La guérilla de la vieillesse, par Claudio Magris, écrivain

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« Toute la vieillesse, du reste, se résume à cela : avancer pour reculer, s’engager en territoire inconnu pour se soustraire à la réalité qui presse de toutes parts, anguleuse et envahissante. »

Il faut la littérature, la poésie, les formes artistiques, pour penser le beau et le désastre, la grâce et le démoniaque, la faveur et l’échec.

En lisant les cinq nouvelles de Claudio Magris, regroupées dans le recueil Temps courbe à Krems, j’ai une nouvelle fois ressenti à quel point nous avons besoin de l’expérience des grands auteurs pour aborder les épreuves qui jalonnent notre propre vie, les éclairer, les expliciter, les exemplifier.

Il est ici question du thème de la vieillesse, de ce que l’âge offre de liberté et de dépendances, de détachement plein de gratitude et de grande lucidité face à la comédie humaine.

Temps courbe à Krems ne développe pas une thèse, mais laisse deviner à travers des fictions discrètes une position d’auteur, doucement ironique et émerveillée, face au temps qui passe.

Nous sommes dans le Piémont et au bord du Danube, mais surtout à Trieste, ville natale de l’écrivain.

Avec l’âge vient le savoir, la connaissance des chemins à emprunter, des lumières et ombres à privilégier, et la conscience, tel le personnage de la nouvelle Le gardien, qu’il faut peu à peu liquider ses anciennes activités pour aller vers l’essentiel, et un dernier étai auquel se tenir fermement.

Qui aurait cru que l’empire des Habsbourg s’effondrerait ? Ainsi la vie de chacun, parfois quelques instants glorieuse.

L’amour même ne semble pas échapper à la sensation d’exil.

« Anne – oui, il pouvait dire qu’il l’avait aimée, même s’il ne voyait pas très bien ce que ça pouvait vouloir dire. Quand il pensait à elle, il n’aurait pas su expliquer si son cœur se serrait ou s’élargissait – en souvenir parfois il la désirait, ses pieds qu’il aimait baiser, ses cheveux flottant sur ses épaules et retombant devant ses yeux quand elle était au-dessus de lui, dans cette position qu’elle affectionnait. Et pourtant, il n’aurait pas pu dire s’il sentait qu’elle lui manquait. L’autre, même quand il s’agit de l’être le plus aimé, est toujours de trop, il complique les choses. »

Remarque amère de vieillard, pas tout à fait juste, mais commode lorsque l’on veut croire à la paix de l’âme.

Il nous faut du semblant, une scène, une fonction, une bizarrerie idiosyncrasique à laquelle s’identifier.  

L’ancien administrateur, l’ancien cavalier d’industrie, est devenu concierge, poste d’observation de choix sur les va-et-vient humains, les petits trafics, les relations et liaisons.

« Tout lui redevenait facile, plus rien ne lui pesait depuis qu’il n’était plus obligé de commander. Cela avait été son lot pendant si longtemps, des années et des années épuisantes et interminables, peut-être depuis le premier instant où il était arrivé en ville, laissant à jamais derrière lui la Moravie et ses forêts. Puis d’un seul coup, cette nécessité avait disparu et le monde était devenu un ballon rouge, qui ne pesait pas et qu’on pouvait à tout moment laisser s’en aller à sa guise. »

Le temps ne compte plus, seul le défilement des jours facile diluant l’angoisse d’être constamment responsable.

« Il s’était soudain trouvé libre, seulement intrigué et non plus harcelé par les choses ; il ôtait de ses poches les cailloux ramassés pendant toutes ces années et courait dans les prés, comme à Hannsdorf, sans peur ni besoin de rien. A présent le monde était un chien qui ne pouvait plus le mordre mais se mettait à courir et à jouer avec lui. »

Ne lit-on pas comme un désespéré pour découvrir de telles phrases ?

On halète, on peine à marcher, on trébuche, mais quel bonheur également de ne plus chercher, de vivre dans l’évidence de ce qui est, simplement, loin des ambitions démesurées.

Tenir son axe, comme « qui faisait partie d’un peuple habitué à mourir par millions sans dévier de son chemin. »

Mais quel est ce temps courbe donnant son titre au recueil de l’éminent écrivain de Trieste, cette ville alchimique ?

Il s’agit d’une sensation d’unité, de liens profonds entre des moments et des espaces pourtant très éloignés, faisant dire au narrateur : « Il serait opportun de réformer les grammaires et de restreindre l’emploi des verbes au présent infini. »

Le présent infini, tel n’est-il pas le temps de l’amour ?

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Claudio Magris, Temps courbe à Krems, nouvelles, traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, collection créée par Gérard Bourgadier, dirigée par Ludovic Escande, domaine italien dirigé par Jean-Baptiste Para, L’Arpenteur/Gallimard, 2022, 124 pages

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