Gérard Mordillat : «Écrire sur le monde du travail est considéré comme vulgaire»

Le travail : mauvais sujet ? Pas pour Gérard Mordillat, qui a consacré une bonne partie de son oeuvre cinématographique et romanesque au monde ouvrier — d’hier ou d’aujourd’hui.

L'Intérêt général
11 min readSep 24, 2018
Portrait : Clément Quintard

LIntérêt général : Vous avez consacré au monde du travail trois gros romans, trois histoires de grèves et d’usines qui ferment. Pourquoi ces trois variations sur un même thème ?

Gérard Mordillat : J’ai d’abord écrit Les Vivants et les morts, histoire de la fermeture d’une entreprise dans une petite ville, Raussel. Fermeture qui cause une déflagration dans les couples, dans les syndicats, dans les familles, au niveau municipal, régional puis national. L’histoire progresse à travers la vie, les amours, les drames d’un jeune couple, Rudi et Dallas qui, de façon intime, vit ce qui se passe au niveau macro-économique… Lorsque j’écrivais Les Vivants et les morts se multipliaient partout en France des actions où les ouvriers, les ouvrières s’en prenaient à l’outil de travail. J’ai grandi dans l’idée, qui me paraissait une règle d’airain, que jamais on ne s’en prend à l’outil de travail. Or, je voyais briser un tabou que je croyais indestructible. J’avais le sentiment que je retardais. J’ai donc entrepris Notre part des ténèbres dans lequel les salarié (e) s montaient une marche dans la violence : les héros s’en prenaient aux personnes. Notre part de ténèbres raconte comment le personnel d’une entreprise — vendue à l’Inde par un fonds spéculatif américain — accapare le navire de luxe sur lequel les actionnaires vont fêter les 14,7 % de bénéfice dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier. Le projet de ces hommes et de ces femmes est d’emmener les actionnaires du fonds spéculatif le plus loin possible dans le Nord et de les abandonner dans une tempête polaire puisque la métaphore de la tempête est une des métaphores les plus appréciées des chefs d’entreprise : « Nous sommes tous sur le même bateau », « Nous sommes dans la tempête »… Dans ce livre, je respectais la règle de la dramaturgie classique : un seul lieu, un seul temps, une seule action. Or, ma conviction profonde est que les conflits sociaux qu’on nous présente aujourd’hui comme des conflits locaux, des conflits de branche, des conflits spécifiques ne sont en réalité qu’un seul et même conflit entre le salariat et l’actionnariat. J’ai donc écrit un troisième roman, Rouge dans la brume où, dans une entreprise de mécanique automobile, une grève se déclenche ; les choses se passent mal, tout finit par prendre feu ; la grève pourrait s’arrêter là, mais non, elle se déplace à quelques kilomètres dans une entreprise qui fait de l’impression sur tissu, elle aussi en grève. Puis, un peu comme un essaim d’abeilles, les grévistes se déplaceront une troisième fois jusqu’à Rouen dans une usine qui fait de la chimie pour l’alimentaire pour se solidariser avec leur combat… Les trois grèves finissent par n’en faire qu’une, comme mes trois romans finissent par former un triptyque, chaque livre ayant accouché de l’autre, à la manière des poupées russes. C’est la même histoire sous trois axes différents et complémentaires.

Pourquoi avoir privilégié, dans ces romans, le moment de la lutte sociale, plutôt que la quotidienneté du travail ?

Dans mon triptyque, je parle principalement des grèves parce que l’enjeu dramatique me paraissait fondamental. Nous vivons une guerre menée contre le monde du travail, contre les syndicats. Cette guerre m’importe au plus haut point. Le roman est un des rares lieux où en parler de façon approfondie. C’est-à-dire en rendant aux hommes et aux femmes en lutte ce que la société leur dénie : une identité, des pensées, des sentiments, des convictions, des doutes, de l’enthousiasme, du désespoir, une sexualité, des paroles… La grève est le moment unique où toute une entreprise vit dans le même temps, où les passions s’exacerbent, où les caractères se révèlent. Par ailleurs, j’ai parlé de la réalité du travail, notamment dans mon film Paddy, où l’on voit des ouvriers à l’œuvre dans l’industrie du laser, ou quand j’ai préfacé le livre de photos de Joël Peyrou sur les prêtres ouvriers. Qui sont les prêtres ouvriers ? D’abord des menuisiers, des postiers, des ajusteurs, des coffreurs… c’est-à-dire des ouvriers ! Il est amusant de le remarquer, ils sont tous à la CGT ou au Parti communiste ! La réalité quotidienne est aussi très présente dans mon roman Xenia où les deux héroïnes sont dans le nettoyage industriel et les grandes surfaces… Donc, même en dehors de mon triptyque, je donne à voir un peu du monde du travail.

Vous considérez que le monde du travail et ses luttes ne sont pas assez visibles ?

L’image du travail est une image fantôme dans le monde médiatique. À la télévision, quand on parle du travail, c’est soit sur un mode folklorique (le dernier sabotier, le redresseur de copeaux, l’essuyeur de tempêtes), soit pour stigmatiser le chômage et les chômeurs ou annoncer les plans de licenciements. Dans ce dernier cas, ce qui est mis en avant, ce sont les chiffres — tant de personnes licenciées, tel salaire perdu, tel pourcentage d’indemnités — et jamais les travailleurs eux-mêmes n’ont la parole, jamais leur histoire, leurs savoirs, leur intelligence, leurs relations sociales ne sont pris en compte. Ils disparaissent sous les chiffres qui donnent l’illusion de la neutralité scientifique et sont sans affects. Maintenant, imaginez que vous venez de Mars, que vous êtes sociologue et que vous devez faire une thèse sur le travail en France à la fin du XXe et au début du XXIe siècle. Comme terrain d’analyse, comme angle d’attaque, vous choisissez de prendre l’imaginaire du pays à travers un an de production cinématographique, télévisuelle et romanesque… Quand vous rentrez sur Mars, vous publiez vos conclusions : pour ce qui est des hommes, les Français travaillent majoritairement dans la police ; ceux qui ne sont pas dans la police sont dans la magistrature, l’architecture, la publicité. Mais dans leur grande majorité ce sont des oisifs. Pour les femmes, c’est à peu près la même chose : police, justice, publicité où elles sont mannequins, call-girls, pin-up ou mères au foyer, généralement aussi oisives que leurs homologues masculins. Le travail n’existe pas ; et encore moins ceux qui travaillent. Au mieux ils font de la figuration dans les livres, les films, les téléfilms. Nous sommes dans un pays où la bourgeoisie revendique comme sa propriété absolue tout le domaine culturel. Et le monde du travail ne fait pas partie de ce champ culturel où elle prospère. Écrire sur le monde du travail est considéré comme « vulgaire » dans tous les sens du terme. Bien écrire suppose de jouer du violoncelle à l’imparfait et au passé simple et garder le petit doigt en l’air tout au long de l’intrigue. Alors je suis un romancier vulgaire, comme Rimbaud était un poète réaliste et vulgaire. Écrire des romans, faire des films sur le monde du travail, c’est se placer — de fait — en dehors de la Culture ; c’est être considéré au mieux comme un documentariste, voire un journaliste ou un reporter. En écrivant les livres que j’écris, en tournant les films que je tourne, j’affronte de face cette prétention bourgeoise à dire le beau et l’important. Les personnages de mes livres ou de mes films sont à l’égal des rois et des reines shakespeariens et le monde industriel où l’action se déroule est aussi riche que les châteaux royaux. Chez moi le travail existe et, comme en 1968, « la beauté est dans la rue ».

Dans cette entreprise littéraire, est-ce que vous vous reconnaissez des inspirateurs, des grands ancêtres ?

Vous connaissez un écrivain qui ne soit pas d’abord un lecteur ? Pour moi, les grands modèles sont plutôt du côté des États-Unis : Dos Passos, Steinbeck, Sinclair Lewis, Faulkner, Jack London, etc. En France, Roger Vailland, Louis Guilloux et quelques autres. Et puis la grande tradition romanesque française : Hugo, Eugène Sue, Zola dont le travail n’est pas seulement littéraire mais aussi sociologique. Personnellement, je crois devoir beaucoup à Dos Passos, et rien à Zola, que j’admire comme écrivain et que je déteste comme bourgeois anti-communard. Il faut comprendre que je ne suis pas un écrivain naturaliste, je ne suis pas non plus un chroniqueur, mon terrain c’est l’action dramatique. « L’action, l’action, l’action » comme disait le cinéaste John Huston quand on l’interrogeait sur son œuvre.

Et aujourd’hui ? Vous sentez-vous seul, ou avez-vous des compagnons parmi les écrivains ?

Il y a une chose qui m’a toujours plu : parce que mes livres étaient publiés avec une couverture illustrée, les éditions Calmann-Lévy les plaçaient dans la collection « Littérature étrangère » ! Je m’y trouvais parfaitement à ma place, dans la mesure où, parlant de conflits sociaux dans les entreprises, parlant de la situation des salariés — que ce soit les salariés en CDI, les précaires, les abandonnés — je me sens effectivement étranger dans la production romanesque française contemporaine. Pas tout à fait étranger, bien sûr : d’autres auteurs (je pense par exemple à Sylvain Rossignol, Jean-Emmanuel Ducoin, André Faber…) travaillent dans la même perspective. Peut-être que Les Vivants et les morts a suscité ou suscitera quelques vocations ? Aujourd’hui, on voit bien que les préoccupations de la bourgeoisie, les atermoiements de la petite bourgeoisie prédominent dans le roman français. Le modèle, c’est quelqu’un qui s’interroge devant un miroir, pour savoir quel est le sens de sa vie, de ses amours, de l’ennui ou du cancer qui le ronge… Il y a un apologue juif qui décrit exactement ce que je pense devoir faire. C’est l’histoire d’un juif très bien de sa personne, qui chaque jour se regarde dans son miroir et se trouve toutes les qualités, de beauté, d’intelligence, de richesse,…etc. Et puis un jour, un rabbin vient et efface le tain du miroir. Et ce juif si élégant, si prospère, découvre la réalité du monde. Eh bien je pense que c’est la tâche des romanciers, des poètes, des cinéastes, d’effacer le tain du miroir, dans une société qui ne cesse de nous tendre des miroirs pour que nous ne regardions pas ailleurs. La religion individualiste domine, comme disait Margaret Thatcher « la société n’existe pas, il n’y a que l’individu et sa famille ». Une injonction criminelle à mes yeux.

Puisque vous n’êtes pas un écrivain « naturaliste », diriez-vous que vous êtes un auteur « réaliste » ?

« Réaliste » ? Ça me va. Je parle du réel. Lacan disait : « le réel, c’est ce qui ne va pas, c’est quand on se cogne ». Alors, oui, je me cogne au réel, je m’y cogne par l’écriture, par l’image et ce n’est pas sans douleurs. « Comment faites-vous ? », me demande-t-on souvent. « Faites-vous des enquêtes avant de commencer un roman, des entretiens avec des salariés, des syndicalistes, établissez-vous une documentation ? » Au début, je répondais : « Non, j’écris au travers de ma vie comme n’importe quel romancier écrit ». Et puis je me suis rendu compte que ce n’était pas audible pour la plupart de mes interlocuteurs qui, dès qu’on parle du monde du travail, ont comme un voile noir qui leur tombe devant les yeux. Alors j’ai fini par répondre ce qu’ils voulaient entendre. J’ai donné un exemple d’une de ces rencontres qui ont gouverné mon écriture. Dans Les Vivants et les morts il y a Lorquin, un ouvrier emblématique, bel homme, chef de la maintenance, personnalité locale appréciée et admirée. Personne ne peut croire que Lorquin puisse être licencié. Il a sauvé l’entreprise d’une inondation, il l’incarne, fait corps avec elle, mais il se fait quand même licencier. Alors Lorquin s’interroge : « J’étais cette figure morale reconnue, cet employé modèle, ce professionnel incontesté, je ne pouvais pas être licencié.… Je suis toujours le même et pourtant j’ai été licencié ». Donc, aux journalistes qui m’interrogeaient, j’affirmais que ce personnage de Lorquin était une rencontre essentielle de ma vie. Question des journalistes : « Ah, et où l’avez-vous rencontré ? ». « Chez moi ». « Ah ! Chez vous ? Et comment ça s’est passé ? ». Réponse : « C’est très simple, j’ai allongé le bras, j’ai pris les œuvres de Shakespeare, et j’ai lu la scène du miroir, dans Richard II, quand le roi destitué se demande comment il est possible qu’il ne soit plus roi alors qu’il est toujours le même ». Je raconte ça pour insister sur le fait qu’écrire sur le monde du travail c’est, pour les commentateurs, se mettre en dehors de l’art, de la culture, de la création, et qu’il est parfois nécessaire de remettre les pendules à l’heure.

Vous avez adapté Les Vivants et les morts pour la télévision. Est-ce qu’on parle différemment du travail dans un roman et dans un téléfilm ?

Il n’y a pas de hiatus entre ce que j’écris et ce que je filme. Pour moi, c’est tout un, c’est de l’écriture. Pour parler comme Mallarmé, je pense que le cinéma et la littérature « s’allument de feux réciproques ». Je ne vois pas pourquoi je me priverais de faire du cinéma. Je pense que si Victor Hugo était vivant aujourd’hui, il ferait du cinéma. Partant de là, je n’établis pas de hiérarchie entre roman, film, téléfilm, poésie, théâtre.… Ce n’est pas par dépit que j’ai choisi de tourner Les Vivants et les morts pour la télévision — j’avais une proposition sérieuse pour le cinéma — mais parce que j’étais convaincu que ce vecteur (la télévision) était le plus propice pour atteindre le public à qui je voulais m’adresser. Et, sans fausse modestie, je crois que j’ai eu raison : la diffusion de ma série a été un immense succès.

Quel regard portez-vous sur les débats actuels, à gauche, sur le travail, ses mutations, sa prétendue « fin » ?

Sur l’évolution du travail lui-même, je me garderai bien de faire une réponse péremptoire. Les formes contemporaines du travail sont très complexes à analyser. Et plus encore les formes futures. Je crois qu’il faut relire très sérieusement Le Droit à la paresse de Paul Lafargue. Lafargue disait : « Grâce à la mécanisation, les ouvriers vont être débarrassés des tâches asservissantes qui étaient les leurs. Que vont-ils faire du temps qui leur est rendu ? ». La question se pose aujourd’hui dans les mêmes termes avec la robotisation, l’informatisation. Que va-t-on faire du temps libéré par les avancées techniques ? Lafargue faisait bien sûr une réponse humaniste : ce temps sera consacré à la culture, au savoir, à la science, etc. Aujourd’hui, on peut se demander si la « sortie » du travail ne nous conduira pas, au contraire, vers une société avec des sous-citoyens, pour ne pas dire des sous-hommes.… L’immense chantier des dix années qui sont devant nous, c’est de redéfinir ce que l’on nomme « travail » et son corollaire le salaire. Je prépare avec Bertrand Rothé, une série documentaire pour Arte sur l’économie Salaire, prix, profit (comme le petit livre de Marx), dont le premier épisode traitera justement du travail. Ce sera diffusé en 2018…

Juste pour le bicentenaire de Marx !

Absolument ! Et je vais bientôt tourner Mélancolie ouvrière, une adaptation de l’essai de Michelle Perrot qui a fait sortir de l’oubli Lucie Baud, cette ouvrière de la soierie qui, en 1905 et 1906, a mené deux grandes grèves à Vizille et Voiron, près de Grenoble, et a créé le premier syndicat des tisseuses de la soie. C’est une histoire bouleversante, héroïque et tragique, et surtout le portrait d’une femme exceptionnelle, luttant contre « l’infinie servitude des femmes ». Le film sera diffusé en 2017. Une manière de fêter la Révolution russe !

Propos recueillis par Antoine Prat
Article publié dans L’Intérêt général #2 — Le travail (juin 2017)

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