Jean Ristat (1943-2023) vient de mourir. D’autres s’efforceront au fil des hommages de prendre la mesure d’une activité littéraire, intellectuelle et politique qui fut toujours au service de la liberté, pour notre ami valeur cardinale avec l’amour – mais c’est, eût-il dit, la même chose.
Commune n’a pas envie à cette heure, au milieu du chagrin, de sortir la chaîne d’arpenteur, de mettre en ordre des événements, de dater les résurrections successives du journal d’Aragon Les Lettres françaises, par exemple, qui constitua l’un des longs combats de Jean Ristat, ou de délimiter des périodes esthétiques, en un mot de réaliser un utile mais froid travail d’histoire littéraire. Nous aurons, hélas, tout le long temps du deuil pour ce faire. D’un poète défunt qui vient, le 8 décembre dernier, de rejoindre la terre de Touraine, au cimetière de Saint-Ouen-les-Vignes, l’on propose ici de rassembler quelques fleurs
Il faut d’abord d’un poète lire et relire les œuvres. Voici, parmi d’autres extraits évidemment possibles, et conçu selon des préférences personnelles absolument assumées, ce qui justifie une admiration : entrons ensemble dans le jardin de Jean.
Olivier Barbarant
Le lit de Nicolas Boileau et de Jules Verne (1965)
Il y a donc sans doute non pas un, mais une infinité de Boileau ; seuls nous sont connus les pôles approximatifs de son apparition 1636-1711 ; d’où le nom de « génération de 1636 ». Boileau est comme le Bouddha « non-né ». Aussi soixante-quinze années marquent la durée de sa révolution terrestre. Oui mais quel donc je suis ? Pour ce qui regarde mes parents desquels il semblait que je tirais ma naissance, encore que maintenant tout ce que j’en ai jamais pu croire ne soit plus véritable ; envisageant ensuite que de 1636 à 1943 (année officielle de ma naissance) se sont écoulées trois cent sept années, après y avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure : je naquis donc à l’âge de sept ans en 1943, étant la cinquième figure de l’éternel retour de Nicolas Boileau. Boileau c’est donc moi. Je suis Boileau.
Nul ne peut me ravir une telle certitude qui m’a été accordée après un long cheminement où seuls le bon sens et un souci d’exactitude me guidaient ; aussi n’y avait-il rien d’étonnant à ce que, au moment de ma naissance, la sage-femme s’écriât, comme on me l’a si souvent répété, « ce sera un poète ».
Ode pour hâter la venue du printemps (1978)
Camarade tu n’es pas le Christ en croix nous
Avons chassé les prêtres quitte ton habit
Emprunté la vieille langue et l’ordre et sa
Syntaxe balaie les fantômes de l’ancien
Monde qui frappent à la porte de ton sommeil
Camarade ne mets pas l’amour en prison
[…]
Lorsque le soir descend vers les sept heures et donne
Aux hortensias la robe d’un cardinal
Egaré dans un jardin de la banlieue
Je te lis du chateaubriand et nous partons
Entre brest et combourg lucile était grande et
Son visage pâle était accompagné de
Longs cheveux noirs dans la chambre où tu t’endors
Ô tous tes silences sont des adieux les
Fantômes de l’amour me font trembler je crains
Le sortilège des figures peintes en
Ton cœur tu as aimé et je n’existais pas
Tu aimeras encore et je ne serai plus là
|…]
Ô Camarade
On a comme une impatience de printemps
Tombeau de Monsieur Aragon (1982)
VIII
Et tandis que la nuit s’avance au plus profond
De la ténèbre il est couché comme une pierre
L’édredon du ciel l’épouse les astres perdent
Leurs plumes autour d’une table nous parlons de
Lui nous lisons des vers ce grand cœur est-ce possible
S’est arrêté de battre et sa bouche de mordre
Les mots nous nous levons à tour de rôle sans
Nous concerter pour le regarder lui parler
Il faut ouvrir la fenêtre maintenant que
Le feu l’a quitté avec le sang comme une
Mer au ressort cassé miroir de glace avec
Cristaux de neige dans les cheveux il est six
Heures du matin qui s’annonce et la nouvelle
Comme une mouche de radio en radio va
Porter sa blessure celui-là qui partait
Au travail serre les poings pour ne pas pleurer
Sa main tremble elle le regarde sans rien
Dire en servant le café louis aragon
Vient de mourir dans sa quatre-vingt-cinquième
Année dans la paix et la dignité nous
Ecoutons ces voix anonymes décider
Du bien et du mal comme un tribunal mêler
Les dates et les circonstances lancer un crachat
Ô mon camarade à travers toi c’est le peuple
Qu’ils insultent en cohorte impatiente sous
Tes fenêtres ils arrivent armés Ô peu importe
L’agitation de la racaille l’appétit
Des barbares je te protège encore ils ne
Marchanderont pas ton cadavre
Le Parlement d’amour (1993)
Heureux sont ils les amants dont les dieux n’ont pas
Encore dénoué les jambes et qui s’en vont
Rouler comme ballon de foudre dans les vastes
Prairies où paissent les étoiles comme des
Troupeaux d’anges heureux sont-ils ceux dont le hasard
N’a pas encore séparé les bouches où la langue
Comme une abeille vient butiner le miel
J’entends la rumeur du tonnerre aux portes du
Ciel qui s’annonce et frappe quel visiteur à
Cette heure où tout cède au sommeil montre sa bosse
Gronde impatient comme un ogre de remplir
Son sac passe ton chemin je t’ai reconnue
J’ai vu à ta ceinture la faux et briller
Sous la lune tes dents sors de ma maison ô
Malheur dans mon ventre à coups sourds et redoublés
La bête apeurée se retourne et mord ô
Quelle prière inventer quels mots à fourbir
Et s’il fallait me damner je me damnerais
Va t-en dis-je je ne dors pas je veille sur
Mon amour
La mort de l’aimé (1998)
ENVOI
Viens voir marceline comment un homme pleure
Et ce qu’il lui reste quand il a tout perdu
Ni la belle vaillance qu’on prête au soldat
Ni la mâle assurance au péril d’un sanglot
Ah madame le cœur me manque et le temps
Quel crime faut-il expier sinon d’aimer
Chacun de mes vers est une goutte de sang
I
Tu regardes passer les heures la pendule
Ne dit que le malheur et le vent qui se déplie
Par la fenêtre je t’épie Ô mon cœur
A quoi rêves-tu donc en écoutant la pluie
Les iris poussent dans les fossés les nuages
Font la descente de lit d’un dieu paresseux
La bassine où reposer un pied potelé
Ô mon cœur à qui penses-tu quand tu m’oublies
Juin assassin promène ses hommes casqués
Le vin toujours a la couleur du sang sur la
Chemise comme une tache de lilas fané
La manche retournée laisse voir la veine
Murmure bleu à ma lèvre j’ai souvenir
D’avoir chanté sous la caresse des orties
Je n’ai gardé que la morsure du feu dans
Mes mains la braise appelle encore la tempête
Mon cœur quel monstre dans la caverne d’un songe
Lorsque tu t’endors te dévore et te ronge Ô
La peur est dans mon lit et ne me quitte plus
Pourquoi faut-il vieillir pour voir pleurer les anges
Sur ta poitrine un coquelicot comme dans un
Champ dévasté par la foudre un paratonnerre
Où viennent se briser des papillons de
Cristal éclairs emmaillotés dans un panier
Tu n’es jamais sûr de m’aimer mais qui peut le dire
Qui sait jamais l’amour et son secret perdu
Onze heures la pierre a des éclats volés
Je suis tout nu quand tu t’en vas et j’ai si froid
Le temps me manque et me déchire et mon désir
Sans durer le plaisir hors de ses gonds le dire
Entre les cuisses la poursuite et la fuite
Feinte la plainte où glisse la main disjointes
Le temps affûte ses couteaux bat le ciel comme
Les ailes d’un moulin fou ses bras un courant
D’air claque la porte Ô tendre la corde attendre
Qu’on entre et tue mourir ne suffit donc pas
Il faudra apprendre la longue patience
Des jours de l’autre côté de la mer l’afrique
Tout baiser est toujours un baiser volé
Toute caresse la promesse de la nuit
J’ai dit à l’océan couche-toi à mes pieds
Prête-moi ton rythme éternel tes casseroles
D’aluminium et tes tam-tams en peaux de bêtes
Aux nuages les gris-gris pour fuir les démons
J’ai dit aux déesses donnez-moi des aiguilles
Du fil de soie pour réparer l’irréparable
Ô qui m’entend sur la terre et dans le ciel
Je ne chante que pour l’amour contre la mort
Mon cœur mon cœur comment te retenir encore
Quels mots inventer pour la blessure du cygne
Sur son lit de cendres quels rubans dénouer
Et tout ce temps perdu dans les rétroviseurs
A quoi ressembles-tu fantôme que plus rien
N’habite Ô poète les oiseaux se sont tus
Dans le désastre du jour l’ivresse du sacre
Je roule dans les flammes mon corps tout brûlant
Au massacre des innocents moi mécréant
Je rentre dans les églises je m’agenouille
Je prie tous les saints du paradis la vierge
Ô mon dieu je vous espère je vous attends
Je respire l’encens et dans mes yeux les cierges
Dessinent comme en vitrail la passion
Du christ écartelé sur la croix et souffrant
Ah ne riez pas le désespoir est pour tous
Pitié j’ai de nous à l’obscur théâtre
Du monde spectateurs de la misère infinie
Sans secours de personne sinon de nous-mêmes
Pauvres gens toujours à la merci d’un sauveur
Le voyage à Jupiter et au-delà peut-être (2006)
Je chante ce que personne encor n’a chanté
La guerre ni la paix des empires et la gloire
D’un héros à sa charrue labourant un
Ciel de carnaval mais le temps étranglé dans
Les griffes de l’espace ou l’inverse les mots
Au trébuchet les lourds univers tapis comme
Des fauves invisibles au coin de l’œil aveugle
J’écris la nuit à tâtons la lune à côté
Dans la chambre comme une mariée enlève
Son voile bleu ma main impatiente cherche
Un rêve dans la poche du dormeur les plis
Enroulés d’un miroir serpents aux bagues de
Feu et glace tourbillonnants immobiles je
Milliards d’infinis éclatés porte le deuil
Ce qu’il n’a jamais été et pourtant va être
Et ne sera plus poupées emboîtées mondes
Précipités dans les toboggans savonnés
Chiffons de soir des langues à repasser où
T’en vas-tu univers toi qui me dépossèdes
Je lèche mon ombre sur le sol comme un loup
Ce soir je ne dors pas je compte les étoiles
Ô vous qui dormez dans les étoiles enchainés (2017)
5
Je marche sur mon ombre comme on enlace
Un nuage la fumée d’une gitane
6
Je marche sur mon ombre un volcan endormi
Et la trace de mes pas lentement s’efface
Dans la cendre du souvenir souffle en vain
Le vent sur les ailes flétries d’une rose
D’automne l’oiseau dont le cœur ne bat plus
Ô qui entend le silence lorsqu’on appelle
Les dieux du mitan de la nuit celui-là passe
Sur le trottoir le pied léger vole au plaisir
Dans les cavernes où se cachent les cyclopes un
Air d’opéra
7
L’ombre m’a vêtu de sa guenille sur le
Pavé je me souviens de l’odeur des acacias
8
Où t’en vas-tu dans les miroirs du crime aveugle
Avec ta canne de berger sans troupeau sou
Viens t’en dit le vent dans les plis du temps
Violon désaccordé rien ne ressemble à ce
Qui fut ou sera peut-être au couchant l’homme
Comme le dieu se repose il pleut dans les yeux
Des enfants perdus dans les décombres du temple
9
Je suis né au pli du crime Ô la puanteur
Des corps démembrés et sans visage au feu
Du ciel indifférent le bruit bleuté des bombes
Les griffes de la lumière sur la peau
10
Ô mon théâtre d’ombres à l’orée d’un rêve
Ceux-là que j’ai aimés sont morts et d’un si tendre
Désir il ne reste que le souvenir comme
L’odeur d’une orange dans mes mains fanées