Le diable probablement

La version intégrale du texte qui va suivre a paru dans Relire les Salons de Charles Baudelaire, publié par Classiques Garnier en 2023, sous la direction de Didier Philippot et Henri Scepi. Je les remercie, ainsi que l’éditeur, d’en avoir autorisé la reprise partielle. Notons au passage que ce volume contient plusieurs études passionnantes relatives au Salon qui nous occupe…

Parent pauvre des études baudelairiennes malgré l’édition encore utile qu’en a donnée André Ferran (L’Archer, 1933), le Salon de 1845 reste un texte à réévaluer dans son contenu, sa structure et l’intertexte qui étoffe, ouvertement ou non, ses analyses. Les pages qui suivent voudraient ébaucher ce réexamen nécessaire. Si toute littérature est chorale, les circonstances et les contours médiatiques de l’événement pèsent ici d’un poids plus lourd. Sans compter les articles que Charles Asselineau donna au Journal des Théâtres, corpus découvert par Jean Ziegler et ignoré de Ferran, il nous paraît aujourd’hui évident que Baudelaire s’est imposé de lire bon nombre de ses confrères avant de publier sa « brochure » de 72 pages (Jules Labitte éditeur). Elle semble avoir circulé modestement à partir de la mi-mai 1845, date qui permit au poète d’absorber la presse contemporaine, journaux et revues de toute couleur politique et esthétique, jusqu’à la fin avril. Or le paysage critique de la fin de la monarchie de Juillet montre une richesse d’acteurs et de positions dont on commence à peine à prendre la mesure, richesse déterminée par l’incertitude des esprits et l’effervescence idéologique d’une époque consciente de glisser vers de proches changements, quels qu’ils soient. Le fameux appel qui clôt le Salon de 1845 de Baudelaire, en faveur de « l’héroïsme de la vie moderne », n’emprunte le ton de la prophétie qu’en raison de l’impuissance des artistes à « entendre », estime-t-il, le « vent qui soufflera demain », comme si ces mêmes artistes étaient sourds à ce qui travaille la société ou l’art, et s’attardaient parmi « les limbes » de la routine.

Devenu pléthorique à la fin du règne de Louis-Philippe, plus de 3000 numéros, le Salon, soit « l’exposition des artistes vivants », rend plus sensibles ses faiblesses, il est même accusé de les stimuler […]. Très ironique, Baudelaire vérifie le triomphe de la redite, de la citation, du « métier » sur l’invention, ou de l’anecdote sur le langage des formes. En conséquence, il promeut deux critères corrélés, l’inattendu et l’inaccompli. A la fin du règne de Louis XV, la recension du Salon royal de peinture et de sculpture était proche de constituer un genre, mais un genre hybride à plusieurs degrés, parce que participant du littéraire et du journalisme, de l’éloge et de la polémique, de l’institution et de ses marges. […] Le « Salon » désigna assez vite et l’espace du Louvre où se tenait l’exposition réservée aux artistes agréés et reçus de l’Académie, et sa recension imprimée, sous des formes diverses. Plus la Révolution s’approche, plus brochures et libelles cèdent à l’attrait du blâme, souvent anonyme, et confondent la critique des artistes du roi avec celle du monarque, sa politique des arts avec son art de la politique. Sans s’imaginer, sans même souhaiter la fin de l’Ancien régime le plus souvent, cette grogne accrue y aura contribué à son échelle. Le phénomène se répétera sous la Restauration après la levée de la censure républicaine et impériale, le romantisme ne serait pas devenue une passion publique autrement.

La mémoire de cette autre révolution, et de la part qu’y prit la presse, ne se perdra pas, et Baudelaire en témoignera […]. Pour son entrée en littérature, ce dernier, héritier avoué de Diderot et Stendhal, ne peut que se prévaloir d’une double capacité : l’intransigeance du discours épidictique, d’un côté ; la compétence de l’amateur, et non du « littérateur », de l’autre. A ce mot conservons la nuance péjorative qu’y introduit Baudelaire lui-même en 1845, il ne ménage pas ses efforts, du reste, pour ne pas être confondu avec une plume néophyte ou ancillaire : « ce que nous disons, les journaux n’oseraient l’imprimer. Nous serons donc bien cruels et bien insolents ? non pas, au contraire, impartiaux. Nous n’avons pas d’amis, c’est un grand point, et pas d’ennemis. » Nous verrons qu’il n’en est rien. Mais l’ouverture de Baudelaire ne s’embarrasse pas de ces nuances, elle préfère éreinter : « la critique des journaux, tantôt niaise, tantôt furieuse, jamais indépendante, a, par ses mensonges et ses camaraderies effrontées, dégoûté le bourgeois de ces utiles guide-ânes qu’on nomme comptes rendus de Salons. » Initiateur de la brochure où il rend compte de l’exposition, Baudelaire cherche à garantir ce qu’il donne à lire d’une probité insoupçonnable : cette parole de vérité, il la gage en quelque sorte, la leste d’une indépendance éditoriale […].

François Biard, Quatre heures au Salon, 1847, Musée du Louvre

L’autre usage qu’il remodèle dans ce sens concerne l’introduction de son compte-rendu. Généralement, les salonniers y discutaient les tendances du moment, les œuvres importantes de l’année et, pour le déplorer, déroulaient la liste de celles qui avaient été écartées du Louvre. Exclusivement recruté parmi les membres des « quatre premières sections de l’Académie royale des beaux-arts », pour citer le livret de 1831, le jury du Salon n’aura jamais cessé d’être l’objet d’attaques virulentes à partir de cette date inaugurale, elles auront nourri un « anti-académisme », souvent outrancier, qui culminera en 1847 et s’épanouira après février 1848. On sent l’exaspération croître à l’époque où Baudelaire se jette dans l’arène avec l’ambition déclarée de ne pas se plier à la rhétorique de ses confrères. A s’en tenir aux plus éminents d’entre eux, Théophile Thoré et Théophile Gautier […], les jurés de l’Institut sont rappelés à leur devoir d’équité envers la jeune école, quand bien même elle serait peu conforme à la vulgate enseignée à l’Ecole des Beaux-Arts et encore largement tributaire, comme le notait Marc Fumaroli, de la doctrine davidienne.

C’est ainsi que Gautier consacre son premier feuilleton, le 11 mars 1845, aux « tableaux refusés », selon une formule stigmatisante qu’il retourne contre ceux qui en sont la cause […]. Il ne leur est rien épargné, et Gautier libère sa colère d’une façon qui n’est pas sans annoncer la coda de Baudelaire : « D’où sortez-vous ? où passez-vous votre vie pour être aussi étrangers à tout ce qui s’est fait depuis vingt ans ? Vous ne respirez donc pas l’air qui remplit nos poumons ? » De la proscription qui touche tout ou partie des envois de la jeune peinture, qu’elle s’inscrive dans les pas de Delacroix ou d’Ingres, Gautier se plait à souligner l’incohérence et le corporatisme. […] Le républicain Thoré conspue, sans plus de ménagement, « l’autocratie du jury » et son « autorité usurpée » ; il laisse même flotter la rumeur que « ce malheureux tribunal secret et irresponsable a eu bien de la peine à se constituer cette année. » On sait, en effet, que des académiciens aussi éminents qu’Ingres, Delaroche, Horace Vernet et le sculpteur David d’Angers refusent désormais de participer à l’écrémage drastique des œuvres soumises annuellement au jurés. […] Gautier est aussi de ceux qui jugent la réforme du jury « nécessaire », et qui anticipent les dispositions du Second Empire, à savoir de mêler aux représentants de l’administration des « critiques » et des artistes récompensés ou élus.

Baudelaire prend d’emblée le contre-pieds de ses confrères. Pas plus qu’il ne croit légitime de fustiger le philistinisme obligé du bourgeois, […] il ne pourfend la politique royale à travers le Salon : « C’est avec le même mépris de toute opposition et de toutes criailleries systématiques, […], c’est avec le même esprit d’ordre, le même amour du bon sens, que nous repoussons loin de cette petite brochure toute discussion, et sur les jurys en général, et sur le jury de peinture en particulier, et sur la réforme du jury devenue, dit-on, nécessaire, et sur le mode et la fréquence des expositions, etc… D’abord il faut un jury, ceci est clair – et quant au retour annuel des expositions […], un esprit juste verra toujours qu’un grand artiste n’y peut que gagner, vu sa fécondité naturelle, et qu’un médiocre n’y peut trouver que le châtiment mérité. » […] Mais son refus du systématisme, trait précoce et pérenne de sa critique d’art, l’autorise à venger, en cours d’examen, et de façon cinglante, les artistes qui auraient souffert injustement des rigueurs du jury. L’un d’entre eux, figure éminente de l’hôtel Pimodan, […] n’expose qu’un « solide » Christ en croix (ill.) : « Il est à regretter que M. Boissard [de Boisdenier], qui possède les qualités d’un bon peintre, n’ait pas pu faire voir cette année un tableau allégorique représentant la Musique, la Peinture et la Poésie. Le jury, trop fatigué sans doute ce jour-là de sa rude tâche, n’a pas jugé convenable de l’admettre. » Au sujet de la Vision de sainte Thérèse de Louis de Planet dont l’Eros tridentin conjugue volupté et morbidité, Baudelaire parle d’un tableau malmené par la presse et, semble-t-il, « bafoué » par le jury. […]

D’un commun hispanisme, rude chez l’un, tendre chez l’autre, Boissard et Planet sont la confirmation vivante de ce que l’introduction de Baudelaire suggère des effets d’une autre émulation. Car le Salon, à ses yeux, est partie prenante d’un dispositif d’ensemble qui vise à édifier le goût général. Et Baudelaire, hors de toute ironie, salue l’action de Louis-Philippe […] : en plus du retour annuel de l’exposition, le public et les artistes doivent « à l’esprit éclairé et libéralement paternel [du] roi […] la jouissance de six musées (la galerie des Dessins, le supplément de la galerie Française, le musée Espagnol, le musée Standish, le musée de Versailles, le musée de Marine) ». Nous avons rappelé ici que la mention de « la galerie Française » signalait le récent accroissement des tableaux français du premier XVIIIe siècle. Au cœur du Louvre, désormais ouvert aux esthétiques que le purisme du Museum révolutionnaire avait chassées de ses cimaises, Baudelaire dégage du Salon, en 1845, les multiples retombées du « musée espagnol », ouvert en 1838, et de la peinture rocaille en cours de réévaluation.

Baudelaire n’en reste pas moins attaché à l’ancienne hiérarchie des genres, qui structure sa brochure et n’a rien d’une commodité : elle procède, au contraire, de convictions intimes, promises à s’affermir à mesure que le constat d’un déclin de la peinture d’histoire ou d’imagination devait se confirmer. Au-delà de sa redéfinition de « l’idéal », qu’il sépare de toute généralité classicisante et de toute exemplarité moralisante, Baudelaire valorise déjà l’invention poétique de l’image et sa capacité, si riche soit-elle d’expérience vécue, à nous arracher aux limites ordinaires de notre condition. […] Outre la hiérarchie des genres, il suit, le cas échéant, l’ordre et le grade que « l’estime publique » assigne aux œuvres. […] Et s’il commence par gloser les quatre tableaux de Delacroix, son intention n’est pas de brusquer la vox populi et l’administration des Beaux-Arts. Accablé de commandes officielles […], le peintre de La Barque de Dante (ill.) a ainsi triomphé des adversaires de sa jeunesse : « M. Delacroix restera toujours un peu contesté, juste autant qu’il faut pour ajouter quelques éclairs à son auréole. Et tant mieux ! Il a le droit d’être toujours jeune, car il ne nous a pas trompés, lui, il ne nous a pas menti comme quelques idoles ingrates que nous avons portées dans nos panthéons. M. Delacroix n’est pas encore de l’Académie, mais il en fait partie moralement ; dès longtemps il a tout dit, dit tout ce qu’il faut pour être le premier – c’est convenu ; – il ne lui reste plus – prodigieux tour de force d’un génie sans cesse en quête du neuf – qu’à progresser dans la voie du bien – où il a toujours marché. »

Au vu de La Madeleine dans le désert, il surenchérit en disant Delacroix « plus fort que jamais, et dans une voie de progrès sans cesse renaissante, c’est-à-dire qu’il est plus que jamais harmoniste. » Que cet art d’unir les tons avec science et puissance expressive se charge ou non de résonances fouriéristes alors, identifie ou pas entente chromatique et refondation sociétale, l’impératif d’harmonie domine l’ensemble du Salon de 1845. L’éreintage d’Horace Vernet confirme cette primauté du tout-ensemble, élaboration, narration et impression sur le public. Après avoir dit pourquoi la toile de Delacroix, Le Sultan de Maroc entouré de sa garde et de ses officiers (ill.) surclassait tout, Baudelaire immole la principale attraction du Salon de 1845. En quelques lignes, les plus sévères peut-être du texte, La Prise de la smala d’Abd el-Kader, immense tableau de propagande coloniale, est ramené à son échec plastique et sa dispersion visuelle, dictée par la méthode additive de Vernet et sa rivalité ouverte avec les nouveaux modes du spectaculaire : « Cette peinture africaine est plus froide qu’une belle journée d’hiver. – Tout y est d’une blancheur et d’une clarté désespérantes. L’unité, nulle ; mais, une foule de petites anecdotes intéressantes – un vaste panorama de cabaret […]. vraiment c’est une douleur que de voir un homme d’esprit patauger dans l’horrible. – M. Horace Vernet n’a donc jamais vu les Rubens, les Véronèse, les Tintoret, les Jouvenet, morbleu !… » […] Les tableaux « africains » de Delacroix et Vernet se situent ainsi aux deux extrémités de l’invention picturale, et fixent les pôles positif et négatif de l’art du moment avec la netteté d’une symétrique parlante.  

Le survol auquel Baudelaire s’astreint ensuite a trouvé ses bornes, et l’essentiel de son analyse tendra à enregistrer tel défaut d’audace, telle indécision de moyen ou de but. Mais il fallait bien qu’une exception se dégageât « des régions moyennes du goût et de l’esprit ». Un élève d’Ingres, obscur alors, oublié aujourd’hui, eut le privilège d’être « le plus bel avènement de l’année », écrit Asselineau de William Haussoulier et de son Bain de jouvence, qui ne nous semble plus mériter tant d’honneurs. […] Soutenir celui que la presse brocarde ou ignore a visiblement tenté Baudelaire, comme l’archaïsme sensuel et mélancolique de ce tableau assez cru de coloris. […] L’unique réserve, celle du pastiche, tient en une question cuisante : « M. Haussoulier serait-il de ces hommes qui en savent trop long sur leur art ? […] Qu’il se défie de son érudition, qu’il se défie même de son goût – mais c’est là un illustre défaut – et ce tableau contient assez d’originalité pour promettre un heureux avenir. » Pour paraphraser Baudelaire, un tableau doit avoir foi en sa beauté, et n’emprunter aux grands aînés que ce que sa propre originalité peut vivifier. Aussi son hostilité au mimétisme passif, béquille secrète ou recyclage valorisant, traverse-t-elle l’ensemble de sa recension, et le rend-elle injuste envers Chassériau dont le Portrait d’Ali ben Ahmed (notre ill.), supposé trop delacrucien, « reste l’une des plus belles œuvres du Salon », écrit Asselineau. Rien de comparable avec les larcins du très populaire Robert-Fleury, dépouilleur de Rubens et Rembrandt : ils condamnent une peinture aussi racoleuse que multi-référentielle. Une vingtaine d’années après son émergence, le romantisme, hormis Delacroix, achève de s’épuiser ou de s’apostasier, tels Louis Boulanger et surtout Achille Devéria, l’ex-chroniqueur balzacien des élégances 1820 en qui se dessinait le Constantin Guys des années 1850-1860.   

Aucun renoncement à soi, aucun travestissement, aucun subterfuge n’échappe à Baudelaire en 1845 […], elle ne l’empêche pas toutefois de concéder quelques louanges aux artistes sans génie, mais capables de bien faire ou de le surprendre. Ainsi s’avoue-t-il sensible à l’énergie, inspiration et facture, de ce « pseudo-Delacroix » de Debon, ou des suiveurs de Ribera ; la bonhomie flamande d’un Meissonier, quoique retenue et comprimée, ne le laisse pas froid, pas plus que le préraphaélisme des élèves d’Ingres. Si l’obsession du dessin, mariée à une certaine rudesse expressive et réaliste, fait du maître, écrit-il, le premier portraitiste de France, ses émules, à contrevenir aux lois du paysage, se voient parfois corriger. Le devenir du paysage moderne, selon Baudelaire, se joue entre Théodore Rousseau et Camille Corot, unis par la même naïveté, où le critique identifie moins quelque authenticité miraculeusement préservé qu’une approche du réel, du motif, fondée sur une communion sensible et une expression vivifiante. […] Baudelaire, face aux sculpteurs, redit son peu de sympathie pour ceux qui tendent au mimétisme trop poussé et frise les effets du moulage. Une coda fulgurante suit la section de la statuaire et la confirme. Ce que l’art a gagné en virtuosité, il l’a perdu en invention, idées, tempérament. D’où l’appel à inverser les priorités : « Au vent qui soufflera demain nul ne tend l’oreille ; et pourtant l’héroïsme de la vie moderne nous entoure et nous presse. – Nos sentiments vrais nous étouffent assez pour que nous les connaissions. – Ce ne sont ni les sujets ni les couleurs qui manquent aux épopées. Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies. – Puissent les vrais chercheurs nous donner l’année prochaine cette joie singulière de célébrer l’avènement du neuf ! » Baudelaire ne doit pas faire oublier que d’autres que lui, Thoré et Gautier, par exemple, envisagent alors un développement « actualiste » du romantisme. […] Mais il fut bien le seul salonnier à souligner, sous le regard du Bertin d’Ingres gravé par Henriquel-Dupont (ill.), l’urgence vitale de ce nouveau souffle.

Stéphane Guégan

BAUDELAIRE, LE SALON, SES MARGES, SES ÉCHOS

Une exposition qui vous empoigne de la première à la dernière salle, un catalogue solide de bout en bout, cela devient rare. Au Petit Palais, après un silence de près 60 ans, Théodore Rousseau a les honneurs de cimaises françaises. Il était temps de relever le gant, le meilleur de la recherche récente est anglo-saxon : Simon Kelly, Greg M. Thomas, Edouard Kopp, Scott Allan et quelques autres ont su rafraîchir la vision d’un artiste que Baudelaire plaçait à la tête de « l’école moderne du paysage », et rapprochait de Delacroix en raison de leur pente commune à la mélancolie et aux toiles centripètes. Parler de la « naïveté » et de l’« originalité » de Rousseau , comme le poète le fit en 1845, n’avait rien de naïf, ni d’original. Une pleine phalange de journalistes et d’écrivains, après 1831, appuie le jeune frondeur, sa « franche étude de la nature » (Gautier, 1833), son sens de l’organique, et l’empathie qui le conduit à couler son moi au cœur des éléments, déchaînés ou apaisés, sauvages ou champêtres. L’extraordinaire Vue du Mont-Blanc (Copenhague) qui ouvre le parcours n’a rien perdu du pouvoir de saisissement qui secoua nos aînés. A ce panorama en furie, où formes et forces s’affrontent sous un vent biblique, Rousseau travailla sa vie entière, sans ruiner l’énergie primitive de 1834. On pense à Frenhofer et au Chef-d’œuvre inconnu.  Trente ans d’une carrière aussi agitée s’y résument, que la commissaire Servane Dargnies-de Vitry déploie en alternant subtilement peintures, dessins et photographies, en variant aussi les angles de lecture, de l’esthétique au politique, de l’essor de la biologie, cette nouvelle pensée du vivant, à l’écologie, cette réponse naissante aux effets de l’âge de et du fer. Le Massacre des innocents (La Haye), où subsiste le souvenir de la célèbre gravure de Raphaël et Raimondi, désigne allégoriquement les abattages barbares en forêt de Fontainebleau. La toile inachevée, et comme dépecée, de 1847 n’en est que plus dramatique. La déforestation continuant, parallèlement à la conversion touristique du site, que le peintre déplore non moins, Rousseau usera de ses leviers politiques sous le Second Empire et obtiendra, en 1861, la création d’une « réserve artistique », l’ancêtre de parcs nationaux. Le républicanisme sincère, quoique distant, de Rousseau, pour avoir été mythifié par les hommes de 1848, ne l’empêcha pas de vendre des tableaux aux fils de Louis-Philippe et au comte de Morny. Peut-être un portait de collectionneur, comme celui de Paul Collot par son ami Millet, eût-il permis de rappeler l’autre révolution rousseauiste : elle eut les acteurs du marché de l’art pour héros, voire les salles de vente pour théâtre tempétueux. Et, au bout, la fortune. SG / Servane Dargnies-de Vitry (dir.), Théodore Rousseau. La Voix de la forêt, Paris Musées, 35€. Petit Palais de Paris, jusqu’au 7 juillet 2024.

Trois articles qui ont fait le tour du monde, et du monde de l’art en premier lieu, un texte qui n’a cessé de semer le malentendu depuis 1863, Le Peintre de la vie moderne a besoin d’une écoute impartiale pour être compris. Les belles pages qu’Henri Scepi a placées en tête de cette réédition en désamorcent les pièges : au-delà de ce que son titre annonce d’adhérence au réalisme et au monde actuel, Baudelaire y bataille avec les champions du prosaïsme et du progressisme. Du reste, pas plus qu’en 1845-1846, le peintre de ses vœux reste introuvable en 1863. Malgré ses croquis alertes et son sens de la composition, Constantin Guys ne saurait être salué comme le Delacroix de la modernité, même s’il n’aplanit pas, à rebours de Gavarni, « les rudesses de la vie ». La quinzaine d’années qui s’est écoulée depuis les premiers Salons a vu la capitale se métamorphoser et le temps s’accélérer. Baudelaire change de référent : ce n’est plus le panache des criminels, c’est la mode, la vie élégante, la rue parcourue de voitures à chevaux, c’est même la guerre, de mouvement elle aussi. Autant d’indices du neuf, aptes à défier le jeu de l’imagination et le travail de la mémoire. Car rien n’échappe à l’estampille du présent, ni les corps, ni la façon de se vêtir ou de se tenir dans l’espace public, le poète le réaffirme avec l’ambition de l’historien des mœurs que l’enfer moderne horrifie et fascine. La modernité fatalement se dédouble, et l’impératif d’allier les contraires se fait entendre, l’instantané du croquis et la profondeur du grand art. Autant que la physionomie de l’époque, sa psychologie latente est à enregistrer. L’art ancien ne s’est-il pas fait l’historien de son propre temps en retenant l’exceptionnel ? Car la poésie est du côté des résistances, des conditions et des situations atypiques, du dandysme à la prostitution. Le Balzac de Splendeurs et misères des courtisanes, que Baudelaire cite, n’a pas quitté son horizon. SG / Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, Folio, Gallimard, 3€.

Charles Baudelaire, Portrait de Jeanne Duval, 1865, Orsay

Un lion rugissant, cherchant qui dévorer (quærens quem devoret)… Au moment de légender ce célèbre portrait de Jeanne Duval (Orsay), en puisant à la Première épître de saint Pierre et en filant amoureusement la métaphore féline et diabolique, Baudelaire s’est-il souvenu du passage suivant ? Il est tiré du Salon de 1847 (Hetzel) de Théophile Gautier et concerne un des paysages (non localisé) que Paul Flandrin exposa cette année-là, ce même Flandrin auquel le futur poète des Fleurs du Mal, deux ans plus tôt, reprochait d’avoir eu l’extravagance d’« ingriser la campagne » : « Dans un ravin mêlé d’arbres et de roches, un cerf et sa biche se reposent, couchés sur la mousse, avec un sentiment de sécurité parfaite ; l’air ne leur apporte aucune émanation inquiétante ; mais regardez cette tache fauve sur cette grosse pierre, c’est une lionne qui guette le groupe heureux et qui s’est placée au-dessous du vent pour ne pas se trahir par son âcre parfum. Elle mesure et médite son bond, aplatie contre terre, déroulée comme un serpent, le mufle appuyé sur les pattes. […] Cette petite toile, pâle de ton et d’un aspect peu saisissant au premier abord, nous a tenu arrêté longtemps devant elle. Cette lionne cachée et ces cerfs à deux doigts du danger et qui ne pensent à rien, n’est-ce pas toute la vie humaine ? N’y a-t‑il pas toujours autour de nous-mêmes, à nos moments de relâche et de sécurité, un malheur à l’affût prêt de nous sauter d’un bond sur les épaules ? […] Quand la bête féroce cachée doit-elle nous enfoncer ses dents et ses griffes dans la chair ? Nul ne le sait ; mais elle est toujours là qui rôde, quærens quem devoret. » Dans le cadre des Œuvres complètes de Gautier, le tome II de la Critique d’art, composé des Salons de 1844-1849, paraitra à la fin de septembre 2024 chez Honoré Champion. Nous en reparlerons, bien entendu.

FEMMES D’IMAGES

La très longue vie de George Sand, une vie tapissée d’images et peuplée d’imagiers, lui aura permis de bien connaître les arts de son temps et de loger les anciens maîtres dans ses romans. Elevée au milieu des délicieuses vieilleries Louis XV de sa grand-mère, affranchie par sa rencontre décisive de Delacroix, friande de Rembrandt comme de Titien, de Raphaël comme de Michel-Ange, visiteuse du Salon sous Louis-Philippe et Napoléon III, maîtresse de quelques peintres ou graveurs oubliés, elle a tout vu. A-t-elle tout aimé d’une passion identique ? Tout collectionné ? Malgré l’absence du livre que ce vaste sujet appelle, il est permis d’approcher, à pas prudents, son musée imaginaire et l’académie campagnarde dont elle s’entourait à Nohant. L’ample culture visuelle de Sand n’a pas seulement obéi au désir d’égaler les hommes sur ce terrain-là aussi. A l’origine, c’est tout le contraire. On lui met, adolescente, de quoi dessiner entre les mains, on lui fait donner des leçons, comme il sied aux filles de bonne famille, et à la pratique du portrait affectif ou du paysage champêtre. Du bon coup de crayon qu’elle finit par acquérir, tendre et mélancolique quand elle immortalise sa mère au temps d’Indiana, les preuves abondent. Et elle ne se guérira pas, jusqu’aux dendrites finales et leur tachisme à visée fantastique, des petits bonheurs de l’amateurisme éclairé, qui l’ont préparé à faire migrer la sensation, l’appréhension sensible du réel, au cœur des mots. L’ébranlement éprouvé aux magies exotiques d’Atala, quand la jeune lectrice était loin de se douter qu’elle nouerait plus tard une relation flatteuse avec Chateaubriand, Aurore l’aura d’abord vécu au contact de la nature et des rêves de papier. Dès que s’allongent ses séjours parisiens, en 1830, et surtout à partir de 1831, une sorte de frénésie d’art s’empare d’elle, à la mesure du « trésor d’infini » qu’elle ne soupçonnait pas dénicher au Louvre et au musée du Luxembourg, soit le musée d’art contemporain hérité de la Restauration récemment détrônée : « j’étais transportée dans un monde nouveau ». Lyrisme mis à part, cette découverte fixe un credo : la peinture doit nous faire quitter terre, nous donner la fièvre. Ne cherchons pas plus loin ses futurs blocages envers les (trop) réalistes : Courbet (« c’est bête, rien de plus ») et Manet (« ridicule ») la laisseront froide. Millet, sauf erreur, n’est jamais mentionné par l’auteure de François le Champi et de La Petit Fadette. Un comble ! On se contente, en général, de rapprocher l’ouverture de La Mare au diable (1846) et sa scène de labour (« un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre ») du Labourage nivernais de Rosa Bonheur, commande de la IIe République et icône aujourd’hui du musée d’Orsay. A l’appui de cette parenté possible, rappelons que l’autorité de Sand servit de caution, et parfois d’étendard, aux « amis de la nature », souvent démocrates, dès avant la révolution de 1848, de Théophile Thoré à Champfleury, deux critiques d’art influents. Stéphane Guégan, « A vos pinceaux ! », lire la suite dans la dernière livraison de la Revue des Deux Mondes de février 2024, qui contient un important dossier consacré à George Sand. Voir, entre autres, mes présentations de quatre romans plus oubliés que son Mauprat : Simon, Spiridion, Horace et Césarine Dietrich.

*Soirée littéraire, George Sand dans la Revue des deux Mondes, Hôtel Le Swann, mercredi 7 février, 19h00, 15 rue de Constantinople, en présence d’Aurélie Julia, Brigitte Diaz, Hélène Montjean, Jacques Letertre et Stéphane Guégan : contact@hotelslitteraires.fr

D’autres femmes, d’autres images

Après Lili Boulanger et Loïe Fuller, dont les flammes colorées sidérèrent Lautrec, Georgiana Houghton et Käthe Kollwtiz ont inspiré deux portraits serrés à Martine Lecoq, qui ne pratique ni l’abstraction (très précoce) de la première, ni l’expressionnisme (génial) de la seconde. Mais la portraitiste est bien libre de ne pas imiter ses modèles en tout. Du reste, cette collection de courtes monographies illustrées exige de ses auteurs un art consommé de la concision suggestive. Du spiritisme dans l’art, tel fut le programme de l’Anglaise aux fantômes habituée, et habitée de visions florales qui préludent fiévreusement à Georgia O’Keeffe ; de la mort dans l’âme, telle fut la ligne de la Prussienne de gauche, qui ne crut pas irreprésentables la faim des ouvriers ou le deuil des mères (la guerre de 14 lui enleva un fils qu’une photographie nous montre souriant à l’avenir). On attend la suite. SG / Martine Lecoq, Georgiana Houghton, pionnière de l’abstraction et Käthe Kollwtiz, Edition Ampelos, 8€ chacun.

Sonia Mossé, qu’avez-vous fait de la vie, lui demande Gérard Guégan, vous qui en étiez la quintessence ? Vous qui fûtes une artiste aux mille talents, aux mille éclairs ? Celle que les nazis tentèrent d’effacer de nos mémoires, en la gazant et en l’incinérant à Sobibór, à la toute fin de mars 1943, n’a pas fini de nous hanter. De nous troubler plutôt. Des hommes, des femmes, cette blonde peu économe d’elle-même en a subjugué plus d’un, plus d’une, des artistes souvent, les surréalistes, on le sait, et ceux qui, en butte à Breton, prirent le large. Au lieu de répéter ce qu’une notice de dictionnaire nous apprendrait aussi bien d’elle et de son destin abrégé (26 ans !), Guégan choisit l’autre voie du biographe, celle d’un Marcel Schwob, qui estimait que l’imagination ne faisait pas de mal au récit des existences exemplaires, tant qu’une vérité plus profonde s’en dégageait avec force. Man Ray et d’autres nous l’ont montrée radieuse ou boudeuse, Guégan la fait lui parler et évoluer au milieu des siens, Paul et Nush Eluard, Artaud, Aragon, le coco du Soir et des aubes sanglantes… L’invention ici ajoute ou supplée à la documentation sans la trahir, voire en l’élargissant. Le livre de Guégan s’ouvre ainsi sur une lettre superbe de Sonia, qui dormait dans l’archive de Balthus. Adressée à ce dernier et à son épouse Antoinette de Watteville, elle évoque l’Occupation, Giacometti et Derain d’une manière qui, elle non plus, ne s’oublie pas. SG / Gérard Guégan, Sonia Mossé. Une reine sans couronne, éd. le clos jouve, 19€.

Bonnard chez Alain Finkielkraut, Répliques, samedi 3 février 2024, avec Stéphane Guégan (Bonnard, Hazan, 2023) et Benjamin Olivennes (L’Autre art contemporain, vrais artistes et fausses valeurs, Grasset, 2021) :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/pierre-bonnard-peintre-de-l-ordinaire-devenu-epiphanie-1870010

PASSÉ DU PRÉSENT

Ils se réclamaient de la grande tradition, mais nul ne les prenait au sérieux. Delacroix en 1830, Courbet en 1855, Manet en 1867, chacun a proclamé publiquement sa dette, parfois par le texte, toujours par l’image, envers les vieux maîtres. On préférait les accuser du contraire. Le reproche d’iconoclasme venait de la presse hostile et des représentants de l’art frondé, avant d’étayer l’argumentaire banalement avant-gardiste du XXe siècle. Ce transfert donna une seconde vie au mythe de la rupture esthétique en l’inversant et le valorisant. Entre anciens et modernes, passé et présent, il fallait qu’il y eût divorce là où, depuis une vingtaine d’années, expositions et publications ont rétabli une approche moins manichéenne et plus érudite des passages et des héritages dont s’est toujours nourrie l’évolution des arts visuels en occident, même dans la phase qu’ouvrent le réalisme et l’ambition d’une peinture où l’expérience vécue semble subordonner, voire effacer, tout recours à l’iconographie et à la rhétorique savantes. Dans un livre superbement et intelligemment illustré, qu’ouvre le Berthe Morisot très rococo de Chicago (ill.), Brice Ameille confirme la révision en cours et l’amplifie de façon remarquable. Sa capacité de synthèse ne nous prive pas des lectures renouvelées qu’il tente ici ou là, s’agissant du processus citationnel et des parallélismes entre création et mouvements de la sensibilité, comme la réhabilitation du premier XVIIIe siècle sous Louis-Philippe et Napoléon III. On ne le suit pas en tout, mais l’ensemble stimule, fût-ce s’agissant d’artistes aussi publiés que Manet et Degas (les plus propices à l’aggiornamento).

Si les impressionnistes, ou ceux que nous dénommons tels, occupent principalement cette vaste étude, comme son titre l’indique, le champ couvert ne s’y borne pas. Van Gogh, Gauguin et le dernier Cézanne sont intégrés au corpus de référence, enrichissant les données réunies, mais ils altèrent les contours de l’analyse et de la période historique sans raison évidente. On le soulignerait moins si ce bilan avait fait la place qui leur revenait à Gustave Caillebotte et ses références permanentes (statuaire antique, Rembrandt, Le Nain, Chardin), et à Mary Cassatt, élève de Couture comme Manet, et traitant Degas en maître. Ajoutons que Cassatt et Morisot, elle bien présente, eussent dû faire l’objet d’une approche sexuée, eu égard au genre attribué à certaines esthétiques (le rocaille) et certains sujets codifiés (les fleurs, les enfants, etc.). N’empêche, Brice Ameille signe d’excellentes pages sur l’exercice de la copie et la porosité qui l’entraîne vers l’invention. La « nouvelle peinture » des années 1860-1880, terme préférable à celui d’impressionnisme, s’est donné les moyens de son ambition, qui consistait à adapter, actualiser, la tradition en fonction des attentes et des réalités de la France post-révolutionnaire. La politique, pourtant capitale en ce temps de reconstruction nationale, intéresse moins l’auteur que ce qui touche au « métier », au collectionnisme du temps, à la reproduction mécanique en crue, et aux tensions entre l’originalité revendiquée, le lien aux modèles et le refus d’une banalisation triomphante de l’image. Je serais plus prudent que l’auteur au sujet de la vieille hiérarchie des genres et de son supposé déni : l’œuvre de Manet en offre un parfait contre-exemple. Quelques petites erreurs (le peintre du Fifre est bien allé en Angleterre, sa peinture aussi), mais rien qui affaiblisse ce livre généreux, et jamais jargonnant.

Stéphane Guégan

*Brice Ameille, Les impressionnistes et la peinture ancienne. Itinéraires d’une avant-garde face à la tradition, préface de Barthélémy Jobert, Sorbonne Universités Presse, 2022, 48,50€. Cette recension, dans une version différente, est au sommaire de la Revue des deux mondes, livraison de septembre (couverture en ill.), de même que mon compte rendu de l’indispensable Correspondance (1891-1894) de l’Abbé Mugnier (édition établie, annotée et commentée par Olivier Muth, Honoré Champion Éditeur, 2023, 95€), correspondance entre les lignes de laquelle défilent le gratin des salons huppés et plus d’un demi-siècle de littérature française, de Huysmans à Proust, de Barrès à Céline, de Mauriac à Drieu, et j’en passe. Quant aux publications d’Olivier Muth relatives à Louise de Vilmorin, voir Stéphane Guégan, « Bon chic, mauvais genre », Revue des deux mondes, avril 2020.

Ces expositions d’été toujours visibles (1)

Nous nous flattons de venger les « femmes peintres du XVIIIe siècle » en les arrachant à leur supposée relégation. Sous Louis XVI déjà, quand leur nombre fit croire à un raz-de-marée, on sut leur rendre justice et encourager la « foule de jeunes personnes de [ce] sexe qui suivent la carrière des Arts ». Marie-Victoire Lemoine (1745-1820), bien étudiée par Joseph Baillio dès 1996, fut l’une de ces ambitieuses, repérées très vite, et rejoignant la clientèle de l’aristocratie plutôt que les commandes d’État. A ses débuts, elle navigua entre le monde paternel des perruquiers, aubaine sociale, et les meilleurs mentors, le beau Ménageot et l’incomparable Vigée Le Brun, à laquelle elle a rendu hommage en 1789, année climatérique, dans le chef-d’œuvre du Met. Car le portrait sensible, toujours aimable, est son domaine d’excellence. La remarquable exposition du musée Fragonard – un modèle de recherche, riche en toiles inédites ou réétudiées avec profit – montre Marie-Victoire en famille. Ses trois sœurs, en effet, ont tenu des pinceaux sans déchoir et, à l’occasion, croisé leurs talents respectifs. La scène de genre vertueuse ou ambiguë, très prisée d’un public qui raffole des nordiques, les attire. Vitrine d’un temps qui modifie l’idéal domestique et le statut de ses acteurs -les plus jeunes notamment-, la sélection de Grasse ne ferme pas les yeux sur le trouble volontaire où cette peinture, qui n’était pas que « dessin coulant » et « grâce infinie », entraine les visiteurs d’aujourd’hui. Il y aurait beaucoup à dire sur les thèmes du lait maternel, de la mortalité enfantine, de la séduction monastique, d’une insistante présence. Une dernière toile, qui sert d’affiche, charme et intrigue, elle est l’œuvre de Jeanne-Elisabeth Chaudet, cousine des sœurs Lemoine et épouse du grand sculpteur que l’on sait : cette Jeune fille portant le sabre de son père, bijou du Salon de 1817, referme avec le sourire le cycle des guerres napoléoniennes et suggère ce que le dernier tableau « bruxellois » de David, son Mars et Vénus, rendra bientôt plus explicite. Je ne peux pas m’empêcher d’y lire l’annonce de L’Enfant à l’épée de Manet, image unique de la vulnérabilité, deux ans après la boucherie de Solferino, ou allégorie d’un destin trop lourd à porter. SG « Je déclare vivre de mon art ». Dans l’atelier de Marie-Victoire Lemoine, Marie-Elisabeth Lemoine, Jeanne-Elisabeth Lemoine et Marie-Denise Villers, Musée Fragonard, Grasse, jusqu’au 8 octobre 2023, catalogue de Carole Blumenfeld, Gourcuff Gradenigo, 29€.

Il faut aussi courir voir l’exposition des Archives nationales Louis XVI, Marie-Antoinette et la Révolution. La famille royale aux Tuileries, visible jusqu’au 6 novembre, et lire son catalogue (Gallimard, sous la direction d’Isabelle Aristide-Hastir, Jean -Christian Petitfils et Emmanuel de Waresquiel, 30€). La souveraineté du roi, dès le 17 juin 1789, n’est plus qu’une illusion. Le temps des enragés marche plus vite que la réforme hésitante, mais acceptée, du vieux royaume (800 ans de règne capétien ne mutent pas en un jour). Place à la violence incontrôlée des journées versaillaises d’octobre, annonce des massacres de septembre 1792. Enfermée aux Tuileries, la famille royale, comme l’écrit Marie-Antoinette, n’est pas la dupe de ce qui se prépare. Quant aux représentants du Peuple (en réalité, une majorité de bourgeois qui ne représentent qu’imparfaitement la Nation, rurale à plus de 80%), ils précipitent le pays d’une société inégalitaire vers une autre (hormis, il est vrai, l’égalité civique et la pleine liberté religieuse). Le sang et la haine auront coulé d’ici là. Mais sait-on, en France, changer la politique différemment ? Le catalogue fait plus que le démontrer par les mots, il l’illustre par l’imagerie révolutionnaire et les objets du quotidien (belle moisson), le quotidien d’un roi déchu et condamné avant que de fuir, et de mourir. Le calvaire de 1793 se dresserait pas très loin, à vol d’oiseau, des Tuileries. SG

De Valentin à Augustin

Excès de vin, excès de vie, fièvre maligne, coup de froid fatal, la mort de Valentin de Boulogne a gardé son mystère. Mais, en cet été 1632, le milieu romain sait que le défunt, « Pictor famosus », était doublement « gallus », sujet de Louis XIII et exilé de sa Brie natale. Il est frappant que Roberto Longhi, dénicheur de l’acte de décès, l’ait publié quelques jours après la rencontre de Laval et Mussolini, bien décidés à contrer Hitler en 1935. Pour s’être rallié, on ne sait quand, on ne sait comment, à la nouveauté du Caravage en faisant aussi son miel de Ribera, de Manfredi et de Cecco del Caravaggio – le plus voyou des émules -, Valentin perce vers 1620, à presque trente ans. Aussitôt, la Rome des Barberini francophiles l’emploie, le fête, l’accouple à l’autre Français enrôlé par la grandeur papale, un Normand, l’éminent Poussin. Le chantier toujours continué de Saint-Pierre les rapprochera en 1629, comme on rapprocherait Manet et Degas aujourd’hui. Convoités, les tableaux de sa main quadruplent de prix dès qu’il s’éteint brutalement. La rivalité des collectionneurs italiens franchit vite les Alpes. Mazarin, Jabach et d’autres poussent notoriété et cote, le financier parisien François Oursel aussi. Lors de la dispersion de sa collection insigne, en 1670, la couronne se fait attribuer un Caravage, aujourd’hui au Louvre, et les quatre Évangélistes de Valentin, qui quittèrent Versailles sous la Révolution, avant d’y revenir sous Louis-Philippe, sauveur du château. Louis XIV avait fait des Valentin le principal ornement de son grand Salon, puis les fit transporter, en 1701, dans sa Chambre à coucher plutôt opulente. Double, en fait. Les tableaux de Valentin, jusque-là accrochés à hauteur d’homme, gagnèrent l’attique. De bas en haut, une manière d’élévation s’opère par ordre royal, les images changent de fonction, les évangélistes retrouvent celle du Verbe révélé. Ces chefs-d’œuvre de peinture, goûtés du jeune roi, veillent désormais sur l’âme et peut-être le salut du monarque vieillissant, et anxieux. Matthieu (ill.) et Marc, aux obliques contraires, ont été montrés au Louvre en 2017 par Annick Lemoine et Keith Christiansen ; l’ensemble bénéficie aujourd’hui d’une exposition passionnante, à Versailles, entièrement dédiée au décor où il s’insérait. Voilà nos tableaux retrouvant la cimaise et l’ordre esthétique. Ce n’est pas une raison de les réduire à leur sombre et sobre beauté, aux gestes et visages ordinaires qu’elle magnifie, à la présence insistante de modèles connus (frottés que nous sommes au reste du corpus), à l’intelligence des choses muettes et des couleurs, chaque toile ayant sa dominante, vive ou éteinte, selon l’identité que le peintre rend à ces hommes qui connurent ou non le Christ. On ne saurait peindre pareillement les inspirés, témoins de la vie de Jésus, et ceux qui vinrent après, et transmirent une parole médiate. Les images avaient aussi ce pouvoir, et Valentin, chez qui le sacré et le profane refusent de s’ignorer, n’oublie pas de nous le rappeler. Aussi son Saint Luc écrit-il, sans trembler, sous le regard du bœuf et d’une Madone à l’Enfant, une icône, une œuvre de l’Évangéliste lui-même, et la trace modeste d’une vision, d’un message d’en-Haut.

L’érosion du caravagisme, prévisible revers de fortune, a épargné les meilleurs, Caravage et Valentin, dont David a copié la sublime Cène, au Palazzo Matei, en 1779. Vingt-et-un ans plus tôt, toujours à Rome, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792) s’attaquait à un tableau aussi intimidant, La Mise au tombeau du Christ. Réalisme et pathos tranchant, Caravaggio avait de quoi étourdir le Français issu d’un autre monde, fils de graveur modeste, élève de Charles Antoine Coypel et de Boucher, arrachant très tôt les prix de dessin et repéré aussi vite par l’institution académique qui en fait son protégé et l’envoie en Italie sans attendre qu’il remporte le Grand Prix de peinture. En 1753, il était arrivé second… De là à être tenu pour secondaire, il n’y avait qu’un pas. L’historiographie du XIXe siècle n’y résista pas. Souvent expéditive envers l’Ancien Régime, elle dira de Brenet qu’il « cultiva assidument le goût ennuyeux ». Mais le mal était parti de plus loin. Lors de ses funérailles, en février 1792, l’Académie royale, à laquelle David (son produit) n’avait pas encore coupé la tête, salua Brenet d’une formule mortelle : « Bon père, bon ami, bon maître, artiste instruit. » A condition de les lire vite, les Salons de Diderot ne semblaient guère plus chauds envers ce peintre d’histoire mobilisé, dès la fin du règne de Louis XV, par le grand programme d’ostentation monarchique et patriotique qu’on attribue au seul Louis XVI, et à son bras séculier, le comte d’Angiviller. La vertu, publique ou privée, et ses héros, voire ses héroïnes, occupèrent une génération de jeunes artistes, talentueux ou géniaux, durant la douzaine d’années qui menaient à 1789, du Du Guesclin de Brenet (notre ill.) au Brutus de David. Un siècle plus tard, alors que le peintre du Marat semblait surclasser ses contemporains, les meilleurs spécialistes de l’époque, de Pierre Rosenberg à Jean-Pierre Cuzin, réclamèrent plus d’égards et de recherches en faveur de Brenet. Après Marc Sandoz, mais en y mettant un soin documentaire plus fouillé, Marie Fournier a royalement exaucé le vœu de ses aînés. L’œuvre est considérable, près de 250 tableaux, et considérables leurs dimensions. Quand on peint alors pour le Roi et l’Église, la grandeur est partout. Les plus vastes chantiers, à l’appel des collégiales et chartreuses, ne faisaient pas trembler Brenet, que sa pauvreté incline à l’ubiquité. Le cruel Diderot, en 1767, le compare à un curé de campagne qui en donne à ses patrons pour leur argent. Trop d’effet mécanique, ou trop de réalisme (Caravage !), c’est aussi ce que le philosophe reproche à l’outrance dramatique du peintre laborieux, dans les deux sens du terme. La critique se justifie de cette gestuelle peu économe, de ces éclairages de théâtre, dont Brenet a parfois abusé, la mémoire pleine de Le Brun et Jouvenet. Mais quelle erreur se serait de méjuger les tableaux plus sobres, plus graves, plus émouvants, comme son François de Sales en prière, où s’humilient les apparences. N’oublions pas enfin que Gérard, Guérin, Girodet et Fabre passèrent entre les mains de cet artiste qu’il nous est enfin permis de juger sur pièces.

Le seul des jeunes émules de David à ne pas avoir connu l’atelier de Brenet, et ceci compte, fut Gros. Et qu’une partie du romantisme se soit formé auprès de lui n’a pas moins de sens. Détail piquant, un jeune Anglais, au lendemain de Waterloo, se sera aussi tourné vers l’ex-chantre de la geste napoléonienne. Richard Parkes Bonington avait vu le jour l’année de la Paix d’Amiens, mais il ne débarqua chez nous qu’en 1818, à 16 ans, poussé par son entrepreneur de père, aux affaires multiples, les images, le textile… Calais ne fut qu’une étape stratégique sur la route de Paris, aussi « british » que la capitale sous la Restauration. Pensons aux portraits que firent de Charles X et de la duchesse de Berry un Thomas Lawrence dépêché par la couronne d’Angleterre, sûre encore de tirer le meilleur parti de l’abaissement de sa rivale vaincue. Bonington, qui eut tant d’amis parisiens, de Colin à Delacroix, se contenta d’y faire fortune, et de contribuer à l’émergence d’une conscience nationale blessée, et donc avide d’images de son patrimoine monumental et de sa géographie hexagonale. La magie que Bonington imprime tôt à ses aquarelles, la transparence de ses huiles radieuses, double choc pour le milieu français, a parfois éclipsé le sujet de ses œuvres, voire le projet des éditeurs d’estampes et de « voyages romantiques » qu’il seconda avec une facilité de touche désarmante. Delacroix la signale à ses correspondants et nourrit, sous le Second Empire, une vraie mythologie : « personne dans cette école moderne, et peut-être avant lui, écrit-il à Thoré en 1861, n’a possédé cette légèreté dans l’exécution, qui, particulièrement dans l’aquarelle, fait de ses ouvrages des espèces de diamants dont l’œil est flatté et ravi, indépendamment de tout sujet et de toute imitation ». C’est le XXe siècle qui lut ici quelque annonce prophétique de l’art pur. Fausse route dont s’est toujours écarté Patrick Noon, le plus fin connaisseur de Bonington et du goût vénéto-britannique des années 1820. Du reste, le livre, le vaste bilan que publient les éditions Cohen & Cohen après nous avoir donné un Lawrence aussi généreux, déborde les limites de la monographie canonique et explore l’ensemble des forces et formes qui unirent Paris et Londres, avant 1830, dans un même destin. Car, le « Keats de la peinture », ainsi baptise-t-on rapidement Bonington, met aussi sa grâce délicatement effusive au service de la littérature de son pays : Shakespeare et Walter Scott prennent des couleurs. On voit Richard s’enflammer pour les Grecs et contre l’Ottoman. On le voit enfin, tel un Turner plus diaphane, déposer ses bagages à Venise et s’enchanter des dédales et canaux pouilleux, réponse italienne aux plages du Nord et aux labyrinthiques cités médiévales. Songeons que Charles Nodier identifiait Rouen, réveillée et rompue au « tourisme », à la « Palmyre du Moyen Âge ». A sa mort, le 23 septembre 1828, le prodige et prodigue Bonington, qui peignit avec l’air de ses claires marines, fut pleuré comme l’un des « nôtres ». Le Salon de 1824, « Salon anglais », ne quitterait plus les mémoires.

La part que prirent les Anglais au renouvellement de la peinture de paysage chez leurs voisins vient d’être rappelée. Il y aurait néanmoins un peu de masochisme national à désigner en Bonington et Constable les seuls agents de la révolution que la presse parisienne relève, souvent en ces termes, au cours des années 1820. Pour mieux faire coïncider esthétique et politique, l’habitude de parler d’une « école de 1830 » suivit, en outre, les Trois glorieuses. Théodore Rousseau (1812-1867), au nom prédestiné, profita plus que d’autres du mariage apparent des libertés conquises, une façon de traduire sans manière l’expérience de la nature semblait avoir ouvert la route au régime de Juillet, d’autant plus que le fils aîné de Louis-Philippe, Ferdinand, ne tarda pas à patronner ces paysagistes soucieux de substituer l’organique à l’ordre humain, l’empirique aux formules codifiées, « l’agreste » au « champêtre », pour citer une lettre oubliée du chantre des sous-bois. Elle appartient aux innombrables données de première main que réserve le livre décisif de Simon Kelly ; cet expert reconnu de l’art du XIXe siècle et de son marché étudie enfin la nouveauté de notre artiste, manière et sujets, au regard des discours et de la dynamique commerciale qui en assurèrent le succès, le triomphe, devrait-on dire. La légende édifiée par les premiers commentateurs préférait héroïser la figure du « grand refusé ». Ce qui était une réalité, le refoulement massif de Rousseau hors du Salon au cours des années 1830-1840, n’a que trop dissimulé la stratégie payante de l’artiste, appuyée à d’autres leviers et réseaux. Le plus visible, quoique désormais mieux documenté, nous ramène aux aigles de la critique d’art, les deux Théophile, Gautier et Thoré, avant que le Baudelaire de 1845, leur lecteur attentif, ne place Rousseau « à la tête de l’école moderne du paysage ». Plus la victime du jury, où siègent les survivants de l’ère davidienne, est interdite de cité, plus la parole contestataire des polygraphes se déchaîne et valorise l’exclu des cimaises officielles. Le vocabulaire de la défense annonçait la rhétorique des années 1870 : originalité, naïveté, vigueur de sensation, franchise d’impression. Thoré, intime du peintre, célèbre une sorte de mystique panthéiste en écho au matérialisme déiste des Lumières. Kelly a parfaitement mesuré le poids des milieux socialistes sur la carrière florissante de Rousseau, de Pierre Leroux et George Sand aux fouriéristes. L’un d’entre eux, le savoureux Sabatier-Ungher, crédite l’artiste, en 1851, d’avoir su rendre « le fouillis de la nature, où l’on ne voit jamais tout du premier coup d’œil ». 1848 avait entretemps ramené le proscrit au Salon, mais un proscrit riche. Car la cote de l’artiste n’a cessé de croître, soutenue par des collectionneurs, des marchands et des cercles alternatifs que l’esprit d’entreprise du Second empire devait galvaniser. Chercheur né, et chiffres inédits en mains, Kelly nous ouvre définitivement les yeux sur tout un processus de promotion, que Rousseau accompagna d’une souplesse accrue envers Napoléon III et ce monarchiste de Durand-Ruel. Monet n’a plus qu’à surgir.

Longtemps, et de son vivant même, Pierre Bonnard (1867-1947) fut accusé d’impressionnisme tardif, d’avoir dérogé au XXe siècle, en somme, et d’être resté l’esclave de la perception quand ses rivaux, de vrais inventeurs eux, s’en étaient émancipés. À sa mort, un article des Cahiers d’art le condamnait en bloc ; il était signé de Christian Zervos, pâle séide de Picasso, et révolta Matisse. Malgré d’autres réactions similaires, Balthus en France, d’autres aux États-Unis, Bonnard fit progressivement l’objet d’une relégation vertueuse, à bonne distance des récits autorisés de la modernité. Près d’un demi-siècle devait s’écouler avant la reprise des hostilités. On veut évidemment parler de la fracassante rétrospective de 1984, qu’organise Jean Clair au nez des « clercs » de l’époque. Scandale, polémique, mais succès. Les expositions consacrées à Bonnard allaient se multiplier jusqu’à aujourd’hui, Isabelle Cahn a souvent été associée à leur commissariat. Et la synthèse qu’elle signe cette année en regroupe les fruits. Plus, ce volume aux images innombrables, et parfois rares, rejoint la collection des Phares de son éditeur. Qui, en dehors de Jean Clair, auteur d’une monographie décisive dès 1975, eût parié alors sur ce cheval ? Qui l’eût admis dans l’écurie baudelairienne des dieux du beau ? C’est chose faite, on s’en réjouit. Après le chapitre d’ouverture sur « le temps des Nabis » et la troisième voie qu’ils ouvrent, à mi-chemin du réalisme et du symbolisme, et chacun de façon singulière, Isabelle Cahn propose une lecture diachronique de cinquante ans de peinture, gravure, livres illustrés et photographie, que Bonnard ait commandé ou pas l’objectif. L’attachement au nouveau médium, et au cinéma bientôt, précipite son évolution après 1900, et conditionne de nouvelles inscriptions du temps et de l’espace, – thème cher à l’auteure -, au contact de la rue parisienne (Bonnard a tout du flâneur et du croqueur), du nu (au moment où une partie de la modernité le déclare périmé) et de l’univers domestique, théâtre des possibilités infinies qu’offrent sa vie avec Marthe et l’ombre portée de quelques aventures sans lendemain. Si Bonnard s’est vite guéri des tentations du décoratif, ou d’une peinture tournant le dos au réel par esthétisme japonisant, il n’a rien abdiqué de la volonté première de repousser les limites usuelles du chevalet ; et l’on comprend que le vieux Monet l’ait souvent consulté au sujet des Nymphéas en cours, et invité à Giverny. Isabelle Cahn ouvre, du reste, son livre sur une toile représentant le 14 juillet 1890, que je suis tenté de rapprocher, pour l’éclat pavoisé, de la fameuse Rue Montorgueil d’Orsay. Le tableau de Monet (1878) avait été remontré en 1889 dans l’exposition Monet/Rodin de la galerie Georges Petit. Deux tableaux républicains, assurément. Mais le Bonnard qu’Isabelle Cahn nous propose n’a pas la tête politique, il aurait répondu à l’affaire Dreyfus et aux deux guerres mondiales par une sorte de persistance ou de résistance arcadienne, par des « compositions radieuses et atemporelles ». Qu’elle me pardonne de ne pas la suivre sur ce chemin-là.

C’est là même où Bonnard avait exposé durant la guerre, deux accrochages où la presse salua une ferveur inentamée, qu’Augustin Rouart fit ses vrais débuts en 1948, et appela l’attention sur sa peinture volontairement, gravement inactuelle. Autre bravade, il s’offrit le luxe d’avoir pour préfacier le plus inflammable critique d’art du moment. Waldemar-George, que sa judéité avait réduit au silence sous la botte, retrouvait sa plume des grands jours. Ce fanatique de la figuration, à qui on reprochait d’avoir applaudi à la peinture italienne d’avant l’Axe, couvrait donc de son autorité un « jeune homme » de quarante ans, étanche aux avant-gardes du moment. Waldemar-George savait Augustin d’illustre lignée, peintre par le sang, la collectionnite et une vocation familiale au contre-courant (voir Le Nageur de 1943). Ses deux grands-pères, à n’en pas douter, revivaient en lui, Henri Rouart, ami de Degas et pilier des expositions impressionnistes, Henry Lerolle, lié aussi à Degas par leur maître commun, un ingriste de stricte obédience. Le père d’Augustin, Louis le tempétueux et l’amoureux, Louis le pieux aussi, avait sympathisé avec Maurice Denis et d’autres réinventeurs de l’art sacré. Riche ascendance, n’est-ce pas ? Mais ce n’était pas tout. Par cousinage, le « jeune homme » touchait à Manet et Berthe Morisot… D’autres se seraient dérobés et auraient renoncé à la térébenthine. Mais la mystique familiale fit un autre adepte, aussi peu préoccupé de sa carrière que fidèle à des choix plastiques volontiers hors d’âge : les autoportraits, très nombreux, l’affirment crânement. L’hommage de la mairie du VIIIe arrondissement remet devant nos yeux une peinture parente des frères Limbourg, de Dürer ou d’Holbein, autant de petites toiles épurées, que ses clients américains devaient rapprocher du précisionnisme des années 20 et du tout premier Hopper. Une poésie assez semblable les porte vers les figures solitaires, le vide prometteur de l’espace, ou la bénédiction lumineuse. Quand la pensée triste et rêveuse d’Augustin l’appelle sur les plages de Noirmoutier, un besoin d’apaisement se devine. D’où vient cette sensation d’ordre et de fragilité en concurrence ? D’abandon et de distance au réel entrevu ?  Jean-Marie Rouart, le fils d’Augustin, note joliment que son père « avait une dilection particulière pour les enfants et pour les fleurs : deux modèles éphémères ». La remarque vaudrait pour Manet, le peintre des passages, je la tire du livre que le romancier vient de dédier à la mémoire de son peintre de père, plus peintre que père peut-être. L’adulation rétrospective, danger de l’exercice, n’y a aucune part. C’est le portrait tendre d’un homme qui n’apprivoisa jamais le bonheur, le chercha moins autour de lui, près des siens, qu’en dehors du monde. Or la peinture ne suffit pas à rendre heureux, et la vivre comme un apostolat, jusqu’à cultiver une certaine gêne financière, non plus. Après avoir été le modèle favori, Jean-Marie Rouart se saisit donc des pinceaux et avoue sans détour s’être construit contre ce père plus absenté qu’absent. Cela n’interdit pas les connivences, le respect et une sorte de pacte secret, que Waldemar-George laissait deviner en appliquant la formule que Gautier prêtait déjà à Platon : le beau est la splendeur du vrai. En fils reconnaissant, l’Académicien tire de son dictionnaire intime un autre mot pour le dire : féérie. Stéphane Guégan /

*Sous la direction de Béatrice Sarrazin (dir.), Chefs-d’œuvre de la Chambre du Roi, Éditions In Fine, 19€ // Marie Fournier, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792), Arthena, 110€ /// Patrick Noon, Bonington. Le virtuose romantique, Cohen & Cohen éditeurs, 138€ //// Simon Kelly, Théodore Rousseau and the Rise of the Modern Art Market, Bloomsbury Publishing, 108$ ///// Isabelle Cahn, Bonnard, Citadelles & Mazenod, Collection « Les Phares », 199€ ////// Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Augustin Rouart. Entre père et fils, Gallimard, 26€. L’exposition Augustin Rouart, mairie du 8e arrondissement, 56 bd Malesherbes, reste visible jusqu’au 30 mai.

VER SACRUM

Les grands poètes ne connaissent pas la peur des poncifs, il n’en est pas pour qui sait sentir et voir derrière eux l’inconnu, l’universel, le non-dit, en somme. Théophile Gautier, dont nous fêtons les 150 ans de la mort, ce 23 octobre, le rappelait à la une du Moniteur, en avril 1864, à propos d’une comédie de Paul Bocage et Aurélien Scholl : « Si nous commencions notre article par quelques variations sur le vieux thème du printemps ? – Cela est bien usé sans doute ; mais un pauvre diable de critique est-il, en conscience, obligé d’être plus neuf que la nature, qui, depuis un temps immémorial, recommence avec un aplomb superbe ses quatre feuilletons de l’année ? » Le printemps est la saison préférée des poètes de la vie, Rimbaud le confirme autant que Théophile, notamment celui, plus mûr, d’Émaux et Camées, ce recueil cinq fois réimprimé et étoffé entre 1852 et 1872.  Honoré Champion et le gautiériste renommé Peter Whyte viennent d’en publier la plus complète édition par la richesse du commentaire et l’éventail des variantes. Qu’elle ait vu le jour en cette date anniversaire est une grâce. Car ce volume de pure et d’impure poésie compte parmi les bijoux du genre, n’en déplaise aux grincheux post-mallarméens et à leur religion du signe immotivé, orphelin de toute attache terrestre ou narrative. La seule erreur de Gautier fut de prêter le flanc, en 1852, aux lectures réductrices de son œuvre en regroupant sa récente production sous ce titre précieusement lapidaire : le jongleur des mots, le fanatique de la seule forme aurait donné là les preuves définitives de son inaptitude à exprimer idées et sentiments, ou à satisfaire la métaphysique propre à l’usage des vers : le cher Gaëtan Picon, en 1958, le reprochera encore à l’auteur d’Émaux et Camées ! Certes, les dix-huit poèmes de sa première édition, préparée dès le printemps 1852, ne relèvent guère du lyrisme sentimental et social que Sainte-Beuve exige, cette année-là, de la littérature assommée par le 2 décembre 1851. Pas plus que le coup d’État, le plébiscite diluvien ne le rassura quant à la liberté des arts et au dressage des esprits : Baudelaire et les Goncourt ne sont pas moins pessimistes au lendemain des événements. Depuis 1849, du reste, la lyre de Gautier, tournant toujours plus le dos à la rhétorique de ses aînés, se porte vers la confidence intime, l’érotisme oblique, la modernité du nouveau Paris, la nostalgie exotique et même la présence/absence de Dieu… Verve et verbe fuient les mauvaises graisses, se dérobent à la discipline des métriques usuelles, abandonnent le cher sonnet, disent tout en peu de vocables. Mais le concis ne vire pas à l’exsangue, l’écart à l’indifférence jupitérienne. Plus ciselée, la parole de Gautier n’en fouille pas moins l’idée ou l’affect en rivalisant de présence sensible avec les arts visuels, la mode du temps ou la tradition érotique la moins gazée.

Des mots simples, qui marchent droit, pas de métaphores appuyées, mais des rimes bien frappées, et une impression d’éclat ou de retrait démultiplié à plaisir. C’est l’institution scolaire qui fera d’Émaux et Camées une poésie de marbre, impassible, et presque vide d’émotion. La préface, elle, situe le volume sous l’aile sensible des poètes persans et du spleen lumineux de Goethe. Comme toute bonne littérature, celle de Gautier n’a jamais été plus autobiographique : les années passées favorisent cette pente au souvenir et aux signes inattendus d’un présent aussi neuf qu’obscurci. De sorte que le raffinement musical des octosyllabes en cascade laisse deviner « le visage de doux fantômes dont le sourire semble flotter au-dessus des vers qui les célèbrent (Maxime du Camp). » Certains masques sont plus transparents que d’autres. Sous l’un d’eux se cachent les charmes de Marie Mattei. Petra Camara, la chaude danseuse qui frappa les peintres parisiens, mêle se castagnettes à l’évocation d’Inès de las Sierras, clin d’œil à Nodier et à l’Espagne qui fait rimer chorégraphie et tauromachie. Autre femme, autre madrigal, plus directement charnel : A une robe rose, par de multiples glissements de sens et de son, rend hommage aux impudeurs de la Présidente, Apollonie Sabatier, et sa « gorge en globe », son « bras païen », sa peau de soie, et le rose qui abolit la frontière du corps et de la robe qui le déshabille si bien. Mais la cantatrice Ernesta Grisi, la compagne de Théophile et la mère de ses deux filles, en est l’autre muse avec sa voix de contralto, et le trouble persistant de l’androgynie, matière de Cærulei oculi dont Proust semble s’être souvenu pour qualifier le regard de Saint-Loup. Du Camp a aussi forcé les portes du volume en se faisant dédicacer Nostalgies d’obélisques dès sa prépublication d’août 1851, au moment où la Revue de Paris s’impatiente à naître ; elle sera pour les deux amis qui la dirigent le refuge des auteurs naissants, Baudelaire, Flaubert et les frères Goncourt. Soit l’abri d’une littérature sans corset d’aucune sorte. La poésie d’Émaux et Camées n’est pas gaillarde par inadvertance, c’est le trait qu’elle décoche à l’époque en souvenir de 1830. Coquetterie posthume s’abandonne à son bercement de gondole ; Le Poëme de la femme, effeuillage impudique, passe d’une baignoire des Italiens à la Grèce vénusienne ; Symphonie en blanc majeur, long poème très aimé de Manet, où l’on continue à lire bêtement un éloge de la froideur, voire de la frigidité, concentre le défi des joutes amoureuses, l’horreur des « vertus malingres » et le refus des « maigres pudeurs ». Aux jeunes écrivains qui commençaient à le traiter en chef d’école après 1850, Gautier donnait le conseil de « transposer dans le monde moral tous les termes du monde physique » et de sourire au printemps, ce leitmotiv d’Émaux de Camées, qui apparente la musique des vers à la sève retrouvée, à la « jeune saison » qu’annonce, incapable d’attendre, Le Merle de 1866. « J’ai les hivers, vous les printemps », avoue Gautier aux destinataires de son cœur fatigué par trop d’excès, tandis que le Second Empire galope du même pas à sa perte. Émaux et Camées, avec Les Fleurs du mal, en demeure le chef-d’œuvre poétique.

Stéphane Guégan

*Théophile Gautier, Œuvres complètes, Poésies 2, édition de Peter Whyte et Thierry Savatier, avec la collaboration d’Alain Montandon, Paris, Honoré Champion, 95€. Le volume se complète des poésies jamais rassemblées par leur auteur, dûment glosées, et des pièces érotiques, que sert le commentaire complice de Thierry Savatier, spécialiste de La Présidente et des tableaux licencieux de Courbet. En dehors du sublime Musée secret, que Gautier écarta prudemment d’Émaux et Camées, sa poésie libertine est souvent de moindre valeur que sa poésie suggestive, où l’allusion sensuelle ou scabreuse triomphe de la banale illusion. Nota bene : les éditions Gallimard proposent désormais ma biographie de Gautier en version numérique. SG

LE TEMPS DE GAUTIER

Angelo, tyran de Padoue permet à Victor Hugo de revenir au Théâtre-Français, notre Comédie française, en février 1835, quelques mois avant l’attentat de Fieschi et le tour de vis du gouvernement. Deux actrices géniales l’y autorisent, Mlle Mars, en Tisbé, et Marie Dorval, en Catarina, respectivement maîtresse et épouse du tyran… Première surprise, c’est la fille du peuple qui joue la princesse prise entre deux hommes. Distribution inversée, conforme au génie de cette pièce de l’amour non partagé, mais de la courtisane au grand cœur, du pouvoir comme substitut au sexe, mais du tyran prisonnier de son faux pouvoir. Car la toute puissante Venise a fait d’Angelo son valet. Faux potentat satellisé, il ne parvient à se faire aimer ni de la courtisane, ni de sa femme, qui aime Rodolfo, et en est aimé. Réduit à détruire ce qu’il ne saurait posséder, tel est le pauvre Angelo. Tisbé, face à la croix du Christ et au fantôme de sa mère, sacrifie sa propre passion pour Rodolfo. Hugo essuya la grogne des partisans du théâtre à sujet moderne et, pire, à utilité directe (Félix Pyat). Gautier, à deux reprises, défendit ce Totor-là. En 1835, il affirme l’ardente hispanité d’Hugo, moins soucieux de psychologie alambiquée que de fougue cornélienne et de fulgurance visuelle. En effet, le choc des situations bouscule l’analyse des passions : « Au milieu de l’affadissement général où nous vivons, dans ce siècle où rien n’a conservé ses angles, une nature avec des arêtes aussi vierges et aussi franches est une véritable merveille. » En 1851, Rachel s’empare du rôle de Tisbé et sa sœur de celui de Catarina, et Gautier de noter comment se fondent les destins de la tragédienne juive et de son personnage : « Mlle Mars possédait au plus haut degré la distinction bourgeoise […]. Elle n’avait pas cette élégance native dont une duchesse peut manquer, et qui se trouve quelques fois chez une bohémienne. […] La race maudite relève son front et jouit superbement du droit de mépriser celle qu’on méprise. » Par-delà le beau thème des tortures de la jalousie et de la vengeance, l’édition d’Olivier Bara s’intéresse au terrain sentimental de départ, et donc à Juliette Drouet. Hugo s’est servi de leur correspondance amoureuse et des parallélismes qu’offre cet avatar moderne de Tisbé, devenue sa maîtresse en 1833. Il y a, dit Bara, projection dans l’ordre de la fiction d’une situation affective complexe, et ce n’est pas la dernière dont le texte hugolien s’appropriera la teneur… La toute proche exposition Louis Boulanger de la maison Victor Hugo présentera un rare dessin lié aux représentations de 1835, sorte de nouvel Hernani. SG / Victor Hugo, Angelo, tyran de Padoue, édition d’Olivier Bara, Gallimard, Folio Théâtre, 7,80€. Voir aussi Victor Hugo, Carnets d’amour à Juliette Drouet, édition de Danièle Gasiglia-Laster, Jean-Marc Hovasse, Arnaud Laster, Charles Méla et Florence Naugrette, Folio classique, Gallimard, 9,40€. Reproductions en fac-similés et transcriptions intégrales, en plus des commentaires érudits, hissent au chef-d’œuvre cette manière de reliquaire sentimental. La passion qui enchaîna Victor et Juliette ne fut jamais aussi ardente et éloquente qu’en 1833-1835, la comédienne aux mœurs assez libres n’eut pas de mal à se reconnaître sous les masques de Marion et Tisbé, au détour des Chants du crépuscule, des Voix intérieures et, plus discrètement déjà, des Rayons et des Ombres. Trois sommets du lyrisme hugolien que la fièvre amoureuse irrigue jusqu’à se confondre avec l’instance même de la subjectivité moderne. Page 51, on lit : « La beauté sur ton front, l’amour dans mon cœur, c’est la même. » Le manuscrit semble plutôt dire : « c’est le même ». Le masculin l’emporterait sur le féminin, comme on disait à l’école (quand il y en avait encore), et l’amour sur la beauté. SG

De mémoire théâtrale, on n’avait pas connu pareil triomphe depuis les années 1830… La Dame aux Camélias, le 2 février 1852, semble les ramener. Audace, verbe étincelant, censure… Sans l’appui du duc de Morny, demi-frère de Louis-Napoléon Bonaparte, sans la caution de Mme Doche, qui s’empare du rôle de la courtisane auto-sacrifiée, Dumas fils eût été privé des feux de la rampe. L’ordre moral qui caractérise le recentrement vertueux de la IIe République en retarda tant qu’il put la mise en production. Puis vint le coup d’État. Et ce fut une « épiphanie », selon le mot de Sylvain Ledda, responsable de cette nouvelle édition du chef-d’œuvre inaugural de l’auteur. Sa thèse, convaincante, est défendue avec la passion qu’on lui connaît. Contre toute une tradition anti-romantique, trop heureuse de trouver en Dumas fils l’introducteur du réalisme au théâtre, Ledda l’inscrit dans ce même romantisme, en sa double voix, le mélodrame radical et le drame en habit noir, dont Antony (Dumas père !) dressa tôt l’horizon. L’antagonisme entre désirs individuels et morale collective, ou loi patriarcale, antagonisme qui vient des classiques, a toujours fait le bonheur des romantiques… Certes, dans le Journal des Débats du 9 février 1852, Jules Janin crédite Dumas fils d’avoir inventé le réalisme théâtral et le compare à Champfleury. A l’inverse, Gustave Lanson, auquel on n’en contait pas, voyait dans La Dame aux camélias une nouvelle Marion Delorme, le thème de la courtisane réhabilitée ricochant au centre d’Angelo. L’influence de Musset n’en est pas moins une évidence criante, on suivra aussi Ledda sur ce point. Conversations saisies sur le vif, formules en chiasme, l’esprit du Paris de 1846-47, quand on dansait joyeusement sur un volcan (comme aujourd’hui, la joie et Musset en moins). La pièce fouille au scalpel la société de Louis-Philippe dans son rapport à l’argent et au sexe : « L’intégration de Marguerite dans la société dérange car elle montre que les plus corrompus ne sont pas ceux que l’on pense. La question d’argent est le motif obsédant de la pièce plus que l’amour frustré d’Armand et Marguerite. » Barthes avait bien senti que le sacrifice de cette dernière aux implorations angoissées du père d’Armand était plus existentiel que social. La fille perdue donne un sens à son amour et à sa vie en y renonçant. C’est une sainte, qui s’éteint dans les terribles suffocations de la phtisie. Et les derniers mots de la pièce résonnent de ceux du Christ au sujet de Madeleine : « Ses nombreux péchés ont été pardonnés car elle a beaucoup aimé. » L’inspiratrice du drame, Marie Duplessis (morte à 23 ans, en 1847), eut des soucis et des protecteurs plus terrestres. Gautier la connut et parla merveilleusement de la vente posthume de ce qui avait composé le théâtre de sa vie. Il s’associa de cœur au coup de maître de Dumas fils, au « souffle amoureux et jeune », à la « passion ardente et vraie », qui court la pièce. Le « cant genevois » n’avait qu’à bien se tenir. SG / Alexandre Dumas fils, La Dame aux Camélias, édition de Sylvain Ledda, Gallimard, Folio Théâtre, 7,80 €.

Les années 1863-1865, en art, offrent un singulier contraste. Riches en peintures nouvelles, puisque Manet et Gustave Moreau surgissent alors aux deux extrémités du spectre, riches en romans mémorables, si l’on songe à Flaubert, aux Goncourt et même aux Misérables, elles souffrent d’une terrible disette théâtrale, pour paraphraser celui qui fut le meilleur témoin des scènes de son temps. Gautier, c’est lui, ne cache pas à ses lecteurs qu’il peine à les satisfaire, la denrée manque, l’exploitation des pièces s’allonge (la province et l’étranger prennent les trains de Napoléon III) et les grandes plumes se font prier. Sans ignorer les célébrités du moment, Sardou, Augier et surtout Dumas fils, ce « profond observateur des mœurs modernes », notre homme s’obstine à appeler de ses vœux un peu de neuf, d’originalité, ou de respect envers le grand répertoire. Il faut le jouer sans modération, martèle Gautier, mais dans le respect de son être, jusqu’à épouser son hybridité native, la musique, le ballet ayant sa part au merveilleux tragique ou comique. A chaque redécouverte d’un Corneille ou d’un Molière de jeunesse, il exige des directeurs de salle d’aller outre le connu et souvent le rabâché.  C’est même le devoir de la Comédie Française, écrit-il, d’« exhiber les vieux tableaux de son musée littéraire ». Du reste, en vertu du décret impérial (juillet 1864) qui libère les salles de l’obligation de s’en tenir à leurs domaines fixés par la loi, il appartient aux théâtres de tirer le meilleur profit de cette fin des spécialités. Comme l’écrit Patrick Berthier, la porte Saint-Martin peut s’emparer des classiques jusque-là interdits, rafraichir les genres usés ailleurs. Alors que les aigles du romantisme disparaissent ou se taisent, leurs audaces d’hier deviennent la norme du jour. Bien que chaque miette de l’époque révolu, de Musset à Balzac, fasse le bonheur de Gautier, il se laisse prendre à d’autres affiches. S’il préfère l’anacréontisme de Banville aux bouffonneries un peu sacrilèges, car lourdes et faciles, de La Belle Hélène, ou d’Ajax et sa blanchisseuse, il cède à l’attrait de certains vaudevilles et autres fantaisies. Leur abondance, certes, a de quoi effrayer, et Gautier en conclut, étrange prophétie, que l’attention du public devient de plus en plus paresseuse, et favorise le lénifiant. Et que dire de « la poésie, chassée de partout aujourd’hui », et notamment des planches parisiennes ? Plus que la prose, qui l’emporte sur le théâtre en vers, c’est le prosaïque, le banal, qui aspire les consommateurs. Gautier, évidemment, est tenté de s’en tenir à la crème de l’actualité et à l’opéra dont il a la charge, au Moniteur, depuis la mort de Fiorentino (auteur de la traduction de Dante que Baudelaire possédait). Or, on l’a dit, il fait l’abeille, butinant où son futur miel le porte. Ainsi, en juillet 1864, jette-t-il son dévolu sur Les Pinceaux d’Héloïse, un vaudeville « sans prétention autre que de faire rire », dont l’intrigue vampirise le récent scandale du Déjeuner sur l’herbe. « Une brave bourgeoise », Héloïse donc, « cultive secrètement la peintre comme on cultiverait un vice », et s’échine sur une Putiphar voulant séduire Joseph en multipliant les études. « Puis le mari survient et tombe en des jalousies comiques à la vue de tous ces Josephs qu’il a de la peine à croire chastes. Héloïse avoue qu’elle […] rêve d’être admise au salon des refusés. Mais, désormais elle n’aura d’autre modèle que son mari. Voilà tout ; Eh bien, c’est drôle ! Alphonsine et Dupuis font mourir de rire sans déranger pour cela Molière. » SG // Théophile Gautier, Critique théâtrale, tome XVII, octobre 1863-avril 1865, texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier, Honoré Champion, 2022, 110€. Voir aussi Marie d’Agoult, comtesse de Flavigny, Correspondance générale, tome XIII, 1863-1865, Édition établie et annotée par Charles F. Dupêchez, Honoré Champion, 105€. Le témoignage de l’ex-amante de Liszt, que trouble l’entrée dans les ordres du génial musicien, reste de première importance, quant au milieu de l’art et au tournant libéral du régime. Marie se rapproche du prince Napoléon, le cousin frondeur, pousse son gendre Émile Ollivier, échange avec l’expatrié Mazzini, Michelet, Renan, Louis Blanc. Esthétiquement, sa ligne ne varie pas, c’est celle du « goût élevé », qui « se perd », lui dit un de ses correspondants, fort peu sensible à Salammbô et aux Misérables… Adepte elle-même de Lamartine et d’Ingres, elle se laisse tout de même nadariser, la photographie, inférieure en son essence, peut s’agrandir du sujet qu’elle se donne, et de l’homme qui la pratique. Baudelaire, proche de Nadar, n’eût pas dit autre chose. SG.

La Bonne soirée est l’un des poèmes les plus attachants d’Émaux et Camées et les plus tardifs. L’idée en est simple, et se contente d’inverser la promesse du titre. Le bonheur du poète graphomane n’est pas de rejoindre la vie brillante des soirées parisiennes, qui débutent par le théâtre ou la musique, avant de se clore en fins soupers ou plus…. Ce à quoi le narrateur aspire est plus casanier, il est vrai que le temps, dehors, n’engage pas à sortir. Un fauteuil, une cheminée, des cigares et surtout quelques livres, voilà qui suffira à le combler. Pas n’importe quels livres, tout de même, ceux, dit le poème, de Heine, Taine et des Goncourt, probablement, à cette date, Manette Salomon ou L’Art du XVIIIe siècle. Il y aurait un essai amusant à écrire sur Gautier et nos deux frères, il montrerait combien leur aîné, avant les soirées de la princesse Mathilde, a déterminé leur vision (peu progressiste) de l’époque et le style dit artiste, fait de sensations rares, d’impressions visuelles, de grande souplesse syntaxique et d’appétence pour le moderne, les choses comme les mots, fût-ce pour les critiquer. Les six romans que Jules et Edmond de Goncourt ont cosignés sont acides, caustiques, audacieux par les situations et les personnages qu’ils imposent aux limites du genre, et touchent au milieu de la presse et de l’art, aux rapports de classe et, on l’oublie trop, à l’inquiétude religieuse de ce siècle impie. Notons que Gautier, sous le pseudonyme peu aimable de Masson, apparaît dans Les Hommes de lettres (Dentu, 1860) et se voit dédier, en nom propre, Renée Mauperin (1864). L’année suivante Théophile prêtera sa plume spirituelle au prologue d’Henriette Maréchal, grand scandale théâtral, qui semble avoir laissé des traces chez Manet. La réunion des six romans écrits à quatre mains est une très bonne idée que l’on doit à Robert Kopp, expert du domaine, et à Bouquins, qui aime à sortir des ornières et oukases du moment. A écouter les Goncourt, en prêtant l’oreille à leur Journal, ils se seraient contentés, cliniciens irréprochables, d’accumuler les documents bruts afin de peindre leur siècle sans rien en voiler. Le décousu qu’ils apportent à l’art du récit est pourtant aussi médité qu’original. Leur siècle a mal réagi à ces fictions aux apparences de documentaire, et il faut s’appeler Flaubert pour les congratuler de soulever constamment une sorte de dégoût universel. Sujets inconvenants, style déplacé, résume Kopp, qui parvient à nous donner une vision complète des deux écrivains sous le Second Empire en distribuant ses éclairages précis entre l’introduction générale et les introductions de chaque roman. En ce qui concerne Sœur Philomène et surtout Madame Gervaisais, roman qui fascinait Marc Fumaroli, le crime des bichons » s’aggravait du soupçon de mysticisme à contre-courant. Il est vrai que les deux romanciers, bien que peu cléricaux, se laissent prendre ici à leur propre piège : ces deux femmes, différentes de condition mais sœurs en mysticisme et désirs frustrés, les attendrissent par leur sainteté, qui finit par rayonner au-dessus des causes physiologiques chères au naturalisme. Huysmans s’en souviendra. SG / Jules et Edmond de Goncourt, Les Hommes de lettres et autres romans, édition établie et présentée par Robert Kopp, Bouquins, 32 €.

NORD/SUD

Le temps, l’argent et la connaissance, ce sont les trois conditions que tout collectionneur de dessins de maîtres doit satisfaire, me souffle Louis-Antoine Prat, qui en ajoute aussitôt une quatrième, la chance… Pierre-Jean Mariette (1694-1774) l’a toujours provoquée et n’attendit jamais que le chef-d’œuvre vînt à lui, il fit de son réseau international le rabatteur de ses désirs, de sa folie, dirait-il, laquelle n’avait qu’une limite chez ce bourgeois de Paris, ses moyens financiers. Accumulant néanmoins près de 9000 pièces, de toutes écoles et de toutes époques, en un demi-siècle, il est resté, jusqu’à nous, le saint patron de ceux que l’amour du dessin, bonheur de tous les instants, habite jusqu’à l’obsession. A ces heureux et aux autres, Pierre Rosenberg a offert la bible définitive, elle se présente sous la forme de forts volumes sous jaquette bleue (la couleur des montages Mariette), aussi luxueusement illustrés que doctement rédigés. Le deux derniers, menés à bien avec la collaboration de Marie-Liesse Choueiry, cataloguent 135 des 548 feuilles que possédait notre homme en matière de dessins nordiques, Allemagne comprise. C’est peu au regard de la composante italienne et française de son trésor, précédemment explorée par Pierre Rosenberg et son équipe (une équipe étendue aux relais savants du monde entier, conforme donc à son modèle). C’est peu, certes, mais c’est essentiel pour deux raisons. La rumeur veut, en effet, que Mariette se soit essentiellement entiché de Raphaël, Michel-Ange et des Carrache, côté italien, de Le Brun, Le Sueur, Poussin et de Bouchardon, hélas, plus que de François Boucher, côté français. La beauté épurée, « sublime », selon son mot, aurait eu sa préférence et l’aurait isolé du goût de son siècle. Or les volumes consacrés aux dessins du Nord confirment magistralement ce que laissait devenir son intérêt pour Antoine Coypel ou Watteau, phares du milieu Crozat où Mariette, vers 1720, fit ses armes avant d’y faire ses emplettes. C’est ainsi de Crozat (qui passionnait Marc Fumaroli) que son cadet tient l’essentiel de ses Rubens, près de cent feuilles (dont deux relatives au Jardin de l’amour, l’une des origines du genre de « la fête galante »). L’ensemble des dessins nordiques présente, du reste, une forte identité rubénienne, et Van Dyck s’y taille une part royale. Outre l’identification de ce que Mariette a passionnément réuni, les changements d’attribution font aussi de l’entreprise gigantesque de Pierre Rosenberg une école du regard. Les dessins changent de main, passant de Van Dyck à Jordaens par exemple, ou perdent leur prestige : la plupart des Rembrandt de Mariette n’ont guère résisté à la juste cruauté des érudits. Quiconque s’aventure en terrain dangereux doit s’attendre à en payer le prix… Retenons plutôt que Mariette, fort de sa bosse encyclopédique et voyageuse, n’hésita pas à collectionner l’art du Nord sans rien en sacrifier, remontant à son cher Dürer (dont l’exceptionnel portrait de jeune homme en couverture), et s’offrant à volonté paysages, scènes de genres et natures mortes. S’il est un nom dont il faudrait le rapprocher en dernière analyse, ce serait celui du flamboyant Roger de Piles (1635-1709), champion de la cause rubénienne, bien qu’admirateur de Poussin et des Bolonais, théoricien génial de l’image comme effet, incarnation, et rivale du vivant. Une image qui « remue le cœur » autant qu’elle touche l’âme.

Stéphane Guégan

*Pierre Rosenberg (avec la collaboration de Marie-Liesse Choueiry), Les dessins de la collection Mariette. Écoles flamande, hollandaise et allemande, tome I et II, Éditions El Viso, 295€.

DIX LECTURES (DE FIN) D’ÉTÉ

A l’approche de sa centième année, Roger Grenier (1919-2017), romancier, scénariste, éditeur et journaliste, aurait pu écrire de lourds mémoires d’homme de lettres, raconter, par le menu, les années qu’il passa à France-Soir ou chez Gallimard, égrener les rencontres prestigieuses. Pudique plus que prudent, il n’en fit rien. Plusieurs de ses derniers livres, à l’inverse, se composent de souvenirs épars, et comme rassemblés au hasard d’un crayon léger. C’était sa manière d’être profond, direct, vif, voire tranchant. Une vie aussi bien remplie que la sienne, et surtout remplie d’écritures, pouvait se passer de la brosse à reluire. Homme des deux rives par besoin et nécessité, réconciliant la littérature et la presse, le texte et l’image comme sa correspondance avec Brassaï en témoigne, fou de Tchékhov, Grenier n’a pas dérogé à la ciselure émue, piquante ou drôle dans ses ultimes bribes de temps retrouvé. Le dernier voyage débute chez Montaigne, en janvier 1940… Défilent ensuite tous les acteurs du second XXe siècle, sans exclusive ni complaisance, de Camus et Lazareff à Céline et Florence Gould, du furieux Bernanos à la Beat generation, de cette fripouille d’Ilya Ehrenbourg à la gracieuse Pauline Réage. Grande et petites histoires ne s’évitent jamais pour l’observateur précis, l’œil alerte. Grenier fut de ceux-là. SG / Roger Grenier, Les deux rives, belle préface de Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, 2022.

Légitimiste endurci (ses ancêtres l’étaient déjà en 1830), Jean de La Varende (1887-1959) avait la branche aînée des Bourbons dans le sang. Son Versailles, que Bartillat réédite avec une préface enlevée de Frank Ferrand, fut sa Vie de Rancé. Un livre de foi donc, mais très politique dans sa piété, où Louis XIV tient son rôle d’astre jusqu’à imiter en tout la course du soleil. Chateaubriand, du reste, eût pu signer ceci : « En temps ordinaire, le Roi se couchait vers onze heures et se levait à huit heures et demie. Sa nourrice le réveillait d’un baiser, et la vieille se traînait jusqu’au lit surdoré. » Pour dire le monarque, son goût immodéré des arts et des plaisirs, le style de La Varende refuse l’emphase, c’est un livre des années 1950, plus proche de Paul Morand que de Pierre de Nolhac. Si le ton vise la sobriété, la vision tend au grandiose. Rien n’est trop beau et dispendieux pour un roi aussi travailleur, aussi soucieux du destin du royaume, un roi dont le château était largement ouvert aux visiteurs de toutes conditions. Car, contant l’histoire de Versailles, du parc aux plafonds, La Varende n’omet pas de décrire, sans l’idéaliser, la vie qu’on y menait. C’est de l’histoire totale, au point que le destin du château est examiné en quelques pages douces-amères, reconnaissantes envers ses sauveurs (à commencer par Louis-Philippe), mais nostalgiques d’une époque où le symbole royal et national intimidait encore de rares et respectueux touristes. SG / Jean de La Varende, Versailles, préface de Franck Ferrand, Editions Bartillat, 22€.

Notre besoin de tout définir se heurte parfois à de terribles résistances. Il en est ainsi de l’adolescence à l’âge moderne, et singulièrement au XVIIe siècle. Les anciens romains s’y était risqués, eux qui ont nommé les sept âges de la vie. On savait donc qu’il s’écoulait un laps d’années entre l’enfant et l’adulte, mais on se gardait bien de le qualifier plus au-delà. L’époque qu’on dit classique, à travers ses dictionnaires, avoue le même embarras, il se double souvent d’une acception péjorative. L’admirable Furetière raille ainsi l’adolescent en raison de l’incertitude dont il ne cherche pas à sortir lui-même ! De cette difficulté d’assignation, de cet âge incertain, irréductible à la simple poussée du désir amoureux et sexuel, Corneille, Molière et Racine, – c’est-à-dire le génie théâtral à son zénith -, ont fait une composante puissante du comique ou du tragique. La thèse originale de Patrick Dandrey, très éminent connaisseur du XVIIe siècle, a pris la forme d’un essai incisif, style et pensée, qui dévoile des aspects essentiels, mais très négligés, de l’arrière-plan anthropologique, sociétal et même religieux du Grand siècle. Le Cid, L’École des femmes et Phèdre, trop souvent réduits à quelque litanie vertueuse de l’honneur, explorent plutôt l’ambiguïté, subie ou volontaire, des situations dramatiques et de la jeunesse de ceux qui les agissent. Pièces d’éveil, comme l’est la libido naissante des héros et héroïnes, elles les confrontent aussi au choc des générations, aux violences de la loi collective ou, dans le cas d’Hippolyte, au conflit intérieur d’une chasteté réparatrice. La triangulation des êtres désirants y fait loi, mais la volonté de possession peut changer de sexe et l’autonomie de l’individu, exalté par l’enseignement des Jésuites, cesse aussi d’être une aspiration exclusivement masculine. Autant dire que nos modernes en feront une lecture utile. SG / Patrick Dandrey, Trois adolescents d’autrefois. Rodrigue (Le Cid), Agnès (L’École des femmes) et Hippolyte (Phèdre), Champion Essais, 25€.

Inspirée plus qu’imitée d’une pièce de Dumas fils (Le Fils naturel, 1858), Une femme sans importance (1893) offre à Oscar Wilde une situation et une distribution favorables à son génie du cocasse : les sacro-saintes trois unités se voient renforcées et détournées d’un même élan. Une demeure chic, dans la campagne anglaise, pas très loin de Londres toutefois, en constitue le lieu principal ; l’action se resserre en 24 heures et repose essentiellement sur un groupe assez homogène, des dames de la gentry et quelques Lords propres à faire sortir la conversation de son lit habituel. Car ces aristocrates ne sauraient se borner à deviser de la pauvreté de l’East-End et de la vertu chancelante des humiliés de l’ère victorienne. Le titre de cette comédie aux accents tragiques annonce, évidemment, le contraire de ce que Wilde, féministe à sa façon, entend nous dire de son époque d’égoïsme social, de vertus mal placées et de sexisme en déroute. Deux personnages se détachent, Lord Illingworth, séducteur cynique à toutes épreuves, et son alter-ego féminin, autant qu’une femme puisse agir alors avec la liberté et l’irresponsabilité des hommes de condition, Mrs. Allonby. Je m’étonne que les commentateurs ne soulignent pas davantage l’audace de son comportement et le brio des formules que Wilde, souvent sublime, lui prête. Car c’est à elle qu’il confie le soin de crucifier aussi bien les leurres de la vie domestique que les pièges du puritanisme. Mariée, elle refuse de se plier au modèle de l’épouse raisonnable, gardienne du « bon sens », aussi ennuyeuse que fatale au désir : « le danger est devenu si rare dans la vie moderne. » Le comique de l’absurde taquine ici la comédie de mœurs, la verve reste étincelante de bout en bout, même en français. SG / Oscar Wilde, Une femme sans importance, édition et présentation d’Alain Jumeau, Gallimard, Folio Théâtre, 7,80€) Concernant Dumas fils, nous parlerons bientôt de la nouvelle édition de La Dame aux Camélias que propose Sylvain Ledda chez le même éditeur.

Dans le sillage des deux autres sagas du XIXe siècle, La Comédie humaine de Balzac et l’épopée historique (et nationale) de Dumas père, l’entreprise romanesque de Jules Verne (1828-1905) se prête à une grande variété de classements, en fonction de critères qui naviguent entre le cœur et le cadre du récit. La proposition de François Angelier et François Rivière, grands experts de l’écrivain, privilégie l’espace sur le temps, l’écologie sur l’intrigue. C’est de saison, et c’est de raison, notamment parce que Verne lui-même apparentait la planète de ses livres à « une géographie universelle pittoresque ». Le dernier adjectif, qui renvoie à la peinture, n’a rien de fortuit sous sa plume, qui tâta de la critique d’art et aspira constamment à rendre voyantes, visibles, tangibles, ses descriptions. L’autre rivale de l’écrivain du XIXe siècle, c’est la photographie, supposée dès 1839 capter et faire circuler les merveilles du monde. Face à tant de concurrents, la littérature aurait pu s’avouer désarmée, démonétisée. Or, le voyage va lui donner les ailes dont elle a besoin pour renouveler la veine du merveilleux qui lui est consubstantielle depuis la nuit des temps. L’explorateur que fut Verne, on le sait, a moins usé du bateau ou du ballon que de la lecture des autres, arpenteurs de la terre et des mers sous toutes les latitudes. La conscience d’un monde fini et entièrement connaissable n’aura que déplacé les limites du mystère… Verne s’y loge et nous y entraîne avec une force qui ne s’est jamais essoufflée. Après un tome africain et avant un volet sud-américain, Bouquins a réuni cinq titres très méditerranéens. Mathias Sandorf (1885) en est le plus connu. Mais nos cœurs d’aventureux en chambre peuvent aussi pencher du côté de L’Archipel en feu (1884) et de Clovis Dardentor (1896). Autrement dit, la Grèce de la guerre d’indépendance, de Byron, et l’Algérie de la colonisation turbulente. Nul hasard si ces romans, jusque dans l’illustration, se souviennent des tableaux exotiques de Delacroix, Scheffer et Vernet. Le romantisme fut l’autre port d’attache de Verne le Nantais, peut-être le plus essentiel. SG / Jules Verne, Voyages dans les mondes connus et inconnus. T.2. La Méditerranée, édition établie et présentée par François Angelier et François Rivière, Bouquins, 32€.

Favori des ventes depuis sa sortie attendue, précédé par la révélation d’agissements rocambolesques qui eussent pu nous en priver, Guerre a presque constitué un casus belli chez les Céliniens et, plus généralement, les amateurs de vraie littérature (à ne pas confondre avec les niaiseries de gare ou le wokisme des coups littéraires). L’auteur du Voyage a le don, il est vrai, de semer la zizanie là où il passe. Sans parler de ses pamphlets hautement condamnables, le moindre inédit, le moindre brouillon, soulève toutes sortes d’émotions. La preuve, aujourd’hui, avec ces pages de premier jet, pour le dire comme Pascal Fouché, à qui l’on doit, par ailleurs, un bilan complet et peu complaisant de l’édition française sous l’Occupation. L’établissement de Guerre lui a été confié ; et, sa postface, en deux phrases, situe très bien la difficulté d’identifier la nature exacte de l’ovni : « Le présent manuscrit ayant disparu en 1944, au grand dam de son auteur, il est impossible de savoir ce que Céline en aurait fait. Mais tous ces éléments permettent de l’inscrire de façon cohérente dans son œuvre et dans la chronologie qui en forme la trame narrative. » Guerre se glisse, de fait, entre Casse-pipe et Voyage au bout de la nuit, et ouvre déjà une fenêtre salée sur Guignol’s band. Si l’on osait, on dirait que ça commence comme une rêverie sur Le Colonel Chabert et ça s’achève dans les hyperboles lubriques du Con d’Irène d’Aragon. Tout est cru dans la vision désabusée que Céline jette sur l’héroïsme, la vie de garnison, le sexe mécanique, les gâteries d’une infirmière très religieuse, l’argent tentateur. En plus d’éliminer répétitions, confusions et longueurs, Céline aurait évidemment donné de sacrés coups de rabots à l’ensemble. En aurait-il lissé la liesse luxurieuse et furieuse de la fin ? Avant la guerre de 39-45, certainement, mais après ? Au temps de sa renaissance néo-hussarde ? On pense, du reste, au premier Blondin dans la scène superbe où Ferdinand, très amoché, rencontre un soldat britannique, aussi moutarde que les gaz d’Ypres. Mais le plus fort se situe en ouverture. Le cuirassier très gravement blessé y revient à la vie, comme Chabert. Chaque sensation, serrée par les mots, s’ajoute à l’autre. Le lecteur, comme les fidèles de la devotio moderna, entre dans les souffrances du miraculé, les fait siennes. Le lyrisme célinien, en somme, et en concentré. SG / Louis-Ferdinand Céline, Guerre, édition établie par Pascal Fouché, avant-propos de François Gibault, Gallimard, 19€.  Le même Gibault, après nous avoir régalé des deux tomes de son Libera me, récidive. Pour un grand avocat, c’est impardonnable, mais délicieux. Carpe et lapin (Gallimard, 21€), poisson et viande, n’évite ni les arêtes, ni le saignant. Aussi vrai que l’atlante est le mari de la caryatide, que boire donne soif, ou que le moi est adorable, ce dictionnaire insolent est une manière de chef-d’œuvre, à ranger à côté de celui de qui vous savez. Les utiliser, l’un et l’autre, à outrance et découvert. A lire, enfin, Alban Cerisier, Céline. Les manuscrits retrouvés, l’excellent catalogue de l’exposition de la Galerie Gallimard, mai-juillet 2022, 8€.

Le film de Verneuil (1962) a peut-être moins bien vieilli que le roman d’Antoine Blondin (1959), il n’en reste pas moins d’une force intacte dans maintes séquences. Et l’adaptation d’Audiard, pour être plus ronde ou plus lourde, est loin d’avoir gommé l’amertume altière de sa source. Un singe en hiver méritait, en somme, la belle édition croisée, texte et photogrammes réunis sous couverture ad hoc, que propose La Table Ronde. Gabin et Belmondo ont la gueule de l’emploi, l’une cabossée, l’autre lisse, chacune a ses cicatrices, visibles chez l’ancien, moisson des guerres, invisibles chez le cadet, fruit de l’échec. Deux mélancolies se sont donné rendez-vous à Tigreville, ce trou normand où les taxis s’affublent de peaux de panthère aussi illusoires que le printemps que d’autres mettent dans leurs verres. Gabin, ancien marin, s’est vaguement arrimé au passé, Belmondo, toréador sans corridas, désespère du présent. Leur renaissance n’aura besoin que d’une flambée d’alcool. SG / Antoine Blondin, Un singe en hiver, images du film et photos de plateau en illustrations, La Table Ronde, 28€. Signalons, chez le même éditeur, la parution en poche (La Petite Vermillon, 11,20€), d’un de ses recueils d’articles les plus vifs, Ma vie entre les lignes (1982).

Il y a chez le divin Apollinaire un calligramme en signe de cœur dont le texte dessine la forme mais éteint l’élan. La lecture débute à droite, en descendant, puis, parvenue à la pointe inférieure, remonte à gauche. Le tout inverse justement le poncif sentimental, le graffito éternel : « Mon cœur pareil à une flamme renversée. » Après avoir été le lieu traditionnel de l’élévation du et des sens, la poésie est désormais friande d’envols moins éthérés et plus variés. Étienne Faure n’a pas oublié le ciel, mais les oiseaux en formation géométrique s’y déploient autant que le grand mystère du verbe, avec ou sans capitale. La bonne peinture l’habite aussi, Manet, Caillebotte, Van Gogh, Kirchner. Ses mots se hâtent ou ralentissent, au diapason des peintures, écrites plus que décrites. L’incandescence dans la simplicité : le « bleu adorable » de Hölderlin pointe ici et là son nez d’azur. Bon vol ! SG // Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 16€. L’auteur de Vies silencieuses, Daniel Kay, chante lui aussi les vertus de l’Ut pictura poesis et de l’hypotypose. Il a renouvelé sa galerie de tableaux au-delà du maître hirsute d’Amsterdam (Un peigne pour Rembrandt et autres fables pour l’œil, Gallimard, 12,50€) et ne déteste pas les accrochages par écoles, du Nord au Sud, de Frans Hals aux Zurbarán de Florence Delay, de Van der Weyden à L’Homme mort de Manet (notre étendard), c’est-à-dire ce que l’on a fait de mieux en peinture.

De Jean Voilier, née Jeanne Loviton (1903-1996), – qu’une vente Cornette de Saint Cyr de mars 2021 a rendue à l’actualité-, il a été souvent question ici, de la biographie apaisée de Dominique Bona aux écrits de Paul Valéry, son amant le plus célèbre, qui lui témoigna sa flamme en vers et en prose, avec entrain ou tristesse, selon qu’il sentait cette séductrice instable se rapprocher ou s’éloigner de lui. Ce fut le grand amour, écrit Dominique Bona, le dernier du grand poète, plus exactement ; ce fut aussi l’amie vieillissante et attentive, au charme persistant, provocant, de Jean Clausel (de Vic), dont la justesse et la morsure d’expression colorent les souvenirs littéraires qu’il vient de rassembler dans un livre aussi savoureux que sa conversation. Originaire du Lot, – ce qui est le meilleur des pédigrées dans la France post-pompidolienne (Cajarc oblige), le jeune homme fait alors la connaissance de cette figure des lettres, propriétaire du château de Béduer (curiosité féodale du cru). Un premier livre de poésie, adoubé posthumement par Jean Cocteau, de fines chroniques du voyageur infatigable qu’il est resté, une capacité d’écoute certaine, et une allergie aux ragots (ceux qui concernaient notamment la mort de Denoël, le seul homme que Jeanne aura aimé avec passion), ont installé Clausel parmi les familiers de la dame. Damoiseau assumé, il nous livre de son amie, et de son entourage fourni, un portrait haut en couleurs, l’expression consacrée va bien à sa liberté de ton et d’opinion. C’était l’indispensable palette de cette résurrection où, plaisir redoublé, l’œuvre de Valéry déroule une seconde perspective, non moins nécessaire. SG / Jean Clausel, La Chambre du Damoiseau. Paul Valéry, Jean Voilier (et moi), Portaparole, 20€.  

Maître de la biographie et du portrait littéraire, Stefan Zweig croyait à la nécessité de maintenir son objet d’étude à bonne distance. Trop loin, on tombait dans le sec ; trop près, on perdait toute mesure. L’empathie lui semblait le pire des chemins pour accéder aux êtres, et l’on peut dire que l’éloge académique, tel qu’il se pratique quai Conti, se distingue de l’exercice d’admiration obligé, et tend plutôt à la conversation continuée. Il faut croire aux ombres, disait Marcel Proust, et leur parler… Sous la coupole, l’interlocuteur, mort ou vivant, ne s’efface jamais devant les mots qu’on prononce à son endroit. Affinités et différences, par respect mutuel, se font entendre et donnent à cet échange une vérité assez unique. Occupant désormais le fauteuil de Max Gallo, François Sureau, en mars dernier, adressait aux membres de l’Académie française qu’il rejoignait un discours où l’historien défunt, l’un des plus prolixes et des plus attachés à une certaine idée de son pays, redevenait l’héritier d’un passé complexe. Social et politique, ce destin, noué parmi la communauté italienne de Nice en 1932, appartenait lui-même à l’histoire d’une France qui, à bien des égards, n’est plus. Un père communiste, une mère catholique : deux sources vives, deux exemples en symétrie, à hauteur desquels Max Gallo a situé son amour viscéral, hugolien de la France (il fut l’un de nos derniers Michelet), de ses annales, de ses turbulences incessantes, de l’avenir qu’il persistait à lui attribuer dans une Europe hostile au souverainisme du fils d’immigrés transalpins. Après avoir connu la vie de cour auprès de François Mitterrand, Max Gallo comprit que la politique demandait aussi une certaine distance pour être enviable et peut-être estimable. Restaient les livres, l’histoire comme tribut à l’âme collective, et, à partir de 2001, le retour serein, plus que le recours inquiet, à la religion du Christ. Sureau est lui-même un homme de foi, soulignait Michel Zink, ce jour-là, dans sa réponse peu compassée, et donnait au mot une extension supérieure au strict confessionnel. C’est celle d’un serviteur de l’État, qui n’a pas sa langue dans sa poche, celle d’un homme à l’expérience militaire multiple, celle du fanatique d’Apollinaire et de l’ami de Port-Royal, celle d’un prosateur et d’un poète fidèles à l’idée, exprimée par Baudelaire au sujet de Gautier, que le verbe est sacré. SG / Discours de réception de François Sureau à l’Académie française et réponse de Michel Zink, Gallimard, 13,50€.

LE GRAND ART DE VOYAGER

L’âge venu, Chateaubriand cessa d’avaler les kilomètres et déroula ses souvenirs du haut de la plus belle prose française qui ait jamais été. Il est vrai que la nostalgie de ses anciens périples, du nouveau monde aux terres bibliques, apporte une chaleur particulière, celle de la piste ou de « l’histoire ancienne », aux Mémoires d’outre-tombe. Du reste, il n’y avait pas lieu d’aller toujours très loin pour éprouver ces différences d’aspect, de langage et de mœurs qui font le sel des voyages. En juillet 1830, sous un soleil d’Orient, le temps de quelques jours d’effervescence, Paris devint un terrain d’observations comparable aux contrées lointaines. La jungle américaine, l’islam andalou, le spectacle ou l’appel en soi de l’Autre, Chateaubriand les retrouve alors dans la rue parisienne. Du moins, nous l’a-t-il fait croire… Rentré trop tard de Dieppe où Juliette Récamier villégiaturait, il s’est replié, à partir du 28 juillet, rue d’Enfer, avec son épouse, qui y donna refuge à des prêtres en difficulté. Des Trois Glorieuses, en fait, Chateaubriand a ramassé quelques miettes, un peu d’éphémère brûlant, de rares choses vues, une bonne pincée d’effroi, beaucoup d’exaspération envers les derniers ministres de Charles X. Cet événement qui lui aura échappé occupe pourtant l’ensemble du Livre 32 des Mémoires. Comment expliquer un tel écart ? Thomas Bouchet s’y emploie dans un livre bref et vif où, après l’avoir annoté, il commente le récit d’une insurrection que René a surtout vécue à travers les mots des autres et qu’il a fixée à travers les siens, au lendemain des faits. Peu prolétaire, peu sanglante (700 morts), la révolution de 1830 n’avait rien pour fasciner Marx, qui lui préféra juin 1848. Le peuple, que Chateaubriand ne méprisait pas, réagit moins aux ordonnances liberticides qu’au commandement militaire de Marmont, le traître d’avril 1814, traître à Napoléon. Le mémorialiste contient moins sa rage concernant l’incompétence des proches du roi déchu, et se montre très occupé, on le comprend, par les chances dynastiques de plus en plus minces de l’héritier de la couronne, le tout jeune Henri V. Le pair de France est bien décidé, en conséquence, à ne pas se rallier à Louis-Philippe, l’usurpateur de la branche cadette. Quand il parle de « victoire populaire », Chateaubriand désigne ainsi les adversaires du monarchisme libéral, le « parti démocrate », aux contours flous, mais habile à mettre en scène « sa misère et ses lambeaux ». On le sent près de ramener 1830, pour le dire comme Louis Blanc qu’il a pillé, à une « querelle toute bourgeoise », à peine dénaturée par la « racaille » et la « populace » qu’on reprochera à Delacroix d’avoir logées au premier plan de sa Liberté. Quoi qu’on pense des vitupérations du vieil écrivain, l’écriture rétrospective des Glorieuses ajoute à sa propre gloire. Son lyrisme sec, son reportage s’ouvre au contingent et à la confusion du réel, dès que l’espace et le temps, les hommes et les femmes, semblent devenir étrangers à eux-mêmes.

Aux yeux d’André Suarès (1868-1948), – et surtout à son oreille rétive à la moindre emphase, il était deux Chateaubriand. Le seul bon avait écrit Les Mémoires d’outre-tombe, l’autre ployait sous le fardeau d’un triple crime, conservatisme politique, rhétorique incontrôlée, vanité incorrigible. Suarès ne prétendait pas juger en toute indépendance le fautif vicomte, que d’autres maltraitent au début du XXe siècle, de Gide à Thibaudet. Au-delà d’eux, c’est tout le stendhalisme qui réordonne notre patrimoine littéraire et vise les autorités qui le régissent après 1900, les trois B notamment, Brunetière, Barrès et Bourget. Les deux derniers présentaient cette singularité de lire et élire aussi bien le grand Beyle et l’admirable René. Je me souviens encore d’un colloque de la Fondation Singer-Polignac, voilà trente ans, au seuil duquel Marc Fumaroli félicita Philippe Berthier d’avoir su réaliser le même exploit, je comprends mieux aujourd’hui le sens de ses paroles. Elles résonnaient d’une brouille qui resta vive jusqu’aux années 1960-1980. Quant à séparer la graine de l’ivraie, Suarès a probablement salué la plume voyageuse de Chateaubriand à la faveur de ses plusieurs centaines d’articles et d’essais. Une même appétence sensuelle au divers les soude, un même attachement à la mare nostrum, bien que l’appellation trop possessive ait déplu à Suarès. D’ancienne souche portugaise, Juif marseillais comme mon cher Gozlan, styliste merveilleux, il se disait, telle Vénus, né de l’eau. Une bonne partie de son immense corpus en provient. La passionnante anthologie d’Antoine de Rosny nous y replonge, car l’essentiel des pérégrinations de Suarès, en plus de l’Italie qui obséda ce condottiere de la beauté, suivit une boussole hexagonale, la Méditerranée, Marseille la phocéenne, port et porte du monde, mais aussi, – les Bretons le savent -, le pays où la terre finit et baigne dans le vert salé. Partagé entre la Provence et la Bretagne, Gauguin et Cézanne, ce Celte d’adoption, Lord Spleen à ses heures, refait escale parmi nous, il était temps. On avait un peu froid sans lui, et l’ardeur nietzschéenne ou baudelairienne qu’il met dans le moindre de ses textes. A Jean Paulhan, qui le repêcha après sa rupture (1914) avec Gide et la NRF, Suarès écrivait ceci, nous étions le 9 septembre 1933 : « Un pays sans la mer est un visage sans yeux. » C’était paraphraser Stendhal… 1933 : Suarès avait été dreyfusard, il ne serait pas hitlérien, le fascisme originel, du reste, lui rappelait la tyrannie des foules, fléau du tourisme moderne. Tout est clair, en 1902, dès le merveilleux Livre de l’Émeraude : « Je vais au bord le plus lointain de la terre, là où la Bretagne s’enfonce dans la mer, maintenant que tous les hommes et ses propres fils se précipitent vers les lieux de la foule ; je leur tourne, comme elle, un dos de granit. » Il y a mur et mur.

Usera-t-on de la même pirouette au sujet d’Henri Béraud (1885-1958) qui traine encore de lourdes et sonores chaînes ?  S’il échappa à la mort en janvier 1945, Mauriac ayant obtenu qu’on la lui épargnât, il reste frappé d’une mort plus certaine, la mort littéraire. Ses choix politiques, après février 1934, le poursuivent, lui qui fut aussi hostile au Front populaire qu’enthousiaste des accords de Munich et de Pétain. Très actif sous l’Occupation, oubliant de réduire la voilure fin 1943, débarqué alors de Gringoire par un Horace de Carbuccia plus prudent, il expia derrière les barreaux un parcours politique qui ne penchait pas à droite au départ. On dira que c’est banal, on se procurera surtout le volume de Séguier éditions afin de revenir à sa prose prophétique d’avant 1934. Comme le soulignait le récent album Joseph Kessel de La Pléiade, Béraud fut, très jeune, un as du journalisme à grand horizon, très admiré de ses contemporains (Kessel, donc), une plume au vent, mais plus lestée que le jazz de Paul Morand. Rabelais, Michelet et Flaubert sont certains de ses mentors intimes. Loin d’être un « antisémite de toujours », – Simon Epstein a corrigé ce point crucial -, Béraud ne cède à la xénophobie qu’au lendemain de l’affaire Stavisky. Encore ne s’attaque-t-il qu’aux « métèques » jusqu’au Front populaire… Cet ancien dreyfusard, ce lieutenant d’artillerie en 14, appelait encore à la guerre contre Hitler en 1933… L’antisémitisme qu’il a longtemps vilipendé et qu’il rejoint à l’heure de Léon Blum se justifie, selon lui, par la trop grande présence des Juifs dans l’appareil d’État. On connaît la suite, on connaît moins les textes qu’il signa entre 1919 et 1932 dans la presse, souvent radical-socialiste. Cédric Meletta nous dit que « Stendhal et Chateaubriand auraient pu reconnaître » l’Europe de Béraud, malgré les modifications apportées à sa carte et les tensions afférentes. De l’Irlande à l’Albanie, de l’Alsace-Lorraine repassée sous pavillon français à l’Autriche rabotée, Béraud est partout, et il ouvre les yeux. Il tire sur les poncifs de l’arrière : une Allemagne rendue insolvable et pacifiste par les traités de paix, l’euphorie sociale de la Russie soviétique, etc. Ce sont Rome et Vienne, où il séjourne à plusieurs reprises, qui mobilisent son attention. Plus clément envers l’autoritarisme mussolinien, il ne l’exonère pas de son muselage des Italiens et de ses violences instituées, il note aussi avec humour, en 1929, le virage du régime : « La révolution de 1922, qui se proclamait futuriste et crachait avec dégoût sur les vieux plâtras, se réclame à présent de la Rome d’Auguste, des victoires de Scipion. » Mais sa grande peur en 1932-33, c’est la menace de l’Anschluss généralisé. Le feu couve à Prague, Vienne, Budapest, écrit-il alors : « Que cherchez-vous, camarades, dans les dernières lueurs de ces beaux jours ? Une menace ? Un grand signe d’espoir ? N’avez-vous pas assez souffert ? Oubliez-vous ? » Faut-il oublier ce Béraud-là ?

Venu de la gauche anti-capitaliste et anti-communiste, George Orwell (1903-1950) n’en varia pas. Comme Drieu, il perçut vite en Hitler un socialisme dénaturé, et dans l’hitlérisme un authentique mouvement populaire trompé sur ses fins. Comment l’étiqueter lui-même ? Socialiste et tory à la fois, bourgeois fier et contempteur de ses origines, bourlingueur épisodique des bas-fonds, il fut tout cela et, sans contradiction, un écrivain du genre « sharp », abominant l’angélisme orné d’un William Morris, crucifiant l’héroïsation chère aux séides de Moscou et leur façon indécente de chanter le productivisme ou le sacrifice de l’ouvrier à la grande cause… Son journalisme d’investigation, disait le grand Simon Leys, est aussi vécu que littérairement tendu. Dire qu’il n’a pas pris une ride, ce n’est pas en confirmer la valeur artistique (elle n’a plus besoin de nous), c’est répéter, après le dernier préfacier du Quai de Wigan, la persistante pertinence de sa description des classes laborieuses, peu enclines au socialisme, pas toujours très propres, quand le minimum vital interdit le superflu, et l’espace domestique condamne les familles nombreuses à son insalubre exiguïté. En 1936, avant la guerre d’Espagne, le POUM anti-stalinien et la balle qui faillit l’emporter, Orwell se frotte aux mineurs du Nord de l’Angleterre, entre Liverpool et Manchester. Y a mieux comme Paradis. Les gueules noires, veinées de bleu indélébile sous la suie, menacées de partir tôt par les bronches ou de voir leurs yeux s’éteindre avant l’âge, lui font une place parmi eux. Mais il n’est pas des leurs. D’où la question qu’Orwell se pose à lui-même : peut-on être un transfuge de classe, nier la sienne afin de faire tomber les barrières et de réinventer le socialisme ? Peut-on abdiquer ses goûts, son habitus, diraient les cuistres ? Et est-ce la condition suffisante d’une nouvelle organisation sociale ? L’incipit traduit un éloignement qui demande, en vain, à disparaître : « Le premier bruit, le matin, c’étaient les galoches des ouvrières martelant les pavés. Plus tôt encore, il y avait sûrement des sirènes d’usine, mais n’étant pas réveillé je ne les entendais pas. » Au cœur du réacteur, car le charbon mène le monde, Orwell en vient à citer son confrère D. H. Lawrence, enfant des terrils, et la réaction de l’amant de Lady Chatterley qui, après avoir échappé à sa classe, refuse d’y retourner… Le simplisme n’a pas cours chez Orwell. Même les villes industrielles, reconnait Le Quai de Wigan, possèdent leur beauté, les parias leur dignité. Leçon qui ramène le futur auteur de 1984 à Baudelaire, qu’il cite fort à propos : la beauté moderne ne s’abreuve pas seulement à nos laideurs morales.

Rien n’autorise désormais à séparer l’anthropologue du XXe siècle, objectif et relativiste dans sa quête de diversité, des voyageurs qui l’ont précédé sur les routes du monde et même hors d’elles. Cela reviendrait à opposer le scientifique froid au promeneur subjectif, se payant de sensations dépaysantes avant d’y faire rêver ses lecteurs, mais refusant la réalité dès qu’elle contrevient aux attentes du départ. Claude Lévi-Strauss (1908-2009), sur lequel paraît un dictionnaire attentif à ses innombrables centres d’intérêt, s’était préparé, par ses lectures, à subir et surmonter l’« amer savoir qu’on tire du voyage ». Son cher Baudelaire, objet d’une notice qui aurait pu dépasser la linguistique, l’avait averti : l’altérité absolue est un leurre, mais un leurre utile. Les premiers mots de Tristes tropiques parlent le langage d’un romantisme conscient des limites propres à tout dialogue interculturel : « Je hais les voyages et les explorateurs ». Lévi-Strauss le savait. A défaut de Théophile Gautier, sans doute peu pratiqué, Chateaubriand, en plus des explorateurs des XVI et XVIIe siècles, marqua son approche de ceux qu’on appelait encore les sauvages dans les années 1930. Le terme, du reste, ne relevait pas d’une pure négativité avant que l’ethnologie ne s’en débarrasse. Chateaubriand et Baudelaire, qui avait bien compris Atala, sont précisément là pour en témoigner. Bref, Tristes tropiques, en 1955, peut changer de continent américain, il reste arrimé au meilleur romantisme, celui qui se sait aller au-devant de la désillusion, celui qui surtout n’y sacrifie pas les autres « savoirs » qu’on tire du voyage. L’amertume, voire la crainte de précipiter le nivellement des cultures ou, pire, la souillure généralisée de la planète, ne le fait pas reculer d’horreur. Et si Lévi-Strauss nous est si utile aujourd’hui, il ne le doit pas au prêt-à-penser contemporain et à sa détestation criminalisante de l’homme blanc, voire de la vieille Europe en son entier. Dans ce qui semble être son premier article, la recension de Voyage au bout de la nuit en 1933, le jeune professeur de lycée n’ignore pas les pages très acides de Céline sur l’Afrique coloniale et la lèpre moderne. Plus tard, la neutralité axiologique de l’approche structurale mettra en évidence des invariants au sein de groupes humains, de mythologies et de formes artistiques que tout, par ailleurs, sépare. Mais il y a aussi une conscience des différences chez Lévi-Strauss, une reconnaissance du droit des cultures et des sociétés à préserver dans leur être, une pensée des frontières, un souci de ne pas torturer la langue commune et un refus raisonné de l’écriture inclusive, au temps de l’Académie (objet d’une notice inutilement sarcastique). De même que l’art, dont il était friand et expert, n’avait pas à renoncer à sa « visée objective », qu’il soit réaliste ou pas, l’intellectuel ne devait pas abdiquer l’hygiène du franc-parler aux convenances du jour. Le dernier Lévi-Strauss n’aura pas hésité à durcir le ton au sujet des idéologies identitaires, il n’a pas moins déploré, rappelle Jean-Claude Monod, l’apologie croissante « d’un brassage qui conduirait à condamner tout souci de préserver une culture ou une tradition propres. »

Stéphane Guégan

*Chateaubriand et la révolution de 1830, présenté par Thomas Bouchet, La Fabrique éditions, 15€ / André Suarès, Ports et rivages. Anthologie, édition d’Antoine de Rosny, Collection Les Cahiers de a NRF, Gallimard, 21 € / Henri Béraud version reporter, préface et choix de textes par Cédric Meletta, Séguier Editions, 22€ / George Orwell, Le Quai de Wigan, préface de Jean-Laurent Cassely, nouvelle traduction de Clotilde Meyer et Isabelle D. Taudière, Climats / Flammarion, 21€ / Jean-Claude Monod (sous la direction de), Dictionnaire Lévi-Strauss, Bouquins, 33€. / Les préventions de Stendhal à l’égard de « l’emphase » de Chateaubriand ne l’ont pas empêché de le lire et de le citer sans cesse, en bien plus qu’on ne le pense ; elles ne sauraient non plus nous écarter du dernier et bel essai de Philippe Berthier, entièrement dédié aux passions viatiques de son héros.  Mérimée, premier beyliste, a parlé du « besoin de locomotion » de Stendhal comme d’un trait qui peignait autant l’homme que son style allègre, alerte, accordé à l’électricité de l’existence et de ses heureux court-circuit : incurable vivant, Stendhal fut, de fait, un touriste impénitent, mais conséquent, l’opposé du vagabond, malgré la foi qu’il vouait aux miracles de l’imprévu ou, à défaut, aux charmes de la rencontre. « Le grand art de voyager », comme il le dit à sa sœur Pauline, exige du sérieux, conseil que Flaubert et Gobineau feront leur. Savoir voyager, au XIXe siècle de la bougeotte standardisée, n’est plus l’affaire de tout le monde. Remède contre la déprime, la promenade, mot stendhalien, varie dans les distances parcourues, non dans sa recherche du plaisir. Femmes, cuisine, musées ou simples béatitudes de l’attente, « le métier de touriste » consiste à butiner ici et là ; par essence, il résiste au curieux patenté, répertorié, « incontournable ». Un must : fuir évidemment les fâcheux qui chantent leurs trésors locaux. N’étant pas à une contradiction près, Stendhal a écrit quelques-uns des meilleurs guides de son temps, il semble même avoir cru au progrès, à la démocratie illimitée en tout. Ce qu’il dit du voyage et des devoirs du flâneur montre les limites de cette utopie politique. SG / Philippe Berthier, Stendhal et le « grand art de voyager », Honoré Champion, 38€.

COLLOQUE // Gaëtan Picon et la pensée de l’art

Vendredi 3 et samedi 4 juin 2022 // École Normale Supérieure, Salle Dussane, 45 rue d’Ulm, 75005 Paris, programme en ligne.

C’est dans la proximité d’André Malraux, rencontré lorsqu’il est très jeune, que Gaëtan Picon (1915-1976), philosophe de formation, précise son adhésion à la pensée de Nietzsche et qu’il élabore, peu à peu, une esthétique de la création fondée sur la triade : connaissance, culture, création. Construit sur le principe « une communication/un livre », le colloque Gaëtan Picon et la pensée de l’art s’attache au questionnement qui a conduit Picon jusqu’aux « Sentiers de la création », la collection qu’il dirige chez Skira à partir de 1969.

Le Louvre, le divers, le bizarre

Les 14 et 15 décembre derniers, un colloque s’est tenu à l’Université de Lille, en dépit de toutes les difficultés et servitudes du moment. A l’initiative de Barbara Bohac, Aurélia Cervoni et Andrea Schellino, Baudelaire. La beauté du bizarre a rendu à ce concept du poète l’épaisseur historique, sémantique et stratégique que le mésusage lui a fait perdre. Envers du beau banal, comme il le dit en 1855, cette bizarrerie-là échappe aux froids calculs : elle est bien davantage l’expression d’une intimité créatrice touchant à l’étrange à force d’être personnelle. C’est aussi l’un des mots du lexique baudelairien où se laisse entendre ce qu’il faut bien nommer la composante rocaille de sa modernité. Dans le texte qui suit, celui de ma contribution au colloque Lillois, l’héritage du premier XVIIIe siècle retrouve son contexte d’affirmation initial, le Louvre de Louis-Philippe. Il s’y préparait le choc de la diversité esthétique dont le poète ferait la pleine expérience lors de l’Exposition universelle de 1855. Le bizarre, comme estampille d’une vérité enfin dite, ou d’une différence enfin connue, s’énonce alors. Plusieurs des études de la dernière et excellente livraison de L’Année Baudelaire (Honoré Champion, 40€) offrent des rapprochements possibles avec l’idée d’un discord propre à la beauté selon Baudelaire, au-delà des pages qu’Aurelia Cervoni consacre à l’altérité indienne et Claire Chagniot au génie composite de Puget. Paradoxal, de fait, se veut le beau baudelairien, rappelle une conférence inédite de Marcel Raymond, un beau plus oxymorique que duel. Le trouble se glisse entre les options stylistiques, comme entre le vice et la vertu. Essais de théâtre, Spleen de Paris et Fleurs du Mal, ce numéro le montre, croisent Satan et plénitude, Malheur et Rachat. La dimension spirituelle propre à Baudelaire, friand des « Grâces de Dieu », court à travers les pages, qu’il s’agisse de sa réécriture des Confessions de Rousseau, de l’exégèse eucharistique d’Harmonie du soir et de la magistrale extension que Jean-Michel Gouvard donne au sous-texte d’un des derniers poèmes en prose, Le Tir et le cimetière. Se résigner à « la brièveté de la vie » avait tout d’une faute, au sens fort, pour Baudelaire. Charles Monselet, convoqué ici, est celui qui baptisa le Manet du Déjeuner sur l’herbe d' »élève de Goya et de Baudelaire ». De Jacques Dupont enfin, on lira le brillant avant-propos et l’étude qu’il consacre à Colette chez laquelle, comme chez Debussy, filiation baudelairienne et rococo persistant se cousent ensemble. SG

La modernité picturale qui se constitue dans la France postrévolutionnaire, de David à Manet, pour aller à l’essentiel, est le plus souvent corrélée à l’essor d’un réseau marchand et d’une parole critique progressivement affranchis de toute autorité institutionnelle. A l’inverse, les musées et le Salon sont vus comme autant de freins à ce même avènement de l’art dit indépendant. Si nous avions pu interroger Baudelaire sur ce point, nul doute qu’il eût contesté la vulgate moderniste, lui qui prit tôt position en faveur du Louvre et du musée de Versailles, ce musée de l’Histoire de France, voulu par Louis-Philippe, et où lycéen il s’était rendu et avait reçu une leçon de peinture décisive… Le jeune Charles, lecteur alors de Théophile Gautier, y eut la confirmation, en juillet 1838, de la grandeur delacrucienne, devant La Bataille de Taillebourg, au milieu des tableaux de l’époque davidienne, si froids, statiques et inexpressifs en comparaison. On verra que ce ne fut peut-être pas le seul profit de cette visite scolaire. Moins de sept ans plus tard, à vingt-quatre ans, Baudelaire ébauchait sa carrière de critique d’art en recensant le Salon et récusant tout compromis. Les complaisances de la presse lui répugnent. Le Salon de 1845 de Baudelaire s’ouvre par « quelques mots d’introduction », qu’il aurait pu dire « d’explication ». A ses lecteurs, aux critiques, l’inconnu parle sans ménagement, inaccessible, dit-il, aux camaraderies et aux poncifs de la critique. Le mépris du bourgeois en relève, de même que les cris d’indignation contre le jury, fût-il dominé par les artistes de la classe des Beaux-Arts de l’Institut. Au contraire, libérer le Salon de toute sélection officielle, selon Baudelaire, en accuserait la médiocrité. Et les injustices commises annuellement, que le débutant est prêt à reconnaître, ne suffisent pas à invalider son constat : « D’abord il faut un jury, ceci est clair – et quant au retour annuel des expositions, que nous devons à l’esprit éclairé et libéralement paternel d’un roi (nous soulignons), à qui le public et les artistes doivent la jouissance de six musées (la galerie des Dessins, le supplément de la galerie française, le musée espagnol, le musée Standish, le musée de Versailles et celui de Marine), un esprit juste verra toujours qu’un grand artiste n’y peut que gagner, vu sa fécondité naturelle, et qu’un médiocre n’y peut trouver que le châtiment mérité. » On ne s’est pas assez intéressé à l’hommage appuyé que Baudelaire adresse, sans ironie, au roi des Français et à l’élargissement muséal dont il le crédite. Il n’est plus utile de souligner aujourd’hui les effets de longue portée du « musée espagnol », cette galerie que Louis-Philippe fit ouvrir derrière la colonnade qui regarde l’église Saint-Germain-l’Auxerrois. Avec plus de 450 tableaux, ce panorama ibérique, du Greco à Goya, imprima le choc désiré, choc durable, de Delacroix à Manet.

Nous voudrions plutôt nous intéresser à ce que Baudelaire nomme le « supplément de la galerie française », mention du Salon de 1845 sur la nature de laquelle, me semble-t-il, la méprise persiste. Ma contribution à ce colloque sera donc plus que modeste, et elle ne rejoint l’analyse du bizarre baudelairien que sur son versant historique. Mais Baudelaire aimait lui-même introduire le temps long de l’histoire dans ses réflexions esthétiques, marquées, en effet, par les récents et rapides changement de leur cadre de référence. Or, comme il le suggère lui-même, le Louvre, plus qu’une simple vitrine, en fut l’un des acteurs. Au premier Baudelaire, l’ex-Museum révolutionnaire, le ci-devant Musée Napoléon, offrit donc le meilleur espace où former son œil, son goût, et évaluer l’art contemporain à l’aune d’une collection qui s’était beaucoup diversifiée depuis la chute du Premier Empire. Malgré le « libéralisme paternel » qu’il associe à l’action de Louis-Philippe en 1845, il convient ainsi de remonter trente ans plus tôt, au moment où le Louvre, après s’être vidé de ce que l’on appelle un peu vite les rapines de l’Empire, dut se donner une politique patrimoniale adaptée à la situation du musée et à la série de drames que le pays venait de traverser.  Bien que Louis XVIII ait restauré la Maison du Roi, principal organe de sa politique artistique, dans certaines prérogatives de l’Ancien Régime, et bien que les classes de l’Institut soient redevenues des académies royales, l’idée de rétablir un art de cour, ou de réserver commandes et achats à ses seuls sujets pleinement monarchistes, ne l’effleura pas. Au contraire, la période de la Restauration, qui voit s’affirmer le romantisme des années 1820 en toutes ses variantes, frappe par son hétérogénéité esthétique et politique. Débarrassé des signes les plus voyants du régime impérial, Le Louvre, sans cesser d’abriter des espaces à vocation symbolique ou administrative, conserva sa fonction muséale, laquelle comprenait la promotion des artistes vivants à travers le Salon et la décoration du palais. Le soutien aux créateurs se dédoubla, dès 1818, lorsque le Musée du Luxembourg, premier musée d’art contemporain, ouvrit ses portes. En 1822, la couronne fit l’acquisition de La Barque de Dante de Delacroix et dirigea la toile vers le nouvel espace du mécénat royal. Nul n’ignore le rôle éminent que le tableau joua dans le musée imaginaire de Baudelaire et sa vision des rapports modernes entre l’art et l’Etat. Bien que Mort de Sardanapale eût divisé le personnel de l’administration royale, le même Delacroix fut associé au programme décoratif du Conseil d’Etat, au Louvre même, sous Charles X. Le coloriste tranchait, bien sûr, sur ses collègues pareillement requis. En somme, l’alliance des contraires, voire la brutalité des contrastes, gagnait le Louvre, on peut même dire que le comte de Forbin, le directeur général des musées royaux et l’ami d’Ingres, les recherchait.

Cette pluralité artistique, poussée jusqu’à l’extrême lors de l’achat du Radeau de la Méduse de Géricault, avait pour contrepartie l’introduction de nouvelles formes d’art au sein du musée lui-même. La double dominante du Louvre originel, celui qui ouvre en 1793 et s’étoffe sous Bonaparte, s’infléchit singulièrement à la fin des années 1820. Le règne exclusif de l’antiquité gréco-romaine et de la grande peinture des XVIe et XVIIe siècles s’achève… A la suite de l’achat de la collection du peintre Révoil et de l’ouverture du musée dit de Charles X, le Louvre fait peau neuve, le regard s’ouvre. La première était constituée d’objets et de meubles du Moyen Âge et de la Renaissance, le second confirme la vogue grandissante de l’art égyptien. Le cercle des curiosités esthétiques fait alors un bond qu’accroissent l’inauguration d’une galerie de sculptures des XVI-XIXe siècles et la création d’un musée de la marine, mentionné par Baudelaire en 1845, où les modèles de vaisseaux voisinaient avec des objets issus d’Océanie et des Amériques. Même l’accrochage sacro-saint de la peinture européenne devait s’inscrire dans la diversification esthétique qui triompherait sous Louis-Philippe et sans laquelle on ne saurait comprendre l’attachement d’un Gautier, et donc d’un Baudelaire, au refus de tout canon esthétique universel et absolu. Certes, l’hégémonie de la peinture italienne et des écoles nordiques reste entière, de même que la primauté accordée, en matière de peinture française, à Poussin, Le Brun et Le Sueur. Cette trinité triomphe, du reste, dans l’allégorie du davidien Abel de Pujol, La Renaissance des arts, intégrée au plafond du grand escalier du Louvre à partir de 1819. Le long de la Grande Galerie, Rubens et Raphaël incarnent toujours le grand art, à proximité de la peinture française du Grand siècle. Les exigences du grand, auxquelles Baudelaire devait se montrer très sensible, expliquent aussi certains achats de Forbin, qui parvint à faire entrer au Louvre la plupart des compositions de David disponibles, Les Sabines et le Léonidas. Le Couronnement et La Distribution des Aigles, propriétés de l’Etat, furent restitués par la famille du régicide, mais leur sujet en interdisait l’accrochage, à la différence du Portrait de Mme Récamier, dont la présence renforça la part féminine de l’esthétique davidienne au milieu des années 1820. Alors que les caricaturistes jouaient de l’inquiétude que certains élèves du peintre des Horaces avaient manifestée de voir revenir dans l’espace public l’art honni du premier XVIIIe siècle, le rocaille ou le rococo, n’avait pas quitté son purgatoire. Les tableaux du temps de Louis XV restaient globalement remisés, au Louvre et à Versailles, à l’exception de la série des Ports de France de Joseph Vernet, déjà présente dans la Grande Galerie sous l’Empire. Nul ne semble alors s’émouvoir de la relégation de Watteau et Boucher, Greuze et Fragonard, tant le goût prévalant, y compris celui des monarques, penchait vers David et ses élèves, tels Gérard, Gros et Girodet, que la Restauration gratifia, tant et plus, de titres.  

Léopold Flameng (d’ap. Caylus), La Font de Saint-Yenne examinant la fontaine des Innocents, 1859, estampe.

Quelques signes ténus de la réhabilitation du premier XVIIIe siècle se dessinaient cependant. Un marqueur intéressant nous est fourni par l’auteur de La Galerie des peintres célèbres en 1821, cette publication illustrée présente Watteau comme « le peintre le plus plaisant et le plus original de l’école française. » C’est sous Louis XV que l’art rocaille avait connu son apogée et sa crise : précédant l’essor du « goût à la grecque », la croisade d’un La Font de Saint-Yenne (1688-1771) frappa les esprits. En 1747, ce proche de Boileau fait paraître ses Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France, où l’art du siècle de Louis XIV sert à dévaluer la peinture « d’agrément » contemporaine, dominée par les sujets galants et un chromatisme séducteur, signes, selon lui, d’une décadence généralisée. La vocation édifiante du grand art réclamait une réforme sévère des pratiques.  On condamne ainsi et la féminisation des pinceaux et la prééminence de la couleur, ce « fard » indigne, dès qu’il est excessif, d’un art de la pensée et du politique. Il ne manquait que la rupture de 1789-1792 pour voir s’enflammer le débat. Parent de François Boucher et ayant débuté dans la manière de celui-ci, David lui-même voulut incarner l’abolition, avec celle de l’Ancien Régime, d’une esthétique qu’il disait conjointement artificielle et libertine. En novembre 1793, à la Convention, il rappelait la vraie nature des beaux-arts, « l’imitation de la nature dans ce qu’elle a de plus beau, dans ce qu’elle a de plus parfait. » Quant à sa destination, ce ne pouvait être que le bien collectif de la nation régénérée. Les plus fervents partisans du nouvel idéal en appelèrent à la destruction des arts qui s’étaient « prostitués » afin de « décorer les boudoirs ». Les semaines qui précédèrent la chute de Robespierre ont retenti de toutes sortes de projets visant à « immoler » les œuvres jugées indignes de la Révolution. Aucun tribun ne fut alors plus vindicatif que Gabriel Bouquier, ami de David et député à la Convention, lorsqu’il y prit la parole le 24 juin 1794 : représentants d’un art « asservi au caprice du faux goût, de la corruption et de la mode », Boucher et Van Loo devaient être éliminés « de la collection républicaine ». Thermidor aidant, la fin du siècle préféra jeter en réserve les tableaux odieux : mais le Louvre épuré resta tel quelques années. L’intérêt pour Watteau et ses suiveurs ne sort de la clandestinité qu’après 1830. A mesure que la jeune littérature et la jeune peinture s’affranchissent des oukases de la génération davidienne, les proscrits d’hier retrouvent le chemin des cimaises officielles. En 1838, année de l’ouverture de la Galerie espagnole, le Louvre connaît une réorganisation de son accrochage. Quant aux maîtres français, Poussin et Le Sueur l’emportent encore sur la peinture du siècle suivant. Outre L’Embarquement pour Cythère de Watteau (ill.) cependant, cinq tableaux de Greuze et deux d’Hubert Robert rejoignent les salles des bords de Seine. Cette même année, au musée de Versailles, l’adolescent Baudelaire a croisé bien des vestiges du temps de Louis XV.

Chardin, Le Bénédicité, Musée du Louvre

Le raccrochage de 1838 laissa Lancret, Pater, Chardin, Boucher et Fragonard hors de son champ, de sorte qu’un collaborateur de L’Artiste, revue essentielle dans la réhabilitation du rocaille sous Louis-Philippe, regrette, en 1843, qu’« [il] n’y ait pas une histoire plus complète de la peinture française » et réclame qu’on lui attribue une galerie, au Louvre, «comme on a fait une galerie espagnole.» Parmi les avocats du rocaille que le jeune Baudelaire a lus, écoutons Arsène Houssaye en 1844. La direction de L’Artiste vient de lui échoir. Si la peinture du premier dix-huitième siècle n’est pas sans défaut, selon lui, elle contient un antidote au davidisme et un anti-dogmatisme bienvenu : « Le Beau est absolu, mais il est divers. […] C’était là l’esprit des sculpteurs et des peintres du XVIIIe siècle. C’est ce qui donne aux œuvres de ce temps trop décrié je ne sais quelle liberté de touche et quelle gaieté de création qui font pardonner les plus beaux barbarismes. Il n’y a pas un pédant dans les ateliers. Si l’on pêche, c’est par l’exemple et le sans-souci des règles. » Les appels de L’Artiste seront entendus par les conservateurs du Louvre qui, deux ans plus tard, opèrent le changement espéré de toute une génération. C’est à ce point, au terme d’une interminable mais nécessaire digression, que je reviens au texte de Baudelaire et au « supplément de la galerie Française » qu’il signale en 1845. André Ferran, et d’autres à sa suite, a cru que le poète signalait quelque « annexe » du Louvre. Or, il apparaît plutôt que Baudelaire ait porté au crédit de Louis-Philippe la réparation naissante dont bénéficiait définitivement cette année-là le style Louis XV. Dans L’Artiste toujours, le 13 juillet 1845, Champfleury, très proche de Baudelaire, se félicite des « nouveaux tableaux du musée ». Plus encore que les peintures de Vigée Le Brun qui en font partie, ce sont deux tableaux de Chardin, issus des collections de Louis XV et enfin placés au Louvre, qui charment le critique en voie de devenir le porte-parole du réalisme de Courbet. Mais La Mère laborieuse et Le Bénédicité lui semblent accentuer ce que le nouvel accrochage avait d’incongru : « Chardin, placé entre Boucher, peintre immoral maniéré, et Greuze, peintre maniéré vertueux, est fort étouffé. » A rebours de Gautier et Houssaye, pour qui le libertinage constitue l’une des raisons de revaloriser la culture rocaille, un certain puritanisme de gauche se cabre à l’approche de 1848. A l’évidence, Baudelaire en est exempt, lui qui rêvera bientôt d’un musée de l’amour et intégrera l’art Louis XV à la réflexion du Peintre de la vie moderne. Lecteur de Montesquieu et nécessairement des Lettres persanes, voire des Réflexions de l’édition de 1754, il sait parfaitement que son aîné défendait l’art rocaille au nom de la variété, de la surprise et du bizarre, autant de concepts qu’il fit siens. Dès 1842, le Dictionnaire de l’Académie française, avait accueilli le terme de rococo, qui « se dit trivialement du genre d’ornement, de style et de dessin qui appartient à l’école du règne de Louis XV et du commencement de Louis XVI. » De l’exemplarité classique à la diversité du bizarre et à l’attrait du rocaille, le Louvre était lui-même devenu moderne bien avant le Second Empire. Stéphane Guégan

TROIS JOURS

Les larmes se méritent, surtout au XIXe siècle, où elles déferlent. Alexis de Tocqueville ne pleura pas la Monarchie de Juillet en février 1848, bien qu’une régence, portée par la duchesse d’Orléans, l’eût alors rassuré. Le descendant des victimes de la Terreur, le libéral déçu n’était pas de ceux qui croyaient nécessaire de précipiter les républiques. On sait que la solution de la régence trouva aussi en Victor Hugo un chaud partisan. Le poète et pair de France avait été très lié à la duchesse d’Orléans et à son mari, fils aîné du roi, et promis à lui succéder jusqu’au stupide accident qui l’emporta en juillet 1842. Une gravure d’époque nous montre Hélène de Mecklembourg, le 24 février, droite et grave au milieu d’une Chambre en délire ; vêtue de noir, ses deux jeunes fils à ses côtés, elle plaide la cause de son aîné, le comte de Paris, en faveur duquel Louis-Philippe a abdiqué avant de prendre la route de Londres. Une fuite sans retour. La République immédiate, non la Régence, telle fut, au contraire, la position du grand Alphonse de Lamartine, auquel Tocqueville se sentait lié par l’admiration littéraire, l’habit vert de l’Académie française et l’opposition de la gauche dynastique qu’ils avaient animée ensemble contre les ministres les plus conservateurs ou les plus démagogues de Louis-Philippe. Guizot, d’un côté ; Thiers, de l’autre. A la République qu’il a prédite en 1847, Tocqueville se rallie sans mal. En mars 1848, aux électeurs de Valognes qui rééliront massivement leur génial député, il tient un discours sans ambiguïtés : « N’avons-nous pas renversé la vieille royauté […] ? La royauté de dix siècles en trois ans ; la royauté de la branche aînée en trois jours ; la royauté de la branche cadette en trois heures. » 1789, 1830, 1848… Tout alla donc par trois, plus vite chaque fois, mais sous l’impulsion d’une incomplétude identique. Le destin ou le drame des révolutions, chez nous du moins, serait-il de rester « inachevées », comme l’écrit Sylvie Aprile ? Son livre, remarquable manuel à l’usage de celles et ceux qui n’auraient pas saisi où se situe la naissance de la France contemporaine, fait de la première Restauration le moment inaugural de son récit (1). Cela ne revient pas à ignorer que Napoléon s’était vite éloigné de son modèle primitif, Robespierre, et proposé de clore la Révolution. Mais, tel Maurice Agulhon qu’elle cite, Sylvie Aprile attribue aux années 1814-1830 (jusqu’au retour donc des trois couleurs exaltées par La Liberté de Delacroix), un rôle plus décisif encore dans la démocratisation de la vie politique des Français. Sans doute le découpage éditorial de l’excellente série où son livre s’insère le rend-il moins loquace sur les continuités de régime. Elles n’échappèrent pas à un Louis de Bonald, incorrigible ultra que le retour des Bourbons laissa sur sa faim réparatrice : « La Restauration de la monarchie ne fut réellement que la restauration de la Révolution. » Sans lui donner entièrement tort, on en créditera sans réserve, non l’impuissance de Louis XVIII, mais son intelligence politique.

L’esprit de la Charte du 4 juin 1814 tranche dès le célèbre incipit, aussi vide de référence à la royauté d’essence sacrée que soucieux de la marche de l’Histoire. C’est le roi restauré qui parle : « La divine Providence, en nous rappelant dans nos États après une longue absence, nous a imposé de grandes obligations. » Louis XVIII ne touchera ni au Code civil, ni à la liberté de culte, pas plus qu’aux biens nationaux. Les Français qui n’étaient plus ses sujets restèrent égaux devant la Loi. La Chambre d’août 1815, formée au lendemain des Cent Jours, manifeste une adhésion massive à ces Bourbons-là et donc aux chances de réussite d’une monarchie constitutionnelle et parlementaire. Même en faisant la part des royalistes de circonstance et de leurs incertitudes, on mesure l’étendue de la victoire de Louis XVIII. Les derniers temps de l’Empire, entre conscription, censure et révoltes dans le Sud-Ouest, avaient involontairement préparé le retour des Bourbons. Républicains et bonapartistes ne pouvaient l’oublier. Pour d’autres raisons que leurs adversaires, certains légitimistes, on l’a vu avec Bonald, ne facilitèrent pas la réconciliation nationale autour de la Charte. Outre la Terreur blanche (en réponse aux Cent Jours), les facteurs de division devaient s’accumuler, et le ballet des gouvernements s’intensifier sous le jeu des oppositions de gauche et de droite, que tout radicalise, l’assassinat du duc de Berry comme la législation trop changeante sur la presse ou le corps électoral. Le vœu de « renouer la chaîne des temps », partagé par Charles X quand il accède au trône, a échoué quand il le quitte. Ce ne fut pas seulement le fait des princes, nous rappelle Sylvie Aprile, qui range toutefois parmi leurs fautes, au-delà du Sacre comique de mai 1825 et du raidissement final, la volonté tenace de rechristianiser le pays. Le point est contestable. Malgré la pression des ultras, les frères de Louis XVI auront moins cédé à la logique contre-révolutionnaire, moins régné par le moderne levier des affects et du victimaire, que désigné le socle des valeurs sans lequel la seule politique reste insuffisante et peut s’avérer dangereuse. Le reste du livre le montre assez, notre quotidien depuis quarante ans aussi. Le respect des libertés publiques dont on nous rebat les oreilles est devenu une revendication nocive, en s’exacerbant, à ce qui les rendent possibles, l’unité sociale et nos devoirs envers elle. Rien ne nous éclaire plus, à cet égard, que les oscillations libérales de la Restauration, son espace public et culturel reconquis, comme ses régressions momentanées et son effondrement. Le romantisme, que Sylvie Aprile n’omet pas, y trouva son terreau et son souffle.

Si 1789, 1830 et 1848, pensait Tocqueville et résume Françoise Mélonio, procèdent en partie du drame des « masses abusées », la première révolution fut une affaire d’avocats, les deux autres tirèrent de la presse leurs bataillons initiaux. La récente histoire littéraire française fait grand cas justement de l’essor des journaux et revues au cours des années 1820, leur poids est tel qu’il déterminera désormais l’espace littéraire, son économie, sa diffusion, son imaginaire et parfois son langage. De ce nouvel intérêt, deux livres témoignent, ils abordent, entre autres, la réception du premier romantisme en milieu légitimiste (avec lequel il fut longtemps entendu qu’il fallait le confondre). Guillaume Cousin jette le large filet d’une thèse bien conduite et bien dirigée sur le moment de naissance et d’influence maximale de la Revue de Paris, à savoir la période qui va de mars 1829 à 1834 (3). Aux vrais lecteurs, ce titre faussement anodin (puisque son modèle avoué était britannique) évoque quelques-uns des purs joyaux de Balzac (une partie de La Femme de trente ans, La Femme abandonnée, etc.), le concours prestigieux de Stendhal, Nodier, Mérimée, Musset et de tant d’autres. Son créateur, Louis-Désiré Véron, né la même année que Delacroix, l’avait côtoyé à Louis-le-Grand. La passion de la musique et de l’opéra leur sera commune, ils divergent d’abord en politique : Véron, enrichi par le pharmaceutique douteux, fréquente le milieu légitimiste sous la Restauration et publie dans La Quotidienne (les lecteurs de Balzac savent quel marqueur cette feuille ultra constitue dans ses récits). Il s’éloigne des durs du royalisme lorsque le modéré Martignac, devenu chef du gouvernement de Charles X, sème la panique parmi eux. Comme les Tocqueville père et fils, Véron croit à cette nouvelle tentative d’apaiser la guerre des deux Frances. Il fonde alors la Revue de Paris qui évoluera du libéralisme au centre-droit orléaniste. On se souvient que la révolution de 1830 fut initialement déclenchée par la colère des journalistes et des ouvriers de la presse que les ordonnances du 24 juillet 1830 menaçaient de censure et de chômage. Née en pleine crise de la librairie, qui se voit déposséder de sa prééminence au profit des feuilles éphémères, la Revue de Paris fera triompher le récit court, c’est-à-dire la nouvelle, saisissante, exotique de préférence, mais respectueuse de limites que Véron, et surtout Amédée Pichot à partir de 1832, rappellent si besoin à leurs contributeurs. Guillaume Cousin a enregistré d’autres signes de la tiédeur stratégique des éditeurs (il faut s’adresser à tous). En poésie : le choix de Musset contre Barbier (dont la première vigueur a tant impressionné Gautier et Baudelaire). Au théâtre : le choix du Marino Faliero de Casimir Delavigne contre les extravagances cornéliennes d’Hernani. Pire : on juge Le Rouge et le noir trop sombre, trop porté à « l’horrible pour l’horrible » et, malgré Nodier, on écarte les premiers éclats des Jeune-France tout en plagiant, à l’occasion, Pétrus Borel. Gautier, approché en 1832, s’en retire.

Une certaine logique se confirme ainsi, la Revue de Paris ayant abrité, dès octobre 1829, le terrible réquisitoire d’Henri de Latouche contre la « camaraderie littéraire ». Étaient visés le grand Cénacle de Victor Hugo, les mimétismes et le copinage qui en découlaient. Guillaume Cousin, qui n’a rien négligé, nous rappelle enfin que la Revue de Paris, introductrice d’Hoffmann auprès des Français, s’est gardée d’une stricte ligne anti-romantique et, « panthéon où sont admis tous les cultes », n’a pas toujours évité la contradiction. Si l’auteur s’était plus attaché à Balzac, très hostile à Hernani et à toute enflure, très proche de Latouche, il aurait pu montrer que les positionnements de résistance, comme en politique, peuvent avoir du bon et de l’avenir. Nous ne quittons pas Balzac, à qui Véron disait qu’il avait un style à « donne[r] des érections », en ouvrant l’ouvrage passionnant qu’Estelle Berthereau consacre au très oublié et très monarchiste Pierre-Sébastien Laurentie (4). Il offre à sa biographe impartiale l’exemple assez édifiant d’une durable fidélité à soi, c’est-à-dire au trône et à l’autel. A rebours de Lamennais dont il fut très proche jusqu’à la parution des terribles Paroles d’un croyant (1834), Laurentie ne consent pas au divorce de la royauté et de l’Église, bien que les Bourbons y aient travaillé depuis Louis XIV, pense-t-il avec Tocqueville. Destiné à enseigner la bonne parole, Laurentie l’aura surtout fait à travers le journalisme, du côté des ultras sous la Restauration (il est l’incarnation même de La Quotidienne au temps du funeste Polignac), auprès des légitimistes recentrés après 1830. Comment l’éviter ? La cause des Bourbons s’est compromise elle-même lors des Trois Glorieuses et de leur attitude peu glorieuse. Au Rénovateur, Laurentie change de tactique et, comme Walter Benjamin l’a noté, prend le parti du Peuple contre la bourgeoisie victorieuse. On le voit s’attaquer à ce régime qui, née d’une révolution qu’il a trahie, ne cessera plus de faire mentir son libéralisme constitutif (en dépit d’indéniables avancées en matière politique, sociale et coloniale, évidemment tues par l’opposition de gauche et de droite). Balzac, dans ces mêmes colonnes, enjoint le parti royaliste à poursuivre « le combat dans les termes où il est posé par le dix-neuvième siècle ». Les fanatiques de La Femme abandonnée, contemporaine de ces lignes, comprendront.

Laurentie varia moins en art qu’en politique. Son romantisme, c’était la ferveur qu’il conservait à Chateaubriand et au Génie du christianisme, charte indépassée d’une littérature tournée vers le lien direct, par le cœur, de l’homme à Dieu. Le reste, Hugo ou Dumas, n’avait pas à être joué sur la scène de la Comédie-Française, ni à être défendu dans les journaux. Cette littérature-là, souligne Estelle Berthereau, lui semblait largement responsable de la démoralisation de la société… En juin 1856, Tocqueville fit envoyer à Laurentie son maître livre, preuve de respect et de malice. Car, on le sait, L’Ancien Régime et la Révolution française inversait la lecture usuelle de 1789, désormais analysé comme l’aboutissement de deux siècles de centralisation monarchique aux dépens des corps intermédiaires et du rôle traditionnel de l’aristocratie. Plus que les mauvaises récoltes de la fin des années 1780, plus que les dépenses de la Reine ou la surenchère des Caton d’occasion, c’est le blocage de tout compromis possible entre les élites sociales qui rendit désirables l’abolition de la société d’ordres et l’égalité des anciennes républiques. Il ne restait plus à Tocqueville que peu d’années à vivre. Lui que son cher Théodore Chassériau avait croqué, puis peint, en sa persistante juvénilité et sa nonchalance tenue de hobereau moderne, s’éteignait à petit feu depuis les années 1840. Comme Chateaubriand, son parent, il n’avait jamais su faire taire le sentiment d’appartenir à deux rives distinctes, l’Ancien régime et la Démocratie, instabilité voulue qui valait mieux que l’instabilité endémique de la France post-révolutionnaire, incapable de marier la sainte liberté avec des institutions fortes et durables. 1789, pour Tocqueville, n’impliquait pas fatalement 1793, février 1848 le césarisme des années 1850. Sa formidable correspondance dont l’édition monumentale vient de s’achever trace un vrai destin français, débuté sous Napoléon Ier et achevé sous le neveu (5). En Amérique, il avait vu progresser la lèpre des villes et humilier les indiens chers à René. Notre futur allait-il ressembler à leur présent ? Cette idée lui inspira toujours la même révolte intérieure. L’égalité des conditions ne pouvait suffire à assurer le bonheur de son pays, d’autant plus fragile qu’y sévissait ce qu’il désigne d’une formule mennaisienne à son cousin Molé, l’indifférence en matière de religion. Ce Molé prêt à « se vendre » à n’importe qui, et qu’il méprisait… Ces milliers de lettres, où l’on croise Lamartine et Michelet aussi bien que Montalembert ou le souvenir de Lacordaire, recomposent l’étonnante toile où Tocqueville logea, tout ensemble, un habitus aristocratique déniaisé, une carrière très épaulée, l’héritage des constituants de 1789, et l’horreur des révolutions dont l’inachèvement lui semblait moins l’essence que le fruit de la démagogie ou du despotisme de gauche.

Ferdinand-Philippe d’Orléans par Ingres, Louvre

En visitant la belle exposition que le musée de Montauban a imaginée autour de Ferdinand d’Orléans et du portrait qu’Ingres peignit de lui avant le drame du 13 juillet 1842 (6), je me suis souvenu de la lettre visionnaire que Tocqueville rédigea sous le feu de « la désastreuse nouvelle ». Par crainte de voir Abd el-Kader reprendre les armes fin 1839, Alexis n’avait pas apprécié la chevauchée algérienne du prince lors de l’expédition des Portes de fer : la violation du traité de la Tafna, de fait, relança la guerre sainte. A l’été 1842, ses angoisses se portent pourtant ailleurs. S’il concède au défunt « plus de mérite » que lui en attribuaient les cercles politiques, « sa mort donne à ce pays l’avenir plus ou moins prochain d’une régence. Rien ne pouvait arriver de plus funeste […]. » Certes, « ce grand malheur ne peut avoir de suite immédiatement fâcheuse, […] il nous menace seulement dans quelques années de grands périls et peut-être de déchirements nouveaux. » 1848, déjà. En juin de cette année-là, le bain de sang fit plus de victimes que le futur coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Par horreur des émeutiers, Ingres s’était rangé derrière le sabre de Cavaignac. Aussi vert de langue que son cher Dante, il n’avait pas épargné, en 1842, les « individus excréments de l’enfer » qui s’étaient permis de souiller la mort du « prince charmant ». A dire vrai, une certaine ambiguïté poursuivait le fils aîné de Louis-Philippe et les voix discordantes avaient parlé dès la prise d’Anvers. Son association à la répression des Canuts (celle de 1831) et des rebelles algériens laissa des traces, d’autant plus que la peinture de Salon exaltait un officier qui n’avait pas souvent connu le feu. Ce n’était pas affaire de courage, mais de prudence. Louis-Philippe veille à ne pas trop exposer ses fils, malgré la nécessité de rendre plus populaire son règne à travers eux. Du reste, Ferdinand savait son futur royal improbable, d’autant plus que la question sociale, le paupérisme même, talon d’Achille du régime, allait vite envenimer les erreurs politiques. Avant l’attentat de Fieschi (juillet 1835), Le Charivari ridiculisait autant le roi-poire que son « grand crétin dégingandé » (Guy Antonetti) d’héritier ; au lendemain, Ferdinand confie à sa sœur Louise que « l’idée de la facile et naturelle succession au trône de [leur] dynastie n’est pas établie ». Commande privée du modèle, le portrait d’Ingres, malgré l’uniforme dont il joue comme Le Fifre de Manet plus tard, traduit une indétermination semblable. Car il lui manque la virilité martiale du genre. Le sabre de l’officier s’y trouve escamotée, les accessoires bavardent, frisures et lèvres se féminisent. Au-delà de cette séduction trop présente, le peintre n’exalte du modèle que le lignage prestigieux (le décor Louis XIV) et son goût impeccable de mécène princier, dont il avait été le principal bénéficiaire (achat d’Œdipe et de la Stratonice). Ingres n’aimait rien tant que l’excès. La faveur qui lui avait été faite de portraiturer son protecteur s’exprime donc ici sans retenue, comme le plaisir narcissique que le vieux peintre en tira. Démultipliée par la copie peinte et la gravure, l’image du héros brisé était, de fait, mal armée pour l’usage politique qu’on en fit, une fois le prince rappelé au Ciel.

La déploration, on l’a dit, ne fut pas unanime, et visa moins la dynastie que l’individu. « Le parfait appui du régime aura peut-être été aussi son meilleur rival », conclut Grégoire Franconie dans le catalogue. De son côté, Adrien Goetz y étudie le réseau littéraire de Ferdinand et Hélène : Hugo, Musset et Dumas en formaient la sainte trinité. Mais le plus républicain des trois, le bel et noir Alexandre, fut aussi celui le plus téméraire dans sa fidélité aux princes d’Orléans, comme l’atteste le nouveau volume de son indispensable correspondance (7). Dès le 1er mars 1848, Émile de Girardin, qu’il avait enrichi de ses romans à succès massif, ouvrait son journal (La Presse) aux lettres ouvertes de Dumas. Du pur Tocqueville : « Oui, ce que nous voyons est beau ; ce que nous voyons est grand. Car nous voyons une République, et jusqu’aujourd’hui, nous n’avions vu que des révolutions. » Le 7 mars, Dumas a une pensée pour feu Ferdinand, dont la statue équestre par Carlo Marochetti, dans la cour du Louvre, a été « déboulonnée » : « La République de 1848 est assez forte croyez-moi pour consacrer cette sublime anomalie d’une statue restant debout sur son piédestal – en face  d’une royauté tombant du haut de son trône. » Saluant ici le prince qu’il avait pleuré en 1842, un prince généreux aux pauvres, hostile au conservatisme, à la peine de mort et ayant même sauvé la tête de Barbès, Dumas adresse un signe fort au duc de Montpensier, l’un des frères, dans la Liberté. Journal des peuples du 25 mars : « Je n’oublierai jamais que, pendant trois ans, en dehors de tous sentiments politiques, et contrairement aux désirs du roi, qui connaissait mes opinions, vous avez bien voulu me recevoir et me faire l’honneur de me traiter presque en ami. » Le tome V de la correspondance de Dumas (1847-1849) donnera maintes lumières à qui s’intéresse au destin du Théâtre-Historique, qui aurait pu s’appeler le Théâtre-Montpensier si le gouvernement en décembre 1846, déjà très impopulaire, n’avait reculé. La salle dont Théophile Gautier a laissé une fine description et secondé la vocation se voulut la maison de Shakespeare, Schiller et des romantiques de 1830. Hugo, Vigny, Musset… Dumas y fait jouer ses œuvres tandis que ses meilleurs romans (Joseph Balsamo, Le Vicomte de Bragelonne) et ses titres moins plébiscités (Quarante-Cinq) couvrent l’ensemble de la toile des journaux parisiens, légitimistes exclus, fouriéristes compris (une lettre nous apprend, à ce sujet, qu’il soutient financièrement l’apôtre phalanstérien Jean Journet que Courbet et Nadar fixeront sous peu pour l’éternité). Bien entendu, ce tome V bruisse autant des affaires et procès où se débat l’infatigable entrepreneur des lettres que de ses amours et autres passions, l’architecture, la peinture, la cuisine, l’hypnotisme (comme Gautier) et la politique. Le commandant de la Garde nationale de Saint-Germain-en-Laye, très attentif aux banquets rouges de 1847, échoua à se faire élire en avril 1848, contrairement à Tocqueville, mais sa voix valait une Chambre entière.

Claude Schopp et Sylvain Ledda règnent aujourd’hui sur les études dumasiennes : le premier est l’artisan de cette correspondance qui se nourrit de tous les viviers propices à la collecte d’inédits (e-bay inclus) et de tous les foyers de la recherche ; on lui doit, par sa biographie et ses éditions des romans, la définitive réhabilitation de son auteur de prédilection au cours des années 1980 ; Sylvain Ledda, d’une autre génération, a poussé ses investigations sur un domaine moins fouillé ou trop inféodé à Hugo, Musset et Vigny, celui du théâtre. Amateur de sensations fortes, il les demande et les trouve dans le drame et le mélodrame 1830, où la verve n’est pas seule à couler, et où tant d’ouvrages restent à remonter, à commencer par le prémonitoire Antony. Du reste, comme le note Xavier Darcos dans le Cahier de l’Herne que Ledda et Schopp ont dirigé (8), les scènes françaises ne jouent pas assez Dumas, alors que le lectorat de ses romans ne désarme pas. Il y a là un fâcheux hiatus et une grave lacune quant à l’utilité sociale que l’auteur assignait aux deux muses principales de sa carrière (ses récits de voyages et sa critique d’art moins glosée surent aussi la colorer). Car, selon le mot d’Hugo en 1872, Dumas fut un semeur, le diffuseur de « l’idée française » et de son potentiel d’énergie galvanisante. Car français était aussi le matériau et français, donc universel, l’ethos républicain. La déclaration est célèbre que Dumas glissa au détour des Compagnons de Jéhu (1857-1858) : « Balzac a fait une grande et belle œuvre à cent faces, intitulée La Comédie humaine. Notre œuvre, à nous, commencée en même temps que la sienne, mais que nous ne qualifions pas, bien entendu, peut s’intituler Le Drame de la France. » Il pensait avec Tocqueville que la traduction romanesque du passé monarchique rendrait lisible la rupture révolutionnaire, qu’il ne fallait pas réduire à l’égalitarisme terroriste et à la guillotine. La politique et le théâtre, miroirs siamois, occupent une bonne partie du Cahier de L’Herne où l’on retrouve la Revue de Paris (Guillaume Cousin) et les chroniques dramatiques de Gautier (Patrick Berthier). On verra que de tous les engagements qui animèrent ce diable d’homme l’abolitionnisme a davantage compté que nous le pensons. Pour lui, Lamartine était indissociable du décret d’avril 1848. L’autre bonne idée de ce collectif, ce sont les entretiens qui l’émaillent, Noël Herpe parlant de ses mises en scène et Dominique Fernandez, dumasien et gautiériste de toujours, évoquant avec émotion la contribution de son père Ramon à la NRF de Drieu en décembre 1941, « Retour à Dumas père. Plaidoyer pour l’aventure ». Les gens sérieux, les doctes, les modernes ne lisaient plus Monte-Cristo et Bragelonne, peut-être les deux chefs-d’œuvre du maître… Plus vinrent les Hussards, surtout Nimier et Jacques Laurent, fous de Dumas, comme Morand, Chardonne et Cocteau. La littérature ressemble à la vie sur ce point, il y a les mousquetaires et les autres. Stéphane Guégan

(1)Sylvie Aprile, La Révolution inachevée (1815-1870), Folio Histoire, 2020, 12,90€. Parce que la décision politique, venue d’en-haut, ne fait pas à elle seule l’Histoire, l’auteure s’intéresse à ses autres moteurs, de la fabrique de l’opinion ou de l’essor de la presse à ce qu’elle appelle « la politique par le bas », cette dernière étant particulièrement éclairante en temps de citoyenneté censitaire. Les pages qu’elle consacre au romantisme, littérature et peinture, pour être schématiques, ont pour effet d’ajouter la dynamique esthétique à l’explication historique sans les confondre. / (2) Quant à la Révolution des avocats et des rhéteurs, voir ma recension du livre d’Anne Quennedey, L’Éloquence de Saint-Just à la Convention nationale. Un sublime moderne, Honoré Champion, 2020, Revue des deux mondes, juillet-août 2021 / (3) Guillaume Cousin, La Revue de Paris (1829-1834) : un « panthéon où sont admis tous les cultes », Honoré Champion, 2021, 85€.  / (4) Estelle Berthereau, La Fabrique politique du journal. Pierre-Sébastien Laurentie (1793-1876), un antimoderne au temps de Balzac, Honoré Champion, 69€ / (5)  Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes XVII, Correspondance à divers, Françoise Mélonio et Anne Vibert (dir.), soumis pour contrôle et approbation à Guy Berger, Jean-Claude Casanova et Bernard Degout, Gallimard, 2021, 3 tomes (39, 44 et 42 €). On y lira notamment la lettre que Tocqueville adressa probablement à Louis Vitet, en avril-mai 1844, au sujet de Théodore Chassériau, lettre non citée par le catalogue de la rétrospective consacrée au peintre en 2002. Tocqueville y fait état de ses échanges avec Duchâtel, le ministre de l’Intérieur, auprès de qui il appuie le projet qu’a conçu Chassériau de décorer le grand escalier de la Cour des comptes (incendié sous la Commune). Il confirme à Vitet, intime de Duchâtel, que le tempérament de feu de son « jeune protégé » rend ce dernier impatient, anxieux, et qu’il faut aller vite : « Un commis s’irriterait et s’indignerait à coup sûr contre un entêtement semblable et ne comprendrait rien du tout. Mais des esprits comme le vôtre et celui de M. D. sont faits pour sentir qu’il y a là quelque chose d’original et de rare qui mérite d’être encouragé. » La recommandation porta dès le 11 juin 1844 / (6) Ferdinand Philippe d’Orléans. Images d’un prince idéal, Musée Ingres Bourdelle, jusqu’au 24 octobre 2021, exposition qui parvient à faire revivre, à travers ou derrière le portrait d’Ingres ( prêt exceptionnel du Louvre), le destin d’un prince et l’étendue de sa collection de peintures et sculptures variablement audacieuses, mais inséparable de son réformisme en politique. Ambitieux et excellent catalogue sous la direction de Florence Viguier-Dutheil (directrice du musée qu’elle a entièrement rénové) et Stéphanie Deschamps-Tan, Le Passage, 39€ / (7) Alexandre Dumas, Correspondance générale, tome V, édition de Claude Schopp, Classiques Garnier, 59€ / (8) Sylvain Ledda (dir.), avec la collaboration de Claude Schopp, Cahier Dumas, Éditions de L’Herne, 33€.

En librairie, le 8 septembre 2021. Delacroix, Ingres, Chassériau, Courbet et Manet y sont à la fête…

13 BRÈVES D’ÉTÉ

Les sonnets de Shakespeare ne sont devenus un must de la passion amoureuse qu’au temps du romantisme, c’est-à-dire au moment où leur processus poétique ne pouvait plus être pleinement compris. Étrange chassé-croisé mais heureuse méprise, cela va sans dire, puisque les plus grands, de John Keats à Jane Austen, de Philarète Chasles à Mallarmé, ont tourné leur « obscurité » en nouvelle lumière. Ces sonnets furent presque inconnus de leurs lecteurs possibles, au début du XVIIe siècle, alors qu’ils avaient été faits pour eux, pour leur structure mentale, comme nous en livre les clefs l’édition de La Pléiade. Shakespeare recouvre de sa rigueur métrique – trois quatrains, un distique par poème – un théâtre des voluptés qui ne s’embarrasse d’aucune prévention : toutes les libidos sont libres d’être chantées, toutes les géométries du couple ou du trio aussi. Le modèle de Pétrarque, plus chaste, n’est pas entièrement révoquée, et certains vers sont dédiés à l’immortalité qu’ils donnent eux-mêmes au feu des sentiments et au souvenir de celles et ceux qui les ont inspirés. Mais, plus impérieux, nous dit Anne-Marie Miller-Blaise dans sa brillante introduction, s’avèrent l’inter-texte ovidien, les jeux de mots grivois et les inversions scabreuses, dignes du maniérisme de leur auteur. La licence s’éprouve donc à deux niveaux, celui des corps, celui des mots, qui les rendent plus ardents. Shakespeare n’a pas glissé sans raison des sonnets dans ses pièces de théâtre les plus déchirantes. Pour lui, poursuit Anne-Marie Miller-Blaise, il n’y a pas d’interdits de langage. Désirs, jalousie, honte, la palette du peintre génial n’omet aucune nuance du domaine amoureux, aucune ambiguïté de la grande poésie. A lire et relire sans fin. SG / Shakespeare, Sonnets et autres poèmes (Œuvres complètes, VIII), édition bilingue, 59€.

De tout temps, en Occident et ailleurs, nourritures célestes et nourritures terrestres ont convergé dans les pratiques cultuelles, quel que soit le dieu dont on cherchait à incorporer la puissance ou l’exemple à travers ses représentations. Les vertus haptiques de l’image et de la statuaire n’ont pas seulement rendu tangibles les figures du divin, elles ont encouragé leur ingestion. A moins d’être inconséquents, les catholiques n’ont jamais oublié le sens de l’hostie lors de la Messe. « Manger des images pour se soigner, se protéger ou commercer avec une entité supra-naturelle » a pu aussi prendre des formes plus symboliques, c’est-à-dire faire l’objet d’une relation iconique en abyme, comme le montre Les Iconophages de Jérémie Koering qui traite ce sujet complexe sans jargon indigeste. A côté des artefacts voués à être touchés, graffités ou engloutis, il est des tableaux qui en traduisent l’idée. Ainsi en va-t-il de sainte Catherine buvant le sang du Christ et de saint Bernard le lait de la Vierge. Ce livre savantissime fait aussi une place aux friandises en pain d’épice s’assimilant les célébrités du monde politique ou de l’imaginaire théâtral, ce que la caricature moderne détournera à ses fins, qu’elle vise Napoléon Ier, Louis-Philippe ou Mac Mahon. Pas moins que manger et boire, représenter ces actes essentiels de l’humanité en sa « condition merveilleusement corporelle » (Montaigne), n’est innocent. SG / Jérémie Koering, Les iconophages. Une histoire de l’ingestion des images, Actes Sud, 34€.

La stupéfaction que causa Manet en mars-avril 1863, lors du tir groupé de la Galerie Martinet, se lit surtout chez Paul de Saint-Victor, un proche de Gautier et Flaubert. « Imaginez Goya passé au Mexique, devenu sauvage au milieu des pampas et barbouillant des toiles avec de la cochenille, vous aurez M. Manet, le réaliste de la dernière heure. » Typique de l’amplificatio boulevardière qui n’est pas sans charme, le commentaire déborde largement les toiles qu’il brocarde. Seuls Les Gitanos et Lola de Valence (première manière, étincelante sur fond noir) pouvait suggérer une dérive coloriste à faire hurler la toile et le public. Grâce au livre assez stupéfiant lui-aussi que vient de faire paraître Georges Roque, la référence de Saint-Victor à la cochenille retrouve un sens et un relief que les experts de Manet n’ont jamais relevés. Car cet insecte à peine visible aura servi les destinées du grand art depuis les décors aztèques. A dire vrai, documentée en Mésoamérique et valorisée en raison de ses valeurs cosmétiques et médicinales, la cochenille fut plus largement associée à la teinture artisanale et à la symbolique royale. La conquête espagnole en étend soudainement les usages sans rompre avec la souveraineté que ce rouge écarlate, brillant et transparent, traduit et confère. Nous suivons sans mal Roque le long de cette autre route de la soie, itinéraire dont chaque étape, l’Espagne des Habsbourg (Pacheco, Greco, Vélasquez) et surtout Venise (Titien, Tintoret), inspire à l’auteur des considérations passionnantes sur le lien entre peinture, structures sociales et codes de couleur. La cochenille, que Rubens et Rembrandt intègrent aussi à leur esthétique du choc et à leurs scènes religieuses, reste synonyme de rareté et d’élévation. Les modernes, au XIXe siècle, n’en ont plus qu’une conscience réduite, vite dissoute dans l’hégémonie des couleurs synthétiques et industrielles. Manet a-t-il eu souvent recours à cette teinte porteuse d’une mémoire organique et sacrée de la peinture ? La Liseuse de Chicago en exhibe des traces, sur les lèvres de la jeune femme notamment. Le détail eût comblé Mallarmé qui crédita Manet d’avoir ramené la peinture aux prestiges des onguents primitifs. Tout un champ de recherches s’ouvre. Il ne nous déplairait pas que Manet fût le dernier à avoir broyé certaines de ses couleurs « à l’ancienne », dans la fidélité aux résonances cosmiques des toutes premières images. SG / Georges Roque, La Cochenille, de la teinture à la peinture. Une histoire matérielle de la couleur, Gallimard, Art et Artistes, 24€. Retrouvez Pacheco et son traité (coloriste) de la peinture dans Corentin Dury (dir.), Dans la poussière de Séville. Sur les traces du Saint Thomas de  Velázquez, Musée des Beaux-Arts d’Orléans / In Fine Editions d’art, 2021, 25€. Parce que la couleur pense par elle-même, disait Baudelaire, voir enfin, primée par l’Académie française, l’édition augmentée de Claude Romano, De la couleur, Folio Essais, 2021, 8,10€.

Il est devenu exceptionnel qu’un musée se propose d’exposer aux regards, désormais très surveillés, « le thème de l’amour dans sa forme la plus licencieuse ». Je ne fais que reproduire les mots d’Annick Lemoine qui, en quelques mois de direction, a réveillé sa maison, en plein Marais. Disons-le tout net, l’exposition avec laquelle elle a fêté les 250 ans de la mort de François Boucher fut l’un des rares enchantements de ces derniers mois, pour le moins, mortifères. Comme il n’est pas d’Eros, réel ou virtuel, sans limite, L’Empire des sens s’était donc proposé de délimiter un espace pictural, en vigueur sous la Régence et Louis XV, où pinceaux et crayons explorèrent, non le simple appel des regards et des corps, mais l’imaginaire inséparable du commerce amoureux. Rien, jusqu’à l’acte sexuel, n’échappait ici à l’empire ou l’emprise du sens. C’est ce que les détracteurs de la culture rocaille, que Marc Fumaroli n’aura cessé de ridiculiser, n’ont jamais compris, ou voulu comprendre, lorsque l’obsession de censurer l’irreprésentable les étouffait : le théâtre érotique où agirent Watteau, Boucher, Greuze, Fragonard ou Baudouin réclamait des images aussi pensées et élaborées que l’iconographie de la sévère peinture d’histoire. Louis-Antoine Prat, dans une des notices du catalogue, nous rappelle, sur la foi de Caylus parlant de Watteau, que les artistes faisaient poser les femmes en des lieux discrets, à l’abri de la médisance… Allant de thème en thème, de salle en réduit ou inversement, comme on vole de désir en désir, le parcours de Cognacq-Jay suivait la progression de l’économie libidinale en sa nature scopique profonde, du voir à l’avoir, de l’amorce à l’explosion. Deux tableaux qu’on ne croise pas souvent à Paris, prêts insignes du musée Pouchkine (Vénus endormie et Hercule et Omphale) encadraient cet hommage à Boucher dont Diderot, qui n’était pas un saint, tenta de noircir la réputation auprès des princes éclairés de l’Europe française d’alors. C’était peine perdue quand on voit de quoi un Frédéric II faisait ses délices. Tableaux et dessins, une soixantaine en tout, dressaient le parfait catalogue de nos transports, pour user d’un mot qui dit tout, une section plus scabreuse nous rappelant heureusement que la pornographie cherche moins l’échange suprême que la banale décharge des affects. SG / Annick Lemoine (dir.), L’Empire des sens. De Boucher à Greuze, Paris Musées, 29,90€. Aux amateurs de rococo recommandons l’ouvrage que Nicole Garnier-Pelle a consacré aux Singeries de Chantilly (In Fine Editions d’art, 19€), rare décor de Christophe Huet (1735-37), qui vient d’être restauré dans les appartements des princes de Condé.

En un instant, moins d’une seconde, « l’affreux rocher » de Sainte-Hélène se convertit en Golgotha. Ce 5 mai 1821, entouré par les officiers de sa Maison et ses domestiques, Napoléon expire et, Christ moderne, achève son rêve d’éternité. Loin d’avoir terni sa stature mythique, l’exil, « au milieu de l’écume » (Gautier), aura « répandu sur une mémoire éclatante une sorte de prestige » (Chateaubriand). Les Anglais, à commencer par le misérable gouverneur de l’île, étaient bien attrapés. La mort de l’Empereur, contrairement à ce que laisse entendre un mot sans doute apocryphe de Talleyrand, ne fut pas reçu comme une simple « nouvelle », mais comme un « événement » dans l’Europe de Metternich et du Congrès de Vienne. Une sorte de bombe à retardement. Dès 1823, le Mémorial de Las Cases dote le Sauveur corse et son action révolutionnaire d’Évangiles idoines. Une armée d’imagiers n’a pas attendu la sainte parole et donne à voir, sur le mode naïf ou romantique, les étapes du chemin de croix, de la gloire à l’agonie. Mieux que les photographies, qui l’eussent humanisé, le masque funéraire et sa diffusion gravée (en couverture), sur tous les modes aussi, contribuèrent à la divinisation de Napoléon Ier. La face pétrifiée sert même de négatif aux reconstitutions fantasmatiques de son visage. Les acteurs du cinéma n’auront plus qu’à s’y conformer. L’exposition du Musée de l’Armée et son catalogue, en se penchant sur ce transfert de sacralité, nous vengent un peu de cette année de célébration bâclée par ignorance et servilité au « politiquement correct ». SG / Léa Charliquart et Emilie Robbe (dir.), Napoléon n’est plus, préface de Jean Tulard, Gallimard / Musée de l’Armée, 35€.

La résurrection des frères Flandrin fut l’affaire des frères Foucart, Jacques et le regretté Bruno, il y a plus de 35 ans. La perspective alors adoptée privilégiait ce qu’Hippolyte (1809-1864) et Paul (1804-1842), le premier surtout, avaient retenu de l’enseignement d’Ingres et amplifié, souvent contre l’avis du maître : une manière de primitivisme moderne. Plus nourri de Giotto et de Fra Angelico que de Raphaël, l’ingrisme des Flandrin aspirait à une double authenticité, la première ramenait leurs pinceaux vers les maîtres du Trecento, la seconde fit d’eux des portraitistes pénétrants. « Faire beau en faisant vrai », ce fut le programme des élèves d’Ingres, à relire la lettre que Louis Lacuria adressait à Paul Flandrin en février 1834. Entre l’école de David, qui avait fini par engendrer un nouvel académisme, et les héritiers de Géricault, fossoyeurs du beau idéal, l’esthétique ingresque cherchait à accorder de façon autre noblesse formelle, recherche du spécifique et expression individuelle. Si elle faisait peu de cas de l’arrière-plan religieux (Hippolyte a laissé un portrait de Lacordaire et multiplié d’insignes et engagés décors religieux), si le contexte politique y était presque absent (1830, 1848 et le Second Empire), l’exposition de Lyon abordait franchement, voire documentait, des interrogations décisives, tel l’attrait évident d’Hippolyte pour le nu masculin en son versant éphébique ou l’importance de la photographie dans la sociabilité et la pratique picturale des frères. Au regard de l’année Dante, et en attendant l’exposition que Jean Clair et Laura Bossi organisent cet automne à Rome, l’un des moments les plus forts du catalogue touche au désormais iconique Jeune homme nu assis (Louvre, 1837), qu’Elena Marchetti rapproche judicieusement de la passion d’Hippolyte pour La Divine Comédie. Notons, d’ailleurs, que pour féminiser le corps des jeunes gens, ce dernier ne virilise pas celui des jeunes femmes, domaine où il a laissé d’inoubliables éclats de pure sensualité. Qui dira l’écho de cette double voie dans la libido de l’artiste, en apparence, si pieux ? Et dans celle de sa peinture qui n’a de chaste que le regard des gardiens du temple.  SG / Elena Marchetti et Stéphane Paccoud (dir.), Les Flandrin artistes et frères, Musée des Beaux-Arts de Lyon / In Fine Editions d’art, 39€.

Sa réputation d’éditeur d’art, Ambroise Vollard (1866-1939) ne l’a pas volée, pour désamorcer la boutade de Gauguin (qui, depuis Tahiti et les Marquises, n’eut pas trop à se plaindre de son marchand). A moins de trente ans, en 1893-94, il ouvre et lance sa première boutique, rue Laffitte, sous une pluie de Manet inédits, des dessins et croquis qui émerveillent le mallarméen Camille Mauclair, « une époque léguée à l’avenir par une volonté de plasticien. » Volontaire, Vollard le fut aussi et en tout, choix esthétiques, sens des affaires. Manet eût-il vécu, il l’aurait associé au grand programme qui débute en 1896 et consiste à rajeunir l’estampe et le livre illustré en les confiant à des artistes qui n’y avaient pas touché ou presque. A défaut de Manet, génial serviteur de Poe, Cros et Mallarmé, deux autres lettrés de la peinture, Bonnard et Picasso, accompagneront l’entreprise éditoriale du marchand, qui s’attachera aussi Vuillard, Maurice Denis et Odilon Redon. Le choix des écrivains doit pareillement trancher, Jarry, Verlaine, Mirbeau… Quelques semaines après la disparition brutale du sorcier que le vieux Renoir avait peint en toréador bougon (1917), André Suarès, dans la NRF de février 1940 écrivait sans hésiter de Vollard : « Sa passion du livre, tel qu’il l’a conçu, l’emportait infiniment sur son amour des tableaux. » L’exposition du Petit Palais et son catalogue nous l’ont confirmé de très belle façon. SG / Christophe Leribault et Clara Roca (dir.), Edition limitée. Vollard, Petit et l’estampe des maîtres, Paris Musées, 29€. Voir aussi ma réédition (Hazan) de Parallèlement, œuvre du trio Verlaine/Vollard/Bonnard.

« La gloire de l’écrivain », la gloire posthume, voulait dire Flaubert, ne relevait pas du « suffrage universel », mode de scrutin qu’il disait peu compatible avec la justice littéraire. Ne rejoignaient le firmament des lettres, selon lui, que les élus des vrais arbitres du goût. Certains firent le voyage, en ce mardi 11 mai 1880, pour saluer une dernière fois le faux ermite de Croisset. On l’enterre à Rouen en présence d’une maigre brochette d’édiles et d’une brochette fournie de plumes parisiennes. En plus de Maupassant, le fils spirituel, toutes les chapelles du moment s’y affichent, les naturalistes (Goncourt, Zola, Huysmans), le Parnasse (Banville, Mendès, Heredia) et les spectres du romantisme (le défunt Gautier à travers son fils). C’est qu’ils ne pleurent pas tous le même écrivain, malgré l’unanimité qui se dégage déjà autour d’un mythe promis au plus bel avenir. Flaubert ou le pur artiste, Flaubert ou le culte de la perfection, Flaubert ou la victime de cet absolu.  De la presque centaine de nécrologies qu’a regroupées et étudiées Marina Girardin, l’experte de ce genre si particulier d’éloge isole les composantes de ce que le siècle suivant tiendra pour lettre d’évangile. Il est vrai que la nécrologie, finaliste par essence, porte à l’idéalisation, à la simplification. Flaubert, qui eut plusieurs manières, qui se voulut le styliste et l’adversaire du réalisme, autant que le dernier viking 1830 de fantasmagories onirique (Saint Antoine) ou historique (Salammbô), n’a pas facilité le travail de ses embaumeurs. Et Bouvard et Pécuchet n’était pas encore devenu un livre ! Retenons que la plupart des articles de presse qualifient de « cruellement illisible » l’un des plus 10 plus beaux romans de notre panthéon national. L’Education sentimentale est dite « ennuyeuse » par Brunetière, et donc de peu de conséquence. Lui tient pour Bovary, que sa date (1857) rend désormais lisible par tous et toutes, souligne Camille Pelletan, quand d’autres exaltent l’outrance flaubertienne, son romantisme, filiation où Zola voit l’indice d’un écrivain, au fond, étranger à la marche du siècle, un anti-moderne en tous sens. Nombreux, à l’inverse, se plaisent à dissocier son lyrisme ou sa langue ciselée de l’hérésie naturaliste. Cette formidable collecte aurait ravi l’intéressé, l’écrivain de l’intransitivité semblait se volatiliser à jamais, absent de de sa sacralisation comme il l’avait été de son œuvre. SG / Marina Girardin, La Mort écrite de Flaubert. Nécrologies, Honoré Champion, 68€. // Zola devait, dès 1881, agréger le texte fleuve de sa nécrologie aux Romanciers naturalistes que GF Flammarion nous donne à lire dans l’importante réédition de François-Marie Mourad (2021, 13€).

Ceux qui ignoraient n’avoir de Gabriel-Albert Aurier (1866-1892) qu’une connaissance incomplète vont sursauter à la vue du formidable volume des Editions du Sandre, aussi soigné que riche en surprises de toutes sortes (je pèse mes mots). La piété de Remy de Gourmont est un peu la cause du malentendu que lève cette publication qui fera date. Le volume des Oeuvres posthumes, publié quelques mois après la mort brutale d’Aurier par ses amis du Mercure de France, a entretenu involontairement l’idée d’un poète presque sans oeuvre, et surtout d’un critique d’art qui se fût cantonné dans la défense du symbolisme et du post-impressionnisme. Or l’ami d’Emile Bernard et le défenseur précoce de Van Gogh ne mit pas à ses curiosités esthétiques la limite qu’on croit. Sont enfin portées à notre attention les recensions du Salon, et même des Salons, couverts en 1888-1891. Leur tranchant n’est pas sans rappeler la manière de Huysmans dont Aurier a évidemment lu les recueils critiques de 1883 et 1889. Notons aussi que le jeune poète, fou et familier de Mallarmé comme de Verlaine, ne s’enferme pas dans l’esthétique qui s’invente. Benjamin-Constant, célébrité du Salon, peut simultanément lui apparaître, en 1889, comme un fournisseur de turqueries parfumées pour cocottes et un portraitiste très convenable. Ainsi Octave Mirbeau ne fut pas loin de calomnier cet esprit baudelairien en le réduisant à son militantisme en faveur de Gauguin et consorts. Aucune exclusive ne le coupe de ses admirations pour le vrai naturalisme, fût-il là encore de Salon (Dagnan-Bavouret). Etirant le corpus littéraire (roman, théâtre et poésie) de façon sensible, le volume contient enfin la correspondance révélée au moment des ventes Cornette de Saint Cyr de décembre 2016. Or ces lettres lui ont été adressées par Bernard, Filiger, Roger Marx mais aussi Renoir et même Henner. A cette hauteur, l’éclectisme n’est autre que l’autre nom de l’intelligence et de l’âme, ces armes qu’Aurier brandit contre « l’abrutissement » et « l’utilitarisme » de son époque. SG / Gabriel-Albert Aurier, Œuvres complètes, édition critique établie sous la direction de Julien Schuh, Editions du Sandre, 45€.

Généralement, les livres sur l’abstraction sont d’indigestes fourre-tout dictés par un formalisme triomphal d’arrière-garde. On nous explique que la peinture sans image (mauvaise définition de la sortie du mimétisme post-Renaissance) consacre la victoire de la matière sur l’illusion, ou, à l’inverse, de l’esprit sur l’empirique, ou encore, chez les spirites attardés, de l’indicible sur l’expérience commune, voire de la musique des formes sur leur aliénation iconique. Tous ces arguments, en se mêlant parfois, ont servi à justifier la production de tableaux, sculptures ou photographies plus ou moins affranchis de l’ancienne fonction représentative. En somme, il fallait y voir plus clair, remettre de l’historicité et de l’ordre dans l’examen d’un phénomène esthétique aux sources, ambitions et réalisations fort différentes selon les époques, les cultures et les créateurs, hommes et femmes… C’est à cela que s’emploient, avec la clarté qu’on leur connait, Arnauld Pierre et Pascal Rousseau. La « French touch », en somme, se saisit d’un objet dont les bilans, depuis l’exposition du MoMA de 1936, ont été trop longtemps abandonnés aux Américains, lesquels ignorent assez souvent l’historiographie française, et reconduisent les explications évolutionnistes d’Alfred Barr. Qu’on parle déjà d’abstraction, vers 1880, pour l’opposer aux recherches réalistes, n’en fait pas le sésame du XXe siècle. Sauf à adhérer à la croyance d’une ontogenèse du modernisme, de Gauguin et Cézanne à Kandinsky, Kupka, Mondrian et après, force est de distinguer entre les abstractions qui courent le XXe siècle et restent si vivantes aujourd’hui. Cette lecture ne rend pas les deux auteurs sourds aux échos lointains, Motherwell lecteur de Delacroix et Baudelaire, Pollock dévorant Masson, Gorky navigant entre son Arménie natale et l’adoubement d’André Breton. Ce gros livre parvient à relier aux noms attendus de nombreux inconnus du grand public auquel i il s’adresse, avec un sens accompli de la vulgarisation engagée, rare cocktail. SG / Arnauld Pierre et Pascal Rousseau, L’Abstraction, Citadelles § Mazenod, 189€.

Si le ruissellement est un concept qui a montré ses limites en matière économique, il désignerait assez bien les effets de capillarité propres à la photographie, « art moyen » au départ, et donc apte à être dévoré par les créateurs d’autres disciplines. Dès l’invention du médium, le monde des arts décoratifs crée la jonction (pionnier de la photographie, vers 1850, Jules Ziegler, peintre et potier, fait entrer dans ses clichés les autres veines de sa création). Mais le mouvement s’accuse au siècle suivant, lorsque la photographie entre dans le cursus des écoles de design et que le design, inversement, use de la photographie à tous les stades de son processus de création et de promotion (collecte dans les rues, mise au point formelle, diffusion dans les revues spécialisés qui appellent un supplément d’art dans la reproduction). Eléonore Challine, dont on a dit ici combien ses recherches sur le diasporique photographique portent leurs fruits, a dirigé ce dernier numéro de Transbordeur, l’une des plus belles et plus utiles revues du moment. Les vases communicants de la photographie et du design ont trouvé en elle une complice parfaite, forme et fond. SG / Eléonore Challine (dir.), Transbordeur, n°5, Photographie et design, Éditions Macula, 29€.

Il eût été proprement criminel de laisser dormir davantage Les Mémoires de Marcel Sauvage, oubliés dans les dossiers du Seuil, sous l’étiquette duquel ils auraient dû paraître au début des années 1980. Quarante ans après, Claire Paulhan, toujours bien inspirée, exhume donc un document littéraire de première importance. Autre choix judicieux, elle en a confié l’annotation de Vincent Wackenheim, qui décuple, au moins, le témoignage de Sauvage. Qu’on ait oublié sa poésie un peu timide, malgré ce qu’elle partage avec Max Jacob, son mentor, Salmon, Cendrars et même Cocteau, est une chose sans doute regrettable et réparable. Mais qui se souvenait que cette vie trépidante, riche de rencontres, d’électricité et d’action, pour emprunter le titre de la célèbre revue qu’il fonda, en 1920, avec Florent Fels, critique d’art qui mériterait un livre ? Sauvage, du reste, eut aussi la bosse des tableaux. Ayant survécu aux très graves blessures de la guerre de 14, celui qui avait devancé l’appel pour se battre, et publié ses premiers textes avant 1918, fait d’Action la revanche de la génération perdue. Nouvelle poésie, nouvelle peinture, nouvel élan… D’esprit libertaire, Sauvage n’est ni cubiste, ni Dada, et ne sera pas envoûté par le surréalisme, et guère plus par l’illusion bolchevique. Ce qu’il a voulu être dans l’ordre des mots s’éclaire de ses multiples accointances avec le milieu pictural. Pour qui s’intéresse à Vlaminck, Derain et Pascin entre autres, les souvenirs de Sauvage sont d’une lecture indispensable. Avec le premier, il fondera le mouvement du « vitalisme » en réaction à l’esthétisme desséchant des années 1920, mais la propension de Derain à l’ésotérisme l’aura aussi passionné. Happé par le journalisme, quand le papier était encore une puissance, Sauvage ne couvre pas seulement les expositions ; grand voyageur, il sillonne un monde en effervescence. On comprend qu’il ait cherché à primer, au sein du jury Renaudot, une littérature en prise directe avec les ambiguïtés du réel. En 1932, il poussera Voyage au bout de la nuit. Juin 40 l’encourage à rejoindre Alger où son attitude irréprochable ne l’empêche pas d’interviewer Pétain (lors d’un bref retour en métropole), soutenir Pucheu, un ami d’enfance, lors de son procès, malgré son peu d’appétence pour Vichy. Une vraie vie, de vrais mémoires. SG / Marcel Sauvage, Mémoires 1895-1981, recueillis par Jean José Marchand, édition annotée et préfacée par Vincent Wackenheim, Éditions Claire Paulhan, 33€.

La vie amoureuse, chez certains, n’a pas de boussole fixe, elle peut, sur un coup de tête ou l’étincelle de deux regards, changer d’hémisphère. Vous étiez aimanté par le Sud, Afrique comprise, voilà que le Nord vous agrippe et bientôt ne vous lache plus, signe que cette passade n’en était pas une. Les passions qui débutent dans la foudre ne trouvent pas toujours la bonne durée, le bon tempo. Les deux héros de Cavalier noir, car il y a un héroïsme de l’amour, se sont attendus après le premier choc, ont choisi l’épreuve de l’attente. Au départ, il en va des doutes du Narrateur, bien plus âgé que Mylena, une jeune fille comme seule l’Allemagne sait les produire, toute en lignes altières, les yeux verts, l’âme voyageuse, le goût des vocables précis et des sensations rares. En chaque Français, un lecteur de Germaine de Staël sommeille, mais ne demande qu’à se réveiller et franchir le Rhin avec armes et bagages, voire une bicyclette de compétition. Cette frontière est aussi poétique, comme la prose de Bordas, pour qui tout acte existentiel semble devoir se doubler d’un nouveau pacte d’écriture. Je connais peu d’écrivains d’aujourd’hui qui parviennent à travailler autant leur idiome et, parallèlement, à se prémunir contre l’artificiel, le chic (au sens de Baudelaire) et les fioritures inutiles. Même la conduite de l’action échappe à l’enlisement qui la menace de cet éclat verbal aussi continu que volontaire. Le français de nos romanciers, disait Aragon en pensant à son ami Drieu, doit rester « vivant ». De cela, orfèvre du stylo, Bordas est conscient. Sa palette et son phrasé, qui nous avait épatés dans le très beau Chant furieux (Gallimard, 2014), refusent le cercle de l’absolu; de même, ses deux amoureux, partis au pourchas d’eux-mêmes, ne s’y laissent pas enfermer par faux romantisme. Ils préfèrent s’abandonner au « meurs et deviens » de Goethe, et s’exilent de leurs habitudes, comme si chaque étreinte ne pouvait singer la précédente, chaque rencontre des amants dicter la suivante. Ce que nous dit Bordas, de fait, c’est que la jeunesse n’est pas affaire d’organes, ni d’orgueil, mais de consentement à la puissance des mots qui nous portent et, à l’occasion, nous rallument. SG / Philippe Bordas, Cavalier noir, Gallimard, 21€.

En librairie, le 8 septembre prochain.