Chantre inspiré des forces des ténèbres et de la triomphante beauté de la nature, Murnau a signé avec ses symphonies funèbres marquées au sceau d’une inéluctable fatalité quelques-unes des plus hautes œuvres de toute l’histoire du cinéma.
La mort de Murnau, à la suite d’un accident de voiture survenu le 11 mars 1931, entre Los Angeles et Carmel, a donné lieu à des rumeurs tenaces selon lesquelles des scènes d’orgies se seraient déroulées au cours du voyage. Il semble qu’en fait Murnau, qui se déplaçait dans une Packard conduite par un chauffeur, ait accédé aux demandes de son jeune domestique philippin, désireux de prendre le volant. Mais il conduisait trop vite et, voulant éviter un camion, quitta la route. Tous les occupants s’en tirèrent sans grands dommages, sauf Murnau : victime d’une fracture du crâne, il mourut à l’hôpital peu après, à l’âge de quarante-trois ans. Telle fut la réalité dont les échotiers allaient tirer parti en la déformant, tissant une légende scandaleuse qui fit connaître le nom de Murnau à des gens qui n’avaient peut-être vu aucun de ses films.
Murnau était pourtant loin d’être un inconnu : n’était-il pas le plus grand de tous les metteurs en scène européens attirés à grands frais à Hollywood, royalement traités et sans cesse célébrés par la publicité ? Son premier film américain L’Aurore. (Sunrise, 1927) fait régulièrement partie de la liste des dix meilleurs films jamais tournés, telle que l’ont périodiquement établie les critiques et les historiens du monde entier.
Cette réussite exemplaire démontre assez que les grands metteurs en scène européens n’ont pas forcément vendu leur âme à Hollywood, ou produit des œuvres inférieures à celles qu’ils avaient réalisées en Allemagne, en France, en Suède ou ailleurs. Murnau était l’auteur des films les plus célèbres et les plus importants du cinéma muet allemand, et faisait preuve d’un perfectionnisme exigeant. Avec Fritz Lang et G.W. Pabst, il reste le principal créateur d’une période exceptionnellement féconde.
DES OEUVRES DE JEUNESSE DISPARUES
Il est très difficile d’étudier les débuts de sa carrière allemande : des neuf films qu’il a tournés avant son premier chef-d’œuvre, Nosferatu le Vampire (Nosferatu, eine Symphonie des Grauens, 1922), un seul nous est parvenu à peu près complet. Après Nosferatu le Vampire, Il réalisa trois longs métrages également disparus, exception faite de Fantôme (Phantom, 1922), dont une copie a été retrouvée au début des années 1980. Il faut donc se contenter des comptes rendus d’époque.
De son vrai nom Friedrich Wilhelm Plumpe, il est né à Bielefeld en 1888. C’était un jeune homme sérieux et réservé. Alors qu’il étudiait l’art et la littérature à l’université de Heidelberg, il prit part à des représentations théâtrales organisées par les étudiants. Elles impressionnèrent suffisamment le grand metteur en scène de théâtre Max Reinhardt pour qu’il proposât, à Murnau l’équivalent d’une bourse d’études de six ans, et lui demandât de venir travailler avec lui à Berlin. En dépit de l’opposition de sa famille, Murnau accepta, devint acteur et assistant metteur en scène au sein de la compagnie de Max Reinhardt, dont il étudia le travail de près jusqu’à la déclaration de la Première Guerre mondiale. Versé dans l’aviation, il fut contraint de se poser en Suisse à la suite d’une défaillance de son appareil. Bien qu’interné – le pays étant neutre – il put pourtant mener à bien diverses entreprises théâtrales, et aborda pour la première fois le domaine du cinéma en rassemblant du matériel de propagande pour le compte de l’ambassade d’Allemagne.
Une fois libéré, il passa presque immédiatement à la réalisation avec L’Émeraude fatale (Der Knabe in Blau, 1919). Il tourna sept autres films au cours des deux années suivantes : leurs sujets étaient très différents de même que leur style, pour autant qu’on puisse en savoir. Vers la fin de 1921, il entreprit de mettre en scène Nosferatu le Vampire, d’après « Dracula » le célèbre roman de Bram Stoker. Il fallut changer de titre pour des raisons de droits d’auteur, mais c’est une adaptation bien plus fidèle à l’original que le Dracula américain (Dracula, 1931) de Tod Browning. Murnau venait de réaliser La Découverte d’un secret (Schloss Vogelöd, 1921), que nombre d’historiens considèrent, sans l’avoir pourtant vu, comme un brouillon de Nosferatu. Il s’agit en fait d’un mélodrame très noir et compliqué, qui se termine par la mort de plusieurs des personnages principaux et comporte deux séquences oniriques, traitées sur un mode plutôt bouffon.
D’emblée, avec Nosferatu le Vampire, Murnau se posait comme l’un des plus grands maîtres du fantastique, inquiétant mélange de rêve et d’épouvante qui imprègne tant de classiques du cinéma muet allemand. Il faisait preuve également d’un incroyable sens visuel et, sans jamais perdre de vue les exigences de la narration, faisait naître des images d’une beauté et d’une puissance évocatrice inoubliables. Qui pourrait oublier en effet la terrible apparition du vampire (incarné par le mythique Max Schreck) surgissant lentement de l’ombre sur le pont du voilier ou la procession des croque-morts en gibus et redingote portant les cercueils des pestiférés. Peu de cinéastes peuvent se flatter d’avoir imprimé tant d’images indélébiles dans nos mémoires. Nosferatu est l’exemple le plus accompli de toute cette période du cinéma allemand que Lotte Eisner a si pertinemment baptisée « L’Ecran démoniaque » (titre de son étude sur le cinéma muet germanique). A propos de Nosferatu, « parcouru des courants d’airs glaciaux de l’au-delà », Lotte Eisner relevait que « contrairement à la plupart des films allemands de cette, époque, les vues de la petite ville ou du château… ont été tournées en plein air », De fait, chez Murnau, la nature, véritable univers hanté, participe au drame : « Par un montage sensible, ajoute-t-elle, l’élan des vagues laisse prévoir l’approche du vampire, l’imminence du destin qui va frapper la ville. Sur tous ces paysages, sombres collines, forêts épaisses, ciels aux nuages déchiquetés qui annoncent la tempête, plane… la grande ombre du surnaturel. »
« Le Dernier des hommes »
Le chef-d’œuvre suivant de Murnau, Le Dernier des hommes (Der letzte Mann, 1925), semble d’abord aux antipodes du précédent. Le cinéaste semblait renoncer à l’épouvante pour se livrer, cette fois, à une étude minutieuse de la vie quotidienne, dans la pure tradition du « Kammerspiel » (« Théâtre de chambre ») tel que Max Reinhardt l’avait popularisé. Pourtant cette histoire particulièrement sinistre d’un portier d’hôtel fier de son somptueux uniforme qui connaît la déchéance offre des images aussi angoissantes, aussi surréelles que celles du monde des vampires. L’interprétation d’Emil Jannings – seul acteur (avec Marlon Brando) qui soit parvenu à bouleverser le public en jouant de dos -, inoubliable dans le rôle du portier, contribua puissamment à faire du film l’œuvre la plus célèbre du cinéma allemand de cette année-là. Ce fut d’ailleurs son immense succès aux Etats-Unis qui valut au metteur en scène et à son interprète d’être appelés à Hollywood.
Avant de succomber aux offres tentantes du producteur William Fox, Murnau tourna encore deux films en Allemagne, en l’occurrence deux adaptations théâtrales, dont Jannings était à nouveau la vedette : Tartuffe (Tartüff, 1925) d’après Molière, Faust (1926) d’après Goethe. Tous deux sortirent en 1926. Tartuffe a recours à un procédé ingénieux : la pièce elle-même est replacée dans le cadre d’une représentation théâtrale ; elle est accompagnée d’une intrigue qui l’isole tout en lui redonnant toute sa puissance. Faust est quant à lui une tentative de cinéma « total », pensée en termes entièrement cinématographiques. On se souviendra à cet égard du fantastique panoramique aérien sur la ville guettée par le démon au début du film qui présente, selon Lotte Eisner, « ce que le clair-obscur allemand a créé de- plus remarquable, de plus saisissant : la densité chaotique des premières images, cette lumière qui prend naissance dans les brumes, ces rayons qui traversent l’air opaque, cette fugue orchestrée visuellement comme par des orgues qui résonneraient dans toute l’étendue du vaste ciel vous coupent le souffle ». Murnau fait preuve d’une telle maîtrise de la syntaxe narrative, il sait si bien s’en servir à ses propres fins qu’il est difficile de dire lesquels des deux films est le plus réussi, le plus « cinématographique ».
Sous le soleil californien
Murnau fut reçu avec tous les égards à Hollywood : les studios de la Fox furent mis à son entière disposition, et il put librement travailler, avec son scénariste habituel (Carl Mayer), à l’adaptation d’un roman d’Hermann Sudermann, « Le Voyage à Tilsit », drame de la jalousie situé dans un cadre paysan… Travaillant sans entraves, Murnau fit construire d’immenses décors, filma et refilma jusqu’à ce qu’il ait atteint le résultat désiré. L’Aurore (Sunrise, 1927)est en fait un film allemand tourné aux Etats-Unis avec des vedettes américaines (Janet Gaynor et George O’Brien). Les images sont remarquables et l’atmosphère sublime : mais le style reste fondamentalement européen ; sur une intrigue assez mince, Murnau construit un véritable poème symphonique qui atteint son crescendo dans la tempête sur le lac où les deux époux, à peine réunis, manquent d’être séparés à jamais. Le film fut un grand succès critique, et reçut de multiples récompenses, mais le public bouda et ce relatif échec nuisit à la carrière des deux autres longs métrages que Murnau tourna pour la Fox. L’arrivée du cinéma sonore n’arrangea rien : les studios ne savaient plus que faire de certains films très dispendieux déjà en chantier. Tourné juste après L’Aurore, Les Quatre Diables (Four Devils, 1928), drame situé dans les milieux du cirque, a gravement souffert des interventions de la compagnie, soucieuse de lui donner un aspect plus « grand public », L’Intruse (Our Daily Bread, 1930) devait être une épopée très ambitieuse, une saga située dans les terres à blé du Middle West : elle se réduisit peu à peu aux problèmes personnels d’une jeune fille de la ville confrontée à un environnement hostile. Rebaptisé City Girl, le film subit un très médiocre remontage avec intercalation de séquences parlantes (où Murnau n’eut rien à voir), afin de tirer profit de la nouveauté technique. Pour finir, l’œuvre n’eut aucun succès, bien que la version muette, aujourd’hui retrouvée, contienne des moments qui comptent parmi ce que Murnau a fait de mieux et soit digne de L’Aurore.
Paradis perdu
Murnau eut pourtant l’occasion de faire un autre film, qui fut aussi son dernier Tabou (Tabu, 1930), dont le sujet était tout sauf commercial, dut être financé de façon privée. Commencé en collaboration avec le documentariste Robert Flaherty, Tabou est un documentaire romancé tourné dans le Pacifique avec une distribution polynésienne de non-professionnels. Mais Murnau se souciait peu de faire œuvre de documentariste ou de s’abandonner à l’exotisme : hymne nostalgique à un amour condamné, Tabou est aussi soigneusement orchestré que ses films antérieurs. Il fut pour lui l’occasion d’un admirable chant du cygne, une célébration de la beauté de la nature, des hommes et des paysages, un sommet de l’art cinématographique. Le film sortit quelques jours à peine avant la mort de son auteur, et l’on ne peut que spéculer sur ce qu’il aurait fait ensuite. Mais Tabou, chef-d’œuvre absolu, constituait la plus belle des garanties pour de futures grandes œuvres.
Filmographie
1919 : Der Knabe in blau (L’Émeraude fatale).
1920 : Satanas (Satanas) ; Senhsucht ; Der Bucklige und die Tänzerin (Le Bossu et la danseuse) ; Der Januskopf (Le Crime du docteur Warren) ; Der Gang in die Nacht (Promenade dans la nuit).
1921 : Schloss Vogelöd (La Découverte d’un secret) ; Marizza, die Schmuggler-Madonna (Un bel animal).
1922 : Nosferatu, eine Symphonie des Grauens (Nosferatu le Vampire) ; Der brennende Acker (La Terre qui flambe ); Phantom (Fantôme).
1923 : Die Austreibung (L’Expulsion).
1924 : Die Finanzen des Grossherzogs (Les Finances du grand-duc).
1925 : Der letzte Mann ( Le Dernier des hommes) ; Tartüff (Tartuffe).
1926 : Faust (Faust).
Tous les films suivants sont américains:
1927 : Sunrise (L’ Aurore).
1928 : Four Devils (Les Quatre Diables).
1930 : City Girl/Our Daily Bread (L’Intruse/La Bru) ; Tabu (Tabou).
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