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Céline en lambeaux et dentelle

«Guerre» est le premier livre édité suite à la réapparition l'été dernier de manuscrits inédits du sulfureux écrivain. Bref et brutal récit largement autobiographique de la convalescence d'un soldat blessé sur le front en 1914, c'est l'événement littéraire de la saison.

Louis Destouches, dit Louis-Ferdinand Célinet. Tirage argentique original.
Louis Destouches, dit Louis-Ferdinand Célinet. Tirage argentique original. (© Collection François Gibault)
Publié le 11 mai 2022 à 17:03Mis à jour le 11 mai 2022 à 17:13

On s'est extasié, on a vibré, à propos des 5 324 feuillets manuscrits ressuscités de Céline : abandonnés à la Libération par l'écrivain aux pamphlets antisémites lors de sa fuite, peut-être volés, disparus puis, miracle, rapportés un beau jour de juin 2021. La plus grande découverte de trésor littéraire du XXIe siècle, sans doute. Maintenant, ces pages deviennent des livres. Ça commence par Guerre, une liasse de 150 pages écrites en 1934. «J'ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête. Bien.» «Je sentais de la vie qu'il en restait encore beaucoup en dedans, qui se défendait, pour ainsi dire. J'aurais jamais cru ça possible si on m'avait raconté.»

«Guerre», de Louis-Ferdinand Céline (éd. Gallimard, 184 pages).

«Guerre», de Louis-Ferdinand Céline (éd. Gallimard, 184 pages).© DR

La voix qui dit «je», celle de Voyage au bout de la nuit, cette parole «d'enfant mal aimé», pour Georges Bernanos, on la reconnaît tout de suite. Le «je» n'est pas Bardamu, il n'a plus de nom, la guerre lui a pris ça, aussi, le «je» est celui de Ferdinand. Grièvement blessé sur le champ de bataille fin 1914, «une balle au fond de l'oreille», le bras droit en miettes, le poilu est soigné à Peurdu-sur-la-Lys, une ville de garnison imaginaire du Nord, transposition romanesque d'Hazebrouck où Louis Ferdinand Destouches fut soigné. Dans ce récit «à chaud», les personnages de cet enfer sont là, irréels de dérision, immoraux, tendres, victimes. Le médecin apprenti chirurgien qui rêve de lui ôter la balle fichée dans sa tête ; Mademoiselle L'Espinasse, l'infirmière à la nymphomanie macabre et généreuse, figure de sainte aussi ; Cascade, le petit proxénète qui parle un argot d'encyclopédie, on en perd le référent réel (l'éditeur a ajouté un lexique !), seule voix qui s'affirme en plus de celle du narrateur. Il est marié à Angèle, la prostituée pleine de créativité.

Louis Destouches portant ses deux décorations militaires (Paris ou Londres, 1915).

Louis Destouches portant ses deux décorations militaires (Paris ou Londres, 1915).© Collection François Gibault

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Entre l'hôpital, la morgue et l'estaminet, ça grouille : les soldats en permission, les relèves fraîches en route vers le casse-pipe, les parents aux visites inopportunes, M. Harnache le notable… Et la peur d'être fusillé pour désertion, du jour au lendemain, et les obus de 120 qui tombent à l'horizon, se rapprochant à mesure que les semaines passent. La mort est omniprésente, la campagne alentour est faite de boue et de vase, propice au suicide. «C'est la mort l'inspiratrice de tout. Sans cela il n'y a rien, il faut marcher sur une corde raide», déclarait Céline. Au milieu, s'élève la toute-puissance de la femme, ange salvateur ou celle qui vous perd. Le tragique danse avec le lubrique : dans Guerre, l'évocation démente du sexuel, drôle, lubrique, grossier, potache, atteint la folie verbale. Politically correct s'abstenir. «Il faudrait comprendre une fois pour toutes que le français est une langue vulgaire», déclarait Céline interrogé sur Rabelais, qu'il vénérait.

Pour se rattacher à la vie, que resterait-il d'autre que le désir au corps anéanti du brigadier ? Au corps en lambeaux, point de départ de Guerre, il reste la reconstruction par la parole, loin des codifications de l'écrit. Le «je» de Ferdinand se crée au cours de son réquisitoire ; le narrateur fait corps avec le roman. Qui parle, de cette parole aux innombrables adverbes, comme fragilisée, car la guerre a aussi mis à mal le sens ? Pour dire l'espérance, le désir, les sentiments qui passent, dérisoires, malmenés, la parole de Ferdinand n'est ni celle d'un carabin (Louis Ferdinand Destouches était médecin) ni celle d'un prolétaire, mais celle d'un poilu envahi par l'argot des tranchées, le cerveau hanté par les acouphènes. Résonance avec la guerre en Ukraine ?

Quelques feuillets du manuscrit de Guerre révèlent un texte bien moins travaillé que celui du manuscrit de Voyage au bout de la nuit conservé à la Bibliothèque nationale. Peut-on pour autant parler d'un «premier jet», renouer avec la mythologie romantique du génie à l'oeuvre ? «Mais non je n'écris pas facilement, j'écris avec beaucoup de peine», déclarait Céline en 1957. Et avant : «Moi je passe des années à faire des choses très fines.» Il parlait même de dentelle. Voici son ouvrage revenu.

«Guerre», de Louis-Ferdinand Céline (éd. Gallimard, 184 pages).

Judith Housez

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