« Ah çà, me direz-vous, amis lecteurs, après avoir lu cette authentique histoire, c’est la Dame Blanche d’Avenel que vous nous racontez là, terminée par un phénomène naturel comme dans le Tour du Monde en quatre-vingt jours ou Michel Strogoff, de Jules Verne.

Non, chers lecteurs, notre récit véridique n’a rien de commun avec la Dame Blanche, attendu que le peu gracieux fantôme dont il est question a été affronté non par un élégant officier du roi, mais par un modeste savant. Quant au phénomène naturel, nous convenons de bonne grâce qu’il n’eût pas été déplacé sous la plume de l’auteur de Vingt mille lieues sous la mer. [sic]

Ceci dit, prêtez moi un peu de bienveillante attention.

Le conducteur de la diligence qui, les mardi et samedi, partait de l’hôtel de la Mule Blanche à Avignon pour Pertuis, faisait un beau matin du mois d’août 1861 l’appel de ses voyageurs, lorsque deux de ceux-ci s’écriaient :

« Tiens, M. Dubert !

– Comment ? c’est vous, père Barbouchard !

– Alors, nous allons faire route ensemble. »

C’étaient M. Charles Dubert, jeune professeur de physique et de chimie au Lycée d’Avignon, créé en vertu d’un décret du 30 fructidor an XI (16 septembre 1803) et solennellement inauguré le 17 janvier 1810.

Âgé d’une trentaine d’années, et très estimé, il se rendait à Pertuis où il avait des parents, afin d’y passer ses vacances. Son interlocuteur, Athanase Barboux, dit Barbouchard, âgé de plus de cinquante ans, et clairon retraité du 7e léger, était garde-champêtre dans la localité susdite.

Robuste, solide, bon enfant, sauf pour les voleurs et les braconniers, Barbouchard personnifiait le type du vieux troupier de jadis, serviable et gai comme un pinson. Envoyé par le maire de Pertuis faire à Avignon quelques commissions, le brave homme quittait la cité papale pour retourner à son poste ; il allait être pour le jeune professeur un compagnon de route jovial et en train.

Tous deux s’installaient l’un près de l’autre sur l’impériale, et pendant que la lourde voiture noire et jaune s’ébranlait, le père Barbouchard, saisissant la trompette du conducteur, entonnait toutes les sonneries réglementaires de son ancien 7e léger, ce qui faisait aboyer tous les chiens de la rue. Puis nos deux voyageurs, les remparts une fois dépassés, se mettaient à causer amicalement ; le père Barbouchard racontait à M. Dubert toutes les nouvelles et les potins de la petite ville de Pertuis, où le savant n’était plus venu depuis les vacances de Pâques. Il lui apprenait que le fils du sacristain Méjean avait tiré au sort et qu’il était « tombé soldat, » que la truie du père Appy venait d’avoir douze petits cochons, que la fille de la mère Chambaud épousait le petit bossu Astier, etc., etc. Bref, on était en vue de l’ancien Pertusio de 1427 et Pertuisium de 1430 (Archives départementales de Vaucluse, série G, Fonds : église collégiale de Pertuis), que le vieux soldat bavardait encore. On apercevait déjà les deux tours, seuls débris du château du XIIIe siècle se dressant à l’entrée de la place, et le clocher de l’église, à l’autel en marbre multicolore provenant de l’église des Oratoriens d’Aix, à la chaire sculptée, aux deux statues de marbre représentant la Vierge et un pauvre, et à la châsse de 1518 avec ses curieux bas-reliefs ; Dubert demandait à ce moment :

« Et la gentille Mlle Juliette Linsolas, que devient-elle ?

– Ah, monsieur, répondait Barbouchard, elle est très ennuyée ; seule au monde avec son oncle, le riche Agricol Guiméty (vous savez, le vieux ?), elle a hérité de sa fortune qui est très belle, et de sa jolie villa, dite « de l’Assesseur »… et elle ne peut pas y demeurer ! Personne n’ose y entrer avec elle ; aucun domestique ne veut l’y suivre, parce que la villa est hantée !

– Hantée ?… disait Dubert, en éclatant de rire.

– Oui, M. Dubert, hantée ! Le vieux y revient… et en plein jour, ce qui est encore plus fort !… Il y revient ; je l’ai vu comme je vous vois. Oui monsieur, je l’ai vu ! »

Et il faisait au professeur stupéfait le récit suivant :

Né en 1783, Agricol Guiméty était fils d’un riche taffetassier de la rue des Tanneurs, de nos jours comprise dans la rue des Lices, qu’elle prolongeait avant la Révolution jusqu’au couvent des Cordeliers, fondé en 1227 par l’évêque Nicolas (1227-32). La haute honorabilité de M. Guiméty père lui avait à plusieurs reprises valu d’être nommé assesseur des Consuls ; en 1793, lui, sa femme et son fils Agricol, à peine âgé de dix ans, s’étaient vu jeter dans les cachots de la Miséricorde (couvent de femmes créé rue des Lices en 1643 par le père Yvan), d’où il ne devait sortir que pour monter sur l’échafaud de la place de l’Horloge. Agricol endurait près de sa mère la captivité la plus dure ; de longs mois de prison l’éprouvaient et l’affaiblissaient pour toute sa vie ; le 9 thermidor le rendait à la liberté, ainsi que Mme Guiméty, qui, anémiée, brisée au physique et au moral, se retirait avec son fils à Pertuis, dans une maison de campagne appartenant à son mari, et appelée villa de l’Assesseur.

Elle y succombait au bout de quelques années, et Agricol restait seul dans sa villa, possesseur de sa fortune qui avait échappé au désastre. Le malheureux, miné par la souffrance et considéré comme un mourant, mettait un demi-siècle à passer de vie à trépas, et, pendant ces longues et tristes années, demeurait assis dans un fauteuil, près de la même fenêtre d’où son œil plongeait sur la ville et la campagne, pendant que s’y reposait son corps débile et usé. Il finissait par mourir un beau matin, et depuis sa mort, soit environ deux ans, les habitants de Pertuis terrifiés, voyaient, les jours de soleil, son visage pâle, émacié, éclairé d’un douloureux regard, apparaître distinctement à la fenêtre derrière laquelle il avait passé de si longues années en contemplation. Ce singulier phénomène affolait tout le monde ; personne n’osait entrer dans la maison qui, déserte, était en complet état de délabrement, au point de menacer ruine.

« Oui, disait Barbouchard, je l’ai vu et le vois chaque jour de beau temps ! C’est la première fois que j’entends parler d’un revenant qui apparaît en plein jour, et sans remuer de chaînes avec fracas ! »

De plus en plus intrigué, Dubert entreprenait de percer scientifiquement cet hallucinant mystère ; il se rendait chez Juliette Linsolas dont il était connu depuis son enfance, et qu’il trouvait très contrariée. Personne ne se souciait de la suivre dans la villa de l’Assesseur, et l’aimable jeune fille ne pouvait pas s’installer dans la demeure lui appartenant, et dont la porte était surmontée des armes de Pertuis : D’or à la fasce de gueules brisée d’une fleur de lys d’azur, brochant aussi sur le chef de l’écu. Juliette lui confirmait tout d’abord qu’Agricol Guiméty, infirme, avait, en effet, passé près de cinquante ans dans un fauteuil, assis derrière la même fenêtre d’où il pouvait contempler le paysage.

Ce point établi, Dubert demandait à Mlle Linsolas de lui confier les clefs de la villa, et s’y rendait le lendemain matin avec Barbouchard, porteur de son petit sabre-briquet à baudrier blanc et à fourreau de cuir, traditionnelle arme du garde-champêtre.

Le temps était splendide ; un soleil éclatant brillait dans un ciel d’azur ; arrivés devant la villa, Barbouchard, plus ému qu’il ne voulait l’avouer, s’écriait :

« Tenez, le voici ! Le voyez-vous ? »

En effet, derrière une vitre du premier étage, on apercevait fort bien la figure de feu Agricol Guiméty ; ridé, vieilli, le crâne couvert de cheveux blancs, il regardait d’un air sombre le paysage qui depuis si longtemps devait lui être familier. Sans hésiter, Dubert entrant dans la villa, pénétrait dans la pièce où se tenait l’apparition ; la chambre était vide ; le spectre avait disparu. Barbouchard avait suivi le professeur ; ahuri, ses doigts se crispaient sur la poignée de son sabre.

« Vous voyez bien qu’il n’y a personne ! » disait Dubert, après qu’ils eurent exploré toute la maison de la cave au grenier, et s’être convaincus que nul ne s’y trouvait caché.

Le lendemain, il pleuvait ; Dubert, le garde-champêtre, accompagné de Juliette, se rendaient derechef au pied de la fenêtre, où, la veille encore, avait eu lieu l’apparition ; le spectre demeurait invisible ; un léger sourire errait sur les lèvres du professeur. Vingt-quatre heures après, le temps était redevenu magnifique ; Dubert, moyennant la forte somme, décidait un vitrier à l’accompagner ; l’ouvrier ne le suivait qu’en tremblant de tous ses membres. Feu Guiméty reparaissait à son poste habituel ; le professeur, Babouchard et le vitrier pâle de terreur, entraient dans la chambre et n’y trouvaient personne. Sur l’ordre du professeur, le vitrier enlevait la vitre derrière laquelle tous trois venaient de voir le « revenant » et en ôtait une seconde qu’il remplaçait par le carreau enchanté. Puis, ils redescendaient au dehors… et apercevaient nettement la figure grimaçante de Guiméty à ce nouvel emplacement. Trois fois, ils changeaient le carreau de place, trois fois le spectre reparaissait, mais on ne le voyait plus derrière la vitre qu’on avait mise à la place qu’il occupait précédemment depuis de longues années.

« Eh, parbleu, je le savais, disait Dubert ; changez vingt fois de fenêtre cette vitre fantastique, et vous y verrez toujours la tête du papa Guiméty ; remettez-la à son emplacement primitif et vous l’y retrouverez de nouveau. Le problème résolu, je peux dire avec Archimède : « Eurêka ! »

Puis, rentrant chez Juliette, il expliquait à la jeune fille, à Barbouchard et à quelques autres personnalités de marque, en quoi consistait le phénomène dont, de prime abord, en excellent professeur de physique, de suite il avait pénétré la cause.

L’examen microscopique auquel il s’était livré sur la vitre, lui avait démontré qu’à la suite des interminables années passées par Guiméty assis derrière ladite vitre, toujours la même, il s’était peu à peu fait une décomposition lente de ses éléments constitutifs, et que, par une sorte de réflexion du visage éclairé, un véritable cliché photographique avait fini par s’y développer progressivement, en n’étant visible que les jours de beau temps !

L’enchantement avait cessé ; le charme était rompu ; tous les habitants de Pertuis riaient de leurs terreurs, et Juliette, pleine de reconnaissance, faisait procéder aux réparations de la villa de l’Assesseur. Lorsqu’elle y entra, elle sortait de la mairie et de l’église au bras de M. Dubert, ayant cru ne pouvoir mieux remercier le jeune savant que par l’offre de sa jolie main, acceptée avec transport.

En souvenir de cette amusante aventure, Juliette conservait le carreau légendaire, qu’elle faisait remettre à la fenêtre d’où il avait tant effrayé tout le pays, dont les gens disaient depuis en riant :

« L’ombre du papa Guiméty, de loin, c’est quelque chose ; et de près, ce n’est rien ! »

Dans tout cela, le plus content (après le professeur Dubert) fut le brave Barbouchard, à qui les mariés payaient une blouse toute neuve pour assister à la noce. L’ancien clairon buvait force bouteilles à la santé des jeunes époux, du père Guiméty… et du 7e léger.

« J’ai un peu peur des morts, disait-il, mais pas du tout des vivants, et s’il y avait eu des voleurs de cachés dans la villa, ils auraient trouvé à qui parler ! Paraît que tout ça, c’était de la faute à Graphie, mais que ce soit de la faute à Graphie ou de la faute à un autre, c’est fini, et M. Dubert ne s’est pas laissé monter le coup ! D’ailleurs, j’ai bien compris qu’il connaissait la ficelle, quand il s’est écrié : « Arnica ! » qui veut dire : « Ça y est ! » C’est en Anglais, n’est-ce pas ? »
 
 

 

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(Amédée Gros, « Les Récits de la Semaine, » in La Semaine d’Avignon, mondaine, politique, quarante-huitième année, n° 2731, mercredi 27 juin 1928 ; Samuel van Hoogstraten, « Alter Mann im Fenster » [Vieil Homme à la fenêtre], huile sur toile, 1653)