Y—Yourcenar

par horusapache

Trahit sua quemque voluptas. À chacun sa pente: à chacun aussi son but, son ambition si l’on veut, son goût le plus secret et son plus clair idéal.
Le mien était enfermé dans ce mot de beauté, si difficile à définir en dépit de toutes les évidences des sens et des yeux. Je me sentais responsable de la beauté du monde. Je voulais que les villes fussent splendides, aérées, arrosées d’eaux claires, peuplées d’êtres humains dont le corps ne fut détérioré ni par les marques de la misère ou de la servitude, ni par l’enflure d’une richesse grossière; que les écoliers récitassent d’une voix juste des leçons point ineptes; que les femmes au foyer eussent dans leurs mouvements une espèce de dignité maternelle, de repos puissant; que les gymnases fussent fréquentés par des jeunes hommes point ignorants des jeux ni des arts; que les vergers portassent les plus beaux fruits et les champs les plus riches moissons. Je voulais que l’immense majesté de la paix romaine s’étendît à tous, insensible et présente comme la musique du ciel en marche; que le plus humble voyageur pût errer d’un pays à l’autre, sans formalités vexatoires, sans dangers, sûr partout d’un minimum de légalité et de culture; que nos soldats continuassent leur éternelle danse pyrrhique aux frontières; que tout fonctionnât sans accroc, les ateliers et les temples; que la mer fût sillonnée de beaux navires et les routes parcourues par de fréquents attelages; que, dans un monde bien en ordre, les philosophes eussent leur place et les danseurs aussi.
Cet idéal, modeste en somme, serait assez souvent approché si les hommes mettaient à son service une partie de l’énergie qu’ils dépensent en travaux stupides ou féroces; une chance heureuse m’a permis de le réaliser partiellement durant ce dernier quart de siècle. Arrien de Nicomédie, un des meilleurs esprits de ce temps, aime à me rappeler les beaux vers où le vieux Terpandre a défini en trois mots l’idéal spartiate, le mode de vie parfait dont Lacédémone a rêvé sans jamais l’atteindre: la Force, la Justice, les Muses. La Force était à la base, rigueur sans laquelle il n’est pas de beauté, fermeté sans laquelle il n’est pas de justice. La Justice était l’équilibre des parties, l’ensemble des proportions harmonieuses que ne doit compromettre aucun excès. Force et Justice n’étaient qu’un instrument bien accordé entre les mains des Muses. Toute misère, toute brutalité étaient à interdire comme autant d’insultes au beau corps de l’humanité. Toute iniquité était une fausse note à éviter dans l’harmonie des sphères.

Mémoires d’Hadrien

Marguerite Yourcenar ©DR

Marguerite Yourcenar
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