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Alternatives

Business et écoblanchiment, les dérives du pâturage en ville

L’écopâturage est de plus en plus utilisé en ville, par des agriculteurs et certaines entreprises. Mais entre business et écoblanchiment, utiliser des animaux pour entretenir les espaces verts fait parfois polémique.

En 2018, quand Sébastien Guilhemjouan s’est lancé dans l’élevage de vaches et de moutons dans le sud de la Vendée, l’écopâturage a été une aubaine pour lui. Le recours aux animaux par les collectivités locales pour entretenir les espaces verts a ouvert à l’éleveur « des surfaces de pâturage qui n’étaient pas forcément accessibles ». « Mon troupeau servait à entretenir des zones protégées [1] et ça m’assurait un revenu complémentaire », résume-t-il. À cette époque, il était l’un des premiers à proposer ce service dans le département.

En quelques années, l’écopâturage, cette forme de gestion des espaces verts économique et jouissant d’une image écologique, s’est rapidement développé en France, notamment en raison de la forte demande des collectivités et des entreprises. Animal et cité, le premier réseau professionnel du secteur qui regroupe 150 écopâtureurs, parle aujourd’hui d’une « croissance du marché à 20 % ». Un débouché non négligeable pour les éleveurs, qui peinent très souvent à se sortir des revenus. Selon l’Insee, en 2019, près de 13 % des éleveurs bovins et 30 % des producteurs de caprins et d’ovins se trouvaient dans une situation où ils ne touchaient aucun revenu, voire où leur activité était déficitaire.

C’est cependant l’univers des paysagistes et non pas celui des éleveurs qui bénéficie le plus de l’engouement autour de « l’animal en ville ». De plus en plus de prestataires de ce secteur d’activité achètent des troupeaux qu’ils dédient strictement aux espaces verts, négligeant les raisons historiques de l’élevage. Le réseau Animal et cité observe que ces acteurs extérieurs au monde agricole représentent « un tiers des nouveaux entrants sur le marché ».

« Il n’y a rien de surprenant à ce succès des paysagistes, dit Corinne Eychenne, géographe à l’université de Toulouse et spécialiste du monde pastoral. La plupart des collectivités ne cherchent pas à “réagricoliser” la ville en faisant revenir le monde paysan. Elles cherchent surtout à convoquer une image de la campagne pour se valoriser. C’est un travail de mise en décor, pas d’élevage. »

Cette réalité, Sébastien Guilhemjouan en a pris conscience brutalement lorsque plusieurs de ses agneaux ont été retrouvés morts dans un parc. « La mort est habituelle dans un élevage. Ça ne plaît à personne, mais ça arrive tout le temps. Là, les agneaux morts ont choqué. La commune a aussitôt rompu le contrat », raconte l’éleveur vendéen.

Dans le cadre de la gestion d’espaces verts urbains par écopâturage, la ville de Lille a utilisé 140 moutons et 10 chèvres en 2019. Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/Lamiot

« À la fin, ça donne des greens de golf »

« On voit arriver des entreprises qui font de l’écopâturage juste pour se faire du fric, regrette Alain Divo, l’éleveur ayant déposé la marque « écopâturage » en 1991. Elles utilisent des bêtes de réforme [2],ou étrangères n’ayant rien à voir avec la biodiversité locale. À la fin, ça donne des greens de golf. »

Pour ce producteur de viande en circuit court travaillant dans la région parisienne, la gestion des espaces verts n’a de sens qu’au regard d’un cahier des charges, notamment l’utilisation de « races patrimoniales adaptées aux écosystèmes locaux », et l’utilisation des troupeaux sur des espaces nécessitant d’être protégés ou restaurés, comme les zones Natura 2000. Craignant de voir son modèle dilué dans l’offre croissante du marché et ses « dérives », Alain Divo a décidé il y a trois ans de fonder la Fédération française d’écopâturage, qui regroupe désormais, sur le modèle de la cooptation, une trentaine d’éleveurs et 6 000 bêtes.

Pour l’Union nationale des entreprises du paysage (Unep), cette méfiance à l’égard des nouveaux acteurs peut se comprendre, mais ne doit pas conduire à une rupture entre les deux univers : « Nous avons conscience qu’on ne s’improvise pas éleveur en un claquement de doigts. Nous expliquons bien à nos membres que ces nouvelles pratiques nécessitent des compétences dédiées et qu’il y a des enjeux, comme la protection des races locales », explique Justine Campredon, chargée de projets pour le syndicat des paysagistes. Cela s’est traduit par la mise en œuvre de plusieurs actions de sensibilisation, comme la publication, dès mars 2017, d’une règle professionnelle visant à encadrer la pratique.

La voie du pastoralisme urbain

Rejetant le terme d’« écopâturage », certains éleveurs en ville préfèrent parler de « pastoralisme urbain ». C’est le cas de la Bergerie urbaine et de son troupeau de quarante têtes à Lyon, ou de l’association Clinamen et de la coopérative des Bergers urbains, qui travaillent de concert en Seine-Saint-Denis depuis 2012. Pour eux, le pastoralisme urbain consiste à s’inspirer des méthodes de l’élevage extensif tel qu’il est pratiqué depuis des siècles dans les vallées montagnardes.

« On me dit tout le temps que j’écopâture, mais non, je fais du pastoralisme et de l’élevage comme on en fait depuis des millénaires, dit Julie Lou Dubreuilh, de Clinamen. L’entretien des pelouses de montagne grâce à cette activité a prouvé qu’elle était écologique sans que l’on ait besoin d’ajouter le préfixe “éco”. » Dans les 420 hectares du parc Georges Valbon, à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), le troupeau de l’association déambule en libre parcours, sans clôture, sous le regard quotidien d’un berger qui déplace régulièrement le troupeau pour éviter tout « surpâturage » ou « sous-pâturage ».

« C’est la présence d’un berger permanent qui change tout, argue Julie Lou Dubreuilh. Si on laisse les moutons brouter derrière une clôture, il n’y a personne pour contrôler les interactions et pour répondre aux questions du public. » Pour elle, l’objectif est de « déconstruire l’image de l’animal comme objet mignon » et de rappeler que « celui qui broute est le même que l’animal dans nos assiettes, et qu’il n’y a là rien de mal, que ça ne va pas forcément à l’encontre du bien-être animal ». Tous les éleveurs et éleveuses interrogés dans cet article élèvent leurs bêtes afin de produire de la viande.

À Lille, ces animaux appartiennent à une société spécialisée dans le pâturage fixe ou itinérant. Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/Lamiot

Bastien Boyer, de la Bergerie urbaine, remet en question jusqu’au gain écologique de l’écopâturage paysager : « On oublie que le mouton, en émettant du méthane, a un poids écologique, rappelle-t-il. Pour le diminuer, on défend un modèle où l’animal a plusieurs vocations, dont le fait d’être nourricier. En faire juste des tondeuses, c’est grossir l’empreinte écologique. » D’autant plus qu’en se développant, explique-t-il, « certaines entreprises paysagistes transportent leurs troupeaux sur plusieurs dizaines, voire centaines de kilomètres ». À cette « forme d’industrialisation », il préférerait voir des « petites structures urbaines essaimer un peu partout, à la manière des jardins partagés ». Les représentants des paysagistes jugent les critiques infondées sur la gestion des troupeaux : « Sur le terrain, les entreprises se forment auprès d’éleveurs ou de bergers, voire parfois s’associent avec eux, donnant naissance à des structures hybrides », explique Justine Campredon, du syndicat des paysagistes.

Les critiques formulées par les partisans du pastoralisme urbain à l’encontre des paysagistes dénotent aussi d’une peur de la récupération à des fins d’écoblanchiment. En effet, pour Bastien Boyer, une partie des prestations d’écopâturage sert aujourd’hui à offrir une publicité verte pour des entreprises par ailleurs peu écologiques, comme Amazon.

Pour contrer ce phénomène, il propose que son activité soit considérée non pas comme un service marchand, mais comme un retour de l’élevage en ville, une composante de l’agriculture urbaine qui participe à la gestion des espaces verts. Une position que rejoint Julie Lou Dubreuilh, pour qui « la ville a une qualité indéniable, celle de regrouper la population nécessaire au développement de l’agriculture sans chimie et sans pétrole, et dont on aura besoin à l’avenir ».

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