Portrait d’écrivain : Tommaso Landolfi

Landolfi est un personnage singulier, très beau, aux manières exquises, qui peuvent très facilement devenir moqueuses. Il apparaît et disparaît de manière irrégulière ; il vit surtout la nuit, fréquentant les tripots ou restant éveillé pour lire avec ardeur les œuvres de Rimbaud, de Poe ou d’autres écrivains russes, sans doute Dostoïevski.

Tommaso Landolfi, illustration de Ceylan Aran

Par Giovanni Maccari

tommaso-landolfi_940x400.jpg

Tommaso Landolfi, illustration de Ceylan Aran

 

Tommaso Landolfi est né en 1908, dans la province de Frosinone, et il est mort en 1979, à Ronciglione, aux alentours de Rome. Il appartenait à une ancienne famille noble qui, cependant, était déjà en partie déchue au moment de sa naissance. Son écriture et sa personnalité furent profondément influencées par sa double ascendance aristocratique et provinciale.

Il fait ses débuts à Florence, où il déménage dans la première partie des années trente pour aller à l’université. Il étudie le russe dans un établissement où il n’y a pas encore de chaire de littérature russe, et il soutient son mémoire sur Anna Akhmatova, qu’on connaissait encore très mal en Occident. Il deviendra un traducteur important, non seulement du russe (Pouchkine, Dostoïevski, Tolstoï), mais aussi de l’allemand et du français (Merimée, Nodier, etc.).

Landolfi Tommaso, La Bibliotèque italienneDès le début de ses années florentines, Landolfi agit dans une sorte de halo de légende. Il est un personnage singulier, très beau, aux manières exquises, qui peuvent très facilement devenir moqueuses. Il apparaît et disparaît de manière irrégulière ; il vit surtout la nuit, fréquentant les tripots ou restant éveillé pour lire avec ardeur les œuvres de Rimbaud, de Poe ou d’autres écrivains russes, sans doute Dostoïevski. La légende est portée par ses livres qui commencent à paraître : Dialogo dei massimi sistemi (1937), La pietra lunare (1939), Il mar delle blatte e altre storie (1939), des nouvelles ou des romans dont les protagonistes sont surtout des personnages « dans lesquels il est possible de reconnaître l’auteur », comme il l’a lui-même écrit dans un ouvrage postérieur. L’aveu autobiographique se mêle, en effet, au jeu d’esprit, en créant ainsi un dispositif indéchiffrable, qui nous rappelle, dans une certaine mesure, l’Odradek de la nouvelle de Kafka Le Souci du père de famille. Ce n’est pas par hasard que certains critiques disent que Landolfi est un écrivain qu’« on ne sait pas comment traiter » : son écriture nous rappelle un millier de choses et, pourtant, elle ne ressemble à rien ; on croit qu’elle va dire quelque chose de profond, qu’elle cherche la participation du lecteur, et un instant plus tard cela se termine par une boutade, par un tour de passe-passe, grâce à sa langue diaboliquement bien pendue.

Landolfi a principalement été un grand écrivain de nouvelles, qu’il a même élargies à la mesure – faite pour lui – du récit long ou du roman court. Ses œuvres les plus importantes sont peut-être liées à ce genre : Le due zitelle (1946), Racconto d’autunno (1948), Tre racconti (1964). Pourtant, ce sont surtout les recueils, jusqu’aux années cinquante, qui regroupent ses textes les plus mémorables, dont certains ont été recueillis dans une célèbre anthologie du surréalisme italien, créée par Gianfranco Contini, en 1946 : Italie magique, la première édition étant sortie en français. Bien qu’il ne fût pas un vrai surréaliste ni un écrivain du genre fantastique au sens strict, Landolfi fut sans aucun doute indifférent à toute forme de réalisme. Un recueil de ces années les plus tardives et désabusées s’intitule justement Se non la realtà (1960), comme si cela était la dernière condition possible pour la littérature. L’écriture de Landolfi, au contraire, vise à modifier – voire à récréer entièrement – le monde qu’il décrit. Ses histoires se déroulent dans des ambiances raréfiées, dans des lieux qui nous semblent être à la fois connus et différents, comme cela arrive dans les rêves. Le narrateur même paraît être, dans une certaine mesure, familier, tout en étant bizarre ; sa logique est sure, mais elle conduit pourtant à des conclusions absurdes. « Je suis certainement un idiot, mais j’ai toujours cru que la vie était quelque chose de différent, de plus petit, de plus gris. » Ainsi pense Giacomo de Maria Giuseppa (1929). Parfois, le mécanisme est – si l’on peut dire – renversé : un personnage de l’histoire de la littérature est pris et déplacé dans le monde de ses livres écrits. Comme Il babbo di Kafka, (1940) ou  Le femme de Gogol (La moglie di Gogol) (1954), où le narrateur – « à la demande de nombreux amis » – raconte brièvement un épisode clé de la vie du « maître » : dans le premier cas, il nous dit qu’une araignée est apparue devant Kafka, ayant la tête d’un homme – plus précisément, celle de son père ; dans le deuxième cas, que Gogol était marié à une poupée gonflable, Caracas, et comment il l’a finalement fait éclater.

Tommaso Landolfi, La Bibliotèque italienneDans la carrière de Landolfi, on peut distinguer, pour simplifier, deux moments, un plus libre et fantastique ; l’autre plus introspectif et conceptuel. Les œuvres des années cinquante et soixante remontent au deuxième moment, elles visent – d’abord sous des formes hybrides, puis de manière explicite – au journal. Ce sont La bière du pécheur (1953), Rien va (1963) et Des mois (1967). Ici, Landolfi s’avance jusqu’à l’extrême limite de la tentative de sortir de la littérature, perçue comme un stratagème, comme un langage artificiel. Le paradoxe apparent d’un tel résultat – le refus de la littérature de la part d’un auteur très cultivé et conscient de ses procédés est motivé, d’un côté, par des raisons biographiques, de l’autre, par le changement de contexte culturel de l’après-guerre, notamment par la deuxième vague d’avant-gardes, qui remet en question le statut traditionnel de l’écrivain. Tout en gardant ses distances avec les courants contestataires organisés, Landolfi augmente le caractère expérimental de sa recherche. Il tente de nouveaux parcours ; il s’intéresse, par exemple, à la science-fiction, dans un merveilleux roman court de 1950, Cancroregina, dont le protagoniste reste emprisonné dans un vaisseau spatial qui gravite éternellement sur l’orbite terrestre ; ou encore, il aborde ce genre dans de nombreux textes courts, notamment sous forme de dialogue et de faux traité. Il soumet à une critique sévère l’idée même de récit, les possibilités communicatives de la langue, dans une série de textes réunis dans un recueil significativement intitulé Racconti impossibili (1966). Enfin, dans la toute dernière partie de sa carrière, l’urgence des confessions et le sous-texte tragique qui traverse toute son œuvre éclatent à la lumière dans deux recueils de poèmes très puissants, Viola di morte (1972) et Il tradimento (1978) : manifestement « inactuels » à cause du langage précieux et des références savantes – de Tiouttchev à D’Annunzio, de Baudelaire aux livrets italiens d’opéra –, chargées d’un sens presque baroque de la mort, de la rotation insensée des planètes et des mondes dans l’espace sidéral.

Tommaso Landolfi- La Bibbliothèque italienne

Une production si vaste et si diversifiée, aux caractères si singuliers, a bientôt attiré l’attention des lecteurs dits avertis. Bien que ses livres aient rarement atteint le grand public, ou peut-être en vertu de cela, Landolfi jouit d’une réputation un peu exclusive et secrète ; en tout cas, il a été traduit dans les principales langues ; il a été cité par Harold Bloom dans son The Western canon et il a été admiré par Susan Sontag, qui a recensé de manière enthousiaste un recueil anglais de ses nouvelles. En Italie, un important défenseur de Landolfi était Italo Calvino, qui a publié en 1981, après la mort de l’auteur, une anthologie intitulée Le più belle pagine di Tommaso Landolfi. En France, les traductions de l’œuvre de Landolfi ont commencé dans les années cinquante, lorsque certains récits ont été publiés dans La Nouvelle Revue Française, et, en 1956, quand le roman  La Pierre de lune (La Pietra lunare) a été publié par Gallimard. En 1969, encore chez Gallimard, sort une anthologie de nouvelles choisies, La femme de Gogol et autres récits, et puis, en un seul volume, certains des textes les plus significatifs, qui sont rapportés de manière détaillée ci-dessous. Des traductions sortent régulièrement aussi dans les années suivantes, publiées dans des revues, des anthologies et en volumes uniques. En particulier, dans les années quatre-vingt-dix et dans les années deux mille, l’intérêt pour Landolfi est animé par la passion et par la capacité singulière d’Idolina Landolfi, la fille de l’auteur, éditrice de l’œuvre de son père en Italie, chez Adelphi. Sa précoce disparition a privé Landolfi non seulement de sa défenseuse la plus fervente, mais aussi de son interprète la plus passionnée.

 

Bibliographie française :

Semaine de soleil, Les Mains, La Dent de cire, Nuit de noces, Le récit du loup-garou, Le Récit du cancrelat [Settimana di sole, Mani, Il dente di cera, Notte di nozze, Il racconto del lupo mannaro, Il racconto della piattola], in Italie magique, Contes surréels modernes, choisis et présentés par Gianfranco Contini, traduits de l’italien par Helene Breuleux, Paris, éditions des Portes de France, 1946.

Nuit de noces, traduit par Claude Poncet, in La Nouvelle Revue Française, 2e année, n ° 18, 1er juin 1954, pp. 1038-1041.

La Pierre de lune, traduit par Michel Arnaud, in La Nouvelle Revue Française, 2e année, n ° 24, 1er décembre 1954, pp. 1025-1041 ; n ° 25, 1er janvier 1955, pp. 71-96 ; n ° 26, 1er février 1955, pp. 249-279.

La Pierre de lune, traduit par Michel Arnaud, Paris, Gallimard, 1956.

La femme de Gogol, traduit par Andre Pieyre de Mandiargues, in La Nouvelle Revue Française, 5e année, 1er octobre 1957, pp. 673-688.

La femme de Gogol et autres récits, présentés par Andre Pieyre de Mandiargues, traduits par Bernard Noël, Viviana Paques, Andre Pieyre de Mandiargues et Louise Servicien, Paris, Gallimard, 1969, 1989.

La Muette [La muta], traduit par Viviana Paques, Paris, Gallimard, 1970 [Tre racconti].

La Jeune fille et le Fugitif [Racconto d’autunno], traduit par Jaquiline Piloz-Humbert, Paris, Gallimard, 1979.

Prix littéraire, traduit par Mario Fusco, in L’Italie changée, Paris, Laffont, 1980, pp. 47-51.

La Nuit doit tomber, traduit par Étienne Barilier, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1982. [Contiene le traduzioni di: Maria Giuseppa, La morte del re di Francia,

Mani, La piccola Apocalisse, Night must fall, Settimana di sole].

Un amour de notre temps, traduit par Bernard Guyader, Paris, Gallimard, 1984.

Le jeu de la tour, traduit par Monique Baccelli, in La Nouvelle Revue Française, n° 429, octobre 1988, pp. 6-11.

Le papa de Kafka, traduit par Mario Fusco, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 38, automne 1988, pp. 276-278.

La bière du pêcheur, traduit et postface par Monique Baccelli, Paris, Desjonqueres.

L’Épée/La Spada, traduit par Mario Fusco, in Nouvelles fantastiques/Novelle fantastiche italiane, édition de Francois Livi, Le Livre de Poche. Les langues modernes/Bilingue. Série italienne, n° 8728, 1990.

Ottavio di Saint-Vincent, traduit et préface par Monique Baccelli, Paris, Desjonqueres, 1991.

La trahison précédé de Viole de mort, traduit et présenté par Monique Baccelli, Paris, La Difference, 1991. [Contiene una scelta di trentadue poesie da Viola di morte e diciassette dal Tradimento.]

Rien va, suivi d’une note d’Idolina Landolfi, traduit par Monique Baccelli, Paris, Allia, 1995.

L’Épee [La spada], suivi d’une note d’Idolina Landolfi, traduit par Mario Fusco, Paris, Allia, 1995.

Des mois, suivi d’une note d’Idolina Landolfi, traduit par Monique Baccelli, Paris, Allia, 1996.

Les Labrenes, suivi d’une note d’Idolina Landolfi, traduit par Monique Baccelli, Paris, Allia, 1997.

Sinon la réalité, traduit par Monique Baccelli, avec une page de Susan Sontag, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2006.

Bibliographie italienne (à présent, tous les ouvrages de Landolfi sont publiés par la maison d’édition Adelphi) :

Dialogo dei massimi sistemi, 1937 — nouvelles

La pietra lunare, 1939 — roman

Il mar delle blatte e altre storie, 1939 — nouvelles

La spada, 1942 — nouvelles

Le due zittelle, 1946 — roman

Racconto d’autunno, 1947 — roman

Cancroregina, 1950 — roman

La bière du pêcheur, 1953 – journal/roman

Ombre, 1954 — nouvelles

Ottavio di Saint-Vincent, 1958 — roman

Se non la realtà, 1960 — nouvelles

Rien va, 1963 — journal

Tre racconti, 1964

Un amore del nostro tempo, 1965 — roman

Racconti impossibili, 1966 — nouvelles

Des mois, 1967 — journal

Viola di morte, 1972 — poèmes

Le labrene, 1974 — nouvelles

Il tradimento, 1978 – poèmes

Le più belle pagine di T.L. scelte da Italo Calvino, 1981 – anthologie de nouvelles

 

Traduction de Marta Somazzi

Giovanni-Maccari- La Bibliothèque italienneGiovanni Maccari a écrit plusieurs romans et essayes sur des écrivains italiens du XIXe siècle. Il est le curateur de Tommaso Landolfi pour les éditions Adelphi. Il s’est occupé, entre autre, des livres Diario perpetuo, 2012, recueil des nouvelles et articles journalistiques, I russi, 2012, recueil de textes sur la Russie; Racconti impossibili, 2017, recueil de récits paru en première édition en 1966

Laisser un commentaire

En savoir plus sur La Bibliotheque Italienne

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading