Si dans l’imaginaire commun, ne devait qu’être retenue une toile comme incarnation en peinture de l’imaginaire Romantique, ce serait très probablement ce tableau de Caspar David Friedrich, œuvre bâtie sur les seuls contrastes existant entre l’homme et la nature, la fragilité face à l’immensité. Peinture de la solitude et des interrogations sur le destin humain qui en découle, Friedrich démontre à quel point il est délicat de comprendre le monde. Analyse d’une toile d’exception.

Dans son ouvrage apologétique Le génie du christianisme paru en 1802, François-René de Chateaubriand écrivait : « L’homme est suspendu dans le présent, entre le passé et l’avenir, comme sur un rocher entre deux gouffres : derrière lui, devant lui, tout est ténèbres. » Caspar David Friedrich éprouva durant toute sa carrière de peintre une attraction irrésistible pour le paysage, intérêt qui ne fit qu’aller grandissant à tel point qu’il domina toute sa production des ultimes années ; estimant que l’art se posait en rôle de médiateur entre l’homme et la nature environnante. Ainsi, l’œil du peintre allemand ne se fait plus seulement artiste, mais simultanément philosophe, voyant dans les manifestations de la force de la nature une expression proche d’une divinité ineffable. La postérité ne s’y trompa d’ailleurs pas, lorsqu’elle qualifia le travail du peintre de « tragédie du paysage », nouveau registre qu’il aurait inventé sans même s’en rendre compte. Car en magnifiant à l’extrême les panoramas, en y ajoutant ce qu’il voit au plus profond de son être, et en plaçant de fait en parallèle l’Humain et la Terre, la recherche de sublimation en devient évidente. Mais ce placement parallèle permet également à Friedrich la création d’un effet de contraste dans son tableau. Si au premier plan apparaît un personnage esseulé vêtu relativement simplement et avec des couleurs unies (de sorte à ne pas distraire l’œil sur un point particulier) debout sur un rocher cahoteux, il se détache ainsi ostensiblement du deuxième plan, qui figure le paysage qu’il est en train de contempler, on le devine, en silence.  Le choix des teintes ternes et obscures pour la redingote et la roche ne sont nullement hasardeuses, puisqu’elles exercent un attrait primaire pour l’œil du contemplateur de la toile, œil qui va ensuite naturellement glisser vers le fond de la composition, détachée car de teinte claire ; un effet de glissement d’ailleurs renforcé par la posture de dos du voyageur solitaire. Notre regard cherchant naturellement à se poser en premier sur le visage d’une personne, il ne trouve ici aucune source d’attraction et ne s’attarde donc pas sur la silhouette qui nous est présentée « fermée » à tout abord, car de dos.

Portrait de Friedrich par Gerhard von Kügelgen vers 1810-1820

Gerhard von Kügelgen, Portrait de Friedrich , vers 1810-1820


Mais cette figure mystérieuse, tournée vers le lointain, ne sert pas uniquement de compas à notre perception de la toile. Tenu à l’écart de la composition de l’huile sur toile, cet inconnu possède un regard externe sur la scène en question, conférant ainsi à l’ensemble tout autant qu’à la personne regardant le tableau un puissant sentiment d’abandon, une caractéristique typique des héros d’œuvres littéraires romantiques. Seul, debout sur un rocher dans un lieu qu’on ne peut clairement situer, il rêve de n’être rien face à l’immensité avoisinante, qui paraît immuable et capable de se régénérer à l’infini tandis que lui prend pleine mesure de sa condition de mortel, en avançant vers un avenir incertain. La solitude du personnage, qui renvoie à la mélancolie caractéristique au courant artistique majeur des années 1800 et qui fut qualifié de « Mal du siècle », se retrouve renforcée par le choix des vêtements qui fut fait par Friedrich pour habiller son personnage. Canne, bottes de ville et redingote ne correspondent en effet en aucun cas à une tenue adaptée à l’ascension de ce que l’on imagine le point culminant d’une montagne, accentuant de fait son aspect purement irréel. Cette mystification de la scène n’est là que pour servir le registre du Romantisme, qui offre une entière liberté à la sensibilité et à l’imaginaire, reléguant le plausible au second plan. Cet alpiniste de l’impossible se laisse-t-il aller à la rêverie de voyages infinis, vers des contrées encore seulement imaginées, cet « ailleurs » fantasmé par les Romantiques qui renvoie à l’évidente antinomie d’un « réel fantasmé ». Un lieu précis (ici ce qu’on pourrait imaginer le sommet d’une montagne alpine) devient sous le pinceau de Friedrich un non-lieu, essentiellement symbolique et donc insaisissable.


La mer de glace 1824


Caspar David Friedrich, La mer de glace, 1824


En observant les lignes de force du tableau, on observe une dominante d’obliques, toutes convergeant vers le personnage central, et accentuant le vertige dû au choix du cadrage extrême : la peinture se trouve à flanc de précipice, tandis que le panorama à l’infini s’ouvre sur les montagnes jusqu’à perte de vue. Le spectateur suit sans le réaliser des paliers successifs alternant entre nappes de brume et rochers pointant à travers la couche de nuages, jusqu’à finalement atteindre le sommet de la montagne, au loin, nimbé d’une lumière rassurante. L’impression de grandeur donnée à cette toile se trouve également renforcée par la dilatation de l’angle de vue, à la façon d’un panorama, et ce malgré le format « portrait » choisi pour cette représentation. L’espace ainsi ouvert gagne en profondeur, tandis que la brume dominante gomme les contours, et tout ce qui pourrait faire office de limite dans le paysage. En brouillant les formes, les repères spatiaux du spectateur se trouvent ainsi effacés, grâce à un subtil jeu de lumières entrant en contraste avec les matières à dominante vaporeuse. En conséquence, la sensation de vide conjuguée à celle d’immensité confère une forte impression de vertige ; soulignant la maîtrise de Friedrich de son art : en choisissant de télescoper le plan proche et le plan lointain, il crée de la désolation et surtout du vide, qui provoque ce malaise typique de la peur du vide. Étant donné qu’aucun plan intermédiaire ne se trouve visible pour rendre de l’équilibre (au sens propre du terme) à la toile, on a la sensation que Le voyageur contemplant la mer de nuage enjambe le gouffre à ses pieds par son seul regard. Regard qui est d’ailleurs tourné vers la source de lumière au loin, délaissant l’obscurité qui se trouve dans son dos, plaçant ainsi l’accent sur les lignes de force. Caspar David Friedrich, s’il s’inspirait pour ses toiles de lieux qu’il connaissait bien (les montagnes entourant sa région allemande natale), opère cependant un travail de reconstruction de ce qu’il voit pour le doter d’une symbolique bien précise. En choisissant de figurer un premier plan sombre, symbole de la vie immédiate, le peintre guide notre sensibilité vers des paliers qui se succèdent avant la montée vers l’au-delà, à savoir le sommet de la montagne si lumineux et attirant, incarnation d’une présence divine. Mais cette divinité ne peut être atteinte par le voyageur que par l’esprit, le précipice les séparant étant infranchissable.

Le moine au bord de la mer 1808-1810

Caspar David Friedrich, Le moine au bord de la mer, 1808-1810


Agathe Lautréamont


Images : © DR

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