Otto Dix : peindre le corps violenté III

Le thème au programme cette année de l’épreuve de culture générale pour les classes préparatoires commerciales est “la violence”. Cette notion est intéressante dans la mesure où elle peut recouvrir des actes, des situations plurielles, et avoir un impact sur l’individu. Un des axes intéressants pour aborder la violence est sa représentation, et notamment la possibilité même de sa représentation. C’est ce que nous allons tenter d’étudier dans une série d’articles consacrés à la représentation de la violence dans les arts et les lettres. 

Dans cet article, nous nous intéresserons au peintre Otto Dix et notamment à son tableau Les joueurs de skat peint en 1920 et actuellement exposé à la Galerie Nationale de Berlin. Il s’agira de se demander comment Otto Dix parvient à représenter la violence qu’on subit les corps des soldats lors de la Seconde Guerre mondiale et comment cette violence subie individuellement, physiquement, s’insère dans un contexte sociétal plus large dont Otto Dix parvient à rendre compte. 

Qui est Otto Dix ? 

Otto Dix, né en 1891 et mort en 1969, est un peintre et graveur allemand, dont l’œuvre témoigne notamment des courants de l’expressionnisme et de la Nouvelle Objectivité. L’expressionnisme, mouvement né au début du XXe siècle en Allemagne vise, au moyen d’une peinture agressive, à incarner l’imagination de l’artiste et exprimer ses sentiments. La nouvelle objectivité développée dans les années 1920 tient de l’expressionnisme et vise à la fois à une critique sociale et à un certain tempérament des excès picturaux de l’expressionnisme. On peut considérer que le tableau Les joueurs de skat appartient à la Nouvelle Objectivité, tout en étant en filiation avec l’expressionisme. 

Otto Dix est un peintre qui a connu la Première Guerre mondiale, engagé en 1914 comme mitrailleur dans l’armée allemande. Après ce traumatisme, la peinture lui a servi de thérapie, et il s’est notamment intéressé aux mutilés de guerre, comme dans la toile Les Joueurs de skat. 

Les joueurs de skat

Le corps mutilé : la violence comme aliénation

Les joueurs de skat est une huile sur toile avec collages peinte en 1920, au format 110 sur 87 cm et exposée actuellement à la Galerie Nationale de Berlin. Elle représente une scène quotidienne où des hommes jouent à un jeu de cartes sur la terrasse d’un café allemand, au lendemain de la première guerre mondiale. 

Ces joueurs sont d’anciens soldats, mutilés du fait des nombreuses prothèses qui émaillent leurs corps. Comme ces derniers, la composition du tableau est déséquilibrée, faite de lignes brisées et confuses. 

Il représente ainsi un corps machiniste, un “corps prothèse” que la violence de la guerre a déconstruit et obligé à reconstruire, afin de réintégrer les soldats dans la société et le monde du travail au sortir de la guerre. Néanmoins, il ne s’agit pas ici d’acclamer les exploits du “prothésisme” : comme le note Catherine Frerejean dans “Otto Dix et la laideur : l’invalidité comme motif de crises sociales et individuelles” :  “par sa mécanisation, sa robotisation, l’invalide tend à devenir une valeur de production qui interroge la fonction de l’homme et de son corps au lendemain de la première guerre mondiale”. En effet, au-delà de la violence de la guerre qui a détruit le corps de ces hommes, une seconde violence vient les impacter : celle d’une violence mécanisée, qui vise à les rendre de nouveau performants. L’omniprésence des prothèses et des mutilations indique une destruction totale du corps et de l’individu par la technologie et donc par l’homme lui-même, dans une critique du militarisme et du patriotisme de la part d’Otto Dix.

Afin de représenter ces corps violentés, Otto Dix utilise la technique du collage, dans la droite lignée des artistes dadaïstes, afin de montrer ces corps découpés, recollés, avec la vie en moins. La violence rend ces corps hybrides, et Otto Dix interroge ainsi l’individualité qu’il en reste, et la difficulté de poursuivre une vie normale : cette scène de jeu ressemble plus à une danse macabre, où la mort, dissimulée dans la lampe en haut à droite de la toile, semble guetter à chaque instant les joueurs. 

Violence de la guerre, violence de la société

Cette œuvre, au-delà de tenter de peindre et questionner le corps violenté des mutilés de guerre, interroge leur place dans la société et la violence qu’elle peut faire éprouver aux individus. En effet, tout l’enjeu des mutilés à été leur réinsertion dans la société, que visaient les prothèses. Néanmoins la tâche semble avoir échoué : malgré leurs uniformes qui rappellent un passé glorieux, celui de soldats allemands, ces mutilés sont restés historiquement marginalisés par la société du fait de leur impossibilité à retrouver une vie normale, ne pouvant plus suivre la performance attendue des individus. 

L’anatomie même du mutilé doit ainsi se remettre aux service d’un fonctionnalisme utile à la production industrielle. La mécanisation du corps, la désindividualisation, l’aspiration à la performance sont des composantes qui, déjà présentes pendant la guerre, étaient utilisées au sein de la politique de réinsertion des vétérans pendant la république de Weimar. La déshumanisation accompagnée par une rationalisation de la société est intégrée au sein même d’une perception froide de l’être humain, dont Otto Dix a souhaité rendre compte dans un position critique de la société contemporaine : que reste t-il de l’individu quand celui-ci est entièrement soumis à une logique productiviste ? 

Conclusion

Par cette toile, Otto Dix permet de s’interroger sur les différents types de violence qui impactent l’individu, avec pour exemple le corps même des mutilés de guerre, représentatif d’une individualité tout entière violentée par la société à la fois par la guerre et dans une logique industrielle, corps qui deviennent alors presque sans âme et proches de la mort. 

 

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