L’intensité des photographies de Bettina Rheims au musée du Quai Branly

Sur la mezzanine du musée du quai Branly, perchée au-dessus des collections, une très émouvante installation attend le visiteur. Les photographies de Bettina Rheims y côtoient des œuvres des collections africaines du musée, dans un dialogue d’une intensité frappante. La photographe a construit cette exposition en collaboration avec l’historien d’art Philippe Dagen, qui l’a aidée à sélectionner des images parmi ses innombrables archives. Et c’est extrêmement réussi !

Retrouvez ma courte vidéo de l’exposition ici !   

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Bienvenue au musée du Quai Branly enneigé !
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« Héroïnes » : Kim Noorda, Blanca Li Renée Gorski et un masque féminin (Guinée)

Des esquisses empreintes de liberté

Les photographies sont pour la plupart de petit format, en réalité des polaroïds que la photographe a utilisés comme études préparatoires à ses œuvres de la série Héroïnes, réalisée en 2005. Elles sont comme les esquisses du peintre, à ceci près que ces images ont un enjeu bien spécifiques au travail de la photographe. Car pendant que la photographe recherche la pose parfaite, cachée derrière le rideau de sa chambre noire, ses modèles s’impatientent, s’inquiètent, se demandent si quelque chose ne va pas… Le risque est alors de perdre cette intimité si essentielle à la photographe.

Le simple fait de déclencher l’appareil pour prendre ces polaroïds est une façon de « faire qu’il se passe quelque chose quand il ne se passe rien » et de garder le lien de confiance entre les deux femmes. N’étant pas destinées à être montrées (l’artiste les a elle-même redécouvertes pour l’exposition), ces études révèlent une liberté qui a peut-être disparu de l’œuvre finale, quand la photographe a dit « ne bougez plus ».

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« Héroïnes », Asia Argento © Bettina Rheims, courtesy Galerie Xippas

Histoires de femmes

C’est bien en effet une œuvre de femme, en complicité avec une autre femme. Le travail de création se fait à deux, et exprime avec intensité l’individualité de chacune. Ces femmes, que Bettina Rheims les connaisse déjà ou non, elle les a trouvées « belles et fortes ». Ce sont souvent des comédiennes ou des chanteuses : le visiteur pourra reconnaître Lou Douillon, Tilda Swinton, Rose McGowan ou Kristin Scott Thomas.

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« Héroïnes », Tilda Swinton

Bettina Rheims a choisi de faire évoluer ses modèles autour d’un rocher, puissance minérale qui s’impose comme présence avec laquelle la femme doit composer. Cette idée lui a été inspirée par la phrase de Jean Clair concluant l’exposition « Mélancolie » au Grand Palais en 2005 : « la mélancolie c’est une femme assise sur un rocher qui regarde au loin ». Quant au fond gris où semble avoir coulé la peinture, c’est à l’atelier de Giacometti qu’il fait référence. Son atmosphère presque bleutée est d’une beauté glaciale et semble placer les modèles de Bettina Rheims dans un environnement inhospitalier où elles doivent néanmoins survivre et affirmer avec force leur existence.

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« Héroïnes », Renée Dorski © Bettina Rheims, courtesy Galerie Xippas

Ces êtres de chair ont des émotions à fleur de peau qui nous sautent au visage. Elles sont à moitié habillées de vêtements qui furent luxueux mais qui sont à présent froissés, déchirés, presque des guenilles, comme des traces d’un passé douloureux. Car c’est aussi une histoire que nous raconte chaque photographie, qu’on lit derrière chacun des regards troublants de ces femmes.

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« Héroïnes », Hannelore Knuts © Bettina Rheims, courtesy Galerie Xippas

Une conversation entre photographies et oeuvres africaines

Leur conversation avec les masques, statuettes et figurines africaines du musée s’impose d’elle-même. Comme d’ailleurs le choix des objets eux-mêmes a été une évidence, parmi la présélection proposée par le musée. Il fallait bien sûr exposer des œuvres féminines, qui résonnent en harmonie avec les photographies par « des rapports visuels ou symboliques », selon les mots de Philippe Dagen. Pour Bettina Rheims, c’est un moyen de faire entrer dans l’espace d’exposition, qu’elle appelle son « bateau », d’autres civilisations.

Les objets africains, l’artiste les côtoie depuis l’enfance : son père, commissaire-priseur et historien d’art, est un proche d’André Breton avec qui il discute souvent de « l’art nègre ». Ces objets familiers sont tout autour de l’atelier de la photographe, comme pour la protéger des mauvais esprits. Elle avoue avoir eu peur de leur confrontation avec ses clichés, peur que les masques et statuettes ne prennent le dessus. L’exposition nous montre à quel point cette crainte était infondée : le visiteur est fasciné par les photographies comme par les figures féminines africaines, dont la force de présence et l’expressivité sont hypnotiques. Le regard passe des unes aux autres, capte les résonances, s’étonne des échos qu’il perçoit.

 

 

Les œuvres africaines de l’exposition sont des idoles de fertilité et de maternité, ou bien des masques figurant des esprits féminins. En effet en Afrique, les masques sont souvent sculptés pour jouer le rôle de pièges pour les esprits, qui sont attirés dans des formes figées et closes. Ainsi confinés, ils sont inoffensifs pour les humains – peut-être même sont-ils des puissances bienveillantes ? On retrouve ainsi le thème de la protection : Bettina Rheims a bien raison de s’entourer de ces objets qui agissent comme des gardiens !

Même les poteaux sculptés de figures féminines, campés devant la photo de grand format du bout de l’exposition, avaient pour rôle de soutenir le palais du roi et surtout de porter bonheur à ses habitants. Ces effigies particulièrement expressives, disposées devant la photo de la jeune femme, évoquent également comme un rempart de protection.

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Magdalena, série « Just like a woman » (2008) – 5 poteaux sculptés, Okpo Ile (Bénin)
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Porteuse de coupe © musée du quai Branly – Jacques Chirac, photo Thierry Ollivier, Michel Urtado

Une photographe qui construit et qui guide

La vidéo présentée dans l’exposition est une discussion éclairante où Philippe Dagen évoque avec l’artiste l’exposition et plus généralement son œuvre et sa démarche artistique. On est étonnés d’apprendre à quel point les clichés sont préparés : l’œuvre finale est le résultat d’heures de réflexion en amont, de « briefings » de la photographe avec son équipe, de maquillage des modèles. Bettina Rheims exprime sa vision, orchestre le choix des costumes, insiste sur la mise en scène. Pour la série exposée, elle a particulièrement travaillé le rendu de la peau de ses modèles, inspiré par les aquarelles d’Egon Schiele : une peau dont on voit les veines, qui ne cache rien et montre tout. Quant à ses costumes, elle les a récupérés dans un atelier de Chanel qui avait mis au rebut des robes haute-couture invendables.

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Extrait de la vidéo de la conversation entre Bettina Rheims et Philippe Dagen

Ainsi loin du cliché de la photographie de l’instantané, Bettina Rheims nous montre qu’ «il ne faut pas toujours croire ce que l’on voit ». Si son projet initial évolue bien sûr au contact des modèles et au fil de la séance photo, elle nous propose néanmoins une œuvre construite, qui témoigne d’une vision artistique réfléchie et cohérente, confiante en sa capacité à arriver à « un bon endroit » – et qui sait convaincre le modèle de s’y laisser guider. Son travail m’a fait penser à celui de la photographe Cindy Sherman, qui cherche aussi, par des moyens certes très différents, à libérer la femme de son image souvent stéréotypée, véhiculée par les médias et l’imagerie populaire.

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« Héroïnes », Kim Noorda © Bettina Rheims, courtesy Galerie Xippas

Aux côtés de ceux qui luttent

A l’entrée de l’exposition, deux photos grand format évoquent d’autres séries de Bettina Rheims. La série des « Gender Studies » date de 2011, et la photographe y explore les questions de la transsexualité, d’hommes voulant devenir femmes ou même qui refusent de choisir entre les deux sexes. Elle avait déjà travaillé sur cette thématique dans les années 1989-1900, mais s’est sentie obligée d’y revenir face à l’intolérance qui entoure toujours ce sujet. Le visiteur de l’exposition est également accueilli par une photographie tirée de la série des Femen (2017), ces femmes combattantes qui mettent leur corps au service de la cause en laquelle elles croient. La photographe se dit « être sa place » près des gens qui combattent, qui sont décalés ou qui sont dans un entre-deux.

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Dafné C. II, Série « Gender Studies » (2011)
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Sarah Constantin, « Délivrez-nous du mâle » (2017)

L’actualité de la photographe est aussi marquée par la série « Détenues » dans la Chapelle du Château de Vincennes, où elle expose des clichés de femmes réalisés en prison. Le point commun de toutes ses séries est certainement un regard humaniste empreint de tolérance, qui redonne à la femme son identité propre. Qu’elle ait changé de sexe, qu’elle soit le symbole d’une lutte, qu’elle soit emprisonnée, qu’elle soit une star médiatisée,… dans le viseur de Bettina Rheims, elle redevient simplement une femme. Et au musée du Quai Branly, elle dialogue avec d’autres femmes, venues d’horizons lointains mais qui partagent cette force d’humanité qui les rend si bouleversantes.

 

Exposition « Vous êtes finies, douces figures », du 20 mars au 3 juin 2018

Musée du Quai Branly – Jacques Chirac, 37 quai Branly, 75007 Paris

Mardi, mercredi et dimanche de 11h-19h – Jeudi, vendredi et samedi de 11h-21h (fermé le lundi)

Toutes les informations pratiques de l’exposition ici 

MQB. Affiche de l'exposition "Bettina Rheims. Vous êtes finies, douces figures". Du 20 mars 2018 au 3 juin 2018.
Musée du quai Branly – Jacques Chirac. Affiche de l’exposition « Bettina Rheims. Vous êtes finies, douces figures » ». Du 20 mars 2018 au 3 juin 2018. Atelier Martine Aublet Commissariat : Bettina Rheims, photographe, et Philippe Dagen, historien et critique d’art

5 réflexions sur “L’intensité des photographies de Bettina Rheims au musée du Quai Branly

    1. Merci beaucoup pour votre message qui me touche ! Vous avez complètement raison pour la MEP, d’ailleurs Bettina Rheims a encore une salle qui lui est consacrée dans l’expo du moment à la MEP, « La photographie française existe, je l’ai rencontrée » (jusqu’au 20 mai). J’ai eu l’occasion de la visiter et je vous la recommande fortement ! https://www.mep-fr.org/event/la-photographie-francaise-existe-je-lai-rencontree/

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