes, qui s’occuperait des corps, et la justice de Dieu, à laquelle les âmes seraient remises, perd son sens. Ce n’est donc plus des mêmes âmes qu’il s’agit et Michel Foucault joue sur les mots : la représentation mentale du châtiment comme scène visuelle n’est pas une représentation spirituelle. Elle entend prendre le contrôle des esprits plutôt que des âmes. De plus, cette prise de contrôle passe par une mise en œuvre des corps : Michel Foucault montre comment la représentation du forçat au travail joue un rôle essentiel dans ces premiers projets de contrôle des esprits, et il met en relation la valeur travail du corps du forçat avec le développement du capitalisme, qui place le travail au centre des valeurs sociales et en fait même l’étalon de toute valeur17. La représentation mentale du châtiment n’est donc pas simplement la virtualisation du supplice, qu’on n’exécuterait plus mais qu’on donnerait toujours à imaginer ; ce qu’on imagine change de nature : on imagine le forçat rachetant, longuement, son crime par son travail ; on imagine le corps au travail ; on imagine une valeur perdue qui se reconquiert laborieusement, un « sujet en voie de requalification ».

Quant à l’exercice du corps qu’on dresse en prison, c’est tout autant un exercice de l’âme, dans lequel il faut rappeler que Michel Foucault intègre, sur la foi des documents qu’il a consultés, « méditation solitaire, […] silence, application, respect, bonnes habitudes » (p. 152, cité supra). Son modèle est à la fois celui du réformatoire protestant et des exercices spirituels jésuites.

A chacune des trois phases, ce sont donc à la fois le corps et l’âme qui sont visés par la « technologie du pouvoir » de punir, mais à chaque fois selon une articulation différente : le corps pour sauver l’âme (phase 1), l’âme par la représentation du corps (phase 2), l’âme par l’exercice du corps (phase 3), avec tous les problèmes que pose ce terme d’âme, qui devient esprit et se sécularise, sans parler du fait qu’il s’agit tantôt, dans l’analyse foucaldienne, de l’âme du spectateur, du public, tantôt de l’âme du châtié, du prisonnier.

V. Sortir de la modélisation structurale

Récapitulons les cinq modalités de définition du dispositif envisagées par Michel Foucault : l’auteur du dispositif, sa sémiologie, son efficacité, la nature de la personne qu’il vise, ce qu’il vise dans cette personne. La série décline tous les aspects du schéma actanciel de base :

 

Sujet (S) —— Modalités de l’action (Fonction, F) ——→ Objet (O)

 

Rappelons le principe méthodologique développé par Vladimir Propp dans Morphologie du conte (1928) : alors que les folkloristes construisaient un répertoire anarchique des contes du monde entier, dont les types empiriques se chevauchaient et ne s’articulaient pas logiquement, Propp propose de ramener la structure narrative de tous les contes à un seul type18, dans lequel il distinguera un nombre limité de fonctions des personnages, ces fonctions (et non l’histoire elle-même) constituant la base fondamentale du conte. La révolution méthodologique que constitue cette approche nouvelle du conte, associée à l’essor de la linguistique, a préparé le structuralisme.

Michel Foucault distingue bien ici des personnages et des fonctions19, qui varient à partir d’une structure narrative commune : un criminel commet un crime et est châtié. Mais la personne qui le châtie varie, ainsi que la manière de le châtier, qui elle-même caractérise la fonction de cette personne. D’autre part le châtiment ne vise pas seulement le criminel, mais le public auquel il est donné en spectacle, ou en représentation. Le châtiment remplit donc une certaine fonction pour les personnes auxquelles il s’adresse. Le schéma de base pour définir ce fonctionnement est celui de la parole, tel que modélisé par Jacobson : une personne (S) s’adresse à une autre personne (O) et la transforme symboliquement par sa parole (F).

Michel Foucault commence donc par théoriser le dispositif comme schéma actanciel. Cette « technologie de pouvoir », ce « registre technico-politique », cette prise « à l’intérieur de pouvoirs très serrés, qui imposent des contraintes, des interdits ou des obligations » (p. 160-1), ce « système d’assujettissement », cette « technologie politique du corps » qui « se compose de pièces et de morceaux », cette « microphysique du pouvoir que les appareils et les institutions mettent en jeu » (p. 34-5), toute la nébuleuse du dispositif se ramène toujours à un sujet qui assujettit un objet en utilisant une technique, l’ensemble constituant une variation dans la structure sociale.

Mais précisément ce qu’introduit le dispositif par rapport à la claire schématisation structurale, c’est la dimension de la nébuleuse : le sujet n’est pas exactement un sujet, mais plutôt une dissémination, une dissolution du sujet (le prince en l’absence du prince, l’abstraction du corps social, la dépersonnalisation de l’administration) ; l’objet n’est pas exactement une personne, mais le rapport incertain, dans cette personne, entre le corps et l’âme, et le flottement, pour identifier cette personne, entre le condamné directement châtié et le public indirectement visé ; enfin, la fonction que met en œuvre cette technique définit une sémiologie qui n’est pas exactement une sémiotique, avec des signes qui ont d’abord été des marques et tendent à se dissoudre en traces.

Le dispositif dissémine la structure du schéma actanciel qui lui a pourtant donné sa forme primitive et a délimité son champ d’activité : une histoire de l’âme qui serait une histoire du corps dans son rapport avec l’institution symbolique, avec « le pouvoir de juger ».

Alors que cette structure se dissémine et devient nébuleuse, émerge un nouveau principe, visuel, de modélisation. Il suffit de se laisser guider par la manière dont Michel Foucault emploie le mot « dispositif », qui reparaît au chapitre sur « Les moyens du bon dressement » (III, 2) :

« L’exercice de la discipline suppose un dispositif qui contraigne par le jeu du regard : un appareil où les techniques qui permettent de voir induisent les effets de pouvoir, et où, en retour, les moyens de coercition rendent clairement visibles ceux sur qui ils s’appliquent. […] A côté de la grande technologie des lunettes, des lentilles, des faisceaux lumineux qui a fait corps avec la fondation de la physique et de la cosmologie nouvelles, il y a eu les petites techniques de surveillances multiples et entrecroisées, les regards qui doivent voir sans être vus ; un art obscur de la lumière et du visible a préparé en sourdine un savoir nouveau sur l’homme, à travers des techniques pour l’assujettir et des procédés pour l’utiliser.

Ces “observatoires” ont un modèle presque idéal : le camp militaire. […] Dans le camp parfait, tout le pouvoir s’exercerait par le seul jeu d’une surveillance exacte ; et chaque regard serait une pièce dans le fonctionnement global du pouvoir. »(p. 201)

En fait depuis le début, à côté du grand cérémonial des supplices, puis en marge des scènes exemplaires et des tableaux offerts en représentation, le dispositif choc, massif, du châtiment était doublé d’un dispositif disséminé, discret, presque insaisissable de surveillance. La punition se donne ou ne se donne pas à voir ; la surveillance est, de tous les instants et dans tous les lieux, un dispositif optique, que ne règle donc aucune modélisation linguistique, et qui échappe radicalement à la narrativité structurale. On change dès lors de paradigme.

Ce dispositif n’est pas seulement visuel et optique. Il est radicalement anti-théâtral : c’est le contraire même de la scène des supplices. Alors que la scène focalise l’attention du public sur un objet de plus en plus unifié, centralisé, clarifié et simplifié (au théâtre, la règle des trois unités ; sur l’échafaud, l’exemplarité singularisante du châtiment), les disciplines de surveillance centralisent l’observateur (le voyeur des peintres et des romanciers ; le surveillant des écoles, des camps, des prisons) et disséminent la chose vue (toutes les cellules d’une prison, tous les élèves, tous les soldats).

Pour cette raison, Michel Foucault parle d’un « art obscur de la lumière » : dispositif paradoxal, qui démultiplie les visibilités, mais s’immerge lui-même dans l’ombre. Il faut tout voir, mais il ne faut pas être vu. Ce dispositif récupère l’organisation structurale des taxinomies : il règle, classe, note les individus qu’il observe, les inscrit comme signes dans le vaste système de la surveillance généralisée. Mais cette structure n’est plus la forme, le modèle global de l’organisation sociale et symbolique. La structure, la taxinomie, le système des signes sont gouvernés par le regard, par l’espace dans lequel ce regard est disposé, par l’architecture des lieux. Le réel ne se manifeste plus prioritairement comme récit, mais comme installation d’un regard dans des lieux. Telle est la révolution paradigmatique qu’introduit l’émergence et la généralisation du dispositif comme instrument d’analyse.

 

Notes

1

Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975 ; Tel, 1993, p. 30.

2

Michel Foucault préfère citer le Code de sûreté publique de 1807, qui imagine des emblèmes à la place des écriteaux (Surveiller et punir, p. 131).

3

Par exemple par l’intermédiaire des récits aux enfants, chez Servan (1767, voir Surveiller et punir, p. 133)

4

Sur « la double taxinomie des châtiments et des crimes », voir Surveiller et punir, p. 118.

5

Brissot, Théorie des lois criminelles, 1781, cité dans Surveiller et punir, p. 132, et plus généralement p. 133-134 sur « les théâtres du châtiment quotidien ».

6

« A ce théâtre punitif, dont on rêvait au XVIIIe siècle, et qui aurait agi essentiellement sur l’esprit des justiciables, s’est substitué le grand appareil uniforme des prisons dont le réseau d’édifices immenses va s’étendre sur toute la France et l’Europe. » (Surveiller et punir, p. 137)

7

« Les disciplines en organisant les “cellules”, les “places” et les “rangs” fabriquent des espaces complexes : à la fois architecturaux, fonctionnels et hiérarchiques. […] ils découpent des segments individuels et établissent des liaisons opératoires ; ils marquent des places et indiquent des valeurs ; ils garantissent l’obéissance des individus, mais aussi une meilleure économie du temps et des gestes. » (Surveiller et punir, p. 173) Michel Foucault identifie à ce modèle l’espace de l’école, du camp militaire et de la prison, tels qu’ils se constituent au cours du XIXe siècle.

8

« une orthopédie concertée qu’on applique aux coupables » (p. 154).

9

« A chaque individu sa place, et en chaque emplacement, un individu. Éviter les distributions par groupes ; décomposer les implantations collectives ; analyser les pluralités confuses, massives ou fuyantes. L’espace disciplinaire tend à se diviser en autant de parcelles qu’il y a de corps ou d’éléments à répartir. Il faut annuler les effets de répartitions indécises, la disparition incontrôlée des individus, leur circulation diffuse, leur coagulation inutilisable et dangereuse ; tactique d’antidésertion, d’antivagabondage, d’antiagglomération. Il s’agit d’établir les présences et les absences, de savoir où et comment retrouver les individus, d’instaurer les communications utiles, d’interrompre les autres, de pouvoir à chaque instant surveiller la conduite de chacun, l’apprécier, la sanctionner, mesurer les qualités ou les mérites. Procédure donc, pour connaître, pour maîtriser et pour utiliser. La discipline organise un espace analytique. » (Surveiller et punir, p. 168)

10

« Les spectateurs furent très édifiés de la sollicitude du curé de Saint-Paul qui malgré son grand âge ne perdait aucun moment pour consoler le patient. […] Les confesseurs se sont approchés à plusieurs et lui ont parlé longtemps ; il baisait de bon gré le crucifix qu’ils lui présentaient ; il allongeait les lèvres et disait toujours : “Pardon, Seigneur.” […] Les confesseurs revenus lui ont parlé encore. Il leur disait (je l’ai entendu) : “Baisez-moi, Messieurs.” Le sieur curé de Saint-Paul n’ayant osé, le sieur de Marsilly a passé sous la corde du bras gauche et l’a été baiser sur le front. Les exécuteurs s’unirent entre eux et Damiens leur disait de ne pas jurer, de faire leur métier, qu’il ne leur en voulait pas ; les priait de prier Dieu pour lui, et recommandait au curé de Saint-Paul de prier pour lui à la première messe. » (Récit de l’exécution de Damiens, Gazette d’Amsterdam, 1er avril 1757 ; Surveiller et punir, p. 10-11).

11

Voir p. 172, « l’organisation d’un espace sériel » (dans l’école) et p. 188, « la mise en série des activités successives », « un temps social de type sériel ».

12

Michel Foucault n’utilise pas tout de suite le terme de dispositif : « tout l’appareil qui s’est développé depuis des années autour de l’application des peines » (p. 29) ; « faire fonctionner à l’intérieur de l’opération pénale [des] éléments non juridiques » (p. 30) ; « chercher s’il n’y a pas une matrice commune […] ; bref, placer la technologie du pouvoir au principe » (p. 31) ; « analyser plutôt les systèmes punitifs concrets » (p. 32) ; « le corps […] est pris dans un système d’assujettissement où le besoin est aussi un instrument politique soigneusement aménagé, calculé et utilisé » (p. 34) ; « la technologie politique du corps […], cette technologie diffuse » (ibid.) ; « une microphysique du pouvoir que les appareils et les institutions mettent en jeu » (p. 35) ; « un mode de régulation interne du pouvoir » (p. 47) ; « concevoir le supplice […] comme un opérateur politique » (p. 65) ; « une certaine mécanique du pouvoir » (p. 69) ; « l’économie générale des supplices » (p. 71) ; « le mécanisme punitif » (p. 74) ; « la machinerie pénale » (p. 76) ; « une économie des châtiments. […] la crise de cette économie » (p. 89) ; « un quadrillage pénal plus serré du corps social » (p. 93, voir p. 104) ; « une mauvaise économie du pouvoir […], une distribution mal réglée » (p. 95) ; « une fonction régulière, coextensive à la société » (p. 98) ; « il faut concevoir un système pénal comme un appareil pour gérer différentiellement les illégalismes » (p. 106) ; « la sémio-technique dont on essaie d’armer le pouvoir de punir » (p. 112).

13

Michel Foucault parle d’abord d’une « justice irrégulière » (p. 93-94). Puis : « La forme de la souveraineté monarchique tout en plaçant du côté du souverain la surcharge d’un pouvoir éclatant, illimité, personnel, irrégulier et discontinu, laissait du côté des sujets la place libre pour un illégalisme constant » (p. 104) La prison du XIXe siècle au contraire organise « un contrôle intense, continu » (p. 205) ;

14

Surveiller et punir, p. 118.

15

Dans cette perspective, Michel Foucault évoque la naissance de la littérature policière : « on est passé de l’exposé des faits ou d el’aveu au lent processus de la découverte ; du moment du supplice à la phase de l’enquête ; de l’affrontement physique avec le pouvoir à la lutte intellectuelle entre le criminel et l’enquêteur » (p. 82).

16

C’est moi qui souligne et introduis la division en paragraphes.

17

Sur « les travaux publics comme une des meilleures peines possibles » pour les réformateurs pré-révolutionnaires, voir Surveiller et punir, p. 129.

18

Vladimir Propp, Morphologie du conte, Seuil, 1965, Points, 1973, p. 33.

19

Sur le dispositif comme fonction : « s’intégrer au dispositif disciplinaire comme une fonction qui en accroît les effets possibles. Il lui faut décomposer ses instances, mais pour majorer sa fonction productrice. » (III, 2, p. 205, à propos de l’architecture pyramidale comme supplément du dispositif disciplinaire.)

Référence de l'article

Stéphane Lojkine, Surveiller et punir, mis en ligne le 14/04/2021, URL : https://utpictura18.univ-amu.fr/rubriques/archives/critique-theorie/surveiller-punir

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