Tiqqun 1

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TIQQUN Organe conscient du Parti Imaginaire

Exercices de Métaphysique Critique

Anéantir le néant 1

Eh bien, la guerre! Il faut en tout commencer par les principes. L'action juste en découle. Quand une civilisation est ruinée, il lui faut faire faillite. On ne fait pas le ménage dans une maison qui s'écroule. Les buts ne font pas défaut, le nihilisme n'est rien. Les moyens sont hors de cause, l'impuissance n'a pas d'excuse. La valeur des moyens se rapporte à leur fin. Tout ce qui est, est bon. Le monde des qelipoth, le Spectacle, est de part en part, mauvais. Le


mal n'est pas une substance, s'il était une substance, il serait bon. Le mystère de l'effectivité du mal se résout en ceci que le mal n'est pas, mais qu'il est un néant actif. Le mal, c'est de ne le pas distinguer du bien. L'indistinction est son royaume, l'indifférence sa puissance. Les hommes n'aiment pas le mal, ils aiment le bien qui est en lui. Dans le Tiqqun, l'être retourne à l'être, le néant au néant. L'accomplissement de la Justice est son abolition. L'histoire n'est pas finie, il faudrait, pour cela, qu'elle ait notre accord. Un seul homme libre suffit à prouver que la liberté n'est pas morte. La question n'est jamais de «vivre avec son temps», mais pour, ou contre lui. Ça ne dépend pas. Tout ce qui se targue d'une avance temporelle avoue seulement par là qu'il n'est pas supérieur au temps. Le nouveau n'est que l'alibi du médiocre. Jusqu'à présent, le progrès n'a désigné qu'un certain accroissement dans l'insignifiant. L'essentiel est resté dans l'enfance. Les hommes ont eu des moeurs, mais ils ne les ont pas encore pensées. C'est une négligence dont ils n'ont plus les moyens. Ici, l'histoire commence. Les catastrophes de l'histoire ne démontrent rien contre le bien. Ce ne sont pas les mouvements révolutionnaires qui ont suspendu «le cours normal des choses». Inversez. C'est ce cours ordinaire qui est la suspension du bien. Dans leur enchaînement, les mouvements révolutionnaires composent la tradition du bien, jusqu'ici: la tradition des vaincus. Elle est nôtre. Toute l'histoire passée se résume à cela, qu'une grande ville fut assiégée par de petits rois. Inexpugnable, le reste demeure. Absolument avant le temps, il y a le sens. Il est une horloge qui ne sonne pas. A elle, la royauté. Il faut agir comme si nous n'étions les enfants de personne. Leur filiation véritable n'est pas donnée aux hommes. Elle est la-constellation de l'histoire dont ils parviennent à se ressaisir. Il est bon d'avoir un panthéon. Tous les panthéons ne se trouvent pas au bout d'une rue Soufflot. Les lieux communs sont la plus belle chose du monde. Il est nécessaire de se répéter. La vérité a toujours dit la même chose, de mille manières. L'instant venu, les lieux communs ont le pouvoir de faire osciller les mondes. D'ailleurs, l'univers est né d'un lieu commun. Ce monde n'est pas adéquatement décrit parce qu'il n'est pas adéquatement contesté, et réciproquement. Nous ne cherchons pas un savoir qui rende compte d'un état de fait, mais un savoir qui les crée. La critique ne doit redouter ni la pesanteur des fondements, ni la grâce des conséquences. L'époque est furieusement métaphysique, qui travaille sans répit à l'oublier. La Métaphysique Critique, en la repoussant, on l'embrasse. Certains ont trouvé que la vérité n'existe pas. Ils en sont punis. Ils ne se dérobent pas à la vérité, tandis que la vérité se dérobe à eux. Ils ne l'enterrent pas, tandis qu'elle les enterrera. Nous n'avons que faire des gémissements, nous ne ferons à personne la charité d'une révolte sur 3 mesure. Il vous faudra tout reprendre par vous-mêmes. Ce monde a besoin de vérité, non de consolations. Il faut critiquer la domination, parce que la servitude domine. Qu'il y ait des esclaves «heureux», ne justifie pas l'esclavage. Ils sont nés. Ils veulent vivre. Et ils poursuivent des destins de mort. Même, ils veulent se reposer et ils laissent des fils, pour que naissent d'autres morts, et d'autres destins de mort.


Voici venu le temps des larves, elles écrivent même de petits livres dont on cause dans leurs élevages. Depuis qu'il y a des hommes, et qui lisent Marx, on sait ce qu'est la marchandise, mais on en a toujours pas fini pratiquement avec elle. Certains, qui ont fait autrefois profession de la critiquer, avancent même qu'elle serait une seconde nature, plus belle et plus légitime que la première, et que nous devrions nous plier à son autorité. Ses métastases ont atteint les extrémités du monde; il serait bon de se rappeler qu'un organisme entièrement cancérisé s'effondre en peu de temps. Les alternatives et les litiges anciens sont exsangues. Nous en imposons de nouveaux. Rejetez également les deux côtés. N'aimez que le,reste, Seul ,le reste sera sauvé. Les hommes sont responsables du monde qu'ils n'ont pas créé. Ce n'est pas une notion mystique, c'est une donnée. S'en étonnera qui s'en est arrangé. D'où, la guerre. L'ennemi n'a pas l'intelligence des mots, l'ennemi les piétine. Les mots veulent être redressés. Le bonheur n'a jamais été synonyme de paix. Il faut se faire du bonheur une idée offensive. La sensibilité n'a que trop longtemps été une disposition passive à la souffrance, elle doit devenir le moyen même du combat. Art de retourner la souffrance en force. La liberté ne s'accommode pas de la patience, elle est la pratique en acte de l'histoire. Inversement, les «libérations» ne sont que l'opium des mauvais esclaves. La critique naît de la liberté, et l'accouche. Les hommes sont plus sûrs de se libérer en se déprenant que d'accéder au bonheur en recevant. ' Poursuivez la liberté, vous aurez le reste avec. Qui veut se garder, se perdra. De même que tout ce dont l'existence doit être préalablement prouvée, la vie selon ce temps est de bien peu de valeur. Un ordre ancien subsiste en apparence. En vérité, il n'est plus là que pour être décrit dans toutes ses perversions. On dit qu'il n'y a point de péril, parce qu'il n'y a pas d'émeute; on dit, comme il n'y a pas de désordre matériel à la surface de la société, que la révolution est loin de nous. C'est que les forces d'anéantissement sont engagées dans une voie tout autre que celle où l'on s'attendait d'abord à les trouver. Sachez, jeunes imbéciles, petits mufles réalistes, qu'il y a plus de choses au ciel et sur la terre que n'en rêvent vos solipsismes inconséquents. Cette société fonctionne comme un appel incessant à la restriction mentale. Ses meilleurs éléments lui sont étrangers. Ils se rebellent contre elle. Ce monde tourne autour de ses marges. Sa décomposition l'excède. Tout ce qui vit encore vit contre cette société. Quittez le navire, non parce qu'il coule, mais pour le faire couler. Ceux qui ne comprennent pas aujourd'hui ont déjà déployé toute leur force hier, pour ne pas comprendre. En son for intérieur, l'homme est au fait de l'état du monde. Toute chose se radicalise. La bêtise, comme l'intelligence. Le Tiqqun dégage les lignes de rupture dans l'univers de l'indifférencié. L'élément du temps se résorbe dans l'élément du sens. Les formes s'animent. Les figures s'incarnent. Le monde est. Chaque nouveau mode de l'être ruine le mode de l'être précédent et ce n'est qu'alors, sur les ruines de l'ancien, que le nouveau commence. Et ceci est appelé les «douleurs de l'enfantement» pour signifier une période de grands tumultes. Il apparaît que sera ruiné l'ancien mode de l'être dans le monde, ce qui changera différentes choses. Un jour, une société a tenté, par des moyens innombrables et sans cesse répétés, d'anéantir les plus vivant d'entre ses enfants. Ces enfants ont survécu. Ils veulent la mort de cette société. Ils sont sans haine.


4 C'est une guerre qui n'est précédée d'aucune déclaration. Au reste, nous ne la déclarons pas, nous la révélons seulement. Deux camps. Leur différend porte suc la nature de la guerre. Le parti de la confusion voudrait qu'il n'y ait qu'un camp. II mène une paix militaire. Le Parti Imaginaire sait que le conflit est père de toutes choses. Il vit dispersé et en exil. Hors de la guerre, il n'est rien. Sa guerre est un exode, où les forces se composent et les armes se trouvent. Laissez au siècle les combats de spectres. On ne bataille pas contre les ectoplasmes. On les écarte pour dégager la cible. Dans un monde de mensonge, le mensonge ne peut être vaincu par son contraire, mais uniquement par un monde de vérité. La complaisance engendre haine et ressentiment, la vérité rassemble les frères. «Nous», c'est nous et nos frères. L'intelligence doit devenir une affaire collective. And the rest is silence. Venise, le 15 janvier 1999

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Qu'est-ce que la Métaphysique Critique? Il n'y avait plus de réalité, tout juste sa caricature. GOTTFRlED BENN Nous causâmes aussi de l'univers, de sa création et de sa future destruction. CHARLES BAUDELAIRE

Il ne nous échappe nullement que «"métaphysique" tout comme "abstrait", et même "penser" - est devenu un mot devant lequel chacun prend plus ou moins la fuite comme devant un pestiféré» (Hegel). Et c'est assurément avec un frisson de jouissance mauvaise et la troublante certitude d'aller droit à la plaie que nous ramenons en son centre ce que la triomphante frivolité de l'époque croyait avoir pour jamais refoulé dans sa périphérie. Par ce geste, nous avons en outre le front de prétendre que ce n'est pas à quelque caprice sophistiqué que nous cédons, mais bien à une impérieuse nécessité, inscrite à même l'histoire. La Métaphysique Critique n'est pas un bavardage de plus sur le cours du monde, ni la dernière spéculation en date sortie du crâne de quelque intelligence particulière, elle est tout ce que notre temps contient de plus réel. La Métaphysique Critique est dans toutes les tripes. Quelles que soient nos protestations à ce sujet, il ne fait aucun doute que l'on tentera d'une façon ou d'une autre de nous en attribuer l'invention, avec pour dessein d'occulter ce fait empoisonné entre tous: qu'elle existait déjà bien avant que de trouver sa formulation, qu'elle était même partout, à l'état de manque dans la souffrance, de dénégation dans le divertissement, de mobile dans la consommation, ou d'évidence dans l'angoisse. Il appartient bien à la sordide veulerie, à l'incurable platitude, à la répugnante insignifiance de ces temps dits «modernes» d'avoir fait de la métaphysique le loisir sous toutes apparences innocent de quelques érudits en faux col, et de l'avoir émasculée jusqu'au seul exercice qui convienne à cette sorte d'insectes: la mandibulation platonique. Par ce seul aspect déjà, qu'elle n'est pas réductible à son expression conceptuelle, la Métaphysique Critique est l'expérience qui dément fondamentalement l'inepte «modernité», et jubile chaque jour un peu plus, les yeux ouverts sur l'excès du désastre.


ACTE PREMIER: «Quand le faux devient vrai, le vrai lui-même n'est plus qu'un mirage.

Quand le néant devient réalité, la réalité à son tour bascule dans le néant.»

(inscriptions qui figurent de part et d'autre de l'entrée du «Royaume du rêve et de l'illusion immense" d'après Le

Rêve du pavillon rouge).

La civilisation occidentale vit à crédit. Elle a cru qu'elle pourrait durer toujours sans s'acquitter à aucun moment de l'arriéré de ses mensonges. Mais elle étouffe à présent sous l'écrasement de leur poids mort. Aussi, avant d'en venir à des considérations plus substantielles, il nous faut commencer par faire de la place et délester ce monde de quelques-unes de ses illusions, comme celle, par exemple, que la modernité aurait, comme telle, existé. Il ne rentre pas dans nos vues de s'attarder sur les faits indiscutables. Que le terme même de «modernité» n'éveille plus aujourd'hui, en règle générale, qu'une ironie ennuyée, et ce quoi qu'en ait le gâtisme progressiste, qu'il apparaisse enfin pour ce qu'il n'a jamais cessé d'être: le fétiche verbal dont la superstition des salauds et des simples d'esprits a entouré l'accession progressive des rapports marchands à l'hégémonie sociale à partir de la prétendue «Renaissance», et ce au gré d'intérêts que nous ne nous expliquons que trop bien, voilà qui ne mérite guère d'exégèse. Il y va ici d'un vulgaire cas de truanderie sur l'étiquette dont nous laissons l'élucidation aux sacristains de l'historicisme futur. Notre affaire est autrement plus grave. C'est que, de même que les rapports marchands n'ont jamais existé en tant que rapports marchands, mais seulement comme des rapports entre hommes travestis en rapports entre choses, de même ce qui se dit, se croit ou est tenu pour «moderne» n'a jamais véritablement existé en tant que moderne. L'essence de l'économie, ce pseudonyme 7 Tiqqun

transparent sous lequel la modernité marchande essaie régulièrement de se faire passer pour une éternité d'évidence, n'est rien d'économique; et de fait, son fondement, qui lui tient aussi lieu de programme, s'énonce en ces termes abrupts: NEGATION DE LA METAPHYSIQUE, c'est-à-dire de ce que pour l'hommela transcendance est la cause efficiente de l'immanence, soit, en d'autres termes, de ce que le monde, pour lui, fait sens, le suprasensible apparaissant dans le sensible. Ce beau projet est entièrement contenu dans l'illusion aberrante mais efficace qu'une complète séparation entre le physique et le métaphysique serait possible disjonction qui prend le plus souvent la forme d'une hypostase du physique, érigé en modèle de toute objectivité, et commande logiquement une myriade d'autres scissions locales, entre vie et sens, rêve et raison, individu et société, moyens et fins, artistes et bourgeois, travail intellectuel et travail matériel, dirigeants et exécutants, etc, qui ne sont, dans leur nombre, pas moins absurdes, chacun de ces concepts devenant abstrait et perdant tout contenu hors de l'interaction vivante avec son contraire -. Or, une telle séparation étant réellement, c'est-à-dire humainement, impossible, et la liquidation de l'humanité ayant à ce jour échoué, rien de moderne n'a jamais pu exister comme tel. Ce qui est moderne n'est pas réel, ce qui est réel n'est pas moderne. Pour autant, il y a bien une réalisation de ce programme, mais à présent qu'elle se parachève nous voyons aussi qu'elle est tout le contraire de ce qu'elle pensait être, d'un mot: la complète déréalisation du monde. Et toute l'étendue du visible porte désormais, par son caractère vacillant, ce témoignage brutal que la négation réalisée de la métaphysique n'est en fin de compte que la réalisation d'une métaphysique de la négation. Le fonctionnalisme et le matérialisme inhérents à la modernité marchande ont partout produit un vide, mais ce vide correspond à l'expérience métaphysique originaire: là où les réponses allant au-delà de l'étant, qui permettraient une orientation dans celui-ci, ont disparu, l'angoisse surgit, le caractère métaphysique du monde affleure aux yeux de tous. Jamais le sentiment de l'étrangeté n'a été si prégnant comme devant les productions abstraites d'un monde qui prétendait l'ensevelir sous l'immense opulence inquestionnable de ses marchandises accumulées. Les lieux, les vêtements, les paroles et les architectures, les visages, les gestes, les regards et les amours ne sont plus que les masques terribles qu'une seule et même absence s'est inventés pour venir à notre rencontre. Le néant a visiblement pris ses quartiers dans l'intimité des choses et des êtres. La surface lisse de l'apparence spectaculaire craque partout sous l'effet de sa poussée. La sensation physique de sa proximité a cessé d'être l'expérience ultime réservée à quelques cercles de mystiques, elle est au contraire la seule que le monde marchand nous ait laissée intacte, et même décuplée de la disparition programmée de toutes les autres; il est vrai que c'est aussi la seule qu'il s'était explicitement proposé d'anéantir. Tous les produits de cette société - que l'on songe à la conceptualité creuse de la Jeune-Fille, de l'urbanisme contemporain, ou de la techno - sont des choses que l'esprit a quittées, et qui ont survécu à tout sens comme à toute raison d'être. Ce sont des signes qui s'échangent selon des mouvements plans, qui ne signifient pas rien, comme les gentils gnards du postmodernisme préféreraient le croire, mais bien plutôt le Rien. Toutes les choses de ce monde subsistent dans un exil perceptible. Elle sont victimes d'une légère et constante déperdition d'être. Assurément, cette modernité qui se voulait sans mystère et qui jurait de liquider la métaphysique l'a bien plutôt réalisée. Elle a produit un décor fait de purs phénomènes, de purs étants qui ne sont rien au-delà du simple fait de se tenir là, dans leur positivité vide, et qui sans relâche provoquent l'homme à éprouver «la merveille des merveilles: que l'étant est» (Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique?). Il nous suffit, dans ce hall ultramoderne fait de glace, de marbre et d'acier où le hasard nous a menés, d'un mince relâchement de la constriction cérébrale pour brutalement voir tout l'existant glisser et s'invaginer en une présence tout à la fois oppressante et flottante, où rien ne reste. L'expérience du Tout Autre, il nous arrive ainsi de la faire dans les circonstances les plus communes, et jusque dans des boulangeries fraîchement rénovées. Un monde s'étend devant nous, qui ne parvient plus à soutenir notre regard. L'angoisse y veille à tous les carrefours. Or cette expérience désastreuse où nous émergeons violemment hors de l'existant n'est rien d'autre Que celle de la transcendance en même temps que de l'irrémédiable négativité que nous


contenons. C'est en elle toute l'étouffante «réalité», dont la grande machinerie de l'imposture sociale travaillait à établir l'évidence, Qui soudainement, qui lâchement, s'affaisse, et fait place à la béance de sa nullité. Cette expérience est rien moins que le fondement de la métaphysique, où celle-ci apparaît précisément comme métaphysique, où le monde apparaît comme monde. Mais la métaphysique qui ainsi revient n'est pas la métaphysique que l'on avait chassée, car elle revient comme vérité et négation de ce qui avait vaincu l'ancienne, comme conquérante, comme métaphysique critique. Parce que le projet de la modernité marchande n'est rien, sa réalisation n'est que l'extension du désert à la totalité de l'existant. C'est ce désert que nous venons ravager. Trônant sans soutien au beau milieu des catastrophes qui s'amoncellent, la domination marchande - et par «domination» nous n'entendons rien d'autre que le rapport symboliquement médié de complicité entre dominants et dominés; tant il fait peu de doute, pour nous, que «le tourmenteur et le tourmenté ne font qu'un, que l'un se trompe en croyant qu'il ne participe pas au tourment, l'autre en croyant qu'il ne participe pas à la faute»: à la niche, Bourdieu! - ne se sent plus chez elle dans le singulier état de choses qu'elle a pourtant produit, et dont chaque détail la dément. II suffit, pour s'en convaincre de se rendre attentif au pas de nos contemporains, qui font songer à une bande de fuyards courant à leurs propres trousses et talonnés par leur propre inquiétude métaphysique. C'est désormais pour le Bloom un travail à plein-temps que de se soustraire à l'expérience fondamentale du néant, qui ruine toute foi simple 8 Qu'est-ce que la Métaphysique Critique

en ce monde. La dérision des choses menace à tout instant de submerger sa conscience. Ignorer l'oubli de l'Être, dont le retrait nous cerne dans chaque banlieue, dans chaque vagin comme dans chaque station-service, réclame désormais l'ingestion quotidienne de doses quasiment létales de Prozac, d'informations et de Viagra. Mais tous ces remèdes à courte portée ne suppriment pas j'angoisse, ils la masquent seulement, et la rejettent dans une ombre propice à sa croissance silencieuse. Finalement, les journaux féminins doivent tout de même, pour vendre leurs mensonges et leurs maladies, convaincre leurs lectrices que «La vérité, c'est bon pour la santé», des multinationales des cosmétiques s'avisent de prodiguer sur leurs emballages «métaphysique, éthique et épistémologie», TF1 érige la «quête de sens» en principe rentable de sa programmation future et Starck, ce faussaire éclairé, assure à La Redoute quelques années d'avance sur ses concurrents en composant pour elle un «catalogue de non-produits à l'usage des non-consommateurs». On imagine avec peine comme il a fallu que la domination soit intérieurement désemparée pour qu'elle en arrive là. Dans ces conditions, la pensée critique doit cesser d'attendre de la constitution d'un sujet révolutionnaire de masse la révélation du caractère imminent d'un renversement social. Cela, elle doit plutôt apprendre à le lire dans l'explosion formidable, au cours de la période récente, de la demande sociale de divertissement. Un tel phénomène est signe que la pression des questions essentielles, si longtemps tenues en suspens, et avec tant de profits, a franchi le seuil de l'intolérable. Car, si l'on se divertit avec une telle fureur, il faut bien que ce soit de quelque chose et que ce quelque chose soit devenu une bien obsédante présence. «Si l'homme était heureux, il le serait d'autant plus qu'il serait moins diverti» (Pascal). Supposons que l'objet qui répand partout une si notable terreur, et dont on pouvait encore nier l'action effective tant qu'il n'était pas nommé, ce soit la Métaphysique Critique - il s'agit ici d'une définition, peut-être n'en donnerons-nous jamais ni de si nette ni de si pénétrable -. Les inoffensifs sociologues ne sont naturellement pas dotés des organes qui leur permettraient de comprendre de quoi il retourne ici, non plus d'ailleurs que la poignée de pauvres esthètes en veine d'indignation qui vitupèrent la misère de l'époque du haut de leur profession d'écrivain, et qui ne voient dans la consommation que la consommation elle-même. Ce n'est pas l'extraordinaire étendue du désastre qu'il faut songer à contester, mais la signification de celui-ci. La terreur générale du vieillissement, la charmante anorexie féminine, l'arraisonnement du vivant, l'apocalypse sexuelle, l'administration industrielle du divertissement, le triomphe de la Jeune-Fille, l'apparition de pathologies inédites et monstrueuses, l'isolement paranoïaque des egos, l'explosion d'actes de violence gratuite, l'affirmation fanatique et universelle d'un hédonisme de supermarché, font une élégante litanie pour les paroxystes en tout genre. L'oeil exercé, quant à lui, ne voit dans tout cela rien qui accrédite la victoire sans retour de la marchandise et de son empire de confusion, il y devine plutôt l'intensité de l'attente générale, de l'attente messianique de la catastrophe, du moment de vérité qui mettra enfin un terme à l'irréalité d'un monde de mensonges. Sur ce point comme sur bien d'autres, il n'est pas superflu d'être sabbatéen. Du point de vue où nous nous plaçons, la plongée résolue des masses dans l'immanence et leur fuite ininterrompue dans l'insignifiance - toutes choses qui pourraient nous faire tant désespérer du genre humain- cessent d'apparaître comme des phénomènes positifs qui auraient en eux-mêmes leur vérité, mais sont plutôt compris comme des mouvements purement négatifs, accompagnant l'exode contraint hors d'une sphère de la signification que le Spectacle a intégralement colonisée, hors de toutes les figures, de toutes les formes sous lesquelles il est actuellement permis d'apparaître et qui nous exproprient du sens de nos actes, comme de nos actes eux-mêmes. Mais déjà cette fuite ne suffit plus, et il faut vendre en sachets individuels le vide laissé par la Métaphysique Critique. Le New Age, par exemple, correspond à sa dilution infinitésimale, à son travestissement burlesque par quoi la société marchande tente de s'immuniser contre elle. Le constat de la séparation généralisée


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(entre le sensible et le suprasensible autant qu'entre les hommes), le projet de restaurer l'unité du monde, l'insistance sur la catégorie de la totalité, la primauté de l'esprit, ou l'intimité avec la douleur humaine s'y combinent de façon calculée en une nouvelle marchandise, en de nouvelles techniques. Le bouddhisme appartient lui aussi à la quantité des hygiènes spirituelles que la domination devra mettre en oeuvre pour sauver sous quelque forme que ce soit le positivisme et l'individualisme, pour demeurer encore un peu dans le nihilisme. A tout hasard, on ressort même la bannière mitée des religions, dont on sait quel utile complément elles peuvent faire au règne terrestre de toutes les misères - il va de soi que lorsqu'un hebdomadaire de bigots en baskets s'inquiète ingénument, en couverture, «Le XXlème siècle sera-t-il religieux?», il faut plutôt lire «Le XXIème siècle parviendra-t-il à refouler la Métaphysique Critique? »-. Tous les «nouveaux besoins» que le capitalisme tardif se flatte de satisfaire, toute l'agitation hystérique de ses employés, et jusqu'à l'extension du rapport de consommation à l'ensemble de la vie humaine, toutes ces bonnes nouvelles qu'il croit donner de la pérennité de son triomphe ne mesurent donc jamais que l'approfondissement de son échec, de la souffrance et de l'angoisse. Et c'est cette souffrance immense, qui peuple les regards et durcit tant les choses, qu'il doit toujours à nouveau, dans une course haletante, mettre au travail, en dégradant en besoins la tension fondamentale des hommes vers la réalisation souveraine de leurs virtualités, tension qui ne cesse de s'accroître avec la distance qui les en sépare. Mais l'esquive s'épuise et son efficacité tendancielle décroît rapidement. La consommation ne parvient plus 'à éponger l'excès des larmes contenues. Aussi faut-il mettre en oeuvre des dispositifs de sélection toujours plus ruineux et plus drastiques pour exclure des rouages de la domination ceux qui n'ont pu ravager en eux-mêmes toute propension à l'humanité. Aucun de ceux qui participent effectivement à celte société n'est censé ignorer ce qui pourrait lui en coûter de laisser voir en public sa douleur véritable. Toutefois, en dépit de ces machinations, la souffrance n'en continue pas moins de s'accumuler dans la nuit forclose de l'intimité, où elle cherche à tâtons, avec obstination, un moyen de s'écouler. Et comme le Spectacle ne peut éternellement lui interdire de se manifester, il doit de plus en plus souvent le lui concéder, mais alors en en travestissant l'expression, en désignant au deuil planétaire un de ces objets vides, une de ces momies royales dont la confection est son secret. Seulement la souffrance ne peut se satisfaire de pareils faux-semblants. Aussi attend-elle, patiente, comme à l'affût, la brutale suspension du cours régulier de l'horreur, où les hommes s'avoueraient en un soulagement sans limites: «Tout nous manque indiciblement. Nous crevons de la nostalgie de l'Être» (Bloy,

Belluaires et porchers).

On comprendra certainement mieux, à présent, que nous récusions pour la Métaphysique Critique toute espèce de paternité: il nous aura suffi d'ouvrir les yeux pour la voir se dessiner en creux à la surface de l'époque, comme son centre vide. La Métaphysique Critique se donne à quiconque prend à coeur de vivre les yeux ouverts, ce qui ne réclame en fin de compte qu'une obstination particulière que l'on a coutume de faire passer pour de la démence. Car la Métaphysique Critique est la rage à un tel degré d'accumulation qu'elle devient regard. Mais un tel regard qui a guéri de tous les misérables envoûtements de la modernité, ne connaît pas le monde comme distinct de lui-même. Il voit que, sous leurs formes vulgaires, le matérialisme et l'idéalisme ont vécu, que «l'infini est aussi indispensable à l'homme que la planète où il vit» (Dostoïevski) et que, même là où l'on semble s'épanouir dans l'immanence la plus satisfaite, la conscience est encore présente comme inaudible sentiment de déchéance, comme mauvaise conscience. L'hypothèse kojévienne d'une «fin de l'Histoire» où l'homme resterait «en vie en tant qu'animal qui est en accord avec la Nature et l'Être donné», où «les animaux posthistoriques de l'espèce Homo Sapiens (qui [vivraient} dans l'abondance et en pleine sécurité) [seraient] contents en fonction de leur comportement artistique, érotique et ludique, vu que par définition ils s'en [contenteraient]», et Où disparaîtrait la connaissance discursive du monde et de soi, s'est révélée être l'utopie du Spectacle, mais elle s'est aussi révélée, comme telle, irréalisable. Il n'y a manifestement nulle part, pour les hommes, d'accès à la condition animale. La vie nue est encore pour eux une forme de vie. Le malheureux «homme moderne». - passons sur l'oxymore -, qui avait mis un soin si virulent à se débarrasser du fardeau de la liberté, commence à entrevoir que c'est là chose impossible, qu'il ne peut renoncer à son humanité sans renoncer à la vie même, qu'un homme animalisé n'est même pas un animal. Tout, dans L'achèvement de cette époque, porte à croire que l'homme ne peut survivre que dans l'élément du sens. Rien, comme la peine que nos contemporains mettent à s'en divertir, ne nous montre à quel point le possible que l'homme contient tend de lui-même vers sa réalisation. Ses crimes mêmes lui sont dictés par le désir de trouver un emploi à ses facultés. Ainsi, penser ne représente pas pour lui un devoir, mais une nécessité essentielle, dont l'inaccomplissement est souffrance, c'est-à· dire contradiction entre ses possibilités et son existence. Les hommes s'étiolent physiquement dans la négation de leur dimension métaphysique. En même temps, il apparaît nettement que l'aliénation n'est pas un état où ils seraient définitivement plongés, mais l'incessante activité que l'on doit déployer pour les y maintenir. L'absence de conscience n'est que le refoulement continu de celle-ci. L'insignifiance a encore un sens. L'oubli complet du caractère métaphysique de toute existence est certes une catastrophe, mais c'est une catastrophe métaphysique. Et c'est le même constat qui, bien que vieux de trente ans, s'impose dans le domaine de la pensée. «la philosophie analytique contemporaine s'acharne à exorciser des "mythes", des "fantasmes" métaphysiques tels

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Qu'est-ce que la Métaphysique Critique

que la Conscience, l'Esprit, la Volonté, l'Ego, en dissolvant le contenu de ces concepts dans des formules qui énoncent des opérations, des réalisations, des forces, des tendances, des spécialisations particulières et précises. Le résultat montre de manière étrange qu'il est impossible de détruire ces concepts.» (Marcuse , L'homme unidimensionnel). La métaphysique est le spectre qui hante l'homme occidental depuis cinq siècles qu'il tente de se noyer dans l'immanence, et qu'il n'y parvient pas. ACTE SECOND: «La Vérité doit être dite, le monde dût-il en voler en éclats» ( Fichte ) Pour autant, le geste de reconnaître l'oubli de l'Être, et par là de sortir du nihilisme, n'est rien qui aille de soi, rien qui soit susceptible d'un fondement rationnel, il s'agit d'une décision morale. Non pas abstraitement, mais concrètement morale: car dans le monde de la marchandise autoritaire, où le renoncement à la pensée est la première condition d'«intégration sociale», la conscience est immédiatement un acte, et un acte pour lequel il est courant que l'on juge bon de vous affamer, soit directement, soit indirectement, par le gracieux office de ceux dont vous dépendez. Maintenant que toutes les instances répressives où la morale s'aliénait en moralité tombent en miettes, il nous est enfin donné de la connaître dans sa radicalité originaire qui la désigne comme l'unité des moeurs des hommes et de la conscience qu'ils en ont, et en tant que telle comme l'ennemi absolu de ce monde. Cela pourrait s'exprimer en termes plus tranchés de la façon suivante: on combat soit pour le Spectacle, soit pour le Parti Imaginaire; entre les deux, il n'y a rien. Tous ceux qui peuvent s'accommoder d'une société qui s'accommode si bien de l'inhumanité, tous ceux qui se trouvent déjà bien bons de faire à leur propre souffrance comme à celle de leurs semblables l'aumône de leur indifférence, tous ceux qui parlent du désastre comme s'il s'agissait d'un nouveau marché aux débouchés prometteurs - ne sont pas nos frères. Nous tenons leur mort pour un fait souhaitable. Nous ne leur faisons certes pas grief de ne pas s'adonner à la Métaphysique Critique, chose qui pourrait constituer, en tant que discours, un objet social déterminé, mais de refuser de voir son contenu de vérité qui, étant partout, excède toute détermination particulière. Nul alibi ne tient, face à un tel aveuglement; l'aptitude métaphysique est la chose la mieux partagée au monde: «il n'y a pas besoin d'être cordonnier pour savoir si une chaussure vous va» (Hegel); refuser de l'exercer constitue, dans les conditions présentes, un crime permanent. Et ce crime, la dénégation du caractère métaphysique de ce qui est, a bénéficié d'une si durable et si générale complicité qu'il est devenu révolutionnaire de formuler les principes a priori sur lesquels se fonde toute expérience humaine. Il nous faut ici les rappeler, à la honte des temps. 1. Tout comme la maladie n'est manifestement pas la somme de ses symptômes, le monde n'est manifestement pas la somme de ses objets, de «ce qui est le cas», ou de ses phénomènes, mais bien plutôt un caractère de l'homme lui-même. Le monde n'existe en tant que monde que pour l'homme Inversement, il n'y a pas d'homme sans monde, la situation du Bloom est une abstraction transitoire. Chacun se trouve toujours déjà projeté dans un monde dont il fait l'expérience comme d'une totalité dynamique et dont, partant, il a nécessairement une précompréhension, aussi rudimentaire fût-elle. Sa simple conservation l'exige.

2. Le monde est une métaphysique, c'est-à-dire que la façon dont il se donne de prime abord, sa prétendue neutralité objective, sa simple structure matérielle participent déjà d'une certaine interprétation métaphysique qui le constitue. Le monde est toujours le produit d'un mode de dévoilement qui fait entrer les choses dans la présence. Quelque chose comme le «sensible» n'existe pour l'homme qu'en rapport à une interprétation suprasensible de ce qui est. Evidemment, cette interprétation n'existe pas de façon séparée, elle ne se trouve nulle part. hors du monde, puisque c'est elle qui le configure. Tout le visible repose sur l'invisibilité de cette représentation, qui fonde ce qui se donne à voir, et qui tout en dévoilant voile. L'essence du visible n'est donc rien de visible. Ce mode de dévoilement, pour imperceptible qu'il fût, est bien plus concret que toutes les abs11 Tiqqun

tractions colorées que l'on voudrait faire passer pour «la réalité». Le donné est toujours le posé, il tient son être d'une affirmation originelle de l'Esprit: «le monde est ma représentation». En leur fond, c'est-à-dire dans leur surgissement, l'homme et le monde coïncident. 3. Le sensible et le suprasensible sont fondamentalement le même, mais de façon différenciée. Oublier l'un des deux termes pour hypostasier l'autre a pour conséquence de les rendre tous deux abstraits: "destituer"le suprasensible supprime également le purement sensible et, par là, la différence entre les deux» (Heidegger). 4. L'intuition humaine primitive n'est que l'intuition de la représentation et de l'imagination. La prétendue immédiateté sensible lui est postérieure. «Les hommes commencent par voir les choses seulement telles qu'elles leur apparaissent et non telles qu'elles sont; par voir dans les choses non pas elles mêmes, mais l'idée qu'ils s'en font» ( Feuerbach , Philosophie de l'avenir). L'idéologie du «concret», qui fétichise selon ses différentes versions le «réel», «l'authentique», le «quotidien», les «petits riens», le «naturel» et autres «tranches de vie», n'est que le degré


zéro de la métaphysique, la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, sa sanction morale, son complément cérémoniel, son universel motif de consolation et de justification. 5. De toute évidence, «l'homme est un animal métaphysique» ( Schopenhauer ). Par cela, il ne faut pas seulement entendre qu'il est cet être pour lequel le monde fait sens jusque dans son insignifiance, ou dont l'inquiétude ne se laisse apaiser par rien de fini, mais éminemment que toute son expérience est tissée dans une étoffe qui n'existe pas. Voilà pourquoi les systèmes proprement matérialistes, de même que le scepticisme absolu, n'ont jamais pu exercer par eux-mêmes une bien profonde ni une bien durable influence. L'homme peut certes, durant de longues périodes, refuser de faire consciemment de la métaphysique, et c'est ainsi que le plus souvent il s'en arrange, mais il ne peut s'en passer tout à fait. «Rien n'est aussi portatif, si l'on veut, que la métaphysique. [ ... ] Et ce qui serait difficile, et ce qui est même rigoureusement impossible, ce serait de n'avoir pas, ce serait que quelqu'un n'eût pas sa métaphysique ou du moins de la métaphysique ... Seulement, non seulement tout le monde n'a pas la même, ce qui n'est que trop évident, mais tout le monde n'en a ni de la même sorte, ni du même degré, ni de la même nature, ni de la même qualité» ( Péguy , Situations). 6. La métaphysique n'est pas la simple négation du physique, mais symétriquement son fondement et son dépassement dialectique. Le préfixe méta-, qui signifie aussi bien «avec» qu'«au delà», n'a pas le sens d'une disjonction, mais d'une Aufhebung, au sens hégélien. Aussi la métaphysique n'est-elle rien d'abstrait, car elle est ce qui fonde toute concrétude; c'est elle qui se tient derrière le physique et le rend possible. Elle «dépasse la nature pour atteindre à ce qui est caché en elle ou derrière elle, mais elle ne considère cet élément caché que comme apparaissant dans la nature et non indépendamment de tout phénomène» (Schopenhauer). La métaphysique désigne donc ce simple fait que le mode de dévoilement et l'objet dévoilé demeurent en un sens originel «la même chose». Aussi n'est-elle, dans son ensemble, rien d'autre que l'expérience en tant qu' expérience et n'est possible qu'à partir d'une

phénoménologie de la vie quotidienne.

7. Les défaites successives que la science mécaniste n'a, depuis un siècle, cessé d'essuyer et de refouler, sur le front ne l' infiniment grand comme de l' infiniment petit, ont définitivement condamné le projet d'établir une physique sans métaphysique. Et il faut à nouveau, après tant de prévisibles désastres, reconnaître avec Schopenhauer que l'explication physique qui refuse de voir qu'elle a «en tant que telle, besoin d'une explication métaphysique qui lui donne la clé de toutes ses suppositions [ ... ] vient partout se heurter à une explication métaphysique qui la supprime, c'est-à-dire lui enlève son caractère d'explication». «Les naturalistes s'efforcent de montrer que tous les phénomènes, même les phénomènes spirituels, sont physiques, et en cela, ils ont raison; leur tort, c'est de ne pas voir que toute chose physique est également par un autre côté une chose métaphysique». Et c'est comme une prophétie amère que nous lisons ces lignes: «plus les progrès de la physique seront grands, plus vivement ils feront sentir le besoin d'une métaphysique. En effet si, d'une pan, une connaissance plus exacte, plus étendue, et plus profonde de la nature mine et finit par renverser les idées métaphysiques en cours jusqu'alors, elle sert d'autre part à mettre plus nettement et plus complètement en relief le problème même de la métaphysique, à la dégager plus sévèrement de tout élément physique.» 8. La métaphysique marchande n'est pas une métaphysique parmi tant d'autres, elle est la métaphysique qui nie toute métaphysique et d'abord elle-même comme métaphysique. C'est pourquoi elle est aussi, d'entre toutes, la métaphysique la plus nulle. celle qui voudrait sincèrement se faire passer pour une simple physique. La contradiction, c'est-à-dire la fausseté, est son caractère le plus durable et le plus distinctif, elle qui affirme si catégoriquement ce qui n'est qu'une pure négation. Le nihilisme correspond à la période historique de l'explicitation de cette métaphysique, et de sa nullité. Mais cette explicitation doit elle-même encore être explicitée. Une fois pour toutes les autres: il n'y a pas de monde marchand, il n'y a qu'un point de vue marchand sur le monde.

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9. Le langage n'est pas un système de signes, mais la pro-

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messe d'une réconciliation des mots et des choses. «Ses universaux sont les éléments premiers de l'expérience, ils ne sont pas tant des concepts philosophiques, que des qualités réelles du monde tel que nous l'affrontons tous les jours [ ... ]. Chaque universel substantiel tend à exprimer des qualités qui dépassent toute expérience particulière, mais qui persistent dans l'esprit, non pas sous la forme d'une fiction de l'imagination ni sous la forme de possibilités logiques, mais comme la substance, la "matière" dont notre monde est fait». D'où il suit que l'opération par laquelle un concept désigne une réalité constitue à la fois une négation et une réalisation de celui-ci. «Le concept de beauté comprend toute la beauté qui n'est pas encore réalisée; le concept de liberté, toute ]a liberté qui n'est pas encore atteinte» ( Marcuse , L'homme unidimensionnel). Les universaux ont un caractère normatif, c'est pourquoi le nihilisme leur a déclaré la guerre. «L'ens perfectissimum est en même temps l'ens realissimum. Plus une chose est parfaite, plus elle est. (Lukàcs, l'âme et les formes). L'excellent est plus réel, plus général que le médiocre, car il réalise plus pleinement son essence: le concept unifie bien une variété, mais il l'unifie en l'aristocratisant. La pensée critique est celle qui effectue la sortie du nihilisme à partir de la transcendance profane du langage et du monde. Pour


elle, le transcendant c'est que le monde est, et l'indicible qu'il y a le langage. Une faculté de conflagration peu commune s'attache à la conscience qui parcourt son temps penchée au bord d'un tel néant. A chaque fois qu'elle trouva la langue pour se communiquer, l'histoire en conserva la marque. Il importe essentiellement de faire des efforts dans cette direction. Le langage constitue l'enjeu comme le théâtre de la partie décisive. «Il s'agira toujours uniquement de savoir si l'on peut réconcilier ]a parole et la vie, et comment.» (Brice Parain, Sur la dialectique), 10. L' «impératif catégorique de bouleverser toutes les conditions où l'homme est un être humilié, asservi, abandonné, méprisable» (Marx), cela, seul une définition de l'homme comme être métaphysique, c'est-à-dire ouvert à l'expérience du sens, peut]e fonder. Il n'y a pas jusqu'à ce lombric de l'intelligence que demeura Hans Jonas tout au long de son existence qui n'ait manqué de le reconnaître: «Philosophiquement, la métaphysique est tombée de nos jours en disgrâce, mais nous ne saurions nous en passer; aussi nous faut-il nous y risquer à nouveau. Car elle seule est capable de nous dire pourquoi l'homme doit être, et n'a donc pas ]e droit de provoquer sa disparition du monde ou de la permettre par simple négligence; et aussi comment l'homme doit être afin d'honorer et non pas trahir la raison en vertu de laquelle il doit être ... D'où la nécessité renouvelée de la métaphysique, qui doit, par sa vision, nous armer contre la cécité.» (Sur le fondement ontologique d'une éthique du futur.) 11. Soit dit en passant, la réalité est l'unité du sens et de la vie. 12. Tout ce qui est séparé se souvient qu'il a été uni, mais l'objet de ce souvenir se tient dans le futur. «L'esprit est ce qui se trouve, et donc ce qui s'est perdu» (Hegel). 13. La liberté de l'homme n'a jamais consisté à pouvoir aller, venir et s'occuper comme il lui plaît - cela convient plutôt à l'animal, que l'on dit alors, fort significativement, «en liberté»-, mais à se donner forme, à réaliser la figure qu'il contient ou qu'il veut. Être signifie tenir sa parole. Toute la vie humaine n'est qu'un pari sur la transcendance. On a pu, par le passé, traiter de semblables énoncés avec le mépris spécial et amusé que le philistin a toujours réservé aux considérations apparemment dépourvues de toute effectivité. Mais entre-temps, les métamorphoses de la domination leur ont conféré une concrétude désagréablement quotidienne. L'effondrement définitif et historique, en 1914, du libéralisme réellement existant a acculé la société marchande, pour maintenir la fiction de son évidence, pour se défendre des assauts révolutionnaires qui manifestaient dans tous les pays occidentaux l'incapacité du point de vue économique à saisir le tout de l'homme, et enfin pour assurer la reproduction abstraite de ses rapports, à coloniser dans l'urgence puis avec méthode toute la sphère du sens, tout le territoire de l'apparence et finalement, aussi. tout le champ de la création imaginaire. En un mot, elle a dû investir la totalité du continent

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métaphysique à la seule fin d'assurer son hégémonie terrestre. Certes, le simple fait que le moment même de son apogée, le XIXème siècle, ait été dominé non par l'harmonie, mais par l'hostilité absolue, et absolument fausse, des figures de l'Artiste et du Bourgeois, constituait en soi une preuve suffisante de son impossibilité, mais seuls les grands désastres dans lesquels ont baigné les premières décennies de ce siècle ont chargé son absurdité d'assez de douleurs pour que l'édifice entier de la civilisation en paraisse vaciller. La domination marchande apprit alors de ceux qui la contestaient qu'elle ne pouvait plus se borner à considérer l'homme comme un simple travailleur, comme un facteur de production inerte, mais qu'elle devait plutôt, pour qu'il demeure tel, organiser tout ce qui s'étendait à l'extérieur de la sphère stricte de la production matérielle. Quelle qu'ait été, à ce point, sa répugnance à cela, elle a dû imposer un brusque accelerando au processus de socialisation de la société et prendre en main tout ce dont elle avait jusque-là nié l'existence, tout ce qu'elle avait dédaigneusement laissé à l' «activité improductive», à la «fantaisie privée», à l'art et à la «métaphysique», Dans l'espace de quelques années et sans résistance notable d'abord, la Publicité est entièrement passée sous l'arbitraire du protectorat spectaculaire - c'est un fait général que la poursuite d'offensives anciennes est rarement reconnue lorsqu'elles s'arment de moyens totalement nouveaux -, L'interprétation marchande du monde ayant été démentie par les faits comme insensée, on entreprit donc de la faire rentrer dans les faits. La mystique marchande, qui postulait formellement et extérieurement l'équivalence générale de toutes choses, et l'échangeabilité universelle de tout, ayant été percée à jour comme pure négation, comme arraisonnement morbide, on résolut de rendre les choses réellement équivalentes, et les êtres intérieurement échangeables. La liquidation systématique de tout ce qui, dans l'immédiateté, recelait une transcendance (communautés, ethos, valeurs, langage, histoire) ayant dangereusement placé les hommes face à l'exigence de la liberté, on décida de produire industriellement des transcendances de pacotille, et de les trafiquer à prix d'or. Nous nous tenons à l'autre extrémité de celte longue veille de l'aberration. Car de même que c'est son échec qui a, par le passé, jeté les bases de l'extension à l'infini du monde de l'économie, de même l'accomplissement contemporain de cette extension universelle porte l'annonce de son effondrement prochain.


Ce processus critique de réalisation de l'indigente métaphysique marchande a été diversement désigné par les concepts de «Mobilisation Totale» ( Jünger ), de «Grande Transformation» ( Polanyi ) ou de «Spectacle» ( Debord ) - pour l'heure, nous aurons plus volontiers recours à ce dernier concept, qui demeure indiscutablement, en tant que figure qui pénètre de façon transversale toutes les sphères de l'activité sociale et où l'objet dévoilé se confond avec son mode de dévoilement, de ces machines de guerre dont il nous plaît d'user -. Si la Figure ne se laisse pas déduire simplement de ses manifestations, étant elle-même ce qui les fonde, il n'est néanmoins pas inutile d'en noter au moins les plus superficielles. C'est ainsi que la réclame s'avisa, dès les années 20, et dans les termes mêmes de ses premiers idéologues, Walter Pitkin et Edward Filene, d'inculquer aux Bloom «une nouvelle philosophie de l'existence», de leur présenter la société de consommation comme «le monde des faits», dans le dessein affiché de contrecarrer l'offensive communiste. La production calibrée de marchandises culturelles et leur écoulement massif - le déploiement fulgurant de l'industrie cinématographique a sur ce point valeur d'exemple se chargea de resserrer dans l'allégresse le contrôle des comportements, de diffuser les modes de vie adaptés aux exigences nouvelles du capitalisme et surtout de répandre l'illusion de leur viabilité. L'urbanisme se mit en devoir d'édifier l'environnement physique commandé par la Weltanschauung marchande. Le formidable développement des moyens de communication et de transport dans ces années-là commença à abolir concrètement l'espace et le temps, qui opposaient une fâcheuse résistance à la mise en équivalence universelle. Les média de masse amorcèrent dès alors le processus par lequel ils devaient peu à peu concentrer en un monopole autonome la production du sens. Ils devaient par la suite, et comme en retour, étendre à la totalité du visible un mode de dévoilement particulier, dont l'essence est de conférer à l'état de choses en vigueur une inébranlable objectivité, et par là de modeler à l'échelle du genre un rapport au monde fondé sur l'assentiment postulé à ce qui est. Il faut encore noter que se multiplient à cette époque précise les premières mentions littéraires de la fonction répressive de la Jeune-Fille, chez Proust, Kraus ou Gombrowicz. C'est enfin de façon contemporaine qu'apparaît dans les productions de l'esprit la figure du Bloom, si reconnaissable chez Valéry, Kafka, Musil, Michaux ou Heidegger. Cette phase terminale de la modernité marchande se présente sous un jour nécessairement contradictoire, car dans ce processus elle se nie en même temps qu'elle se réalise. D'un côté, chacune de ses avancées contribue, à ce stade, à ruiner un peu plus son propre fondement, ]a négation de la métaphysique, c'est-à-dire la stricte disjonction entre sensible et suprasensible. Avec l'extension virtuellement infinie de l'univers de l'expérience, «le contenu des spéculations [ ... ] tend à avoir un sens de plus en plus réel; sur la base de la technologie, la métaphysique tend à deve-

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nir physique» (Marcuse, L 'homme unidimensionnel). La séparation du sensible et du suprasensible se trouve chaque jour mise en défaut par les nouvelles réalisations de l'industrie. «Le merveilleux et le positif (contractent) une étonnante alliance, et ces deux anciens ennemis se conjurent pour engager nos existences dans une carrière de transformations et de surprises indéfinie [ ... ] Le réel n'est plus terminé nettement. Le lieu, le temps et la matière admettent des libertés dont on n'avait naguère aucun pressentiment. La rigueur engendre des rêves. Les rêves prennent corps ... Le fabuleux est dans le commerce. La fabrication de machines à merveilles fait vivre des milliers d'individus» , remarquait Valéry en 1929 avec la désarmante naïveté d'un temps où le sens de la vie n'était pas encore devenu un bien de consommation courante dans le panier de la ménagère, ni le plus éculé des arguments de vente. Lors même que la réalisation de l'abstraction - dans le comportement mimétique du jeune-cool, l'image télévisée ou la ville nouvelle- offre à la vue de tous le caractère évidemment physique du métaphysique, le Biopouvoir, moment différencié du Spectacle, avoue honteusement le caractère politique, et il y a un «noyau métaphysique présent dans toute politique» (Carl Schmitt, Théologie politique), du physique le plus brut, de la «vie nue». Sous ce rapport, il s'agit bien d'un processus de réunification du sensible et du suprasensible, du sens et de la vie, du mode de dévoilement et de l'objet dévoilé, c'est-à-dire du reniement achevé de ce sur quoi la société marchande se fonde, mais en même temps cette réunification s'opère sur le terrain même de leur séparation. Par suite, cette pseudoréconciliation n'est pas le passage de chacun des termes dans l'autre à un niveau supérieur, mais plutôt leur suppression pure et simple, qui les réunit non comme unis, mais comme séparés. Si bien que, d'un autre côté, le Spectacle se présente comme la réalisation de la métaphysique marchande, comme la réalisation du néant. La marchandise y devient effectivement la forme d'apparition de toutes les manifestations de la vie, la forme d'objectivité tant des objets que des sujets -l'amour, par exemple, apparaît désormais comme échange réglé de foutre, de faveurs, de symboles et de sentiments, dont chaque contractant doit idéalement retirer un bénéfice égal -. Elle ne se contente plus de lier extérieurement, par la médiation monétaire, des processus indépendants d'elle. La marchandise, cette «chose suprasensible bien que sensible» (Marx), se mue en une chose sensible bien que suprasensible. Elle s'impose réellement comme «catégorie universelle de l'être social total», (Lukàcs, Histoire et conscience de classe). Peu à peu, son «objectivité fantomatique» en vient à napper tout ce qui est. A ce point, l'interprétation marchande du monde, qui n'a d'autre contenu que l'affirmation de la substituabilité quantitative de toutes choses, c'est-à-dire la négation de toute différence qualitative et de toute détermination réelle, se révèle comme la négation du monde. Le principe selon lequel «»tout se vaut» avait certes toujours été l'antienne morbide du nihilisme, avant de devenir l'hymne mondial de l'économie. Aussi, et c'est là une expérience quotidienne à laquelle il n'est plus donné à personne de se dérober, faire rentrer cette interprétation du monde dans les faits aura consisté de


façon exclusive à réséquer chaque chose de toute qualité, à purger chaque être de toute signification particulière. à tout réduire à l'identité indifférenciée de l'équivalence générale, c'est-à-dire, ni plus ni moins, à néant. Il n'y a plus ici de ceci ou de cela; et de la singularité, il ne demeure que l'illusion, Ce qui apparaît, désormais, ne s'ordonne plus à aucune organicité supérieure, mais se livre dans un abandon infini au simple fait d'être sans être rien. Sous l'effet de ce désastre prometteur, le monde a fini par revêtir l'aspect d'un chaos de formes vides, Tous les énoncés que l'on a pu lire plus haut, et que l'on réputait coupés de toute effectivité, prennent corps en des ensembles d'une réalité tangible, accablante et, pour tout dire, diabolique. Dans le Spectacle, le caractère métaphysique de l'existant s'appréhende comme une évidence centrale: le monde y est devenu visiblement une métaphysique. Et c'est jusqu'aux esprits les plus bornés, qui avaient coutume de se réfugier dans la confortable objectivité de la pluie et du beau temps, à qui il devient impossible d'en parler sans devoir immédiatement évoquer le déclin de la société industrielle. Là, la lumière s'est solidifiée, l'insaisissable mode de dévoilement qui produit tout l'étant s'est incarné en tant que tel, c'est-à-dire indépendamment de tout contenu, en un secteur propre et tentaculaire de l'activité sociale. Ce qui rend visible y est lui-même devenu visible. Les phénomènes, en s'autonomisant de ce qu'ils manifestent, c'est-à-dire en ne manifestant plus que le néant, y apparaissent immédiatement en tant que phénomènes. Le milieu d'existence de l'homme, la métropole, s'avère elle-même «une formation linguistique, un cadre constitué avant tout par des discours objectivés, des codes préétablis, des grammaires matérialisées» (Virno, Les labyrinthes de la langue). Enfin, l' «agir communicationnel» devenant la matière même de l'acte de produire, la réalité du langage s'y range au nombre des choses qui se peuvent éprouver à loisir. En ce sens, le Spectacle est la dernière figure de la métaphysique, où celle-ci s'objective en tant que telle, _______________________________________________________________________ «Il est ridicule de reprocher au chewing-gum de porter atteinte au goût de la métaphysique, mais on pourrait probablement montrer que les- profits de Wrigley et son palais à Chicago étaient dus à une fonction social qui consiste à réconcilier les hommes avec leur mauvaise condition, à les dissuader de la critiquer. Il s'agit d'expliquer que le chewing-gum, loin de nuire à la métaphysique, est lui-même métaphysique.» (Théodor W. Adorno, Prismes)

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devient visible et se montre à l'homme comme l'évidence matérielle de l'aliénation fondamentale du Commun. C'est, dans ces conditions, sa dimension métaphysique qui échappe à l'homme, se dresse en face de lui et l'opprime. Mais aussi bien, avant qu'elle ne s'aliène complètement, il ne pouvait concrètement l'appréhender, ni par suite projeter de se la réapproprier. Les jours les plus sombres nous dispensent de l'espoir grossier, précisément parce qu'ils sont des veilles de victoires. Du moment qu'elle s'est incarnée, l'économie doit périr. Elle tombe sous la dure loi du règne mortel, et elle le sait. Dans l'ébranlement de toutes choses, dans les lézardes que nous voyons partout s'ouvrir, nous devinons d'ores et déjà les traces de son proche naufrage. Dorénavant, la domination marchande se trouve engagée dans une guerre sans fin ni espoir pour faire obstacle à la nécessité de ce processus. La question n'est plus de savoir si elle va mourir, mais uniquement quand elle va mourir. La vie au sein d'un tel ordre, qui a renoncé à toute autre ambition que celle de durer encore un peu, se distingue par l'extrême tristesse qui s'attache à toutes ses manifestations. Ici, la survie de la domination marchande, qui n'est que la prorogation de son agonie, se trouve tout entière suspendue à cette maigre occurrence que ce qui est visible ne soit pas vu; aussi doit-elle exercer sur la totalité de ce qui est un arraisonnement toujours plus brutal. Sa souveraineté ne se déploie plus que sous ta menace constante que l'on explicite son caractère métaphysique, qu'elle soit reconnue pour ce qu'elle est: une tyrannie, et la plus médiocre qui fût jamais, la tyrannie de la servitude. Partout, les efforts de la domination pour maintenir une interprétation du monde qui, s'étant réalisée, se trouve à son tour soumise à l'interprétation s'orientent vers la force brute. La naturalisation du mode de dévoilement marchand avait assurément, par le passé, exigé une dose constante de violence à l'égard des hommes et des choses. Il avait fallu raser, interner, asservir, enfermer, abrutir ou déporter toute la masse des phénomènes qui contrariaient le nihilisme marchand. Pour les autres, l'apprentissage du point de vue de la réification, de l'utilité, de la séparation et de la mise en équivalence générale se faisait simplement dans la souffrance, et ce tout au long de la vie de façon ininterrompue. Mais c'est à présent une nouvelle configuration des hostilités qui se fait jour. La domination marchande ne peut plus se borner à maintenir à l'état congelé toutes ses contradictions, faire en sorte que l'aliénation, la corruption et l'exil de toutes choses aillent de soi, et réprimer en l'homme toute aspiration vers l'être. Il lui faut progresser à marche forcée, bien que chaque pas fait dans le sens de son perfectionnement ne fasse que rapprocher le moment de sa perte. Il faut considérer qu'avec le Biopouvoir, qui, sous couvert d'améliorer, de simplifier et d'allonger la «vie», la «forme» ou la «santé» vise à un contrôle social total des comportements, elle a joué sa dernière carte: en s'appuyant sur l'illusion cardinale du sens commun, l'immédiateté du corps, elle a achevé de le détruire. Tout, dès lors, est devenu suspect. Son corps lui-même apparaît au Bloom comme une instance étrangère qu'il habite contre son gré. En mettant sa survie au prix de la mise au travail de la métaphysique, la domination marchande a déchu ce terrain de sa neutralité. qui seule lui garantissait de pouvoir s'y avancer victorieusement: elle a fait de la métaphysique une force matérielle. A chacun de ses progrès devra désormais répondre une rébellion substantielle qui lui opposera pied à pied sa foi, et qui proclamera sur un ton ou sur un autre que l'humanité «ne peut revivre que par un acte métaphysique qui ranime l'élément spirituel qui la créa dans son existence primitive ou la maintient sous sa forme idéale.» (Lukàcs). Aussi l'ordre marchand, qui prend l'eau de toutes parts, devra-t-il jusqu'à l'unification et la


victoire du Parti Imaginaire exterminer, un à un, physiquement, au nom de la lutte contre le terrorisme, l'extrémisme ou les sectes, chaque univers métaphysique indépendant qui viendra à se manifester. Tous les individus qui refuseront de se vautrer dans son immanence famélique, dans le néant du divertissement, tous ceux qui tarderont à renoncer à leurs attributs les plus proprement humains, en particulier à tout souci qui irait au-delà de l'étant, seront exclus, bannis, affamés. Pour les autres, il faudra les maintenir dans une peur toujours plus féroce. Plus que jamais, «les détenteurs du pouvoir vivent dans cette idée terrifiante que non seulement quelques isolés, mais des masses entières pourraient s'évader de la crainte: ce serait leur chute certaine. C'est là aussi la vraie raison de leur rage devant toute doctrine de transcendance. le danger suprême est caché là: que l'homme perde la peur. Il est des régions sur terre où le seul mot de métaphysique est traqué comme une hérésie.» (Jünger, Passage de la ligne). Dans cette ultime métamorphose de la guerre sociale, où ce ne sont plus seulement des classes, mais bien des «castes métaphysiques» (Lukàcs, De la pauvreté en esprit) qui s'affrontent, il est inévitable que des hommes, par poignées d'abord, puis en plus grand nombre, se réunissent autour du projet explicite de POLITISER LA METAPHYSIQUE. Ceux-là sont dès aujourd'hui le signal de la prochaine insurrection de l'Esprit. ACTE TROISIEME: .Il faut se tenir là où la destruction ne se conçoit pas comme point final, mais comme préliminaire.» (Jünger, le travailleur) Au moment où, dans le Spectacle, la domination marchande révèle sa métaphysique et se révèle comme métaphysique, sa contestation véritable, passée et présente, est ramenée en pleine lumière et se dévoile à son tour comme telle. C'est alors aussi qu'apparaît sa parenté avec les mouvements messianiques, les millénarismes, les mystiques, les hérésies du passé ou encore avec les chrétiens d'avant le christianisme. Toute la pensée révolutionnaire «moderne» se résout devant nos yeux dans la rencontre de l'idéalisme allemand et du concept de Tiqqun, qui désigne, dans la Kabbale lurianique, le processus de la rédemption et de la restauration de l'unité du sens et de la vie, de la réparation de toutes choses par l'action des hommes eux-mêmes.

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Quant à sa prétendue «modernité», elle n'était en fin de compte que le refoulement de son caractère fondamentalement métaphysique. D'où l'ambiguïté de l'oeuvre d'un Marx ou d'un Lukàcs, par exemple. Il est de règle que le Spectacle, où l'on a vu la violence conceptuelle de l'idéalisme se muer en violence réelle, et même physique, répute «idéaliste» cet aspect précis de la pensée de ceux qu'il n'est pas parvenu à supprimer à temps. C'est là un critère sûr pour distinguer la critique conséquente de la pseudo contestation, qui rejoint toujours cette société dans l'acharnement à évacuer l'Indicible du politiquement dicible. Les salauds se reconnaissent infailliblement à la rage qu'ils mettent à ne rien comprendre, à ne rien voir, à ne rien entendre. Tant qu'ils vivront, l'angoisse, la souffrance, l'expérience du néant, le sentiment de l'étrangeté à tout se verront, au même titre que les innombrables manifestations de la négativité humaine, renvoyés aux portes de la Publicité, avec un sourire ou une compagnie de CRS. Tant qu'ils vivront, on les réputera nulles et non avenues. La lucarne historique qui s'ouvre à présent est le moment psychologique qui mettra en lumière le contenu de vérité, c'est-à-dire la puissance de ravage, de toute la critique passée et présente. La domination marchande en venant à livrer ouvertement la bataille sur le terrain métaphysique, sa contestation va devoir à son tour se placer sur ce terrain C'est là une nécessité qui a aussi peu à voir avec la bonne volonté des militants qu'avec la résolution de leurs théoriciens en carton-pâte: elle tient à ce que cette société a elle même besoin de cet affrontement pour trouver un emploi à tolite la puissance technique accumulée. A nouveau se joue une course de vitesse où nous ne pouvons plus nous contenter d'appliquer la critique, mais où nous devons bien plutôt commencer par la créer. Il s'agit de rendre la critique possible et de rien d'autre. La Métaphysique Critique n'est donc pas un objet qui entre sur la scène du monde dans sa splendeur définitive. Elle est ce qui s'élabore et s'élaborera dans la lutte contre l'ordre présent. La Métaphysique Critique est la négation déterminée de la domination marchande. Que cette négation se manifeste sans se trahir, ou que ses forces soient une fois de plus détournées pour servir à l'extension mesurée du désastre, cela ne relève en revanche d'aucune nécessité, mais seulement de la détermination mélancolique de quelques éléments libres liés par la détermination à faire de leur conscience un usage pratique, c'est-à-dire, au fond, de semer dans le monde du Spectacle une Terreur inverse de celle qui y règne présentement. Le simple fait, cependant, qu'il ne puisse plus y avoir, devant un réel qui a pris un tour si parfaitement systématique, de contestation de détail, ne laisse subsister aucune ambiguïté quant à la terrible radicalité de l'époque. La critique n'a plus d'autre choix que de saisir les choses à la racine; or, la racine, pour l'homme, c'est son essence métaphysique. Aussi, quand la domination consiste à occuper la Publicité, à construire de toutes pièces un monde de faits, un système de conventions et un mode de perception indépendants de tout autre rapport que le sien, ses ennemis se reconnaissent dans la double ambition de partout faire éclater l'aura de familiarité de ce qui passe encore pour la [Paris, Place de la Sorbonne, 15 mai 1998. Politiser la métaphysique. photo]

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Tiqqun

[Arcachon, 11 juillet 1998. Généraliser l'inquiétude. photo] «réalité» en la dévoilant comme construction, et d'agencer, dans les replis de la présente tyrannie sémiocratique, des espaces symboliques autonomes de l'état d'explicitation public, étrangers à lui, mais prétendant comme lui à une validité universelle. Le Nous doit en tout lieu faire pièce au On. C'est bien à cela que nous travaillons selon nos penchants propres, en révélant la Jeune-Fille comme dispositif politique de coercition, l'économie comme rituel de magie noire, le Bloom comme sainteté criminelle, le Parti Imaginaire comme porteur d'une hostilité aussi invisible qu' absolue, ou la boulangerie du coin comme apparition surnaturelle. L'affaire est centralement d'affecter tout ce que l'on dit, tout ce que l'on fait et tout ce que l'on voit de son facteur naturel d'irréalité. Ce monde cessera d'être monstrueux quand il cessera d'aller de soi. Aussi toute notre théorie s'inscrit-elle dans la vie quotidienne, où elle doit toujours et encore puiser ce familier qu'il nous revient de rendre inquiétant. Notre intérêt maniaque pour le «fait divers» peut être rapporté à cela, car c'est en lui l'habituel lui-même qui s'arrache à l'habitude dont le vernis, d'un coup, saute. ta violence aveugle et limpide d'un Kipland Kinkel ou d'un Alain Oreiller témoigne à des doses mortelles de cette vérité négative de l'homme, que la quotidienneté planifiée s'applique invariablement à étouffer. Dans cette offensive, le langage constitue, jusqu'à un certain point, le champ de bataille, qu'il s'agit, pour nous, de miner. Ce choix n'a rien d'arbitraire, il repose sur ce constat que la domination, qui a été obligée de l'investir. ne s'y est jamais trouvée à son aise. Si par certains aspects, la présente efficacité de l'économie, comme son apparente pérennité, reposent sur la manipulation libre des signes, et leur réduction opérante au signal, il apparaît tout aussi nettement que la réussite définitive de cette réduction serait sa mort. Pour que la domination puisse encore les manier comme ses véhicules, les signes doivent receler quelque sens, c'est-à-dire une transcendance qui porte d'une façon ou d'une autre au-delà de l'état de choses actuel, et le menace de nullité. Il y a là une contradiction, une plaie ouverte qui, exploitée avec assez de malveillance, est de nature à causer sa perte. Nous y pourvoirons. Par bien des aspects, la Métaphysique Critique poursuit et achève le travail de sape entrepris avec succès, depuis cinq siècles, par le nihilisme. la constance avec laquelle toute foi simple dans la réalité s'est trouvée, quartier suivant quartier, ébranlée d'abord, puis entamée et finalement ruinée, ne lui est pas étrangère; elle n'en éprouve nul regret. La Métaphysique Critique n'a pas vocation à procurer aux hommes une espèce nouvelle et raffinée de consolation. Bien plutôt, son mot d'ordre est de GENERALISER L'INQUIÉTUDE. la Métaphysique Critique est elle-même cette inquiétude qui ne se laisse plus concevoir comme faiblesse, ou comme vulnérabilité, mais comme ce dont toute force émane. Elle n'est pas faite pour apporter la sécurité aux faibles qui ont besoin d'appui, mais pour les amener au combat. Elle est comme l'arme, dont nul ne peut dire qui elle servira que celui qui s'en empare. Il y a dans chaque vie qui se maintient dans un tel contact avec l'Etre une puissance de dévastation dont on ne mesure pas l'intensité. Le procès que tant d'autres avant nous ont engagé Contre le réel, est en passe d'être gagné, mais. par l'ennemi. C'est pourquoi, dans cette voie mauvaise, nous

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Qu'est ce que la Métaphysique Critique tenons pour un préliminaire à tout la pulvérisation de la dernière structure palpable d'appréhension de l'existant: la forme quantitative abstraite de la marchandise qui est devenue «pour la conscience réifiée la forme d'apparition de sa propre immédiateté, qu'elle n'essaie pas - en tant que conscience réifiée - de dépasser, qu'elle s'efforce au contraire, par un "approfondissement scientifique" des systèmes de lois saisissables de fixer et de rendre éternelle» (Lukàcs, Histoire et conscience de classe). Rendre folle la sagesse du monde fait indiscutablement partie de notre programme, mais ce n'en est que la première ligne. La Métaphysique Critique est plutôt «ce mouvement spirituel qui prend pour terrain le nihilisme et se modèle sur lui, le reflétant dans l'Être» ( Jünger, Traité du Rebelle), cette force nécessaire qui entend renverser l'hégémonie marchande en la manifestant comme métaphysique. Seulement cet acte de refléter, de manifester la réalité comme interprétation, comme construction, cette façon de montrer que l'essence du nihilisme n'est rien de nihiliste, avance déjà au-delà du nihilisme. Partout où elle porte son regard, la Métaphysique Critique affecte l'étant d'un signe contraire à la convention dominante. Toute réalité qui se rapporte à elle change brusquement de sens; les proportions s'inversent: ce qui apparaissait comme un reste en marge du Spectacle se découvre comme la chose la plus réelle, ce que l'on regardait hier encore comme le monde lui-même est rendu à sa misère minuscule, ce qui paraissait fermement établi se met à vaciller, ce qui semblait n'avoir guère plus de consistance que l'air acquiert une présence basaltique. Ainsi, la Métaphysique Critique donne à voir l'insignifiance où le Spectacle, cette unité fausse car abstraite du sens et de la vie, a rejeté tout l'étant, non comme un fait lui-même insignifiant, mais comme une situation politique de servitude, une forme concrète de l'oppression sociale. Ce faisant, elle met cette insignifiance en possession d'un coefficient de réalité dont rien, dans ce monde, ne peut se prévaloir. Mais c'est en vérité toute la non-identité qui avait été refoulée dans la pénombre du monde infraspectaculaire, tout ce qui n'était ni dicible, ni admissible dans le mode de dévoilement dominant, qu'elle fait entrer dans la présence, qu'elle rend audible, et par là, réel. La Métaphysique Critique crée, en partant du néant, une plénitude plus vraie, plus compacte et plus déliée que l'apparente plénitude du Spectacle: la plénitude de la déréliction, l'absolu du désastre. En dévoilant à la souffrance humaine sa signification politique, elle l'abolit comme telle et en fait le présage d'un état supérieur.


Cela vaut aussi bien pour l'angoisse, où c'est l'existant lui-même qui porte au-delà de l'existant: une fois cette expérience propulsée au coeur de la Publicité, le fini en tant que tel s'efface et se reprend comme signe de l'infini.

Mais la transfiguration dont la Métaphysique Critique est synonyme s'opère d'abord dans l'homme qui se trouvait dépossédé de tout ce qu'il croyait sien, dans le Bloom, qui reconnaît aussi le rien qui lui reste en partage comme la seule chose qu'il ait en fin de compte jamais eue en propre: son indestructible faculté métaphysique. La notion de Parti Imaginaire, enfin, donne corps au résidu, au reste, à la non-coïncidence, à tout ce qui tombe en dehors du plan universel de l'économie, de l'arraisonnement et de la Mobilisation Totale. Ainsi, en même temps qu'elle est la doctrine de transcendance qui seule permet de s'affranchir de ce monde et de l'anéantir, en même temps qu'elle rédige les prolégomènes à toute insurrection future, en même temps, donc, qu'elle s'affirme comme la négation déterminée de la domination marchande, la Métaphysique Critique contient déjà dans ses manifestations présentes le dépassement positif qui mène au-delà des zones de destruction. «Chaque homme, dit-elle, exerce une certaine activité intellectuelle, adopte une vision du monde, une ligne de conduite morale délibérée, et contribue donc à défendre et à faire prévaloir une certaine vision du monde, (Gramsci, Les intellectuels et l'organisation de la culture). En conséquence, la Métaphysique Critique va s'imposer comme une sommation toujours plus intraitable et plus virulente faite à chaque Bloom de porter à sa conscience la vision du monde sous-jacente à son mode de vie puis, la rejetant ou se l'appropriant, de reconnaître ses semblables et ses adversaires, c'est-à-dire au fond de naître au monde. Nous ne laisserons à personne le loisir d'ignorer la signification de son existence. Tout engage à tout. Nous ferons passer aux hommes jusqu'au goût de consommer. La Métaphysique Critique ne se contente donc pas de considérer toutes choses depuis le point de vue du Tiqqun, c'est-à-dire de l'unité du monde, de la réalisation finale de toutes choses, de l'immanence du sens à la vie, elle produit par son caractère pratique et exemplaire cette unité, cette réalisation et cette immanence. Elle fait elle-même partie du monde du Tiqqun. La Métaphysique Critique est dans son existence quotidienne le point de vue d'où le Beau, le Bien et le Vrai ont déjà cessé d'être perçus contradictoirement. Parce que le nihilisme n'est rien d'autre que «la perte provisoire de l'ouverture dans laquelle une certaine interprétation de l'étant se constitue comme interprétation» (Jünger) et que la Métaphysique Critique se présente comme une injonction générale à se déterminer à partir du caractère métaphysique du monde, elle constitue selon son cours propre l'achèvement et le dépassement du nihilisme, soit, dans les termes de cette vieille ordure d'Heidegger, «l'Appropriation de la métaphysique» «l'Appropriation de l'oubli de l'Etre». Elle détermine dans un premier temps une mise à distance du monde comme représentation et «prend d'abord _______________________________________________________________________ «SAMEDI, ELLE AVAIT QUITTÉ SON TRAVAIL EN LANÇANT À SES COLLÈGUES SUR LE TON DE LA PLAISANTERIE: «JE PARS UN PEU PLUS TÔT, JE VAIS ME JETER DANS LA SEINE.» LE CORPS DE CETTE HABITANTE DE VILLENEUVE-LE-ROI (VAL-DE-MARNE),AGE DE 45 ANS, A ֹÉTֹÉ REPÉCHÉ HIER MATIN PAR LES POMPIERS DANS LES EAUX DU FLEUVE.»(LIBÉRATLON, LUNDI 30 NOVEMBRE 1998). 19 Tiqqun

l'apparence d'un dépassement de la métaphysique [...]. Mais ce qui se produit dans l'Appropriation de la métaphysique, et en elle seule, c'est hien plutôt que la vérité de la métaphysique expressément revient, vérité durable d'une métaphysique apparemment répudiée, qui n'est autre que son essence désormais réappropriée: sa Demeure. Ce qui arrive ici est autre chose qu'une restauration de la métaphysique» (Heidegger, Contribution à la question de

l'Etre).

Pour la communauté des métaphysiciens-critiques, il n'est d'ores et déjà rien de plus concret que cette Appropriation et cette Demeure, même si elles se présentent encore provisoirement sous la forme de problèmes à résoudre, plus que de solutions immédiatement données. Dans la mesure des contraintes que continue de leur imposer cette société, il n'est pas douteux qu'ils soient en train de construire quelque pan dans les recoins des métropoles, un ethos réellement, c'est-à-dire collectivement, pratiqué où «la Métaphysique (fait) partie de l'exercice journalier de la vie» (Artaud). On aurait tort d'y dénoncer une alternative confortable à l'offensive armée. Contrairement à ce que voudraient nous faire croire quelques gauchistes pressés, dans les conditions actuelles, l'enjeu immédiat de la pratique révolutionnaire n'est pas la lutte frontale contre la domination marchande, car celle-ci s'effrite inexorablement, et «ce qui s'effrite s'effrite, mais ne peut être détruit» (Kafka). Aussi faut-il plutôt laisser la gueuse à son insipide décomposition et se préparer à lui flanquer, le moment venu, le coup fatal dont elle ne pourra pas se relever; ce qui ne suppose rien moins que de réaliser par tous les moyens l'unité des forces particulières qui s'affrontent actuellement à l'hégémonie marchande, soit, en d'autres termes, de réaliser le Parti Imaginaire. Pour cette seule raison que, «dans un monde de mensonge, le mensonge ne peut être vaincu par son contraire, mais uniquement par un monde de vérité», (Kafka), ceux-là mêmes dont la vocation ne serait que de détruire n'ont d'autre choix que de travailler à la formation, dans l'espace infra spectaculaire, de semblables «mondes de vérité», si


toutefois ils entendent devenir autre chose que des professionnels assermentés de la contestation sociale. L'élaboration positive, au milieu des ruines, de formes de vie, de communauté et d'affectivité indépendantes et supérieures aux eaux glacées des moeurs spectaculaires est un acte de sabotage dont la faculté d'échec sur l'imperium de l'abstraction agit sans apparaître. Elle constitue aussi, dans la situation présente, la condition sine qua non de toute contestation efficace, car, à moins de se regrouper par familles mentales, les opposant à cette société n'ont aucune chance de survivre. Rien, néanmoins, ne saurait retenir les métaphysiciens-critiques de se rallier à toute agitation qui s'attaque explicitement à la domination marchande, et d'en fomenter eux-mêmes quelques-unes. A aucun prix, nous ne renoncerons à perturber la morne cérémonie du monde. Mais de tels faits de notre part seraient compris à faux si l'on ignorait qu'ils ne prennent sens que dans la construction plus vaste d'un mode de vie où la guerre a sa place. La coexistence pacifique de toutes les dérisions, qui fait de cette époque un si puissant vomitif, est de ces choses auxquelles nous comptons mettre un terme sanglant. Il n'est pas tolérable que la vérité et l'erreur continuent à vivre ainsi en paix l'une avec l'autre. La compromission mutuelle de tant de métaphysiques si viscéralement irréconciliables dans l'édicule baroque du Spectacle fait partie des moyens que commande l'ennemi pour briser les plus vivants. Les hommes doivent s'accorder sur l'énoncé de leurs désaccords, tracer des frontières nettes entre les différentes patries métaphysiques, et mettre ainsi fin au monde de la confusion, où nul ne parvient plus à reconnaître ni ses frères ni ses ennemis. Les interminables disputes entre théologiens constituent de toute évidence un modèle de vie sociale. L'utopie de Tlön n'est pas pour nous déplaire. Nous n'accordons aucun prix à l'amour de ceux qui n'ont pas su haïr, ni à la paix de ceux qui n'ont jamais combattu. Aussi, dans notre défi de faire en sorte que «le refus utopique du monde de la convention s'objective en une réalité également existante et que le refus polémique obtienne ainsi la forme d'une structuration" (Lukàcs, Théorie du Roman), la recherche d'occasions de querelle avec ceux dont la métaphysique nous est objectivement adverse n'a pas moins d'importance que la quête de nos frères éparpillés dans l'Exil. L'objet de la communauté authentique ne peut être autre chose que la construction consciente du commun luimême, c'est-à-dire la création du monde, où pour être plus exact, la création d'un monde. C'est pourquoi les métaphysiciens-critiques mettent un soin si particulier à composer ensemble l'alphabet vrai dont l'application donne aux choses, aux êtres, et aux discours une signification, c'est-à-dire à reconstituer dans la réalité un ordre caché, tel que l'existant cesse de les submerger et se présente enfin sous la forme familière de figures, plutôt que de gueules, au sens de Gombrowicz. Il s'agit bien d'élever l'affinité élective jusqu'à la construction libre d'un mode de dévoilement commun de la réalité. Il faut faire de nos perceptions individuelles et de nos sentiments moraux une oeuvre collective. Telle est la tâche. Mais déjà, nous avons retrouvé, avec la sensation objective du mal, l'inexorable frisson du vice, celui de foutre une Jeune-Fille, ou de faire des courses dans un supermarché. Dans chacun de nos ennemis, le postmoderne, la Jeune-Fille, le sociologue, le manager, le bureaucrate, l'artiste ou l'intellectuel, toutes tares qui peuvent fort bien entrer dans la composition d'un seul et même salaud, nous ne voyons plus que sa métaphysique. Notre «pouvoir d'hallucination volontaire» a passé ce degré de cohérence où, désormais, tout nous parle de ce que nous faisons -les temps messianiques ne sont pas autre chose; la résorption de l'élément du temps dans l'élément du sens -. Ceux qui croient pouvoir édifier un monde neuf sans bâtir un langage nouveau se trompent; tout ce monde est contenu dans son langage. Le nôtre ne cache pas plus que les autres sa vocation impérialiste: toute poésie, toute pensée, tout imaginaire qui ne parvient pas à rentrer dans l'effectivité, quand cela est devenu possible, se tient en deçà même du rang dérisoire de la minauderie. Roger Gilbert-Lecomte donnait à ce

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constat une expression à laquelle nous n'avons rien à retrancher: «la naissance de la pensée concrète (métaphysique expérimentale) en sortant la vision de son expression artistique, transformera son savoir en pouvoir». Il remarquait aussi que «le métaphysicien expérimental mise sur son déséquilibre qui lui donne autant de points de vues différents sur la réalité». Il disait juste. Un monde fait d'idées est aussi un monde à la merci des idées, pourvu qu'elles soient impérieuses. L'affaire qui nous absorbe, en somme, c'est la réalisation de l'utopie concrète d'un monde où chacune des grandes métaphysiques, chacun des grands «langages de la création», entre lesquels il n'y a «ni dépassement, ni doublement» (Péguy), pourrait enfin et au plein sens du terme habiter le monde, disposer d'un royaume et se perdre sans retenue dans d'intarissables guerres saintes, schismes, sectes et hérésies, où l'immanence du sens à la vie serait retrouvée, où le langage approcherait l'Être et l'Être le langage, où la métaphysique ne serait plus un discours, mais le fécond tissu de l'existence, où chaque communauté serait un repli dans le Commun réapproprié, où l'homme, renonçant à recouvrir son insoluble rapport au monde par le mensonge débile et grossier de la propriété privée, s'ouvrirait véritablement à l'expérience de l'angoisse, de l'extase et de l'abandon. Que la vie n'aime pas la conscience que l'on a d'elle et que la forme s'éprouve encore dans la souffrance, dénonce un temps auquel la durée se refuse. Quant à nous, nous annonçons un monde où l'homme épousera son destin comme le jeu tragique de sa liberté. Il n'y a de vie plus proprement humaine que celle-là. Sans aucun doute, les métaphysiciens-critiques portent dans leur déraison ce lendemain du désastre. Et quand bien même nous devrions succomber aux puissances que ce monde aura déchaînées contre nous, nous aurons au moins présagé ces temps heureux où il n'y aura plus de métaphysique, car tous les hommes seront des métaphysiciens, détenteurs vivants de l'Absolu. On comprendra alors que jusqu'ici, il ne s'est rien passé.

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Théorie du Bloom M. Bloom observait, curieux et bonhomme, la souple silhouette noire C'est si net: le lustre de son fourreau lisse, le bouton blanc sous la queue, le phosphore des prunelles vertes. Les mains aux genoux, il se pencha l'ers elle. - Du lait pour la minouche ! - Mrkrgnaô! On prétend qu'ils ne sont pas intelligents. Ils nous comprennent mieux que nous ne les comprenons. JAMES JOYCE, Ulysse. A cette heure de la nuit - Les grands Veilleurs sont morts. Sans doute, on les a tués. C'est du moins ce que nous croyons deviner, nous qui venons si tard, à l'embarras que leur nom suscite encore à de certains moments. La faible lueur de leur entêtement solitaire incommodait par trop les ténèbres. Toute trace vivante de ce qu'ils firent et furent a été effacée. semble-t-il par l'obstination maniaque du ressentiment. Finalement, ce monde n'a conservé d'eux qu'une poignée d'images mortes qu'auréole sa crapuleuse satisfaction d'avoir vaincu ceux qui étaient pourtant meilleurs que lui. Nous voici donc, orphelins de toute grandeur, livrés à un monde de glace dont nul feu ne signale l'horizon. Nos questions doivent demeurer sans réponse, assurent les anciens, puis ils avouent tout de même: «jamais nuit ne fut plus noire pour l'intelligence». Hic et nunc - Les hommes de ce temps vivent au coeur du désert, dans un exil infini en même temps qu'intérieur. Pourtant, chaque point du désert s'ouvre à la croisée de chemins sans nombre, pour qui sait voir. Voir est un acte complexe; il réclame de l'homme qu'il se tienne éveillé, qu'il rentre en lui-même et parte du néant qu'il y trouve. Par là, les Veilleurs de l'aube prochaine se rendront familiers de cela même que l'armée en déroute de nos contemporains n'a d'autre affaire que de fuir. Comme tant d'autres avant eux, ils devront soutenir le venin et la rancoeur de tous les dormeurs dont ils viendront troubler, par leur simple regard, le sommeil de masse. Ils connaîtront le despotisme des philistins et l'on tournera sur leur souffrance un aveuglement volontaire. Car en ces jours plus que jamais, «ceux qui ne comprennent pas quand ils ont entendu, ceux qui ressemblent à des sourds et dont témoigne la sentence: présents, ils sont absent» . (Héraclite) ont pour eux le nombre et la puissance. Et ces hommes-là crucifient plus volontiers ceux qui viennent dissiper l'illusion de leur sécurité, que ceux qui la menacent véritablement. Il ne leur suffit pas d'être indifférents à la vérité. Ils la veulent morte. Jour après jour, ils exposent son cadavre, mais celui-ci ne se corrompt point. Kairos- En dépit de l'extrême confusion qui règne à sa surface, et peut-être en vertu de cela précisément, notre temps est de nature messianique. A mesure que la métaphysique se réalise, nous voyons l'ontologique affleurer dans l'histoire, à l'état pur, et à tous les niveaux. En étroite relation avec cela, nous voyons apparaître un type d'homme dont la radicalité dans l'aliénation précise l'intensité de l'attente eschatologique. Et cependant que ce terme d'homme acquiert un sens qu'il ne pouvait jusqu'à présent avoir que sous l'aspect de l'idée dans les plus détestables systèmes, de très anciennes distinctions s'effacent. La solitude, la précarité, l'indifférence, l'angoisse, l'exclusion, la misère, le statut d'étranger, toutes les catégories que le Spectacle déploie pour rendre illisible le monde sous l'angle social, le rendent simultanément limpide au plan métaphysique. Elles rappellent toutes, quoique de façon différenciée, la complète déréliction de l'homme quand l'illusion des «temps modernes» achève de devenir inhahitable, c'est-à-dire, au fond, quand vient le Tiqqun. Alors, l'Exil du monde est plus objectif que la constante de gravitation universelle 2 2 -11 fixée à 6,67259x10 N.m. kg 23 Tiqqun «Chacun est à soi-même le plus étranger» - On a disposé, entre nous et nous-mêmes, un voile qui nous écarte de la vie et la rend impossible. Il en va identiquement du monde, dont quelque chose nous sépare, et nous barre l'accès. Quoique nous fassions, nous sommes projetés en marge de tout. Voilà l'essentiel. Il n'est plus temps de faire de la littérature avec les diverses combinaisons du désastre. Jusqu'ici, on a trop écrit et pas assez pensé, au sujet du Bloom.


Approche du Bloom - Pour l'entendement, le Bloom peut être défini comme ce qui. en chaque homme, demeure en dehors de la Publicité, et qui constitue donc aussi bien la forme d'existence commune des hommes singuliers dans le Spectacle, qui est le retrait accompli de la Publicité. En Ce sens, le Bloom n'est d'abord qu'une hypothèse, mais c'est une hypothèse qui est devenue vraie: la «modernité» l'a réalisée; une inversion du rapport générique s'y est effectivement produite. L'être communautaire qui, dans les sociétés traditionnelles, s'affirmait en outre comme homme privé, comme homme singulier est devenu pour lui-même un homme privé qui s'affirme en outre comme être communautaire, comme être social. La république bourgeoise peut se flatter d'avoir donné la première traduction historique d'envergure, et tout compte fait le modèle, de cette aberration remarquable. En elle, de manière inédite, l'existence de l'homme en tant qu'individu vivant se trouve formellement séparée de son existence en tant que membre de la communauté. Tandis que d'un côté, celui-ci n'est admis à participer aux affaires publiques qu'abstrait de toute qualité et de tout contenu propres, en tant que «citoyen», de l'autre, et comme une conséquence nécessaire du premier mouvement, «c'est justement là où, à ses propres yeux comme aux yeux des autres, il passe pour un individu réel, qu'il est une figure sans vérité» (Marx, La question juive), car privée de Publicité. L'ère bourgeoise classique a ainsi posé les principes dont l'application a fait de l'homme ce que nous savons: l'agrégation d'un néant double, celui du «consommateur», cet intouchable, et celui du «citoyen» - quoi de plus ridicule, en effet, que cette abstraction statistique de l'impuissance que l'on persiste à nommer «citoyen»? -. Mais celle-ci ne correspond qu'à la phase finale de la longue gestation du Bloom, où il n'est pas encore connu comme tel. Et pour cause, il fallut rien moins que l'effondrement, selon le concept, de la totalité des institutions bourgeoises et une première guerre mondiale pour l'accoucher. C'est donc seulement avec l'avènement du Spectacle, et la rentrée dans l'effectivité de la métaphysique marchande qui lui correspond, que l'inversion du rapport générique prend une signification concrète, en s'étendant à l'ensemble de l'existence. Le Bloom désigne alors le mouvement également double par lequel, à mesure que se perfectionne l'aliénation de la Publicité et que l'apparence s'autonomise de tout monde vécu, chaque homme voit l'ensemble de ses déterminations sociales, c'est-à-dire son identité, lui devenir étrangères, lors même que ce qui en lui excède toute objectivation sociale, sa pure singularité nue et irréductible, se détache comme le centre vide d'où désormais procède son être tout entier. D'autant plus la socialisation de la société projette l'intimité sous toutes ses formes dans la Publicité, d'autant plus ce qui reste en dehors d'elle, la part maudite de l'innommable, s'affirme comme le tout de l'humain. La figure du Bloom révèle cette condition d'exil des hommes et de leur monde commun dans l'irreprésentable comme la situation de marginalité existentielle qui leur échoit dans le Spectacle. Mais par-dessus tout, elle manifeste l'absolue singularité de chaque atome social comme l'absolument quelconque, et sa pure différence comme un pur néant. Assurément, le Bloom n'est, ainsi que le répète inlassablement le Spectacle, positivement rien. Seulement, sur le sens de ce «rien», les interprétations divergent. L 'hôte le plus inquiétant - Parce qu'il est le vide de toute détermination substantielle, le Bloom est bien en l'homme l'hôte le plus inquiétant, celui qui de simple convive est passé maître de maison. Les pleutres peuvent se blottir derrière leurs habituelles simagrées: il ne sera donné à personne de simplement l'écarter au motif que sa figure sans visage nous entraînerait trop avant vers l'épicentre du désastre, - CAR LE DESASTRE EST L'ISSUE DU DESASTRE. Certes, le Bloom n'est rien, étant sans Publicité et donc sans vérité; mais ce rien renferme une pure puissance d'être: qu'il ne puisse se manifester comme tel au sein du Spectacle n'altère en rien le débor24 Théorie du Bloom dement fondamental de l'état d'explicitation publique par ce qui en chacun reste irréductible à la somme de ses manifestations. Le Bloom signifie qu'un abîme s'est creusé, et qu'il ne tient qu'à une certaine audace qu'il soit celui où tout finit, ou celui d'où tout commence. Mais déjà, les signes s'amoncellent qui inclinent à penser que le premier homme est le fils du dernier. La totalité sociale aliénée, qui a si complètement dépossédé le Bloom de tout contenu propre, l'a de ce fait placé vis-à-vis de son être dans le même rapport qu'à un vêtement, lui interdisant d'oublier jamais qu'il n'est pas lui-même, mais un objet extérieur qui ne se confond avec lui que, justement, vu de l'extérieur. Quoi qu'il entreprenne pour s'acheter une substantialité, celle-ci lui demeure toujours quelque chose de contingent et d' inessentiel, eu égard au mode de dévoilement dominant. Le Bloom nomme donc la nudité nouvelle et sans âge, la nudité proprement humaine qui disparaît sous chaque attribut et pourtant le porte, qui précède toute forme et la rend possible. Le Bloom est le néant masqué. C'est pourquoi il serait absurde de célébrer son apparition dans l'histoire comme la naissance d'un type humain particulier: l'homme sans qualité n'est pas une certaine qualité d'homme, mais au contraire l'homme en tant qu 'homme. Le défaut d'identité propre, l'abstraction de tout milieu substantiel, l'absence de détermination «naturelle», loin de l'assigner à une quelconque particularité, le désignent comme la réalisation de l'essence humaine générique, qui est précisément privation d'essence, pure exposition et pure disponibilité. Sujet sans subjectivité, personne sans personnalité, individu sans individualité, le Bloom fait exploser à son simple contact


toutes les vieilles chimères de la métaphysique traditionnelle, toute la quincaillerie figée du moi transcendantal et de l'unité synthétique de l'aperception. Quoi que l'on dise de cet hôte étrange qui nous habite et que nous sommes fatalement, on atteint à l'Etre. Là, tout s'évanouit. Le Bloom e(s)t son monde - Le Bloom a d'abord le sens d'une situation existentielle, d'un mode d'être et de sentir, ce qu'il faut entendre à la façon éminemment peu subjective où l'on peut dire que les hommes de Kafka sont la même chose que le monde de Kafka. Avec le Bloom, nous sommes en présence d'une figure, d'une puissance métaphysique d' indistinction qui s'exerce sur la totalité de l'existant et en informe la matière. Car «celui qui n'est rien, dehors non plus ne rencontre plus rien» (Bloch, L'esprit de l'utopie), non que toutes choses se soient miraculeusement évanouies, mais parce qu'il n'y a pour lui, tout simplement, plus de dehors. Le Bloom a passé ce point d'étrangeté à soi où toute distinction entre son moi et le contexte immédiat qui le contient devient incertaine. Son regard est celui d'un homme qui ne reconnaît pas. Tout flue sous son effet et se perd dans le flottement sans conséquence des rapports objectifs, où «la vie s'éprouve négativement, dans l'indifférence, l'impersonnalité, le manque de qualité» (Cometti, Robert Musil). Le Bloom vit dans une suspension infinie, telle, même, que ses propres émotions ne lui appartiennent pas. C'est pour cette raison qu'il est aussi l'homme que rien ne peut plus défendre de la trivialité du monde. Livré à une finitude sans borne, exposé sur toute la surface de son être, il n'a pu trouver de refuge que dans un murmure, mais dans un murmure qui va. Son errance l'emporte du Même au Même sur les sentiers de l' Identique, car où qu'il aille, il porte en lui le désert dont il est l'ermite. Et s'il peut jurer être «l'univers entier», comme Agrippa de Nettesheim, ou plus ingénument «toutes les choses, tous les hommes et tous les animaux», comme Cravan, c'est qu'il ne voit en tout que le rien qu'il est lui-même si pleinement. Mais ce néant-là est l'absolument réel devant quoi tout ce qui existe devient fantomatique. AIs ob - L'abolition du moi signifie aussi bien l'abolition du réel tel qu'il s'ordonnait jusque-là, mais peut-être parlerait-on plus justement, dans l'un et l'autre cas, de suspension. De même que toute éthicité harmonieuse qui pourrait donner de la consistance à l'illusion d'un moi "authentique" fait désormais défaut. de même tout ce qui pourrait faire croire à l'univocité de la vie, ou à la formelle positivité du monde s'est dissipé. Ainsi, quelles que soient les prétentions du Bloom à être un homme «pratique», son «sens du réel» n'est qu'une modalité bornée de ce «sens du possible qui est la faculté de penser tout ce qui pourrait être «aussi bien», et de ne pas accorder plus d'importance à tout ce qui est qu'à ce qui n'est pas» (Musil, L'homme sans qualités). Le Bloom dit: «Tout ce que je fais et pense n'est que Spécimen de mon possible. L'homme est plus général que sa vie et ses actes. Il est comme prévu pour plus d'éventualités qu'il n'en peut connaître. M. Teste dit: Mon possible ne m'abandonne jamais» (Valéry, Monsieur Teste). Toutes les situations où il se trouve engagé portent dans leur équivalence le sceau infiniment répété d'un irrévocable «comme si». «Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité, clown» (Michaux, Clown), le Bloom est comme s'il n'était pas, vit comme s'il ne vivait pas, conçoit le monde comme s'il ne se trouvait pas luimême en un certain point de l'espace et du temps, et juge de tout comme si ce n'était pas lui-même qui parlait. Chose parmi les choses, le Bloom se tient pourtant hors de tout, dans un abandon identique à celui de son univers. Il est seul en toute compagnie, et nu en toutes circonstances, C'est là qu'il repose, dans l'ignorance fatiguée de soi, de ses désirs et du monde, où sa vie égrène jour après jour le chapelet de son absence, Le Bloom a désappris la joie comme il a désappris la souffrance. Tout est usé, chez lui, même le malheur. Il ne croit pas que la vie soit digne d'être vécue, mais que se suicider n'en vaut pas la peine. Il n'a l'appui ni du doute ni de la certitude. Un certain sens de l'inutilité théâtrale de tout a fait de lui le spectateur de tout, y compris de lui-même. Dans l'éternel dimanche de son existence, l'intérêt du Bloom demeure à jamais vide d'objet, et c'est pourquoi il est lui-même l'homme sans intérêt, «au sens où il n'a pas d'importance à ses propres yeux. Ici, le sentiment de pouvoir être sacrifié n'est plus une expression d'idéalisme individuel, mais un phénomène de masse.» (Hannah Arendt, Le système totalitaire). Assurément, l'homme est quelque chose qui a été dépassé. Tous ceux qui aimaient leurs vertus ont péri - par elles. 25 Tiqqun - Parvenu à ce point, tout esprit sain en aura conclu à l'impossibilité constitutive d'une quelconque «théorie du Bloom. et passera, comme de juste, son chemin. Les plus malins se fendront d'un paralogisme de l'espèce «le Bloom n'est rien, or il n'y a rien à dire du rien, donc il n'y a rien à dire du Bloom, CQFD», et regretteront certainement d'avoir un instant quitté leur captivante «analyse scientifique du champ intellectuel français ». Pour ceux qui, en dépit de l'évidente absurdité de notre propos, liront plus avant, il ne faudra à aucun moment perdre de vue le caractère nécessairement vacillant de tout discours sur le Bloom. Traiter de la positivité humaine du pur néant ne laisse d'autre choix que d'exposer comme qualité le plus parfait défaut de qualité, comme substance l'insubstantialité la plus radicale. Un tel discours, s'il ne veut pas trahir son objet, devra le faire émerger pour, l'instant d'après, le laisser disparaître à nouveau, et sic in infinitum. Petite chronique du désastre - Bien qu'il soit la possibilité fondamentale que l'homme contient de toute éternité, la


possibilité de la possibilité, et que chacun de ses aspects séparés ait été, pour cette raison, décrit par maints lettrés et mystiques au cours des siècles, le Bloom n'apparaît comme figure dominante au sein du processus historique qu'au moment de l'achèvement de la métaphysique, dans le Spectacle. Là, son règne ignore tout partage. A tel point qu'il est, depuis plus d'un siècle, c'est-à-dire depuis l'irradiation symboliste, le héros quasi-exclusif de toute la littérature, du Sengle de Jarry au Plume de Michaux, de Pessoa lui-même à l'homme sans qualités, de Bartleby à Kafka, en oubliant bien sûr L'étranger-de-Camus, que nous laissons aux bacheliers. Bien qu'il ait été entrevu plus précocement par le jeune Lukàcs, ce n'est qu'en 1927, avec le traité Etre et Temps, qu'il devient à proprement parler, sous la défroque transparente du Dasein, le non-sujet central de la philosophie - on est d'ailleurs fondé à voir dans l'existentialisme français vulgaire, qui s'imposa plus tard et plus profondément que sa courte vogue ne le laissa deviner, la première pensée à l'usage exclusif des Bloom -. Tout comme le Spectacle, dont il est l'enfant, le Bloom a été de nombreuses fois pressenti par les esprits les plus lucides de leur temps, et ce tout au long de l'essor du capitalisme. Ses traits les plus saillants ont été dépeints avec force, précision et récurrence, bien avant qu'il n'apparaisse. Ainsi, la solitude dans la foule, le sentiment d'une irréparable indétermination ou l'indifférence avec laquelle peuvent s'échanger en lui tous les contenus vécus ne sont rien qui lui appartienne en propre. Seule lui appartient en propre l'articulation unitaire de ces différents traits dans leur rapport interne au mode de dévoilement marchand. La naissance du Bloom suppose la naissance d'un monde, le monde du Spectacle, où la métaphysique qui anéantit toute différence qualitative dans l'identité de la valeur, qui abstrait chaque manifestation de la vie de l'ensemble dont elle tient son rang et son sens, et qui ne voit finalement en chaque homme qu'une répétition du type générique, passe dans l'effectivité. Si le moment de son enfantement aura été aussi retentissant que ses orages d'acier, l'enfantement, lui, aura été quelque chose d'aussi ténu que le fait de se joindre au flux de la foule, et dont Valéry rend précisément le caractère de basculement: «j'éprouvais avec un amer et bizarre plaisir la simplicité de notre condition statistique. La quantité des individus absorbait toute ma singularité, et je me devenais indistinct et indiscernable» Alors rien n'est changé, du moins dans le détail, et pourtant rien n'est plus pareil. Déracinement - Chaque développement de la société marchande exige la destruction d'une certaine forme d'immédiateté, la séparation lucrative en un rapport de ce qui était uni. C'est cette scission que la marchandise vient par la suite investir, qu'elle médiatise et met à profit, précisant jour après jour l'utopie d'un monde où chaque homme serait, en toutes choses, exposé au seul marché. Marx a su admirablement décrire les premières phases de ce processus, quoique du seul point de vue prudhommesque de l'économie: «La dissolution de tous les produits et de toutes les activités en valeur d'échange, écrit-il dans les Gründrisse, suppose la décomposition de tous les rapports de dépendance personnels figés (historiques) au sein de la production, de même que la sujétion universelle des producteurs les uns par rapport aux autres [...] La dépendance universelle des individus indifférents les uns aux autres constitue leur lien social. Ce lien social s'exprime dans la valeur d'échange». Il est parfaitement absurde de tenir le ravage persistant de tout attachement historique comme de toute communauté organique pour un vice conjoncturel de la société marchande, qu'il tiendrait au bon vouloir des hommes d'aménager. Le déracinement de toutes choses, la séparation en fragments stériles de chaque totalité vivante et l'autonomisation de ceux-ci au sein du circuit de la valeur sont l'essence même de la marchandise, l'alpha et l'oméga de son mouvement. Le caractère hautement contagieux de cette logique autonome prend, chez les hommes, la forme d'une véritable «maladie du déracinement» qui veut que les déracinés «se jettent dans une ___________________________________________________________ TROP TARD! «La distraction sous toutes ses formes deviendra absolument vitale pour maintenir l'ordre social.» (Le Monde, mardi 28 avril 1998) 26 Théorie du Bloom activité tendant toujours à déraciner, souvent par les méthodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas encore ou ne le sont qu'en partie ... Qui est déraciné déracine» (Simone Weil, L'enracinement). Il revient à notre époque le prestige douteux d'avoir porté à son comble la fébrilité proliférante et multitudinaire du «caractère destructeur». Somewhere out of the world - Le Bloom apparaît inséparablement comme produit et cause de la liquidation de tout ethos substantiel, sous l'effet de l'irruption de la marchandise dans l'ensemble des rapports humains. Il est donc luimême l'homme sans substantialité, l'homme devenu réellement abstrait, pour avoir été effectivement coupé de tout milieu, puis jeté dans le monde. Le Bloom est aussi éloigné de l'histoire que de la nature, en ce sens qu'il ne se laisse appréhender dans les termes de l'une ou l'autre de ces catégories. Aussi le connaissons-nous comme cet être indifférencié «qui ne se sent chez lui nulle part», comme cette monade qui n'est d'aucune communauté dans un «monde qui n'enfante que des atomes» (Hegel). Il est aussi le bourgeois sans bourgeoisie, le prolétaire sans prolétariat, le petit-bourgeois orphelin de la petite bourgeoisie. Tout comme l'individu résultait de la décomposition


de la communauté, le Bloom résulte de la décomposition de l'individu, ou pour être plus net de la fiction de l'individu. Mais on se méprendrait sur la radicalité humaine qu'il figure en se le représentant sous l'espèce traditionnelle du «déraciné». En effet, la souffrance à laquelle expose désormais tout attachement véritable a pris des proportions si excessives que nul ne peut plus même se permettre la nostalgie d'une origine. Cela aussi, il a fallu, pour survivre, le tuer en soi. Aussi le Bloom est-il plutôt l'homme sans racine, l'homme qui a pris le sentiment d'être chez soi dans l'exil, qui s'est enraciné dans l'absence de lieu, et pour lequel le déracinement n'évoque plus le bannissement, mais au contraire la mère-patrie. Ce n'est pas le monde qu'il a perdu, mais le goût du monde qu'il a dû laisser derrière lui. La perte de l'expérience - En tant que réalité positive, en tant que mode d'être et de sentir déterminé, le Bloom se rattache à l'extrême abstraction des conditions d'existence que façonne le Spectacle. La concrétion la plus démente en même temps que la plus caractéristique de l'ethos spectaculaire demeure, à l'échelle planétaire, la métropole. Que le Bloom soit essentiellement l'homme de la métropole n'implique nullement qu'il soit possible, par naissance ou par choix, de se soustraire à cette condition, car la métropole elle-même n'a pas de dehors: les territoires que son extension métastatique n'occupe pas sont encore polarisés par elle, c'est-à-dire qu'ils sont déterminés dans tous leurs aspects par son absence. Le trait dominant de l'ethos spectaculaire-métropolitain est la perte de l'expérience, dont la formation de la catégorie même de l'«expérience» au sens restreint où l'on «a des expériences» (sexuelles, sportives, professionnelles, artistiques, sentimentales, ludiques, etc.), est certainement le symptôme le plus éloquent. Tout, dans le Bloom, découle de cette perte, ou en est synonyme. Au sein du Spectacle, comme de la métropole, les hommes ne font jamais l'expérience des événements concrets, mais seulement des conventions, des règles, d'une seconde nature entièrement symbolisée, entièrement construite. Il règne là une scission radicale entre l' insignifiance de la vie quotidienne, dite «privée», où il ne se passe rien, et la transcendance d'une histoire congelée dans une sphère dite «publique», à laquelle nul n'a accès. En d'autres termes, ce qui est représenté n'est jamais vécu, tandis que ce qui est vécu n'est jamais représenté. Là où règne l'aliénation de la Publicité, là où les hommes ne peuvent plus se reconnaître les uns les autres comme participant à l'édification d'un monde commun, là règne aussi le Bloom. En lui, les profondeurs du désastre manifestent à quel point la perte de l'expérience et la perte de la communauté sont une seule chose, vue sous des angles différents. Mais tout cela relève de plus en plus nettement de l'histoire passée. La séparation entre les formes sans vie du Spectacle et la «vie sans forme» du Bloom, avec son ennui monochrome et sa silencieuse soif de néant, cède en de nombreux points la place à l' indistinction. La perte de l'expérience a enfin atteint le degré de généralité où elle peut à son tour être interprétée comme expérience fondamentale, comme expérience de l'expérience en tant que telle, comme disposition nette à la Métaphysique Critique. Les métropoles de la séparation - Les métropoles se distinguent de toutes les autres grandes formations humaines par ceci d'abord que la plus grande proximité, voire la plus grande promiscuité, y coïncide avec la plus grande étrangeté. Jamais les hommes n'ont été réunis en si grand nombre, mais jamais aussi ils ne furent à ce point séparés. La grande ville est la patrie d'élection de la rivalité mimétique qui, par un de ces renversements propres au mode de dévoilement marchand, commande aux frères de se haïr à proportion de leur fraternité. Le «fétichisme de la petite différence» est la tragi-comédie de la séparation: plus les hommes sont isolés, plus ils se ressemblent, plus ils se ressemblent, plus ils se détestent, plus ils se détestent plus ils s'isolent. A l'instar du Bloom, la métropole matérialise, en même temps que la perte intégrale de la communauté, l'infinie possibilité de son regain. Il suffit pour cela que les hommes reconnaissent leur commun exil. Une généalogie de la conscience du Bloom - Bartleby est un employé de bureau. La diffusion, inhérente au Spectacle, d'un travail intellectuel de masse dans lequel la maîtrise d'un ensemble de connaissances purement conventionnelles vaut comme compétence exclusive, entretient un rapport évident avec la forme de conscience propre au Bloom. Et ce d'autant plus qu'en dehors des situa27 Tiqqun tions où le savoir abstrait prédomine sur tous les milieux vitaux, hors donc du sommeil organisé d'un monde entièrement produit comme signe, l'expérience du Bloom n'atteint jamais à la forme d'un continuum vécu qu'il pourrait s'ajouter, mais revêt plutôt l'aspect d'une série de chocs inassimilables et de fragments d'inintelligibilité. De là qu'il ait dû se créer «un organe de protection contre le déracinement dont le menacent les courants et les discordances de son milieu extérieur: au lieu de réagir avec sa sensibilité à ce déracinement, il réagit essentiellement avec l'intellect, auquel l'intensification de la conscience que la même cause produisait, assure la prépondérance psychique. Ainsi la réaction à ces phénomènes est enfouie dans l'organe psychique le moins sensible, dans celui qui s'écarte le plus des profondeurs de la personnalité.» (Simmel). Le Bloom ne peut donc prendre part au monde de façon intérieure. Il n 'y entre jamais que dans l'exception de lui-même. C'est pourquoi il présente une si singulière disposition à la distraction, au déjà-vu, au cliché, et surtout une atrophie de la mémoire qui le confine dans un éternel


présent; et c'est pourquoi il est si exclusivement sensible à la musique, qui seule peut lui offrir des sensations abstraites. Tout ce que le Bloom vit, fait, et ressent lui demeure quelque chose d'extérieur. Et quand il meurt, il meurt comme un enfant, comme quelqu'un qui n'a rien appris. Le Bloom signifie d'abord que le rapport de consommation s'est étendu à la totalité de l'existence, comme à la totalité de l'existant. Dans son cas, la propagande marchande a si radicalement triomphé qu'il conçoit effectivement son monde non comme le fruit d'une longue histoire, mais comme le primitif conçoit la forêt: comme son milieu naturel. Bien des choses s'éclairent sur son compte à qui le considère sous cet angle. Car le Bloom est bien un primitif, mais un primitif abstrait. Qu'il nous suffise de résumer en une formule l'état provisoire de la question: le Bloom est l'éternelle adolescence de l'humanité. La relève du type du Travailleur par la figure du Bloom - Les mutations récentes des modes de production au sein du capitalisme tardif ont grandement oeuvré dans le sens de l'avènement du Bloom. La période du salariat classique, qui s'achève au seuil des années 70, y avait elle-même déjà apporté une fière contribution. Le travail salarié statutaire et hiérarchique s'y était en effet lentement substitué à la totalité des autres formes d'appartenance sociale, en particulier à tous les modes de vie organiques traditionnels. C'est aussi là que la dissociation de l'homme vivant et de son être-social s'est amorcée: tout pouvoir n'y étant déjà plus que fonctionnel, c'est-à-dire délégué de l'anonymat, chaque «Je» qui tâchait de s'affirmer n'y affirmait donc jamais que cet anonymat-là. Mais bien qu'il n'y ait eu, dans le salariat classique, de pouvoir que privé de sujet et de sujet que privé de pouvoir, la possibilité demeurait, par le fait d'une relative stabilité des emplois, et d'une certaine rigidité des hiérarchies, de mobiliser la totalité subjective d'un grand nombre d'individus, il est vrai peu dotés en matière de subjectivité. A partir des années 70, la garantie relative de stabilité dans l'emploi, qui avait permis à la société marchande de s'imposer face à une formation sociale dont cette garantie de stabilité constituait justement la principale vertu, perd, avec l'anéantissement de l'adversaire traditionnel, toute nécessité. II s'engage alors un processus de flexibilisation de la production, de précarisation des exploités dans lequel nous nous trouvons encore, et qui n'a pas atteint, à ce jour, ses dernières limites. Voilà bientôt trois décennies que le monde industrialisé est entré dans une phase d'involution autotomique où il en vient à démanteler lui-même, pas à pas, le salariat classique, et à se propulser à partir de ce démantèlement. Nous assistons depuis lors à l'abolition de la société salariale sur le terrain même de la société salariale, c'est-à-dire au sein des rapports de domination qu'e1le commande. Là, «le travail a cessé de faire fonction de puissant substitut à un tissu éthique objectif, il ne tient plus la place des formes traditionnelles d'éthicité, par ailleurs vidées et dissoutes depuis longtemps.» (Paulo Virno, Opportunisme, cynisme et terreur.). Tous les écrans intermédiaires entre l'individu isolé, propriétaire de sa seule «force de travail», et le marché où il doit la vendre ont été liquidés jusqu'à ce que, finalement, chacun se tienne dans un parfait isolement en face de l'écrasante totalité sociale autonome. Rien, dès lors, ne peut empêcher les formes de production dites «post-fordistes», de se généraliser et avec elles la précarité, la flexibilité, le flux tendu, le «management par projet», la mobilité, etc. Or une telle organisation du travail, dont l'effica28

[Le monde de la marchandise autoritaire photo]

Théorie du bloom cité repose sur l'inconstance, l'«autonomie» et l'opportunisme des producteurs, a le mérite de rendre impossible toute identification de l'homme avec sa fonction sociale, soit, en d'autres termes, d'être hautement génératrice de Bloom. Née du constat de l'hostilité générale à l'égard du travail salarié qui s'est manifestée après 68 dans tous les pays industrialisés, elle s'est choisie cette hostilité même pour fondement. Ainsi. tandis que ses marchandises-phares - les marchandises culturelles - naissent d'une activité étrangère au cadre borné du salariat, son optimalité totale repose sur la ruse de chacun, c'est-à-dire sur l'indifférence, voire la répulsion, les hommes éprouvent à l'égard de leur activité l'utopie présente du capital est celle d'une société où la totalité de la plus-value proviendrait d'un phénomène de «débrouille» généralisé -. Comme on le voit, c'est l'aliénation du travail elle-même qui a été mise au travail. Dans ce contexte s'esquisse une marginalité de masse, où l'«exclusion» n'est pas, comme on voudrait le laisser entendre, le déclassement conjoncturel d'une certaine fraction de la population, mais le rapport fondamental que chacun entretient avec sa participation à la vie sociale, et d'abord le producteur avec sa propre production. «Le travail a ici cessé d'être confondu avec l'individu comme détermination dans une particularité»(Marx), il n'est plus perçu par les Bloom que comme une forme contingente de l'oppression sociale générale. Le chômage n'est que la concrétion visible de l'étrangeté essentielle de chacun à sa propre existence, dans le monde de la marchandise autoritaire. Le Bloom apparaît donc aussi comme le produit de la décomposition quantitative et qualitative de la société salariale. Il est le type humain qui correspond aux modalités de production d'une société devenue définitivement asociale, et à laquelle nul d'entre ses membres ne se sent lié en aucune façon. Le sort qui lui est fait de devoir s'adapter sans trêve à un monde en constant bouleversement est aussi l'apprentissage de son exil en ce monde, auquel il doit pourtant faire mine de participer, faute pour quiconque de pouvoir y participer véritablement. Mais, au-delà de tous ses mensonges contraints, il se découvre peu à peu comme l'homme de la non-participation, comme la créature de la non-


appartenance. A mesure que se consume la crise de la société industrielle, la figure livide du Bloom perce sous l'ampleur titanesque du Travailleur. Le monde de la marchandise autoritaire («C'est à coups de fouet que l'on mène le bétail au pâturage», Héraclite) - Il y a pour la domination, à proportion de l'autonomie que les hommes acquièrent au regard de leur rôle dans la production, une nécessité absolue de nouvelles réquisitions, de nouveaux assujettissements. Maintenir la médiation centrale de tout par la marchandise exige la mise sous tutelle de pans toujours plus larges de l'être humain. Dans cette perspective, il faut observer avec quelle extrême diligence le Spectacle a déchargé le Bloom du pesant devoir d'être, avec quelle prompte sollicitude il a pris à sa charge son éducation aussi bien que la définition de la panoplie complète des «personnalités» conformes, enfin comme il a su étendre sa mainmise à la totalité du dicible, du langage et des codes d'après lesquels se construisent toutes les apparences et toutes les identités. Avec le Biopouvoir, il a même mis sous la dépendance de sa sémiocratie la «vie biologique» des hommes, ou tout du moins de tous ceux qui «tiennent à leur santé» comme on a pu, par le passé, poursuivre le salut - Il faut admettre à ce sujet que la subjectivité défaillante du Bloom ne laissait guère à la domination d'autre recours que d'appliquer sa force de contrainte à même le corps, seul objet tangible qui ne se soit pas absolument dérobé à sa prise -. Mais le monde de la marchandise autoritaire est avant tout celui où l'on a disposé des mécanismes de contrôle des comportements tels que l'on n'a qu'à y maîtriser l'agencement de l'espace public, la disposition du décor et l'organisation matérielle des infrastructures pour s'assurer du maintien de l'ordre, et ce par la seule puissance de coercition que la masse anonyme exerce sur chacun de ses éléments, afin qu'il respecte les normes abstraites en vigueur Il suffit de sortir dans une rue de centre-ville, ou de circuler dans un couloir de métro pour comprendre qu'il n'y a pas de dispositif de surveillance plus opérant et plus invisible que cette objectivation vivante de l'état d'explicitation publique aliéné que figure la masse, à qui il n'importe aucunement que ses membres, en fin de compte, la rejettent ou l'agréent, pourvu qu'extérieurement ils se soumettent. Essayez donc de parler de métaphysique avec un ami, aux heures de pointes, dans une rame bondée de la ligne 1 La Défense-Porte de [Le monde de la marchandise autoritaire photo]

29 Tiqqun Vincennes! Le monde de la marchandise autoritaire est le lieu de cette Terreur grise qui règne désormais sur la totalité du monde commun des hommes, sur toute l'étendue de ce qui subsiste encore du domaine public. Mais rien n'y fait, le Bloom, contre lequel on a déployé tout ce pesant arsenal, demeure désespérément inaccessible à la domination. Et elle le hait pour cela, car il est en chacun le sanctuaire intérieur, la part opaque, le vide central et inassignable auquel elle ne peut atteindre. Il découle de cela une course de vitesse entre le Bloom et la domination qui explique aussi bien le caractère dynamique de celle-ci que l'accélération du temps universel. A cette accélération, il ne peut y avoir de terme, hors du Tiqqun lui-même. En effet, plus la vie du Bloom s'emballe en un mouvement autonome et tyrannique, plus sa participation au métabolisme social général se fait impérative, plus il se mue en un simple prédicat de sa propre force de travail et de consommation, plus il se trouve arraisonné par le processus de Mobilisation Totale, plus s'approfondit le creux qui contient cet arraisonnement, et qui n'est autre que le Bloom. La mauvaise substantialité («La vraie nature étant perdue, tout devient nature», Pascal). - Quelqu'infatigables que soient ses efforts pour le refouler et l'oublier, l'«homme moderne» est sis sur un pur néant, et le Bloom est sa vérité. Mais le reconnaitre implique de façon si parfaitement immédiate la ruine de l'ensemble de celle société et l'anéantissement de l'arrière-monde qu'elle persiste à donner pour la «réalité», qu'il n'est rien dont on ne soit capable pour se mettre à l'abri de cette évidence. Est-il seulement possible d'imaginer à quelles conséquences tirerait le renoncement à des notions aussi navrantes et périmées que celles d'individu, d'unité du moi ou d'intérêt? Tout se passe comme si l'enfer mimétique où nous étouffons était jugé unanimement préférable à l'austère nudité du Bloom. Il ya donc une fatalité dans l'emballement fébrile de la production industrielle de personnalités en kit, d'identités jetables et autres subjectivités hystériques. Plutôt que de considérer le néant qui leur tient lieu d'être, les hommes, dans leur grand nombre, reculent devant le vertige d'une absence totale d'identité, d'une indétermination radicale, et donc, au fond, devant le gouffre de la liberté. Ils préfèrent encore s'engloutir dans la mauvaise substantialité, vers laquelle, il est vrai, tout les pousse. Il faut alors s'attendre à ce qu'ils se découvrent, au détour d'une dépression inégalement larvée, telle ou telle racine enterrée, telle ou telle appartenance naturelle, telle ou telle incombustible singularité. Français, exclu, artiste, homosexuel, breton, citoyen, raciste, musulman, bouddhiste ou chômeur, tout est bon qui permet de beugler sur un mode ou sur un autre, les yeux papillotant d'émotion, un miraculeux «JE SUIS ...». N'importe quelle particularité vide et consommable, n'importe quel rôle social fera donc l'affaire, puisqu'il s'agit seulement de conjurer son propre néant. Et comme toute vie organique fait défaut à ces formes pré-màchées, elles ne tardent jamais à rentrer sagement dans le système général d'échange et d'équivalence marchand, qui les médiatise et


les pilote. La mauvaise substantialité signifie donc que l'on a placé toute sa substance en consigne dans le Spectacle, et que celui-ci fait fonction d'ethos universel à la communauté céleste des spectateurs. Mais une ruse cruelle veut que cela ne fasse finalement qu'accélérer encore le processus d'effritement des formes d'existence substantielles. Sous la valse des identités mortes dont se prévaut successivement l'homme de la mauvaise substantialité s'étire inexorablement son abîme intérieur. Ce qui devrait masquer un défaut d'individualité non seulement y échoue, mais vient accroître encore un peu plus la labilité de ce qui pouvait en subsister. Le Bloom triomphe d'abord dans ceux qui le fuient. Poisson soluble - Bien qu'elle apparaisse comme la positivité même, et pour imposant que semble son empire, la mauvaise substantialité ne cesse à aucun moment de n'être rien. Elle est sans réalité propre et ne dispose pas des moyens de se produire elle-même. Tout comme la formation sociale qui la produit, la pseudo-identité du Bloom est sans fondement. Il n'est pas en son sein jusqu'à la famille, institution apparemment substantielle, qui ne fonctionne comme un relais diffracté des normes spectaculaires. Rien n'y a en soi sa raison. Une fois suspendues ses conditions inorganiques d'existence, l'identité factice ne peut plus retrouver le chemin vers elle-même, vers ce que, dans un mauvais rêve, elle croyait être, et dont maintenant elle se réveille; car elle n'était précisément rien au-delà de ces frêles conditions d'existence. La mauvaise substantialité figure donc elle-même l'absolue insubstantialité. La Terreur de la dénomination - Il est vain de prétendre, au sein du Spectacle, à la substantialité. Rien n'est, en fin de compte, moins authentique ni plus suspect que le concept d'«authenticitè», qui constitue depuis longtemps l'arme favorite de la Terreur de la dénomination qu'exerce le Spectacle, et par quoi celui-ci vide méthodiquement de leur contenu toutes les formes de vie substantielles qui viennent à se manifester en un quelconque point de l'espace social émergé. Il suffit pour cela qu'il leur fasse la charité d'un nom, qu'il leur distribue un rôle, qu'il les inclue dans le réseau de signes dont il quadrille la réalité. En imposant ainsi à chaque particularité vivante de se considérer comme particulière, c'est-à-dire d'un point de vue formel et extérieur à elle-même, le Spectacle la déchire de l'intérieur, il introduit en elle une inégalité, une différence. Il impose à la conscience de soi de se prendre elle-même pour objet, de se réifier, de s'appréhender soi-même comme un autre. Celle-ci se trouve par là entraînée dans une fuite sans trêve, dans une scission perpétuelle qu'aiguillonne l'impératif, pour qui refuse de se laisser gagner à une paix mortelle, rie se détacher de toute substance. En appliquant à toutes les manifestations de la vie son inlassable travail de dénomination, et par là d'inquiète réflexivité, le Spectacle arrache à jet continu le monde à son immédiateté. En d'autres termes, il produit le Bloom, et le reproduit. La caillera qui se connaît comme caillera n'est déjà plus une caillera, elle est un Bloom qui joue à la caillera, qu'elle en ait conscience ou non. Il nous est 30 Théorie du Bloom interdit, sous le présent régime des choses, de durablement nous identifier à aucun des contenus particuliers, mais seulement au mouvement de s'arracher à eux. Le Bloom est l'enfant de ce déchirement-là, le résultat toujours inachevé d'un infini processus de négation. Sua cuique persona - la question de savoir ce qui, dans la réalité présente, est masque et ce qui ne l'est pas n'a pas d'objet. Il est tout simplement grotesque de prétendre s'établir en deçà du Spectacle, en deçà d'un mode de dévoilement dans lequel toute chose se manifeste de telle façon que l'apparence y est devenue autonome de l'essence, c'est-à-dire comme masque. Son déguisement est en tant que déguisement la vérité du Bloom, c'est-à-dire qu'il n'y a rien derrière, ou plutôt, ce qui ouvre des horizons autrement plus désinvoltes, que derrière réside le Rien. Que le masque constitue la forme d'apparition générale dans l'universelle comédie à laquelle il n'est que les tartufes qui croient encore échapper, cela ne signifie pas qu'il n'y ait plus de vérité, mais que celle-ci est devenue quelque chose de subtil et de piquant. La figure du Bloom trouve son expression le plus haute en même temps que la plus méprisable dans le langage de la flatterie, et dans cette équivoque, il n'y a lieu de geindre ni de se réjouir, mais seulement de percer la voie du dépassement. «Ici le Soi voit sa certitude de soi, comme telle, être la chose la plus vide d'essence, il voit sa pure personnalité être l'absolue impersonnalité. L'esprit de sa gratitude est donc autant le sentiment de cette profonde abjection que celui de la plus profonde révolte. Puisque le pur Moi se voit lui-même à l'extérieur de soi et déchiré, dans ce déchirement tout ce qui a continuité et universalité, ce qu'on nomme loi, bien, droit, est désintégré du même coup et est allé au gouffre» (Hegel). Le règne du travestissement signale toujours l'achèvement d'un règne. On aurait donc tort de faire basculer le masque du côté de la domination, car celle-ci s'est de tout temps sentie menacée par la part de nuit, de sauvagerie et d'imprévisibilité qu'introduit l'irruption du masque. Ce qui est mauvais dans le Spectacle, c'est plutôt que les visages se soient pétrifiés jusqu'à devenir eux-mêmes semblables à des masques, et qu'une instance centrale se soit érigée en maître des métamorphoses. Les vivants sont ceux qui sauront se pénétrer des paroles du forcené qui proclamait, tremblant: «Heureux celui que l'écoeurement des visages vides et satisfaits décide à se couvrir lui-même du masque: il retrouvera le premier l'ivresse orageuse de tout


ce qui danse à mort sur la cataracte du temps.» (Bataille) [l'aliénation a ton visage photo ] «L'homme est l'indestructible qui peut être infiniment détruit. »- Il faut comprendre le Bloom à la lumière de cette phrase oblique de Blanchot, et du commentaire qu'en donne Giorgio Agamben. Bien évidemment, le Bloom représente, en tant qu' expression positive de l'extrême dépossession, le produit le plus exemplaire du Spectacle. Mais il est en même temps, en tant que pur néant intérieur, l'altérité irréductible devant quoi le Spectacle doit rendre les armes. La Terreur de la dénomination ne peut digérer le défaut de substance, pas plus qu'elle ne peut nier ce qui est déjà néant. De cette altérité, le Spectacle a tout à craindre, car elle est rien moins que l'altérité du fondement à ce qu'il fonde. «Cette nuit du monde, ce néant vide qui contient tout dans sa simplicité ahstraite, cette forme de la pure inquiétude»(Hegel), le Bloom, est l'indétermination fondamentale qui conditionne toutes 31 Tiqqun les déterminations possibles, l'inaccessible abîme intérieur sur quoi repose le règne de l'extériorité séparée. Le Bloom est en chacun le reste qui borne, porte et déborde le Spectacle, c'est-à-dire, en fait, tout ce qui reste de l'homme aussi bien que l'homme lui-même. Il faut mettre au crédit du nihilisme marchand d'avoir si méthodiquement ravagé ce qu'il trouvait de particularités finies, de substantialités locales sur son passage qu'il ne demeure dans le Bloom que ce qui est purement humain, que ce qui touche à l'essence, à l'Indestructible. Et «l'Indestructible est un; il est chaque homme entièrement et tous l'ont en commun. Il est l'inaltérable ciment qui lie les hommes à jamais» (Kafka). Où nous voulons en venir ~ C'est exclusivement de la considération de la figure du Bloom que dépend l'élucidation des possibilités que contient notre temps. Son irruption historique détermine pour la critique sociale la nécessité d'une complète refondation, dans la théorie comme dans la pratique. Toute analyse et toute action qui n'en tiendrait pas absolument compte se condamnerait à éterniser l'aliénation présente. Car le Bloom, n'étant pas une individualité, ne se laisse caractériser par rien de ce qu'il dit, fait ou manifeste. Chaque instant est pour lui un instant de décision. Il ne possède aucun attribut stable. Nulle habitude, aussi poussée qu'en soit la répétition, n'est susceptible de lui conférer de l'être. Rien n'adhère à lui et lui n'adhère à rien de ce qui semble sien, pas même à la société qui voudrait prendre appui sur lui. Pour acquérir quelques lumières sur ce temps, il faut considérer qu'il y a d'un côté la masse des Bloom et de l'autre, la masse des actes. Toute vérité en découle.

________________________________________________________________________ «Petit médecin de campagne qui s'ennuyait à soigner les «paysans bornés»de l'Allgau, Münch à confié avoir fait joué ses relatons pour être embauché en 1943 à l'institut d' hygiène d'Auschwitz «Les conditions de travail étaient idéales, un laboratoire avec un équipement excellent et une sélection de scientifiques de renommée internationale.» A Auschwitz, Münch avoue s'être senti comme un «roi»: «Vivre tranquillement à un endroit où des centaines de milliers d'êtres sont gazés, on s'y fait très vite. Ça ne ma pas pesé». Libération,Lundi 5 octobre 1998 ___________________________________________________________________________ «L'aliénation est aussi bien l'aliénation d'elle-même» (Hegel) - Historiquement, c'est dans la figure du Bloom que l'aliénation du Commun atteint son degré d'intensité maximal. Il n'est pas si aisé de se représenter à quel point l'existence de l'homme en tant qu'homme et son existence en tant qu'être social ont dû en apparence devenir étrangères l'une à l'autre pour qu'il lui soit possible de parler de.«lien social» c'est-à-dire de saisir son être-encommun comme quelque chose d'objectif, d'extérieur à lui et comme lui faisant face. C'est donc une véritable ligne de front qui passe au beau milieu du Bloom, et qui détermine son essentielle neutralité. Sans cela, on ne saurait s'expliquer que la domination le somme à présent de façon si brutale de choisir son camp, qu'elle le mette devant ce grossier dilemme: endosser de façon inconditionnelle n'importe quel rôle social, n'importe quelle servitude, ou crever de faim. C'est là un genre de mesures d'urgence qu'adoptent ordinairement les régimes aux abois; elle permet certes d'occulter le Bloom, non de le supprimer. Mais pour l'heure, cela est suffisant. L'essentiel est que l'oeil qui considère le monde à la manière extérieure du Spectacle puisse prétendre que celui-ci n'existe pas, qu'il n'est qu'une chimère de métaphysicien, et critique avec ça. Il importe seulement que la mauvaise foi puisse se faire bonne conscience, qu'elle puisse nous opposer son risible «mais moi, j'me sens pas Bloom!». Comment pourrait-il jamais arparaître en tant que tel dans le Spectacle celui que l'on a par essence dépossédé de l'apparence? Il est dans le destin du Bloom de n'être visible que dans la mesure où il a part à la mauvaise substantialité, que dans la mesure, donc, où il se renie comme Bloom. Toute la radicalité de la figure du Bloom se concentre dans ce fait que l'alternative devant laquelle il se trouve en permanence placé dispose d'un côté le meilleur et de l'autre le pire, mais que la zone de transition entre l'un


et l'autre, entre la réappropriation de son être Bloom et le refoulement de celui-ci, ne lui est pas accessible. Le Bloom ne peut qu'être la réalisation terrestre de l'essence humaine, l'incarnation du Concept dans son mouvement, ou un animal nihiliste dans son repos de bête. Il est donc le noyau neutre qui met en lumière le rapport d'analogie entre le point le plus haut et le point le plus bas. Son défaut d'intérêt peut constituer une insigne ouverture à l'agapê, ou le «désir d'anonymat, de ne fonctionner que comme un rouage» (Arendt, Le totalitarisme). De même, son absence de personnalité peut préfigurer le dépassement de la personnalité classique pétrifiée, comme aussi bien la rechute en deçà de celle-ci. Mais il est certain qu'au sein de la domination, seul le pire survient : la banalité du Bloom s'y manifeste nécessairement comme «banalité du mal». Ainsi, pour le siècle qui s'achève, le Bloom aura été Eichmann bien plus qu'Elser; Eichmann dont «il était évident pour tous qu'il n'était pas un «monstre» et dont «on ne pouvait s'empêcher de penser que c'était un clown» (Arendt, Eichmann à Jérusalem). Soit dit en passant, il n'y a aucune différence de nature entre Eichmann qui s'identifie sans reste avec sa fonction criminelle et le jeune-cool qui, ne pouvant assumer sa non-appartenance fondamentale à ce monde, ni les conséquences d'une situation d'exil, se voue à la consommation frénétique des signes d'appartenance que cette société vend si cher. Mais d'une façon plus générale, c'est partout où l'on parle d'«économie» que prospère la banalité du mal. Et c'est encore elle qui perce sous les allégeances de tous ordres que les hommes portent à la «nécessité» , du «on n'y peut rien» au «c'est comme ça» en passant par le «il n'y a pas de sot métier». là «commence l'extrême malheur, quand tous les atta32 Théorie du Bloom chements sont remplacés par celui de survivre. L'attachement apparaît à nu. Sans autre objet que soi-même. Enfer.» (Simone Weil, La pesanteur et la grâce). Il importe exclusivement d'amener les circonstances historiques dans lesquelles le Bloom pourra être en tant que tel dépassé. On verra alors ce qu'est la banalité du bien. Que le Bloom est une créature purement métaphysique. - L'expérience fondamentale du Bloom est celle de sa propre transcendance par rapport à lui-même, c'est-à-dire celle de la supériorité de la totale privation de contenu par rapport à tout contenu particulier. Et plus le Spectacle se parfait, plus l'apparence acquiert d'autonomie, plus leur monde se détache des hommes et leur devient étranger, plus le Bloom rentre en lui-même, s'approfondit et reconnaît sa souveraineté intérieure vis-à-vis de l'objectivité. Il s'affermit, par-delà toute effectivité, en pure force de négation. Pour autant qu'il ne sombre pas dans la mauvaise substantialité, un dialogue silencieux s'engage en lui où il s'éprouve comme concept, comme différence au sein de son identité. Dès lors, son «Moi a un contenu qu'il distingue de soi, car il est la pure négativité ou le mouvement de se scinder; il est conscience. Ce contenu dans sa différence aussi est le Moi, car il est le mouvement de se supprimer soi-même ou est cette même pure négativité qui est Moi» (Hegel). Nous nous souvenons de Fernando Pessoa comme de celui qui, entre tous, a donné la plus éblouissante signification à cette nouvelle situation de l'homme dans le monde, et à ses possibilités. Peu de contemporains se sont avancés aussi loin que lui sur la voie d'un dépassement du Bloom. Nous tenons pour probable qu'à l'avenir les hommes ne puissent plus répondre à la question «qui es-tu?» autrement que l'hétéronyme Bernardo Soarès qui se définissait ainsi: «je suis l'intervalle entre ce que je suis et ce que je ne suis pas». Mais on aurait tort de croire que le caractère de simple essentialité spirituelle du Bloom se perdrait dans la mauvaise substantialité, seul s'y perd l'aspect actif de celui-ci. En ce sens, la mauvaise substantialité n'est que le sommeil du concept, la passivité de l'Idée. Il n'est rien de plus médiatisé par l'Esprit que le jeune-cool; dont toute la substance se réduit à une certaine quantité d'être-pour-soi objectivé, et qui ne voit jamais les choses, mais seulement leur prix, c'est-à-dire justement leur rapport à l'Esprit, dans sa forme la plus rachitique. Même dans la mauvaise substantialité, donc, les Bloom ne sont liés entre eux que par le general intellect de la marchandise, et ne sont que ce lien. Quoi qu'il en dise et quoi qu'il fasse, le Bloom se trouve irrémédiablement hors de soi, inscrit dans le Commun. En un mot, l'être-reconnu lui est tout et la vie nue rien. La très-sainte Pauvreté - Ultimement dépossédé, dessaisi de tout, muettement étranger à son monde, ignorant de soimême comme de ce qui l'entoure, le Bloom réalise au coeur du processus historique, et dans toute sa plénitude, l'ampleur proprement métaphysique du concept de Pauvreté. Certainement, il avait fallu toute l'épaisse vulgarité d'une époque à laquelle l'économie tint lieu de métaphysique pour faire de la pauvreté une notion économique quoique cette époque touche à son terme, il n'est peut-être pas inutile de préciser que le contraire de la Pauvreté n'est pas la richesse, mais la misère, que la richesse n'est en fait qu'une forme particulièrement grossière et embarrassante de la misère et que la Pauvreté constitue un état de perfection, à l'opposé de la misère, donc, qui désigne un état d'absolue dégradation -. Heidegger a bien vu comme le Bloom est «pauvre en monde» et Benjamin comme il est «pauvre en expérience», il nous reste à préciser qu'il est essentiellement «pauvre en esprit», au sens où l'entend. la tradition mystique. Par bien des aspects, il semble que l'aliénation, dans son cas, en même temps qu'elle rejoint une terrifiante perfection, achève de décrire son cercle. Rien, en effet, ne ressemble plus à la situation existentielle du Bloom que le détachement des mystiques, décrit par Pierre-Jean Labarrière comme «attitude-d'être commune à Dieu et à l'homme, identité de soi à soi dans la négation de toute particularité, unité au-delà de l'un et du multiple». Du


reste, Lukàcs ne pointait-il pas dans la conscience réifiée une sûre propension à la contemplation? Et quelle meilleure définition peut-on donner du Bloom, celle créature surgie de l'extrême fatigue de la civilisation, que celle que Maître Eckhart donnait de l'homme pauvre: celui qui «ne veut rien, ne sait rien et n'a rien»? Quoi de plus comparable, aussi, à l'indifférence du Bloom que ce «juste détachement (qui) n'est rien d'autre que le fait que l'esprit se tienne immobile face à toutes vicissitudes d'amour et de souffrance, d'honneur, de honte et d'outrage»? Et finalement c'est au Dieu de Maître Eckhart que le Bloom fait penser, lui qui est défini comme pur néant, absolu défaut de qualité, vide de toute détermination, comme «celui qui n'a pas de nom, qui est la négation de tous les noms et qui n'eût jamais de nom» et pour qui toutes choses sont néant. Qu'il soit lui-même ce Dieu ou qu'il ne le soit pas importe d'ailleurs bien peu, puisque «rien ne rend l'homme plus semblable à Dieu que ce détachement impassible». «Quiconque sera ainsi sorti de lui-même sera proprement rendu à lui-même» (Eckhart). - Mais c'est dans la mauvaise substantialité, dans la consommation et les rapports de domination, c'est-à-dire dans ce qui est apparemment le plus éloigné de l'homme mystique, que le Bloom lui est, selon le concept, le plus proche, car c'est là, aussi, qu'il est le plus extérieur à lui-même. Ainsi, tout ce que l'idée de richesse a pu charrier, à travers l'histoire, de quiétude bourgeoise, de familière immanence avec l'ici-bas et de plénitude substantielle est quelque chose que le Bloom peut apprécier, par la nostalgie par exemple, mais non saisir. Avec lui, le bonheur est devenue une bien vieille idée, et pas seulement en Europe. Ainsi, en même temps que tout usage, et tout ethos, c'est la possibi33 Tiqqun Iité même d'une valeur d'usage qui s'est perdue. Le Bloom ne comprend que le langage surnaturel de la valeur d'échange. Il tourne vers le monde des yeux qui n'y voient rien, rien que le néant de la valeur. Ses désirs eux-mêmes ne se portent que sur des absences, des abstractions, dont la moindre n'est pas le cul de la Jeune-Fille. Même quand le Bloom, en apparence, veut, il ne cesse pas de ne pas vouloir, car il veut à vide, car il veut le vide. C'est pourquoi la richesse est devenue, dans le monde de la marchandise autoritaire, une chose grotesque et incompréhensible, ce que l'on nomme encore ainsi n'étant plus depuis longtemps que de la pure et simple avarice, au sens biblique de cupidité. Or chacun sait, ou du moins sent, que «cet argent qui n'est que la figure visible du sang du Christ circulant dans tous ses membres» , «loin de l'aimer pour les jouissances matérielles dont il se prive, (l'avare) l'adore en esprit et en vérité, comme les Saints adorent le Dieu qui leur fait un devoir de la pénitence et une gloire du martyre. Il l'adore pour ceux qui ne l'adorent pas, il souffre à la place de ceux qui ne veulent pas souffrir pour l'argent. Les avares sont des mystiques! Tout ce qu'ils font est en vue de plaire à un invisible Dieu dont le simulacre visible et si laborieusement recherché les abreuve de tortures et d'ignominie» (Léon Bloy, Le Sang des Pauvres). C'est à cela qu'il faut reconnaître dans le Bloom la figure vivante de la Pauvreté que partout où il passe il révèle la misère non pas conjoncturelle, mais ontologique de toutes choses ..

«Car le Bloom est quelque chose qui doit être dépassé. Il est un néant qui doit s'autoanéantir.» L'homme intérieur- La pure extériorité des conditions d'existence forme aussi l'école de la pure intériorité, Le Bloom est cet être qui a repris en lui-même le vide qui l'entoure. Chassé de tout lieu propre, il est lui-même devenu un lieu. Banni du monde, il s'est fait monde. Ce n'est pas en vain que les mystiques chrétiens ont distingué entre l'homme intérieur et l'homme extérieur, car dans le Bloom cette séparation est historiquement advenue. Bien rares sont, à ce jour, ceux qui sont parvenus à donner la mesure positive de ce qu'un tel fait signifie et qui n'aient pas séance tenante sombré dans la folie. Pessoa fait ici figure d'exception. «Pour me créer, a-t-il pu écrire, je me suis détruit; je me suis tellement extériorisé au-dedans de moi-même, qu'à l'intérieur de moi-même, je n'existe plus qu'extérieurement. Je suis la scène vivante où passent divers acteurs, jouant diverses pièces» (Le livre de l'intranquillité) Mais pour l'heure, si le Bloom s'apparente à «l'homme intérieur» d'un Rusbrock l'Admirable, ce n'est le plus souvent que négativement, parce qu'il est lui aussi «plus enclin vers le dedans que vers le dehors», parce qu'à son image il vit «n'importe où, et au milieu de n'importe qui, dans les profondeurs de la solitude [ ... ] à l'abri de la multiplicité, à l'abri des lieux, à l'abri des hommes». L'habitacle inessentiel de sa personnalité ne recèle guère que le sentiment de se trouver entraîné par une chute sans fin dans un espace sous-jacent, obscur et enveloppant, comme si sans cesse il se précipitait en luimême tout en s'effritant. Goutte à goutte, par un perlement régulier, son être suinte, file, et s'extravase. De là aussi que le Bloom soit au fond un esprit libre, car il est un esprit vide. Or «le vide est la plénitude suprême, mais les hommes n'ont pas le droit de le savoir» (Simone Weil, La pesanteur et la grâce). En effet, ils en ont le devoir. Agapê - Le Bloom est un homme en qui tout a été socialisé, mais socialisé en tant que privé. Rien n'est plus exclusivement commun que ce qu'il appelle son «bonheur individuel». Seule demeure pour le distinguer des autres


hommes sa pure singularité sans contenu Tout comme son nom, auquel le Bloom répond mais qui ne signifie plus rien, sa singularité est maintenue à l'état de forme vide. Tous les malentendus au sujet du Bloom tiennent à la profondeur du regard avec lequel on s'autorise à le dévisager. En tout état de cause, la palme de la cécité revient aux sociologues qui, tels Castoriadis, parlent de «repli sur la sphère privée» sans préciser que cette sphère a elle-même été entièrement socialisée. A l'autre extrême, nous trouvons ceux qui sont parvenus à pénétrer jusque dans le Bloom. Les récits qu'ils en ramènent s'apparentent tous, d'une manière ou d'une autre, à l'expérience du narrateur de Monsieur Teste découvrant le «chez-soi» de son personnage: «Je n'ai jamais eu plus fortement l'impression du quelconque. C'était un logis quelconque, analogue au point quelconque des théorèmes, - et peut-être aussi utile. Mon hôte existait dans l'intérieur le plus général». Le Bloom est bien cet être qui vit «dans l'intérieur le plus général», en qui toute différence substantielle d'avec les autres hommes a été effectivement abolie, qui est quelconque jusque dans le désir de se singulariser, mais qui ne le sait pas. Cela signifie que la séparation ne subsiste que d'une façon formelle au sein de l'apparence, avec pour tout motif la fragile positivité de la domination. Ce n'est par conséquent que dans les lieux et circonstances où les rapports que commande la domination se trouvent temporairement suspendus que se dévoile la vérité la plus intime du Bloom: qu'il est, au fond, dans l'agapê. Une telle suspension se produit de façon exemplaire dans l'insurrection, mais aussi au moment où nous nous adressons, par les rues de la métropole, à un inconnu, soit, en fin de compte, par34 Théorie du Bloom tout où les hommes doivent se reconnaître, par-delà toute spécification, en tant qu'hommes, en tant qu'êtres finis et exposés. Il n'est pas rare, alors, de voir de parfaits inconnus exercer envers nous leur commune humanité, en nous gardant d'un danger, en nous offrant trois cigarettes plutôt qu'une seule, comme nous l'avions demandée, ou en perdant à nous mener jusqu'à l'adresse que nous cherchions un quart d'heure de ce temps qu'ils vendent si cher, par ailleurs. De tels phénomènes ne sont nullement justiciables d'une interprétation dans les termes classique de l'ethnologie du don et du contre-don, comme peut l'être, à l'inverse, une certaine socialité de bistrot. Nul rang n'est ici en jeu. Nulle gloire n'est recherchée. Seule peut en rendre compte cette éthique du don infini connue dans la tradition chrétienne sous le nom d'agapê. L'agapê fait partie de la situation existentielle de l'homme qu'a informée la société marchande. Et c'est à cet état qu'elle l'a disposé en le rendant à ce point étranger à lui-même comme à ses désirs. Aussi inquiétant que cela puisse paraître, cette société couve une grave infection de bénévolat. En dépit de tous les signes contraires, le Bloom serait plus aisément un saint qu'un trobriandais . «Soyez différent, soyez vous-mêmes» (réclame pour une marque de sous-vêtements) - A maints égards, la société marchande ne peut se passer du Bloom. Sans lui, pas de mauvaise substantialité, pas de Mobilisation Totale et pas de gouvernement des choses. La rentrée dans l'effectivité des représentations spectaculaires, connue sous le vocable de «consommation», est entièrement conditionnée par la concurrence mimétique à laquelle son néant intérieur pousse le B1oom. Le jugement tyrannique du on demeurerait un article d'universelle moquerie, si «être» ne signifiait pas dans le Spectacle «être différent», ou du moins s'y efforcer. Ce n'est donc pas tant, ainsi que le notait ce bon vieux Simmel, que «l'accentuation de la personne se réalise au moyen d'un certain trait d'impersonnalité», mais plutôt que l'accentuation de l'impersonnalité serait impossible sans un certain travail de la personne. Naturellement, ce qui se renforce avec l'originalité que l'on prête au Bloom, ce n'est jamais la singularité de celui-ci, mais le on lui-même, autrement dit la mauvaise substantialité. Toute reconnaissance dans le Spectacle n'est que reconnaissance du Spectacle. Sans le Bloom, donc, la marchandise ne serait rien de plus qu'un principe purement formel, privé de contact avec le devenir. I would prefer not to - En même temps, il est certain que le Bloom porte en lui la ruine de la société marchande. On retrouve chez lui ce caractère d'ambivalence qui signe toutes les réalités par lesquelles se manifeste le dépassement de la société marchande sur son propre terrain. Dans cette dissolution, ce ne sont pas les grands édifices de la superstructure qui se trouvent attaqués, mais au contraire les fondations que le désastre ronge sans trêve du fond de ses ténèbres. L'invisible précède le visible, et c'est imperceptiblement que le monde change de base. Ainsi le Bloom se contente-t-il de périmer, en acte et sans fracas, toutes les représentations, et en particulier toute l'anthropologie, sur laquelle cette société s'érige. Il ne déclare pas l'abolition de ce dont il emporte la fin, il le vide juste de signification, et le réduit à l'état de simple forme rémanente, en attente de démolition. En ce sens, il est permis d'affirmer que le bouleversement métaphysique dont il est synonyme est déjà derrière nous, mais que le gros de ses conséquences est encore à venir. Avec le Bloom, par exemple, la propriété privée a perdu tout contenu, car lui fait défaut l'intimité avec soi-même dont celle-ci tire sa substance. Certes, elle subsiste encore mais seulement de façon empirique, comme abstraction morte planant au-dessus d'une réalité qui lui échappe toujours plus visiblement. Il en va ainsi en tous domaines. Dans le droit, par exemple, que le Bloom ne conteste pas, mais dépose plutôt. Et de fait, on ne voit pas comment le droit pourrait appréhender un être dont les actes ne se rapportent à nulle personnalité, et dont les comportements ne sont pas plus tributaires des catégories bourgeoises d'intérêt, de motivation et d'intention, que de


passion ou de responsabilité. Devant le Bloom, donc, le droit perd toute compétence à rendre la justice, et c'est à peine s'il peut s'en remettre au critère policier d'efficacité de la répression. Car dans le monde du toujours-semblable, on ne croupit guère plus en prison qu'au Club Méditerranée, la vie étant partout identiquement absente. De là qu'il importe tant, pour la domination, que les prisons deviennent de façon notoire des lieux de torture prolongée. Mais, d'entre tous ces crimes de lèse-servitude, celui que le monde de la marchandise autoritaire est décidé à faire payer le plus cher au Bloom, c'est d'avoir fait de l'économie elle-même, et par là de toute notion d'utilité, de crédit ou de richesse, une chose passée. Il ne faut pas chercher ailleurs la raison de la reconstitution planifiée et publique d'un lumpenproletariat dans tous les pays du capitalisme tardif: il s'agit par là, en dernier ressort, de dissuader le Bloom de s'abandonner à son détachement essentiel, et ce par l'abrupte mais redoutable menace de la faim. Nous devons à l'honnêteté de reconnaître que cet «homme non-pratique» (Musil) est en effet un producteur désastreusement malhabile, et un consommateur tout à fait irresponsable. Identiquement, la domination sait peu gré au Bloom d'avoir en outre ravagé le principe de la représentation politique, pour partie par défaut: il n'y a pas plus de mise en équivalence imaginable au sein de l'universel que d'élection sénatoriale chez les rats - chaque rat est à un titre égal et inaliénable un représentant de son espèce, primus inter pares -, mais aussi pour partie par excès, parce que le Bloom se meut spontanément dans l'irreprésentable qu'il est lui-même. Que penser, enfin, des tracas que ce fils ingrat cause au Spectacle, lui sur qui tous les personnages et tous les rôles glissent en un murmure qui dit I would prefer not to. On pourrait ainsi poursuivre à l'infini l'énumération de ce en quoi cette 35 Tiqqun créature essemiellement métaphysique révoque le monde de la marchandise autoritaire, mais c'est un loisir dont nous nous permettons de nous lasser. Le Salut par le Bloom - Considéré dans son essence, considéré selon l'esprit, le Bloom appartient au Tiqqun, mieux: il en est la présence vivante, bien qu'encore cachée, parmi les hommes. En tant que figure, il polarise des possibilités telles que ce dont cette société s'enorgueillit comme de ses plus beaux succès en vient à revêtir un caractère secondaire, et même de plus en plus franchement dérisoire. Que cette essence accède ou non à l'effectivité, qu'elle sorte de sa désastreuse suspension ou qu'elle persiste dans ce retrait, voilà, en fin de compte, l'horizon unique sous lequel notre temps n'en finit plus de chavirer. En d'autres termes, le Tiqqun est toujours déjà là, et c'est tout le secret dessein du grand affairement de nos contemporains que d'en différer indéfiniment la manifestation. On se représenterait donc faussement le Tiqqun d'après l'imagerie convenue du séisme social baignant dans son vacarme de Grand Soir. Car le Tiqqun est la simple et lumineuse manifestation de ce qui est, qui comporte aussi bien l'annulation de ce qui n'est pas. Il faut le penser sous l'espèce du réveil, qui renverse tout et laisse toutes choses intactes, puisque «pour les éveillés, Il y a un monde un et commun, tandis que parmi ceux qui dorment, chacun s'en détourne vers le sien propre» (Héraclite). Le Tiqqun est la fin du Grand Sommeil, c'est-à-dire, au sens le plus excessif du terme, une transfiguration de la totalité. Entre le Bloom et lui, il y a toute l'étendue du monde de la marchandise autoritaire, mais cette distance n'est pas plus épaisse que l'acte de conscience par lequel le Bloom doit se réapproprier ce qu'il est. Il n'y a rien de paradoxal dans le constat que l'homme en qui toute communauté s'est perdue est aussi celui qui fonde la possibilité de la communauté véritable, et à ce titre de la communauté tout court. C'est ce que Marx a bien vu, et c'est ce sur quoi il s'est aussi grossièrement mépris, en écrivant dans L'idéologie allemande: «En face des forces productives se dresse la majorité des individus à qui ces forces ont été arrachées et qui, frustrés ainsi de toute la substance réelle de leur vie, sont devenus des êtres abstraits, mais qui, précisément pour cette raison, sont en mesure de nouer des relations entre eux en tant qu'individus». Car c'est exactement dans la mesure où il n'est pas un individu que le Bloom est à même de nouer des relations avec ses semblables. Tandis que l'in-dividu porte en lui de façon atavique l'illusion funeste d'une immanence close de l'homme à lui-même, le Bloom laisse entrevoir le principe d'incomplétude qui se trouve au fondement de toute existence humaine. En même temps que pour le Bloom, ce Je qui est un On, ce On qui est un Je, la conscience de soi est immédiatement conscience de soi comme autre et conscience de l'autre comme soi, il s'éprouve lui-même comme le rien. c'est-à-dire le pur être-pour-la-mort, en face duquel sont posées ses déterminations, ses qualités, son apparence, c'est-à-dire son être, qu'il découvre comme identique à son être-en-commun, à son être-exposé, à son être-hors-de-soi. Le Bloom ne fait donc pas l'expérience d'une finitude particulière ou d'une séparation déterminée, mais de la finitude et de la séparation ontologiques communes à tous les hommes. Aussi bien, le Bloom n'est seul qu'en apparence, car il n'est pas seul à être seul, tous les hommes ont cette solitude en commun. Il vit comme un étranger dans son propre pays, en marge de tout et sans Publicité, mais tous les Bloom habitent ensemble la patrie de l'Exil. Tous les Bloom appartiennent indistinctement à un même monde qui est l'oubli du monde. Ainsi donc, le Commun est aliéné, mais il ne l'est qu'en apparence, car il est encore aliéné en tant que Commun -l'aliénation du Commun ne désigne que le fait que ce qui leur est commun apparaisse aux hommes comme quelque chose de particulier, de propre, de privé -. Et ce Commun issu de l'aliénation du Commun, et que celle-ci forme, n'est rien d'autre que le Commun véritable et unique entre les hommes: la finitude, la solitude et l'être-au-monde, c'est-à-dire, en fin de compte, la métaphysique elle-même, dont ce


sont d'après Heidegger «les trois concepts fondamentaux». Là, le plus intime se confond avec le plus général, et le plus privé est le mieux partagé. Là, c'est l'indicible lui-même qui lie les hommes entre eux, et l'incommunicable qui les fait communiquer. Toute communauté aura jusqu'ici consisté à enfouir sous l'immanence de la participation, ou sous la limitation d'une essence inégalement satisfaite (celle d'une classe, d'un parti ou d'un milieu), le fait ontologique de l'être-pour-autrui comme de l'être-pour-la-mort. La nostalgie de la communauté n'est donc que celle de son mensonge. Et l'on comprend qu'elle soit si vivace chez tant de nos contemporains qui mettent tant de soins, de candeur et de bonne volonté à plonger dans ce monde, quand ce monde est à sec. L'univers de la marchandise autoritaire dans son entier a été bâti, brique après brique, par de tels hommes, et pour que de tels hommes se reproduisent. Mais nul divertissement n'est plus en mesure de tromper l'ennui et l'angoisse de nos contemporains, hors peut-être celui de la destruction du monde du divertissement. Et la domination elle-même n'a pas de réserves spéciales, comme elle a su le démontrer à maintes reprises par le passé, à l'égard de ce scénario. Il faut avouer à sa décharge que le Bloom, étant l'universel concret, avait le défaut de rendre caduque toute mise en équivalence, et d'obérer ainsi jusqu'à la possibilité de la métaphysique marchande. Il n'est pas sûr, cependant, que l'autocratie des apparences, qui rend les hommes étrangers à leur étrangeté et qui leur interdit de se reconnaître dans la figure du Bloom, parvienne toujours à surseoir à l'accomplissement du Tiqqun, c'est-à-dire à la réappropriation du Commun. «Tu t'es vu quand t'as bu?»(«On le dit mort au monde car il n'a de goût pour rien de ce qui est terrestre.» Eckhart) Comme on le devine sans peine, il se dessine là pour la domination marchande une possibilité catastrophique dont il importe de conjurer l'actualisation par tous les moyens. Cette possibilité s'énonce en des termes enfantins: que le Bloom veuille ce qu'il est, et qu'il le devienne. 36 Théorie du Bloom Naturellement, cela ne laisse pas sans souci quand on sait que pour accomplir son essence d'«homme maudit qui n'a pas d'affaires, pas de sentiments, pas d'attaches, pas de propriété, pas même un nom qui lui appartiennent» (Netchaïev), i] lui suffirait d'en prendre conscience, et de la communiquer. Que les Bloom se réapproprient leur essence de Bloom, qui est leur pure et simple existence, qu'ils reconnaissent le caractère négatif de leur être et le caractère positif de leur néant, qu'en conséquence ils dépassent le néant de leur monde, voilà l'écrasante menace qui pèse sur chaque instant de la vie de la domination. On conçoit alors quelle importance stratégique décisive échoit à l'aliénation de la Publicité et au contrôle de l'apparence, quand il s'agit d'obstruer l'accès des hommes à leur vérité supra-individuelle, au réel et au monde. Maintenir dans la quotidienneté l'emploi de représentations et de catégories devenues inopérantes depuis longtemps, imposer périodiquement des versions éphémères mais ravalées des ponts-aux-ânes les plus édentés de la morale bourgeoise, entretenir par-delà l'évidence redoublée de leur fausseté et de leur péremption les tristes illusions de la «modernité», voilà autant de chapitres dans le pesant labeur qu'exige la perpétuation de la séparation entre les hommes et la médiatisation de tous leurs rapports par l'équivalence centrale de la marchandise et du Spectacle. Mais ce n'est pas tout, loin s'en faut. Il convient en outre de disposer une Publicité telle que le Bloom éprouve une honte constante de sa nudité métaphysique, telle, aussi, que règnent la terreur de ne pas faire bonne figure - toute terreur est bonne, de manière générale - et la peur du vide. Il est de toute première instance que les hommes s'apparaissent à eux-mêmes et les uns aux autres comme quelque chose d'opaque et d'effrayant. Ainsi, dans le miroir du Spectacle, qui est le miroir du mauvais infini, la Pauvreté du Bloom a la réputation d'une infréquentable disgrâce dont il ferait bien de se détourner, et dont la sortie lui est d'ailleurs gracieusement indiquée. Là, on se satisfait du néant, non comme néant, mais comme quelque chose, comme néant domestiqué, et ce en le parant de mille splendeurs minuscules et usurpées. On prête au Bloom des idées, des désirs et une subjectivité si parfaitement impropres qu'il a fini par ressembler à un homme muet dans la bouche duquel la domination place les mots qu'elle veut entendre Bref, on lui fait une «gueule», comme aurait dit Gombrowicz. Dans le Spectacle, c'est le Bloom lui-même qui est manié contre le Bloom, où il est connu comme «les autres», «la société», «les gens» ou même «l'autre-en-moi». Tout cela converge en une sommation sociale toujours plus exorbitante à "être soi-même", c'est-à-dire en une stricte assignation à résidence dans une des identités reconnues par la Publicité autonome. Et comme la domination ne dispose d'aucun point d'appui pour exercer sa force sur des êtres sans identité - il n'y a pas de subjectivité là où il n'y a pas de pouvoir, il n'y a pas de pouvoir là où il n'y a pas de subjectivité -,le Bloom se voit dorénavant régulièrement exhorté à être «fier» de ceci ou cela, fier d'être homo ou techno, beur, black ou caillera. Quoi qu'il arrive, il faut que le Bloom soit quelque chose, et n'importe quoi plutôt que rien. Manè, Thecel, Pharès - Adorno spéculait, dans Prismes, que « des hommes qui n'existeraient plus que pour autrui, étant le zôon politikon absolu, auraient certes perdu leur identité, mais ils échapperaient en même temps à l'emprise de la conservation de soi, qui assure la cohésion du «meilleur des mondes « tout comme celle du vieux monde. L'interchangeabilité totale détruirait la substance de la domination et promettrait la liberté» . Entre temps, le Spectacle a eu tout loisir d'éprouver la justesse de ces conjec-


[La mauvaise substantialité photo]

37 Tiqqun tures, mais il s'est aussi victorieusement employé a détourner cette incongrue promesse de liberté, Bien sûr, cela n'est pas allé sans durcissements, et le monde de la marchandise a dû se faire plus brutal et plus impitoyable. De «crises» en «reprises», la vie au sein du Spectacle n'a cessé de devenir plus étouffante, ni l'atmosphère plus oppressante. Comme première réponse à cela, on a vu se répandre parmi les Bloom, en même temps que la haine des choses, le goût de l'anonymat et une certaine défiance envers la visibilité. Bref: une hostilité métaphysique rentrée à l'égard des formes qu'on leur impose, hostilité qui menace désormais d'éclater à tout instant et en toute circonstance. A l'origine de cette instabilité se trouve un désordre, un désordre qui vient de la force inemployée, d'une négativité qui ne peut éternellement demeurer sans emploi, -sous peine de détruire physiquement qui la vit» (Bataille, Le coupable) Le plus souvent, celte négativité reste muette, quoique sa contention se manifeste régulièrement par une formalisation hystérique de tous les rapports humains. Mais déjà nous avons atteint la zone critique où le refoulé fait son retour, et ce hors de toute proportion, sous la forme d'une masse toujours plus compacte de crimes, d'actes étranges faits de violences et de dégradations «sans mobiles apparents» - faut-il préciser que le Spectacle appelle «violence» tout ce qui le contredit. et que cette catégorie n'a de validité qu'au sein du mode de dévoilement marchand, lui-même sans validité, qui hypostasie toujours le moyen par rapport à la fin, soit ici l'acte lui-même au détriment de sa signification immanente? -. Aussi, décidée à ne pas laisser passer de pareilles brèches dans le contrôle social des comportements mais incapable de les prévenir. ]a domination fait entendre ses habituelles rodomontades sur la vidéo surveillance et la «tolérance zéro» - comme si le surveillant ne devait pas lui-même être surveillé! -. Mais sa belle assurance ne fait guère illusion. Ainsi, quand un maton socialiste haut placé dans la bureaucratie d'un quelconque syndicat d'enseignants japonais se penche sur les petits Bloom, il s'inquiète: «Le phénomène est d'autant plus préoccupant que les auteurs de ces violences sont souvent des «enfants sans histoire». Auparavant, on repérait un enfant à problèmes. Aujourd'hui, la plupart ne se révoltent pas, mais ils ont tendance à fuir l'école. Et, si on les réprimande, la réaction est disproportionnée: ils explosent» (Le Monde, Jeudi 16 avril 1998), On voit ici à l'oeuvre une dialectique infernale qui veut que de semblables «explosions" deviennent, à mesure que s'accentuera le caractère massif et systématique du contrôle nécessaire à leur prévention, toujours plus fréquentes, plus fortuites et plus féroces, Cest un fait d'expérience peu contesté: la violence de la déflagration croît avec l'excès du confinement. Comme on le voit, donc, le Bloom cause déjà bien des soucis à la domination. Cette dernière, qui avait jugé bon, il y a plusieurs siècles de cela, d'imposer l'économie comme morale au motif que le commerce rendait les hommes doux, prévisibles et inoffensifs, voit son projet se renverser en son contraire: à l'épreuve, il apparaît que l'«homo oeconomicus», dans sa perfection, est aussi celui qui périme l'économie, comme ce qui, l'ayant privé de toute substantialité, l'a rendu tout à fait imprévisible, L'homme sans contenu a, tout compte fait, le plus grand mal à se contenir. Voici donc la domination mise au défi de contrôler un être dont les comportements ne sont plus justiciables d'aucune prévision, car ignorants de toute finalité, un être qui n'est donc dans son essence plus contrôlable .. Sort cruel! En quoi tout Bloom est, en tant que Bloom, un membre du Parti imaginaire - Devant cet ennemi inconnu - au sens où l'on peut parler d'un Soldat Inconnu, c'est-à-dire d'un soldat connu de tous comme inconnu - qui n'a ni nom, ni visage, ni épopée propre, qui ne ressemble à rien, mais se tient partout camouflé dans l'ordre de la possibilité, l'inquiétude de la domination vire de plus en plus nettement à la paranoïa, C'est d'ailleurs un spectacle plutôt comique, pour l'oeil détaché, que ce pli qu'elle a pris dorénavant de pratiquer d'elle-même la décimation dans ses propres rangs, à tout hasard. Bien que nous ne le partagions pas, nous n'avons aucun mal à nous représenter son désagrément. Il y a quelque chose d' objectivement terrifiant dans ce triste quadragénaire qui sera demeuré jusqu'au moment du carnage le plus normal, le plus plat, le plus insignifiant des hommes moyens. Jamais on ne lui a entendu déclarer sa haine de la famille, du travail ou de sa banlieue petite-bourgeoise, jusqu'au petit matin où il se lève, se lave, prend son petit-déjeuner alors que sa femme, sa fille et son fils dorment encore, charge son fusi1 de chasse et leur fait tous trois discrètement sauter la cervelle, Devant ses juges, comme devant la torture, le Bloom restera muet sur les motifs de son crime, Pour partie, 38 Théorie du Bloom

AMOK ET AGAPÊ «Préoccupantes, les bouffées de «haine» de certains adolescents nippons doivent être replacées dans un


contexte plus large, estime Masashi Baba: «Parallèlement à cette violence, on assiste chez les jeunes à un élan impressionnant de bénévolat. Ce sont souvent aussi des enfants souffrant de malaise, mais qui, eux, cherchent à compenser leurs frustrations par un élan vers autrui.»» (Le Monde, jeudi 16 avril 1998)

parce que la souveraineté est sans raison, mais aussi parce qu'il pressent que c'est au fond la pire atrocité qu'il puisse faire subir à cette société que de le laisser inexpliqué. C'est ainsi qu'il est parvenu à insinuer dans tous les esprits la certitude empoisonnée qu'il y a en chaque homme un ennemi de la civilisation qui sommeille De toute évidence, il n'a pas d'autre fin que de dévaster ce monde, c'est même là son destin, mais cela il ne le dira jamais. Car sa stratégie est de produire le désastre, et autour de lui le silence. «Car ce que le crime et la folie objectivent, c 'est l'absence d'une patrie transcendantale» (Lukàcs) - A mesure que les formes désolées où l'on prétend nous contenir resserrent leur tyrannie, de bien curieuses manifestations frappent l'attention. L'amok s'acclimate en plein coeur des sociétés les plus avancées, sous des formes inattendues, chargé d'un sens nouveau. Dans les territoires qu'administre la Publicité autonome, de tels phénomènes de désintégration sont de ces rares choses qui livrent à nu le véritable état du monde, le pur scandale des choses. En même temps qu'ils révèlent les lignes de force dans le règne de l'inerte, ils donnent la mesure du possible que nous habitons. Et c'est pourquoi, ils nous sont, dans leur distance même, si familiers. Il y a en eux une nécessité qui est celle du devoir, un impératif qui est celui de l'Esprit. Les traces de sang qu'ils laissent derrière eux marquent les derniers pas d'un homme qui eut le tort de vouloir s'évader seul de la Terreur grise où il était, à si grands frais, détenu. Notre faculté à concevoir cela mesure ce qui reste de vie en nous. Ils sont des morts, ceux qui ne comprennent pas pour eux-mêmes qu'au moment où la peur et la soumission atteignent, dans le Bloom, leur figure ultime de peur et de soumission absolues, car sans objet, l'affranchissement de cette peur et de cette soumission proclame l'affranchissement, également absolu, de toute peur et de toute soumission. Celui qui redoutait indistinctement toutes choses ne peut, passé ce point, plus rien redouter. Il y a, par-delà les landes les plus extrêmes de l'aliénation, une zone claire et apaisée où l'homme est devenu incapable d'éprouver aucun intérêt pour sa propre vie, ni même un soupçon d'attachement à son endroit. Toute liberté présente ou future qui se tiendrait quitte, d'une façon ou d'une autre, de ce détachement, de cette ataraxie, ne pourrait guère qu'énoncer les principes d'un servage plus moderne. Les possédés du Weltgeist - Sous l'écrasement de tout, il est peu d'issues. Nous étendons le bras. mais il ne rencontre rien. On a éloigné le monde de notre prise, on l'a mis hors de notre portée. Peu d'entre les Bloom parviennent à résister à la démesure de cette pression. L'omniprésence des troupes d'occupation de la marchandise et la rigueur de son état d'urgence condamnent à brève échéance le plus grand nombre des projets de liberté. Aussi, partout où l'ordre semble fermement établi, la négativité préfère se retourner contre soi, en maladie, en souffrance ou en servitude forcenée. Il est pourtant des cas inestimables où des êtres isolés prennent l'initiative sans espoir ni stratégie de faire brèche dans le cours réglé du désastre. Le Bloom en eux s'affranchit violemment de la patience où l'on voudrait le faire languir à jamais. Et parce que le seul instinct qu'éduque une si hurlante présence du néant est celui de la Destruction, le goût du Tout Autre revêt l'aspect du crime, et s'éprouve dans l'indifférence passionnée où son auteur parvient à se maintenir vis-à-vis de lui. Cela se manifeste de la façon le plus spectaculaire par le nombre croissant de Bloom qui, petits et grands, convoitent, faute de mieux, l'envoûtement de l'acte surréaliste le plus simple - rappelons: «l'acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule. Qui n'a pas eu, au moins une fois, envie d'en finir de la sorte avec le petit système d'avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon» (Breton); rappelons aussi que cette inclination est demeurée chez les surréalistes. comme bien d'autres choses, une théorie sans pratique, tout comme sa pratique contemporaine reste le plus souvent sans théorie -. Ces éruptions individuelles, qui sont vouées à se multiplier, constituent pour ceux qui n'ont pas tout à fait perdu l'ouïe véritable autant d'appels à la désertion et à la fraternité. La liberté qu'elles affirment n'est pas celle d'un homme particulier, s'ordonnant à une fin déterminée, mais celle de chacun, celle du genre: «un seul homme suffit à attester que la liberté n'est pas encore disparue» JÜNGER, Passage de la ligne). Le Spectacle ne peut métaboliser des traits porteurs de tant de poisons. Il peut les rapporter, mais jamais les dépouiller entièrement de leur noyau d'inexplicable, d'indicible et d'effroi. Ce sont les Beaux Gestes de ce temps, une forme désabusée de propagande par le fait dont le mutisme idéologique ne fait qu'accroître le caractère inquiétant et sombrement métaphysique. Paradoxes de la souveraineté - Dans le Spectacle, le pouvoir est partout, c'est-à-dire que tous les rapports sont en dernière instance des rapports de domination. Pour cette raison, aussi, nul n'y est souverain. C'est un monde objectif où chacun doit d'abord se soumettre pour soumettre à son tour. Vivre conformément à l'aspiration fondamentale de l'homme à la souveraineté y est impossible, 39


Tiqqun hors d'un instant, hors d'un geste. C'est pourquoi «celui qui ne fait pas que jouer avec la vie a besoin du geste, afin que sa vie devienne pour lui plus réelle qu'un jeu orientable en toutes directions. (Lukàcs, l'Ame et les Formes). Dans le monde de la marchandise, qui est le monde de la réversibilité généralisée, où toutes choses se confondent et se transforment les unes dans les autres, où tout n'est qu'équivoque, transition, éphémère et mélange, le geste seul tranche. Il découpe en l'éclat de sa nécessaire brutalité l'«après» insoluble dans son «avant» qu'à regret l'on devra reconnaître comme définitif. Il ouvre une plaie dans le chaos du monde, et fixe au fond de celle-ci son tesson d'univocité. On lui chercherait en vain d'autre mobile que d'«établir si univoquement et si profondément les choses jugées différentes dans leur différence que ce qui les a séparées ne puisse plus jamais, par aucune possibilité, être effacé.» (Lukàcs, l'Ame et les Formes). Or le nihilisme accompli n'a rien accompli que la dissolution de toute altérité dans une immanence circulatoire sans limite. Là, il n'est plus rien qui manifeste la transcendance, rien qui démente la démence de ce projet, que LA MORT, non pas la mort en tant que décès d'une personne singulière, mais en tant que telle,-en tant qu'à son contact la vie cesse d'aller de soi. A défaut de pouvoir la vaincre, le Spectacle n'a jamais ménagé ses efforts pour la rendre invisible, l'occulter et mettre en doute, finalement, son existence. Tant s'en faut qu'il y soit parvenu, qu'elle forme toujours plus sensiblement le centre obscur autour duquel tournoie le mouvement frénétique de ce monde de divertissements. Le devoir de décision qui sanctionne toute vie proprement humaine a toujours eu partie liée à l'approche de cet abîme. Il ignore désormais tout autre rapport. S'il y a quelque chose qui contrarie la domination dans le Bloom, c'est bien de constater que, même dépossédé de tout, l'homme dispose encore, dans sa nudité, d'une incoercible faculté métaphysique de répudiation: celle de donner la mort, aux autres comme à soi. Dans le monde de la marchandise autoritaire, il ne reste pratiquement rien de la souveraineté humaine, mais ce qu'il en reste est inaltérable. Ainsi, la veille du jour de mars 1998 où il massacra quatre Bloom-écoliers et un Bloomprofesseur, le petit Mitchell Johnson déclarait à ses camarades incrédules: «demain, je déciderai qui vivra, et qui mourra» . Ici, nous sommes aussi loin de l'érostratisme d'un Pierre Rivière, que de l'hystérie fasciste. Rien n'est plus frappant, dans les comptes-rendus des carnages d'un Kipland Kinkel ou d'un Alain Oreiller, que leur état de froide maîtrise de soi, de détachement vertical à l'égard du monde .«Je ne fais plus dans le sentiment», dit Alain Oreiller en exécutant sa mère. Il y a quelque chose de calmement suicidaire dans l'affirmation d'une non-participation, d'une indifférence et d'un refus de souffrir si omnilatéraux. Souvent, le Spectacle prend prétexte de cela pour parler d'actes «gratuits» - qualificatif générique par lequel celui-ci occulte les finalités qu'il ne veut pas comprendre, tout en profitant de cette trop belle occasion pour revivifier une des fausses antinomies favorites de la métaphysique marchande -, quand ces gestes ne sont dépris ni de haine et ni de raisons, pour qui n'y perd pas la vue. Seulement «ici, la haine même est indifférenciée, libre de toute personnalité. La mort entre dans l'universel de même qu'elle sort de l'universel, et elle est sans colère » (Hegel, Système de la vie éthique). Il ne rentre pas dans nos vues de prêter une quelconque signification révolutionnaire à de tels actes, et à peine de leur conférer un caractère exemplaire. Bien plutôt, il s'agit de comprendre ce dont ils expriment la fatalité et de s'en saisir pour sonder les profondeurs du Bloom. Quiconque suivra cette voie verra que le Bloom n'est RIEN, mais que ce RIEN est le rien de la souveraineté, le vide de la pure décision « "Je ne suis RIEN": cette parodie de l'affirmation est le dernier mot de la subjectivité souveraine, libérée de l'empire qu'elle voulut - ou qu'elle dut - se donner sur les choses ... car je sais que je suis au fond cette existence subjective et sans contenu» (Bataille, La Souveraineté). La contradiction entre l'impuissance. l'isolement, l'apathie, l'insensibilité du Bloom d'un côté et de l'autre son cassant besoin de souveraineté ne peuvent qu'amener plus de ces gestes absurdes, meurtriers, mais nécessaires et vrais. Le tout est de savoir à l'avenir les accueillir dans les termes justes. Ceux d'lgitur, par exemple: «Un des actes de l'univers vient d'être commis là. Plus rien, restait le souffle, fin de parole et geste unis souffle la bougie de l'être, par quoi tout a été. Preuve .• L'époque de la parfaite culpabilité - Il n'est pas donné aux hommes le choix de ne pas combattre, mais seulement celui du camp. La neutralité n'est rien de neutre, elle est même certainement le plus sanguinaire d'entre tous les camps. Bien sûr, le Bloom, celui qui tire les balles comme celui qui leur succombe, est innocent. N'est-il pas vrai, après tout, qu'il ne s'appartient pas, qu'il n'est qu'une dépendance du Spectacle central où sa substance est dûment consignée? A-t-il choisi, lui, de vivre dans ce monde, dont l'édification et la perpétuation sont le fait d'une totalité sociale autonome, et à laquelle il se sent de jour en jour plus étranger? Comment pourrait-il faire autrement, lilliputien égaré face au Léviathan de la marchandise, que de parler le langage de l'occupant spectaculaire, manger dans la main du Biopouvoir et participer à sa façon à la production et à la reproduction de l'horreur? Voilà comment le Bloom souhaiterait pouvoir s'appréhender: comme étranger, comme extérieur à soi-même. Mais dans cette défense, il ne fait qu'avouer qu'il est en lui-même la partie vivante qui veille à l'aliénation de l'ensemble de son être. Qu'importe que le Bloom ne puisse être tenu pour responsable d'aucun de ses actes: il n'en demeure pas moins fondamentalement responsable de son irresponsabilité, contre laquelle il lui est à chaque instant offert de se prononcer. Parce qu'il a consenti, au moins négativement, à n'être plus que le prédicat de sa propre existence il fait objectivement partie de la domination, et son innocence est elle-même la parfaite culpabilité. L'homme du nihilisme accompli, l'homme de l'«à quoi bon?» qui va s'appuyant sur le bras du «qu'y puis-je?» , a bien tort de se croire vierge


de toute faute au motif qu'il n'a rien fait et que nul homme n'a prononcé de sentence contre lui. Car il est des sentences plus hautes que celles des hommes, ce sont elles 40 Théorie du Bloom

LES FAUSSES ANTINOMIES DE LA PENSEE POLICIERE Le commissaire Lucienne Sui-Trong (parti intellectuel, section École Normale Supérieure de Fontenay, sous-section Renseignements Généraux, attachée aux «Villes et Banlieues») déclarait au Monde (mardi 8 décembre 1998): «Plusieurs fois, récemment, j'ai vu le cas de gens qui répandent de l'essence sous votre porte et qui mettent le feu. Vous imaginez l'impact que cela peut avoir! Les violences contre les particuliers prennent le pas sur les violences contre les institutions.» Mais l'individu est encore une institution bourgeoise, celle, même, qui les contient toutes. Qui, sinon, songerait à l'incendier? qu'exécutent invinciblement les possédés du Weltgeist. Que tous les hommes de ce temps participent également au crime qu'il constitue sans recours, c'est jusqu'au Spectacle qui a dû le reconnaître, lui qui convient si régulièrement que le meurtrier était «un homme ordinaire» ou un «élève comme les autres». Mais si devant la menace, la domination peut bien avouer sa culpabilité, rien ne lui fera admettre sa responsabilité, pas même une promesse de clémence de ta part du Weltgericht. Ainsi que le cas des opérateurs des chambres à gaz d'Auschwitz nous l'a enseigné, «la peur de la responsabilité n'est pas seulement plus forte que la conscience, elle est, dans certaines circonstances, plus forte que la peur de la mort» (Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem). Mais cela ne change rien à l'affaire, dont l'énoncé est autrement plus conséquent: lorsqu'un monde ne retentit plus que des clameurs silencieuses d'une tyrannie de la servitude devenue universelle, lorsque Je on pousse l'impudence jusqu'à proclamer la subordination de l'Esprit à l'ordre zoocratique de la vie nue, alors l'acte surréaliste le plus simple n'est gouverné par rien moins que l'antique devoir de tyrannicide. Homo sacer («Un jour ou l'autre, les bombes se mettent à dégringoler pour que l'on croie enfin à ce que l'on refuse d'admettre, à savoir que les mots ont un sens métaphysique», Brice Parain, L'embarras du choix) - Il n'est pas donné aux âmes mortes d'embrasser la signification véritable de pareils actes étranges, dont la nature excessivement concrète, et en l'espèce, métaphysique, fait injure à toute limitation. Aussi n'est ce pas de la brève interruption qu'ils imposent clans le sommeil de la mauvaise substantialité que provient leur caractère propre d'illumination, mais bien plutôt de ce qu'ils livrent le sens ultime de la condition du Bloom. Et ce sens, dont nos meurtriers commencent par tirer les conséquences, se résume comme suit: le Bloom est sacer, au sens où l'entend Giorgio Agamben, c'est-à-dire au sens d'une créature qui n'a sa place dans aucun droit, qui ne peut être jugée, ni condamnée par les hommes, mais que n'importe qui peut tuer sans pour autant commettre de crime. L'insignifiance et l'anonymat, la séparation et l'étrangeté ne sont pas des circonstances poétiques que le penchant mélancolique de certaines subjectivités tend à s'exagérer: la portée de la situation existentielle ainsi caractérisée, le Bloom, est totale, et politique au premier chef. Ceux qui s'y cantonnent s'exposent à tous les arbitraires. N'être rien, demeurer en dehors de toute Publicité, n'avoir pas de nom ou se présenter comme la pure individualité non-politique sans signification, autant de synonymes d'être sacer. Le devient instantanément toute personne que déserte, ou qui déserte,la transcendance concrète de l'appartenance à la communauté. Quelqu'intm1ssables que soient les litanies de la miséricorde - regrets éternels, etc. -, la mort d'un tel homme ne ressortira jamais que du dérisoire et de l'indifférent, ne concernant en fin de compte que celui qui disparaît. c'est-à-dire, en bonne logique, personne. Analogue à sa vie entièrement privée, sa mort est un non-événement tel que chacun peut le supprimer. C'est pourquoi les protestations de ceux qui, un sanglot dans la voix, déplorent que les victimes de Kipland Kinkel ne «méritaient pas de mourir» sont irrecevables, car ils ne méritaient pas non plus de vivre. Dans la mesure où ils se trouvaient là, ils étaient des morts vivant à la merci de toute décision souveraine, celle de l'Etat ou celle de l'assassin. «N'être plus qu'un spécimen d'une espèce animale appelée Homme, voilà ce qui arrive à ceux qui ont perdu toute qualité politique distincte et qui sont devenus des êtres humains et rien que cela ... La perte des droits de l'Homme survient au moment où une personne devient un être humain en général - sans profession, sans citoyenneté, sans opinion, sans actes par lesquels elle s'identifie et se particularise - et apparaît comme différente en général, ne représentant rien d'autre que sa propre et absolument unique individualité qui, en l'absence d'un monde commun où elle puisse s'exprimer et sur lequel elle puisse intervenir, perd toute signification» (Hannah Arendt, L'Impérialisme). L'exil du Bloom a un statut métaphysique, c'est-à-dire qu'il est effectif en tous domaines. Il exprime sa situation réelle, au regard de laquelle sa situation légale est sans vérité. Qu'il puisse être abattu comme un chien par un inconnu sans la plus mince justification, ou symétriquement qu'il soit capable d'assassiner des «innocents» sans le moindre remords n'est pa~ une réalité sur


laquelle une quelconque juridiction soit en mesure de revenir. Seuls les esprits faibles et superstitieux peuvent s'abandonner à croire qu'une condamnation solennelle ou un verdict républicain suffisent à rejeter de tels faits dans les limbes du nul et non-avenu. Tout au plus est-il libre à la domination d'attester la condition du Bloom, par exemple en déclarant un état d'exception à peine masqué, comme ont pu le faire les Etats-Unis en adoptant en 1996 une loi dite «anti-terroriste» qui permet de détenir des «suspects» sans chef d'accusation ni limite de durée, sur la base d'informations secrètes. Il y a donc un certain risque physique à être métaphysiquement nul. C'est sans doute en prévision des radieuses éventualités que prépare une telle nullité que fut adoptée,le IS octobre 1978, à la Maison de l'Unesco la très-conséquente Déclaration Universelle des Droits de l'Animal qui stipule, en son 41

Tiqqun article 3: «1 - Aucun animal ne doit être soumis à de mauvais traitements ou à des actes cruels. 2 - Si la mise à mort d'un animal est nécessaire, elle doit être instantanée, indolore et non génératrice d'angoisse. 3 - L'animal mort doit être traité avec décence». «Tu non sei morta, ma se' ismarrita / Anima nostra che si ti lamenti» (Dante, Convivio) - Que la bonté du Bloom doive encore par endroits s'exprimer dans le meurtre, cela est signe que la ligne est proche, mais qu'elle n'a pas été franchie. Car dans les zones que gouverne le nihilisme finissant, où les buts font encore défaut tandis que déjà les moyens surabondent, «la bonté est une possession mystique». Là, le désir d'une liberté sans condition incline à de singulières formulations et prête aux mots une valeur pleine de paradoxes. Ainsi, «la bonté est sauvage et sans pitié, elle est aveugle et aventurière. Dans l'âme de qui est bon s'efface chaque contenu psychologique, chaque cause et chaque effet. Son âme est une carte blanche sur laquelle le destin écrit son commandement absurde. Et ce commandement est exécuté aveuglément, d'une façon téméraire et impitoyable. Et que cette impossibilité devienne acte, cet aveuglement illumination, que cette cruauté se mue en bonté - c'est cela le miracle, c'est cela la grâce» (Lukàcs, De la pauvreté en esprit). Mais en même temps qu'elles témoignent d'une impossibilité, ces éruptions, par leur accroissement, annoncent la montée du cours du temps. L'inquiétude universelle, qui tend à se subordonner des quantités toujours plus grandes de faits toujours plus infimes, porte jusqu'à l'incandescence, en chaque homme, la nécessité de la décision. Déjà, ceux dont cette nécessité signifie l'anéantissement parlent d'apocalypse, tandis que le plus grand nombre se contente de vivre en dessous de tout dans les plaisirs fangeux des derniers jours. Seuls ceux qui savent le sens qu'ils donneront à la catastrophe conservent le calme et la précision dans leurs mouvements. «Au genre et aux proportions de la panique à laquelle se laisse aller un esprit, on reconnaît son rang. C'est une marque qui vaut non seulement éthiquement et métaphysiquement, mais aussi dans la praxis, dans le temps» (Jünger, Le mur du Temps). Le destination du Bloom - Cette société doit être considérée, jusque dans ses plus misérables détails, comme un formidable dispositif agencé dans le dessein exclusif d'éterniser la condition du Bloom, qui est une condition de souffrance. Dans son principe, le Divertissement n'est pas autre chose que la politique accordée à cette fin: éterniser la condition du Bloom commence par l'en distraire. Viennent ensuite, comme en cascade, la nécessité de contenir toute manifestation de la souffrance générale, qui suppose un contrôle toujours plus absolu de l'apparence, et celle de maquiller les effets par trop visibles de celle-ci, à quoi répond l'inflation démesurée du Biopouvoir. Car au point de confusion où les choses en sont arrivées, le corps représente, à l'échelle générique, le dernier interprète de l'irréductibilité humaine à l'aliénation. C'est à travers ses maladies et dysfonctionnements, et seulement à travers eux, que l'exigence de la conscience de soi demeure pour chacun une réalité immédiate. Cette société n'aurait pas déclaré une telle guerre à outrance à la souffrance du Bloom si celle-ci ne constituait pas en elle-même et dans tous ses aspects une mise en cause intolérable de l'empire de la positivité, s'il n'y allait pas avec elle d'une révocation sans délai de toute illusion de participation à son immanence fleurie. La disposition à entendre le langage du corps souffrant marque dès aujourd'hui qui sont les vivants, et qui les morts. Toute l'enivrante malédiction qui emplit notre époque est contenue là: dans la façon inédite dont s'y couplent la conscience et la vie. Nous nous tenons à l'extrémité d'un monde qui se promet à lui-même une fin prochaine. Avec lui périront tous ceux qui lui sont liés, et ils périront par ce lien. C'est donc de l'affranchissement de tout lien avec le Spectacle et sa métaphysique que dépend dorénavant de

42 Théorie du Bloom façon univoque l'assurance de lui survivre. Nous appelons conscience de soi l'exercice de déprise du moi, de


détachement de toute identification et de purification de toutes les consolantes appartenances que prodigue la mauvaise substantialité, exercice par lequel le Bloom devient ce qu'il est. Dans cette ascèse, il se reconnaît dans sa nudité d'être fini, fini en tant que mortel et fini en tant que séparé, comme pur et simple être-pour-la-mort. Par là, il reprend en lui sa non-appartenance au monde de la marchandise en une appartenance supérieure, intime et fondamentale à la communauté humaine. Autrement dit, la conscience de soi n'a rien d'un processus intellectuel, elle est au contraire une expérience intérieure de la communauté. Elle doit signifier la résolution à déserter cette société et pour cela de trouver les hommes. Elle doit affirmer la nature politique de toute existence. Ou ne pas mériter le nom de conscience de soi. La thèse selon laquelle «un homme qui n'est rien d'autre qu'un homme a précisément perdu les qualités qui permettent aux autres de le traiter comme leur semblable» (Hannah Arendt, l'Impérialisme) n'est pas seulement fausse, elle est d'une fausseté impardonnable, car révélatrice d'un manque complet de sens historique. N'être rien qu'un homme signifie n'être rien qu'une virtualité politique, rien qu'une faculté métaphysique à la poursuite d'un monde commun où s'actualiser. Et cette virtualité peut et doit accéder à l'existence en tant que telle, par le fait de se rendre publique, de s'exposer comme telle; alors seulement le défaut de particularité du Bloom se mue en universalité. Le Parti Imaginaire nomme cette constitution de l'Exil en patrie, cette conversion de la commune solitude en communauté politique. Il est, dans l'ordre métaphysique, l'unique voie qui arrache définitivement le B100m à la damnation de l'homo sacer. La portée pratique de la conscience de soi survient à ce point. Car dans le même temps où le Bloom s'éprouve intimement comme néant, il découvre, lui faisant face, l'aliénation de toute apparence dans le Spectacle. Et c'est cette radicale frustration de Publicité qui lui dévoile qu'être, c'est être en commun, être exposé, être public, que son apparence et son essence sont identiques entre elles, mais non identiques à lui. Par la conscience de soi, le Bloom se pose en ennemi du Spectacle parce qu'il entrevoit dans cette organisation sociale ce qui le dépossède de tout être. Et il admet conséquemment pour sien l'impératif de communauté, la nécessité de libérer un espace commun de la domination marchande. Or parce que le geste de rallier ou de fonder la communauté ouvre le Bloom au monde, c'est-à-dire à ses possibilités propres, la conscience de soi a le sens d'une transfiguration: «comme la conscience n'est pas ici la conscience portant sur un objet qui lui serait opposé, mais la conscience de soi de l'objet, l'acte de prise de conscience bouleverse la forme d'objectivité de son objet» (Lukàcs, Histoire et conscience de classe). La communauté est ce qui convertit la Pauvreté en radicalité. Elle est l'endroit où le Bloom, qui était une vie en deçà de toute forme, accède en un bond à la vie au-delà des formes, à la vie vivante. A son contact, le vide intérieur où il s'abîmait sans fin se retourne en vide positif, en chaos profus de virtualités; le néant de son impuissance se manifeste comme le néant de la pure puissance, d'où tout procède; son manque de détermination y devient transcendance par rapport à toute détermination et son moi inexistant se révèle comme pure faculté de subjectivation et de désubjectivation. La communauté est le lieu de la réappropriation du Commun et l'avoir-lieu de cette réappropriation. Rien n'est plus éloigné de la conscience de soi que la simple assomption de soi comme nullité, qui tend en ces jours à se répandre comme langage de la flatterie. La position du moi comme forme vide qui flotte au-dessus de tous les contenus possibles dans la fausse plénitude de son indétermination, n'est que le moment unilatéral de la liberté formelle. L'être qui se maintient dans son défaut d'être ne sort pas de lui-même, et son universalité demeure quelque chose de purement abstrait, dont le nihilisme marchand s'accommode à merveille. Le langage de la flatterie évolue dans ce déchirement, dont il tire toute son éclatante vacuité. Il faut mentionner ici la forme subtile et réflexive de mauvaise substantialité que constitue la proclamation récente par certains valets du Spectacle de leur nullité, et du goût qu'ils avaient pour elle; là, singulièrement, on s'installe d'autant plus dans la séparation que l'on confesse la plus parfaite conformité. Il y a aussi le bouddhisme, cette écoeurante et sordide guimauve de spiritualité pour salariés accablés, qui regarde comme une ambition déjà bien excessive que d'enseigner à ses fidèles émerveillés et stupides l'art périlleux d'ainsi barboter dans son propre néant. Il va de soi que le houellebecq, le bouddhiste ou le jeune-cool désabusé ne restent que formellement auprès d'eux-mêmes, et ne peuvent se dépasser en tant que Bloom. Or le Bloom est quelque chose qui doit être dépassé. Il est un néant qui doit s'autoanéantir. Précisément parce qu'il est l'homme du nihilisme accompli, la destination du Bloom est d'opérer la sortie du nihilisme, ou périr. «L'être n'est jamais moi seul, c'est toujours moi et mes semblables» (Bataille) - «Nous, les hommes»: quelle entreprise d'émasculation du passé n'a pas arboré, à un moment où à un autre, cette locution pour justifier ses appels à la résignation, de l'infâme christianisme des Églises en passant par l'humanisme morveux de l'ère bourgeoise jusqu'à leur synthèse présente dans le Biopouvoir? Il y a dans cette interrogation une épaisseur de banalité qui ne le cède en rien à celle de l'objection qui lui répond d'ordinaire et qui fait remarquer qu'il n'est pas un projet d'émancipation qui, dans le même passé, n'en ait appelé à la même locution. Mais nous sommes las de ces débats. La tradition des opprimés n'est pas quelque chose dont on parle, elle est quelque chose qui se vit. La poussière rendrait encore un hommage excessif à toute la rhétorique pénétrée, à toutes les risibles controverses qui se disputent la charogne de projets d'émancipation qui ont tous échoué. Permettez, mais nous n'acceptons aucun héritage de ce passé, car il s'est laissé vaincre par un monde que nous connaissons et dont nous savons l'indigence. Contre les repentis, contre les dégoûtés, contre les grelottants et contre tous ceux qui parlent de l'histoire comme s'il s'agissait d'autre chose que de l'épopée grotesque de la domination actuelle,


43 Tiqqun nous décrétons les temps messianiques, nous décrétons la résorption de l'élément du sens dans l'élément du temps. Notre présent est un homme qui marche droit sur le futur avec, pour le guider, le souvenir de ce qui n'a pas été. Nous n'élevons aucune protestation au sujet du passé -le passé, c'est nous. -. Même la laideur immense de l'époque où nous nous écoulons, nous convient, car elle est là pour que nous la détruisions. En outre, elle est celle de l'achèvement de la métaphysique, c'est-à-dire que le «nous, les hommes», qui avait si longtemps figuré dans l'arsenal de l'ennemi, nous est enfin rendu. Et il nous est rendu comme une bannière qui, en rentrant dans le champ de forces de la négation, s'est départi de tout ce qui stagnait en elle de veulerie, de mesure et de lamentation. Déployé contre le Spectacle, «Nous, les hommes» signifie «Nous qui sommes seuls face à la mort, mais que cette solitude arrache à toute limitation, à toute contingence, à tout assujettissement-; «Nous qui sommes des êtres finis à en pleurer, mais dont la finitude est plus large que l'infini»; «Nous qu'un excès de possible consume à tel point qu'il nous faut nous perdre»; «Nous les configurateurs de monde» ; «Nous qui nous reconnaissons comme des frères sans famille»; «Nous que l'on a dépossédé de tout»; «Nous, qui vivons dressés et n'oublions jamais que nous sommes des fils de rois». C'est à chaque fois ce «nous» qui est donné à entendre quand le Parti Imaginaire affronte le Spectacle. Ce «nous» est celui de la communauté véritable. A rebours de la nostalgie qu'un certain romantisme se plaît à cultiver jusque chez ses adversaires, il faut considérer qu'il n'y a pas eu, qu'il n'y a jamais eu, avant notre époque, de communauté. Le passé ne recèle pas le moindre copeau de plénitude, car il ne se connaissait pas comme plénitude. En deçà du Bloom, en deçà de «la séparation achevée», en deçà de l'abandon sans réserve qui est le nôtre, en deçà, donc, du parfait ravage de tout ethos substantiel, toute «communauté» ne pouvait être qu'un humus de mensonges et une source de limitation, sans quoi, au reste, elle n'aurait pas été anéantie. Seule une aliénation radicale du Commun a pu faire saillir le Commun originaire de telle façon que la solitude, la finitude et l'être-au-monde, c'est-à-dire le seul lien véritable entre les hommes, apparaissent aussi comme le seul lien possible entre eux. Ce que l'on qualifie aujourd'hui, en embrassant le passé du regard, de «communauté» a bien évidemment partagé ce Commun originaire, mais de façon seconde car non-consciente. Aussi est-ce à nous qu'il revient de faire pour la première fois l'expérience de la communauté véritable, celle qui repose sur la conscience claire de la séparation, de l'exposition et de la finitude, et qui pour cette raison est aussi la plus vivante et la plus redoutable, celle qui permet aux hommes de se maintenir jusqu'à la fin au niveau d'intensité de la mort. La radicalité de l'époque veut que cette expérience soit en outre la seule expérience à nous ouverte. Car tout ce qui est, dans le Spectacle, est contre le Spectacle et est communauté cela s'explique négativement par le fait que le Spectacle soit l'empire du néant triomphant, et positivement par celui que le Commun est ce qui fait être -. Or la communauté figure certes hic et nunc, dans sa simple actualité, une contestation de la domination, mais aussi, parce qu'elle n'est pas réductible à cette négation dérivée, un au-delà, un en-dehors du Spectacle. Témoigne de cela que le Parti Imaginaire se reforme si rapidement dans tous les interstices que l'ennemi laisse inoccupés. La communauté s'oppose en tant que pratique de la liberté à la conception d'un processus de libération distinct de l'existence des hommes, elle renvoie à leurs pupitres tous les doctes projets de libération, et tout le patient travail qu'ils commandaient. Le Spectacle est la période historique où toute communauté devient en tant que telle porteuse d'une politique de la finitude qui métamorphose non seulement le sens de la communauté, mais aussi celui du politique, devenu identique au métaphysique. En s'ouvrant à la communauté, le Bloom s' abolit comme Bloom, se détache de son détachement et retrouve le chemin de l'être. Mais le monde auquel il naît est un monde en guerre dont tout l'éblouissement tient à la vérité tranchante de son partage en amis et ennemis. La désignation du front participe du passage de la ligne mais ne l'accomplit pas. Cela, seul le combat le peut. Non pas tant parce qu'il provoque à la grandeur, que parce qu'il est l'expérience de la communauté la plus profonde. celle gui côtoie en permanence l'anéantissement et ne se mesure qu'à l'extrême proximité du risque. Vivre ensemble au coeur du désert dans la même résolution à ne pas se réconcilier avec lui, telle est l'épreuve, telle est la lumière. L'identité comme jeu, comme sainteté et comme tragédie - L 'homme qui a traversé les zones de destruction et qui ne s'y est pas arrêté, est le siège d'un déchirement lucide et sans recours auquel s'attache une douleur magnifique. A moins de consentir immédiatement à sa putréfaction, la communauté ne peut être ce qui apaise ce déchirement, mais seulement l'endroit où celui-ci se trouve délibérément mis en commun. Car en même temps que sa conscience de soi lui fait apercevoir l'infini des possibles qu'il renferme, l'homme porte en lui une exigence d'être si brisante que la mort seule en donne la mesure. Aller jusqu'au bout d'un possible exprime le principe de la vie vivante, qui excède toute forme précisément parce qu'elle reconnaît dans la forme «le juge suprême de la vie [ ...], un impératif catégorique de grandeur et d'accomplissement de soi. (Lukàcs, L'Ame et les Formes), et qu'elle la réalise. Par là, et par là seulement, l'homme se rapporte à l'éternité. La communauté n'est donc rien d'autre que le partage de cet insurmontable désir de grandeur: «vivre un possible jusqu'au bout demande un échange à plusieurs, l'assumant comme un fait leur étant extérieur et ne dépendant plus d'aucun d'entre eux" (Bataille, Sur Nietzsche). Tout comme les hommes ont besoin d'elle pour se tenir à hauteur de mort, dansant avec le temps qui les tue, la communauté a


besoin de la mort, qui constitue seule un dissolvant assez puissant de toutes les réifications pour rendre possible quelque chose comme l'amour ou l'amitié. Elle est donc par essence le lieu de la souveraineté, où les hommes défient leur finitude au jeu de la gloire. La certitude que le dernier acte sera sanglant, et que tout sera perdu quelque belle que soit la partie en tout le reste, n'est pas faite pour éloigner les joueurs; au contraire, elle exerce sur eux la plus impérieuse 44 Théorie du Bloom fascination. Notre vie n'est qu'une tâche intemporelle à accomplir dans le temps, et dont la valeur ne dépend que du contact que nous aurons su y établir avec une tradition, au sens où Benjamin entend ce mot, c'est-à-dire comme «discontinuum du passé», opposé au «continuum des événements» de l'histoire universelle. Mais la splendeur de notre tragédie serait peu de choses si nous n'éprouvions avec une si parfaite acuité le sentiment de sa vanité. Car le Bloom qui se supprime comme Bloom et qui, dans la communauté, se réapproprie son apparence et sa Publicité se les réapproprie comme telles, c'est-à-dire que la distance qui l'en a un jour séparée n'est pas abolie, mais demeure à jamais comme conscience de cette distance. Il connaît son essence comme ce qui est hors de lui, comme ce qui est mis en jeu dans la communauté, comme ce qui ruine, au fond, son intégrité. Il se sait exposé, il sait qu'il n'est rien hors de son être-exposé, et il se sait distinct de cet être-exposé. Dans toute chose qu'il est, il conserve la possibilité de ne pas l'être. Que la communauté véritable soit celle où cette exposition elle-même est exposée ne diminue en rien le sérieux consumant de son devoir d'être - naturellement, quand Nietzsche exalte l'homme qui se compose une existence d'acteur tout entière faite de rôles éphémères, il n'exalte que sa propre faiblesse et sa virulente volonté d'impuissance. Car il s'agit d'être, d'être le plus possible et pour cela, d'être parfaitement. Notre force ne mesure que notre degré de résorption dans l'essentiel-. Que les hommes reconstituent entre eux le monde commun dont ils avaient été dépossédés ne met pas fin à la séparation. Et quelque sincère que soit la figure que nous nous donnons, nous ne saurions parvenir à nous communiquer entièrement que dans la mort, là seulement nous coïncidons avec nous mêmes. Aussi, dans la mesure où nous n'agissons pas conformément à notre plus intime désir de calcination, il nous faut nous en remettre à la Parole, et assumer le langage non comme «l'élément parfait au sein duquel l'intériorité est aussi extérieure que l'extériorité est intérieure» (Hegel), mais comme la règle de notre existence. «Une fois que nous· avons parlé, nous tenir aussi près que possible de ce que nous avons dit, pour que tout ne soit pas effectivement en l'air, les paroles d'un côté, nous de l'autre, et le remords des séparations» (Brice Parain, Sur la dialectique). 45

Phénoménologie de la vie quotidienne 1) du fond d'un naufrage Mein Sohn, es ist ein Nebelstreif. GOETHE, Erlkonig Il est des instants fragiles où la béante irréalité de notre monde, que généralement masquent, sous une couche compacte d'apparente concrétude, les sédiments de l'habitude, jaillit, spectre échappé de quelque tombeau écroulé: l'Absence. Cette expérience métaphysique (car c'en est une, tant pis si cela doit faire sursauter les rieurs et les chiens), qui semble, il est vrai, comme cousine de la Nausée, telle que la décrivit Sartre - mais c'est ici, qui se dévoile, l'inexistence dont est désormais frappée la réalité, plutôt que quelque existence frémissante -, je la rencontrai encore il y a peu. Je me trouvais dans une rue un peu courbe, de la banlieue que j'habite. Et, il y avait là étrangement, à la place d'autre chose que ne pouvait arrêter ma mémoire, il y avait, dis-je, cette chose, qui ne devait pas y être. Une


large vitrine au dessous d'une plaque beaucoup trop neuve, brillant immaculée, apposée au mur; sur cette plaque, s'inscrivait en caractères rigides le mot « BOULANGERIE». On pouvait apercevoir, à travers la vitrine, quelques présentoirs qui avaient bien quelque air de ressemblance - et même, à vrai dire, une assez franche similitude - avec ceux qu'on utilise souvent pour exposer des viennoiseries ou des pâtisseries écoeurantes, présentoirs sans doute placés là pour parfaire la confusion avec des lieux familiers, mais je n'étais pas dupe. Je l'étais d'autant moins que le zèle avait été poussé bien trop loin au-delà du croyable ; ainsi, plantée derrière ces fantômes de présentoirs, se dressait en position d'attente, parfaitement immobile, la boulangère! - la boulangère ... et son tablier blanc. Et tout cet assemblage, ferme mais pourtant épars! était plus évanescent que ce faux manoir tout de suite évaporé en brumes dont parla Mallarmé, plus fuyant et plus impalpable que tou les éthers; derrière, ou en lui, je ne sais, car c'était comme si l'écran nuageux, par tant de finesse, se laissait confondre avec ce qu'il ne couvrait déjà plus, comme s'il était tissé de ses déchirures même - terrible, le Néant. 46 Phénoménologie de fa vie quotidienne Déstabilisé par tant d'étrangeté, je me décidai néanmoins à entrer - je marchai sur le vide. Déjà, je me sentais comme on se sent, ou comme on croit au réveil s'être senti, dans quelque rêve très flou dont on n'oublie pas la sensation qui l'a traversé. De ce nuage qui était aussi du néant, ma tête et tout mon corps s'étaient comme calfeutrés, et la pensée même, qui sait pourtant si bien parfois glisser en lame d'airain, avec un sifflement clair mais grave, et ma pensée même était ce nuage, ce gaz qui s'étendait comme selon la loi physique des gaz parfaits. Toute la matière avait fondu ou s'était peut-être sublimée, en tout cas elle s'était crevée à cet instant, pour disparaître. Je parvins enfin, à force de flottement, jusqu'en face de la tranquille boulangère, qui poussa son impossible rôle jusqu'à me demander, musique terrible d'une candeur diabolique - car le diable excelle dans les airs candides - ce que je désirais. Sa question me fit tressaillir. Je ne pouvais regarder alentour, tout ce néant m'aveuglait au-delà du supportable. Je compris vite que la seule présence qui pût absorber mon regard, le retenir un peu, au lieu de l'imperméablement renvoyer, que l'unique îlot d'existence qui pût me sauver de tout cet effondrement, plutôt! de cet effondrement de tout, était cette femme, déguisée en boulangère, son visage et ses bras, seuls émergeant du fallacieux costume. Je lui trouvai soudain quelque charme espagnol qui me troubla un peu, mais combien moins que tout ce néant dans lequel j'avais failli me noyer! Enfin, un existant, de la forme et de la substance, aussi... un être-là qui ne s'évanouît pas immédiatement ailleurs. Je pensai: cette femme, qui se tient là en face de moi, au milieu de tout ce Rien, de tout cet abîme attifé à la va-vite en simulacre de boulangerie, il est impossible qu'elle croie à ce décor de carton-pâte, à cette pénible pantomime - cette scène!, sommes-nous donc obligés de la jouer? Non ... Lui dire ... Lui dire qu'il faut cesser... «Mademoiselle, nous savons bien, n'est-ce pas?, que tout cela n'est qu'absurde fumisterie, que vous n'êtes pas une boulangère, que ceci n'est pas une boulangerie, et qu'il serait absurde que je fasse le client ... Nous avons passé l'âge de jouer à la marchande, parlons franchement et oublions tout cet affreux décor, qui ne trompe personne .. J'ignore comment vous vous êtes trouvée dans cette étrange situation, racontez moi donc, pourquoi tout cela?» Cette réplique, la seule raisonnable, et qui m'emplissait alors l'esprit comme une évidence salvatrice, je ne pus pourtant la dire, car tout mon être, encore nuageux, était incapable de répondre pratiquement, à pareille injonction de la Raison, d'autant qu'un homme était apparu derrière, grotesquement déguisé en boulanger, me faisant craindre que cette mauvaise pièce de théâtre se transformât en vaudeville, bouquet final à une insolence qui avait déjà trop duré. Je bredouillai donc, absurdité !, la demande immotivée d'un nombre parfaitement aléatoire de baguettes de pain, renvoyant à plus tard l'éclaircissement de cette affaire. Toujours dubitatif, me prenant presque au jeu désormais, par un vice qui m'était inconnu, je déposai quelques pièces de monnaie - pour voir si cette scène pataphysique était vraiment décidée à suivre son cours. Elle l'était, et je regrettai un peu mon mensonge, car enfin, je voulais la vérité, non du pain. je sortis donc, étourdi et rêveur après pareil événement. On me fit remarquer, à mon retour, que le nombre de baguettes que j'avais achetées (je n'imaginais guère que ce qui s'était déroulé à l'instant portât même un nom) était singulièrement inadapté. je racontai alors mon aventure, puis, ne m'étant pas fait comprendre, seul, j'y songeai. Ce que j'avais senti là était vrai, cela ne souffrait aucun doute. Cette expérience révélait de façon brutale l'irréalité de ce monde, l'abstraction réalisée qu'est le Spectacle. Toute la dimension métaphysique, donc totale et emplissant jusqu'à la sphère de l'existentiel, de ce concept m'était apparue clairement dans ce mode de dévoilement particulier, et qui ne peut apparaître pour ce qu'il est vraiment, c'est-à-dire comme quelque chose de réellement étrange, posant problème, et même finalement dont l'essence même est l'étrangeté absolue, qu'en tant qu'il est vécu comme expérience, comme phé47 Tiqqun nomène. L'habitude est ce qui fait oublier le phénomène en tant que phénomène, c'est-à-dire le suprasensible - dois-je ajouter que la fameuse affirmation de Hegel prenait là, elle aussi, une concrétude fulgurante, la puissance d'une révélation? Et pourtant, l'habitude est précisément le moyen caractéristique de la métaphysique marchande, sa manifestation, qui ne manifeste jamais que l'oubli de son caractère de manifestation ... C'est pour cela que l'intuition


saillante de l'Absence révèle aussi qu'elle est déjà dépassée comme telle, puisqu'elle se présente comme manifestation de l'oubli de la manifestation, en tant que tel, c'est-à-dire comme dévoilement du mode de dévoilement marchand, comme dévoilement du Spectacle. Quand elle se donne à voir ainsi, l'Absence n'est déjà plus un creux, une pure absence. Elle est une affirmation positive du Monde sur lui-même. Elle est précisément le retour de toute réalité, et déjà la possibilité de sa réappropriation. Ce tourbillon de paradoxes révélait à quel point mon expérience était métaphysique-critique. Je songeais aussi à des sensations semblables, je m'essayais à une classification presque zoologique des diverses textures que peut manifester le phénomène, de la mi-vaporeuse, mi-liquide, mélancolie à cet autre état où tout est, au contraire, marqué au sceau d'une concrétude si massive qu'elle en est surprenante (et la réalité est alors sensiblement trop concrète pour ne pas se révéler encore comme, en fait, abstraite jusqu'au délire). Toutes ces expériences magiques-circonstancielles sont à l'évidence inaccessibles au Bloom qui ignore la solitude, ce qui est souvent son cas. Nos contemporains, pour la plupart, obvient habituellement à de telles perceptions sans appel du Néant, qui est aussi leur néant, notre néant de Bloom !, et qui les terrifient, en se massant les uns contre les autres, en de sordides accumulations qu'ils osent parfois même appeler amitié, ce grand mot puissant que les pires cafards n'ont plus peur d'écraser de leurs pieds immondes, quand ils ne disent pas plus crûment qu'ils traînent ensemble. Il y a aussi quelques outils qui offrent un tel service d'oubli, de façon équivalente à cette fallacieuse proximité: télévision, Walk-man, chaîne hi-fi ou poste de radio allumé « pour faire un fond sonore»", etc. Enfin, quand il apparaît quand même, ce Diable qu'est la métaphysique critique, malgré toutes les précautions du Bloom, ce dernier peut toujours tenter une ultime falsification, par l'emploi rassurant d'un mot dénué de sens, inventé ou récupéré pour de pareils cas: stress, fatigue j dans les cas où le Diable rentre même par la fenêtre, dépression, ou enfin, si le Bloom en question se pique de New-Agisme ou autre jeune-coolisme, il pourra, plutôt que de nier directement ce phénomène comme phénomène, l'extérioriser et le mettre en équivalence générale sur le marché du psychédélisme, en tant qu'expérience purement subjective!, c'est-à-dire le transformer en mauvaise substantialité, en le qualifiant simplement de trip. Il va de soi que cette courte liste de divertissements est largement non exhaustive. Toutes ces attitudes ébauchent négativement un terrain, qu'il faudrait préciser plus avant et positivement, et qui serait celui d'une attitude métaphysique-critique. A y regarder de plus près, celle-ci apparaît comme une sorte d'unité entre, d'une part, la pratique d'une dialectique conceptuellement puissante, et, d'autre part, une certaine attention existentialiste, un certain laisser-être, aussi. Ces deux approches loin d'être inconciliables s'incarnent unies chez celui qui sait concevoir et sentir le devenir, qui sait la pensée comme science au sens où l'entendait Hegel, qui sait la détermination de la Figure, en même temps qu'il est assez attentif pour s'arrêter sur certains moments, avant leur suppression, jusqu'à en épuiser le contenu, jusqu'à s'y immerger (c'est ce qu'avaient déjà senti les surréalistes, mais qu'ils avaient différemment explicité - on pourra comparer avec ce que résumait André Breton de l'attitude surréaliste, dans L'Amour Fou). Il s'agit de considérer le Regard comme expérience, ____________________________________________________ 1. Pour nous, loin de considérer pareille expérience comme simplement subjective, nous affirmons au contraire son caractère objectif et éminemment politique. 48 Phénoménologie de la vie quotidienne et donc comme une certaine tension entre deux moments successifs: le premier moment est la sensation du phénomène, le second son dévoilement comme phénomène. Quand on lui montre la lune, le métaphysicien-critique regarde d'abord la lune, puis le doigt. Le phénomène se donne d'abord en-soi, puis pour-soi, et l'être-pour-soi vient fonder l'être-en-soi. Le Paraclet ne vient jamais tout de suite et il est toujours déjà là. Cette attitude métaphysiquecritique, explosante fixe, cette mue du regard, qui n'est pas aveugle, ne peut vraiment s'atteindre et se connaître ellemême comme telle que par le partage de toutes ces sensations, de leur analyse, ces expériences elles-mêmes fussentelles ou dussent-elles être vécues solitairement. D'où cette rubrique de phénoménologie de la vie quotidienne, qui sera permanente, jusqu'à nouvel ordre.

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Thèses sur le Parti Imaginaire

La signification politique et morale de la pensée n'apparaît que dans les rares moments de l'histoire où «tout partant en miettes, le centre ne peut plus être le soutien et la simple anarchie se répand par le monde»; où «les meilleurs n'ont plus de conviction, tandis que les médiocres sont pleins d'une intensité passionnée». A ces moments cruciaux, la pensée cesse d'être une affaire marginale aux questions politiques. Quand tout le monde se laisse entraîner sans réfléchir par ce que le nombre fait et croit, ceux qui pensent se retrouvent comme à découvert, car leur refus de se joindre aux autres est patent et devient alors une sorte d'action. HANNAH ARENDT, Considérations morales.

I

Le Parti Imaginaire est la forme particulière qu'assume la Contradiction dans la période historique où la domination s'impose comme dictature de la visibilité et dictature dans la visibilité, en un mot comme Spectacle. Parce qu'il n'est d'abord que le «parti» négatif de ta négativité, et parce que la sorcellerie, du


Spectacle consiste, faute de pouvoir les liquider, à rendre invisibles en tant que telles les expressions de la négation - et cela vaut aussi bien pour la liberté en acte que pour la souffrance ou la pollution -, son caractère le plus remarquable est justement d'être réputé inexistant ou, pour être plus exact, imaginaire. C'est pourtant de lui, et exclusivement de lui, que l'on parle sans discontinuer, puisqu'il est ce qui chaque jour fait un peu plus visiblement défaut au bon fonctionnement de la société. Mais on a garde de prononcer son nom - pourrait-on prononcer son nom, de toute façon? -, comme on craignait d'invoquer le Diable. Et en cela, on fait bien: dans un monde qui est si manifestement devenu un attribut de l'Esprit, l'énonciation a fâcheusement tendance à devenir performative. Inversement, l'évocation nominale, ici même, du Parti Imaginaire vaut aussi bien comme son acte de constitution. Jusqu'à présent, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'il soit nommé, il ne pouvait être plus que ce qu'était le prolétariat classique avant de se connaître comme prolétariat: une classe de la société civile qui n'est pas une classe de la société civile, qui en est plutôt la dissolution. Et en effet, il ne se compose à ce jour que de la multitude négative de ceux qui n'ont pas de classe, et ne veulent pas en avoir, de la foule solitaire de ceux qui se sont réapropriés leur non-appartenance fondamentale à la société marchande sous la forme d'une non-participation volontaire à celle-ci. Dans un premier temps, le Parti Imaginaire se présente donc simplement comme la communauté de la défection, le parti de l'exode, la réalité fuyante et paradoxale d'une subversion sans sujet. Mais cela n'est pas plus son essence que l'aube n'est l'essence du jour. La plénitude de son devenir est encore à venir et ne peut apparaître que dans son rapport vivant avec ce qui l'a produit, et qui maintenant le nie. «Celui-là seul qui a vocation et volonté de faire naître le futur peut voir la vérité concrète du présent» (Lukàcs, Histoire et conscience de classe). 50 Thèses sur le Parti Imaginaire

II Le Parti Imaginaire est le parti qui tend à devenir réel, incessamment. Le Spectacle n'a pas d'autre ministère que d'obvier sans relâche à sa manifestation comme tel, c'est-à-dire à son devenir-conscient, c'est-à-dire à son devenir-réel; car alors, il devrait admettre l'existence de cette négativité dont il est, en tant que parti positif de la positivité, la dénégation perpétuelle. Il est ainsi dans l'essence du Spectacle de donner le camp adverse pour un résidu négligeable, d'en faire une non-valeur totale et, ce qui revient au même, de le déclarer criminel et inhumain dans son ensemble, sous peine de devoir se reconnaître luimême pour un criminel et un monstre. C'est pourquoi il n'y a, au fond, dans cette société, que deux partis: le parti de ceux qui prétendent qu'il n'y a qu'un seul parti, et le parti de ceux qui savent qu'en vérité il y en a deux. A ce constat déjà, on saura reconnaître le nôtre. III C'est à tort que l'on réduit la guerre à l'événement brut de l'affrontement, mais pour des raisons qui s'expliquent sans mal. Certainement, il serait tout à fait dommageable à l'ordre public que celle-ci soit appréhendée pour ce qu'elle est réellement: l'éventualité suprême dont la préparation et l'ajournement travaillent intérieurement, en un mouvement continuel, tout groupement humain, et dont la paix n'est au fond qu'un moment. Il en va identiquement de la guerre sociale dont les batailles peuvent demeurer, à leur paroxysme, parfaitement silencieuses et, pour ainsi dire, blanches. A peine les devine-t-on à un soudain regain de l'aberration dominante. Renseignements pris, il faut reconnaître que les affrontements sont exagérément rares, comparés aux pertes. IV C'est en appliquant à ce cas d'espèce son axiome fondamental d'après lequel ce qui n'est pas vu n'existe pas - esse est percipi - que le Spectacle peut maintenir l'illusion exorbitante et planétaire d'une fragile paix civile dont le perfectionnement exigerait qu'on le laisse étendre en tous domaines sa gigantesque campagne de pacification des sociétés et de neutralisation de leurs contradictions. Mais son échec prévisible est inscrit logiquement dans ce simple fait que cette cam51 Tiqqun pagne de pacification est encore une guerre - certainement la plus effroyable et la plus destructrice qui ait jamais été, car menée au nom de la paix. C'est d'ailleurs un des traits les plus constants du Spectacle qu'il ne parle de guerre que dans un langage où le mot «guerre» ne paraît plus et où il n'est question que d'«opérations humanitaires», de «sanctions internationales», de «maintien de l'ordre», de «sauvegarde des droits de l'Homme», de lutte contre le «terrorisme», les «sectes», l' «extrémisme» ou la «pédophilie» et par-dessus tout, de «processus de paix». L'adversaire ne porte plus le nom d'ennemi, mais en revanche il est mis hors la loi et hors l'humanité pour avoir rompu et perturbé la paix; et chaque guerre menée aux fins de conserver ou d'étendre des positions de force économiques ou stratégiques aura à faire appel à une propagande qui la transformera en croisade ou en dernière guerre de l'humanité. Le mensonge sur lequel le Spectacle repose exige qu'il en soit ainsi. Ce non-sens révèle d'ailleurs une cohérence systématique et une logique interne étonnantes, mais il n'est pas jusqu'à ce système prétendu


apolitique et même antipolitique en apparence qui ne serve les configurations d'hostilités existantes ou qui ne provoque de nouveaux regroupements en amis etennemis, car lui non plus ne saurait échapper à la logique du politique. Celui qui ne conçoit pas la guerre ne conçoit pas son temps.

v

La société marchande n'a depuis sa naissance jamais renoncé à sa haine absolue du politique, et c'est bien en ceci que réside sa plus grande contrariété que le projet de l'éradiquer soit lui-même encore politique. Elle veut bien parler de droit, d'économie, de culture, de philosophie, d'environnement et même de politique, mais jamais du politique, domaine de la violence et des antagonismes existentiels. En fin de compte, la société marchande n'est rien d'autre que l'organisation politique de la négation déchaînée du politique. Invariablement, cette négation prend la forme d'une naturalisation, dont l'impossibilité se trouve dénoncée de façon tout aussi invariable par des crises périodiques. L'économie classique et le siècle de libéralisme qui lui correspond (1815-1914) ont constitué une première tentative, et un premier échec, de cette naturalisation. La doctrine de l'utilité, le système des besoins, le mythe d'une autorégulation «naturelle» des marchés, l'idéologie des droits de l'homme, la démocratie parlementaire sont à ranger au nombre des moyens, qui furent mis en oeuvre dans ce temps, à cette fin. Mais c'est indiscutablement dans la période historique qui s'ouvre en 1914 que la naturalisation de la domination marchande revêt sa forme la plus radicale: le Biopouvoir. Dans le Biopouvoir, la totalité sociale qui s'autonomise peu à peu en vient à prendre en charge la vie même. Par un côté, on assiste à une politisation du biologique: la santé, la beauté, la sexualité, l'énergie mobilisable de chaque individu relèvent chaque année plus nettement de la responsabilité gestionnaire de la société. Par un autre côté, c'est une biologisation du politique qui s'opère: l'écologie, l'économie, la répartition générale du «bien-être» et des «soins», la croissance, la longévité et le vieillissement de la population s'imposent comme les principaux chapitres auxquels se mesure l'exercice du pouvoir. Cela, bien entendu, n'est que l'apparence du processus, non le processus lui-même. Ce dont il s'agit en réalité, c'est d'appuyer sur la fausse évidence du corps et de la vie biologique le contrôle total des comportements, des représentations et des rapports entre les hommes, c'est-à-dire, au fond, de forcer en chacun l'assentiment au Spectacle au moyen d'un supposé instinct de conservation. Parce qu'il fonde sa souveraineté absolue sur l'unité zoologique de l'espèce humaine et sur le continuum immanent de la production et de la reproduction de la «vie», le Biopouvoir est cette tyrannie essentiellement meurtrière qui s'exerce sur chacun au nom de tous et de la «nature». Toute hostilité à cette société, que ce soit celle du criminel, du déviant __________________________________________________________________________ EVIDEMMENT! : «C'est la délinquance qui devient socialisante et non les institutions.» (Le Monde, mardi 9 juin 1998) 52 Thèses sur le Parti Imaginaire ou de l'ennemi politique, doit être liquidée, car elle va contre l'intérêt de l'espèce, et plus particulièrement de l'espèce en la personne même du criminel, du déviant et de l'ennemi politique. Et c'est ainsi que chaque nouveau diktat qui restreint un peu plus des libertés déjà dérisoires prétend protéger chacun contre lui-même, en opposant à l'extravagance de sa souveraineté l'ultima ratio de la vie nue. «Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font», dit le Biopouvoir, et il sort sa seringue. Certes, la vie nue a toujours été le point de vue d'où le nihilisme marchand considérait l'homme, point de vue d'où la vie humaine cesse d'être distincte de la vie animale. Mais c'est à présent toute manifestation de la transcendance, dont la politique est une forme fracassante, toute velléité de liberté, toute expression de l'essence métaphysique et de la négativité des hommes qui est traitée comme une maladie qu'il importe, pour le bonheur général, de supprimer. Le penchant révolutionnaire, pathologie endémique dont une campagne pourtant permanente de vaccination n'est pas encore venue à bout, s'explique certainement par la conjonction malheureuse d'une hérédité à risque, de taux hormonaux excessifs et de l'insuffisance d'un certain neuro-médiateur. Il ne peut y avoir de politique au sein du Biopouvoir, mais seulement contre le Biopouvoir. Parce que le Biopouvoir est la négation achevée du politique, la politique véritable doit commencer par s'affranchir du Biopouvoir, c'est-à-dire le révéler comme tel. VI Dans le Biopouvoir, c'est donc sa dimension physique qui échappe à l'homme, se dresse en face de lui et l'opprime : et c'est précisément en cela que le Biopouvoir est un moment du Spectacle, tout comme le physique est un moment du métaphysique. C'est donc une nécessité de fer qui, au travers même du détail en apparence le plus simple, le plus immédiat, le plus matériel, le corps, condamne la contestation présente à se placer sur le plan métaphysique, ou n'être rien. Aussi ne peut-elle être comprise, ni même aperçue de l'intérieur du Spectacle ou du Biopouvoir, comme au reste tout ce qui relève du Parti Imaginaire. Pour l'heure, son attribut principal est son invisibilité de fait au sein du mode de dévoilement marchand qui est assurément métaphysique, mais d'une métaphysique tout à fait singulière qui est la négation de la métaphysique, et d'abord d'elle-même comme métaphysique. Mais, le Spectacle ayant horreur du vide, il ne peut se borner à nier l'évidence massive de ces hostilités d'un nouveau type qui agitent toujours plus violemment le corps social, il faut en outre qu'il les masque. Il revient donc en propre aux multiples forces de l'occultation d'inventer des pseudo-conflits toujours plus vides, toujours plus


fabriqués et eux-mêmes toujours plus violents, quoiqu'anti-politiques. C'est sur ce sourd équilibre de la Terreur que repose le calme apparent de toutes les sociétés du capitalisme tardif. VII En ce sens, Je Parti Imaginaire est le parti politique, ou plus exactement le parti du politique, puisqu'il est le seul à désigner comme foyer de cette société le travail métaphysique d'une hostilité absolue, c'est-àdire l'existence en son sein d'une véritable scission. Par là, il prend aussi le chemin d'une politique absolue. le Parti Imaginaire est la forme que revêt le politique à l'heure de l'effondrement des ÉtatsNations, dont nous savons, dorénavant, qu'ils sont mortels. Il rappelle dramatiquement à tout État qui n'a pas la démence, ou la vigueur, de se vouloir total que l'espace politique n'est, dans sa réalité, pas distinct de l'espace physique, social, culturel, etc., qu'en d'autres termes et selon une vieille formulation, tout est politique, ou du moins, l'est en puissance. A ce point, le politique apparaît plutôt comme le Tout de ces espaces que le libéralisme croyait pouvoir, prédicat suivant prédicat, fragmenter. L'ère du Biopouvoir est le moment où, la domination en venant à s'appliquer à même le corps, c'est jusqu'à la physiologie individuelle qui prend un caractère politique, en dépit du risible alibi de la naturalité biologique. le politique est alors plus que jamais l'élément total, existentiel, métaphysique dans lequel se meut la liberté humaine. 53 Tiqqun

VIII Nous assistons, en ces jours assombris, à la phase finale de la décomposition de la société marchande, dont nous convenons qu'elle n'a que trop duré. C'est à l'échelle planétaire que nous voyons diverger dans des proportions toujours plus énormes la carte de la marchandise et les territoires de l'Homme. Le Spectacle met en scène un chaos mondial, mais ce «chaos» ne manifeste que l'inaptitude désormais avérée de la vision économique du monde à rien saisir de la réalité humaine. Il est devenu évident que la valeur ne mesure plus rien: les comptabilités tournent à vide. Le travail lui-même n'a plus d'autre objet que de satisfaire l'universel besoin de servitude. Et c'est jusqu'à l'argent qui a fini par se laisser gagner par le vide qu'il propageait. Dans le même temps, la totalité des vieilles institutions bourgeoises, qui reposaient sur les principes abstraits de l'équivalence et de la représentation, sont entrées dans une crise dont elles semblent trop fatiguées pour pouvoir se remettre: la Justice ne parvient plus à juger, l'Enseignement à enseigner, la Médecine à soigner, le Parlement à légiférer, la Police à faire respecter la loi, ni même la Famille à élever les enfants. Certes, les formes extérieures de l'édifice ancien demeurent, mais toute vie l'a définitivement quitté. Il flotte dans une intemporalité toujours plus absurde et plus perceptible. Pour tromper la montée du désastre, il lui arrive encore, de temps à autre, d'arborer ses symboles de parade, mais nul ne les comprend plus. leur magie ne fascine plus que ses magiciens. Ainsi, l'Assemblée Nationale est devenue un monument historique, qui n'excite plus que la curiosité stupide des touristes. Le Vieux Monde offre à notre vue le paysage désolant de ruines neuves et de carcasses mortes, qui attendent une démolition qui ne vient pas et pourraient encore l'attendre dans l'éternité, s'il ne devait venir à personne l'idée de l'entreprendre. Jamais on eut le projet de tant de fêtes, jamais aussi leur enthousiasme ne parut plus faux, plus feint et plus forcé. Même les plus grossières réjouissances ne parviennent plus à se déprendre d'un certain air de tristesse. Contre toute apparence, le dépérissement de l'ensemble n'est pas tant dans ce qu'organe après organe, il se décompose et se corrompe, ni, au reste, dans quelque autre phénomène positivement observable, mais plutôt dans l'indifférence générale que ce fait déchaîne; indifférence qui procure le net sentiment que nul ne se juge concerné par lui, ni n'est décidé en quelque façon à y porter remède. Et comme «devant le sentiment de l'ébranlement de toutes choses, ne rien faire que d'attendre patiemment et aveuglément l'écroulement du vieil édifice plein de fissures et attaqué dans ses racines et se laisser écraser par l'échafaudage croulant est contraire à la sagesse autant qu'à la dignité» (Hegel), on voit, à certains signes que ne permet pas de déchiffrer le mode de dévoilement spectaculaire, se préparer l'Exode inévitable hors «du vieil édifice plein de fissures». Déjà, des masses d'hommes silencieux et solitaires apparaissent, qui choisissent de vivre dans les interstices du monde marchand et refusent de participer à quoi que ce soit qui ait rapport avec lui. Ce n'est pas seulement que les charmes de la marchandise les laissent obstinément froids, c'est qu'ils portent de surcroît une inexplicable suspicion sur tout ce qui les lie à l'univers qu'elle a façonné, et qui maintenant s'effondre. En même temps, les dysfonctionnements toujours plus patents de l'Etat capitaliste, devenu incapable d'aucune intégration à la société sur laquelle il s'érige, garantissent en son sein la subsistance nécessairement temporaire d'espaces d'indétermination, de zones autonomes toujours plus vastes et toujours plus nombreuses. Il s'ébauche là tout un ethos, tout un monde infraspectaculaire qui semble un crépuscule, mais qui en vérité est une aube. Des formes de vie apparaissent dont la promesse va bien au-delà de la décomposition. A bien des égards, cela ressemble à une expérience massive de l'illégalité et de la clandestinité. C'est des moments où l'on y vit déjà comme si ce monde n'existait plus. Pendant ce temps, et comme une confirmation de ce mauvais présage, nous voyons se multiplier les crispations et les raidissements désespérés d'un ordre qui se sent mourir. On parle de réforme de la République, quand c'est le temps des républiques qui a passé. On parle encore de la couleur des drapeaux, quand c'est l'ère des drapeaux elle-même qui est révolue. Tel est le spectacle grandiose et mortel qui se dévoile à qui ose considérer son temps du point de vue de sa négation, c'est-à-dire du point


de vue du Parti Imaginaire. 54 Thèses sur le Parti Imaginaire

IX La période historique dans laquelle nous entrons doit être un temps d'extrême violence et de grands désordres. L'état d'exception permanent et généralisé est la seule façon dont puisse se maintenir la société marchande, quand elle a achevé de saper ses propres conditions de possibilité pour s'installer durablement dans le nihilisme. Certes, la domination a encore pour elle la force - la force physique comme la force symbolique -, mais elle n'a plus que cela. En même temps que le discours de sa critique, cette société a perdu le discours de sa justification. Elle se trouve là devant un gouffre, qu'elle découvre être son coeur. Et c'est cette vérité partout sensible qu'elle travestit sans arrêt en embrassant à tout propos le «langage de la flatterie» où, «le contenu du discours que l'esprit tient de soi-même et sur soimême est la perversion de tous les concepts et de toutes les réalités, est la tromperie universelle de soimême et des autres, et l'impudence d'énoncer cette tromperie est pour cela la plus haute vérité», et où « la simple conscience du vrai et du bien ... ne peut rien dire, à cet esprit qu'il ne-sache et ne dise luimême». Dans ces conditions, «si la conscience simple enfin réclame la dissolution de tout ce monde de la perversion, elle ne peut toutefois demander à l'individu de s'écarter de ce monde, car Diogène même dans le tonneau est conditionné par lui; d'ailleurs cette exigence posée à l'individu singulier est précisément ce qui passe pour le mal, car le mal consiste à se soucier de soi-même en tant que singulier ... L'exigence de cette dissolution ne peut que s'adresser à l'esprit même de la culture». On reconnaît là la description vraie du langage que parle désormais la domination dans ses formes les plus avancées, quand elle a incorporé à son discours la critique de la société de consommation, du spectacle et de leur misère. La «culture Canal+» et l' «esprit Inrockuptibles» en donnent, pour la France, des exemples passagers, mais significatifs. C'est plus généralement le langage scintillant et sophistiqué du cynique moderne, qui a définitivement identifié tout usage de la liberté à la liberté abstraite de tout accepter, mais à sa manière. Dans sa solitude bavarde, la conscience aiguë de son monde s'enorgueillit de sa parfaite impuissance à le changer. Elle se trouve même mobilisée de façon maniaque contre la conscience de soi et contre toute quête de substantialité. Un tel monde, qui «sait tout comme devenu étranger à soi, sait l'être-pour-soi séparé de l'être-en-soi, ou ce qui

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Umberto Boccioni, Stati d'animo 1: Quelli che restano (1911)

Tiqqun est visé et le but séparés de la vérité» (Hegel), qui, en d'autres termes, tout en dominant effectivement, s'est attaché au luxe de reconnaître ouvertement sa domination comme vaine, absurde et illégitime, n'appelle contre lui, et comme unique réponse à ce qu'il énonce, que la violence de ceux qui, ayant été dépouillés par lui de tout droit, puisent leur droit dans l'hostilité. On ne peut plus régner innocemment. X A ce stade, la domination, qui sent la vie inexorablement lui échapper, devient folle et prétend à une tyrannie dont elle n'a plus les moyens. Le Biopouvoir et le Spectacle correspondent, comme des moments complémentaires, à cette ultime radicalisation de l'aberration marchande qui semble son triomphe et prélude sa perte. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit d'éradiquer de la réalité tout ce qui, en elle, excède sa représentation. A la fin, un arbitraire déchaîné s'attache à cet édifice en ruine qui entend tout régenter et anéantir sans délai tout ce qui oserait se donner une existence indépendante de lui. Nous en sommes là. La société du Spectacle est devenue intraitable sur ce point: il faut participer au crime collectif de son existence, nul ne doit pouvoir prétendre lui demeurer extérieur. Elle ne peut plus tolérer l'existence de ce colossal parti de l'abstention qu'est le Parti Imaginaire. Il faut «travailler», c'est-à-dire se tenir à tout instant à sa disposition, être mobilisable. Pour parvenir à ses fins, elle use dans une mesure égale des moyens les plus grossiers, comme la menace de la faim, et les plus sournois, comme la Jeune-Fille. La rengaine fanée de la «citoyenneté», qui se répand à propos de tout et de n'importe quoi, exprime la dictature de ce devoir abstrait de participation à une totalité sociale qui s'est de toute façon autonomisée. C'est ainsi, du fait même de cette dictature, que le parti négatif de la négativité en vient petit à petit a s'unifier, et qu'il acquiert un contenu positif. Car les éléments de la multitude des indifférents qui s'ignoraient mutuellement et qui ne pensaient être d'aucun parti, se trouvent tous également en butte à une dictature unique et centrale, la dictature du Spectacle, sont le salariat, la marchandise, le nihilisme ou l'impératif de visibilité ne sont que des aspects partiels. C'est donc la domination elle-même qui leur impose, à eux qui se seraient volontiers contentés d'une existence flottante, de se reconnaître pour ce qu'ils sont: des rebelles, des Waldgänger. «L'ennemi contemporain ne cesse d'imiter l'armée du pharaon: il pourchasse les fuyards, les déserteurs, mais ne parvient jamais à les précéder ou à les affronter» (Paolo Virno, Miracle, virtuosité et déjà-vu). Dans le cours de cet exode, des solidarités inédites se constituent, amis et frères se rassemblent derrière les nouvelles lignes de front qui se dessinent, l'opposition formelle entre le Spectacle


et le Parti Imaginaire devient concrète. Il se développe ainsi, parmi ceux qui prennent acte de leur marginalité essentielle, un puissant sentiment d'appartenance à la non-appartenance, une sorte de communauté de l'Exil. le sensation simple de l'étrangeté à ce monde se mue, au gré de ces circonstances, en intimité avec l'étrangeté. La fuite qui n'était qu'un fait devient une stratégie. Or «la fuite, dit le trente-sixième stratagème, est la suprême politique». Mais alors, le Parti Imaginaire n'est déjà plus seulement imaginaire, il commence à se connaître comme tel et marche avec lenteur vers sa réalisation, qui est sa perte. l'hostilité métaphysique à cette société a désormais cessé d'être vécue sur un mode purement négatif, ______________________________________________________________________________ L'ECHEC NECESSAIRE DE LA MOBILISATION TOTALE «Quels seraient les dangers d'une dépersonnalisation totale de l'espace? Ça accentuerait ce qui a déjà commencé, c'est-à-dire le sentiment d'avoir une place très fragile dans l'entreprise. Cela renforcerait l'idée d'être des pions, d'être interchangeables. Il faudrait se vivre comme dans la pure transition avec des relations contractuelles et éphémères. Peut-être cela aiderait-il les gens à se désillusionner, eux qui pensaient qu'avec un CDI dans une grosse structure ils étaient protégés? Mais ce changement pourrait détériorer le climat social, la cohésion de l'entreprise. Les rapports de loyauté et d'appartenance à l'entreprise, seraient très atténués.» (libération, lundi 5 octobre. 1998) 56 Thèses sur le Parti Imaginaire comme indifférence lisse à tout ce qui peut survenir, comme refus de jouer, comme mise en échec de la domination par rejet de la dénomination. Elle a pris un caractère positif et par là si parfaitement inquiétant, que le pouvoir n'a pas tort, dans sa paranoïa, de voir partout des terroristes. C'est une haine froide et blanche, comme peut l'être une angine, qui pour l'heure ne s'exprime pas ouvertement, théoriquement, mais bien plutôt par une paralysie pratique de tout l'appareil social, par une malveillance muette et obstinée, par le sabotage de toute innovation, de tout mouvement et de toute intelligence. Il n'y a nulle part de «crise», il n'y a que l'omniprésence du Parti Imaginaire, dont le centre est partout et la circonférence nulle part, puisqu'il opère sur le même territoire que le Spectacle. XI Chacun des échecs de cette société doit donc être compris positivement comme l'oeuvre, du Parti Imaginaire, comme l'oeuvre de la négativité, c'est-à-dire de l'humain: dans une telle guerre, tout ce qui nie l'un des partis, ne fût-ce que subjectivement, rallie objectivement l'autre. La radicalité des temps impose ses conditions. Quoi qu'en ait le Spectacle, la notion de Parti Imaginaire est ce qui rend visible la nouvelle configuration des hostilités. Le Parti Imaginaire revendique la totalité de ce qui en pensées, en paroles ou en actes conspire à la destruction de l'ordre présent. Le désastre est son fait. XII Jusqu'à un certain point, le Parti Imaginaire correspond au spectre, à la présence invisible, au retour fantasmé de l'Autre dans une société où toute altérité a été supprimée, la mise en équivalence séparée de tout l'ayant généralisée. Mais ce mauvais rêve, cette idée de suicide qui passe par la tête du Spectacle, ne peut tarder, eu égard au caractère lui-même imaginaire de la production sociale présente, à engendrer sa réalité comme conscience devenant pratique, comme conscience immédiatement pratique. Le Parti Imaginaire est l'autre nom de la maladie honteuse dû pouvoir ébranlé: la paranoïa, que Canetti a trop vaguement définie comme «la maladie de la puissance». Le déploiement désespéré et planétaire de dispositifs de contrôle de l'espace public toujours plus massifs et plus sophistiqués matérialise de façon piquante la folie asilaire de la domination blessée, qui poursuit encore le vieux rêve des Titans, celui d'un Etat universel, quand 'elle n'est plus qu'un nain parmi les autres, et malade avec ça. Dans cette phase terminale, elle ne parle plus que de lutte contre le terrorisme, la délinquance, l'extrémisme et la criminalité, puisqu'il lui est constitutivement interdit de mentionner explicitement l'existence du Parti Imaginaire, Cela représente d'ailleurs pour elle, dans le combat, un handicap certain, car elle ne peut désigner à la haine de ses fanatiques «l'ennemi véritable qui insuffle un courage infini» (Kafka). XIII Il faut cependant reconnaître que cette paranoïa ne manque pas de raisons, eu égard à la direction du développement historique. C'est un fait qu'au point où nous sommes arrivés dans le processus de socialisation de la société, chaque acte individuel de destruction constitue un acte de terrorisme, c'est-àdire qu'il vise objectivement la société tout entière. Ainsi, à l'extrême, du suicide, qui manifeste dans un geste ou la mort et la liberté se confondent, ce qui borne, suspend et annule la souveraineté du Biopouvoir, et qui acquiert par là le sens d'une atteinte directe à la domination, qui se voit ainsi ravir une belle force de consommation, de production et de reproduction de son monde. De même, quand la loi ne repose plus sur rien 57 Tiqqun d'autre que son édiction, c'est-à-dire sur la force et l'arbitraire, quand celle-ci entre dans une phase de


prolifération autonome, et par-dessus tout, quand aucun ethos ne lui est plus substance, alors tout crime doit être compris comme une contestation totale d'un ordre social solidement ruiné. Tout meurtre n'est plus le meurtre d'une personne particulière - si tant est qu'une chose comme une «personne particulière» soit encore possible - mais pur meurtre, sans objet ni sujet, sans coupable ni victime. Il est immédiatement un attentat contre la loi, qui n'existe pas, mais qui veut régner partout. Désormais, les plus menues infractions ont changé de sens. Tous les crimes sont devenus des crimes politiques, et c'est cela précisément que la domination doit à toute force occulter pour voiler à tous qu'une époque a passé, que la violence politique, cette enterrée vive, vient demander des comptes sous des formes qu'on ne lui connaissait pas. Ainsi donc, c'est flanqué d'un certain caractère de terrorisme aveugle que se manifeste le Parti Imaginaire, pour ce dont le Spectacle peut en avoir l'intuition. Certes,on peut l'interpréter comme le moment de l'intériorisation par toutes les sociétés marchandes développées de la négation qu'elles tenaient dans l'extériorité illusoire mais cathartique du «socialisme réellement existant», c'est là cependant son aspect le plus superficiel. Il est aussi loisible à chacun d'en diminuer le caractère insolite en constatant qu'en règle générale «une unité politique ne peut exister que sous la forme d'une res publica, de la publicité, et qu'elle se trouve remise en cause chaque fois que se crée en elle un espace de non-publicité qui soit un désaveu effectif de cette publicité». Il n'est certes pas rare, alors, que certains prennent le parti de «disparaître dans l'ombre, mais transformer l'ombre en espace stratégique d'où partiront les attaques qui détruiront le lieu où jusqu'ici l'imperium s'est manifesté, qui démantèleront la vaste scène de la vie publique officielle, ce qu'une intelligence technocratique ne saurait organiser» (Carl Schmitt, Théorie du partisan). C'est une, tentation constante, en effet, de concevoir l'existence positive du Parti Imaginaire sous la seule espèce familière de la guérilla, de la guerre civile, de la guerre de partisans, d'un conflit sans front précis ni déclaration d'hostilités, sans armistice ni traité de paix. Et par maints aspects, il ,s'agit bien d'une guerre qui n'est rien au-delà de ses actes, de ses violences, de ses crimes et qui ne paraît pas avoir d'autre programme, à ce point; que de devenir violence consciente, c'est-à-dire consciente de son caractère métaphysique et politique. XIV Parce que le Spectacle ne peut, en vertu de l'aberration congénitale de sa vision du monde non moins que de considérations stratégiques, rien dire, rien voir, ni rien comprendre du Parti Imaginaire, dont la substance est purement métaphysique, la forme particulière sous laquelle ce dernier fait irruption dans la visibilité est la forme-catastrophe. La catastrophe est ce qui dévoile, mais ne peut être dévoilé. Par là, il faut entendre que la catastrophe n'existe que pour le Spectacle, dont elle ruine en un coup et sans retour tout le patient labeur de faire passer pour le monde ce qui n'est que sa Weltanschauung, qui se signale d'ailleurs par ceci qu'elle est incapable, comme tout ce qui est fini, de concevoir l'anéantissement. Dans chaque «catastrophe», c'est le mode de dévoilement marchand qui se trouve lui-même dévoilé et suspendu. Son caractère d'évidence y vole en éclats. La totalité des catégories dont il impose l'emploi dans l'appréhension de la réalité sautent. L'intérêt, l'équivalence, le calcul, l'utilité, le travail, la valeur sont mis en déroute par l'inassignable de la négation. Aussi le Parti Imaginaire est-il connu dans le Spectacle, comme le parti du chaos, de la crise et du désastre. _____________________________________________________________________________ Ceux qui sont les signes de quelque chose dont ils ne sont pas les porteurs: " Des adolescents, de plus en plus nombreux et jeunes, frappent à la porte d'un système qui se construit en parallèle; rejetant toutes les règles consensuelles, s'affirmant sur. l'économie de la prédation et les codes de la violence. «La nuit leur appartient», disent les policiers, exaspérés de se retrouver seuls en première ligne." (Le Monde, mardi 15 décembre 1998) 58 Thèses sur le Parti Imaginaire

XV C'est dans la mesure exacte où la catastrophe est la vérité à l'état de fulguration que les hommes du Parti Imaginaire travaillent à la faire advenir, par tous les moyens. Les axes de communication sont pour eux des cibles privilégiées. Ils savent comment des infrastructures qui «valent des milliards» peuvent être anéanties en un coup d'audace. Ils connaissent les faiblesses tactiques, les points de moindre résistance et les moments de vulnérabilité de l'organisation adverse. Ils sont d'ailleurs en mesure de choisir plus librement qu'elle le théâtre de leurs opérations et agissent au point où des forces infimes peuvent causer de grands dégâts. le plus troublant, lorsqu'on les interroge, c'est certainement qu'ils sachent tout cela, sans pourtant savoir qu'ils le savent. Ainsi, un ouvrier anonyme d'une usine d'embouteillage verse «comme ça» du cyanure dans une poignée de canettes, un jeune homme assassine un touriste au nom de la «pureté de la montagne» et signe son crime «LE MESSI» (sic), un autre brûle «sans raison apparente» la cervelle de son petit-bourgeois de père le jour de sa fête, un troisième ouvre le feu sur le Sage troupeau de ses camarades d'école, un dernier jette «gratuitement» des parpaings sur les voitures lancées à vive allure du haut des passerelles d'autoroute, quand il ne les incendie pas dans leurs parkings. Dans le Spectacle, le Parti Imaginaire n'apparaît pas comme fait d'hommes, mais d'actes étranges, au sens où les entend la tradition sabbatéenne. Ces actes eux-mêmes n'y sont cependant pas liés entre eux, mais systématiquement tenus dans l'énigme de l'exception; on n'aurait pas idée d'y voir


des manifestations d'une seule et même négativité humaine, car on ne sait pas ce que c'est que la négativité; au reste, on ne sait pas non plus ce que c'est que l'humanité, ni même si cela existe. Tout cela ressortit au registre de l'absurde, et à ce prix il n'est pas grand-chose qui n'y ressortisse pas. Par-dessus tout, le on ne veut pas voir que ce sont là autant d'attaques qui sont dirigées contre lui et son ignominie. Ainsi donc, du point de vue spectaculaire, du point de vue d'une certaine aliénation de l'état d'explicitation publique, le Parti Imaginaire se résume à un ensemble confus d'actes criminels gratuits et isolés dont les auteurs ne possèdent pas le sens, comme aussi à l'irruption périodique dans la visibilité de formes toujours plus mystérieuses de terrorisme; toutes choses qui finissent tout de même, à la longue, par produire l'impression désagréable que l'on n'est à l'abri de rien dans le Spectacle, qu'une obscure menace pèse sur l'ordonnancement vide de la société marchande. Indiscutablement; l'état d'exception s'est généralisé, Nul ne peut plus prétendre, dans un camp comme dans l'autre; à la sécurité. Cela est bien. Nous savons à présent que le dénouement est proche. «la sainteté lucide reconnaît en elle-même la nécessité de détruire, la nécessité d'une issue tragique» (Bataille, Le coupable). XVI La configuration effective des hostilités que la notion de Parti Imaginaire rend lisible est essentiellement marquée par l'asymétrie. Nous n'avons pas affaire, présentement, à la dispute de deux camps qui rivaliseraient pour la conquête d'un même trophée autour duquel, en fin de compte, ils se retrouveraient. Ici, les protagonistes se meuvent sur des plans si parfaitement étrangers l'un à l'autre qu'ils ne se rencontrent qu'en de très rares points d'intersection, et tout compte fait, au gré d'un certain hasard. Mais cette étrangeté elle-même est asymétrique: car, si pour le Parti Imaginaire, le Spectacle est sans mystère, pour le Spectacle le Parti Imaginaire doit demeurer à jamais un arcane. Il s'ensuit une conséquence stratégique de première grandeur: alors que nous pouvons sans peine désigner notre ennemi, qui est d'ailleurs par essence le désignable, notre ennemi, lui, ne peut nous désigner. Il n'y a pas d'uniforme du Parti Imaginaire, car l'uniforme est précisément l'attribut central du Spectacle. Aussi est-ce désormais tout uniforme qui doit se sentir menacé et, avec lui, ce dont il représente la devise. En d'autres termes, le Parti Imaginaire ne reconnaît que ses ennemis, non ses membres, car ses ennemis sont précisément tous ceux que l'on reconnaît. Les hommes du Parti Imaginaire, en se réappropriant leur être-Bloom, se sont réapproprié l'anonymat auquel ils ont été contraints. Ce faisant, ils retournent contre le Spectacle la 59 Tiqqun situation qu'il leur a faite et en disposent comme d'une condition d'invincibilité. D'une certaine manière, ils font payer à cette société le crime imprescriptible de les avoir spoliés de leur nom - c'est-à-dire de la reconnaissance de leur singularité souveraine et par là de toute vie proprement humaine - de les avoir exclus de toute visibilité, de toute communauté, de toute participation, de les avoir projetés dans l'indistinction de la foule, dans le néant de la vie ordinaire, dans la masse en sursis des homo sacer, et d'avoir muré à leur existence l'accès au sens. C'est de cette condition, où l'on voudrait les maintenir, que eux partent. Il est parfaitement insuffisant, en même temps que significatif d'une certaine impuissance intellectuelle, de remarquer que, dans ce terrorisme, les innocents reçoivent le châtiment «de n'être rien, d'être sans destin, d'avoir été dépossédés de leur nom par un système lui-même anonyme dont ils deviennent alors l'incarnation la plus pure. (Vu qu'ils) sont les produits finis du social, d'une socialité abstraite désormais mondialisée.» (Baudrillard). Car chacun de ces meurtres sans mobile ni victime désignée, chacun de ces sabotages anonymes constitue un acte de Tiqqun. Il exécute la sentence que ce monde a déjà prononcée contre Iui-même. Il rend au néant ce que l'Esprit avait quitté, à la mort ce qui ne vivait plus bien que se survivant, à la ruine ce qui depuis longtemps n'était plus que décombres. Et s'il fallait accepter pour ces actes l'absurde qualificatif de «gratuits», c'est parce qu'ils ne visent qu'à manifester ce qui est déjà vrai, mais encore occulté, à réaliser ce qui est déjà réel, mais non reconnu comme tel. Ils n'ajoutent rien au cours du désastre, ils prennent acte et donnent acte. XVII Que son ennemi n'ait ni visage, ni nom, ni rien qui puisse tenir lieu d'identité, qu'il se présente toujours, en dépit de ses desseins colossaux; sous la défroque d'un parfait Bloom, voilà qui est propre à déchaîner la paranoia du pouvoir. Johan Georg Elser, dont l'attentat à la bombe, à Munich, le 8 novembre 1939, n'a épargné Hitler qu'à la faveur d'un mince coup du sort, fournit le modèle de ce qui, dans les années qui viennent, va plonger la domination marchande dans un effroi toujours plus sensible. Elser est un Bloom modèle, si tant est qu'une telle expression n'énonce

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(Une escouade de CRS cherche vainement à identifier des agents du Parti Imaginaire camouflés parmi les consommateurs.)

Thèses sur le Parti Imaginaire pas une contradiction rédhibitoire. Tout, en lui, évoque la neutralité et le néant. Son absence au monde est complète, sa solitude absolue. Sa banalité elle-même est banale. La pauvreté en esprit, le défaut de


personnalité et l'insignifiance sont ses seuls attributs, mais ils ne parviennent jamais à le singulariser. Quand il raconte sa vie quelconque de menuisier, c'est sur le mode d'une impersonnalité sans fond. Rien n'éveille en lui de passion. La politique et l'idéologie le laissent également indifférent. Il ne sait ni ce qu'est le communisme, ni ce qu'est le national-socialisme, et pourtant il est ouvrier, en Allemagne, dans les années 30 de ce siècle. Et quand les «juges» l'interrogent sur les motifs d'un acte qu'il a mis un an et un soin minutieux à préparer, il ne parvient qu'à mentionner l'augmentation des prélèvements sur le salaire des travailleurs. Il déclare même qu'il n'avait pas l'intention d'éliminer le national-socialisme, mais seulement quelques hommes qu'il jugeait mauvais. C'est un tel être qui a manqué sauver le monde d'une guerre mondiale et de souffrances sans pareilles. Son projet ne reposait sur rien, que la résolution solitaire à ravager ce dont l'existence le niait, ce qui lui était indiciblement ennemi, ce qui représentait l'hégémonie du Mal. lI ne tirait son droit que de lui-même, c'est-à-dire du brisant absolut de sa decision. Le «parti de l'ordre» va devoir faire face, et fait déjà face, à la multiplication de tels actes élémentaires de terrorisme qu'il ne peut ni comprendre, ni prévoir, car ils ne s'autorisent de rien que de l'inébranlable souveraineté métaphysique, de la folle possibilité de désastre que chaque existence humaine porte en elle, fût-ce à dose infinitésimale. Rien ne peut mettre à l'abri de telles éruptions, qui visent le social en réponse au terrorisme du social, pas même la gloire. Leur cible est vaste comme le monde. Aussi, tout ce qui s'emploie à demeurer dans le Spectacle doit désormais vivre dans la terreur d'une menace d'anéantissement dont nul ne sait d'où elle émane, ni qui elle concerne et dont on peut tout juste deviner qu'elle se veut exemplaire. Dans de pareilles actions d'éclat, le défaut de but déchiffrable fait nécessairement partie du but lui-même, car c'est par là qu'elles manifestent une extériorité, une étrangeté, une irréductibilité au mode de dévoilement marchand, car c'est par là qu'elles le corrodent, Il s'agit de répandre l'inquiétude qui fait les hommes métaphysiciens et le doute qui lézarde étage après étage l'interprétation dominante du monde. C'est en vain, donc, qu'on nous prêterait de fin immédiate, si ce n'est peut-être I'espoir de provoquer une panne plus ou moins durable de l'ensemble de la machine. Rien n'est plus à même d'abolir la totalité du monde de l'aliénation administrée qu'une de ces suspensions miraculeuses où brusquement revient toute l'humanité que le Spectacle éclipse habituellement, où se défait l'empire de la séparation, où les bouches redécouvrent la parole à laquelle elles se doivent et où les hommes renaissent au regard de leurs semblables et à l'inextinguible besoin qu'ils ont d'eux. La domination met parfois plusieurs décennies à se remettre complètement d'un seul de ces moments d'intense vérité. Mais on se méprendrait gravement sur la stratégie du Parti Imaginaire en la réduisant à la poursuite de la catastrophe. On ne se méprendrait pas moins en nous prêtant l'enfantillage de vouloir pulvériser en un coup on ne sait quel quartier général où le pouvoir se trouverait concentré. On ne prend pas d'assaut un mode de dévoilement comme une forteresse, même si l'un peut utilement conduire à l'autre. Aussi, le Parti Imaginaire ne vise pas l'insurrection générale contre le Spectacle, ni même sa destruction directe et instantanée. Il agence plutôt un ensemble de conditions telles que la domination succombe au plus vite et le plus largement possible à la paralysie progressive à laquelle la condamne sa paranoïa. Quoiqu'il n'abandonne à aucun moment le dessein de l'achever lui-même, sa tactique n'est pas de l'attaquer de front, mais, dans l'acte même de se dérober, d'orienter et hâter l'issue de sa maladie. «C'est en cela qu'il est redoutable pour les détenteurs d'un pouvoir qui ne le reconnaît pas: ne se laissant pas saisir, étant aussi bien la dissolution du fait social que la rétive obstination à réinventer celui-ci en une souveraineté que la loi ne peut circonscrire» (Blanchot, La communauté inavouable). Impuissante face à l'omniprésence de ce danger, la domination, qui se sent de plus en plus seule, trahie et fragile, n'a d'autre choix que d'étendre le contrôle et le soupçon à la totalité d'un territoire dont la librecirculation demeure pourtant le principe vital. Elle peut entourer ses «gated communities» d'autant de vigiles qu'elle voudra, le sol n'en continuera pas moins de se dérober sous ses pieds. Il est dans l'essence du Parti Imaginaire d'entamer partout le fondement même de la société marchande: le crédit. Son action dissolvante ne se connaît pas d'autre limite que l'effondrement de ce qu'elle mine. 61 Tiqqun

XVIII Ce n'est pas tant le contenu des crimes du Parti Imaginaire qui tend à ruiner l'imperium de la paix sanguinaire, que leur forme. Car leur forme est celle d'une hostilité sans objet précis, d'une haine fondamentale qui jaillit, sans égard pour aucun obstacle, de l'intériorité la plus insondable, des profondeurs inaltérées où l'homme maintient un contact véritable avec lui-même. C'est pourquoi il émane d'eux une force que tout le bavardage du Spectacle ne parvient pas à endiguer. Les enfants japonais, que l'on peut à juste titre considérer comme une avant-garde éperdue du Parti Imaginaire, ont forgé des locutions verbales pour désigner ces accès de colère absolue, où quelque chose les emporte qui est eux et qui n'est pas eux, qui est bien plus qu'eux. La plus répandue d'entre elles est mukatsuku; à l'origine elle signifie «avoir la nausée», c'est-à-dire être possédé par la plus physique des sensations métaphysiques. Il y a dans cette rage spéciale quelque chose de sacré. XIX Il est cependant manifeste que le Spectacle ne peut plus à se contenter, devant ces massacres, crimes et catastrophes qui l'assiègent, devant cette masse d'inexplicable qui s'accumule, de constater l'extension


d'une béance dans sa vision du monde. Au reste, il l'exprime sans détour: «on voudrait bien que cette violence soit le fruit de la misère, de la grande pauvreté. Ce serait plus facile à admettre.» (Evénement du Jeudi, 10 septembre 1998). Comme on peut l'observer avec une désarmante régularité, son premier mouvement est d'avancer une explication à tout prix, dût-elle ruiner tout ce sur quoi il repose en théorie. Ainsi, quand le pathétique Clinton est sommé de rendre raison et de tirer les conséquences du Beau Geste de Kipland Kinkel, Bloom exemplaire sous bien des rapports, il ne trouve pas d'autre responsable que «l'influence de la culture nouvelle des films et des jeux violents». Ce faisant, il dresse le constat de la transparence, de l'insubstantialité et de la liquidation radicales du sujet par la domination marchande, et reconnaît publiquement que la tragique robinsonnade sur laquelle elle prétend se fonder, l'irréductibilité de la personne juridique, individuelle, n'est plus tenable. Il sape ingénument le principe même de la société marchande, sans lequel le droit, la propriété privée, la vente de la force de travail et jusqu'à ce qu'elle appelle «culture» relèvent tout au plus de la littérature fantastique. Le on préfère encore sacrifier tout l'édifice de sa pseudo-justification plutôt que de pénétrer les raisons et la nature de l'ennemi. Car alors, il faudrait accorder à Marx que «la coïncidence de la transformation du milieu et de l'activité humaine ou de la transformation de l'homme par lui-même ne peut être saisie et comprise rationnellement que comme praxis révolutionnaire». Puis, dans un second temps, on revient sur cet aveu, que l'on tente à présent d'effacer; c'est le moment pénible où l'on s'épuise en épilogues ridicules sur l'inexistante psychologie du Bloom qui est passé à l'acte. En dépit de ces interminables considérations, on n'arrive pas à se défendre du sentiment que c'est au fond, dans ce procès, le on lui-même qui est jugé, et la société qui tient la place de l'accusé. Il n'est que trop évident que l'origine de son geste n'est rien de subjectif, qu'il fait tout simplement pièce, dans la sainteté, à l'objectivité de la domination. A ce point, on en vient tout de même à confesser, du bout des lèvres, que c'est bien à une guerre sociale que l'on a affaire, sans préciser, cependant, à quelle guerre sociale, c'est-à-dire qui en sont les protagonistes: «les auteurs de ces coups de folie, ces nouveaux barbares, ne sont pas tous des cas sociaux. Ce sont le plus souvent des personnes très ordinaires.) (Evénement du Jeudi, 10 septembre 1998) C'est désormais cette dernière rhétorique de l'hostilité absolue, où l'ennemi que l'on a garde de nommer est déclaré barbare et rejeté hors humanité, qui tend à s'imposer de façon universelle. A preuve qu'il est dorénavant possible d'entendre, au beau milieu d'une période de supposée paix sociale, un quelconque potentat des transports publics proclamer: «nous allons à la reconquête du territoire». Et de fait, nous voyons partout se 62 Thèses sur le Parti Imaginaire répandre, sous des formes le plus souvent grimées, la certitude de l'existence d'un innommable ennemi intérieur, qui poursuivrait une action continue de sabotage; mais cette fois-ci, malheureusement, il n'y a plus de koulaks à «liquider en tant que classe». On aurait tort, alors, de ne pas souscrire au point de vue paranoïaque, qui suppose derrière la multiplicité inarticulée des manifestations du monde une volonté unique armée de noirs desseins: car dans un monde de paranoïaques, ce sont les paranoïaques qui ont raison. XX Que le Spectacle craigne d'abriter en son sein un parti imaginaire, même si c'est en fait l'inverse qui se produit - en effet, c'est plutôt le Parti Imaginaire qui abrite dans son aura le Spectacle -, trahit assez son soupçon que lorsqu'il a qualifié ces actes de destruction de «gratuits»,il n'a pas tout dit. Il est flagrant que l'ensemble des méfaits que l'on attribue à ces «fous», à ces «barbares», à ces «irresponsables» concourent tous de façon adjacente à un projet unique non formulé: la liquidation de la domination marchande. En dernière instance, il s'agit toujours objectivement de lui rendre la vie impossible, de propager l'inquiétude, le doute et la méfiance, de faire, dans la modeste mesure des moyens de chacun, tout le mal possible. Rien ne peut expliquer l'absence systématique de remords chez ces criminels, sinon le sentiment muet de participer à une grandiose oeuvre de saccage. De toute évidence, ces hommes en eux-mêmes insignifiants sont les agents d'une raison sévère, historique et transcendante qui réclame l'anéantissement de ce monde, c'est-à-dire l'accomplissement de son néant. Seul distingue d'eux les fractions conscientes du Parti Imaginaire le fait qu'elles ne travaillent pas à la fin du monde, mais à la fin d'un monde. Cette différence peut, le moment venu, laisser une place suffisante à la haine la plus raisonnée. Mais cela est sans conséquence pour le Parti Imaginaire lui-même, qui doit demeurer la prochaine figure de l'Esprit.

63 Tiqqun

Un illettré effaçant avec peine l'inscription «DETRUIRE RAJEUNIT» ''...parce que la sorcellerie du Spectacle consiste, faute de pouvoir les liquider, à rendre invisibles toutes les expressions de la négation ...''

XXI


Les hommes du Parti Imaginaire combattent en irréguliers. Ils sont engagés dans cette guerre d'Espagne où l'occupant spectaculaire se ruine en stationnement de troupes et de matériel, et où sévit une dialectique paroxystique aux termes de laquelle «la force et l'importance de l'irrégularité sont déterminées par la force et l'importance de l'organisation régulière qu'elle met en cause» (Carl Schmitt), et inversement. Le Parti Imaginaire peut compter sur cette constante qu'une poignée de partisans suffit à immobiliser tout le «parti de l'ordre». Dans la guerre qui se livre à présent, il ne reste rien d'un jus belli. L'hostilité est absolue. Le «parti de l'ordre» lui-même ne répugne pas à le rappeler de temps à autre: il faut opérer en partisan partout où il y a des partisans - il suffit de savoir ce que sont devenues les prisons dans la dernière décennie, et comment les diverses polices ont dans le même temps pris l'habitude de procéder avec les «marginaux», pour comprendre ce qu'un tel mot d'ordre peut signifier d'arbitraire sanglant -. Aussi, tant que subsistera la domination marchande, les hommes du Parti Imaginaire devront s'attendre à recevoir d'elle les égards du criminel, ou du gibier, c'est selon. La disproportion des armes et des peines que l'on brandit d'ores et déjà contre lui ne se rattachent pas à une quelconque conjoncture de la politique de répression, elle est consubstantielle à ce qu'il est, et à ce qu'est son ennemi. Ce qui s'exprime là c'est le simple fait que le Parti Imaginaire contient dans son principe la négation de tout ce sur quoi s'érige la domination marchande, négation qui se sera manifestée en acte, avant de se manifester comme discours. A la différence des révolutions du passé, la rébellion qui vient n'en appelle à aucune des transcendances séculières que l'usure continuée par tant de régimes d'oppression avides de se justifier a fini par rendre haïssables. A aucun moment, elle ne prétend tirer sa légitimité du Peuple, de l'Opinion, de l'église, de la Nation, ou de la Classe Ouvrière, même sous une forme atténuée. Elle ne fonde sa cause sur rien, mais ce rien est le Néant que l'on sait identique à l'Être. Que ses crimes témoignent d'une si miraculeuse souveraineté et, cela provient de ce qu'elle ne s'inscrit dans aucune de ces transcendances particulières, au demeurant défuntes, qu'elle s'enracine plutôt dans la Transcendance en tant que telle, et cela sans intermédiaire. C'est par là qu'elle représente pour l'État marchand le péril le plus considérable qu'il ait jamais vu monter en face de lui. Ce qui désormais lui fait obstacle ne conteste pas tel ou tel aspect du droit, ni telle ou telle loi, il s'attaque bien plutôt à ce qui précède toute loi, à l'obligation d'obéissance. Pis encore, le partisan du Parti Imaginaire évolue dans la plus complète violation de toutes les règles existantes sans jamais avoir le sentiment de les transgresser, agissant au mépris de celles-ci. Il ne s'oppose pas au droit, il le dépose. Il prétend à une justification supérieure à toutes les lois écrites et non écrites: le texte sans loi qu'il est. Il renouvelle ainsi le scandale absolu de la doctrine sabbatéenne, qui affirmait que «l'accomplissement de la Loi est sa transgression», et la laisse derrière lui. Il constitue lui-même, en tant qu'il est l'abolition vivante de la loi ancienne, qui partageait, divisait et séparait, une bribe du ________________________________________________________________________ CRAINTE... . « «Quand il s'agit de subjectivité, explique Christophe Dejours [ ... ], on entre dans un domaine qui ne fait pas partie du visible. La souffrance et la douleur s'éprouvent mais ne se voient pas. Ce qui est visible, ce sont les stratégies de défense, et les décompensations.» «Au-delà des pathologies «classiques» du surmenage - parmi lesquelles le karôshi japonais (mort par le travail) et le burn-out anglo-saxon -, M. Dejours constate «une apparition récente et massive de la peur»» (Le Monde, jeudi 9 avril 1998) . ...ET TREMBLEMENT «On observe ainsi de plus en plus souvent des «secouages de cadres» (par les épaules), qui, affirme Christophe Dejours, «génèrent la peur non seulement chez le cadre secoué mais chez ses collègues». (ibid.) 64 Thèses sur le Parti imaginaire Tiqqun. Il répond à l'état d'exception par l'état d'exception, et renvoie ainsi tout l'édifice juridique à sa triste irréalité. Enfin s'il ne représente rien ni personne, ce n'est nullement par défaut, mais bien au contraire par excès, par refus du principe même de la représentation. Partant de l'irréductibilité fondamentale de toute existence humaine, il se proclame lui-même comme non susceptible de représentation, comme l'irreprésentable, mais aussi par là comme l'irreprésentant. Analogue en ceci à la totalité du langage, ou du monde, il défie toute mise en équivalence concrète. Un tel Parti Imaginaire qui rend tout le monument du droit à son origine infime de fiction romanesque ramène l'Etat marchand au rang d'une association de malfaiteurs seulement plus conséquents, plus organisés et plus puissants que les autres. Cela ne présume en rien d'une quelconque désorganisation sociale. Chicago, dans les années vingt, fut exemplairement administrée. Comme on le voit, le Parti Imaginaire est aussi fondamentalement antiétatique qu'antipopulaire. Rien ne lui est plus odieux que l'idée d'unité politique, sinon peut-être celle d'obéissance. Dans les conditions présentes, il ne peut être autre chose que le non-parti de la multitude car, ainsi que le remarquait fortement cette crevure de Hobbes, «quand les citoyens se rebellent contre l'Etat, ils sont la multitude contre le peuple ». XXII Si la notion de Parti Imaginaire nomme tout d'abord la négativité en suspension dans l'époque, en même


temps que l'invisibilité de celle-ci, il faut inséparablement la concevoir comme la notion à partir de laquelle se laisse appréhender le contenu positif de toutes ces pratiques dont le Spectacle ne saisit que le négatif, c'est-à-dire ce qu'elles ne sont pas. lui qui qualifie de «crise de la politique» la défection massive de l'infect espace politique institué, de «crise de la culture» l'indifférence obstinée qui accueille tous les bouleversants déchets qu'élabore saison après-saison l'art contemporain, d'«échec de l'éducation» le refus croissant de l'incarcération scolaire, de «crise économique» la résistance muette à la modernisation capitaliste et le refus toujours plus répandu de travailler, de «crise de la famille» le saccage résolu de l'insalubre famille nucléaire, de «crise du lien social», ce qui n'est que le rejet transparent des rapports sociaux aliénés et des moeurs spectaculaires, demeure aveugle à cette «révolution silencieuse ... qui n'est pas visible par tous les yeux, que les contemporains sont le moins capables d'observer, et qu'il est aussi difficile de dépeindre par des mots que de concevoir». Il ignore que «l'esprit qui se forme mûrit lentement et silencieusement jusqu'à sa nouvelle figure, désintègre fragment par fragment l'édifice de son monde précédent; l'ébranlement de ce monde est seulement indiqué par des symptômes sporadiques; la frivolité et l'ennui qui envahissent ce qui subsiste encore, le pressentiment vague d'un inconnu sont les signes annonciateurs de quelque chose d'autre qui est en marche. Cet émiettement continu qui n'altérait pas la physionomie du tout est brusquement interrompu par le lever du soleil qui, dans un éclair, dessine en une fois la forme du nouveau monde» (Hegel). Pendant la mue, il est vrai, le serpent reste aveugle. XXIII Toute la positivité du Parti Imaginaire se tient dans le gigantesque angle mort de l'irreprésentable, que le Spectacle est ataviquement incapable de seulement entrevoir. Car le Parti imaginaire n'est, dans tous ses aspects, que la conséquence politique de cette positivité dont la Métaphysique Critique est le concept et le Bloom la figure. lorsque le Bloom, cette créature qui n'est justiciable d'aucune détermination sociale autre que négative, et dont Hannah Arendt, l'identifiant un peu vite avec l'homme de la masse, tenait «l'isolement et le manque de rapports sociaux normaux» pour la principale caractéristique, devient en plus d'un monde le type humain dominant, la société marchande découvre qu'elle n'a plus nulle prise sur des subjectivités qu'elle a pourtant entièrement formées, et qu'ainsi, en suivant son cours propre, elle a engendré sa propre 65 Tiqqun négation. C'est de façon privilégiée dans la sphère de la sociologie qu'apparaît l'échec que ses produits font à la domination: le Bloom est partout, mais la sociologie ne le voit nulle part. De même, il serait vain d'attendre d'elle qu'elle donnât jamais une quelconque indication quant à l'existence effective du Parti Imaginaire, dont l'essence lui est extraterrestre. Ce n'est là, soit dit en passant, qu'un des aspects de la mort de la sociologie, qu'a définitivement périmée cette socialisation de la société qui emporte aussi bien la socialisation de la sociologie. Dans ce procès, elle s'est perdue en se réalisant, se trouvant ridiculisée comme science séparée par ses cobayes eux-mêmes, ceux-ci ayant entre-temps été contraints de devenir leurs propres sociologues. Ainsi, dès lors qu'une instance centrale, unique et indifférenciée, le Spectacle, prend en charge la sécrétion continue de tous les codes sociaux, les sciences sociales ne conservent plus en partage, de Weber à Bourdieu, que leur poids de mensonge. Avec la mort de la sociologie, c'est tout un pan de la critique sociale classique fondée sur la sociologie et comme sociologie qui, en s'effondrant, révèle son essence fourbe et servile. Cette critique-là n'est plus au niveau de l'époque, elle n'est plus apte ni à la décrire, ni a la contester. Cette tâche revient désormais à la Métaphysique Critique. XXIV On s'est fort mal figuré, jusqu'ici, la ligne de front le long de laquelle se répartissent amis et ennemis de l'ordre dominant, comme une droite continue. A cette représentation, il faut désormais substituer l'image de lignes de front circulaires et innombrables, dont chacune tient dans son espace-temps intérieur des communautés d'hommes, de pratiques, de langages absolument rétives à la domination marchande, et que cette dernière, selon sa logique immanente, assiège sans relâche. Tout ce qui contribue à maintenir la représentation ancienne appartient au camp de l'ennemi. La première conséquence de cette géométrie nouvelle de la lutte concerne la forme de propagation de la subversion. Nous n'avons plus affaire, en face du monde de la marchandise autoritaire, à l'avancée, compagnie après compagnie, d'un front - celui des pauvres, des travailleurs ou des damnés de la Terre -, mais à une contagion semblable à la succession des ondes concentriques à la surface du mercure quand s'y abîme une goutte. Ici, l'effet de masse du passé est identiquement atteint par l'ntensité de ce qui est vécu au point de chute. Il s'ensuit que le sujet révolutionnaire élémentaire n'est plus la classe, ou l'individu, mais la communauté métaphysique, quel que soit son degré d'exil - C'est ce dont témoigne par défaut le caractère fondamentalement insignifiant et sans portée, dans le Spectacle, de toute aventure personnelle, de foute histoire privée -. Le bon géomètre ne juge pas exagéré de réduire le monde dans son ensemble à ces foyers minuscules et dispersés, car tout ce qui n'est pas eux, tout ce qui ne donne pas vie à un contenu existentiel particulier et partagé, est, par-delà la valse ennuyeuse des apparences, mort. Chacune de ces communautés métaphysiques se lève d'un monde extrême où les hommes ne peuvent plus se rencontrer que sur la base de l'essentiel et constitue, au milieu du désert, un pôle exclusif de substantialité. Toute reconnaissance qui ne posséderait


pas ses propres lois, toute superficialité simple sont, en son sein, exclues. Là, des conditions se créent dans lesquelles l'Absolu pourrait recouvrir ses prétentions temporelles; des possibilités s'ouvrent que l'on avait perdues depuis les soulèvements millénaristes et les mouvements messianiques juifs du XVllème siècle. Quoi qu'on en dise, l'exigence aiguë d'une force et d'un langage nouveaux qui s'y fait sentir éclaire bien au-delà de la misère des ________________________________________________________________ «Le professeur parlait, puis écrivait au tableau et elle attendait qu'on écrive, qu'on écrive, qu'on écrive, tout ce qu'elle disait. Et tout d'un coup, j'ai regardé la beauté, à l'extérieur. Je n'ai pas à gêner les autres si je n'adhère pas à ce qu'on me propose. Je suis parti.» (Le Monde, mardi 7 juillet 1998) 66 Thèses sur le Parti Imaginaire temps. Et c'est cela précisément que redoutent les forces de décomposition, qui promettent de si excessives faveurs à ceux qui consentiraient à renoncer à eux-mêmes pour se faire aimer d'elles. le Parti Imaginaire ne désigne d'abord que le fait positif de cette multitude des zones autonomes franches de la domination marchande qui expérimentent hic et nunc, à l'écart du dépérissement du Commun aliéné et des derniers soubresauts d'un organisme social en train de périr, des formes propres de Publicité. Jusqu'ici, il n'en a été la fédération que pour l'intellection. Et ce qui les lie n'est en effet, dans un premier temps, qu'un caractère passif: ce sont des communautés dans lesquelles le sens et la forme de la vie priment sur la vie elle-même, où le devoir d'être a été élevé jusqu'à l'incandescence. Elles partagent donc la même substance métaphysique, mais elles ne le savent pas encore. Ce n'est que sous les noirs auspices de la commune persécution à laquelle les voue l'hégémonie mondiale de la marchandise qu'elles doivent en venir à se reconnaître elles-mêmes pour ce qu'elles sont: des fractions du Parti Imaginaire. Il y a dans ce processus quelque chose d'inéluctable, la résistance de ces communautés à la mise en équivalence généralisée les désignent expressément aux rouleaux compresseurs de l'abstraction régnante. Mais en fin de compte l'unique effet identifiable de cette oppression est que ces univers indépendants se voient un à un forcés de sortir de l'immédiateté de leur particularité, et ce par leur ennemi même, dont elles reçoivent, au cours du combat, leur caractère universel. Et c'est dans la mesure exacte où cet ennemi n'est rien d'autre qu'un travail permanent de négation de la métaphysique qu'elles accèdent à la conscience de ce qui les unit: non l'affirmation d'une métaphysique particulière, mais de la métaphysique en tant que telle. Ce lien, tout en n'étant certes pas immédiat, n'est rien de formel, rien de construit, bien plutôt il est quelque chose d'antérieur à toute liberté, et qui la fonde: l'hostilité existentielle, absolue et concrète au nihilisme marchand. Il découle de cela que le Parti Imaginaire n'a pas à converger, contrairement à tout ce qui s'est nommé «parti» dans le passé, vers une volonté générale, car il partage déjà le Commun, identifié ici au langage, à l'Esprit, à la métaphysique ou encore à une politique de la finitude - tous ces termes deviennent dans ces circonstances autant de pseudonymes d'un seul et même Indicible -. Dire que la cohésion du Parti Imaginaire est d'ordre métaphysique ne veut donc rien évoquer d'autre que cette guerre quotidienne dans laquelle chacun d'entre nous se trouve toujours déjà engagé et qui l'oppose a la négation ruminante de toute forme de vie. A ce point, la nécessité de son unification s'impose à tous ses éléments, comme identique à son devenir conscient:«la lutte est entre le monde moderne, d'une part, et d'autre part tous les autres mondes possibles» (Péguy, Notes conjointes). Tous ceux qui, aimant la vérité mais certainement pas la même vérité, s'entendent pour ravager le despotisme de la dérisoire métaphysique marchande, se rallient au Parti Imaginaire. Mais le mouvement par lequel l'unité se produit est aussi celui par lequel les différences se posent et se figent. Chaque communauté particulière, dans sa lutte contre l'universalité vide de la marchandise, se reconnaît peu à peu comme particulière et s'élève à la conscience de sa particularité, c'est-à-dire qu'elle appréhende son reflet et se médiatise par l'universel. Elle s'inscrit dans la généralité concrète de l'Esprit, dont la progression à travers les figures, célèbre le banquet où toutes les irréductibilités sont ivres. Fragment suivant fragment, la réappropriation du Commun se poursuit. C'est ainsi qu'au fil du combat, le ballet nomade des communautés acquiert la structuration complexe et architectonique d'un système de castes métaphysiques, dont le principe ne peut être que le jeu, c'est-à-dire la conscience souveraine du Néant. Chaque règne métaphysique fait lentement l'apprentissage des frontières de son territoire sur le continent de l'Infini. Dans le même temps, un commun général se constitue, qui contient en lui toutes les totalités différenciées des communs régionaux, c'est-à-dire qu'il est le tracé de leurs limes. Il est à prévoir qu'à l'approche de la victoire, les hommes du Parti Imaginaire ne livreront plus tant bataille pour venir à bout d'un ennemi de toute façon diminué que pour enfin pouvoir donner libre cours à leurs différends métaphysiques, qu'ils comptent bien vider physiquement et par jeu. En ceci, ils sont de farouches partisans de la violence, mais d'une violence agonistique, hautement ritualisée et riche de 67 Tiqqun sens. Comme on le voit, et on aurait tort d'en être déçu, le triomphe du Parti Imaginaire est aussi bien sa perte, et sa désintégration. xxv


La forme de Publicité qu'emporte et préfigure le Parti Imaginaire n'a rien de commun avec tout ce qui a pu s'élaborer dans la philosophie politique classique. Si l'on devait lui prêter quelque ancêtre, il faudrait en appeler au souvenir de ce qui s'est fugitivement esquissé dans de rares et précieux moments d'insurrection, dans les Soviets, dans les Communes, dans les collectivités aragonnaises de 1936-1937, ou dans les écoles secrètes de la Kabbale, celle de Safed, par exemple. A chaque fois que cette dernière parvint à se frayer un accès jusqu'à l'ingrate scène de l'Histoire, les conséquences en furent sans limite. Peu d'entre ceux qui vécurent les instants où celle-ci, faisant éclater par plaques entières toutes les formes amputées et bornées de la Publicité, se laissait deviner, furent par la suite à même d'endurer la vue du monde comme il va, eux dont les yeux avaient soutenu l'aurore sans pareille de la restitutio in integrum, du Tiqqun. Mais c'est à présent par une conséquence nécessaire de l'évolution telle qu'elle s'est poursuivie dans toutes les sociétés marchandes développées que cette chose dont on n'avait connu que l'effraction violente s'installe en silence dans le calme et la durée, comme inaperçue tant son avancée semble aller de soi. Curieux spectacle, vraiment, que celui d'un Monde où les formes d'existence dominantes se savent, selon le concept, dépassées, mais persistent dans l'être, comme si de rien n'était; tandis que, par-delà l'aliénation extrême de la Publicité que le Spectacle impose, et comme en contrepoids, nous voyons poindre, encore mêlée du principe contraire, une humanité dont le sens est l'aliment exclusif, bien que frelaté. Affranchis de la nécessité de produire, libérés de l'enchaînement à la glèbe du travail, de fragiles mondes se composent pour lesquels l'affinité élective est tout et la servitude rien. Les ruines des métropoles ne contiennent déjà plus rien de vivant que ces agrégats humains fluides d'individus qui, ne trouvant plus vraiment de raison à l'aliénation, la parcourent en tous sens. l'es-

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«Nous assistons, en ces jours assombris, à la phase finale de la décomposition de la société marchande, dont nous convenons qu'elle n'a que trop duré, C'est à l'échelle planétaire que nous voyons diverger dans des proportions toujours plus énormes la carte de la marchandise et les territoires de l'homme,»

Thèses sur le Parti Imaginaire clavage des hommes du Spectacle ne leur semble pas moins extravagant, que leur liberté n'est incompréhensible à ces derniers. Dans la suspension de leur existence, la problématicité du monde a cessé d'être problématique, elle qui est devenue la matière de ce qu'ils vivent. Le langage ne leur apparaît plus comme une laborieuse extériorité qu'il faudrait reprendre en soi pour ensuite l'appliquer au monde, il est devenu la substance immédiate de celui-ci. A aucun moment, leur action ne se détache comme séparable de leur parole. On comprend alors que le Spectacle, où le politique et l'économique demeurent des abstractions séparées du métaphysique, représente pour eux une figure passée de la Publicité. Mais c'est en fait tous les vieux dualismes pétrifiés qui, dans la continuité substantielle du sens, se sont abolis. Au sein de ces totalités riches de sens, pleines et ouvertes, l'éternité trouve à se loger dans chaque instant et l'univers tout entier dans chacun de ses détails. Leur monde, la ville, les abrite comme une intériorité tandis que leur intériorité a pris les dimensions d'un monde. Ils sont déjà, de façon partielle et malheureusement réversible et provisoire, dans la «restauration de l'unité brisée,du réel et du transcendant» (Lukàcs.). N'étaient les caprices de la domination, leur vie tendrait d'elle-même vers la réalisation de toutes les virtualités humaines qu'elle contient. Cette figure prochaine de la Publicité correspond au déploiement maximal de celle-ci, c'est-à-dire qu'elle épouse le langage sans la moindre retenue, qu'elle est le langage, comme elle connaît le silence. Là, l'essence ne se laisse plus distinguer de l'apparence, mais l'homme a cessé de les confondre avec lui-même. Là, l'Esprit a sa Demeure, et il assiste dans la paix à ses propres métamorphoses. Le langage y est la Loi unique, nouvelle et éternelle, qui va au-delà de toutes les lois passées dont il était certes la matière, mais à l'état figé. Si les formes anciennes de la Publicité s'élevaient en des constructions plus ou moins équilibrées, plus ou moins harmonieuses, celle-ci est au contraire horizontale, labyrinthique, topologique. Aucune représentation ne la surplombe en aucun point. Tout son espace réclame d'être parcouru. Quant à l'articulation opérationnelle du Parti Imaginaire, quant à l'innervation de ce monde, elle n'est assurée par aucun système vertical de délégation, mais par un mode de transmission lui-même inscrit dans l'horizontalité sans limite du langage: l'Exemple. La géographie plane du monde du Tiqqun ne signifie nullement l'abolition des valeurs et la fin de la poursuite toute humaine de la reconnaissance. Seulement, c'est par «l'autorité du prototype et non la normativité de l'ordre» (Virno, Miracle, virtuosité et déjà-vu) qu'il y est loisible aux hommes, comme

«C'est le fait que les choses continuent à aller ainsi qui est la catastrophe. Elle n'est pas ce qui à tout instant est devant


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nous, mais ce qui est donné .» (Walter Benjamin)

Tiqqun déjà aux fractions du Parti Imaginaire, d'imposer leur excellence. La carte du monde que nous dessinons n'est rien d'autre que la carte de l'Esprit. Et c'est à présent cette Publicité de l'Esprit qui, de toutes parts, déborde le parti du néant, dont la connerie et la grossièreté deviennent chaque jour plus féroces et plus intolérables. Nous y mettons fin, inévitablement. XXVI Sans doute, la guerre à outrance que le Spectacle livre au Parti imaginaire et à la liberté dévaste d'ores et déjà des régions entières de l'espace social. Là, on décrète des mesures de protection auxquelles seuls les conflits mondiaux avaient habitué: couvre-feux, escortes militaires, fichage méthodique, contrôle des armements et des communications, mise sous tutelle de pans entiers de l'économie, etc. Les hommes de ce temps marchent droit dans une crainte sans mesure. Leurs cauchemars sont peuplés de supplices qui n'appartiennent déjà plus seulement au domaine du rêve. A nouveau, on parle des pirates, de monstres et de géants. Lié au progrès d'un universel sentiment d'insécurité, l'expression des visages porte le témoignage d'une accumulation fatale et continue de petites fatigues nerveuses. Et comme chaque époque rêve la suivante, de petits caïds surgissent qui se disputent le contrôle d'un espace public déjà réduit à l'espace de la circulation. Les esprits les plus faibles se rendent à de si folles rumeurs qu'il n'est personne qui soit en mesure ni de les confirmer, ni de les démentir. Des ténèbres infinies ont empli la distance que les hommes avaient laissée entre eux. Chaque jour précise un peu plus, en dépit de l'obscurité croissante, le lugubre profil de la guerre civile, où nul ne sait plus qui combat et qui ne combat pas, où la mort seule borne la confusion, où nul n'est assuré, en fin de compte, que du pire. Nous nous tenons donc, en deçà de toute naissance, dans l'évidence du désastre, mais rien ne retient notre regard de se porter au-delà. II apparaît alors que ce sont là les «douleurs de l'enfantement» auxquelles nulle époque nouvelle n'est en droit de se soustraire. Celui qui aiguise son regard pour distinguer dans la nuit le tout proche combat des colosses découvrira que toute cette désolation, tous ces sourds échos de canon, tous ces cris sans visage ne sont que le fait du seul Titan hideux de la domination marchande qui, dans son sanglant délire se débat, hurle, fait feu, trépigne, assure que l'on veut sa peau, dépêche des ordres insensés, se roule à terre et finit par heurter de tout son poids lès parois de son living-room. Des profondeurs de sa folie, il jure que le Parti Imaginaire n'est que l'obscurité qui l'entoure, et que celle-ci doit être abolie. A l'entendre, il semble en avoir après ce territoire malfaisant qui s'obstine à ne jamais coïncider avec la carte, et déjà il le menace des pires représailles. Mais à mesure que le jour se consume, nul ne l'écoute plus, ses plus proches sujets eux-mêmes ne prêtent plus qu'une oreille distraite au vieux dément qui piaffe. Ils font mine d'écouter, puis ils clignent de l'oeil. XXVII Le Parti Imaginaire n'attend rien de la présente société et de son évolution, car il est déjà pratiquement, c'est-à-dire existant dans les faits, sa dissolution et son au-delà. Par conséquent, il ne peut s'agir pour lui de prendre le pouvoir, mais seulement de faire partout échec à la domination, en là mettant durablement dons l'impossibilité de faire fonctionner son appareil - le caractère temporaire, et même par endroits fugitif, de la contestation qui s'opère sous la bannière du Parti Imaginaire s'explique par là: il lui garantit de ne jamais devenir elle même un pouvoir -. C'est pourquoi la violence à laquelle il a recours est d'une nature toute différente de celle du Spectacle. Et c'est pourquoi aussi ce dernier se débat seul dans l'obscurité. Lors même que la domination marchande déchaîne sa «liberté du vide», sa «volonté négative qui n'a le sentiment de son existence que dans la destruction» (Hegel), lors donc que sa violence sans contenu n'aspire qu'à l'extension infinie du néant, l'exercice de la violence 70 Thèses sur le Parti Imaginaire par le Parti Imaginaire, quoiqu'illimité, ne s'attache qu'à la préservation de formes de vie que le pouvoir central se prépare à altérer, ou menace déjà. D'où sa force et son aura incomparable. D'où aussi sa plénitude et son absolue légitimité. Même au plein de l'offensive, c'est une violence conservatrice. Nous retrouvons là la dissymétrie dont nous avons parlé. Le Parti Imaginaire ne court pas après la même fin que la domination, et s'ils sont concurrents, c'est que chacun d'entre eux veut détruire ce dont l'autre poursuit la réalisation; à cette différence cependant, que le Spectacle ne veut que cela. Que le Parti Imaginaire vienne à bout de la société marchande et que cette victoire soit irréversible, cela dépendra de sa faculté à donner intensité, grandeur et substance à une vie affranchie de toute domination, non moins que de l'aptitude de ses fractions conscientes à l'expliciter dans leur pratique autant que dans leur théorie. Il est à redouter que la domination préfère encore à l'éventualité de la défaite un suicide généralisé où elle sera au moins assurée d'emporter avec elle son adversaire. D'un bout à l'autre, c'est un pari que nous faisons. Il n'appartient qu'à l'histoire et à son jeu glacé de juger si ce que nous entreprenons n'est qu'un commencement, ou déjà un aboutissement. L'Absolu est dans l'histoire.


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Le silence et son au-delà L 'homme qui veut prendre d'assaut une forteresse ne peut le faire par des paroles, mais il doit y consacrer toutes ses forces. Ainsi devons-nous accomplir notre tâche silence. Jakob Frank, Les sentences du Seigneur

On écrit beaucoup, de ce temps, et l'on parle encore davantage. D'autant plus, il semble, que l'on prétend moins à être entendu. C'est qu'à cela les motifs manquent. Il yen a, pourtant. Il faut bien qu'il y en ait. Mais on devine qu'ils sont, dans leur nombre, peu avouables. Quant à ceux qui le sont, ils finissent toujours par céder au besoin de s'afficher, et alors ils font rire. Seule fait exception à cette règle la Métaphysique Critique au sens large, au sens où nous, comme tant d'autres, nous soumettons à elle, au seul sens finalement qui convienne à l'énormité de son objet. Il se mêle même la plus grande sévérité à son exigence d'être entendue; un certain ton impérieux est de mise quand il s'agit de jeter bas un ordre qui repose sur la souffrance des hommes, et la perpétue. C'est dans la stricte mesure où elles contribuent à définir, dans des conditions renouvelées, les modalités et les possibilités d'une critique pratique efficace, que les fractions conscientes du Parti Imaginaire peuvent exercer le droit le plus insolent à l'attention des hommes. Le capitalisme produit les conditions de son dépassement, non son dépassement lui-même. Celui-ci dépend plutôt de l'activité de quelques-uns qui, ayant habitué leur regard à discerner, sous les leurres grossiers de la domination, la géographie véritable de l'époque, concentrent leurs forces, le moment venu, sur le point le plus vulnérable de l'ensemble. Nous n'apprécions, chez les êtres que nous rencontrons, rien tant que cette froide résolution à ruiner ce monde. * Quand le crétinisme ambiant se met à preuve d'un peu de dialectique, et vante effrontément la formidable plasticité de ce capitalisme qui a su prendre pour base de sa dernière modernisation la défaite même de sa contestation, quand il en vient à ler à sujet, dans sa furie de réconciliation, de «ruse de la Raison», nous devinons sans peine l'objet réel de son émerveillement, et c'est plutôt que, dans le même temps, sa contestation ait été quotidiennement incapable de prendre appui sur l'avalanche ininterrompue des échecs de cette modernisation. Au cours des vingt dernières années, la reconduction mécanique de méthodes inopérantes et de fins mal éclaircies dans les campagnes d'agitation sociale successives a partout eu raison de l' «activité critico- pratique». Elle a même fini par en faire, dans bien des cas, une variante simplement avant-avant-gardiste du travail social. On a même condescendu à gratifier d'un nom ce secteur spécial de la production générale où l'on est si chichement rémunéré: les «nouveaux mouvements sociaux». Plus qu'une référence au spongieux Touraine, nous voyons dans cette expression une ironie singulièrement cruelle, quand il s'agit de désigner quelque chose où tout est si ancien, et dont le qualificatif de «mouvement» ne tient qu'à ce que son agitation ne se sait ni sens ni direction. A quel point la monstrueuse subsomption marchande est parvenue à éteindre toute négativité dans la critique sociale, cela ne pouvait être humainement conçu avant que Toni Negri ne décrive avec un enthousiasme non feint le militant du futur comme un «entrepreneur biopolitique inflationniste». Nulle part dans le camp des ennemis de la domination, on a pris la mesure des réformes auxquelles engageait l'ampleur de ses métamorphoses. Que le tyran tire sa puissance non plus de sa faculté à faire taire, mais de son aptitude à faire parler, qu'il ait déplacé son centre de gravité de la maîtrise du monde lui-même à la mainmise sur le mode de dévoilement de celui-ci, voilà qui réclame quelques révisions tactiques, voilà ce qui a peu à peu dépossédé les forces d'opposition du sens de leur action. Qu'ils daignent se placer dans notre optique, tous ceux qui ont cru pouvoir changer le monde sans aller jusqu'à l'interpréter, tous ceux qui n'ont pas voulu voir qu'ils opéraient dans des conditions radi72 Le silence et son au-delà calement nouvelles, et ils verront qu'au bout du compte ils n'ont fait que servir celui qu'ils pensaient défier. Les quelques groupuscules d'hystériques qui travaillent à entretenir l'espèce de guérilla sociale de basse intensité qui bourdonne obstinément autour des «sans-papiers» ou de la lutte «anti-FN», montrent assez comment la négation du Spectacle retournée en spectacle de la négation peut former le support d'un processus collectif de catharsis sans


lequel le présent état de choses ne pourrait se survivre. En déchaînant en et contre elle, sa Terreur de la dénomination, la domination a même fait de sa pseudo-contestation le fer de lance de son perfectionnement idéal. A tel point qu'il n'y a plus vraiment de différence entre ces deux partis qui, au fond, veulent le même monde, à ceci près que l'un a les moyens de ce dont l'autre n'a que le rêve. Il n'y a pas, dans cette affaire, matière à moraliser, mais seulement des leçons à tirer, dont la première est peut-être que le Spectacle ne reconnaît comme opposition réellement existante que celle qui accepte de parler, c'est-à-dire de parler son langage et par là de souscrire à l'aliénation du Commun. Dans toute discussion, c'est celui qui écoute qui impose ses termes, non celui qui devise. C'est ainsi que l'hostilité véritable, l'hostilité métaphysique, qui ne se laisse commander ni la langue, ni l'heure où elle doit s'exprimer, et qui préfère encore le silence à toute parole, a été rejetée dans la pénombre de ce qui, n'apparaissant pas, n'est pas. Par cette offensive en forme de retraite, le capitalisme d'organisation a mis en déroute l'ensemble des forces de la critique effective, qu'il a noyée dans le reste de son bruyant babil et acclimatée dans le langage de la flatterie, non sans l'avoir au préalable privée de tout point d'application réel. Tout ce qui en elle prolongeait en quelque façon le mouvement ouvrier classique ne pouvait que succomber à ces conditions inédites où ce n'est plus le faux qui borne le vrai, mais l'insignifiant. Bien vite, il n'a plus subsisté en fait de contestation pratique que le psittacisme unanimiste du «Tous ensemble !», d'un côté, et de l'autre, l'autisme mutique d'une action directe coupée de toute vie substantielle. Une fois le second parti liquidé - peut-être le participe passé «exterminé» conviendrait-il mieux dans certains cas, celui de l'Italie par exemple, dont la sauvagerie en l'espèce a quelque chose d'exemplaire -, le premier s'abandonna à sa pente naturelle: la répétition pour masquer l'aphasie et l'aphasie pour masquer la répétition. En se dégradant en un pitoyable praticisme du ressentiment, la pratique s'est aussi consciencieusement discréditée que la théorie en se réfugiant dans le théoricisme et la littérature. Par suite, rien n'a pu s'opposer au processus de restauration qui, depuis le milieu des années 70, a balayé tout ce qui se savait hostile à la société marchande. Avec le temps, le Spectacle est parvenu à circonscrire le possible par ce qui est dicible dans des termes qu'il revient à sa seule autorité, désormais, de définir. En dépit d'une formidable accumulation primitive de frustration, de souffrance et d'angoisse dans la population, au cours de tout ce temps, la critique n'est jamais parvenue à se manifester. Elle est restée sans voix devant l'avancée du désastre. Elle a même dû laisser l'adversaire se jouer avec impudence de ses propres défaillances. C'est ainsi que le Spectacle a pu faire de l'effritement progressif des Etats-Nations et du discrédit universel des systèmes de représentation politique, la farce que l'on sait, et qui chaque jour ajoute un épisode à son interminable infamie. Il a obtenu de tous qu'on le laisse exercer en paix sa violence symbolique, et de chacun qu'il la subisse comme quelque chose d'à la fois naturel et chimérique. Il y a bien, de temps à autres, quelques éruptions locales qui viennent troubler ce mimodrame fatigué, mais l'assise de la domination est si sûre qu'elle peut se permettre de regarder d'un mauvais oeil l'indélicatesse de ceux qui, en le contraignant à une trop visible répression, l'obligent à rappeler ce que chacun sait: que c'est sur un état d'exception permanent que repose l'état de droit, et qu'elle n'est même, à l'heure qu'il est, plus que cela. Dans ce contexte de guerre sociale muette, où, «comme dans toute période de transition, on voit surgir cette racaille qui existe dans toute société et qui, non seulement n'a aucun but mais est même dépourvue de toute trace d'idée et s'efforce uniquement d'exprimer l'inquiétude et l'impatience». (Dostoievski, Les Possédés), toutes les «luttes sociales» ont été déri-

I MAMMIFERI HANNO SOPPIATO I DINOSAURI PERCHE ERANO PIÙ VELOCI, PICCOLI EAGGRESSIVI. (Charles Darwin )Malicieuse réclame pour le TGV italien (Ferrovie dello Stato)

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soires. Pour ceux qui les ont vécues de l'intérieur, il n'en est pas une qui, depuis les désordres de 1986 jusqu'au «mouvement des chômeurs», n'ait été vidée de toute substance et de tout contact avec le réel par un activisme paratrotskiste de sous-préfecture qui, de façon récurrente, «se laisse entraîner dans le courant auquel il pense ou prétend s'opposer: l'instrumentalisme bourgeois, qui fétichise les moyens, parce que sa propre pratique ne supporte pas de réfléchir sur les fins.» (Adorno, Modèles critiques). Et pourtant, dans la ruine totale des institutions comme de leur contestation, il reste quelque chose de puissant, de neuf et d'intact: l'hostilité existentielle à la domination. Par-delà ces carnages, suicides et dérèglements divers, tous ces actes étranges qui nous donnent tant d'encourageantes nouvelles sur l'état de décomposition de la civilisation marchande, et conséquemment sur la sourde avancée du Parti Imaginaire, nous accordons la plus haute importance aux formes de manifestation de la négativité qui inventent la nouvelle grammaire en acte de la contestation. Parmi celles-ci, il en.est une qui, dans les derniers mois, nous a particulièrement émus: celle des «antagonistes de Turin». Les événements que nous rapportons ici


s'étalent sur une semaine, durant laquelle Turin s'est trouvée plongée dans une terreur d'une nature toute différente de la terreur calculée et rentable, de la Terreur grise qui sévit à l'accoutumée dans les métropoles de la séparation. Tout commence le vendredi 27 mars 1998, jour à l'aube duquel Edoardo Massari, anarchiste de 34 ans, se pend dans la cellule de la prison de Turin, où il avait été dûment incarcéré le 5 mars avec sa fiancée et un camarade. On les présumait coupables - c'est la moindre des choses, tout de même, quand on a affaire à des anarchistes - de plusieurs attentats contre le chantier du TGV italien - tous actes d'écoterrorisme qui avaient le tort d'agacer sérieusement un certain nombre de lobbies industriels et mafieux dont les intérêts étaient impliqués dans ce projet grandiose dont la nécessité n'aura échappé à personne -. Ce «suicide» aurait dû aller prendre sagement sa place dans la longue liste des meurtres d'Etat, dont on préfère laisser l'établissement aux soins scrupuleux des historiens du siècle prochain, mais pour laquelle on sait d'ores et déjà que l'Italie peut s'enorgueillir d'un honorable palmarès. Malheureusement, le dénommé Massari appartenait à la petite communauté des centres sociaux turinois, dont la réaction n'avait pas été paramétrée dans les modèles de simulation de la domination. C'est ainsi que, le lendemain, les consommateurs-citoyens eurent tout lieu de se plaindre de ce défilé silencieux et hostile de plusieurs centaines d'anarchistes-au-couteau-entre-les-dents et autres autonomes-à-la-barre-de-fer qui venaient contrarier les beaux ébats bigarrés d'un de ces riants samedis après-midi de consommation en fête, s'obstinant pesamment à parcourir le centreville sous leur unique banderole «Assassini», et à monter sur le toit des autobus pour lire un communiqué qui semblait bien insinuer que tous les Bloom rassemblés là étaient complices de cet assassinat, promettant même que« par leur faute, dans une heure (de là), la vie de cette ville de mort ne serait plus la même. Outre leurs invectives pleines d'animosité à l'adresse des passants innocents et terrorisés, ils allèrent jusqu'à corriger un cameraman de la Rai, un photographe et un chroniqueur de la Repubblica, s'en prenant même à leurs instruments de travail, qu'ils rendirent méthodiquement à leur état primitif de composants électroniques. Non contents d'avoir ainsi rappelé à une Italie enfin pacifiée les heures les plus noires des années de plomb et de la guérilla urbaine, que chacun avait fait de son mieux pour oublier, ils lynchèrent cette fois, le jeudi 2 avril, à Brosso, peu avant d'aller écouter le sermon tendancieux de l'évêque d'Ivrea qui comparait Massari au Bon Larron, le journaliste qui l'avait dénoncé. Ce jour-là, ils passèrent vraiment les bornes du raisonnable, molestant indifféremment les chroniqueurs des journaux de droite comme d'extrême-gauche et tous les représentants des média, sans distinction de parti, mettant même en pièces la voiture de l'un d'eux. Mais le clou, ce fut certainement cette manifestation du samedi 4 avril, où sept mille de ces «antagonistes» sans scrupule venus d'on ne sait où défilèrent dans le même silence mauvais que la première fois, mais dans une tension extrême cette fois-ci, détruisant calmement et sans un mot vitrines, voitures et caméras, maculant les murs d'inepties telles que «Mac Donald's, on te brûlera», attaquant au pavé le Palais de Justice et semant la frayeur parmi les honnêtes citadins. Le sociologue Marco Revelli peut bien prétendre que «la ville doit communiquer avec eux, les considérer comme une ressource et non comme des ennemis» (La Repubblica, 30 mars), comment voulez-vous parler avec des gens qui se taisent, ont recours à la violence, au terrorisme et «détestent cette société mais ne se proposent même pas de la changer», ainsi que l'a fait remarquer avec justesse le ministre Piero Fassino. C'est à peu près de cette façon que, dans leur masse, les médias et les Bloom ont réagi à ces nouveaux témoignages du «désarroi de la jeunesse». Le député Furio Colombo résume assez fidèlement l'ignoble stupeur où ont été précipitées les bonnes gens: «C'est ma ville, et j'ai bien vu ce qui s'y est passé. Et pourtant je ne peux l'expliquer. Un cortège d'étrangers, de jeunes que l'on n'avait jamais vus, avec qui personne n'avait jamais parlé, parcourait les rues de la ville, et l'on percevait nettement un danger... Le cortège était muet, et pourtant il portait les signes physiques d'une menace inexplicable: [ ... ] des mots dont les passants ne saisissaient pas toujours le sens, mais qu'ils sentaient hostiles. Celui qui les a vus de près vous dira que ce sont des «jeunes», mais pas «notre jeunesse». Ils se sont installés ici mais ils ne viennent pas de chez nous. L'impression est qu'ils viennent de loin. De quelle distance? La distance ici ne se mesure pas en kilomètres. C'est une distance intérieure, quelque chose qui ne s' appréhende qu'avec l'esprit... Dans ma ville propre, impeccable, peinte de frais, terrorisée, un cortège d'envahisseurs inconnus .... » (Repubblica, 2 avril).

74 Le silence et son au-delà

La valeur morale des hommes n'est sans doute pas étrangère à la façon dont ils réagissent à l'annonce de semblables faits. Celui qui ne pourra réprimer sa rancoeur d'esclave n'est pas le même que celui qui adressera un imperceptible signe d'intelligence. Pour notre part, ce fut une de ces joies qui naissent à la profondeur particulière où ce qui vous est raconté n'est pas seulement entendu, mais compris de l'intérieur, comme si cela qui s'est passé s'était passé en vous. Nous autres, métaphysiciens-critiques, prétendons fonder sur cette psychopathologie-là une méthode d'analyse qui, en radicalisant le sens de certaines manifestations et en les soustrayant à l'élément temporel, met à nu la vérité de l'époque. Ce n'est qu'au terme d'un tel élargissement de la vision que l'on peut certifier que cette semainelà, un voile de Maïa a pâli dans le monde du Spectacle, ou qu'avec ces «antagoniste», c'est le temps des révoltes sans phrase qui s'avance, le temps des révoltes illogiques qu'il faudra bien, à leur tour, massacrer. L'ennemi s'est fait voir,


il s'est manifesté et a été reconnu pour tel. Cette société sait désormais qu'elle porte dans ses flancs des hommes qui, bien que faisant quelque chose, ne font rien qui participe d'elle, qui mettent plutôt collectivement en cause son droit à l'existence. Là, le Spectacle a dû brutalement constater l'échec de sa campagne de pacification. Il a été arraché à sa neutralité de façade par ceux-là mêmes qu'il pensait avoir définitivement ensevelis sous une débauche de conditionnements, et pour qui il avait même apprêté une prison si pleine de privilèges que les hommes ont fini par rêver d'y être à jamais confinés: la «jeunesse». Il a découvert, sous la carte familière des villes qu'il avait distribuées selon ses plans, et où il avait même pu ménager «centres sociaux autogérés» et autres «zones libérées» pour «individualités rebelles», un chaos de ruines solidaires lardé d'innombrables enclaves, où l'on ne se contente pas de vivre, où l'on conspire aussi contre lui. Il croyait qu'il suffisait d'occulter la négativité pour l'étouffer, quand cela la mettait justement à l'abri du contrôle mimétique des comportements, déterminant les zones d'ombre comme les derniers espaces où peuvent s'épanouir des formes libres d'existence. Mais le caractère le plus inquiétant de ce nouveau peuple de l'abîme, puisque c'est ainsi qu'il le dépeint, c'est que la critique qu'il opère est d'abord l'affirmation d'un ethos étranger au Spectacle, c'est-à-dire d'un rapport hérétique à l'expérience vécue. Il semble bien qu'il y ait, dans ce territoire qu'il croyait quadrillé, des replis où les relations ne sont pas médiatisées par lui, qu'en d'autres termes le monopole de la production du sens ne lui est pas seulement contesté, mais même localement et temporairement retiré. Et l'on conçoit qu'ils soient un danger sans mesure pour le Spectacle ceux qui parviennent à lier - ce qui ne survient que rarement dans ces «zones autonomes» une théorie critique de la société marchande à l'expérimentation effective d'une socialité libre, car ils sont la réalisation partielle hic et nunc d'une utopie concrète et offensive. Il arrive que des individus se dégagent du corset des codes et comportements réifiés prescrits par la tyrannie de la servitude; la domination parle alors de génie, de folie ou, ce qui revient au même, de déviance criminelle, mais qu'un tel phénomène se présente sous les traits d'une communauté, et celle-ci se découvre brutalement sans recours, c'est-à-dire qu'elle se résout à livrer la bataille selon les non-règles de l'hostilité absolue, où l'ennemi est toujours le non-humain. Ce procédé sera ici plus douloureux qu'ailleurs, car ce sont ses propres enfants qu'elle va devoir mettre au ban de l'humanité, au motif qu'ils ne se sont pas laissés vendre au marché. Ainsi donc, en Italie, là où les conditions y étaient les moins propices, le Parti Imaginaire s'est manifesté en tant que tel. C'est un événement qui n'est pas tout à fait dénué d'importance, car avec lui, ce sont toutes les formes traditionnelles de la contestation qui prennent quelque chose de provincial et de poli. «Le soviet est le lieu du silence» (Brice Parain)

75 Tiqqun

Ceux qui se félicitent simplement de ce qu'un tel état de guerre leur redonne foi en la possibmté d'épopées nouvelles ne vont pas au-delà d'un degré de compréhension superficiel de ce qui s'est passé là. Car les «antagonistes» de Turin ont fait bien plus que des dégâts, des lynchés et des apeurés: ils ont frayé le chemin vers le passage de la ligne, vers la sortie du nihilisme. En même temps, ils ont forgé les armes qui mènent au-delà. On reconnaît le passage de la ligne à ce que des manifestations auxquelles on s'était accoutumé se voient d'un coup affectées de facteurs inédits. Ainsi, le silence des antagonistes n'est plus l'aphasie traditionnelle des contestataires gauchistes, ni celle du Bloom, mais quelque chose de qualitativement nou veau. Au reste, la tension remarquable et muette qu'ils ont suscitée tout au long de leurs défilés doit être essentiellement comprise comme l'affrontement de deux types de silences radicalement étrangers l'un à l'autre. D'un côté, il yale silence naturel, négatif et pour tout dire animai de la foule solitaire des Bloom qui n'expriment jamais rien qui leur soit propre, ou que le Spectacle n'ait pu dire, le silence de la masse inorganique des consommateurs agenouillés à qui il n'est pas demandé de parler, mais de répondre quand on leur parle, le silence du troupeau de ceux qui croyaient pouvoir paisiblement régresser jusqu'à n'être à nouveau que des représentants de la plus intelligente des espèces animales, puisqu'il n'y avait plus d'hommes pour témoigner de leur déchéance. De l'autre, le silence stratégique, plein et positif des «antagonistes», déployé comme dispositif tactique pour manifester l'existence de la négativité, pour faire irruption dans la visibilité sans se laisser figer dans la pétrifiante positivité spectaculaire. - Peut-être nous faut-il préciser ici qu'il y avait pour eux une nécessité vitale d'apparaître: celle de rompre l'encerclement auquel la domination les avait soumis, et qui les menaçait du même sort que Massari et ceux que Nanni Balestrini appelle les invisibles: l'élimination physique discrète, dans l'indifférence unanime, de ceux dont la Publicité n'a jamais reconnu l'existence.- Mais nous avons peut-être l'air de dire que les «antagonistes» auraient, après mûre délibération d'un étatmajor omniscient, choisi le silence. Or rien n'est plus faux: ils y étaient aéculés par les modalités objectives de la domination. Et c'est précisément parce que ces modalités se sont généralisées à l'ensemble des sociétés industrialisées que la façon dont le silence a changé de caractère entre leurs mains et s'est transformé en instrument offensif mérite notre attention. En effet, dans des conditions où le mode de dévoilement de toute réalité, la Publicité et l'essence linguistique de l'homme se trouvent radicalement aliénés dans une sphère autonome qui détient le monopole de la production du sens, le Spectacle, il n'est rien que le simple fait d'être explicité n'expose à être métabolisé par lui, pourvu que cela serve ses fins. Les «antagonistes» ont les


premiers, et il importe peu qu'ils en aient eu ou non une conscience nette, tiré les conséquences pratiques de celle situation. En refusant d'avoir recours à aucun des codes, à aucune des significations admises, gérées et contrôlées par l'occupant, et en manifestant ce refus, ils ont établi dans les faits que là où règne le Spectacle, le silence est la forme d'apparition nécessaire de la contestation véritable, du Parti Imaginaire. Ils ont porté à l'existence ce que les esprits lucides, telle Jünger du Passage de la ligne, avaient déjà observé; «les tyrans d'aujourd'hui, écrit-il, ne craignent plus les discoureurs. Peutêtre l'ont-ils fait au bon vieux temps de l'Etat absolu. Le silence est bien plus terrible le silence des millions d'hommes, et aussi le silence des morts, qui s'approfondit de jour en jour, et que les tambours n'arrivent pas à couvrir, jusqu'àl'heure où il suscite le jugement. A mesuré que le nihilisme devient normal, les symboles du vide répandent plus de terreur que ceux du pouvoir». Le silence, cependant, d'expédient, ne devient machine de guerre qu'en devenant silence conscient. Toute son efficacité est suspendue à la condition qu'i! se connaisse comme dispositif métaphysique-critique de sabotage dirigé contre le triomphe de la positivité et la conjuration pour l'oubli de l'Etre. «Pour pouvoir se taire, le Dasein doit avoir quelque chose à dire, il doit disposer d'une véritable et riche ouvertude sur lui-même. Alors éclate le silence-gardé et il cloue le bec au on-dit», notait la vieille ordure en son jargon. Le silence d'une rage infmie possède une puissance d'effroi encore inentamée et dont nous aurions tort, dans les années à venir, de ne pas songer à donner quelques beaux exemples. En l'espèce, ceue puissance a si bien frappé le Spectacle, que le philosophe-pour-Jeunes-Filles Umberto Galimberti s'est aussitôt mis en devoir d'épiloguer sur «Le silence des squatters», déplorant grandement l' «effondrement de la communication» - comme si la communication avait jamais véritablement existé dans ]e cadre du monde moderne, comme si ce silence ne dérangeait pas précisément pour cette unique raison qu'il a pris acte du néant de

76 Le silence et son au-delà celle-ci -, vaticinant sur la misère de l'époque et l'indigence de «la politique» - comme si la politique avait jamais été, comme instance séparée, autre chose qu'une misère -. Il y eut aussi des sociologues et des élus pour appeler de façon suicidaire au «dialogue» avec ces «nouveaux barbares». C'est que ces charognes ont pressenti, avec l'instinct sûr de celui qui sail qu'il a tout à perdre dans la fin de l'aliénation, que par leur silence les «antagonistes. avaient fait retour sur quelque chose qui est, en de bonnes mains, apte à faire voler en éclats une organisation sociale vermoulue: l'indicible. Car en manifestant leur silence, ils ont porté à la Publicité non pas quelque chose, mais la pure puissance de parIer, un dire émancipé du dit et plus originaire que lui, c'est-à-dire l'indicible lui-même: le fait que le langage soit. En faisant entendre et voir le néant, ils sont parvenus à porter la visibilité à la visibilité en tant que visibilité ou, dans les termes d'Heidegger, à «amener la parole à la parole en tant que parole». Ils ont imposé à la dictature de la présence, qui prétend que ce qui est tu n'est pas, de constater que cela est la réalité même, tant qu'elle est véritablement vécue. Par là, ils ont contraint la visibilité à prendre place dans ses limites, ils ont ruiné l'illusion de sa neutralité. Le Spectacle a dû se reconnaître une extériorité, peut-être une transcendance; on l'a surpris à cet aveu fatal «il y a assurément de l'inexprimable. Celui-ci se montre» (Wittgenstein). Du même coup, il est devenu visiblement qu'il était essentiellement: un parti le déroulement de la guerre sociale. En lui imposant le silence, en faisant taire à coups de poing son intarissable babillage, les «antagonistes», l'ont rendu problématique, or cela est sa perte. Du moment où l'aliénation du Commun s'est trouvée projetée comme telle jusqu'au centre de celui-ci, ses jours sont comptés. - La presse peut bien pousser des cris d'orfraie quand on lui abîme quelques-uns de ses sbires et en appeler au sacrosaint principe de la liberté d'expression, nul ne l'écoute, car il ne fait plus de doute pour personne que cette liberté ne soit depuis longtemps devenue celle du tyran, et cette expression celle de sa bassesse. Mais la parabole de Turin est porteuse d'autres bonnes nouvelles, comme celle de l'échec de la domination là même où elle avait concentré toutes- ses fbrces: dans le maintien en suspens de toutes les grandes questions. C'est une éventualité dont elle devait avoir une intuition confuse, sans quoi elle n'aurait pas pris, dans les dernières décennies, le visage ingénu et diabolique d'un amoncellement toujours plus frénétique de distractions et de marchandises culturelles. En fait, il apparaît que la neutralisation des contradictions sociales n'a d'autre effet que de les faire peu à peu passer à un plan supérieur où elles se radicalisent en fureurs métaphysiques. Mais alors il ne subsiste plus de grandes questions: ceux qui ont trouvé la réponse au problème de la vie se reconnaissent à ceci que, pour eux, le problème a disparu. Cela est la promesse de violences sans mesure dont ces «antagonistes» forment la proue, eux à qui revient la gloire terrible d'avoir ramené l'indicible au coeur du politique. Entre les deux partis dont ils ont provoqué, par leur simple présence, la cristallisation immédiate, entre le Parti Imaginaire et le Spectacle, il n'y a rien qui puisse se résoudre en mots, rien qui puisse faire l'objet d'une quelconque discussion, il n'y a qu'une hostilité existentielle et totale. Sous tous rapports, l'existence de l'un est la négation absolue de l'existence de l'autre. Ce sont deux camps entre lesquels il n'y a pas une différence d'opinion, mais de substance, ce qui s'est passé à Turin


en a fait une évidence sensible. L'un est l'amas anomique des monades qui «n'ont pas de fenêtres par lesquelles quoi que ce soit pourrait entrer ou sortir» (Leibniz), le néant par accumulation de l'humanité, du sens et de la métaphysique, le désert du nihilisme et de l'indifférence pure pour lequel «l'idée de mort a perdu toute présence et toute force plastique.» (Benjamin, Le Narrateur). L'autre, la communauté en deuil, la communauté du deuil pour laquelle l'acte de mourir est «l'acte le plus public de la vie individuelle, et un acte fort exemplaire» -les animaux sont ceux qui ne savent pas accompagner les leurs vers la mort -, qui conçoit la perte d'un seul être comme la perte d'un monde et où chacun prend «sur soi la mort d'autrui comme la seule mort qui (le) concerne [ ... ], qui (le) met hors de (soi) et est la seule séparation qui puisse l'ouvrir, dans son impossibilité, à l'Ouvert d'une communauté » (Blanchot, La communauté inavouable). L'un demeure en deçà du nihilisme, l'autre se tient déjà au-delà. Entre les deux, il y a la ligne. Et cette ligne est l'indicible qui impose le silence. La revendication maximale ne se laisse pas formuler. Les années passent, et nous voyons le Spectacle s'encombrer d'une quantité croissante de manifestations curieuses et brutales auxquelles il n'arrive pas à ordonner de sens, ni à trouver de nom qui satisfasse son esprit de classification. Cela est un signe sûr que ce monde est peu à peu en train de passer la ligne.

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LES MOYENS: DE COMMUNICATION LES MOYENS: DE VOUS FAIRE PARLER _________________________________________________________________________________ «Le téléphone mobile permet peut-être de retrouver la parole perdue dans une société plus plus déshumanisée. [ ... ] La parole libre, à tout moment en tout lieu, est devenue possible grâce à

une technique qui arrive précisément au moment où la société ressent un besoin d'expression que cette technique vient satisfaire.» (Le Monde, 2S-lundi 26 octobre 1998) 77 Tiqqun Il en est bien d'autres. Ainsi, les derniers envoûtements de la marchandise échouent de plus en plus à se maintenir audelà de quelques semaines, et il faut en trouver de nouveaux, dont la naissance est déjà entourée de scepticisme. Nul ne parvient plus à croire aux mensonges des autres ni aux siens propres, même si cela demeure le secret le mieux tenu en même temps que le plus partagé. Des jouissances sans âge se dépouillent de leur attrait millénaire, et ce qui faisait il y a peu l'objet d'une convoitise universelle n'inspire plus maintenant qu'un mépris fatigué. Pour retrouver une poussière des plaisirs passés, il faut désormais déchaîner des forces et des effets qu'il n'était jusque là venu à l'idée de personne de mettre en oeuvre pour de si pauvres desseins. Sa fatalité propre entraîne la consommation vers des formes toujours plus extrêmes, que rien ne distingue plus du crime que le nom qu'on lui donne. Dans le même temps, un paysage de catastrophes s'installe inexorablement au milieu duquel la participation aux dernières métamorphoses du nihilisme a fini par perdre tout son charme. Partout s'effrite le sentiment de la sécurité ancienne. Les Bloom vivent dans un état de terreur dont rien ne peut donner la mesure, hormis peut-être l'entassement monstrueux des métropoles, où l'asphyxie, la pollution et la promiscuité envenimée semblent seules pouvoir leur procurer le sentiment d'un abri. Lorsque nous le prenons séparément, nous voyons que le tremblement du Bloom a atteint ce point où il s'altère en un état général de perclusion et d'incrédulité, qui l'exclut à jamais du contact du monde. Lors même qu'il n'est plus rien, dans les zones qui demeurent sous l'empire du nihilisme, qui ne soit animé par un secret désir d'autodestruction, nous voyons apparaître, de loin en loin, détachement après détachement, l'armée de ceux qui ont franchi la ligne, qui ont appliqué le nihilisme au nihilisme lui-même. De leur état antérieur, ils ont conservé le sentiment de vivre comme s'ils étaient déjà morts; mais de cet état d'indifférence à l'égard du fait brut de vivre, ils tirent la formule de la plus grande souveraineté, d'une liberté qui ne sait plus trembler devant rien, car ils savent que leur vie n'est que le sens qu'ils parviennent collectivement à lui donner. La domination ne redoute rien tant que ces créatures purement métaphysiques, que ces maquisards du Parti Imaginaire: «aujourd'hui comme de tout temps, ceux qui ne craignent pas la mort sont infiniment supérieurs aux plus grands des pouvoirs temporels. De là vient qu'il faut sans cesse répandre la crainte.» (Jünger, Passage de la ligne). Dans les yeux vitreux du Spectacle, ceue renaissance, ce nouvel afflux d'être se présente comme une rechute dans la barbarie, et il est bien vrai que l'on a affaire à un retour des forces élémentaires. Il est également vrai que, dans le cadre de l'aliénation cybernétique universelle, son mode d'expression propre est la brutalité la plus inintelligible. Mais cette violence se distingue de toutes les autres manifestations criminelles, par ceci qu'elle est dans son essence une violence morale. Et c'est précisément dans la mesure où elle est morale qu'elle est aussi muette et apaisée. «La vérité el la justice exigent le calme, mais n'appartiennent qu'aux violents»(Bataille, La littérature et le mal) - il n'a pas manqué d'un vieux routard de l'abjection pour s'étonner, lui qui avait été témoin, dans les années 70, de tant de violences politiques, de s'être fait passer à tabac par les «antagonistes», lui qui travaillait pour la bonne cause, pour le Manifesto; et en conclure d'un trait à une banale «Violence apolitique». Il est vrai que certaines vies ne prédisposent guère à comprendre ce que cela


peut signifier, une violence byperpolitique -. Qu'il soit à nouveau possible de désigner avec certitude les salauds, et leurs complices, dit assez combien le nihilisme s'éloigne derrière nous. Quand, parmi des hommes qui ne daignent écouter personne hormis l'évêque d'Ivrea, réapparaît la loi du Lynch, alors nous savons que le sérieux de l'histoire fête son retour dans le sang. Il est passé le temps où un Sorel pouvait observer que «la férocité ancienne a été remplacée par la ruse», même s'il ya encore «beaucoup de sociologues pour estimer que c'(était) là un progrès sérieux». Cela se remarque à la déformation qu'a subie dans les dernières décenrues le concept même de «violence», qui désigne à présent d'une façon générique tout ce qui tire le Bloom de sa passivité, à commencer pat l'histoire ellemême. En thèse générale, à mesure que l'arbitraire de la domination se verra plus menacé par l'arbitraire de la liberté, celle-ci devra qualifier de «Violence» tout ce qui s'oppose pratiquement à elle et qu'elle se prépare à broyer, et ce tout en se disant elle-même ouvene au «dialogue», entre trois cars de CRS. Et c'est prédsément parce qu'il n'y a de dialogue qu'entre égaux que la liquidation complète de l'univers du discours clos, de j'infrastructure spectaculaire et de tous les relais de la Publicité aliénée constitue ce préalable absolu qui peut seul restaurer la possibilité de la discussion véritable. En deçà, tout n'est que bavardage. Aussi, contrairement à ce qu'a pu écrire un certain Jacques Luzi dans le numéro 11 de la revue Agone, c'est bien lorsque les hommes se seront libérés de l'emprise des choses qu'ils pourront vraiment communiquer, et non simplement en communiquant qu'ils se libéreront de cette emprise. Nous touchons là, sous un angle certes partiel, à une vérité énorme et dont nous ne comptons pas qu'elle soit reconnue pour raisonnable avant de brutalement devenir réelle: nous ne pouvons dépasser le nihilisme sans le réaliser, ni le réaliser sans le dépasser. Le passage de la ligne ne signifie rien d'autre que la destruction générale des cboses en tant que telles, soit, en d'autres termes, l'anéantissement du néant. En effet, au moment où la socialisation de la société atteint son point de complétion, chaque existant s'efface devant ce qu'il représente dans la totalité où il vient prendre place; matériellement, tout son être a été absorbé par ce à quoi il participe. Il n'est alors rien qui ne doive être détruit, ni personne qui puisse obtenir l'assurance d'être épargné, pour autant qu'il fait partie d'un ordre réel, d'un Commun, qui n'a été conçu que pour nous séparer. I.e moment de la destruction générale des choses a reçu, dans la tradition sabbatéenne, le nom de Tiqqun. Dans cet instant, chaque chose est réparée et soustraite au long enchaînement de souffrances qui l'a menée dans ce monde. «Toutes les subsistances, toutes les

78 Le silence et son au-delà besognes qui m'ont permis d'y parvenir sont tout à coup détruites, elles se vident infiniment comme un fleuve dans l'océan de cet instant infime» (Bataille, Théorie de la religion). Mais les «parfaits silencieux» qui portent en eux la ruine universelle savent aussi les chemins qui mènent au-delà. Jakob Frank, l'hérétique absolu, s'acquittait de cette vérité à sa façon abrupte: «Partout où Adam a marché, une ville a été bâtie, mais partout où j'ai mis le pied tout sera détruit. Je ne suis venu en ce monde que pour détruire et anéantir, mais ce que je bâtis durera éternellement». Un autre hérétique estimait de même, un siècle plus tard, que «quoique l'on veuille entreprendre, il faut commencer par tout détruire». Que le Tiqqun soit porteur de vie ou de mort dépend des illusions dont chacun aura su se défaire: « c'est dans la mesure où la conscience claire l'emportera que les objets effectivement détruits ne détruiront pas les hommes eux-mêmes» (Bataille). Il est certain que ceux qui n'auront su se déprendre de leurs réifications, ceux qui persisteront à placer leur être dans les choses sont voués au même anéantissement qu'elles. Quiconque n'a jamais vécu une de ces heures de négativité joyeuse ou mélancolique ne peut deviner comme l'infini est proche de la destruction. Ce dont nous parlons n'a rien d'une rêverie, de pareils événements ont émaillé l'histoire, mais le monde n'étant pas encore unifié en une totalité substantielle, ils sont demeurés des curiosités locales. Le ridicule Ortega y Gasset rapporte ainsi, dans La révolte des masses, la survenue d'une telle catastrophe à Tijar, village voisin d'Alméria, lorsque Charles III fut proclamé roi, le 13 septembre 1759. «La proclamation se fit sur la Grand-Place. Sitôt après, on manda d'apporter à boire à toute cette grande affluence, qui consomma 77 arrobes de vin et 4 outres d'eau-de-vie, dont les pernicieuses vapeurs échauffèrent de si belle manière les esprits que la foule se dirigea vers le Grenier Municipal avec des vivats répétés, y pénétra, jeta par les fenêtres tout le blé qui s'y trouvait et les 900 réaux du Trésor. De là, ils passèrent à la Régie, et commandèrent de jeter le tabac et l'argent de la Recette. Ils firent de même dans les boutiques, ordonnant pour mieux corser la fête, de répandre tous les comestibles et les liquides qui s'y trouvaient. L'état ecclésiastique y concourut vivement; puis, à grands cris, on incita les femmes afin qu'elles jetassent avec plus de générosité tout ce qu'elles avaient chez elles, ce qu'elles firent avec le plus complet désintéressement puisqu'il n'y resta rien: pain, blé, farine, orge, assiettes, chaudrons, mortiers et chaises. Ces réjouissances se prolongèrent jusqu'à la complète destruction de ladite ville». L'imbécile conclut, l'ironie amère: «Admirable Tijar, l'avenir est à toi !». Il faut travailler à faire advenir cet avenir, et viser la réalisation planétaire de Tijar. Nous serions fâchés qu'une de ces grand-messes universelles dont le Spectacle est si friand, celle de l'an 2000, par exemple, ne tournât pas un jour ou l'autre au désastre. Tant d'hommes rassemblés par les rues ne peuvent qu'annoncer la prise de


nouvelles Bastilles. Il ne doit pas rester pierre sur pierre de ce monde ennemi.

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De l'économie considérée comme magie noire une critique métaphysique - Cornegidouille! nous n'aurons point tout démoli si nous ne démolissons même les ruines! Or je n'y vois d'autre moyen que d'en équilibrer de beaux édifices bien ordonnés. ALFRED JARRY

I- La marchandise et l'équivalence 1

La marchandise est essentiellement ce qui est absolument équivalent. Ce qui se donne à voir lorsque deux marchandises (dont l'une est souvent de l'argent) s'échangent. Marx a dénoncé cette équivalence comme une abstraction, à raison: c'est une abstraction réelle. 2

Tout naturellement, Marx a cherché un fondement concret à cette abstraction. Il a cru trouver un tel fondement dans la valeur d'usage, dans la valeur comme utilité. Pour lui, la valeur d'usage est sans mystère, elle est l'état nu, le corps même de la chose, sa réalité physique. En outre, et par conséquent, la valeur d'usage n'est pas impliquée dans la logique propre de la valeur d'échange, qui est une logique de l'équivalence: «comme valeurs d'usage, les marchandises sont avant tout de qualité différente». Marx remarque, d'ailleurs, que la valeur d'usage n'est pas le propre des marchandises (par exemple, l'air que nous respirons n'est pas encore à vendre), et il sous-entend sans cesse, comme on sous-entend une évidence, qu'elle ne présuppose pas même le monde marchand. Mais nous allons voir que non seulement la valeur d'usage, qui paraît au premier coup d'oeil quelque chose de trivial et se comprenant de soi-même, est en fait problématique et pleine de subtilités métaphysiques - mais aussi qu'elle est elle-même au fondement d'une logique abstraite de l'équivalence, indissociable de celle de la valeur d'échange que critiqua Marx. 3

Le point de vue de la métaphysique de l'utile fut ainsi résumé par Hegel: «Comme tout est utile à l'homme, l'homme est également utile à l'homme, et sa destination est également de faire de lui-même un membre de la troupe utile à la communauté, et universellement serviable. Autant il s'occupe de soi-même, autant il doit se prodiguer pour autrui; et autant il se prodigue pour autrui, autant il s'occupe de soi même; une main lave l'autre. Partout où il se trouve, il s'y trouve à propos; il utilise les autres et est utilisé. «Une chose est utile à une autre d'une autre façon; mais toutes les choses ont cette réciprocité d'utilité de par leur essence même, c'est-à-dire en étant rapportées à l'absolu d'une double façon: l'une positive, selon laquelle les choses sont en soi et pour soi, l'autre négative, selon laquelle elles sont pour les autres. Le rapport avec l'essence absolue ou la religion est donc entre toutes - les utilités l'utile suprême, car elle est le pur utile même; elle est cette subsistance de toutes les choses, ou leur être-en-soi et poursoi, et la chute de toutes choses ou leur être pour autre chose.»(Phénoménologie de l'Esprit) 80 De l'économie considérée comme magie noire


Joselyne MARX EXPERT - COMPTABLE COMMSSAIRE AUX COMPTES 4e ETAGE GAUCHE Remarques: 1) C'est à celle vulgarité que se réduit, par exemple, le «discours» des crétins négristes. Ces gens-là. plus d'un siècle après le très regrettable chapitre «Production Immatérielle» des Grundrisse de Marx, tardive déjection mandevillienne, s'en régalent encore au point de l'étaler partout de leurs pinceaux sales. Et les voilà, ces gourmets de la fiente, qui se pourlèchent les babines et le cul à l'énumération paisible de tous les X et de tous les Y qui auraient été «mis au travail», de l'âme aux affects en passant par le devenir-tourniquette de la vinaigrette immatérielle. Plutôt que de s'apercevoir que le travail s'est enfin révélé comme quelque chose d'inessentiel, qui n'est pas fondé en soi, ces punais imbéciles chantent la gloire ambiguë de l'extension supposée de l'utile, alors que justement, tel qu'il est conçu par l'utilitarisme (c'est-à-dire comme rapport capable de configurer un monde), l'utile n'est nulle part! Et cette prétendue extension suffirait d'ailleurs à le prouver. Dejour en jour, le concept d'utile désigne de plus en plus tout et n'importe quoi, et cela révèle qu 'il ne désigne rien. Les utilitaristes finauds invoquent l'utilité de l'inutile mais ne voient pas l'inutilité de l'utile. Ce qui est partout, ventrebleu! ce n'est pas l'utilité, mais l'utilitarisme. 2) L'essence absolue, vue à travers la lorgnette de l'utile suprême, peut alors, soit encore s'appeler Dieu (comme chez Voltaire, par eremple), soit, chez ceux pour qui Dieu est explicitement devenu une hypothèse inutile, être «la société», l'utilité suprême prenant alors des noms plus spécifiques comme: le Plus Grand Bonheur du Plus Grand Nombre (Bentham a trouvé ce vomitif chez Beccaria - «massima felicità divisa nel maggior numero. - et s'en est gargarisé), la Richesse des Nations, la croissance économique etc., ou plus platement le besoin, comme abstraction. En tout cas, elle finit toujours par subsumer en elle le rapport des choses à elles-mêmes et entre elles, et constitue un socle d'équivalence générale, une équivalence comme fondement sur laquelle seulement se détache un rapport négatif entre les choses, rapport négatif luimême subsumé sous l'essence absolue comme utile suprême (la prétendue richesse en besoins raffinés, cette succursale de l'utile suprême). Exit le négatif! Pour le délice de tous les épiciers du monde, cette charmante conception - et tous ses avatars, des naïves théories du contrat social au modeme et tout aussi plat démocratisme militant et pro-communicationnel- en noient les flammes, jusqu 'aux plus chaudes!, dans les palus glacés de l'ignoble positivité sociale. Mais, n'en déplaise à ces messieurs, ces eaux mortes sont hantées, nous verrons par quelle goule. 4

La valeur d'usage est au besoin ce que Marx considère que la valeur d'échange est au travail: la valeur d'usage est du besoin abstrait cristallisé dans une chose, qui apparaît comme qualité purement de la chose, puisque le besoin est posé comme général, abstrait. «Cette intention selon laquelle toute chose dans son être immédiat est en soi ou bonne» est pour ainsi dire rentrée dans la chose et constitue le fondement métaphysique de la valeur d'échange et de l'abstraction marchande. Remarques: 1) Aussi aurons-nous à critiquer tout au long de cet article et, plus généralement, des Exercices de Métaphysique Critique, cette glaire utilitariste qu'on se repasse de bouche en bouche depuis trop longtemps, formée de tous les mucus du commerce et mélangée de bile économiste recuite au bois flotté d'un certain marxisme désormais visiblement contrerévolutionnaire; cette certitude infinie d'avoir épuisé tout l'Etre et tout l'Esprit grâce aux concepts magiques de l'utilité, du besoin, et de l'intérêt. - Cette morgue scolastique à défrayer des millions de Pierre Bourdieu, qui est tout simplement le discours le plus plat que la marchandise puisse tenir sur elle-même est contredite chaque jour par la simple existence de la marchandise.


2) C'est ce qu'a presque compris un certain jean Baudrillard dans son appel à une critique de l'économie politique du signe, il est vrai non sans une certaine tension d'esprit inhabituelle à ce monsieur. Mais celui-ci a sottement cru que ce qui invalidait l'utilitarisme était la référence à quelque Absolu ... Alors que, bien sûr, ce qui rend la métaphysique de l'utile infâme - puisqu'il s'agit effectivement d'une métaphysique -, ce n'est pas qu'elle soit en rapport avec l'Absolu, mais bien la modalité de ce rapport, le fait que ce rapport soit conçu comme utilité suprême, le fait, enfin, que cette métaphysique soit fausse. Et monsieur Baudrillard de l'assimiler au christianisme, et de déplorer qu'on n'ait pas encore enterré cette saleté de transcendance avec toutes les vieilleries métaphysiques. Voilà qui démasque Baudrillard comme un superutilitariste, pour affirmer sans rire l'identité entre christianisme et valeur d'usage du fait que tous deux participent de quelque transcendance - transcendance que ce gentil écolier postmoderniste ne peut évidemment considérer abstraitement que comme transcendance quelconque, et dans la modalité de l'utile suprême. Aussi, non seulement ce cochon établit une équivalence générale entre tous les moments de la métaphysique, mais il tombe dans l'illusion charmante des utilitaristes qui croient leur pensée «garantie sans métaphysique». Imbécile, si tu avais lu Péguy (Situations), tu saurais combien portative est la métaphysique! Dans quel monde crois-tu gigoter? Tout telos inscrit au coeur des choses te répugne? C'est que celui qui y est effectivement inscrit risque bien de te balayer ... Alors, avec les autre chiens postmodernistes, tu hurles à la mort que tout cela est illusion, que rien n'existe, qu'on s'en fout, de toute façon on reçoit la rente de l'Université et les méchantes politesses des chiens collègues - utile e onore, peut-être ... 3) C'est cette métaphysique de l'utile qui fonde l'utilitarisme dans ses deux moments, l'un dit théorique, l'autre normatif (Cf notamment, A. Caillé, Critique de la raison utilitaire). Le premier, qui prétend expliquer tous les actes des hommes, considérés comme individus iso81 Tiqqun lables, par l'utilité que chacun séparément y peut trou uer, est él'idemment la seule représentation anthropologique qui pouvait pousser sur ce pauvre humus métaphysique, où tout rapport est conçu comme rapport d'utilité. L'utilitarisme normatif qui supposant l'autre l'rai, estime que c'est très bien ainsi, ajoute que l'utile suprême est le suprême Bien; ce qui n'est rien de plus que la morale, supposée immanente, consécutive à ladite métaphysique. On n'attaque pas l'utilitarisme sérieusement si l'on ne s'en prend pas à son fondement, la métaphysique de l'utile.

II - L'échange en général 5

La plupart des idées fausses sur le monde archaïque ont pour fondements l'éternisation des catégories marchandes, et la croyance en leur naturalité. Ce que l'homme moderne croi/être, il croit aussi que tous les hommes du passé l'ont été, à cette nuance près que ceux-ci l'auraient été moins parfaitement. Le fil de notre démonstration nous fera passer à travers le champ de ruines de cette belle tranquillité évolutionniste.

a) Le don 6

La société primitive apparaît encore à certains comme étant la société de la pureté du besoin. Mais le besoin n'est pas le fait premier de l'humanité: il n'est pas la condition de toute vie humaine, et n'est pas plus ce qui était là au début de l'histoire humaine. Loin d'être primitif, le besoin est bien plutôt une production propre à la modernité. Remarque: L'utilitarisme veut bien concéder que les besoins soient historiques, que les besoins


changent avec l'organisation sociale, etc. D'ailleurs, même l'utilité suprême est relative à une époque, puisque la société qu'il s'agit de reproduire n'est pas toujours la même. Le fonctionnalisme est un utilitarisme élastique - mais cet élastique se casse sur la tension de l'histoire. Ce qui est historique, ce n'est pas seulement le mode d'être des besoins, ni même uniquement leur essence: la simple existence des besoins comme besoins n'est pas un invariant anthropologique, mais une création historique dont l'extension mondiale est relativement récente, tout comme ce mode de vie particulier qu'est la survie. On sait que c'est justement l'apparition du marché moderne qui a créé la rareté, ce« présupposé» de la prétendue économie. 7

L'échange primitif prend la forme du don.

Remarque: Il n y a rien de plus faux que la notion de troc. Toute la spéculation d'Adam Smith part d'une erreur de Cook sur les Polynésiens qui montaient à bord et proposaient aux Européens un échange, non d'objets, mais de cadeaux. La notion de troc - censément un échange utilitaire de biens considérés comme équivalents et auquel ferait seulement défaut la monnaie pour devenir échange marchand. .. - est née aux XVIIIe et XIXe siècles, de notre utilitarisme. C'est à Marcel Mauss qu'il revient d'avoir rassemblé un nombre considérable de faits touchant à diverses sociétés primitives sous le concept de don (cf son Essai sur le don) et d'en avoir énoncé quelques traits universels. Il semble désomwis peu aventureu.t de généraliser sa découverte à toutes les sociétés pri· mitives. Soit dit en passant, toutes les robinsonnades modernes partent du même postulat idiot: à savoir qu'un certain homo oeconomicus aurait habité des cavernes et des îles - farce d'autant plus amusante que celte espèce là n'a jamais existé, pas même dans la City londonienne, où abondent pourtant de ces sorciers cavernicoles qu'on appelle boursiers. [photo] l'homo oeconomicus d'Adam Smith, en pleine spéculation financière au fond de sa caverne. 82 De l'économie considérée comme magie noire 8 Le don apparaît premièrement à la représentation comme un acte isolé, celui d'une personne qui cède un bien à une autre. Mais ce fait d'isoler un acte de la totalité de la vie sociale semble bien plutôt une abstraction. 9

Le don, comme simple acte, pose immédiatement à côté de lui deux autres actes comme autres moments: le recevoir, et le rendre. 10

Mais en fait, des trois moments précédents, le donner, le recevoir et le rendre, le dernier apparaît comme celui qui en fait un cycle. Car le retour sera lui-même reçu puis rendu. Dans le monde primitif, la dette est permanente. Cet aspect cyclique du don le révèle comme unité des trois moments. Remarque: C'est ce qu'objectait Lévi-Strauss à Mauss dans sa préface au recueil Sociologie et Anthropologie, à savoir que «c'est l'échange qui constitue le phénomène primitif, et non les opérations discrètes en lesquelles la vie sociale le décompose»; ou, comme l'avait pourtant déjà formulé Mauss lui-même dans son Essai sur la Magie, «l'unité du tout est encore plus réelle que chacune des parties». 11


Mais ce qui s'échange, ce ne sont pas des biens, des paroles, des politesses, des services, etc. Ce qui s'échange dans le monde primitif, c'est le don lui-même. C'est-à-dire que l'échange est échange d'échange. Ainsi, le don comme unité des trois moments rejaillit dans ses moments comme dans le simple moyen de sa reproduction. L'homme primitif donne pour que le Don soit, et parce que le Don est. La chose même qui circule n'est que le reflet symbolique du Don lui-même, comme figure de la Publicité (au sens de mode d'explicitation publique), de l'être-pour-soi du Monde - c'est ce que Mauss appelle unfait social total. Remarques: 1) Le don comme unité des trois moments, n'est le Don qu'en se dévoilant comme figure. 2) On voit donc que le don n'est pas motivé par le besoin, mais bien par le Don. C'est ce qui explique que s'échangent notamment des objets parfaitement «inutiles», dépourvus de toute «valeur d'usage», au grand étonnement de l'observateur utilitariste. On peut citer le cas des vaygu'a trobriandais, décrits par Malinowski (in Les Argonautes du Pacifique Occidental), dont deux types particuliers, les soulava et les mwali voient leur échange constituer la base de la Kula, et finalement de toute l'organisation sociale d'un district fort étendu. Mais un soulava ne s'échange que contre un mwali, et réciproquement. Or, ces vaygu'a, respectivement de grands colliers et des brassards, sont souvent inutilisables comme objets de parure en raison de leurs dimensions ou de leur trop forte charge symbolique. De même, on comprend que contrairement à une idée largement diffusée en Occident, et qui fut défendue par Aristote et Marx - dans le monde primitif, l'habit s'échange contre l'habit Enfin, quand on a saisi l'aspect total du Don, il n y a plus rien de mystérieux dans le fait que le travail lui-même y est subordonné au Don: non seulement le produit du travail est matériellement donné par le producteur à un autre (par exemple à ses beaux-parents, tandis que luimême recevra tout de ses gendres) - mais, plus symboliquement, le travail lui-même fait l'objet d'une grande fierté de la part du producteur, et surtout d'une notable Publicité (citons, par exemple, les préoccupations esthétiques - et l'effort conséquent - d'un jardinier trobriandais quant à l'aménagement de son jardin, et le rituel qui consiste à empiler les ignames cultivés en pile coniques, livrées aux regards de chacun). Si bien que l'on peut même dire que le travail est une forme d'échange, qu'il est une manifestation du Don. Et le Don, comme figure de la Publicité, apparaît aussi comme unité du travail et de l'échange. Si l'on ajoute que la rareté matérielle est généralement absente de la vie primitive, voilà bien aplatie l'idée commune selon laquelle l'homme aurait toujours travaillé pour sa subsistance, et plus durement dans le monde primitif que dans tout autre à cause d'une hypothétique insuffisance des «moyens de productions» au regard de non moins hypothétiques «besoins». En fait, le monde primitif n'aspirait guère qu'à la Publicité, et ses moyens y pourvoyaient fort bien. Il ne lui manquait que la conscience publique de la Publicité comme Publicité: la Publicité de la Publicité. 3) Une remarque, en passant, sur le bouffon-dialecticien Voyer. Nous lui prenons son concept de Publicité, il ne méritait pas de le garder, d'autant qu'il n'a rien su en faire depuis l'Introduction à la science de la publicité, qui était encore un assez bon livre. Mais on y devinait déjà ce vice insupportable: Voyer nourrit une haine instinctive pour le SILENCE. Aussi a-t-il voulu croire que la Publicité, définitivement, absolument, était fondée en elle-même, ce qui est évidemment faux (de même, les concepts d'individu et de genre ont ce défaut inexcusable de cacher par une immanence satisfaite l'incomplétude de l'homme; là encore, il y a un reste, et ce reste, c'est le Bloom). On comprend alors que ce concept, censé flotter sur les plus hautes cimes de l'Esprit, ait pu accoucher de cette souris anorexique et positive qu'est la «communication» ou d'une utopie aussi crétine et repoussante que le bavardage. Toutes les contorsions et toutes les grimaces de Voyer ne suffisent à cacher ce fait, qu'il a lui aussi «oublié» de considérer le négatif là où on l'avait enterré ... Comment ce pseudo-trobriandais de la contestation pourraitil comprendre que l'opposition de la Publicité et du Spectacle est dépassée et, en dernière analyse, médiée activement, par le Silence (certes, le Spec83 Tiqqun


tacle est une aliénation de la Publicité, et donc la Publicité qui se nie elle-même, mais le Silence ou l'Invisible est la négation de cette négation); que la négation du Spectacle est non seulement négation de la dictature dans la visibilité, mais aussi de la dictature de la visibilité; que les destructeurs silencieux de Turin ont épousé la forme redoutable d'une telle négation, et que c'est en cela même qu'ils sont destructeurs! Aussi, par passion de la visibilité la pauvre girouette Voyer a rendu invisible la contestation; et elle peut bien tourner, bondir, hurler qu'on la regarde faire ses lamentables pitreries épistolaires ou autres, nous la laissons là, à l'indifférénce et aux scorpions.

b) L'inversion du rapport générique 12

Posés comme séparés, l'individu et le genre demeurent abstraits. C'est seulement dans leur rapport - en tant que le genre prend forme dans les individus, et en tant que l'individu ne se peut définir comme individu, c'est-à-dire comme être social, que dans la relation, qui tire sa substance du genre -, en étant l'un pour l'autre, qu'ils atteignent à la concrétude. L'unité dont les moments, le genre et l'individu, sont en tant qu'inséparables, est en même temps différente d'eux; elle est ainsi vis-à-vis d'eux un troisième terme. qui se trouve justement être la Publicité, ce qui fonde absolument la relation ou l'échange comme pur échange. 13

Le rapport générique est la même chose que la Publicité, mais dans le rapport générique les deux termes qui passent l'un en l'autre sont plutôt représentés comme en repos l'un en dehors de l'autre, et le rapport générique comme se passant entre eux. Partout où il s'agit de l'individu et du genre, ce troisième terme doit être présent; car ils ne subsistent pas indépendamment - contrairement à ce que posent abstraitement l'économisme et son «individualisme méthodologique» - mais n'existent que dans la Publicité, ce troisième terme. C'est dans l'unité de la Publicité que le rapport générique peut alors être quelque chose de concret. Remarque: En même temps, il est clair que le rapport générique se réalise dans la relation ou échange. 14

Aussi le Don, comme figure de la Publicité, est-il une figure particulière de l'unité du genre et de l'individu - et y correspond une modalité particulière du rapport générique. 15

Dans cette modalité, les individus sont, comme personnages, absolument différenciés a priori et réalisent leur différence dans l'échange qu'est le don. Et ce don est lui-même singulier, en tant qu'acte entre personnages déterminés. Si bien que l'objet donné, comme symbole du Don, apparaît immédiatement à la conscience primitive comme symbole singulier de tous les dons singuliers auquel il a participé et participera. Aussi, les choses, dans le monde primitif, sont elles-mêmes réputées absolument différentes, singulières et personnelles (c'est-à-dire dotées de personnalités propres). Remarque: Ainsi Malinowski remarquait-il, dans les Argonautes du Pacifique Occidental, que «chaque objet Kula de qualité possède son nom propre, et sous la fonne d'une histoire ou d'une légende, il a sa place dans les traditions des indigènes». Et Mauss, à propos de certains objets amérindiens: «Chacune de ces choses précieuses, chacun de ces signes de ces richesses a comme aux Trobriand - son individualité, son nom, ses qualités, son pouvoir. Les grandes coquilles d'abalone, les écus qui en sont couverts, les ceintures et les couvertures qui en sont ornées, les couvertures elles-mêmes blasonnées, couvertes de faces, d'yeux et de figures


animales et humaines tissées, brodées. Les maisons et les poutres, et les parois décorées sont des êtres. Tout parle, le toit, le feu, les sculptures, les peintures; car la maison magique est édifiée non seulement par le chef ou ses gens ou les gens de la phratrie d'en face, mais encore par les dieux et les ancêtres; c'est elle qui reçoit et vomit à la fois les esprits et les jeunes initiés. «Chacune de ces choses précieuses a d'ailleurs en soi une vertu productrice. Elle n'est pas que signe et gage; elle est encore signe et gage de richesse, principe magique et religieux du rang et de l'abondance.»(Essai sur le don). On peut d'ailleurs remarquer que les choses elles mêmes sont des acteurs du don, ou plutôt du Don. Elles sont elles aussi des personnages, et participent du et au genre comme Communauté. Néanmoins si deux choses, tout comme deux êtres humains, sont, dans le monde primitif, incomparables, une chose et un être humain peuvent, comme on va le voir tout de suite, être unis par un lien d'identité. 16

L'unité symbolique immédiate d'un objet primitif et du personnage qui temporairement est l'acteur de cette chose comme rapport, comme don, est la possession. 84 De l'économie considérée comme magie noire Remarque: Dans le monde primitif, il arrive que la chose soit même identifiée à son possesseur. au point qu'elle porte le même nom et que les actes de l'un puissent être considérés comme émanant de l'autre. On voit donc qu'il est absurde de croire encore à quelque communisme primitif Par ailleurs, il faut noter que la possession ne désigne pas un lien avec la chose comme usage. Je peux te prêter mon vaygu'a si tu le désires, mais il reste mien et si tu l'exhibes dans le village, il sera exhibé comme mien et participera de et à ma gloire. Par ailleurs, on a déjà vu que les choses en question pouvaient être sans usage autre que de les donner. Hegel remarque déjà, dans les Principes de la philosophie du Droit, que la volonté du propriétaire qu'une chose soit sienne est la première base substantielle, dont le développement ultérieur, l'usage, n'est que le phénomène et la modalité particulière et ne doit venir qu'après ce fondement universel.. Et ce développement ultérieur prend bien plutôt, dans le monde primitif, l'aspect de la contingence.

17

[photo] Bourse de Hong Kong «Nul doute que la croyance inébranlable et profonde en la valeur de cette magie n'ait pour résultat de la rendre presque efficace.» (Bronislaw Malinowski).

Dans le cycle du don, les personnages humains affirment leur commune humanité, leur commune appartenance au genre. Les choses-personnages échangées affirment elles aussi leur appartenance à un genre commun. En même temps, l'unité cosmique qui unit tous les personnages, choses et hommes, est reproduite, comme le vivant reproduit le vivant. Remarque: On peut citer l'exemple d'une incantation Kula, citée par Mauss et par Malinowski, qui exprime cette commune appartenance au genre, affirmée à partir d'une singularité irréductible a priori des partenaires. L'incantation dit notamment: Tout diminue, tout cesse! Ta fureur diminue elle cesse, ô homme de Dobu ! Ton fard de guerre diminue, il cesse, ô homme de Dobu !, etc. puis: Ta fureur, ô homme de Dobu, tombera comme tombe la fureur du chien lorsqu'il vient flairer un nouveau venu. ou bien: Ta furie part comme la marée, le chien joue; Ta colère part comme la marée, le chien joue, etc.


Outre l'évidente signification d'apaisement, de communion surgissant alors que censément la fureur, en fait la singularité radicale, règne a priori une seconde explication, d'origine indigène, est donnée à cette évocation du chien:«Les chiens jouent nez à nez. Quand vous mentionnez ce mot de chien, comme il est prescrit depuis longtemps, les choses précieuses viennent de même (jouer). Nous avons donné des bracelets, des colliers viendront, les uns et les autres se rencontreront (comme des chiens qui viennent se renifler)». Mauss commente cela ainsi: «L'expression, la parabole est jolie. Tout le plexus de sentiments collectifs y est donné d'un coup: la haine possible des associés, l'isolement des vaygu'a cessant par enchantement; hommes et choses précieuses se rassemblant comme des chiens qui jouent et accourent à la voix. Une autre expression symbolique est celle du mariage des mwali, bracelets, symboles féminins, et des soulava, colliers, symboles masculins, qui tendent l'un vers l'autre, comme le mâle vers la femelle. Ces diverses métaphores signifient exactement la même chose que ce qu'exprime en d'autres termes la jurisprudence mythique des Maori. Sociologiquement, c'est, encore une fois, le mélange des choses, des valeurs, des contrats et des hommes qui se trouve exprimé.»(ibid.) 18

Du cycle du don, les hommes et les choses, tous les personnages partenaires ressortent avec une singularité confirmée, désormais publique, fulgurante de s'être baignée à la source substantielle du genre. Remarque: La possession primitive s'oppose en ceci à la moderne propriété privée qu'elle n'est en aucun cas aliénable jusqu'au «reformatage». Les choses gardent le souvenir de tous les dons auxquels elles ont participé. Ainsi, un homme primitif pourra raconter , les échanges historiques ou mythiques auxquels a participé telle chose. C'est ce qui fonde la renommée de la chose, et sa valeur. De même, la renommée des hommes se construit, se perpétue, et est sans cesse remise en jeu dans le Don. Voilà le mana primitif. Sa loi est celle de l'agôn, du conflit des pairs comme lien social. Par ailleurs, le Don organise des liens singuliers, permanents. Par exemple, la Kula se pratique avec des partenaires permanents, avec lesquels on a des liens privilégiés. 85 Tiqqun 19 Mais dans le monde primitif, chaque communauté, comme Intérieur, s'affirme comme le genre même. Et, pour nous, - et pour la conscience universaliste en général - il s'agit plutôt d'un fractionnement du genre comme totalité humaine. Ce fractionnement, en espèces, du genre est la condition de subsistance non seulement de chaque fraction comme fraction, mais aussi et surtout du Don, qui comme figure de la Publicité se révèle aussi comme unité supérieure des fractions. Remarques: 1) Afin d'obvier à des interprétations salement biologisantes de cette thèse, précisons que nous n'employons le terme d'espèce, à défaut d'un autre, que pour donner l'idée d'un fractionnement du genre en sous-unités, en Intérieurs irréductibles, bien que fondés par leur unité dans le genre. Aussi il faut relire les thèses précédentes en considérant que là où intervient le rapport générique, intervient aussi ce fractionnement générique du genre. 2) Dans le monde primitif, les relations sont principalement relations de face à face, et ne pourraient rester telles sur de trop larges étendues. Aussi, cbaque société primitive se fixe un intérieur et un extérieur, et seul l'intérieur peut être reconnu comme participant de la communauté humaine, du genre. Le Don concerne l'intérieur, et seulement l'intérieur (intérieur qui peut, d'ailleurs, réunir un assez grand nombre de tribus). L 'écbange avec l'extérieur, avec


l'étranger, quand il a lieu, se fait selon ce que Marshall Sahlins appelait réciprocité négative forme proche du commerce, ou du pillage. Le Don définit l'intérieur, en posant les limites qui enserrent le genre et les personnages. En même temps, le Don définit aussi bien chaque communauté ou société comme intérieur, et définit aussi le fractionnement du genre, tout autant que l'affirmation de cbaque fraction comme étant le genre. On comprend donc le pouvoir de destruction qu'ont pu avoir les grandes religions universalistes sur les communautés primitives (bien que, par ailleurs, les sociétés primitives aient une certaine capacité à incorporer au sein de leurs unités mythiques des croyances qui leur sont extérieures, comme en atteste l'exemple instructif du culte du Cargo, en Mélanésie). 20

Dans le Don, le rapport générique se présente donc avant tout comme le procès de réalisation du personnage au moyen du genre et de son fractionnement en espèces. Le genre apparaissant dans l'espèce, comme s'il apparaissait dans ses propres frontières absolues, se réalise aussi dans le personnage, et est la communauté unie des personnages singuliers. Le personnage, comme la communauté, a une existence concrète, la Publicité est effectivement présente et unitaire à l'intérieur de chaque communauté (mais ensuite, la Publicité se fractionne en différents intérieurs, et l'apparence d'un intérieur pour un autre est celle de l'extériorité alors que cet autre constitue aussi un intérieur), bien que non encore sue comme Publicité. 21

Le monde moderne présente, visiblement à l'époque du Spectacle, un rapport générique qui est un renversement de celui du Don. 22

Le Bloom, cet être sans particularité, est a priori équivalent à n'importe quel autre Bloom ou plutôt au Bloom comme masse, et est donc, comme Bloom, absolument équivalent. Toutes les particularités qu'il exhibe frénétiquement sont en fait pour lui quelque chose d'extérieur, et leur banalité les révèle finalement comme ruse de l'équivalence. Remarque: A la question insolente « Qui se cache derrière une montre Audemars Piguet? » récemment crachée par l'orgue à boue de la Réclame, la réponse est évidemment: personne. 23

L'agitation permanente du Bloom, son effort désespéré pour se construire une apparence de personnalité, une personnalité comme apparence, révèle l'apparence comme action de la Publicité et pour la Publicité. Et de fait, le Bloom évoque ces peuplades primitives dont la vie tourne autour de l'affirmation du prestige. On pense à la fierté que retire un trobriandais de l'étalage de ses ignames. Rien ne ressemble plus à un display trobriandais qu'une vitrine de magasin ou les vêtements d'un jeune-cool. 24

Pourtant, on ne peut pas dire que l'homme primitif soit superficiel. Sa vérité est plutôt voilà qui donne raison à Hegel- l'immédiateté, ou plutôt l'unité de la totalité et de l'apparence de la totalité, c'est-à-dire la Publicité, mais seulement alors comme unité immédiate. La Publicité qui ne se sait pas encore comme telle, qui n'est pas arrivée à la Publicité de la Publicité, la Publicité purement en-soi, qui n'est pas encore pour-soi. 86 De l'économie considérée comme magie noire 25 A l'inverse, le monde du Bloom est le monde où la Publicité apparaît enfin. Et le commencement que mérite ce monde est le monde primitif. Notre époque est celle où apparaît enfin la Publicité, comme vérité du monde primitif. La société capitaliste avancée est donc la


première société primitive. 26

Mais, si la Publicité est aujourd'hui visible, elle l'est dans l'absence. Car la Publicité apparaît face à chaque Bloom. Mais aucun Bloom ne vit l'unité du monde et de son apparence, la Publicité. Au contraire, confronté à sa propre misère, il voit bien plutôt dans le bonheur apparent de l'Autre une contradiction, quelque chose de terrifiant, qui le pousse à se construire lui-même une apparence: l'Autre lui a volé sa vie; lui n'a jamais rien vécu, et celle dépossession apparaît au Bloom comme une redoutable malédiction, qu'il faut à tout prix cacher à défaut de pouvoir l'oublier complètement. Mais l'Autre, le on, c'est aussi bien lui-même. Le monde où nous «vivons» est donc celui où l'apparence de la Publicité se tient face à la Publicité; mais ce dédoublement est lui-même dédoublé: car cette extériorité de la Publicité à son apparence est aussi bien une extériorité à soi de la Publicité, une scission au sein de la Publicité, en tant que celle-ci est justement l'unité de ce qui est et de ce qui apparaît. Cette scission de la Publicité, qui en fait une union de ses deux moments seulement comme séparés, est précisément le Spectacle. Remarque: L'aliénation crée les conditions de son dépassement. C'est justement parce que la Publicité est absente qu'elle peut enfin apparaître, en apparaissant comme nécessité. Aussi, c'est finalement l'aliénation de la Publicité en Spectacle qui devait nous révéler la Publicité comme Publicité. 27

A cette scission de la Publicité qu'est le Spectacle correspond aussi un devenir-abstrait de l'individu et du genre. Dans ce mouvement, l'individu devient Bloom, individu sans individualité, individu abstrait qui semble n'être qu'un accident du genre ou plutôt un moyen pour celui-ci de rester comme genre pur, c'est-à-dire comme genre abstrait, comme masse. En même temps, le genre lui-même, comme genre pur, abstrait, comme masse, semble perdre toute organicité et être un simple ensemble d'individus-atomes. Remarque: Le Bloom tente souvent par le biais de marchandises apparemment particulières, et par des rôles (au sens où les situationnistes entendaient ce terme) - rôles qui non seulement s'organisent généralement autour de marchandises, mais sont aussi eux-mêmes, ontologiquement, des marchandises, comme permet aisément de le comprendre la section suivante de cet article - de s'accaparer un simulacre d'individualité. Il s'essaie parfois, aussi, à la rassurante pseudo-appartenance à une communauté fantoche, de celles que régit la mauvaise substantialité (Notons que cette pseudo-appartenance a pour le Bloom cet avantage qui en fait même une nécessité - de réduire la puissance tyrannique de l'Autre, ce voleur de vie, ce démiurge, en l'abaissant à sa proximité; on l'apprivoise, on sy acclimate ... - et cette relation malveillante entre ennemis, entre étrangers, est plus généralement le fondement de cette abjection, qui veut encore s'appeler .«amitié»). C'est ce que les infects publicitaires de la marchandise et certains de leurs collègues sociologues osent même appeler. tribu -. Mais si cette forme abstraite d'espèce est une tribu, c'est bien plutôt la tribu des rôles et des marchandises qui l'organisent, plutôt que celle des Bloom, simples médiations de cette importante communication que pratiquent les choses, afin de mieux annexer le Commun, afin d'aliéner toujours plus la Publicité. 28

Dans cette figure de la Publicité qu'est le Spectacle, l'équivalence triomphe. L'atome est équivalent à l'atome, l'atome est absolument équivalent, et le genre se révèle comme le simple règne universel et absolu de l'équivalence, comme l'absolutisme de l'équivalence. Remarques: 1) D'un autre côté, l'équivalence absolue du Bloom, comme équivalence au Soi abstrait du Bloom, est aussi pour lui l'illusion de l'identité à soi de la pure subjectivité. C'est


87

[photo] Goya, El sueno de la razôn produce monstruos. «L'esprit de la nature est un esprit caché; il ne se produit pas sous la forme même de l'esprit: il est seulement esprit pour l'esprit qui le connaît, il est esprit en lui-même, mais non pour soi-même.»

Tiqqun Ce qui fait que le Bloom tend à devenir si massivement relativiste. 2) On pourrait considérer cet atomisme et celle scission généralisée de la Publicité comme un resserrement, comme un rétrécissement de ces intérieurs dont il était question dans les thèses 19 et 20, resserrement autour du seul individu, qui conséquemment ne peut plus exister comme individu, en tant qu'atome. A noter que cela signifie l'étrangeté radicale entre tous les hommes et l'extension de cette étrangeté, c'est-à-dire l'aliénation de la Publicité. Puisque l'étranger, comme simple étranger, se caractérise seulement négativement par rapport à l'intérieur, pour chaque intérieur donné, tout ce qui est étranger est comme équivalent. On retrouve l'équivalence absolue du Bloom. On devine alors combien la pratique du commerce est dès le début allée de pair avec l'aliénation de la Publicité 29

Tout le but de la relation est alors de faire apparaître la singularité, de créer la singularité comme apparence. Mais cette apparence de la totalité comme tissée de singularités est en opposition extérieure à la totalité réellement aliénée en équivalence absolue. 30

Le rapport générique est alors ce mouvement par lequel l'équivalence absolue a priori ressort confirmée, toujours plus puissante et plus tyrannique, de la relation comme apparition de la singularité ou plutôt de la simple particularité. C'est en cela qu'il ya inversion du rapport générique. Rien n'est plus antinomique d'un display trobriandais qu'une vitrine de magasin ou les vêtements d'un jeune-cool. III - La Métaphysique Critique

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Et le puzzle social A livré sa dernière combinaison André Breton

Deux marchandises sont a priori, et véritablement, équivalentes. C'est seulement superficiellement, et dans un second temps, qu'elles se présentent comme singulières. Une marchandise doit toujours se présenter comme singulière, ce qui lui donne tout son mana. C'est ainsi seulement qu'elle est désirée, c'est-à-dire que l'idée de l'échange comme équivalence, qui est en elle, devient publique, et peut ensuite participer à l'acte magique de consommation. Acte qui confirme son équivalence absolue dans l'échange, avant que l'équivalence absolue de l'usage s'affirme tyranniquement comme appauvrissement brusque chez tous les Bloom qui l'ont achetée. Et la singularité qui était apparue se révèle aussi comme marchande, c'est-à-dire comme parfaitement indifférenciée. Le mana s'est enfui. 32

Cette singularité est d'abord indifférenciée parce que chaque espèce de marchandise est produite et consommée massivement, et parce que cette masse est constituée d'objets identiques. Puis, parce que les pseudo-singularités mêmes qui semblaient différencier les diverses espèces se révèlent comme abstraites. Car ce qui était réellement désiré - et qui s'est perdu au moment même où l'on croyait enfin l'obtenir -, c'est du mana marchand, de la substance en boîte de conserve pour individu sans substance, de la pure singularité, de la


singularité générale, abstraite. 33

Mais cette substance est bien plutôt une sorte de néant actif, si bien que la marchandise est en fait comme une pure forme, une coquille vide, le simple fragment mort d'un vase brisé et vidé. Et cette substance formelle est essentiellement définie par sa façon d'apparaître comme pure présence immédiate, et ce n'est que pour réaliser son essence de pure présence immédiate et abstraite qu'elle doit prendre l'aspect de la singularité. La singularité apparente est ce qui permet à la marchandise de réaliser son concept, en apparaissant comme immédiate, sans mystère, alors qu'elle est profondément magique. C'est le fait que la marchandise doive être magique pour exister effectivement comme marchandise, tout en cachant sa nature magique pour la même raison - car elle doit aussi être la pure immédiateté et la pure évidence - qui la caractérise comme union du profane et du sacré, non comme dépassés, mais comme séparés. La marchandise n'est pas le dépassement du profane et du sacré, enfanté par eux. Elle est plutôt la simple union sodomite de ces deux moments, qui ne les dépasse pas, mais les mêle plutôt, comme c'est d'usage, dans le monde des qelipoth. 34

La raison pour laquelle la marchandise voit sa forme et sa substance posées non comme moments inséparables dépassés dans 88 De l'économie considérée comme magie noire une unité supérieure, mais comme simplement subsumés dans l'abstraction par l'hypostase de la forme, est qu'elle est en fait de l'être-pour-soi objectivé, posé comme extérieur à l'homme. Remarque: Aussi, la valeur n'est pas du «travail cristallisé», comme le croyait Marx, mais de l'être-pour-soi cristallisé. [photo] LA MANA FUIT REINVENTONS LA MAGIE 35 Mais en même temps que cet être-pour-soi extérieur, cette Publicité objectivée, est ce qu'il y a de plus désirable à l'époque du Spectacle, où la scission de la Publicité signifie aussi l'absence de l'être-pour-soi, l'absence de la Publicité, en même temps cet être-pour-soi sous Cellophane, ce mana, est ce qu'il y a de plus évanescent. 36

Car cet être-pour-soi, dans la consommation, reste extérieur au consommateur. Et cette extériorité le nie aussitôt comme être-pour-soi, comme réflexivité. C'est pour cela que le mana fuit, et que le consommateur est insatiable. 37

Mais alors, la marchandise, plutôt que comme simple être-pour-soi objectivé à l'extérieur, se dévoile comme principe objectaI de l 'être-absolument-extérieur de l'être-poursoi, et donc aussi de l'extériorité à soi de l'être-pour-soi, et apparaît comme la médiation même qui sépare le Bloom d'avec l'être-pour-soi, la totalité d'avec son apparence - et le mouvement de la marchandise est le mouvement de la scission de la Publicité. Remarque: En d'autres termes, la marchandise est la médiation active de l'être-pour-soicomme-pour-un-autre (au sens où dans le Spectacle, l'Autre, c'est toujours le on), c'est-à-dire de la mauvaise substantialité. Mais celte mauvaise substantialité est aussi toujours« intériorisée» comme être-pour-soi-comme-un-autre, ou: elle est la médiation de la réification.


38

Le Spectacle est la marchandise qui se dévoile enfin comme figure de la Publicité.

39

Ce qui est pour l'homme une inversion du rapport générique est aussi la diffusion du rapport générique de la marchandise. 40

Ce rapport générique est une propriété essentielle de la marchandise en tant que pur phénomène. En effet, 1) il est le procès de son apparition 2) En tant qu'inversé, il présuppose, par l'équivalence absolue a priori, la totale platitude des marchandises, leur être-plan, leur absence déclarée d'Intérieur. Or, cette pure phénoménalité affirmée de la marchandise, en tant qu'elle est ellemême phénomène, se sursume aussitôt. Et cette pure phénoménalité se dévoile aussi comme mode de dévoilement. 89 Tiqqun Remarques: 1) Par «sursumer», nous entendons, selon une traduction classique, l'aufheben hégélien (qui est à la fois supprimer, conserver et dépasser). 2) La marchandise se présente comme la platitude même, et l'aveu de cette platitude, comme la déclaration de l'inexistence du mystère. Mais celle façon d'apparaître est elle-même mystérieuse. C'est ce qu'explicitait déjà la thèse 33 41

En tant que tel, et comme forme de la pure phénoménalité marchande, le rapport générique inverse est une propriété métaphysique de la marchandise: le supra-sensible est le phénomène comme phénomène. Remarques: 1) En effet, classiquement, le supra-sensible se présente d'abord comme un au-delà du sensible, comme Intérieur inaccessible à l'entendement. Dans une situation aussi désespérante, où l'Intérieur est comme quelque chose de vide (car le résultat est assurément le même qu'on place un aveugle au milieu des trésors du monde supra-sensible - si ce monde a des trésors, peu importe qu'ils soient le contenu propre de ce monde, ou que la conscience même constitue ce contenu -, ou qu'on place un voyant dans les pures ténèbres, ou si on veut dans la pure lumière, si seulement le monde supra-sensible est cela; celui qui a des yeux ne voit ni dans la pure lumière, ni dans les pures ténèbres, de même que l'aveugle ne verrait rien des trésors qui s'étaleraient devant lui), il ne resterait plus à la conscience qu'à s'en tenir au phénomène - c'est-à-dire tenir pour vrai ce qu'elle sait être faux - ou remplir ce vide par des chimères, qui valent toujours mieux que rien ... Mais l'Intérieur ou l'au-delà supra-sensible a pris naissance, il provient du phénomène, et le phénomène est sa médiation, ou encore le phénomène est son essence, et en fait son remplissement. Le supra-sensible est le sensible et le perçu posés comme ils sont en vérité; mais la vérité du sensible et du perçu est d'être phénomène. C'est pour cela que le supra-sensible est le phénomène comme phénomène. - Si l'on voulait entendre par là que le supra-sensible est en conséquence le monde sensible ou le monde comme il est pour la certitude sensible immédiate et pour la perception, on comprendrait à l'envers; car le phénomène n'est pas le monde du savoir sensible et de la perception comme étant, mais il est le savoir sensible et la perception posés plutôt comme dépassés et posés dans leur vérité comme intérieurs. On a pu croire que le suprasensible n'était pas le phénomène, mais c'est que sous le vocable de phénomène, ce n'était pas vraiment le phénomène que l'on entendait, mais plutôt le monde sensible lui-même, comme réalité effective réelle (qui, soit dit en passant, n'existe pas en-et-pour-soi ou absolument et n'est donc pas un existant vrai). La marchandise, à l'inverse des métaphysiques plus anciennes, affirme positivement la vacuité de l'Intérieur, et même son inexistence. Elle décrète que tout s'arrête au phénomène; or


un tel absolutisme du phénomène pur nie aussi la phénoménalité du phénomène. Mais sitôt que cette dénégation de la phénoménalité du phénomène se révèle elle-même comme phénomène, le phénomène se retrouve à nouveau comme phénomène - ce qui dénonce cette dénégation comme mensonge - et cette phénoménalité, comme phénomène, est déjà sursumée en supra-sensible, et cette dénégation mensongère apparaît aussi comme propriété métaphysique de la marchandise. Enfin, en tant que la marchandise se présente comme pur phénomène, son Intérieur, sa réalité supra-sensible lui est comme extérieure. Et cette séparation du sacré et du profane, pourtant mêlés, celle scission au sein de l'unité du Monde comme totalité, comme Métaphysique, est ellemême encore métaphysique, est même une figure de la métaphysique - de même que la scission de la Publicité était une figure de la Publicité. 2) Ceux qui auront su nous lire verront ici une explicitation de la troisième remarque sur la thèse II. La Science n'est pas le déroulement toujours lisse d'un fil blanc, ou sinon celui d'Ariane, plein de noeuds. Au contraire, la Science se revisite et se croise sans cesse dans ce labyrinthe de figures qu'est l'élément du sens. Ainsi, indéfectiblement le blanc revient, tout à l'heure gratuit, certain maintenant, pour conclure que rien au delà et authentiquer le silence Le phénomène comme phénomène est le supra-sensible, l'apparaître lui-même n'apparaît pas. La Métaphysique Critique peut révéler que l'apparaître est et que cela constitue un mystère. Elle peut aussi montrer comment ce mystère se manifeste, à l'époque du Spectacle: il se manifeste comme ne se manifestant pas en tant que mystère. Mais la Métaphysique Critique ne peut ni ne veut détruire ce mystère. Nous laissons au Spectacle ce sisyphien entêtement à une tâche absurde. 3) Plus précisément: l'existence de ce mystère peut être rendue publique, contrairement au mystère lui-même, qui est [photo] «Le Commun peut toutefois foire irruption dons la Publicité, sous la forme d'expériences individuelles ou collectives, qui sont toujours des expériences de l'indicible. La présence du Commun n'est rien de moins que la présence du transcendant.» 90 De l'économie considérée comme magie noire commun, mais qui ne saurait évidemment être lui-même public. Ici intervient la différence entre Publicité et Commun (que Voyer a lubriquement confondus, pour la gloire de Publicis et de Euro-RSCG). Le Commun est ce qui nous est donné en partage, la Publicité est la pratique consciente de ce partage, qui sait donc ce qu'elle doit au Commun: qu'elle en est l'aliénation nécessaire. Elle partage donc aussi consciemment l'impossibilité radicale du partage. Le Commun est ce qui rend possible l'explicitation qu'est la Publicité, mais cette possibilité ne se laisse elle-même pas expliciter. Le Commun affleure à même la Publicité, mais en se dévoilant il se voile, et il voile aussi son dévoilement. Ce qui nous est le plus consubstantiel et le plus proche, nous est aussi le plus lointain, ce sur quoi nous avons le moins prise. C'est là le paradoxe absolu. Nous avons en commun d'être au monde, de parler et d'être mortels, mais nous ne pouvons dire ce que sont, en leur fond, l'être-au-monde, le langage ou la mort. Le Commun peut toutefois faire irruption dans la Publicité, sous la forme d'expériences individuelles ou collectives, qui sont toujours des expériences de l'indicible. La présence du Commun n'est rien de moins que la présence du transcendant. 42

Mais ce mode de dévoilement qui se dévoile comme figure révèle aussi bien le Spectacle comme figure de l'Etre ou comme figure de la métaphysique ou plutôt comme la marchandise qui se dévoile comme figure de l'Etre et figure de la métaphysique. Remarques: 1) C'est cette nature finalement métaphysique et ontologique du concept de Spectacle qui fait que Debord donne autant de définitions différentes du Spectacle, dont on voit


mal, sinon, comment elles pourraient s'accorder, s'unir en un tout organique. Debord, comme la plupart des théoriciens révolutionnaires jusqu'à maintenant, n'a pas voulu ou n'a pas su reconnaître qu'il se plaçait sur le terrain de la métaphysique, pour critiquer la métaphysique marchande. C'est pourtant ce fait et sa nécessité que révèle la Métaphysique Critique. 2) Le caractère métaphysique du concept de Spectacle apparaît aussi en ce qu'il unit l'objet dévoilé et le mode de dévoilement. Les interprétations anti-métaphysiques de ce concept, en séparant ces deux moments, se condamnent à appauvrir la critique du Spectacle en critique des media. En effet, celles-ci, en considérant isolément le mode de dévoilement, sont tout naturellement amenées à le chercher dans un objet social isolable, et donc à l'hypostasier, le plus généralement en un secteur déterminé de la production. Par ailleurs, ce point de vue, en 'général vulgairement matérialiste, est fort content que ces média soient dès lors réductibles à une simple structure matérielle; ce faisant, il nie aussi tout mode de dévoilement: d'après lui, il n y a que des choses, certaines plutôt bonnes (le bon vin non chaptalisé, l'immaculé artisanat, et les bons copains), d'autres plutôt mauvaises (la télévision, les ordinateurs, et le CocaCola). Une fois qu'il a pareillement circonscrit le Spectacle en un grand objet extérieur, il peut bien s'en remettre à la «vie authentique» et à son réconfort de marmotte comme à un certificat de pureté anti-spectaculaire. Cette attitude en vient naturellement à fétichiser les vraies «petites choses concrètes», les «vraies gens» qui en usent concrètement, et les très-authentiques terroirs concrets qu'ils cultivent vraiment - summum de l'insolence du Spectacle, qui t'eut toujours nous vendre ce qu'il a déjà détruit! Mais où a-t-on mis les neiges d'antan? En s'acharnant à oublier l'effectivité du mode de dévoilement, cette pseudo-critique du Spectacle parle, malgré elle, la langue du Spectacle lui-même. La critique du Spectacle est métaphysique ou n'est pas. Elle l'est explicitement, ou elle se retourne contre elle-même, et renforce le Spectacle. 43

«L'esprit de la nature est un esprit caché; il ne se produit pas sous la forme même de l'esprit: il est seulement esprit pour l'esprit qui le connaît, il est esprit en lui-même, mais non pour soi-même »(Hegel). La marchandise est l'esprit qui s'aliène en une nature oppressive, l'esprit mort qui triomphe. La Métaphysique Critique est l'esprit qui connaît l'esprit de cette nature de pacotille, l'être-pour-soi de cet esprit. La Métaphysique Critique est la manifestation de la métaphysique marchande comme métaphysique, le neglegentiae mibi videtur si non studemus quod credimus intelligere - «ce serait à mes yeux une négligence que de ne pas approfondir les choses que nous croyons comprendre» - inscrit dans la pure présence marchande elle même. Jusqu'à présent, c'est le monde qui a pensé pour nous. Remarques: 1) Ainsi, contrairement à une opinion répandue, nous affirmons que l'humanité est historiquement passée d'une aliénation sociale à une aliénation naturelle, et non l'inverse. Et, malgré ce que peuvent croire certains économistes, parler de la naturalité de la marchandise n'est nullement une justification de son existence, et encore mains, bien sûr, une preuve de son «éternité ». L'humanité qui s'aliène en nature ne correspond pas à son concept, et la réalité comme nature est une réalité qui se trompe. La Métaphysique Critique révèle cette erreur de la réalité comme réalité de l'erreur. 2) C'est parce que la nature est encore de l'esprit, que l'on peut dire, comme nous l'avons fait (cf remarque de la thèse 27), 91 Tiqqun que les choses communiquent. Que nous soyons bien compris: bien sur, cet esprit est toujours l'esprit de l'homme, mais quand l'homme ne parvient pas à se saisir lui-même, quand l'esprit n'est pas pour-lui-même, son être-pour-soi se sépare de son être-en-soi, et cela est aussi l'autonomisation de l'esprit, ici le pouvoir effectif des choses. 44


La Métaphysique Critique se donne à même l'étant: chaque parcelle de ce monde est l'aveu de sa fausseté. 45

Le développement historique du mode d'explicitation marchand a mené l'homme à ce point de bloomitude que l'on sait et que 1'on est. Mais seul un homme peut faire un Bloom. L'aliénation est toujours aliénation de quelque chose. Aussi, le Bloom qui se découvre comme Bloom, qui a conscience de son état de Bloom est-il déjà qualitativement autre chose qu'un simple Bloom. Car ce qui affleure alors et se révèle, c'est encore une fois la couche de l'être qui est la connaissance de l'être marchand, et par conséquent aussi son fondement et son dépassement, cette couche qui se trouve sous celle de l'équivalence absolue. Le Bloom intelligent de son être-Bloom est donc un métaphysicien-critique. Remarques: 1) Nous écrivons bien «le Bloom intelligent de son être-Bloom». Celui qui n'en a que la conscience simple ou l'entendement n'est pas encore un métaphysicien-critique, il peut le devenir, à moins qu'il ne préfère se vendre comme professionnel du langage de la flatterie .. 2) Qui se cache derrière le Bloom qui se cache derrière la montre Machin? L'acte de se cacher comme Bloom, donc aussi la conscience potentielle, inscrite au coeur de l'être, de sa bloomitude; un métaphysicien-critique qui s'ignore (ou pas). La Métapnysique Critique est dans toutes ces tripes. 46

Mais aussi, en tant que la Métaphysique Critique est la manifestation de la métaphysique marchande comme métaphysique, son mouvement propre la pousse vers sa propre abolition, vers son dépassement. Le but premier de la Métaphysique Critique est de se supprimer. Il s'agit de lui en donner les moyens. Remarque: En effet, puisque le mouvement de la Métaphysique Critique est précisément le mouvement de l'explicitation et donc aussi de la négation de la métaphysique marchande, le fait de venir à l'effectivité est pour elle le moyen de la destruction de la métaphysique marchande, et donc aussi de sa propre suppression, de son propre dépassement 47

La science est désormais le mouvement de dévoilement de la Métaphysique Critique. Sur le chemin de sa suppression, la Métaphysique Critique est la science. Remarque: Nous n'entendons bien sûr pas ici par «science» ce que les soi-disant scientifiques qu'ils soient salariés du CNRS ou des laboratoires Biopouvoir & co. - et autres positivistes s'imaginent être la science, mais bien évidemment le mouvement pratique d'auto-explicitation de l'Esprit. (à suivre)

92 [photo] Bouse de Francfort

A bas la magie noire !


93

Premiers Matériaux pour une

Théorie de la Jeune-Fille

- I loved you once. Hamlet

A Hors des espaces toujours plus nombreux où elle doit visiblement mener la guerre,la domination, dans ses formes les plus avancées, répugne assez à la force brute. Elle est ainsi parvenue à raffiner ses procédés jusqu'à se couvrir elle-même d'une invisibilité relative. Le parti ennemi est donc lui aussi, en tant que parti de l'occupation, partout présent, mais il n'est pas connu comme tel, car il n'est pas nommé. Pourtant, on ne tient pas un territoire si vaste que le sien sans un large déploiement de troupes, de matériel et d'agencements divers. Dans ces conditions, certains s'empressent de déclarer que nous viendrions trop tard pour critiquer la domination, puisqu'il n'y a plus nulle part de maître déclaré, ni, diton, de tyrannie manifeste. Et c'est là en effet un des traits les plus remarquables du monde de la marchandise autoritaire que le pouvoir concentré de la police s'y soit dissout et diffusé en des particules infimes, qui ont trouvé à se loger au coeur des regards, des gestes, des pensées, des discours et même. en un certain sens, des organes. Cette métamorphose ne constitue pas une conséquence contingente du triomphe de la marchandise, mais le simple développement de ce qu'elle est essentiellement, et auquel Marx se ferma l'accès. Lorsque ce dernier analyse la réification comme le travestissement d'un rapport entre hommes en un rapport entre choses, il laisse informulé le sens ultime de ce travestissement: l'occultation du politique; et d'abord de la marchandise elle-même comme dispositif politique. Mais parce que cette occultation est encore elle-même politique, la dissémination universelle de la marchandise n'est rien d'autre qu'une dissémination universelle du politique, sous la modalité de son universelle dissimulation. La Jeune-Fille représente un aspect central de celle dissémination. La JeuneFille est la figure contemporaine de l'autorité. La critique véritable, celle dont les ravages sont à la fois les plus définitifs et les plus immédiats, doit commencer par établir la cartographie de l'oppression élémentaire. D'une manière générale, on ne s'explique pas la conjonction de l'extrême puissance et de l'extrême vulnérabilité caractéristique de la domination spectaculaire si l'on ne discerne pas que ce n'est pas immédiatement sur les hommes qu'elle s'exerce, mais sur ce qu'il y a entre eux, sur leur monde commun, sur la Publicité. «La société n'est humaine qu'en tant qu'ensemble de Désirs se désirant mutuellement en tant que Désirs» (Kojève). Le Spectacle consiste en un monopole tyrannique de tout ce qu'il y a d'humain dans la société. Il est la mainmise directe sur l'état d'explicitation des Désirs, l'occupation armée de l'espace propre à cet «ensemble de Désirs se désirant mutuellement en tant que Désirs», au Désir anthropogène de reconnaissance: l'esprit, ce Moi qui est un Nous, ce Nous qui est un Moi. L'aliénation de la Publicité y apparaît enfin comme l'essence politique du contrôle de chacun. La domination marchande, à son stade final, se meut sur un plan originaire où il est devenu tout à fait vain de prétendre démêler ce qui relève du sensible de ce qui ressortit au suprasensible, où c'est au plus profond de chacun d'entre eux, l'autre qui se découvre: le plan métaphysique. 94 Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille

z Tout le caractère révolutionnaire de la critique est contenu dans sa capacité à donner à l'expérience la forme de Figures. Alors seulement, les yeux s'ouvrent à la profondeur véritable de ce qui est. Dans la


lumière de la Figure, ]e monde lui-même n'est que la scène où évoluent les Figures dans leurs rapports entre elles. La Figure ne se tient pas dans l'immanence de l'histoire et n'est pas engendrée par elle. Elle est antérieure et postérieure au temps. «La Figure est, et aucune évolution ne l'accroît ni ne la diminue»(Jünger). Chaque époque se clarifie en quelques Figures, qui, dans ce qu'elles excèdent toutes ses manifestations, n'embrassant pas seulement le visible, polarisant plutôt l'ensemble des possibles qui déborde cette époque, sont plus réelles qu'elle. Chaque Figure saisit dans tous ses aspects contradictoires une certaine région de l'Être, en lui conférant les caractères de totalité et d'unité. Elle réside bien au-delà de ce qu'elle désigne, là où l'unité du mode de dévoilement et de l'objet dévoilé qu'elle réalise dans le temps est toujours déjà réalisée. Il n'y a pas, dans le champ social-historique, de causalités, mais seulement des Figures qui entrent dans l'effectivité et qui en sortent. La Figure est l'ens realissimum. Elle est la véritable puissance métaphysique.

o Il n'y a aucune affinité métaphysique entre la figure de la jeune-Fille et les femmes ou les jeunes gens, mais seulement historique. Pas plus que la jeune-Fille ne coïncide avec une certaine classe d'individus, elle ne coiincide avec un certain type d'abstractions; fussent-elles devenues réelles. Ainsi séparés, ce sont là deux objets également dénués de portée ontologique. La Jeune-Fille ne désigne donc ni une forme spectaculaire déterminée, ni le Bloom qui tente de la réaliser, mais leur étreinte mutuelle, voulue ou forcée. La Jeune-Fille est la tension vers l'unité d'un certain mode de dévoilemem et de l'objet qu'il dévoile. En elle, cependant, l'un et l'autre ne s'unissent pas selon un principe d'égalité. La forme d'apparition y prime réellement sur ce qui apparaît, de la même façon que le métaphysique précède réellement, et non seulement logiquement, le physique. Ainsi, au sein de la Publicité marchande, c'est-àdire au sein d'un état d'explicitation des Désirs totalement aliéné, tout ce en quoi le Bloom diffère de la jeune-Fille constitue objectivement un manque, une difformité. L'objet dévoilé n'est pas libre d'échapper à son mode de dévoilement: le caractère d'artifice de la Jeune-Fille n'est pas démenti par son renoncement à l'artifice, car celui-ci y est encore un artifice. Il en découle une conséquence d'importance: de même qu'il n'est pas de déterminisme biologique qui condamne de toute éternité les bipèdes truffés d'ovules âgé de douze à vingt-cinq ans au calvaire de la Jeune-Fille, cela ne survenant qu'à la faveur d'une complète aliénation de la Publicité, c'est-à-dire à la faveur d'une certaine organisation des rapports sociaux, de même il n'est rien qui empêche une raclure de sexe masculin de plus de soixante-cinq ans de faire une parfaite Jeune-Fille. Au regard de la figure de la Jeune-Fille, les différences d'âge comme de sexe sont insignifiantes. La jeune-Fille n'a donc pas été une fois pour toute dépossédée d'elle-même par ]e Spectacle, c'est plutôt à chaque instant que l'on travaille à cette dépossession, et l'actualise. Que le on soit le véritable «sujet» qui anime la Jeune-Fille signifie aussi qu'il n'y a pas d'affranchissement individuel de la figure de la Jeune-Fille. Qu'un individu privé la récuse, même publiquement, ne l'en émancipe nullement. C'est de façon collective que la théorie de la Jeune-Fille doit être ressaisie. Mais tout comme son échec inévitable est contenu dans l'essence de la société marchande, l'impossibilité de la Jeune-Fille fait partie de son concept. Le mode de dévoilement marchand se caractérise par ceci que le mode de dévoilement et l'objet dévoilé y apparaissent comme séparés. C'est pourquoi il ne fait entrer dans la présence que des choses, et change en choses tout ce qu'il fait entrer dans la présence. Son action consiste à pétrifier le monde. L'humain fixe une limite intangible à cette pétrification. Le Spectacle ne peut le dévoiler sans se nier. L'étreinte dont la Jeune-Fille désigne aussi bien le sujet que l'objet se détermine par là comme impossibilité, comme douleur. C'est pourquoi on peut dire de la JeuneFille qu'elle souffre, et qu'elle souffre en tant que figure. Que la jeune-Fille éprouve sa forme dans la simple souffrance suffit à démontrer que la figure de la Jeune-Fille est en soi mauvaise.

Th Naturellement, on n'est à rien plus rétif qu'à l'appréhension de la Jeune-Fille comme figure. On l'admettra plutôt comme le prototype d'une humanité entièrement reformatée par le Spectacle, ou le produit le plus monstrueux de la société marchande dans sa phase terminale, ou encore, plus sobrement, comme le carrefour de toutes les aliénations. On pourrait même aller jusqu'à pleurer en elle une identité d'autopunition où un être se mutile en continu et en vain de sa dimension métaphysique. Mais on se refusera par nature à reconnaître en elle plus qu'un type humain, plus qu'un objet nouveau et quelque peu excentrique pour l'anthropologie. On niera à toute force la terrifiante assurance de cet être plan, tissé de façon exclusive par les conventions, codes et représentations en vigueur. Car on devrait sinon reconnaître


qu'elle a derrière elle toute la puissance humaine aliénée, toute l'imparable évidence de l'explicitation dominante, que chacun de ses jugements a le poids impératif de l'organisation sociale tout entière. C'est que l'on préfère envisager les hommes indépendamment de leurs conditions d'existence et du sens qu'ils ont au sein de leur monde. Jamais on ne lais95 Tiqqun sera parler de la Jeune-Fille comme d'une catégorie totale de l'être social qui, dans la période historique où nous nous trouvons, donne son visage à toutes les manifestations de la vie. Car la Jeune-Fille n'est pas un simple agencement de comportements, mais une Figure métaphysique qui, en se dévoilant, dévoile le monde. En même temps qu'elle est ce qui apparaît de l'homme au sein de la forme d'apparition marchande, elle est ce qui annexe toutes choses à cette forme. Sous son action, les vieilles antinomies périmées (domination et servitude, travail et loisir, aventure et quotidienneté, politique et économie, maladie et santé, être humain et marchandise, corps et esprit, etc.) reprennent une force et une signification qu'elles avaient perdues. Mais la nouvelle jeunesse de ces oppositions devenues depuis longtemps inopérantes ne peut être de durée. Car au moment où surgit la théorie de la Jeune-Fille, la Jeune-Fille est déjà dépassée, du moins dans son aspect primitif de production en série grossièrement sophistiquée. Seul la victoire ou l'échec pratique du Parti Imaginaire peut décider s'il s'agit là d'une évolution au sein de la Jeune-Fille, liée simplement à la péremption du modèle fordiste, ou de l'achèvement même de la Jeune-Fille. En tant que réalité quotidienne, la Jeune-Fille paraît au premier coup d'oeil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Il n'en est rien. Notre analyse montrera au contraire que c'est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d'arguties théologiques. La dispersion de fragments qui suit ne forme naturellement pas une construction théorique d'une quelconque organicité. Le mensonge cardinal des théoriciens réside dans le fait de présenter le résultat de leur élaboration de telle façon que le processus de l'élaboration n'y apparaisse pas. Le procédé a ses raisons et ses sujets. Mais il n'est assurément rien qui aura tant desservi, jusqu'ici, ceux qui prétendent à la pure critique de la vie quotidienne, que d'ainsi effacer les traces du ciseau. Alors qu'ailleurs sa force s'en trouve amoindrie, l'exposition de la théorie dans son origine et dans son inachèvement a ici pour effet d'en accroître violemment la nocivité. Ainsi donc, on ne trouvera là que des matériaux de l'espèce élémentaire, tels qu'ils peuvent se présenter avant tout assemblage, en deçà de toute fusion. Leur classement en rubriques n'est cependant pas tout à fait aléatoire. Dans leur succession, c'est à chaque fois une régression au fondement qui s'opère. Bien entendu, cela commence par le phénomène, et cela finit par son implosion. Entre-temps, chaque étape aura calciné la précédente. La vérité est un ravage.

I. La Jeune-Fille comme phénomène La Jeune-Fille est le pire des Bloom. La Jeune-Fille n'est bonne qu'à consommer, du loisir ou du travail, qu'importe. L'intimité de la Jeune-Fille, se trouvant mise en équivalence avec toute intimité, est ainsi devenue quelque chose d'anonyme, d'extérieur et d'objectal. La Jeune-Fille ne crée jamais rien, elle se récrée. Les excès mêmes de la Jeune-Fille sont très raisonnables. Comme toutes les productions du spectacle, la Jeune-Fille n'est qu'une forme du néant Souvent, avant de se décomposer trop visiblement, la Jeune-Fille se marie. La Jeune-Fille soutient qu'il suffit de vivre pour être. Il suffit de l'entendre pour en douter.

La puissance offensive de la Jeune-Fille dans le déploiement du Spectacle tient à ce qu'en elle coïncident les deux abstractions contrôlées que celui-ci a dès les premières décennies du siècle rerournées conjointement contre la société traditionnelle et contre la menace révolutionnaire: la Jeunesse et la Féminité. Ainsi que l'a remarquablement montré Stuart Ewen dans Consciences sous influence, la société marchande élabora et imposa délibérément, à partir des années 20, la Jeunesse et la Féminité comme idéaux industriels au service d'une diffusion massive de la morale des consommateurs et du constant renouvellement des modes de vie qui s'associait à la modernisation du capitalisme. La Jeunesse donnaÏlle modèle de toute docilité et de toute passivité, en même temps que d'un rapport à la société fondé exclusivement sur la consommation, par laquelle le Spectacle prétendait justement la sortir de la subordination à laquelle elle était traditionnellement condamnée. Quant à la Féminité, elle se trouvait brusquement sortie de la minorité où on l'avait depuis si longtemps tenue, et investie des deux savoirs ésotériques propres à la nouvelle organisation sociale : celui de la consommation et celui de la séduction. Le Spectacle a donc bien affranchi les esclaves du passé, mais il les a affranchis en tant qu' esclaves.

La plus extrême banalité de la Jeune-Fille est de se payer un ou une


«original(e)». Le caractère rachitique du langage de la Jeune-Fille, s'il représente un incontestable rétrécissement du champ de l'expérience, ne constitue nullement un handicap pratique, puisqu'il n'est pas fait pour parler mais pour plaire et répéter. La Jeune-Fille ne connaît pas l'infini de l'abandon.

96 Premiers matériaux pour une théorie de la jeune-Fille

Bavardage, curiosité, équivoque, on-dit, la Jeune-Fille incarne la plénitude de l'existence impropre, telle qu'Heidegger en a dégagé les catégories.

La Jeune-Fille est un mensonge dont le visage est l'apogée. Quand le Spectacle claironne que la femme est l'avenir de l'homme, c'est naturellement de la Jeune-Fille qu'il veut parler, et un avenir d'esclavage cybernétique total qu'il prédit. La Jeune-Fille parvient à vivre avec, pour toute philosophie, une dizaine de concepts inarticulés qui sont immédiatement des catégories morales, c'est-à-dire que toute l'étendue de son vocabulaire se réduit en définitive au couple Bien/Mal. Il va de soi que, pour porter le monde à son regard, il faut le simplifier passablement, et pour lui permettre d'y vivre heureuse, faire beaucoup de martyrs, et d'abord elle-même. Dans la Jeune-Fille, le plus doux est aussi le plus pénible, le plus naturelle plus feint, le plus humain le plus machinique. «Les jeunes gens et leurs mères ont fourni au mode de vie offert par les annonces les principes sociaux de l'éthique du consommateur.»(Stuart Ewen, Consciences sous influence)

L'adolescence est une catégorie récente créée par les exigences de la consomations de masse, où elle figure précisément comme la «période de la vie défine par un rapport de pure consomation à la socété civile.»(Stuart Ewen, Cconsciences sous nfluence) La Jeune-Fille appelle invariablement «bonheur» tout ce à quoi on l'enchaîne.

La Jeune-Fille n'est jamais simplement malheureuse, elle est aussi malheureuse d'être malheureuse. En dernier ressort, l'idéal de la Jeune-Fille est domestique. Pas plus qu'il n'y a de chasteté chez la Jeune-Fille, il n'y a chez elle de débauche. La Jeune-Fille est simplement étrangère à ses désirs comme à son corps. L'ennui de l'abstraction coule dans le foutre.

Lorsqu'il s'adresse distinctivement à la Jeune-Fille, le Spectacle ne répugne pas à un peu de bathmologie. Ainsi les boys band et les girls band ont-ils pour tout contenu de mettre en scène le fait qu'ils mettent en scène. Le mensonge consiste ici, au moyen d'une si grossière ironie, à présenter comme mensonge ce qui n'est que la vérité de la Jeune-Fille.

La Jeune-Fille est prise de vertiges quand le monde cesse de tourner autour d'elle. La Jeune-Fille s'appréhende comme détentrice d'un pouvoir sacré: celui de la marchandise. Il n'est rien que la Jeune-Fille ne puisse faire entrer dans l'horizon clos de sa quotidienneté dérisoire, la poésie comme l'ethnologie, la religion comme la métaphysique. La mère et la putain, au sens de Weininger, sont également présentes dans la Jeune-Fille. Mais l'une ne la rend guère plus louable que l'autre ne la rend blâmable. La Jeune-Fille est fascinante à la façon de toutes les choses qui expriment une clôture sur elles-mêmes, une autosuffisance, une indifférence à l'observateur, comme le font l'insecte, le nourrisson, l'automate ou le pendule de Foucault.

La Jeune-Fille est

imprenable dans sa passivité.

La liberté de la Jeune-Fille va rarement au-delà du culte ostentatoire des plus dérisoires productions du Spectacle; elle consiste exclusivement à opposer la grève du zèle aux nécessités de l'aliénation. La Jeune-Fille veut être désirée sans amour ou bien aimée sans désir. En tous cas, l'aliénation est sauve.

La Jeune-Fille a des histoire d'amour.

Il suffit de se souvenir de ce qu'elle met sous le mot «aventure» pour se faire une idée assez juste de la misère de la Jeune-Fille. La jeunesse de la Jeune-Fille n'est pas moins hideuse que sa vieillesse. D'un bout à l'autre, sa vie n'est que l'informe dégradation de l'informe, et jamais l'achèvement d'une forme nette. La Jeune-Fille croupit dans le fini. La Jeune-Fille est ce qui, n'étant que cela, obéit scrupuleusement à la distribution autoritaire des rôles. Tout comme ces journaux qu'on lui destine et qu'elle dévore si minutieusement, la vie de la Jeune-Fille se trouve divisée et rangée en autant de rubriques entre lesquelles règne la plus grande séparation. L'amour de la Jeune-Fille n'est qu'un autisme à deux. La Jeune-Fille est vieille en ceci déjà qu'elle se sait jeune. Dès lors, il n'est jamais pour elle question que de profiter de ce sursis, c'est-à-dire de commettre les quelques excès raisonnables, de vivre les quelques «aventures» prévues pour son âge, et ce en vue du moment où elle devra s'assagir dans le néant final de l'âge


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adulte. Ainsi donc, la loi sociale contient en elle-même, le temps que jeunesse pourrisse, ses propres violations, qui ne sont au reste que des dérogations.

La Jeune-Fille aime l'authentique parce que c'est un mensonge. La Jeune-Fille masculine a ceci de paradoxal qu'elle est le produit d'une sorte «d'aliénation par contagion». Si la Jeune-Fille féminine apparaît comme l'incarnation d'un certain imaginaire masculin aliéné, l'aliénation de cette incarnation n'a elle-même rien d'imaginaire. C'est tout à fait concrètement qu'elle a échappé à ceux dont elle peuplait les fantasmes pour se dresser en face d'eux et les opprimer. A mesure que la Jeune-Fille s'émancipe, s'épanouit et pullule, c'est un rêve qui tourne au cauchemar le plus quotidien. Et c'est son ancien esclave qui revient en tant que tel tyranniser le maître d'hier. Pour finir, on assiste à cet épilogue ironique où le «sexe masculin» est victime et objet de son propre désir aliéné.

La Jeune- Fille est la figure du consommateur total, et se comporte dans tous les domaines de l'existence en consommateur souverain.

Partout où il y a du «bonheur», la JF est comme chez elle.

La Jeune-Fille sait si bien la valeur des choses. La perte du sens métaphysique ne se distingue pas, dans la Jeune-Fille, de la «perte du sensible» (Gehlen), en quoi se vérifie l'extrême modernité de son aliénation. La Jeune-Fille se meut dans l'oubli de l'Être, comme dans celui de l'événement. Toute l'incompressible agitation de la Jeune-Fille est, à l'image de cette société en chacun de ses points, gouvernée par le défi caché de rendre effective une métaphysique fausse et dérisoire dont la substance la plus immédiate est la négation du passage du temps, comme aussi bien l'occultation de l'être-pour-la-mort.

--> LA JEUNE-FILLE RESSEMBLE À SA PHOTO.

En tant que son apparence épuise entièrement son essence et sa représentation sa réalité, la Jeune-Fille est l'entièrement dicible; comme aussi le parfaitement prédictible et l'absolument neutralisé. La Jeune-Fille n'existe qu'à proportion du désir que l'on a d'elle, et ne se connaît que par ce que l'on dit d'elle. La Jeune-Fille apparaît comme le produit et le debouché principal de la formidable crise d'excédent de la modernité capitaliste. La façon d'être de la Jeune-Fille est de n'être pas. Parvenir à «réussir à la fois sa vie sentimentale et sa vie professionnelle«», certaines Jeunes-Filles affichent cela comme une ambition digne de respect. L'«amour» de la Jeune-Fille est un mot dans le dictionnaire. Laure était chaste jusque dans le vice, la Jeune-Fille est corrompue jusque dans la chasteté.

INCLUDEPICTURE "file:///home/marc/auteurs%20et%20textes/tiqqun/tiqqun-1/ tiqqun-1-base/tiqqun-1-page_098.jpg" \d La Jeune-Fille ne joue pas avec les apparences, ce sont les apparences qui se jouent d'elle. Plus encore que la Jeune-Fille féminine, la Jeune-Fille masculine manifeste avec sa musculature vide tout le caractère d'absurdité, c'est-à-dire de souffrance, de ce que Foucault appelait «la discipline des corps» : «La discipline majore les forces du corps (en termes économiques d'utilité) et diminue ces mêmes forces (en termes politiques d'obéissance). D'un mot: elle dissocie le pouvoir du corps; elle en fait d'une part une «aptitude», une «capacité» qu'elle

98 Premiers matériaux pour une théorie de la jeune-Fille cherche à augmenter; et elle inverse d'autre part l'énergie, la puissance qui pourrait en résulter, et elle en fait un rapport de sujétion stricte.»(Michel Foucault, Surveiller et punir) «Oh la jeune fille, ce réceptacle de secrets honteux, scellé par sa propre beauté!» (Gombrowicz, Ferdydurke)

«C'est justement cela qui me séduisait en elle, cette maturité et cette souveraineté de la jeunesse, ce style plein d'assurance. Alors que nous, là-bas, à l'école, nous avions des poussées d'acné et d'idéal, avec des gestes gauches et une maladresse à chaque pas, son extérieur était parfait. La jeunesse n'était. pas chez elle un âge de transition: pour une moderne, la jeunesse représentait la seule période véritable


de l'existence humaine. [ ... ] Sa jeunesse n'avait aucun besoin d'idéaux puisqu'elle était en elle-même un idéal." (Gombrowicz, Ferdydurke)

Il n'est assurément de lieu où l'on se sente si douloureusement seul qu'entre les bras de la Jeune-Fille. La Jeune-Fille n'apprend jamais rien. Elle n'est pas là pour ça. La Jeune-Fille ne sait pas se taire, mais sait-elle parler? Le triomphe de la leune-Fille tire son origine de l'échec du féminisme. En son fond, la Jeune-Fille est hystérique. La Jeune-Fille ne parle pas, au contraire: elle est parlée par le Spectacle. La Jeune-Fille porte le masque de son visage. La Jeune-Fille ramène toute grandeur au niveau de son cul. Avec elle-même, la Jeune-Fille est seule. La Jeune-Fille est un épurateur de négativité, un profileur industriel d'unilatéralité. En toute chose, elle sépare le négatif du positif. et ne garde en général que l'un des deux. De là qu'elle ne croie pas aux mots, qui n'ont en effet, dans sa bouche, aucun sens. Qu'il suffise, pour s'en convaincre, de voir ce qu'elle entend par «romantique» et qui a assez peu à voir, en fin de compte, avec Hôlderlin. La Jeune-Fille voudrait que le simple mot d'«amour» n'impliquât pas le projet de détruire la société.

AH, LE CŒUR ! Le sentimentalisme et le matérialisme de la Jeune-Fille ne sont que deux aspects solidaires, quoiqu'en apparence opposés, de son néant central. La Jeune-Fille se plaît à parler avec émotion de son enfance, pour suggérer qu'elle ne l'a pas dépassée, qu'au fond, elle est restée naïve. Comme toutes les putains, elle rêve de candeur. Mais à la différence de ces dernières, elle exige qu'on la croie, et qu'on la croie sincèrement. Son infantilisme, qui n'est en fin de compte qu'un intégrisme de l'enfance, fait d'elle le vecteur le plus concret de l'infantilisation générale. Quand la Jeune-Fille s'abandonne à son insignifiance, elle en tire encore gloire, c'est qu'elle «s'amuse». «Faut pas confondre le boulot et les sentiments!». Dans la vie de la Jeune-Fille, les opposés inactivés et rendus au néant se complètent, mais ne se contredisent point. La Jeune-Fille aime ses illusions comme elle aime sa réification: en le proclamant. La Jeune-Fille connaît tout comme dénué de conséquences, même sa souffrance. Tout est drôle, rien n'est grave. Tout est cool, rien n'est sérieux. La Jeune-Fille veut être reconnue non pour ce qu'elle serait, mais pour le simple fait d'être. Elle veut être reconnue dans l'absolu.

La Jeune-Fille n'est pas là pour qu'on la critique. Quand la Jeune-Fille est parvenue à la limite d'âge de l'infantilisme où il devient impossible de ne pas se poser la question des fins sous peine de se trouver d'un coup à cours de moyens (ce qui, dans cette société, peut survenir fort tard), elle se reproduit. La paternité et la maternité constituent une façon comme une autre, et non moins vidée de substance que toutes les autres, de demeurer sous l'empire de la nécessité. La Jeune-Fille adopte sur tout le point de vue de la psychologie, sur elle-même autant que sur le cours du monde. C'est ainsi qu'elle peut présenter une certaine conscience de sa réification, conscience elle-même réifiée. La Jeune-Fille connaît les perversions standard.

TROP SYMPA! La Jeune-Fille a un souci de l'équilibre qui la rapproche moins du danseur, que de l'expert aux comptes. Le sourire n'a jamais servi d'argument. Il y a aussi le sourire des Têtes-de-Mort. 99 Tiqqun

l'affectivité de la Jeune-Fille n'est faite que de signes. Partout où l'ethos fait défaut ou se décompose, la Jeune-Fille apparaît comme porteur de l'ethos incolore du Spectacle.

La Jeune-Fille n'est pas censée vous comprendre.


La Jeune-Fille n'est rien par elle-même, et surtout rien de digne. Il lui faut des institutions pour lui assurer l'être et la dignité. La prédilection de la Jeune-Fille pour les acteurs et les actrices s'explique d'après les lois élémentaires du magnétisme: tandis qu'ils sont l'absence positive de toute qualité, le néant qui prend toutes les formes, elle n'est que l'absence négative de qualité. Aussi, tel son reflet, l'acteur est le même que la Jeune-Fille, et il en est la négation. La Jeune-Fille conçoit l'amour comme une activité particulière. La Jeune-Fille porte dans son rire toute la tristesse des boîtes de nuit. La Jeune-Fille est le seul insecte qui consente à l'entomologie des journaux féminins. Le néant de la Jeune-Fille est aussi impénétrable pour les autres que pour elle-même. Unilatéralité du «bonheur» de la Jeune-Fille, comme de la Jeune-Fille dans son entier. Identique en cela au malheur, une Jeune-Fille ne vient jamais seule. Or partout où dominent les Jeunes-Filles, leur goût doit aussi dominer; et voilà ce qui détermine celui de notre temps.

INCLUDEPICTURE "file:///home/marc/auteurs%20et%20textes/tiqqun/tiqqun-1/ tiqqun-1-base/tiqqun-1-page_100.jpg" \d La Jeune-Fille est la forme la plus pure des rapports réifiés; elle en est donc la vérité. La Jeune-Fille est le condensé anthropologique de la réification. Le Spectacle rémunère amplement, quoique de façon indirecte, la conformité de la Jeune-Fille.

Dans l'amour plus que partout ailleurs, la Jeune-Fille se conduit en comptable qui soupçonne toujours qu'elle aime plus qu'elle n'est aimée, et qu'elle donne plus qu'elle ne reçoit. La Jeune-Fille est ontologiquement vierge, vierge de toute expérience. Il ya entre les Jeunes-Filles une communauté de gestes et d'expressions qui n'est pas émouvante.

La Jeune-Fille ne vous embrasse pas, elle vous bave entre les dents. Matérialisme des sécrétions.

La Jeune-Fille peut faire preuve de sollicitude, pourvu que l'on soit vraiment malheureux, c'est là un aspect de son ressentiment. La Jeune-Fille ne conçoit pas l'écoulement du temps, tout au plus s'émeut-elle de ses conséquences. Comment pourrait-elle, sinon, parler du vieillissement avec une telle indignation, comme s'il s'agissait d'un forfait commis à son endroit? Même là où elle ne cherche pas à séduire, la Jeune-Fille agit en séductrice. Il y a quelque chose de professionnel dans tout ce que fait la Jeune-Fille.

La Jeune-Fille n'en a pas fini de se flatter d'avoir le

"Sens Pratique"

Dans la Jeune-Fille, c'est aussi le plus plat des moralismes qui prend des airs de fille de joie. La Jeune-Fille a la sévérité de l'économie. Et pourtant, la Jeune-Fille n'ignore rien tant que l'abandon. La Jeune-Fille est toute la réalité des codes abstraits du Spectacle. La Jeune-Fille occupe le noeud central du présent système des désirs. La Jeune-Fille ne pense pas, elle est une pensée. Toute l'expérience de la Jeune-Fille s'est retirée dans la représentation préalable qu'elle s'en faisait. Tout le débordement de la concrétude, toute la part vivante de l'écoulement du temps et des choses ne sont connus d'elle qu'au titre d'imperfections, d'adultération d'un modèle abstrait.

La Jeune-Fille est le res100 Premiers matériaux pour une théorie de la jeune-Fille

sentiment qui sourit. Il n'y a des êtres qui donnent le désir de mourir lentement devant leurs yeux, mais la Jeune-Fille n'excite que l'envie de la vaincre et de jouir d'elle.


La Jeune-Fille ne s'accouple pas en un transport vers l'autre, mais pour fuir son intenable néant. La prétendue libération des femmes n'a pas consisté dans leur émancipation de la sphère domestique, mais plutôt dans l'extension de cette sphère à la société toute entière. Devant toute personne qui prétend la faire penser, la Jeune-Fille ne tardera jamais à se piquer de réalisme. Dans la mesure où ce qu'elle cache n'est pas son secret, mais sa honte, la Jeune-Fille déteste l'imprévu, surtout quand il n'est pas programmé . La Jeune-Fille n'est qu'un cartésianisme du sentiment, pour lequel il n'y a ni amour ni preuves d'amour. La Jeune- Fille n'est rien au-delà de sa simple présence. La féminité de la Jeune-Fille est le nom que porte son désert. Considérée sous l'angle anthropologique, la Jeune-Fille constitue la réalisation vivante de l'abstraction. Elle poursuit l'idéal d'une parfaite imperméabilité au temps comme à l'espace, au milieu comme à l'histoire. En tant que résultat, la Jeune-Fille n'est que l'occultation de tout processus. Tout ce qui vient déplacer les lignes des représentations pétrifiées du Spectacle s'assure sa haine. La Jeune-Fille n'a de cesse de le répéter: elle veut être aimée pour elle-même, c'est-à-dire pour le non-être qu'elle est.

La jeune-Fille est l'introjection vivante et continuelle de toutes les répressons. Le «moi» de la Jeune-Fille est un magazine.

Rien, dans la conduite de la Jeune-Fille, n'a en soi sa raison, tout s'ordonne à la définition dominante du bonheur. En dernier ressort, la Jeune-Fille fétichise «l'amour», pour ne pas avoir à s'élever à la conscience de la nature conditionnée de ses désirs.

«J'm'en fous d'être libre, tant que je SUIS heureuse !»

La Jeune-Fille baigne dans le déjà-vu. Chez elle, la première fois vécue est toujours une seconde fois de la représentation. «L'exemple du héros de cinéma vient s'interposer comme un spectre lorsque des adolescents s'étreignent ou que des adultes commettent un adultère» (Horkheimer/Adorno, La dialectique de la raison) Naturellement, il n'y a nulle part eu de «libération des moeurs», mais seulement la pulvérisation de tout ce qui faisait obstacle à une mobilisation totale du désir en vue de la production marchande. La «tyrannie du plaisir» n'incrimine pas le plaisir, mais la tyrannie.

INCLUDEPICTURE "file:///home/marc/auteurs%20et%20textes/tiqqun/tiqqun-1/ tiqqun-1-base/tiqqun-1-page_101.jpg" \d La Jeune-Fille sait faire la part des sentiments. Dans le monde de la Jeune-Fille, le coït apparaît comme la matrice de toute expérience. La Jeune- Fille est «satisfaite de vivre», du moins c'est ce qu'elle dit. La Jeune-Fille n'établit de rapports que sur la base de l'aliénation et de la mauvaise substantialité, où ce qui unit ne fait que séparer.

La Jeune-Fille est optimiste, ravie, positive, contente, enthousiaste, heureuse; en d'autres termes,

elle souffre.

La Jeune-Fille se produit partout où le nihilisme commence à parler de bonheur. La Jeune-Fille est une illusion optique. De loin, elle est l'ange et de près, elle est la bête. LA JEUNE-FILLE NE VIELLIT PAS, ELLE SE DÉCOMPOSE. On sait, d'une façon générale, ce que la Jeune-Fille pense du souci. L'éducation de la Jeune-Fille suit le cours inverse de toutes les autres formes d'éduca101 Tiqqun

tion : la perfection immédiate, spontanée de la jeunesse d'abord, puis les efforts pour se maintenir à la hauteur de cette nullité première et finalement la débâcle, devant l'impossibilité de revenir en-deçà du temps. Vu de loin, le néant de la Jeune-Fille paraît relativement habitable, et par moments même, confortable.


«Amour; Travail, Santé»

La «beauté» de la Jeune-Fille n'est jamais une beauté particulière, ou qui lui serait propre. Elle est au contraire une beauté sans contenu, une beauté absolue et libre de toute personnalité. La "beauté" n'est que la forme d'apparition attachée à la Jeune-Fille. Et c'est pourquoi celle-ci peut sans s'étouffer parler de "la" beauté, car la sienne n'est jamais l'expression de sa substance singulière, mais une pure et fantomatique objectivité. LA JEUNE-FILLE S'ABSTIENT DE FAIRE LE MAL. COMME ELLE S'ABSTIENT DE FAIRE LE BIEN. C'EST LÀ SON NIHILISME. ET C'EST LÀ SON SATANISME. «La confusion idéologique fondamentale entre la femme et la sexualité [ ...] prend aujourd'hui seulement toute son ampleur, puisque la femme, jadis asservie en tant que sexe, est aujourd'hui «LIBEREE», en tant que sexe [...] Les femmes, les jeunes, le corps, dont l'émergence après des millénaires de servitude et d'oubli constitue en effet la virtualité la plus révolutionnaire, et donc le risque le plus fondamental pour quelque ordre établi que ce soit - sont intégrés et récupérés comme «mythe d'émancipation.». On donne à consommer de la Femme aux femmes, des Jeunes aux jeunes. et, dans celte émancipation formelle et narcissique, on réussit à conjurer leur libération réelle.»(Jean -Trissotin Baudrillard, La société de consommation)

La Jeune-Fille offre un modèle non-équivoque de l'ethos métropolitain: une conscience réfrigérée vivant en exil dans un corps vitrifié.

«Trop génial!». Au lieu de .dire «très», la JeuneFille dit «trop», et de fait, elle est si peu. Il. la Jeune-Fille comme technique du soi Il n'est rien, dans la vie de la Jeune-Fille, et jusque dans les zones les plus reculées de son intimité, qui échappe à la réflexivité aliénée, à la codification et au regard du Spectacle. Cette intimité parsemée de marchandises est tout entière livrée à la publicité, tout entière socialisée, mais socialisée en tant qu'intimité, c'est-à-dire qu'elle est de part en part soumise à un Commun factice qui ne lui permet pas de se dire. Chez la Jeune-Fille, le plus secret est aussi le plus public.

Son corps encombre la Jeune-Fille; il est son monde et sa prison.

La physiologie de la Jeune-Fille est le glacis offensif de sa mauvaise substantialité.

Naturellement, la Jeune-Fille commence par se concevoir elle-même d'après l'optique de la vie nue, d'une vie entièrement privée et foncièrement antipolitique. C'est pourquoi elle est le pire des Bloom. La féminité est née sur les décombres de la Femme.

La Jeune-Fille désire la Jeune-Fille. La Jeune-Fille est l'idéal de la Jeune-Fille. La Jeune-Fille vit dans le même horizon que la Technique: celui d'une spiritualisation abstraite du monde. La Jeune-Fille tâche d'exprimer la clôture auto référentielle sur soi et l'ignorance systématique du manque. C'est pourquoi elle est sans défaut, de la même façon qu'elle est sans perfection. Le corps de la Jeune-Fille n'a partie lié avec aucune espèce d'intimité, il n'est qu'un pur signe. Le primitif se transforme pour se distinguer, la Jeune-Fille pour se conformer. La Jeune-Fille réinvestit méthodiquement tout ce dont elle a été libérée en pure servitude (il serait bon. par exemple. de se demander ce que la femme actuelle. qui est une espèce assez terrible de Jeune-Fille. a fait de la «liberté» que les combats du féminisme lui ont gagnée?)

La Jeune-Fille est un attribut de son propre programme, ou tout doit s'ordonner. 102

Premiers matériaux pour une théorie de la jeune-Fille

La Jeune-Fille signifie l'autoannulation du reste qui constitue le Bloorn. Toute l'intimité de la Jeune-Fille a été socialisée, et puis c'est tout. La sexualité est d'autant plus centrale pour la Jeune-Fille que chacun de ses coïts est insignifiant.


La nature tautologique de la beauté de la Jeune-Fille tient à ce qu'elle ne regarde aucune altérité, mais seulement sa représentation idéale. C'est ainsi qu'elle rejette son destinataire allégué dans une marge terrible, même s'il lui est libre de croire sottement qu'elle lui est adressée. La Jeune-Fille instaute donc un espace de pouvoir tel qu'il n'est, en fin de compte, pas moyen de l'approcher. Dans le Spectacle, la virilité ne désigne que la féminité des mâles.

La Jeune-Fille a une sexalité dans la mesure exacte où toute sensualité lui est étrangère. Le cul de la jeune-Fille suffit à fonder son sentiment d'une incommunicable singularité, et son corps sans organe lui tient lieu de moi. La Jeune-Fille est si psychologue ... Elle a réussi à se rendre aussi plate que l'objet de la psychologie.

La Jeune-Fille est celui pour qui il y va de son être même de réduire la tragédie métaphysique de la finitude à une simple question d'ordre technique: quelle est la plus efficace des crèmes anti-rides? Le caractère le plus émouvant de la Jeune-Fille est sans doute cet effort maniaque d'atteindre, dans l'apparence, à une imperméabilité définitive au temps comme à l'espace, à son milieu comme à son histoire, d'être partout et toujours impeccable.

Certainement parce que l'érotisme se présente à la Jeune-Fille dans toute l'inquestionnable positivité qui s'attache inévitablement à la sexualité et que la transgression e1le-même s'est changée en une norme tranquille, isolable et chiffrée, le coït n'est pas de ces choses qui, dans les rapports que l'on entretient avec la Jeune-Fille, permettent d'avancer hors d'une certaine extériorité, mais au contraire de celles qui vous solidifient dans cette extériorité .

C'est un bien amer présent que cette «jeunesse» dont le Spectacle a gratifié la Jeune-Fille, car cette «jeunesse» est ce qui, incessamment,

se perd.

-->Entre la Jeune-Fille et le monde, il y a une vitrine. Rien ne touche la Jeune-Fille, la Jeune-Fille ne touche rien. De l'identité de la Jeune-Fille, rien ne lui appartient en propre, ni sa féminité, ni sa jeunesse, qui sont deux abstractions déterminées par quoi le contrôle des apparences s'approfondit en discipline des corps. Ce n'est pas elle qui possède ses attributs, mais ses attributs qui la possèdent et qu'on lui a généreusement prêtés. «Le sensible n'est pas l'immédiat de la philosophie spéculative, c'est-à-dire l'élément profane, à portée de main, dépourvu de pensée et se comprenant de soi-même» (Feuerbach). L'immédiat est l'unité préréflexive de la perception et de la représentationt. Ainsi, pour la Jeune-Fille, l'immédiat, c'est le Spectacle, c'est-à-dire l'inadéquation de la représentation à la perception, et leur séparation. Il s'ensuit qu'elle n'accède jamais à l'expérience.

La Jeune-Fille. parle de la santé comme si'l s'agissait du salut. Le sentiment de la contradiction entre son existence en tant qu'être social et son existence en tant qu'homme, qui déchire le Bloom, ne traverse pas la Jeune-Fille, qui n'a pas plus d'existence en tant qu'homme, que de sentiments en général. La leune-Fille est le geôlier d'elle même. prisonnière d'un corps fait signe dans un langage fait de corps.

«L'instinct profondément enraciné chez les femmes qui les pousse à utiliser des parfums est la manifestation d'une loi de la biologie. Le premier devoir d'une femme, c'est d'être attirante ... Peu importe votre degré d'intelligence ou d'indépendance, si vous ne parvenez pas à influencer les hommes que vous rencontrez,

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consciemment ou pas, vous ne remplissez pas votre devoir fondamental de femme ... » (réclame pour un parfum, dans les années 20, aux Etats-Unis, citée in Consciences sous influence)


«Oh ce culte, cette obéissance, cette servitude de la jeune fille devant l'image de la lycéenne et l'image de la moderne! [...] Oh cet esclavage du style poussé jusqu'à l'autodestruction, oh cette docilité de la jeune fille!» (Gombrowicz, Ferdydurke) La Jeune-Fille conçoit sa propre existence comme un problème de gestion qui attend d'elle sa résolution. Avant que de désigner un rapport à l'autre, un rapport social ou une forme d'intégration symbolique, la Jeune-Fille désigne un rapport à soi, c'est-à-dire au temps.

Contre toute apparence, la Jeune-Fille ne se soucie pas d'elle-même. Elle n'est pas, à proprement parler, égoïste, ni même égocentrique, et ce pour cette raison centrale que son moi est aussi bien un autre. Ce à quoi elle consacre tous les soins d'une piété intransigeante lui est en fait une réalité extérieure: son «corps».

L'application de la forme-capital à toute chose, et de façon plus singulière au corps, signifie que la médiation par la totalité sociale aliénée s'est introduite dans un rapport jusque-là régi par l'immédiateté.

Dans la Jeune-Fille, la tension entre convention et nature s'est apparemment résorbée dans l'anéantissement du sens de chacun de ces termes, à telle enseigne que l'un n'y paraît jamais faire violence à l'autre.

La Jeune-Fille est comme le capitalisme, les domestiques et les protozoaires: elle Sait

sadapter, et s'en flatte. A rebours de ce qui a cours dans les sociétés traditionnelles, qui reconnaissent l'existence des choses abjectes et les exposent en tant que telles, la Jeune-Fille nie leur existence et les dissimule. La Jeune-Fille «aime», «déteste», mais ne méprise point. Il lui faudrait pour cela commencer par se mépriser ellemême.

L'apparence de la Jeune-Fille est la Jeune-Fille elle-même; entre les deux, il

nya

pas de reste. Comme tous les esclaves, la Jeune-Fille se croit beaucoup plus surveillée qu'elle ne l'est en réalité. La Jeune-Fille est une abstraction vivante, qui ne saurait donc avoir de sexe. C'est seulement du. point de vue du Biopouvoir et du Spectacle que l'on peut établir un lien entre sa «féminité» et le sexe féminin.

l'absence à soi de la Jeune-Fille n'est démentie par aucun des «soins» qu'elle parait se porter. La Jeune-Fille n'est chez elle que dans les rapports de pure extériorité.

LA JEUNE-FILLE N'EST JAMAIS ASSEZ PLASTIQUE À SON GOÛT.

La Jeune-Fille n'aime pas les rides; les rides ne sont pas conformes; les rides sont l'écriture de la vie; la vie n'est pas conforme. La Jeune-Fille redoute les rides comme au reste toute expression véritable. La Jeune-Fille est exceptionnellement vulgaire. La Jeune-Fille n'a rien de spécial, c'est en cela que consiste sa «beauté». En guise de conscience de soi, la Jeune-Fille n'a qu'un vague sentiment de la vie. Dans leur divorce, l'amour et le cul de la Jeune-Fille sont devenus deux abstractions vides.

POUR LA JEUNE-FlLLE, LA VIE NUE FAIT ENCORE FONCTION D'HABlT. La Jeune-Fille vit séquestrée dans sa propre «beauté». La Jeune-Fille n'aime pas, elle s'aime aimant.

La Jeune-Fille ne va pas jusqu'à exiger que les conventions fugitives auxquelles elle se soumetaient un sens. la Jeune-Fille comprend toute relation sur le modèle du contrat, et plus précisément d'un contrat révocable à chaque instant au gré des intérêts des contractants. C'est un marchandage portant sur la valeur différentielle de chacun sur le marché de la séduction et où il faut bien, pour finir, que l'un empoche les bénéfices. La Jeune-Fille se produit quotidiennement en tant que telle, par la reproduction maniaque de l'ethos dominant. 104 Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille

Une multinationale des cosmétiques lançait récemment à grand renfort de réclame une crème anti-ride répondant au nom d'Ethique. Par là, elle signifiait dans un même mouvement qu'il n'est rien de si éthique que de s'enduire de


merde au réveil pour se conformer à l'impératif catégorique de jeunesse, et qu'il ne saurait y avoir d'aurre ethos que celui de la Jeune-Fille. La Jeune-Fille prend soin de son corps, comme d'un précieux outil de production. La «beauté» est le mode de dévoilement propre à la Jeune-Fille dans le Spectacle. C'est pourquoi elle est aussi un produit générique, qui porte en lui toute l'abstraction de ce qui se trouve dans l'obligation de s'adresser à un certain segment du marché sexuel au sein duquel tout se ressemble.

Le capitalisme a véritablement créé des richesses, car il en a trouvé là où l'on n'en voyait pas. C'est ainsi qu'il a, par exemple, créé la beauté. la santé ou la jeunesse en tant que richesses, c'est-à-dire en tant que qualités qui vous possèdent.

La Jeune-Fille n'est jamais satisfaite de sa soumission à la métaphysique marchande, de la docilité de tout son être, et visiblement de son corps, aux normes du Spectacle. C'est pourquoi elle éprouve le besoin de l'exhiber.

La Jeune-Fille confirme la portée physiologique de la sémiocratie marchande. La beauté de la Jeune-Fille est produite. Elle ne répugne pas elle-même à le dire: «la beauté ne tombe pas du ciel», c' est-à-dire.qu' elle est le fruit d'un travail.

La Jeune-Ffille se lave; elle veut être pure, pure du monde. La Jeune-Fille a préféré devenir une chose qui sent, plutôt qu'un homme qui souffre. La Jeune-Fille poursuit la perfection plastique sous toutes ses formes, notament la senne

LIPOVETSKI, TON COMMERCE EST FINI !

La Jeune-Fille ne se contente pas de croire que la sexualité existe, elle jure qu'elle l'a rencontrée. A dieux nouveaux, superstitions nouvelles. De la musculation aux crèmes anti-rides en passant par la liposucion, c'est partout chez la Jeune- Fille le même acharnement à faire abstraction de son corps, et à faire de son corps une abstraction. Quelqu'étendu que soit son narcissisme, la Jeune-Fille ne s'aime pas soi; ce qu'elle aime, c'est son image, c'est-à-dire quelque chose qui ne lui est pas seulement étranger et extérieur, mais qui au plein sens du terme, la possède. La Jeune-Fille vit sous la tyrannie de ce maître ingrat.

La Jeune-Fille est d'abord un point de vue sur le passage du temps,

mais un point de vue qui s'est incarné. III. La Jeune-Fille comme rapport social La Jeune-Fille n'est que la concrétion insubstantielle des normes sociales abstraites en vigueur issue d'une assimilation mimétique de toutes les conventions dominantes. Le Spectacle lui tient lieu de toute réalité, de même qu'elle en figure la matérialisation la plus prégnante. La Jeune-Fille est le rapport social dominant, la forme centrale du désir du désir, dans le Spectacle.

ET ENTRE-TEMPS, L'AMOUR S'EST ABÎMÉ DANS LE PLUS INFECT DES JEUX DE ROLES SPECTACULAIRES. La Jeune-Fille ne se donne jamais elle-même; elle ne donne que ce qu'elle a, c'est-à-dire l'ensemble des qualités qu'on lui prête. C'est pourquoi aussi il n'est pas possible d'aimer la Jeune-Fille, mais seulement de la consommer.

Et ils sont réalistes jusque dans l'amour. 105 Tiqqun

«Faut

pas qu'je m'attache.» La séduction est une forme de travail, celui de la Jeune-Fille.

Chaque Jeune-Fille se tient derrière le corps sans organe de la Jeune-Fille.

Limpuissance ou la frigidité de la Jeune-Fille manifeste concrètement que sa propre puissance érotique s'est détachée


d'elle, et autonomisée jusqu'à la dominer.

QUAND LA JEUNE-FILLE GLOUSSE. ELLE TRAVAILLE ENCORE.

Laliénation de la Jeune-Fille prend si bien place dans le monde de la marchandise autoritaire qu'elle doit être considérée comme sa compétence professionnelle fondamentale.

Pour la Jeune-Fille, la séduction ne prend jamais fin. c'est-à-dire que la Jeune-Fille prend fin avec la séduction. Toute relation avec la Jeune-Fille consiste à être choisi à chaque instant à nouveau. C'est ici comme dans le travail la même précarité contractuelle qui s'impose. La Jeune-Fille n'aime personne, c'est-à-dire qu'elle n'aime que l'impersonnalité du on. Elle parvient à déceler le Spectacle partout où il est, et là où elle le trouve, elle l'adore. Et dans ce monde. c'est jusqu'à «l'union charnelle» qui vient opportunément accroître la séparation. La «dictature de la beauté» est aussi bien la dictature de la laideur. Elle ne signifie pas l'hégémonie violente d'un certain paradigme de la beauté, mais de façon autrement plus radicale l'hégémonie du simulacre physique comme forme d'objectivité des êtres. Comprise comme telle, on voit que rien n'interdit à une telle dictature de s'étendre à tous, beaux, laids et indifférents.

La leune-Fille est la Publicité plastifiée.

LA SEXUALITE N'EXISTE PAS. C'est une abstraction, un moment séparé, hypostasié et devenu fantomatique des rapports entre les hommes. La Jeune-Fille est une production et un facteur de production. La «féminité» de la Jeune-Fille ne désigne que le fàit que le Spectacle a retourné la légendaire intimité de «la

fèmme» avec la nature en intimité absolue avec la «seconde nature» spectaculaire.

La Jeune-Fille prête au mot «désir» un sens bien singulier. Que l'on ne s'y trompe pas, dans sa bouche, il ne désigne pas l'inclination qu'un être mortel pourrait éprouver pour un autre être mortel ou pour quoi que ce soit, mais seulement, sur le plan impersonnel de la valeur, une différence de potentiel. Il n'est pas la tension de cet être vers son objet, mais une tension au sens platement électrique d'une inégalité

Dans les yeux de la Jeune-Fille, c'est le Spectacle qui vous regarde.

La Jeune-Fille a sa réalité hors d'elle-même, dans le Spectacle, dans toutes les représentations frelatées de l'idéal qu'il trafique, dans toutes les fugitives conventions qu'il décrète, dans les moeurs dont il commande le mimétisme. Elle n'est que la concrétion insubstantielle de toutes ces abstractions, qui la précèdent et qu'elle suit. En d'autres termes, elle est une créature purement idéologique. La séduction est le rapport le plus conforme à leur essence que des monades puissent avoir entre elles. La complétude et l'imperméabilité des deux partis en sont l'hypothèse fondamentale. Cette imperméabilité à ce qu'elle embrasse pourtant, la Jeune-Fille l'appelle le «respect». La séduction est le domaine le plus évident du fonctionnement mécanique des rapports marchands.

«La mode est en propre le terrain de jeu des individus qui manquent intérieurement d'autonomie et ont besoin de points d'appui, mais qui ont cependant besoin qu'on les distingue, qu'on leur prête attention et qu'on les mette à part. [ ...] La mode élève l'insignifiant en en faisant le représentant d'une totalité, l'incarnation particulière d'un esprit commun. Elle a en propre de rendre possible une obéissance sociale qui est en même temps différenciation individuelle. [ ... ] C'est le mélange de la soumission et du sentiment de la domination qui exerce ici son action.» (Georg Simmel, Philosophie de la modernité) Tous les comportements de la Jeune-Fille trahissent l'obsession du calcul.

«Il faut sauver les apparences.»

«Si elle était à moi, elle ne serait Jamais seulement à moi, ni ne devrait l'être. La beauté est là pour les yeux de tous: c'est une institution publique. »(Carlo Dossi, Amours, 1887). 106 Premiers matériaux pour une théorie de la jeune-Fille Toute l'activité que déploie la Jeune-Fille, au profit de laquelle elle a abdiqué toute liberté, et dons laquelle elle n'en finit plus de se perdre, est de nature cosmétique. C'est par là aussi qu'elle s'apparente à l'ensemble de cette société, qui met tant de soins à ravaler sa façade.

Pour que la sexualité puisse diffuser dans toutes les sphères de l'existence humaine, il a d'abord fallu qu'on la dissocie fantasmatiquement comme un moment séparé du reste de la vie. Le corps de la Jeune-Fille n'est qu'une concession qu'on lui a faite de façon plus ou moins durable, ce qui éclaircit les raisons de la haine qù elle lui porte. Il n'est qu'une résidence de location, quelque chose don t elle ne détient que l'usufruit, dont l'usage seul est libre, et encore, puisque les murs, sa corporéité projetée en capital, facteur de production et de consommation, sont détenus par la totalité sociale autonomisée.

La Jeune-Fille a pris l'habitude d'appeler l'ensemble réifié de ses limites sa «personnalité». Elle peut ainsi


faire valoir son droit à la médiocrité, comme droit à «être elle-même», c'est-à-dire à n'être que cela; droit qui se conquiert et se défend. Tout le monde connaît les secrets de la Jeune-Fille, mais nul n'est censé les divulguer, car ils sont précisément publics en tant que secrets.

La Jeune-Fille est une forme du «lien social», c'est-à-dire de ce qui vous lie à cette société.

Les amours de la Jeune-Fille sont un travail, et comme tout travail, elles sont devenues précaires.

En tant qu'identités insubstantielles, la «virilité», et la «féminité» ne sont que des outils commodes dans la gestion spectaculaire des rapports sociaux. Ce sont des abstractions nécessaires à la circulation et la consommation des autres abstractions. Le Spectacle s'aime, se mire et s'admire dans la Jeune-Fille, contre la Jeune-Fille. Prise en elle-même, la Jeune-fille n'exprime rien, elle est un signe dont le sens est ailleurs.

La Jeune-Fille est un engin à dégrader en Jeune-Fille tout ce qui entre en contact avec elle.

La Jeune-Fille est le point maximal de la socialisation aliénée, où le plus socialisé est aussi le plus asocial. La Jeune-Fille est un élément du décor, un pan branlant des conditions modernes d'existence. Dans la sexualité comme dans l'argent, c'est le rapport qui s'autonomise de ce qu'il met en relation. C'est précisément en conférant à son corps, mais plus généralement à tout son être, le caractère de capital qu'on en a dépossédé la Jeune- Fille .

Même en amour, la Jeune-Fille parle le langage de l'économie politque et de la gestion. Tout le monde du Spectacle est un miroir qui renvoie à la Jeune-Fille l'image de son idéal.

Au sein du monde de la Jeune-Fille, l'exigence de liberté revêt la forme de l'exigence de séduction. La Jeune-Fille matérialise la dure loi du désirable.

La Jeune-Fille est l'anecdote du monde, et la domination du monde de l'anecdote.

La Jeune-Fille présente une faculté proprement magique de convertir les «qualités» les plus hétérogènes (fortune, beauté, intelligence, générosité, humour, origine sociale. etc.) en une seule «waleur sociale» qui commande son choix rationnel. Le Spectacle prétend pouvoir éveiller en chacun la Jeune-Fille qui y sommeille. C'est là l'uniformité dont il poursuit le fantasme.

Il n'y a pas la place pour deux, dans le corps de la Jeune-Fille.

L'aspiration de la Jeune-Fille à se convertir en signe n'est que son désir d'appartenir coûte que coûte à la société de la non-appartenance. Cela signifie un effort constant de demeurer en adéquation avec son être physique, avec son être-visible. La gageure explique le fanatisme.

L'amour est impossible, là où domine le Spectacle. Au sein du mode de dévoilement marchand, le don apparaît soit comme une faiblesse absurde, soit comme prenant place dans un flux d'autres échanges et alors gouverné par un «calcul de désintéressement». L'homme n'y étant supposé n'avoir d'intimité qu'avec ses intérêts, dans la mesure où ceux-ci n'apparaissent pas à nu, le mensonge et la simulation seuls sont plausibles. Là règne donc une suspicion paranoïaque quant aux intentions et aux motivations réelles de l'autre; le don y est si suspect qu'il faudra désormais payer pour donner. La Jeune-Fille le sait mieux que tout autre. 107 Tiqqun

le sale jeu de la séduction

Quand la propriété privée se vide de toute substance métaphysique propre, elle ne meurt pas immédiatement. Elle se survit, mais son contenu n'est plus que négatif: le droit de priver les autres de l'usage de nos biens. Quand le coit s'affranchit de toute signification immanente, il se met à proliférer. Mais il n'est plus, en fin de compte, que le monopole fugitif de l'emploi des organes génitaux de l'autre.

Chez la Jeune-Fille, la superficialité de tous les rapports est cause de la superficialité de l'être.

IV. La Jeune-Fille comme marchandise La Jeune-Fille ne se soucie pas tant de posséder l'équivalent de ce qu'elle vaut sur le marché du désir, que de s'assurer de sa valeur qu'elle veut connaître avec certitude et précision, au travers de ces mille signes qu'il lui reste à convertir dans ce qu'elle appelle son «potentiel de séduction», comprenez: son mana. «Telle trouve à se


vendre qui n'aurait pas trouvé à se donner.»(Stendhal) La valeur de la Jeune-Fille ne repose sur aucun sol intérieur, ou juste intrinsèque; son fondement réside uniquement dans son échangeabilité. La valeur de la Jeune-Fille n'apparaît que dans son rapport à une autre Jeune-Fille. C'est pourquoi elle ne va jamais seule. En faisant de l'autre Jeune-Fille son égale en tant que valeur, celle-ci se met en rapport avec elle-même en tant que valeur. En se mettant en rapport avec soi-même en tant que valeur, elle sc différencie en même temps de soi-même en tant qu'être humain. «Se représentant ainsi comme quelque chose de différencié en soi-même, elle commence à se représenter réellement comme marchandise.» (Marx) La Jeune-Fille est la marchandise qui exige à chaque instant d'être consommée, car à chaque instant elle se périme. La Jeune-Fille ne renferme pas en elle-même ce pour quoi elle est désirée: la Publicité. La Jeune-Fille est un absolu: on l'achète parce qu'elle a de la valeur, elle a de la valeur parce qu'on l'achète. Tautologie de la marchandise. Parfois, la Jeune-Fille est prise d'angoisse, la valeur du cul ne serait pas objective. La Jeune-Fille est celui qui a préféré devenir lui-même une marchandise, plutôt que de subir la tyrannie de celle-ci. La Jeune-Fille est la marchandise qui prétend être meilleure que les humains. Dans l'amour comme dans le reste de cette société, nul n'est plus censé ignorer sa valeur. La Jeune-Fille est le lieu où la marchandise et l'humain coexistent de façon apparemment non-contradictoire. La Jeune-Fille vit dans l'angoisse de n'être pas achetée. Le monde de la Jeune-Fille témoigne d'une singulière sophistication où la réification a progressé d'un degré supplémentaire: en lui, ce sont des rapports humains qui masquent des rapports marchands qui masquent des rapports humains.

«Tu mérites mieux que ce type/cette nana.»

La Jeune-Fille est dans le Spectacle, comme la femme dans le monde primitif, un objet de Publicité. Mais la Jeune-Fille est aussi sujet de la Publicité, qui s'échange elle-même. Cette scission dans la Jeune-Fille est son aliénation fondamentale. A cela s'ajoute ce drame: alors que l'exogamie maintient effectivement des rapports permanents entre les tribus, le mana de la Jeune-Fille lui coule entre les doigts, sa Publicité échoue, et c'est elle-même qui en essuie les conséquences. La Jeune-Fille s'est résorbée dans son prix. Elle n'est plus que cela, et elle a mal au ventre. La honte pour la Jeune-Fille ne consiste pas dans le fait d'être achetée, mais au contraire dans celui de n'être pas achetée. Elle ne tire pas seulement gloire de sa valeur, mais encore de s'être mise à prix. Rien n'est moins personnel que la «valeur personnelle» de la Jeune-Fille. Il n'est pas rare que, par un abus de langage devenant lentement un abus de réalité, les propriétaires d'un objet unique ou précieux se prennent d'affection pour une chose, et finalement prétendent l' «aimer», et même l'«aimer beaucoup». De la même façon, certains «aiment» une Jeune-Fille. Bien sûr, si c'était véri-

108 Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille

tablement le cas, ils en mourraient. La Jeune-Fille met en oeuvre l'automarchandisation du non-marchand, l'autoestimation de l'inestimable.

«Euh ... non, pas le premier soir.» - La «valeur personnelle» de la Jeune-Fille n'est que le «prix» pour lequel elle accepte de s'échanger; et c'est pourquoi elle s'échange, en fin de compte, si peu pour accroître sa valeur. La Jeune-Fille vend son existence comme une prestation particulière. L'incalculable que la Jeune-Fille donne, elle le compte encore. Dans l'échange qu'instaure la Jeune-fille, c'est le personnel qui se troque contre le personnel sur le terrain de l'impersonnalité marchande. La Jeune-Fille, que l'amour par nature dérange, ne se laisse approcher que conditionnellement, en conclusion ou en vue d'un marché. Même lorsqu'elle semble s'abandonner complètement, elle n'abandonne en fait que la partie d'elle-même qui est sous contrat, préservant ou réservant la liberté qu'elle n'aliène pas. Car le contrat ne peut jamais assujetir toute la personne qui se vend, une partie d'elle devant toujours rester hors du contrat, précisément pour pouvoir contracter. On ne peut s'expliquer de façon plus claire et plus vraisemblable le caractère abject de l' «amour» dans sa version présente. «D'où l'on pourrait conclure que, dès l'origine, l'absolu des rapports a été perverti et que, dans une société marchande, il y a certes ·commerce entre les êtres mais jamais une «communauté» véritable, jamais une connaissance qui soit plus qu'un échange de «bons» procédés, fussent-ils aussi extrêmes qu'on puisse les concevoir. Rapports de force où c'est celui qui paye ou qui entretient qui est dominé, frustré par son pouvoir même, lequel ne mesure que son impuissance» (Blanchot) La Jeune-Fille reste à tout moment farouchement propriétaire de son corps. La Jeune-Fille vend sa «force de séduction» comme jadis on vendait sa «force de travail». Toute réussite en matière de séduction est essentiellement un échec, car de même que ce n'est pas nous qui achetons une marchandise, mais une marchandise qui veut être achetée, de même ce n'est pas une Jeune-Fille


que nous séduisons, mais une Jeune-Fille qui veut être séduite. Courtier d'une espèce un peu singulière de transaction, la Jeune-Fille tend tous ses efforts vers la réalisation du bon coup. La diversité des contraintes sociales, géographique ou morphologiques pesant sur chacun des lots d'organes humains que rencontre la Jeune-Fille ne suffit pas à expliquer son positionnement différentiel parmi les produits concurrents. Leur valeur d'échange ne peut reposer sur aucune expression personnelle ni sur aucune essence particulière ou substantielle, qui ne sauraient être adéquatement mises en équivalence, même par la puissante médiation du Spectacle. Cette valeur n'est donc pas déterminée par de chimériques facteurs naturels, mais au contraire par la somme de travail fournie par chacun pour se rendre reconnaissable aux yeux vitreux du Spectacle, c'est-à-dire pour se produire comme signe des qualités reconnues par la Publicité aliénée, et qui ne sont jamais, en définitive, que des synonymes de la soumission. Le repos, pour la Jeune-Fille, consiste à savoir exactement ce qu'elle vaut. La Jeune-Fille ne s'inquiète jamais d'elle-même, mais seulement de sa valeur. Ainsi, quand elle rencontre la haine, elle est saisie de doutes: sa cote aurait-elle baissée? La Jeune-Fille se rapporte à soi sur le même mode qu'à toutes les marchandises dont elle s'entoure.

«Faut pas se dévaloriser comme ça !» Il s'agit d'abord, pour la Jeune-Fille, de se faire valoir. De même que l'objet qu'a acquis une certaine somme d'argent est dérisoire au regard des virtualités infinies que cette somme contenait, de même l'objet sexuel effectivement possédé par la Jeune-Fille n'est qu'une cristallisation décevante de son «potentiel de séduction», et son coït actuel qu'une pauvre objectivation de la nébuleuse de tous ceux qu'elle pourrait, de tous les coïts possibles qui traversent à tout instant l'espace. Cette dérision de toute chose dans les yeux de la Jeune-Fille est la marque d'une intuition religieuse qui a versé dans le mauvais infini. La Jeune-Fille est la marchandise la plus autoritaire du monde de la marchandise autoritaire, celle que nul ne peut posséder, mais qui vous juge et peut à tout instant vous être retirée. La Jeune-Fille est la marchandise qui voudrait pouvoir désigner souverainement son acquéreur. La Jeune-Fille vit en famille parmi les marchandises, qui sont ses soeurs. Le triomphe absolu de la Jeune-Fille révèle que la socialité est la marchandise la plus précieuse et la plus 109

Tiqqun prisée. En même temps, par son évidente aliénation, elle réalise l'essence de la marchandise qui est bien d'être, non une chose, mais un rapport humain qui est l'aliénation de tout rapport humain. Ce qui caractérise donc l'époque du Spectacle et de son Biopouvoir, c'est que son propre corps prend pour la Jeune-Fille même la forme d'une marchandise lui appartenant. «D'autre part, c'est à ce moment seulement que se généralise la forme marchande des êtres humains» (Marx). Il faut s'expliquer l'aspect vitrifié du visage de la Jeune-Fille par ceci qu'elle est une marchandise, c'est-à-dire la cristallisation d'une certaine quantité de travail pour se mettre aux normes d'un certain type d'échange. Et la forme d'apparition de la Jeune-Fille, qui est aussi celle de la marchandise, se caractérise par l'occultation, ou du moins l'oubli volontaire, de ce travail concret. Comme cela est vrai de toute autre marchandise, la valeur d'usage de la Jeune-Fille se réalise dans le procès de sa consommation. Dans les "amours» de la Jeune-Fille, c'est un rapport entre choses qui prend la forme fantasmagorique d'un rapport entre les hommes eux-mêmes. Il faut croire que Marx ne pensait pas à la Jeune-Fille lorsqu'il écrivait que «les marchandises ne peuvent point aller elles-mêmes au marché, ni s'échanger elles-mêmes entre elles». L'«originalité» fait partie du système de banalité de la Jeune-Fille. C'est ce concept qui lui permet de mettre en équivalence toutes les singularités, précisément en tant que singularités. Dans ses yeux, toute" non-conformité vient prendre place dans une sorte de conformisme du non-conformisme. Il est toujours surprenant de voir comme la théorie des avantages compétitifs développée par Ricardo se vérifie plus pleinement dans le commerce des Jeunes-Filles que dans celui des biens inertes. C'est seulement dans l'échange que la Jeune-Fille réalise sa valeur. De province, de banlieue ou des beaux quartiers, en tant que Jeunes-Filles, toutes les Jeunes-Filles sont équivalentes. La marchandise est la matérialisation d'un rapport, la Jeune-Fille en est l'incarnation. La Jeune-Fille est la marchandise la plus demandée: la marchandise humaine. Au sein du mode de dévoilement marchand où la «beauté» ne dévoile rien de personnel, l'apparence s'y étant autonomisée de l'essence, la Jeune-Fille ne peut, quoi qu'elle fasse, que se donner à n'importe qui.

Bah, elle ou une autre ....

Les «lois du marché» se sont individualisées dans la Jeune-Fille. Ce que l'on appelle encore «amour», n'est plus que le fétichisme attaché à une marchandise particulière : la marchandise humaine, la Jeune-Fille.


l'oeil de la Jeune-Fille porte en lui la mise en équivalence effective de tous les lieux, de toutes les choses et de tous les êtres. Ainsi la Jeune-Fille peut-elle consciencieusement ramener tout ce qui rentre dans son champ de perception à quelque chose de déjà connu dans la Publicité aliénée. C'est cela que traduit son langage, qui déborde de «genre ... », «style ... », «façon ... ». La Jeune-Fille est un aspect central de ce que les négristes appellent la «mise au travail du désir et des affects», éternellement éblouis qu'ils sont par ce monde de la marchandise auquel ils ne trouvent toujours rien à reprocher. La valeur de la Jeune-Fille est immédiatement effective. La Jeune-Fille, pour conserver sa «valeur de rareté» doit se vendre au prix fort, ce qui signifie qu'elle doit le plus souvent renoncer à se vendre. Aussi, comme on le voit, la Jeune-Fille est une catin jusque dans l'abstinence. Dans les termes de l'économie classique, il faut considérer que la Jeune-Fille est un «bien de Giffen», ou «bien giffenien», c'est-à-dire un objet qui, à rebours de ce qui se produit «d'ordinaire», est d'autant plus demandé qu'il est plus onéreux. C'est à cette catégorie que ressortissent les marchandises de luxe, dont la Jeune-Fille est certainement la plus vulgaire. La Jeune-Fille est nettement tautologique. La Jeune-Fille ne se laisse jamais posséder comme Jeune-Fille, de la même façon que la marchandise ne se laisse jamais posséder comme marchandise, mais seulement comme chose. La Jeune-Fille n'existe comme Jeune-Fille qu'au sein du système d'équivalence générale et de son gigantesque mouvement circulatoire. Elle n'est jamais possédée pour la même raison qu'elle est désirée. Au moment même où l'on s'en fait l'acquéreur, on la retire de la circulation, un mirage s'estompe, elle se 110

Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille

dépouille de l'aura magique, de la transcendance qui la nimbait. Elle est conne et elle chie. «Le monde moderne n'est pas universellement prostitutionnel par luxure. Il en serait bien incapable. Il est universellement prostitutionnel parce qu'il est universellement interchangeable.» (Péguy, Note conjointe) La Jeune-Fille est le légataire universel de toute la pseudo-concrétude de ce monde, et d'abord de la pseudoobjectivité du coït. La Jeune-Fille voudrait être une chose, mais n'être pas traitée comme une chose. Tout son désarroi découle de ce que, non seulement elle est traitée comme une chose, mais que de surcroît elle ne parvient même pas à être véritablement une chose. L'infect n'est pas que la Jeune-Fille soit fondamentalement une putain, mais qu'elle refuse de s'appréhender comme telle. Car la putain, n'étant pas seulement celle que l'on achète, mais aussi celle qui se vend est une figure maximale de l'autonomie, sur le terrain de la marchandise. La Jeune-Fille est une chose dans la mesure exacte où elle se tient pour un être humain; elle est un être humain dans la mesure exacte où elle se tient pour une chose. La putain est la sainteté la plus haute au sein du monde de la marchandise. Une ruse de la raison marchande veut que ce soit précisément ce qu'elle contient de non-marchand, d'«authentique», de «bien», qui détermine la valeur de la Jeune-fille. La Jeune- Fille est une crise de cohérence qui secoue les intestins de la société marchande à son dernier quartier. Elle répond à l'impératif d'une marchandisation totale de l'existence dans tous ses aspects, à la nécessité de faire que rien ne reste plus en dehors de la forme marchandise, dans ce que l'on appelle encore, de façon euphémique, les «rapports humains». La Jeune-Fille a reçu pour mission de réenchanter un monde de la marchandise partout sinistré, de proroger le désastre dans la joie et l'insouciance. En elle s'amorce une forme de consommation au second degré: la consommation de consommateurs. Si l'on se fiait aux apparences, ce qui en bien des cas est devenu légtime, on devrait dire que la marchandise est parvenue, avec la Jeune-Fille, à totalement annexer le non-marchand. Le cul de la Jeune-Fille représente le dernier bastion de l'illusion d'une valeur d'usage, qui a si manifestement disparu de la surface de l'existant. L'ironie, bien sûr, c'est que cette valeur eST encore elle-même un échange. Au sein du Spectacle, on peut dire de la Jeune-Fille ce que Marx remarque de l'argent, qu'il est «une marchandise spéciale qui est. mise à part par un acte commun des autres marchandises et sert à exposer leur valeur réciproque».

V. La Jeune-Fille comme monnaie vivante La Jeune-Fille se démonétise dès qu'elle sort de la circulation. Et quand elle perd la possibilité de se remettre sur le marché, elle commence à pourrir. La Jeune-Fille est la marchandise spécialement préposée à la circulation des affects. La valeur n'a jamais rien mesuré, mais ce qu'elle ne mesurait déjà pas, elle le mesure de plus en plus mal. La monnaie vivante représente la réponse ultime de la société marchande à l'impuissance de l'argent d'équivaloir, et donc à acheter, les productions les plus hautes, les biens les plus précieux et les plus intimes des hommes.


Car à mesure que l'empire de l'argent s'est étendu aux extrêmités du monde et à l'expression de toute la vie humaine, il a perdu toute valeur propre, il est devenu aussi impersonnel que son concept, et par conséquent si dérisoire que son équivalence avec quoi que ce soit de personnel en a été rendue fortement problématique. C'est cette absolue inégalité entre lui et la vie humaine qui est toujours apparue dans le prix de la prostitution. Avec la monnaie vivante, la domination marchande est parvenue à l'annulation de ces deux impuissances l'une à acheter la vie humaine en tant que telle, l'autre à acheter ses plus haute productions - en les multipliant entre elles. La monnaie vivante parvient à mettre en équivalence l'incommensurable des productions personnelles des hommes - entre-temps devenues prépondérantes - et l'incommensurable de la vie humaine. Désormais, le Spectacle estime l'inestimable par l'inestimable en valeurs «objectives».

111 Tiqqun «"Monnaie vivante", l'esclave industrielle vaut à la fois pour un signe garant de richesse et cette richesse même. En tant que signe elle vaut pour toutes sortes d'autres richesses matérielles, en tant que richesse elle exclut cependant toute autre demande, si ce n'est la demande dont elle représente la satisfaction. Mais la satisfaction proprement dite, sa qualité de signe l'exclut également.» (Klossowski, La monnaie vivante) Il s'attache à la Jeune-Fille, en tant que marchandise, un caractère d'exclusion lié au fait qu'elle est aussi et de façon irréductible un être humain, c'est-à-dire quelque chose qui est, tout comme l'or, à lui même sa propre fin. Et c'est en vertu de cette situation d'exception que lui revient le rôle d'équivalent général. La monnaie vivante, et nommément la Jeune-Fille, forme une solution assez vraisemblable à la crise de la valeur, devenue incapable de mesurer et rétribuer les productions les plus caractéristiques de cette société, celles qui sont liées au général intellect. La conservation de conventions sociales minimales est conditionnée par ce fait qu'un excès de monnaie vivante la dévaloriserait et la rendrait incapable de constituer une contrepartie sérieuse à l'inestimable qu'elle est destinée à acheter. Dans le même temps, en rendant l'inestimable lui-même estimable, elle sape ses propres fondements. La Jeune-Fille est la cause finale de l'économie spectaculaire, non sa raison. Le cul de la Jeune-Fille n'est pas porteur d'une valeur nouvelle, mais seulement de la dévalorisation inédite de toutes celles qui l'ont précédé. La puissance dévastatrice de la Jeune-Fille aura consisté à dévaloriser toutes les productions qui ne sont pas convertibles en monnaie vivante. Au sein du nihilisme, toute notion de grandeur ou de prestige aurait depuis longtemps disparu, s'ils n'avaient été immédiatement convertibles en Jeunes-Filles. La Jeune-Fille ne manque jamais une occasion pour faire éclater la victoire de la monnaie vivante sur le simple argent; ainsi exige-t-elle en échange d'elle-même un contre-don infini. L'argent a cessé d'être le terme ultime de l'économie. Son triomphe l'a déprécié. Roi nu qu'a déserté tout contenu métaphysique, il a perdu toute valeur. La monnaie vivante est ce qui vient prendre la place de l'argent comme équivalent général, ce en vue de quoi, désormais, il vaut. Elle est sa valeur et sa concrétude. Le pouvoir d'achat de la monnaie vivante, et a fortiori de la Jeune-Fille, n'a pas de limite; il s'étend à la totalité de l'existant, car en elles l'équivalent de la richesse se confond avec la richesse elle-même. Le haut niveau d'«individualisation» des hommes et de leurs productions qui avait rendu l'argent inapte à servir de médiateur dans les rapports purement personnels se retourne en condition de la diffusion de la monnaie vivante. Il semble que toute la concrétude du monde se soit réfugiée dans le cul de la Jeune-Fille. De même que l'organisation de la misère sociale a été rendue nécessaire après 68 pour rendre à la marchandise son honneur perdu, de même la misère sexuelle est nécessaire au maintien de la tyrannie de la Jeune-Fille, de la monnaie vivante. Mais la misère qui se révèle là n'est plus rien de conjoncturel, c'est au contraire la misère essentielle de la «sexualité» qui apparaît enfin. L'argent ne rentre nullement en contradiction avec la monnaie vivante, il en est un moment dépassé, qu'elle conserve avec toute sa comptabilité qui ne mesure plus rien. La traduction en argent de la vie humaine hautement différenciée étant devenue impossible, on inventa la Jeune-Fille, qui restitua sa valeur à l'argent dévalorisé. Mais dans le mouvement même où elle a déclassé l'argent, où elle en a fait un facteur second, la Jeune-Fille l'a régénéré, elle lui a restitué une substance. Et c'est par cette ruse que, désormais, il se survit. «Dès que la présence corporelle de l'esclave industrielle rentre absolument dans la composition du rendement évaluable de ce qu'elle peut produire - sa physionomie étant inséparable de son travail-, c'est une distinction spécieuse que celle de la personne et de son activité. La présence corporelle est déjà marchandise, indépendamment et en plus de la marchandise que cette présence contribue à produire. Et désormais l'esclave industrielle ou bien établit une relation étroite entre sa présence corpo-

112 Premiers matériaux pour une théorie de la jeune-Fille

relle et l'argent qu'elle rapporte, ou bien elle se substitue à la fonction de l'argent. étant elle-même l'argent: à la


fois l'équivalent de richesse et la richesse elle-même.» (Klossowski, La monnaie vivante) L'impersonnalité de la Jeune-Fille a la même substance idéale, impeccable et lustrale que l'argent. La Jeune-Fille n'a pas d'odeur. Tout comme la «valeur d'usage» est sans rapport avec sa valeur d'échange, l'émotion que procure la monnaie vivante n'est pas susceptible de comptabilité, elle n'est commensurable avec aucune chose. Mais aussi peu que la valeur d'usage existe indépendamment de la valeur d'échange, aussi peu l'émotion que procure la monnaie vivante n'existe en dehors du système où celle-ci s'échange. On ne jouit pas plus de la Jeune-Fille que de l'or, mais seulement de leur inutilité et de leur rareté. l'indifférence et l'insensibilité du Bloom étaient un préalable nécessaire à la formation concrète de l'illusion d'une telle émotion, et de son objectivité. Lorsque Marx soutient que la valeur d'échange cristallise le temps de travail qu'a nécessité la production de l'objet, il affirme seulement que la valeur n'est en fin de compte formée que par la vie qui s'est annulée dans la chose, c'est-à-dire que la monnaie vivante est première à tout numéraire. Dans la plupart des langues, le verbe «foutre» sert à désigner, quoiqu'avec une nuance dépréciative, de façon générique, toutes les activités. Et c'est une vérité que, dans toutes les sociétés où l'homme ne peut atteindre à une activité libre, foutre se présente comme l'équivalent général abstrait de toutes les activités. Il a fallu attendre l'apparition de la Jeune-Fille pour que l'on puisse éprouver concrètement ce que c'est que de «baiser», de baiser quelqu'un sans baiser quelqu'un de particulier. Car foutre un être si réellement abstrait, si effectivement interchangeable, si parfaitement néant, c'est foutre dans l'absolu. Si l'argent est le roi des marchandises, alors la Jeune-Fille en est la reine. Dans la phase finale du Spectacle, tout est sexuellement médié, c'est-à-dire que le coït s'est substitué comme leur fin ultime à l'utilité des choses particulières. C'est vers lui que tend désormais exlusivement l'existence du monde de la marchandise. «Tant que l'amour libre ne se généralisera pas, il faudra toujours un certain nombre de jeunes filles pour remplir la fonction des actuelles prostituées.» (Georg Simmel, Philosophie de l'amour) Ce qui se monnaie, dans le coït, c'est l'estime de soi. La Jeune-Fille n'est en fait ni sujet ni objet d'émotion, mais prétexte. On ne jouit pas de la Jeune-Fille, mais de jouir d'elle. Dans maintes cultures traditionnelles, la monnaie sert de métaphore à la femme, à la fertilité. Dans le temps de la Jeune-Fille, c'est la femme qui devient la métaphore de la monnaie. La Jeune-Fille est équivalente à elle-même. Comme l'argent, la Jeune-Fille ne se rapporte qu'à elle-même. Sa «valeur d'usage» se confond avec sa «valeur d'échange». Le caractère fantomatique de la Jeune-Fille répète le caractère fantomatique de la participation à cette société, dont la Jeune-Fille est aussi la rémunération. La monnaie vivante, la Jeune-Fille est désormais ce qui fait la valeur de la valeur. La Jeune-Fille est l'or véritable, le numéraire absolu. C'est un point de vue unilatéral que celui qui affirme que d'objet vivant source d'émotion, du point de vue de l'échange, vaut son coût d'entretien.» (Klossowski, La monnaie vivante). Le temps libéré par le perfectionnement et l'efficacité accrue des instruments de production ne s'est pas soldé par une quelconque diminution du temps de «travail», mais par l'extension de la sphère du «travail» à la totalité de la vie, et surtout par la constitution et l'entretien d'une masse suffisante de monnaie vivante, de Bloom et de Jeunes-Filles disponibles, pour donner naissance à un marché sexuel parallèle et déjà régulé. La monnaie vivante révèle enfin la vérité de l'échange marchand, c'est-à-dire son mensonge: l'impossibilité de mettre en équivalence l'incommensurable de la vie humaine (classiquement coagulée en «temps de travail») et de l'inerte, de l'argent ou de n'importe quelle autre chose, quelle qu'en soit la quantité. Car le mensonge de la société marchande n'aura finalement été que de faire passer pour un échange réglé ce qui est toujours un sacrifice, et d'ainsi prétendre apurer une dette infinie. Le coït se présente désormais comme la cause finale de toutes les consommations. 113 Tiqqun

VI. La Jeune-Fille comme dispositif politique compact

Plus distinctement, mais non moins fondamentalement, que toute marchandise, la Jeune-Fille constitue un dispositif politique. Tout comme l'économie, la Jeune-Fille croit tenir l'homme par l'infrastructure. Par le sentiment, par la physiologie, par la famille, par la «sincérité», par la «santé», par les envies, par l'obéissance à tous les déterminismes sociaux, par tous les moyens, la Jeune-Fille se défend contre la liberté. «Prenez la vie du bon côté», puisque l'histoire avance par le mauvais. La domination a découvert là un biais beaucoup plus puissant que le simple pouvoir de contrainte: l'attraction conditionnée. Le Biopouvoir est disponible en crèmes, pillules et vaporisateurs.


«J'fais c' que j'veux, avec mes cheveux !» La séduction est le nouvel opium des masses. Elle est la liberté d'un monde sans liberté, la joie d'un monde sans joie. L exemple terrible, dans le passé, de quelques femmes libres a suffi à convaincre la domination de l'opportunité de conjurer toute liberté féminine. Sous l'apparence d'une pouffante neutralité, c'est dans la Jeune-Fille le plus redoutable des dispositifs politiques d'oppression qui s'offre à notre vue. La Jeune-Fille s'avance comme un engin vivant dirigé par et se dirigeant en direction du Spectacle. La JeuneFille est une individualité biopolitique. Historiquement, la Jeune-Fille apparaît dans son extrême affinité avec le Biopouvoir comme le sujet élémentaire de toute biopolitique. La fonction de la Jeune-Fille est de transformer la promesse de liberté contenue dans l'achèvement de la civilisation occidentale en surplus d'aliénation, en approfondissement de l'ordre marchand, en servitudes nouvelles, en statu quo politique. Au sein de la domination marchande, la séduction se présente comme l'exercice d'un pouvoir. Le type du travail moderne où ce n'est plus une certaine quantité de force de travail qui est mise à profit, mais l'exercice docile de certaines «qualités humaines» convient admirablement aux compétences mimétiques de la Jeune-Fille. La Jeune-Fille est la pierre angulaire du système de perpétuation et de maintien de l'ordre marchand. Elle se met d'elle-même au service de toutes les restaurations, car la Jeune-Fille veut la paix du foutre. La Jeune-Fille est le collaborateur idéal. Assurément, elle n'appartient pas au Parti Imaginaire. La Jeune-Fille conçoit la liberté comme la possibilité de choisir entre mille insignifiances. La Jeune-Fille ne veut pas d'histoire. La Jeune-Fille vise à la règlementation de tous les sens. Dans le monde de la marchandise autoritaire, tous les éloges du désir sont immédiatement des éloges de la servitude. Nul n'est esclave de la sémiocratie qui n'en tire aussi un certain pouvoir, de jugement, de blâme, d'opinion. La Jeune-Fille materialise la façon dont le capitalisme a réinvesti toutes les nécessités dont il a dégagé les hommes en un ajustement inlassable du monde humain aux normes abstraites du Spectacle, et en réhaussement de ces normes. Tous deux partagent l'obsession morbide de rester, au prix d'une activité effrénée, identiques à eux-mêmes. L étroit contrôle et la sollicitude excessive dont cene société fait montre à l'égard des femmes n'exprime que son souci de se reproduire à l'identique, et de maîtriser sa perpétuation.

«L'Académie américaine des sciences politiques et sociales, dans une publication portant sur le rôle des femmes dans l'Amérique moderne (1929), concluait que la consommation de masse a fait de la "ménagère moderne ... beaucoup moins une ouvrière spécialisée qu'un entrepreneur en mode de vie".» (Stuart Ewen, Consciences sous influence) Le programme du Biopouvoir se résume dans le processus de soumission des hommes à et par leur propre corps. Le Spectacle conjure le corps dans l'excès de son évocation, tout comme la religion l'évoquait par l'excès

114 Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille

de sa conjuration. La Jeune-Fille prise la «sincérité», le «bon coeur», la «gentillesse», la «simplicité», la «franchise», la «modestie», et d'une façon générale toutes les vertus qui, considérées unilatéralement, sont synonymes de servitude. La Jeune-Fille vit dans l'illusion que la liberté se trouve au bout d'une soumission totale à la «Publicité» marchande. Mais au bout de cette servitude, il n'y a que la vieillesse et la mort.

«La liberté, ça n'existe pas», dit la Jeune-Fille, et elle entre dans la pharmacie.

La Jeune-Fille veut être «indépendante», c'est-à-dire, dans son esprit, dépendante du seul on. Toute grandeur qui ne serait pas en même temps un signe d'asservissement au monde de la marchandise autoritaire est par là même voué à la détestation absolue de la Jeune-Fille, qui ne craim pas alors de parler d'«arrogance», de «suffisance» et même de «mépris». Ce qui s'opère, dans la Jeune-Fille, c'est la confusion entre le simple désir de la chose, qui anime le règne naturel, et le désir proprement humain du désir de l'autre, c'est-à-dire l'annulation du second dans le premier. La Jeune-Fille est ce par quoi la poursuite de la reconnaissance apparaît comme poursuite de l'émotion, du plaisir et du bonheur. Comme l'économie, comme le Biopouvoir et finalement comme toutes les formes modernes de la domination, la Jeune-Fille participe d'une entreprise concertée de naturalisation de la transcendance humaine et d'animalisation de toute liberté. C'est seulement au prix d'une excitation toujours plus fébrile et métastatique du désir de ces choses que cette société peut encore occulter le désir de


transcendance qui domine fondamentalement les hommes. Et l'on parle de libérer le désir, pour mieux l'asservir. La Jeune-Fille est l'article central de la consommation permissive et des loisirs marchands. Laccès à la liberté, dans le Spectacle, n'est que l'accès à la consommation marginale du marché du désir, qui en constitue le coeur symbolique. La prépondérance du marché du divertissement et du désir est un moment de l'entreprise de pacification sociale, au sein de laquelle il a reçu la fonction de recouvrir de façon provisoire les contradictions vivantes qui traversent la société. Les privilèges symboliques que le Spectacle accorde à la Jeune-Fille lui reviennent comme contrepartie de l'absorption et de la diffusion des codes éphémères, des modes d'emploi renouvelés, de la sémiologie générale que l'on a dû disposer pour rendre politiquement inoffensif le temps libre dégagé par les «progrès» de l'organisation sociale du travail La Jeune-Fille comme pivot central du «dressage permissif».

La Jeune-Fille comme agent d'ambiance et d'animation dans la gestion dictatoriale des loisirs.

La Jeune-Fille a, au fond d'elle-même, un caractère de tampon; elle est ainsi porteuse de toute l'indifférence convenable, de toute la nécessaire froideur qu'exigent les conditions de vie métropolitaines. Il importe peu au Spectacle que la séduction soit partout haïe, pourvu que les hommes ne parviennent pas à se faire l'idée d'une plénitude qui la dépasserait. Quand le Spectacle s'essaie à l'«éloge de la féminité», ou constate plus platement la «féminisation du monde», il ne faut s'attendre qu'à la promotion sournoise de toutes les servitudes et de la constellation des «valeurs» que les esclaves font mine d'avoir. La Jeune-Fille représente d'ores et déjà le plus performant des agents de contrôle des comportements. Avec elle, la domination s'est introduite jusqu'aux dernières extrémités de la vie de chacun. La violence avec laquelle la féminité est administrée dans le monde de la marchandise autoritaire tappelle comme la domination se sent libre de malmener ses esclaves, quand bien même elle aurait besoin d'eux pour assurer sa reproduction. La Jeune-Fille est le pouvoir contre lequel il est barbare, indécent et même carrément totalitaire de se rebeller. Dans le monde de la marchandise autoritaire, les vivants reconnaissent dans leurs désirs aliénés une démonstration de puissance faite en eux par l'ennemi.

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VII. La Jeune-Fille comme machine de guerre La Jeune-Fille présente un assentiment spontané à tout ce qui peut signifier l'asservissement à une nécessité quelle qu'elle soit -la «vie», la «société», le «fravail», l'éducation d'un enfant, une autre Jeune-Fille -. Mais cet assentiment est lui-même déterminé de façon exclusivement négative, il ne va à ces choses que dans la mesure où elles font barre à toute souveraineté. Le sourire vitrifié de la Jeune-Fille cache une colonie pénitentiaire. La Jeune-Fille ne connaît d'autre légitimité que celle du Spectacle. Autant la Jeune-Fille est docile à l'arbitraire du on, autant elle est tyrannique à l'égard des vivants. Sa soumission à l'impersonnalité du Spectacle lui acquiert le droit d'y soumettre quiconque. Dans le foutre comme dans les autres secteurs de son existence, la Jeune-Fille agit comme un formidable mécanisme d'annulation de la négarivité.

La Jeune-Fille s'appelle légion.

Car la Jeune-Fille est la présence vivante de tout ce qui humainement veut notre mort, elle n'est pas seulement le plus pur produit du Spectacle: elle est- la preuve plastique de l'amour que nous vouons à notre ennemi. Elle est ce par quoi nous poursuivons nous-mêmes notre propre perte. Chaque Jeune-Fille se présente comme un convertisseur automatique et standard de l'existence en valeur marchande. Les Jeunes-Filles forment l'infanterie des troupes d'occupation. de la visibilité, la piétailtt de l'~ctuelle dictature de l'apparence. La séduction comme guerre. On parle d'un «canon» en une métaphore qui a cessé.d'emprunter au registre de l'esthétique, pour lui préférer la balistique. La Jeune-Fille se trouve dansun rapport d'immédiateté et d'affinité avec tout. ce qu concourt au reformatage de l'humanité Chaque Jeune-Fille constitue à sa manière un poste avancé de l'impérialisme de l'insignfiance. Ssous l'angle du territoir, la Jeune-Ffille apparaît comme le plus puissant vecteur de la tyrannie de la servitude. Qui peut savoir dans quelle fureur la transporte toute manifestation de souveraineté? En ce sens, un certain


type de socal démocratie totaltare lui convient à merveille. La Jeun-Fille n'a pas eu besoin de la rencontrer pour haïr la souveraineté. La violence de la Jeune-Fille est à proportion de sa fragle vacuité. La JF est conçue pour occuper toute l'étendue du visible. C'est essentiellement par la Jeune-Fille que le captalisme a pu étendre son hégémonie à la totalité de la vie sociale: Elle est le pion le plus puissant de la domination marchande dans une guerre dont l'enjeu reste un contrôle total, de la vie quotidienne comme du temps de la «production». C'est precisément parce qu'elle figure une totale acculturation du moi, parce qu'elle se définit soi-même dans des termes fixés par un jugement étranger, que la Jeune-Fille constitue le porteur le plus àvancé de l'ethos.spectaculaire, et de ses normes abstaites de comportement. C'est seulement en tant qu' esclave que la Jeune-Fflle ddomine. «I

l faudrait créer un grand projet éducatif (peut-être sur le modèle

chinois ou khmer rouge), sous forme de camps de travail où les garçons apprendraient, sous l'égide de femmes compétentes, les devoirs et les secrets de la vie ménagère.» (L'hygieniste du magazine jeune-filliste 20ans, septembre 1998) L'insignifiance de la Jeune-Fille reflète bien une situation de minorité et d'oppresson, mais en même temps elle a un caractère impéralste et triomphant? La Jeune-Fille combat pour son mare, la Publicité aliénée. A l'inverse des Jeunes Filles de Babylone qui, d'aprés Strabon, reversaient au temple le revenu de leur prostitution, c'est à son insu que celle de la Jeune-Fille profite du Sspectacle. «En plus, et c'est ici que ccommençat le vrai pendémonium de la lycéenne, il y avait une masse de lettres confidentielles envoyées par des juges, avocats, procureurs, des pharmaciens, des commerçants, des notables urbains ou ruraux, des docteurs etc., par ces gens remarquable et brillants qui m'en avaient toujours tant mposé! Jen ne pouvais revenir de ma surprse [...]. Donc eux aussi, malgré les apparences,

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étaient en relations avec la lycéenne? - Incroyable, me répétais-je, c'est incroyable. Donc cette Maturité leur pesait tellement que, en cachette de leur femme et de leurs enfants, ils envoyaient de longues lettres à une lycéenne moderne de 1re? [ ... ] Il avait fallu ces lettres pour me révéler pleinement toute la puissance de la moderne lycéenne. Où ne dominait-elle pas?» (Gombrowicz, Ferdydurke) La Jeune-Fille est un procédé de séquestration métaphysique, c'est-à-dire que ce n'est jamais d'elle que l'on est prisonnier, mais toujours en elle. La Jeune-Fille est une sommation faite à chacun de se maintenir à la hauteur des images du Spectacle. La Jeune-Fille est un instrument au service d'une politique générale d'extermination des êtres capables d'amour. Identique en cela à la totalité sociale aliénée, la Jeune-Fille déteste le malheur, car ce malheur la condamne, comme il condamne cette société. La Jeune-Fille oeuvre à propager une certaine Terreur du divertissement. - Combien de compagnies de CRS faut-il pour permettre à la Jeune-Fille de sourire en tout infantilisme? - Encore plus, ENCORE PLUS .... Le vocabulaire propre à la Jeune-Fille est aussi celui de la Mobilisation Totale. La Jeune-Fille appartient à la nouvelle police des moeurs, qui veille à ce que chacun remplisse sa fonction, et s'en tienne exclusivement à elle. La Jeune-Fille ne rentre ainsi jamais en con tan avec un être humain, mais avec un ensemble de qualités objectivés dans un rôle, un personnage ou une situation sociale à laquelle on est censé se conformer en toutes circonstances. Celui, par exemple, avec qui elle partage sa petite quotidienneté aliénée demeure donc toujours en définitive «ce type» ou «cette nana». La Jeune-Fille couve la marchandise d'un oeil plein d'envie car elle voit en elle son modèle, c'est-à-dire la même chose qu'elle, mais en plus parfait. Ce qui lui reste d'humanité n'est pas seulement ce qui lui fait défaut sous le rapport de la perfection marchande, c'est aussi la cause de toute sa souffrance. C'est donc cela, aussi, qu'il lui faut éradiquer. La Jeune-Fille porte un masque, et quand elle le confesse, c'est invariablement pour suggérer qu'elle aurait un «vrai visage» qu'elle ne montrerait pas, ou ne pourrait pas montrer. Mais ce «vrai visage» est encore un masque, un masque effroyable: le vrai visage de la domination. Et de fait, lorsque la Jeune-Fille «fait tomber le masque», c'est la domination qui vous parle en direct. C'est avec une amertume non-feinte que la Jeune-Fille reproche à la réalité de n'être pas à la hauteur du Spectacle. Prises dans leur ensemble, les Jeunes-Filles constituent le corps franc le plus redoutable que l'on ait à ce jour déployé contre la souveraineté, la négativité et la métaphysique. Parallèlement, elles marquent à chaque instant le poste le plus avancé du Biopouvoir, de son infecte sollicitude et de la pacification cybernétique de tout. L'ignorance où la Jeune-Fille se tient de son rôle de pierre angulaire dans le présent système de la domination


fait encore partie de ce rôle. La Jeune-Fille est un pion dans la guerre à outrance que la domination a engagée en vue de l'éradication du négatif. La Jeune-Fille le déclare d'ailleurs sans ambage : elle a «horreur du négatif». Et quand elle dit cela, elle est comme la pierre de Spinoza persuadée que c'est elle-même qui parle. Chaque Jeune-Fille est une modeste entreprise d'épuration. Dans le regard culinaire de la Jeune-Fille, toute chose et tout être, organique ou inorganique, apparaît comme s'il pouvait être possédé, ou tout au moins consommé. Tout ce qu'elle voit, elle le voit et donc le transforme en marchandise. C'est en ce sens aussi qu'elle constitue un poste avancé dans l'offensive infinie du Spectacle. La Jeune-Fille est le néant que l'on manoeuvre pour refouler la prégnance du néant. La Jeune-Fille n'aime pas la guerre, elle la fait. La Jeune-Fille est une réponse offensive de la domination marchande à la crise dont le Bloom est la figure. La Jeune-Fille est l'esclavage ultime, par lequel on a obtenu le silence les esclaves. Il ne suffit pas de constater que la Jeune-Fille parle le langage du Spectacle, il faut encore remarquer que c'est là le seul qu'elle puisse entendre, et qu'elle contraint donc tout ceux qui ne l'exècrent pas à le parler. A l'instar du monde de la marchandise autoritaire, la Jeune-Fille déploie la plus grande agitation pour que tout demeure à l'identique.

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Les autorités sémiocratiques, qui exigent de plus en plus pesamment un assentiment esthétique à leur monde, se flattent de pouvoir désormais faire passer pour «beau» ce qu'elle veulent. Mais ce «beau»-là n'est que le désirable socialement contrôlé. La Jeune-Fille véhicule la conformité à toutes les normes fugitives du Spectacle, et l'exemple d'une telle conformité. Comme tout ce qui est parvenu à une hégémonie symbolique, la Jeune-Fille condamne comme barbare toute violence physique dirigée contre son ambition d'une pacification totale de la société. Elle partage avec la domination l'obsession de la «sécurité». L 'ssence de la Jeune-Fille est militaire. L'essence militaire de la Jeune-Fille tient à ce qu'elle ne défend pas seulement en permanence son monopole privé du désir, mais d'une façon générale l'état d'explicitation aliéné des désirs. Ce n'est pas de leurs «pulsions instinctives» que les hommes sont prisonniers dans le Spectacle, mais des lois du désirable qu'on leur a inscrites à même la chair. La Jeune-Fille a déclaré la guerre au mystère. La Jeune-Fille a déclaré la guerre aux microbes. La Jeune-Fille a déclaré la guerre au hasard. La Jeune-Fille a déclaré la guerre la passion. La Jeune-Fille a déclaré la guerre au temps. La Jeune-Fille a déclaré la guerre au gras. La Jeune-Fille a déclaré la guerre à l'Esprit. La Jeune-Fille a déclaré la guerre aux mauvaises odeurs. La Jeune-Fille a déclaré la guerre à l'inquiétude. La Jeune-Fille a déclaré la guerre à la politique. La Jeune-Fille a déclaré la guerre au silence. Et pour finir, la Jeune-Fille a déclaré la guerre à la guerre.

VIII. La Jeune-Fille contre le Commun La Jeune-Fille privatise tout ce qu'elle appréhende. Ainsi, pour elle, un philosophe n'est pas un philosophe, mais un objet érotique extravagant; de même, pour elle, un révolutionnaire n'est pas un révolutionnaire, mais un bijoux fantaisie. La Jeune-Fille est un article de consommation, un dispositif de maintien de l'ordre, un producteur de marchandises sophistiquées, un propagateur inédit des codes spectaculaires, une avant-garde de l'aliénation, elle est aussi un divertissement. Le oui que la Jeune-fille dit à la vie n'exprime que sa sourde haine vis-à-vis de ce qui est supérieur au temps. Quand la Jeune-Fille parle de communauté, c'est toujours en dernier ressort à celle de l'espèce, voire même peut-être du vivant tout entier, qu'elle pense. Même quand elle croit engager tout son moi dans une relation, la Jeune-Fille se trompe, car elle manque à y engager aussi son néant. D'où son insatisfaction. D'où ses «ami(e)s». Parce qu'elle découvre le monde avec les yeux de la marchandise, la Jeune-Fille ne voit dans les êtres que ce qu'ils ont de semblable. Inversement, elle considère comme le plus personnel ce qu'il y a en elle de plus générique: le coït. De même que le coït est le degré zéro de l'activité humaine, il est le degré zéro de la communauté. La Jeune-


Fille veut être aimée pour elle-même, c'est-à-dire pour ce qui la sépare. C'est pourquoi elle maintient toujours, et jusqu'au fond de son cul, la distance de l'évaluation. La Jeune-Fille résume à elle seule le néant, le paradoxe et la tragédie de la visibilité. La poursuite continuelle du coït est une manifestation de la mauvaise substantialité. Sa vérité ne doit pas être cherchée dans le «plaisir», l'«hédonisme». l'«instinct sexuel» ou un quelconque de ces contenus existentiels que le Bloom a si définitivement vidés de sens, mais plutôt dans la recherche forcenée d'un lien quelconque avec une totalité sociale devenue inaccessible. Il s'agit ici de se donner un sentiment de parti-

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cipation, par l'exercice de l'activité la plus générique qui soit, celle qui est liée de plus près à la reproduction de l'espèce. C'est la raison pour laquelle la Jeune-Fille est l'objet le plus courant et le plus couru de cette poursuite, car elle est l'incarnation du Spectacle, ou du moins aspire à ce titre. A entendre la Jeune-Fille, la question des fins ultimes serait superflue. D'une façon générale, toutes les mauvaises substantialités ont spontanément la faveur de la Jeune-Fille. Certaines, cependant, ont sa préférence. Ainsi de toutes les pseudo-identités qui peuvent se prévaloir d'une teneur «biologique» (l'âge, le sexe, le corps, la santé, etc.). La Jeune-Fille postule une irrévocable intimité avec tout ce qui partage sa physiologie. Sa fonction est ainsi d'entretenir la flamme mourante de toutes les illusions d'immédiateté sur lesquelles le Biopouvoir vient par la suite prendre appui. La Jeune-Fille est la termite du «matériel», la marathonienne du «quotidien». La domination a fait d'elle la porteuse privilégiée de l'idéologie du «concret». La Jeune-Fille ne se contente pas de rafoler du «pas compliqué», du «simple» et du «vécu»; elle juge en outre que l'«abstrait», le «prise de tête» sont des maux qu'il serait judicieux d'éradiquer. Mais ce qu'elle appelle le «concret» est lui-même, dans son uni latéralité farouche, la chose la plus abstraite. Il est plutôt le bouclier de fleurs fânées derrière lequel s'avance ce pour quoi elle a été conçue: la négation violente de la métaphysique. Contre le transcendant, la Jeune-Fille n'a pas seulement une dent, mais une bouche entière faite de canines enragées. Sa haine envers tout ce qui est grand, envers tout ce qui n'est pas à portée de consommateur est sans mesure. La Jeune-Fille a le «concret» pour ne pas succomber au sentiment métaphysique de son néant. La Jeune-Fille est le mal, car «le mal est ce qui distrait» (Kafka). L'«amour de la vie» dont la Jeune-Fille se fait une telle gloire n'est en vérité que sa haine de l'Esprit, c'est là une manifestation de son ressentiment. Par là, elle ne professe que sa détermination à entretenir un rapport d'immédiateté avec ce qu'elle appelle «la vie», et qui, faut-il le préciser, désigne seulement «la vie dans le Spectacle». Les Jeunes-Pilles ont substitué au Commun véritable, l'être-pour-la-mort, leur Commun propre, l'être-pour-lavie. Elles sont ainsi persuadées d'être unies au plus profond d'elles-mêmes par la physiologie, la quotidienneté, la psychologie et le on. L'échec répété de leurs amours comme de leurs amitiés ne semble pas de nature à leur déciller les yeux, et à leur faire voir que c'est cela, précisément, qui les sépare. La Jeune-Fille est un obstacle positif sciemment disposé pour prévenir la réappropriation du Commun. En dépit de l'évidence contraire, la Jeune-Fille assurera, même à l'article de la mort que «le Commun, c'est la vie !». Et l'indifférence que soulèvera sa disparition prouvera suffisamment qu'elle sera demeuré en permanence hors du commun. A la finitude, elle oppose le grouillement de ses organes. A la solitude, la

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continuité du vivant. Et à la tragédie de l'exposition, qu'il est bon d'être remarqué. De même que les êtres qui en sont les termes, les relations qui se nouent dans le Spectacle sont privées de contenu comme de sens - si encore le défaut de sens si constatable dans toute l'étendue de la vie de la JeuneFille la rendait insensée, mais non il ne fait que la laisser dans son état définitif de pauvre absurdité -. Leur établissement n'est pas dicté par un quelconque usage réel-les Jeunes-Filles n'ont à proprement parler rien à faire ensemble -, ou par un goût, fût-il unilatéral, de l'un pour l'autre -, même leurs goûts ne sont pas à elles mais par la seule utilité symbolique, qui fait de chaque partenaire un signe du bonheur de l'autre, complétude paradisiaque que le Spectacle a pour mission de sans cesse redéfinir. C'est tout naturellement qu'en devenant un argument de la Mobilisation Totale, la séduction a pris la forme de l'entretien d'embauche et l'«amour», d'une sorte d'emploi mutuel et privé, à durée indéterminée pour les mieux lotis.

«Te prends pas la tête!». La Jeune-Fille désire la Jeune-Fille, c'est-à-dire qu'elle tend à transformer tout ce qui entre en rapport avec elle, symboliquement et réellement, en son semblable. Il n'y a de trahison que la Jeune-Fille soit décidée à punir plus sévèrement que celle de la Jeune-Fille qui déserte le camp des Jeunes-Filles, ou prétend s'en affranchir. L'activité essentielle de la Jeune-Fille ne consiste pas seulement à séparer, le «professionnel» du «personnel»,


le «social» du «privé», le «sentimental», de l'«utilitaire», le «raisonnable» du «délire», le «quotidien» de l'«exceptionnel», etc., mais surtout à personnifier dans sa «vie» cette séparation. La Jeune-Fille peut bien parler de la mort, elle conclura invariablement qu'après tour, «c'est la vie». La Jeune-Fille a la négation en horreur. La Jeune-Fille «aime la vie», ce par quoi il faut entendre qu'elle hait toute forme de vie. La Jeune-Fille est comme tout ce qui parle d' «amour» dans une société qui fait tour pour le rendre définitivement impossible: elle ment au service de la domination. La «jeunesse» de la Jeune-Fille ne désigne qu'un certain entêtement dans la dénégation de l'être-pour-la-mort. Le cul de la Jeune-Fille est un village global. Par une inversion significative de sa volonté de négation, la Jeune-Fille a décrété la «Nature», la «Vie», la «Réalité» au titre de Commun. Quand elle parle de «paix» et de «bonheur», le visage de la Jeune-Fille est celui de la mort. Elle a la négativité non de l'esprit, mais de l'inerte. Le néant de la Jeune-Fille est un néant contagieux. La Jeune-Fille dispose d'une singulière connexion avec la vie nue, sous toutes ses formes. La Jeune-Fille a entièrement réécrit l'intitulé des péchés capitaux. A la première ligne, elle a mignonnement calligraphié: «La solitude». La Jeune-Fille est victime d'inquiétude, mais ses inquiétudes sont inavouables. La Jeune-Fille nage en apnée dans l'immanence.

IX La Jeune-Fille contre elle-même: la Jeune-Fille comme impossibilité C'est l'étrangeté humaine au monde de la marchandise qui poursuit sans relâche la Jeune-Fille et constitue pour elle la menace suprême, «menace qui n'a factivement, rien d'incompatible avec une complète sécurité et une complète absence de besoin dans l'ordre de la préoccupation quotidienne» (Heidegger). Cette angoisse, qui est le mode d'être existentiel de celui qui ne parvient plus à habiter son monde, est la vérité centrale, universelle et cachée des temps de la Jeune-Fille, comme de la Jeune-Fille elle-même. Cachée, parce que c'est le plus souvent calfeutrée chez elle, loin de tous les regards, que sans fin elle sanglotte. Pour celle que ronge le néant, cette angoisse est l'autre nom de cette solitude, de ce silence et de cette obscurité, qui sont sa condition métaphysique, à laquelle elle a tant de mal à se faire. Chez la Jeune-Fille comme chez tous les autres Bloom, la fringale de divertissement n'est fondée que dans son angoisse. Tantôt la Jeune-Fille est la vie nue, et tantôt la mort habillée. En fait, elle est ce qui les tient toutes deux

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constamment ensemble. La Jeune-Fille est close sur elle-même; cela fascine d'abord, et puis cela pourrit. L'anorexie s'interprète comme un fanatisme du détachement qui, devant l'imposibilité de toute participation métaphysique au monde de la marchandise, cherche l'accès d'une participation physique à celui-ci, et qui bien sûr échoue. L'intérêt n'est que le motif apparent de la conduite de la Jeune-Fille. Dans l'acte de se vendre, c'est en fait d'elle-même qu'elle voudrait s'acquitter, ou du moins qu'on l'acquittât. Mais cela ne survient jamais. Il y a bien une objectivité de la Jeune-Fille, mais cette objectivité est fantomatique. Elle n'est qu'une contradiction qui s'est figée dans une immobilité tombale. Quoi qu'elle en dise, ce n'est pas le droit au bonheur qui est dénié à la Jeune-Fille, mais le droit au malheur. Quel que soit le bonheur de la Jeune-Fille en chacun des aspects séparés de son existence (travail, amour, sexe, loisirs, santé, etc), elle doit demeurer essentiellement malheureuse précisément parce que ces aspects sont séparés. Le malheur est la tonalité fondamentale de l'existence de la Jeune-Fille. Cela est bien. Le malheur fait consommer. La souffrance et le malheur ontologiques de la Jeune-Fille démontrent l'impossibilité d'une quelconque fin de l'Histoire au sens où les hommes se contenteraient d'être la plus intelligente des espèces animales, renonçant à toute connaissance discursive, tout désir de reconnaissance, tout exercice de leur négativité; l'impossibilité, en un mot, de l'american way of life. La Jeune-Fille parvient rarement à persévérer dans le non-être; et c'est pour cette raison qu'elle est toujours Jeune. Quand elle entend parler d'Esprit, la Jeune-Fille appelle son psychologue. Elle a du reste toute sorte de mots pour ne pas parler de la métaphysique quand celle-ci a le mauvais goût de se faire entendre trop distinctement: «psychosomatique» est l'un d'eux.


Comme le mannequin qu'elle a forcément, à un moment où à un autre, rêvé de devenir, la Jeune-Fille vise une inexpressivité totale, une absence extatique, mais l'image se souille en s'incarnant, et la Jeune-Fille ne parvient qu'à exprimer le néant, le néant animé, grouillant et suintant, le néant humide; et ce, jusqu'au vomissement. La Jeune-Fille déprime, parce qu'elle voudrait être une chose, comme les autres, c'est-à-dire comme les autres vus de l'extérieur, et qu'elle n'y parvient pas; parce qu'elle voudrait être un signe, et circuler sans heurt au sein du gigantesque métabolisme sémiocratique. Toute la vie de la Jeune-Fille coïncide avec ce qu'elle veut oublier. Ce que démontre la Jeune-Fille, c'est qu'il n'y a pas de belle surface sans une terrible profondeur. L'apparente souveraineté de la Jeune-Fille est aussi bien l'absolue vulnérabilité de l'individu séparé, la faiblesse et l'isolement qui ne trouvent nulle part ni l'abri, ni la sécurité, ni la protection, qu'ils semblent partout chercher. C'est que la Jeune-Fille vit sans cesse «à ses propres trousses», soit: dans la peur. La Jeune-Fille nous tend l'authentique énigme de la servitude heureuse, auquel nous ne parvenons pas à croire. Mystère de l'esclave radieux. Toute l'élégance de la Jeune-Fille ne parvient jamais à faire oublier son indétrônable vulgarité. Le malheur de la Jeune-Fille se charge de régler son compte au stupide trope post-moderne de la «fin de l'Histoire» La Jeune-Fille veut le meilleur des mondes, malheureusement le «meilleur des mondes» n'est pas possible. La frigidité est la vérité de la nymphomanie, l'impuissance du don juanisme, l'anorexie de la boulimie. La JeuneFille souffre. La marchandise échoue. Car dans le Spectacle, où l'apparence du bonheur fonctionne aussi comme condition sine qua non de

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celui-ci, le devoir de simuler la félicité constitue la formule de toute souffrance. L'inexistence translucide de la Jeune-Fille rend témoignage de la fausse transcendance qu'elle incarne. La Jeune-Fille court après elle-même, et s'échappe toujours. La Jeune-Fille est l'emblème d'une angoisse existentielle qui s'exprime dans le sentiment sans motif d'une insécurité permanente. Le Spectacle consent à parler de la misère sexuelle, pour stigmatiser l'incapacité des hommes à s'échanger comme de parfaites marchandises. Il est vrai que l'imperfection obstinée du marché de la séduction a de quoi préoccuper. L'anorexique méprise les choses de ce monde de la seule façon qui puisse la rendre plus méprisable qu'elles. L'étendue extrême de l'impuissance masculine, de la frigidité des femmes ou encore de la sécheresse vaginale s'interprètent immédiatement comme des contradictions du capitalisme. L'anorexie exprime sur le terrain même de la marchandise le dégoût le plus incontinent à l'égard de celle-ci, comme de la vulgarité de toute richesse. Dans toutes ses manifestations corporelles, la Jeune-Fille signifie la rage impatiente d'abolir la matière et le temps. Elle est un corps sans âme qui se rêve âme sans corps. Dans l'anorexie, il faut voir bien plus qu'une pathologie à la mode: le désir de s'affranchir d'un corps entièrement colonisé par la symbolique marchande, de réduire en poussière une objectivité physique dont la Jeune-Fille a été entièrement dépossédée. Mais cela n'aboutit finalement qu'à se faire un nouveau corps de la négation du corps. La Jeune-Fille est atteinte de ce que l'on pourrait appeler le «complexe de l'ange» : elle vise une perfection qui consisterait à être sans corps. L'unilatéralité de la métaphysique marchande, c'est sur sa balance qu'elle peut la lire. L'anorexique recherche l'absolu à sa façon, c'est-à-dire qu'elle recherche le pire des absolus de la pire des façons. L'absolue vulnérabilité de la Jeune-Fille est celle du marchand, à qui n'importe quelle force incontrôlée peut ravir sa marchandise. La Jeune-Fille est une créature «métaphysique» au sens adultéré, moderne du terme. Elle ne soumettrait pas son corps à de pareilles épreuves, à de si cruelles pénitences, si elle ne luttait pas avec lui comme avec le démon, si elle ne voulait pas le soumettre tout entier à la forme, à l'idéal, à la perfection morte de l'abstraction. Cette métaphysique-là n'est en fin de compte que la haine du physique, conçu dans sa pure séparation du métaphysique, bien entendu. La Jeune-Fille est l'ultime tentative de la marchandise pour se dépasser elle-même, et qui n'y parvient pas.

X La Jeune-Fille comme dépassée Dans la Jeune-Fille anorexique comme dans l'idéal ascétique, cette haine de la chair, et le fantasme de se résoudre tendanciellement au physique pur : le squelette. Il ne faut jamais attaquer l'ennemi, mais sa stratégie. La domination spectaculaire commande au désir, sa constestation doit commander au dégoût.


La Jeune-Fille est une réalité aussi massive et friable que le Spectacle. Dans la Jeune-Fille, l'économie autonomisée atteint sa perfection et touche à sa limite. Son renversement s'annonce par des signes contraires. Comme toutes les formes transitoires, la Jeune-Fille est une oxymore. Elle est ainsi le premier cas d'ascétisme sans idéal, de pénitence matérialiste. Le désir du Bloom, et par conséquent de la Jeune-Fille, ne porte pas sur des hommes ou des choses, mais sur des essences. Lâchement dévoués aux volontés de la Jeune-Fille, nous avons appris à la mépriser en lui obéissant. La présente misère sexuelle ne ressemble en rien à celle du passé, car ce sont désormais des hommes sans désirs qui souffrent de ne pas pouvoir les assouvir.

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L'épuisant désir de ces choses

Au cours de son développement métastatique, la séduction a perdu en intensité ce qu'elle gagnait en extension. Jamais le discours amoureux n'a été aussi pauvre qu'au moment où tout le monde s'est mis en devoir de l'entonner, et de le commenter. La Jeune-Fille n'a pas le visage d'une morte, comme on pourrait se laisser aller à le croire à la lecture des journaux féminins, mais de la mort elle-même. Chacun cherche à se vendre, nul n'y parvient de façon convaincante. Contrairement à ce qui pourrait sembler au premier coup d'oeil. le violeur n'est pas aux prises avec une femme, ou un homme, mais avec la sexualité elle-même, en tant qu'instance de répression. Les charmes que nous ne trouvons plus à la Jeune-Fille donnent la mesure exacte de ce que nous parvenons déjà à mépriser en elle. La question n'est pas l'émancipation de la Jeune-Fille, mais bien l'émancipation par rapport à la Jeune-Fille. «Mais il me fallait ôter le nimbe dont l'homme cherche à auréoler cette autre figure féminine qu'est la jeune fille apparemment immatérielle et dépouillée de toute sensualité, en faisant voir qu'elle est précisément le type même de la mère, et que la virginité lui est par définition aussi étrangère qu'à la courtisane. , Et aussi bien, l'analyse montre qu'à l'amour maternel lui-même n'est attaché aucun mérite moral»(Otto Weininger, Sexe et caractère) Rarement une époque ne fut si violemment agitée de désirs, mais rarement aussi le désit ne fut si vide. La Jeune-Fille fait songer à la monumentalité des architectures platoniciennes dont ce temps s'est couvert, et qui ne donnent qu'une idée bien passagère de l'éternité, puisque déjà elles se fissurent. Il arrive aussi qu'elle fasse penser à autre chose, mais c'est alors invariablement à un taudis. «Je pouvais détruire le modernisme de la lycéenne en lui introduisant des éléments étrangers, hétérogènes, en la mélangeant avec n'importe quoi.» (Gombrowicz, Ferdydurke) Sous l'apparent désordre des désirs de Caserne-Babylone règne souvterainement l'ordre de l'intérêt. Mais l'ordre de l'intérêt lui-même n'est qu'une réalité seconde qui n'a pas sa raison en elle-même, mais dans le désir du désir qui se trouve au fondement de toute vie humaine. Les mutations au sein de la figure de la Jeune-Fille suivent de façon symétrique toutes les évolutions du mode de production capitaliste. Ainsi, nous sommes peu à peu passés, dans les trente dernières années, d'une séduction de type fordiste, avec ses lieux et ses moments désignés, sa forme couple statique et protobourgeoise à une séduction de type postfordiste, diffuse, flexible, précaire et déritualisée, qui a étendu l'usine à couple à la totalité du corps et de l'espace-temps social. A ce stade particulièrement avancé de la Mobilisation Totale, chacun est appelé à entretenir sa «force de séduction», qui s'est substituée à la «force de travail», de telle façon qu'il puisse être à tout instant licencié, et à tout instant réembauché sur le marché sexuel. La Jeune-Fille mortifie son corps pour se venger du Biopouvoir et des violences symboliques aux quelles le Spectacle le soumet. Les troubles qu'elle présente révèlent enfin, sous son aspect passé d'inébranlable positivité, la jouissance sexuelle comme la plus métaphysique des jouissances physiques. Son objet n'a jamais été un contact de muqueuses, mais un symbole: celui de l'ouverture sans ombre de la personnalité de l'autre, rendue impossible par la transparence

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insubstantielle de toute personnalité. La Jeune-Fille est entièrement construite, c'est pourquoi elle peut être entièrement détruite. A mesure que s'éteint toute extériorité, la Jeune-Fille se fissure et s'écroule. La Jeune-Fille cherche l'innocence dans l'ignorance et l'angélisme dans l'infantilisme. Mais rien n'y fait: la Jeune-Fille est la plus coupable. C'est dans la souffrance seulement, qu'elle est humaine, la Jeune-Fille.


Le cadavre a pris la place de la poupée comme modèle de la Jeune-Fille. Dépassé, le modèle de la poupée est devenu objet de bathmologie. La théorie de la Jeune-Fille participe de la formation d'un regard qui sache haïr le Spectacle partout où il se cache, c'est-à-dire partout où il s'expose. Qui, hors des derniers nigauds, peut encore sérieusement s'émouvoir devant «la ruse, l'astuce avec laquelle il sait s'insinuer dans le coeur de la Jeune-Fille, l'empire qu'il sait prendre sur-elle, bref, le caractère fascinant, calculé et méthodique de la séduction»(Kierkegard) ? La Jeune-Fille et l'humanité substantielle n'ont rien à se communiquer, ce sont là deux espèces imperméables l'une à l'autre. Tout le temps consacré à l' «amour» de la Jeune-Fille est perdu. Partout où la marchandise est mal-aimée, la Jeune-Fille l'est aussi. La Jeune-Fille rêve d'un corps qui serait une pure transparence aux lumières du Spectacle. En tout, elle souhaiterait n'être rien de plus que l'idée que l'on a d'elle. La diffusion du rapport de séduction dans l'ensemble des activités sociales signe aussi la mort de ce qui restait en elle de vivant. La généralisation de la simulation est aussi ce qui la rend de plus en plus manifestement impossible. C'est alors le moment du plus grand malheur où les rues se remplissent de séducteurs en deuil de toute séduction, d'hommes pleins de désirs qui n'en peuvent rien faire. La poursuite du bonheur résume, comme son effet mais aussi comme sa cause, le malheur de la Jeune-Fille. La frénésie d'apparence de la Jeune-Fille manifeste une soif d'être qui ne trouve nulle part à s'épancher. Un épuisement total du désir signifierait la fin de la société marchande, comme au reste de toute société. Le paysage d'un eros ravagé «En thèse générale, les progrès sociaux et les changements de périodes s'opèrent en raison des progrès des femmes vers la liberté.»(Fourier) La frénésie érotique de ce temps s'échauffe aux humeurs putrides du désir agonisant. Pour comble, ce . sont les mêmes sorcières qui l'ont rué, et qui dansent son sabbat. Dans le Spectacle, en se faisant le cheval de Troie d'une domination planétaire, le désir s'est dépouillé de tout ce qui le flanquait de domestique, de calfeutré, de privé. Le préalable à la redéfinition totalitaire du désirable fut en effet son autonomisation de tout objet réel, de tout contenu particulier. En apprenant à se porter sur des essences, il est devenu à son insu un désir absolu, un désir d'absolu que rien de terrestre ne peut plus assouvir. Cet inassouvissement est le levier central de la consommation, comme de sa subversion. En même temps qu'elle a sexualisé la totalité de la vie, la Jeune-Fille a donné vie à la sexualité, dont elle a aussi dévoilé le visage de mort. La fin du Spectacle sera la fin de la Jeune-Fille.

L' occurence quotidienne de la Jeune-Fille cesse ici d'aller de soi. 124

[photo] La Jeune-Fille est présentement le plus luxueux des biens qui circulent sur le marché des denrées périssables, la marchandise-phare de la cinquième révolution industrielle qui sert à vendre toutes les autres, de la brosse à dent à la centrale nucléaire, le rêve monstrueux et bien réel du plus intrépide, du plus fantasque des commerçants: la marchandise autonome, qui marche, parle et fait taire, la chose enfin vivante, qui ne saisit plus le vif, mais le digère. Trois millénaires du labeur inlassable de milliards d'existences de boutiquiers replets, génération suivant génération, trouvent leur couronnement génial dans la Jeune-Fille: car elle est la marchandise qu'il est interdit de brûler, le stock qui s'engendre lui-même, la propriété inaliénable et incessible pour laquelle il faut cependant payer, la vertu qui sans arrêt se monnaye, elle est la catin qui exige le respect, la mort se mouvant en elle-même, elle est la loi et la police tout ensemble ... Qui n'a, par éclair, entrevu dans sa beauté définitive et funèbre le sex-appeal de l'inorganique?

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La théologie en 1999 REPASSAGE À LA MAIN

"IL FAUT SAVOIR RESTER IMPECCABLE EN TOUTES CIRCONSTANCES" Christophe MALAVOY. COMEDIEN


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Hommes machines, mode d'emplois 1, La maladie est un langage 2, Le corps est une représentation 3. La médecine est une pratique politique Bryan S. Turner, The body and the society

De sujets à patients Sous les gravats des démocraties faisandées duXXème siècle et de leur subversion avortée, nous voyons à présent surgir une nouvelle forme de domination, un rapport de complicité inédit et pervers entre dominants et dominés: le biopouvoir. Ce pouvoir touche en nous à ce qu'il ya de plus exposé en même temps que de plus caché, la vie nue, qu'a produite une formation sociale où tout ce qui excède le domaine abstrait de «l'économie» ne participe de rien. Le Bloom est le nom de cette vie sans défense, sans valeur, sans forme, eT pour tout dire, en deçà de L'humain . Ce qui se joue ici n'est pas indigne de notre attention: il y va d'un tel ravage du sujet occidental que c'est le politique même qui a été rendu radicalement impossible, dans sa forme classique. La vacance de ce sujet, qui avait habité tant la philosophie que les sciences et le politique, a laissé une place béante que le Bloom est. Avec lui, c'est à une vie humaine amoindrie, à une créature incapable de désir, de volonté et d'autonomie que nous avons affaire. Le politique ne peut qu'être tragiquement dénié à une telle créature, dont le destin est celui d'une attente sans fin ni objet. Finalement, cette société ressemble à un hôpital où chaque malade serait possédé du désir de changer de lit. La domination ne nous demande plus guère que d'être patients, dans le double sens du terme: nous devrions supporter et subir passivement son désastre sans jamais en exiger réparation, et en même temps tolérer d'être dépendants d'elle, non comme on pourrait dépendre d'un père ou d'un employeur rapports qui ménagent toujours la possibilité d'une émancipation -, mais comme un patient dépend de son médecin, c'est-à-dire dans un rapport dont l'interruption provoque la mort du patient lui-même. Patior, en latin, signifie généralement souffrir, mais de la même racine dérive aussi passion. Or la passion, en ce qu'elle implique un rapport actif à la vie, s'oppose à la patience comme à son contraire. C'est précisément ce rapport actif que la domination a peu à peu fait disparaître, pour le «bien» des sujets, c'est-à-dire pour qu'ils fassent de bon sujets dépendants d'elle pour survivre, en une sorte d'acharnement thérapeutique à l'échelle mondiale. Et tandis que les corps humains envahissent la planète en une prolifération sans précédent, garantie par les «progrès» de la médecine, l'esprit finit de quitter ces corps dépassionnés, rendus étrangers à soi et à l'autre, tandis que la réalité s'aplatit en une trame contingente, où tout parle de tout sauf de nous et de notre destin. Pourquoi le Viagra? Que dire de plus sur cette nouvelle frontière de l'aberration que l'humanité vient de franchir? Ce qui a été dit sur le Viagra a jeté une lumière pudique sur son histoire et parfois, entre statistiques et mots d'esprit, y affleura la réalité présente; bien que l'on ne se risquât jamais au delà. Nulle tentative de révéler les raisons profondes de son apparition: sur ce que le capitalisme avancé a fait de la vie humaine et sur la forme qu'elle doit prendre pour se maintenir, l'omerta fut effective. Que L'humanité à venir soit affligée d'impuissance - ou croie L'être, ce qui revient au même -, ou que ce soient nos contemporains, les gens que nous croisons dans l'escalier ou au supermarché, telle n'est pas la question Il ne nous incombe pas davantage de nous demander si l'impuissance qui frappe la population masculine des pays industrialisés correspond à une ruse schopenhaurienne de l'espèce pour provoquer l'extinction de cette part d'elle-même qui s'est enfoncée le plus profondément dans l'abjection et le malheur. L'important n'est pas tant la mutation anthropologique qu'opère le Viagra, que le terrain préexistant à son apparition, depuis longtemps colonisé par les formes les plus insidieuses de l'oppression. Le Viagra n'est pas le résultat d'une recherche scientifique pressée par des manifestations


publiques en faveur du sexe-enfin-accessible-à-tous, et il serait erroné d'analyser son his-

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toire depuis «la base», du point de vue de ses usagers. En effet les consommateurs du Viagra ne sont pas de vrais consommateurs, ou mieux, ils le sont dans la mesure où ils achètent l'effet, la conséquence de la marchandise, non la marchandise elle-même; mais cet effet, pour la première fois, n'est ni une sensation privée à consommer plus ou moins collectivement, ni la condition préliminaire à de nouvelles relations (une belle voiture, des vacances où rencontrer d'éventuels partenaires sexuels, etc). La dématérialisation de la pornographie et de la prostitution, leur devenir-métaphysique, les avait déjà fait entrer dans nos téléphones à travers les lignes érotiques, mais pas encore se glisser entre nos draps. Avec le Viagra, les hommes achètent la modalité de la relation et sa condition de réalisation; leur seul domaine de choix -le partenaire, l'autre - rentre automatiquement dans l'ombre, car ils n'ont en vérité rien acheté d'autre que l'interchangeabilité humaine potentielle.

Viagra, biopolitique et plaisir de savoir La biopolitique, ainsi que l'a définie Foucault, est le «Pouvoir de faire vivre et laisser mourir» et s'applique non seulement à chacun en particulier, mais aussi au corps multiple et polycéphale de la population, installant des «mécanismes de sécurité concernant tout ce qu'il y a d'aléatoire dans chaque population d'êtres vivants» afin d'«optimiser un état de vie», de «prendre en gestion la vie» (M. Foucault, il faut défendre la société). Notre sexualité, avant de nous apparaître insuffisante ou pathologique, avait déjà été médicalisée, non seulement dans ses aspects déviants, mais en tant que telle, «comme si elle était une zone de fragilité pathologique particulière dans l'existence humaine» (Foucault). C'est nous-mêmes qui adoptons le style pharmaceutique, qui introjectons la norme médicale et l'appliquons à tout ce qui est humain. Nous sommes définitivement mobilisés comme «fonds», surtout dans nos activités ludiques et érotiques où sinon nous risquerions de rencontrer l'image décolorée de nous-mêmes et de notre liberté perdue depuis toujours. C'est justement là que la domination installe ses miroirs déformants. Et tout ce qui parle vraiment de nous, notre chair et nos sentiments, nos désirs et nos douleurs, tout ce qui en nous est passion et non passivité, nous est étranger comme un emploi que nous n'avons pas choisi: «Si le pouvoir concerne les corps, ce n'est pas parce qu'il a d'abord été intériorisé dans la conscience des gens Il y a un réseau de bio-pouvoir, de somato-pouvoir qui est lui même un réseau à partir duquel naît la sexualité comme phénomène historique et culturel à l'intérieur duquel en même temps nous nous reconnaissons et nous nous perdons.» (M. Foucault, Les rapports de pouvoir passent à l'intérieur des corps) «Une bonne érection commence par le relâchement du muscle érectile qui constitue la hampe du pénis. Ce relâchement facilite la dilatation des artères, donc l'afflux sanguin dans le corps caverneux, ce qui permet au membre de se raidir. C'est là qu'intervient le Viagra .» (Cosmopolitan, juillet 1995 ) Bien que n'ayant pas souvenir d'une telle crudité, même dans nos livres de sciences naturelles du collège, nous ne devons pas nous étonner de la trouver dans les quotidiens et les hebdomadaires, avec son aspect dérangeant, unheimlich, tout à la fois étranger et familier. À notre époque, l'ars erotica est devenue une scientia sexualis qui pour comprendre a besoin de classifier: une érection en soi peut être «bonne» ou «moins bonne», et ce qui en mesurera la valeur sera la «quantité de jouissance» qu'on en pourra retirer. Des siècles d'aliénation nous séparent de la simple sagesse de Rufus d'Ephèse, qui notait dans son traité de médecine: "Le mieux pour l'homme est de s'adonner aux rapports sexuels quand il est talonné à la fois par le désir de l'âme et par les exigences du corps .» Voici venu le temps de la «pharmacologie cosmétique» (Le Monde, 4 septembre ]998 ), où les médicaments raffermissent les tissus, stoppent la calvitie, rendent svelte, effacent les stigmates du temps. «Certes, affirme Richard Friedman, directeur de la clinique de psychopharmacologie à l'hôpital de New York, la limite n'est pas évidente: si vous êtes impuissant ou chauve et que ça devient une obsession, ce qui n'est qu'un simple symptôme peut se transformer en maladie»; et Marian Dunn, directrice du centre d'études de sexualité humaine à l'université d'État de New York, d'ajouter: «l'impuissance devient vite un


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vicieux. C'est un facteur de dépression qui peur avoir des conséquences graves sur le comportement et sur le travail» (Le Monde, 14 octobre 1998). Les êtres humains à venir doivent être fonctionnels, et fonctionner en tous leurs aspects, même si parfois ils font de la résistance à la pénétration massive du contrôle dans la vie privée, comme dans le cas de ces financiers de Wall Street, si réticents à prendre un prospectus que les publicitaires ont dû recourir à des hommes-sandwichs arborant sur des panneaux l'inscription «Êtes-vous candidats au Viagra?», suivie d'un numéro de téléphone, ce qui a immédiatement entraîné la prescription de centaines d'ordonnances par mois (Ibid.). Second dans les ventes après le Prozac, le Viagra, sur le nom duquel ont déjà fleuri plusieurs légendes (il résulterait de l'accouplement de «viril» et de «Niagara» ou proviendrait de l'espagnol Vieja agradecida, «la vieille reconnaissante»), aurait été baptisé ainsi pour sa connotation «vigoureuse et passe-partout, ni masculine ni féminine, internationale et pas exclusivement médical»(Ibid.) . À lui seul, il vient d'écrire un nouvel et affligeant chapitre de l'histoire de la sexualité dans la civilisation occidentale, où quarante-cinq millions de couples déplorent «l'impossibilité d'une vie sexuelle normale». Pour reprendre l'expression de Michel Foucault, c'est notre insatiable «volonté de savoir» qui nous ouvre les portes de ces pitoyables chambres à coucher, et aussi de toutes les autres où la «normalité» règne.- et comment! - sous le chiffre de deux rapports sexuels par semaine, que «par bonheur» 41% des couples parviennent à consommer. Ces chiffres, en vérité, ne se bornent à satisfaire la curiosité morbide des lecteurs de journaux ou à servir de révélateur d'un contrôle social généralisé des moeurs, mais sont au service d'une nouvelle entreprise d'inquisition de la misère humaine. Les assurances médicales américaines (1), qui contribuent au remboursement des médicaments couverts, se sont volontiers rangées du côté de l'Église et collaborent avec des urologues et des médecins généralistes à soumettre à la question qui se déclare impuissant. Elles se sont ainsi empressées de prescrire des contrôles et des vérifications minutieuses, exigeant de savoir quand et combien de fois le trouble est apparu, s'il s'est manifesté avant ou après la mise sur le marché du médicament, pour ensuite, sur la base d'une norme moyenne estimée à huit fois par mois, restituer aux malheureux un «plaisir en pilules» artificiel et rationné. Mais, malgré leurs interrogatoires, les médecins ne parviennent pas à établir avec certitude qui ment et qui dit la vérité, d'autant que «pour Pfizer les exigences sont contradictoires: l'intérêt du laboratoire est à la fois de déborder, pour des raisons commerciales, la seule clientèle des malades «sérieux», et de maintenir officiellement une ligne strictement médicale pour convaincre les diverses compagnies d'assurance maladie de procéder au remboursement» (Le Monde, 14 octobre 1998). En outre, les riches veulent bien payer pour les maladies des pauvres, mais certes pas pour leur plaisir; la structure sociale n'est pas encore prête à redistribuer les nouvelles charges liées à la gestion des douleurs et des loisirs, comme l'exige en fait la domination. Ainsi, certaines compagnies privées d'assurance maladie refusent le remboursement, et la puissante association américaine des retraités, l'AARP, s'indigne que le gouvernement général ait demandé aux États de couvrir le remboursement du Viagra aux plus pauvres à travers le régime public d'assurance-maladie. Et pourtant l' État américain doit «dans ce nouveau système de confusion des sphères privée et publique où les affaires de sexe deviennent affaires d'État» (Ibid.) engager de nouveaux investissements pour ses patients, surtout pour ceux qui ont été le plus soumis à sa discipline, dont les corps ont été rendus le plus efficacement dociles et prêts à l'obéissance. Cinquante millions de dollars ont ainsi été débloqués pour réérotiser à coups de Viagra les corps de troupe des États-Unis ainsi que les militaires en retraite. Étranges choses que ces interviews que nous lisons dans les journaux, où il nous est donné de connaître l'âge, le métier, l'état-civil et le nombre d'enfants de simples quidams nommés Marius ou Patrick, puis d'être soudain clandestinement introduits dans leurs misères les plus intimes. Nous ne connaissons pas leurs maisons, non plus que la couleur de leurs yeux ou le visage de leur femme, mais nous savons tout de leurs habitudes sexuelles, de leurs troubles et de leurs pathologies; nous savons si un urologue les a pris ou non au sérieux, nous apprenons les frustrations résultant de leurs pénétrations manquées. On croirait regarder de ces photos pornographiques où l'on peut distinguer le moindre détail du pénis ou du vagin des personnages représentés, mais dont un ironique rectangle noir nous dissimule les regards, nous occulte la vision de leur être propre, et interdit ainsi l'irruption de tout ce qui transcende douloureusement le physique. Nous nous trouvons ici dans le domaine indistinct où l'intimité et


l'étrangeté se débordent l'une l'autre, en une confusion où le Bloom promène une existence mutilée entre équivoque et curiosité. «On dit souvent que nous n'avons pas été capables d'imaginer des plaisirs nouveaux. Nous avons au moins inventé un plaisir autre: le plaisir ne la vérité du plaisir, le plaisir ne la savoir, de l'exposer, de la découvrir, de se fasciner de la voir, de la dire, de captiver et capturer les autres par elle, de la confier dans le secret, de la débusquer par la ruse; le plaisir spécifique au discours vrai sur le plaisir.» (M. Foucault La Volonté de Savoir). Naturellement, les victimes de cette guerre chimique declarée à l'inéfficience sexuelle, de cette croisade pour le sexe à tout prix, ne se sont pas faites attendre: la Food and Drug Administration décompte le 26 août 1998, soixante-neuf «morts du Viagra»; tous, entre quarante-huit et quatre-vingts ans, souffraient d'affections cardio-vasculaires, prenaient régulièrement un ou plusieurs médicaments et, pouvons-nous ajouter, prétendaient en outre à «une vie sexuelle normale».

129 Tiqqun Dans son discours que nous ne savons pas écouter, notre corps, définitivement séparé de nous, ne nous renvoie que notre insupportable absence à nous-mêmes. Chaque «dysfonctionnement» représente un manque d'efficacité qui doit être corrigé, chaque somatisation n'est qu'un obstacle gênant à lever. La maladie est un cas particulier du mauvais fonctionnement de ce système de communication qu'est devenu notre organisme, un processus de méconnaissance ou de transgression des limites de l'appareil stratégique que constitue le soi. Nous ne pouvons nous concevoir comme un «organisme» dont la somme des parties n'égalerait jamais le tout. La médecine moderne orthodoxe nous explique que tout symptôme connaît son traitement propre, qu'il n'est pas indispensable de rechercher la cause d'un trouble parce que notre maladie est désormais privée de sens et de racines, à l'image du Bloom qui en souffre; il suffit donc d'apprendre par cœur, telle une litanie profane, la liste des effets secondaires et, si nous oublions de rendre hommage au biopouvoir qui nous domine de sa présence inquiétante dans nos soins quotidiens, nous recevons la mort comme ces diabétiques qui espéraient parvenir à faire l'amour. Texte synthétique dont nous ne savons pas déchiffrer les caractères, notre corps doit s'offrir docilement à l'herméneutique des «spécialistes»: nous ne sommes pas appelés à le lire, mais seulement à le réécrire. Le danger que tend à conjurer ce dispositif articulé d'expropriation est que, tout ce que notre cerveau d'esclave parvient à tolérer, notre corps, insuffisamment docile, le rejette, parce qu'en lui quelque ancestral résidu de l'instinct de rébellion se cache encore; mais où, voilà ce que les conquistadores de l'industrie pharmaceutique auront tôt fait de découvrir.

Du désir indifférent Notre époque où se superposent une surabondance d'images et la coexistence de plusieurs ordres symboliques a pu être définie comme néo-baroque. Mais cette apparente prolifération d'occasions offertes au déploiement du désir n'est que le masque de sa possible agonie. Le désir s'est fait indifférent, dans le double sens où il peut désirer un objet privé de marques de spécificité, non particulier - l'être quelconque de la Jeune-Fille si frappant dans les dernières générations, qui parviennent toujours plus à s'y conformer -, ou simplement rester insensible et négligent, c'est-à-dire cesser de répondre à des sollicitations perpétuelles, mais privées d'intensité propre. Pour tous ces gens, êtres humains perdus tant pour leurs corps que pour leurs désirs, il n'est pas encore de remèdes, et les médecins leur déconseillent de prendre du Viagra pour éviter des déceptions: «il ne s'agit pas d'un aphrodisiaque», ne se lassent-ils pas de répéter. Il n'existe pas de remède mécanique à la chute du désir chez l'être humain à une époque où «l'opacité des différences sexuelles a été démentie par le corps transsexuel, l'étrangeté incommunicable de la physis singulière abolie par sa médiatisation spectaculaire, la mortalité du corps organique mise en doute par la promiscuité avec le corps sans organes de la marchandise.» (G. Agamben, La communauté qui vient). Le désir indifférent, maintenu entre les pôles de l'anorexie et de la boulimie sexuelle, n'est plus tenu d'affirmer son existence contradictoire: la chimie en a jugulé toutes les faiblesses, la presse l'a estampillé comme pathologique. l'industrie pharmaceutique en a fixé les nouveaux paramètres. Ou bander sur commande ou disparaître.

Nous pouvons faire remonter l'apparition du désir indifférent à la date de naissance de Don Juan, en


plein triomphe du baroque et de son obsession des machines. Là, d'étonnants dispositifs sont mis en branle; poulies et chariots animent ce qui n'avait pas d'âme; la prodigieuse exhibition du monstrum met en scène le sacré et convertit à la foi. C'est l'époque où dans les villes le sacré se mêle au profane en une contiguïté souvent physique, et où entre dans la légende un moine napolitain qui, voyant partir les foules vers une représentation de la commedia dell'arte dont le protagoniste était le personnage comique Polichinelle, se mit à brandir le crucifix sur la scène sacrée en s'écriant: «Venez voir: le voilà le vrai Polichinelle», phrase qui n'était pas aussi gratuite qu'on pourrait le croire puisqu'aussi bien Polichinelle, symbole du corps vil et du comique trivial par excellence, était en réalité un familier de la mort, un psychopompe, un de ces démons qui escortent les âmes. Ce baroque, à la différence du nôtre, était un spectacle qui rendait la mort partout présente, qui l'exorcisait par son exhibition même, au lieu de toujours la reléguer dans l'impensé. C'est au sein de ce perpétuel memento mori que naît Don Juan, sous la plume d'un moine espagnol attaché à démontrer que le désir mécanique, éternellement inquiet, indifférent («Che sia brutta, che sia bella, purché porti la gonnella voi sapete quel che fa» (2)) n'est pas un péché contre la communauté des vivants, mais contre celle des morts, contre la transcendance. Don Juan, en réalité, ne désire rien d'autre que la mort. Ses provocations continuelles à faire comme si la mort n'existait pas, sa dérisoire invitation à dîner lancée à un spectre ne témoignent que de la nature mécanique de son mouvement dans le monde

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des vivants. Sans transcendance, il n'y a pas de séduction. Don Juan n'est pas libre, mais esclave de l'unidimensionalité d'un temps qui est déjà oublieux de la mort, donc de l'amour. La mort abandonnera lentement la scène occidentale dans un mouvement de «disqualification progressive», «la grande ritualisation publique de la mort a disparu, ou en tout cas s'est effacée, depuis la fin du Xème siècle [ ... ] Au point que maintenant la mort - cessant d'être une de ces cérémonies éclatantes à laquelle les individus, la famille, le groupe, presque la société tout entière, participaient - est devenue au contraire ce qu'on cache. [ ... ] Et à la limite c'est moins le sexe que la mort qui est aujourd'hui l'objet du tabou.» (M. Foucault, Il faut défendre la société). Jadis passage du royaume terrestre au royaume céleste, l'acte de mourir devient irreprésentable dans le cadre du nouveau paradigme technologique du pouvoir, et sa disparition muette, sa ritualisation manquée, ouvrent la voie au désir indifférent, indifférent à la vie, donc à la mort. «Là où ne règne pas le pouvoir, ni l'initiative, ni l'initial d'une décision, le mourir est le vivre, la passivité de la vie, échappée à elle-même, confondue avec le désastre d'un temps sans présent et que nous supportons en attendant, attente d'un malheur non pas à venir mais toujours déjà survenu et ne pouvant se présenter: en ce sens, futur, passé sont voués à l'indifférence, puisque l'un et l'autre sont sans présent.» (M. Blanchot, L'Écriture du désastre). Dans sa négation implicite de la mort, le désir indifférent, en refusant le temps, refuse la vie. Son existence même ne peut que se greffer sur la tabula rasa des passions, la dégradation de l'être humain en machine-sans-âme. Au désir indifférent ne s'oppose pas le désir authentique, mais celui-ci a toujours déjà disparu lorsqu'apparaît celui-là; et cette disparition, dans ces conditions de production, ne saurait se traduire par l'ataraxie grecque, par la force de l'indifférence à la douleur, non plus que par la notion bouddhiste d'upata, ou non-attachement. Le désir authentique est dès lors uniquement remplaçable par le désir indifférent; lequel, incapable de dépassement, ne peut que se renverser dans son pôle boulimique donjuanesque, le désir mécanique. Le désir authentique ne naît pas de la privation, mais est ce qui prend racine dans l'essence profonde du Moi et existe comme aspiration, comme effort pour accroître sa propre puissance à être reconnu par autrui; et, à la différence du désir de la chose, est le désir humain par excellence. Désir actif, auxiliaire des passions, dont les métamorphoses sont celles de l'histoire. Ennemi du «privé» comme de la propriété, le désir authentique, le désir du désir, révèle la vérité secrète du désirant, ce qui le rend proprement humain. «Le désir (cupiditas), écrit Spinoza, est l'essence même de l'homme, en tant qu'elle est conçue comme déterminée, par une quelconque affection d'elle-même, à faire quelque chose» (Éthique, III), et c'est de son «essence» si nous voulons le dire en termes spinoziens, que l'homme se trouve exilé quand il habite l'indifférence du désir. Son Soi devient un appareil stratégique, et en tant que tel privé d' organicité, exposé au danger de devenir chose, d'être entièrement objectivé. Mais d'un Soi qui n'est plus qu' appareil stratégique, il ne peut naître que des hommes sans qualité, sans «affections du soi» des êtres quelconques qui ne rejoignent jamais l'autre état, mais restent confinés au vide de leur unidimensionalité -, masques sans visage dont nulle parole ne saurait dire leur absence à eux-mêmes - Bloom. «Les hommes détruits (détruits sans destruction) sont comme sans


apparence, invisibles même lorsqu'on les voit, et s'ils parlent, c'est par la voix des autres, une voix toujours autre qui en quelque sorte les accuse, les met en cause, les obligeant toujours à répondre d'un malheur silencieux qu'ils portent sans conscience» (M. Blanchot). Mais l'indifférence du désir - désormais restreinte à son pôle mécanique - qui contrôle à présent le devenir chose de l'homme et sa perte à soi, contient aussi les possibilités de son renversement, au nom d'une réappropriation qui passe nécessairement par le corps, la seule chose que le Soi est encore bien obligé d'habiter; aussi cette réappropriation advient-elle nécessariement à travers le langage, qui avant de dire quoi que ce soit, nous dit toujours en tant que corps, dans la mesure où le non-linguistique, l'immédiat est le présupposé du langage, car, comme l'explique Hegel. «l'élément parfait, où l'intériorité est aussi extérieure que l'extériorité est intérieure, c'est le langage» (Hegel, La Phénoménologie de l'esprit). C'est pourquoi «la singularité quelconque qui veut s'approprier son appartenance même, son être-dans-Ie-langage et qui rejette, dès lors, toute identité et toute condition d'appartenance, est le principal ennemi de l'Etat» (Giorgio Agarnbell).

De la réification Il y a bien un mode d'emploi des hommes-machines, mais celui-ci n'a lui-même rien de machinique. C'est au contraire la colonisation de l'humanité de l'homme qui a seule pu assurer à la domination marchande son maintien à l'état de machine. Mais les modalités de la production présente ne peuvent plus se satisfaire de tels esclaves, aussi menaçants que diminués. Il a donc fallu dissoudre la chaîne de montage, où la communauté ouvrière avait une fâcheuse tendance à demeurer palpable, et l'étendre de façon diffuse à la totalité du corps social, au risque de révéler le caractère métaphysique de tout esclavage, celui du corps comme de l'esprit. Notre temps a dû mettre l'âme au travail. Ame qui doit être suffisamment socialisée, c'est-à-dire avoir suffisamment de rapports sexuels, mais en même temps doit rester assez étrangère à elle-même pour ne pas désirer ce qui pourrait réellement la libérer, c'est-àdire un usage différent du corps. Dans cette perspective, c'est le contrôle de la communication entre l'interiorité humaine et le monde qui devient cen-

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tral, par les désirs, désirs de consommation, d'évasion, de réussite professionnelle, mais surtout désirs d'humanité, de rencontre avec autrui, qui ne soient pas pour autant pure connection. «Les particularités historiques de la version de la subjectivité moderne, cartésienne, ont été simplement remplacées par une nouvelle configuration post-moderne du détachement, une nouvelle idée d'incorporéité: un rêve d'ubiquité, ( ... ) mais quel type de corps est libre de changer à plaisir de forme et de place, peut devenir n'importe qui et voyager n'importe où?» (S. Bordo, Feminism-Postmodemism) «No body» , personne, et c'est ce que le désir indifférent désire de l'autre: sa personne, son masque. Le désir indifférent ne peut que se mettre en scène comme désir de personne. Un simple désir de l'enveloppe, une «libido vestimentaire», voilà ce qu'éprouvent les hommes qui se sentent chose-qui-sent. «Au lieu de la viscosité grouillante et trouble de la vie et de la mort, la sexualité neutre ouvre l'horizon intemporel de la chose» (M. Perniola, Il sex-appeal dell'inorganico). L'homme devenu chose considère ses sensations avec un curieux détachement: plus rien ne lui appartient excepté les choses mêmes, et c'est seulement les choses qu'il peut désirer, ou les autres dans la mesure ou ils sont eux-mêmes des choses. Perniola, qui a décidemment la vue courte, donne ici pour un horizon inéluctable une sexualité indolente entre choses. Dans sa tranquille foi en la fin de l'histoire, il veut tout de même croire que l'humanité à venir est appelée à se libérer de la hantise de la perfonnance, tout simplement en se libérant du désir de l'être humain, troqué à bon compte pour l'excitation rassurante et désoeuvrée des choses. Macabre perspective que celle d'un exode général hors de la vie vivante où des hommes chosifiés s'égareraient parmi les choses et les marchandises, n'étant plus l'un pour l'autre que l'objet d'un désir d'objet. «Si un vagin n'était qu'un vagin et non une allégorie du paysage terrestre, l'excitation ne pourrait être illimitée; et de même si le paysage terrestre ne renvoyait qu'à lui même, l'architecture ne serait que la construction et la représentation du territoire. On va du vagin au cosmos par un chemin qui va du même au même, parce que ni le vagin, ni le monde ni même notre corps ne sont plus des lieux habitables.» (Ibid.)


Du postféminisme Ce qu'est devenue la femme dans son rapport au désir masculin, c'est la réalisation terrestre d'un archétype de beauté stérile et d'autosuffisance. Chaque femme n'est plus qu'un être synthétique, manipulé par l'industrie pharmaceutique et cosmétique quand ce n'est pas celle de la chirurgie esthétique. Son modèle n'est autre que le corps synthétique publicitaire, ses conseillers en reformatage les journaux féminins, systèmes de production sémiotique

clos et autoréférentiels, paradoxalement imperméables à l'ingérence masculine. La chute de l'ordre patriarcal et le devenir-femme du monde trouvent partiellement leur explication dans le processus d'autonomisation du corps de la femme par rapport au désir masculin et au désir en général: plus le corps féminin est objet de reformatage et de remodelage, plus il perd la capacité sensible d'éprouver du plaisir et d'exprimer métaphysiquement la sensualité Il importe à la femme actuelle d'être désirable, non d'être désirée. A l'ordre patriarcal déchu ne s'est substitué aucun ordre si ce n'est un contradictoire impératif catégorique hédoniste qui marque la chair des stigmates de la douleur et de l'impuissance. Avec le Viagra c'est le rapport sexuel qui s'autonomise définitivement des sujets c'est l'industrie pharmaceutique qui copule avec elle-même, sous la forme d'une femme chimiquement modifiée par la pilule anticonceptionnelle et les substituts diététiques de repas. Le Viagra n'est pas réellement un médicament pour l'homme, parce que le problème n'est pas tant de comprendre à quelle inefficience masculine il remédie, qu'à quelle inquiétude féminine il met fin, si nous devons en croire Erica Jong (3) selon laquelle pour la femme «le dernier dilemme est de se trouver face à un pénis mou». Dans la polis grecque, la différence entre le foyer domestique et l'agora était implicite et fondatrice, parce qu'elle correspondait à la séparJtion entre le domaine de l'absence de liberté, de la violence qui s'exerçait sur les esclaves et les créatures non libres - femmes et enfants -, et le domaine de la libre discussion

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et de l'usage de la persuasion que les hommes-citoyens appliquaient entre pairs. Mais, comme l'écrit Hannah Arendt, «dans nos conceptions, la frontière s'efface parce que nous imaginons les peuples, les collectivités politiques comme des familles dont les affaires quotidiennes relèvent de la sollicitude d'une gigantesque administration ménagère. La réflexion scientifique qui correspond à cette évolution ne s'appelle plus science politique, mais «économie nationale», «économie sociale» ou «Volkswirtschaft», et il s'agit là d'une sorte de «ménage collectif»». Alors que la sortie du foyer domestique aurait pu se traduire pour la femme par une libération de l' oikou nomos, de la loi de la maison, nous voyons aujourd'hui, au contraire, cette loi s'étendre au fonctionnement entier de la société. On peut désormais parler d'une féminisation du monde dans la mesure où nous vivons dans une société d'esclaves sans maîtres. La femme n'a jamais été aussi loin de sa libération sexuelle, et donc corporelle, qu'à l'ère du Viagra. C'est dans l'exode de son propre corps que doit être recherchée la raison de la chute du désir masculin.

Quasi unum corpus Le corps féminin n'a jamais été si public et en même temps si désert que dans les années du post-féminisme: ce n'est plus qu'un emballage où chaque différence non codifiée par les langages publicitaires est une imperfection à gommer, où tout écart par rapport aux paramètres connus est un handicap eu égard à la norme du désirable. L'amère vérité du Spectacle semblerait nous révéler une évidence qui n'a pas su trouver le lieu de s'affirmer: ce n'est pas la beauté qui enflamme le désir; le désir est une entité métaphysique. Platon écrivait: «Éros n'est ni laid ni beau, ni jeune ni vieux»; en d'autres termes, il n'habite pas l'espace éphémère de la chair.


Aujourd'hui, les corps sont de tristes édifices habités et construits par la chimie. Les corps des Bloom sont des architectures inhabitables. L'effondrement d'un ordre symbolique, au lieu d'annoncer une période de libertés nouvelles, s'est résolu dans la décomposition du corps même de la société et conséquemment des corps des individus qui la composent. Comme nous l'expliquait déjà Tite-Live avec son Apologue des membres et de l'estomac de Menenius Agrippa, et comme l'a repris une vaste littérature tant au Moyen Age qu'à l'âge baroque, le lien entre le corps politique de la société et le corps personnel des sujets va bien au-delà d'une belle métaphore. Pour Saint Thomas, les hommes formaient quasi unum corpus, pour ainsi dire un seul corps, et toute l'antiquité insistera sur l'égale nécessité des membres au bien-être de l'organisme. Rufus ira jusqu'à dire que si l'esprit se perd en de vaines imaginations il faut «assujettir l'âme et la faire obéir au corps». En fait, «ce qui rend la société de masse si difficile à supporter n'est pas, principalement du moins, le nombre des gens», mais le fait que les individus soient comme plongés dans une séance de spiritisme où, par l'effet d'un prodige inexplicable, la table s'évanouirait et où tous se retrouveraient «assis, les uns en face des autres n'étant plus séparés, mais n'étant plus reliés non plus, par quoi que ce soit de tangible» (Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne), membres détachés du corps, organes sans corps exposés à une inévitable décomposition. Face à l'exigence économique que les corps survivent à la nécrose d'un bios politikos qui les abandonne, ce à quoi nous assistons est une reconstitution artificielle des limites des organismes, une délimitation de leur forme physique et de leurs aptitudes à la praxis. Le reformatage consiste en ceci: reproduire à l'intérieur d'une nouvelle forme domestiquée, privée de mémoire, des pulsions et des potentialités purement immanentes, presque complètement dépourvues d'épaisseur psychologique et métaphysique; faire des hommes des intelligenccs artificielles toujours plus prévisibles et de leurs corps des dispositifs toujours plus dociles.

Bijoux indiscrets et Shekhina Les mouvements féministes des années soixante-dix disaient que le «personnel est politique», c'est-à-dire qu'ils revendiquaient pour l'économie individuelle des désirs une place éloignée des réflecteurs du Spectacle; ils évoquaient un public qui ne fût pas publicitaire et qui produisît un sens différent de la normativité informant tout «privé» qui se croirait singulier. L'événement que constitue le Viagra prouve non seulement la faillite de ce projet, mais, ce qui en est la conséquence directe, que tout ce qui croissait à l'ombre de l'intimité des sentiments que se portaient les gens a été porté à la lumière impitoyable d'une confession médiatique générale. Ce que le Viagra a vaincu n'est pas tant l'impuissance, que le résidu de ce que Foucault appelait [a «latence essentielle» de la sexualité, c'est-à-dire ce que toute forme de domination tend à démasquer et qui n'est pas ce que le sujet voudrait cacher, mais ce qui reste caché à lui-même. La prétendue «libération sexuelle» s'est traduite, dans ses ultimes conséquences, par une libéralisation du sexe et de ses secrets, en un marché du désir autonomisé de son objet comme de son sujet; marché pour lequel le coït, nouvelle forme de l'équivalent général abstrait, doit avoir lieu, comme un commerce parmi tant d'autres, indépendamment des personnes qui s'y trouvent impliquées, des sentiments qu'elles éprouvent, de l'atmosphère et de l'humeur où elles se trouvent. L'érection mécanique, payable à vue au porteur, l'a emporté sur toute métaphysique de l'Éros.

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La scientia sexualis qui, à partir du XVIIIème siècle, se substitue à l'ars erotica, est un savoir construit et produit pour désamorcer le potentiel inquiétant que le sexe, en tant que manifestation physique du métaphysique, porte en soi: «le point de fragilité à travers lequel nous viennent les menaces du mal; le fragment de nuit que chacun porte en soi.» (Ibid) Si auparavant il suffisait, pour rendre inoffensive la sexualité, de la noyer dans une éloquente censure, tout le problème est aujourd'hui, pour la domination, de savoir comment la ressusciter, en un temps où elle se meurt, vidée de son sens occulte, exilée de la part maudite. Ce qui doit être évité, c'est que son silence soulève des questions, et que l'ombre de son absence apparaisse dans l'éclairage forcé de l'éternel midi de la société marchande.


Dans Les Bijoux indiscrets de Diderot, le génie Cucufa découvre au fond de sa poche, parmi des grains bénits, de petites pagodes en plomb et autres dragées moisies, un anneau d'argent qui, lorsqu'on en tourne le chaton, fait parler les organes génitaux qu'il rencontre. À notre époque, la domination, après avoir abandonné son ancienne logique d'injonction à l'inexistence, à la non-manifestation et au mutisme, a fait sienne la logique de l'anneau de Cucufa. Et ce qu'il en est du langage sexuel vaut pour le langage tout court: plus sûrs que le silence, où la pensée peut toujours se réfugier, sont les téléphones portables qui réalisent pleinement le royaume heideggerien du bavardage. L'objectif de cet impalpable marché des sensations - où rentrent de plein droit toutes les marchandises culturelles - est de pouvoir nous faire consommer des images et des mots à tout instant et en tout lieu de notre vie, pour en rompre la continuité et le sens, pour nous convaincre qu'elle n'a ni fin ni forme. Il est devenu évident que la marchandise et la consommation étaient dès le début essentiellement un mode de communication, maintenant que la consommation de signes a gagné la totalité de l'être humain. Les modes de production dits «postfordistes» ne se sont pas contentés d'adjoindre à l'expropriation de l'activité productive l'aliénation de la nature linguistique et communicative de l'homme, du logos avec lequel Héraclite identifiait, non par hasard, le Commun, ils ont surtout révélé, dans le mouvement même où ils dématérialisaient le travail, que cette expropriation s'est toujours effectuée sur le plan métaphysique. Certains kabbalistes rendent compte du divorce du sens et de la parole par le thème classique de l'«exil de la Shekhina». La Shekhina est la dernière des dix Sephiroth ou attributs de la divinité, celle qui exprime sa présence même, sa manifestation sur la Terre, la parole. Un récit talmudique rapporte que quatre rabbins furent admis au paradis: l'un d'eux brisa les rameaux de l'arbre des Séphiroth, geste qui symbolise dans la Kabbale le péché d'Adam séparant l'arbre de la Vie de celui de la Connaissance. Du fait de cette séparation, «l'univers tombe, Adam tombe, chaque chose est affectée, troublée [...] rien n'est resté où il devait être et comme il devrait être; rien par conséquent n'a été ensuite à sa propre place. Tout est en exil. La lumière spirituelle de la Shekhina fut entraînée dans l'obscurité du monde démoniaque du mal. Il en résulte le mélange du bien et du mal qui doivent se séparer quand l'élément de la lumière reprendra sa position première. C'est ainsi que vint à l'existence non le monde matériel dans lequel nous vivons, mais l'homme, en partie spirituel, en partie matériel.» (Gershom Scholem, Les grands courants de la mystique juive). La chair, dans la vision des Kabbalistes, est le vêtement de l'homme mystique, exilée de lui depuis le péché originel; avant cela, l'homme détenait une condition spirituelle plus élevée que celle de l'ange le plus élevé dans la hiérarchie céleste. Si Adam n'avait pas péché, le Tiqqun, la Réunification, se serait accompli; toute chose eût repris sa place et l'univers eût été sauvé. Et pourtant cette chute dans la confusion du bien et du mal, qui devaient rester séparés, et ce déchirement en des séparations artificielles de ce qui devait demeurer uni, ne nous condamnent pas à un exil définitif et à une irréversible impuissance. L'enfer où nous sommes tombés est notre errance, et le désert que nous traversons aujourd'hui, c'est l'histoire; en un certain sens, «non seulement nous sommes maîtres de notre destin, et au fond responsahles de la poursuite de l'exil, mais nous remplissons aussi une mission qui a des finalités plus lointaines.» (Ibid.). La faute du Bloom tient dans son incompréhension du chemin qu'il est en train d'accomplir, dans son absence de point de vue sur l'histoire qu'il vit, dans son ignorance de la place qu'il occupe parmi les hommes et les choses. La Kabbale dit que l'homme tombe dans l'isolement lorsqu'il veut se mettre à la place de Dieu, en d'autres termes lorsqu'il prétend que la liberté doit lui servir et que ce n'est pas à lui de servir la liberté. À mi-chemin entre transcendance et immanence, la Shekhina se tient à la fenêtre qui s'ouvre sur notre propre néant, sur notre propre liberté. Ce langage au moyen duquel l'homme mystique, l'homme qui était plus haut que les anges, rentre dans son vêtement terrestre, se réconcilie avec son corps, c'est un langage qui raconte l'individu, qui le fait se redécouvrir lui-même, qui l'ouvre à la reconnaissance des autres. Certes un tel langage est

134 Hommes-machines, mode d'emploi


différent pour chacun, mai il est compréhensible pour ceux qui suivent le même chemin, c'est-à-dire, .dès lors que chaque individu a une tâche particulière dans la lutte pour la réalisation du Tiqqun, selon le degré et l'état propre de son âme» (lbid). Marx disait en substance la même chose, mais avec plus de précision: «C'est seulement quand l'homme réel individuel a repris en soi le citoyen abstrait [ ... ] quand l'homme a reconnu et organisé ses forces propres en forces sociales et donc ne sépare plus de soi la force sociale sous la forme de la force politique, c'est alors seulement que s'achève l'émancipation humaine.- (Marx, La question juive). La Shekhina, si intime qu'elle soit avec la sphère céleste, se tient amoureusement auprès de tous les hommes, comme elle l'était auprès d'Israël partout où il était en exil; et de même, «lorsque deux hommes sont assis à interpréter les paroles de la Torah, la Shekhina se trouve parmi eux» (J.Abelson, The immanence of God in rabbinical Literature), puisqu'il n'y a pas de lieux où la Shekhina ne soit pas, où elle ne souffre pas la même douleur que l'homme, «pas même· dans le buisson ardent(Exode rabba sur Exode 2,5). «Lorsque l'hommme endure des souffrances, que dit le Shekhina? «Ma main me fait mal; ma tête me fait mal» » (G. Scholem) . Même si la Shekhina ne nous abandonne jamais, à cause de son exil, elle nous laisse constamment exposés au risque que «la parole - c'est-à-dire la non-latence et la révélation de quelque chose - se sépare de ce qu'elle révèle et acquière une consistance autonome. Dans celte condition d'exil, la Shekhina perd sa puissance positive et devient maléfique (les kabbalistes disent qu'elle «suce le lait du mal.» (G. Agamben). Mais quelque chose peut mettre fin à cet exil, et c'est la conscience que «la parole, dans son essence originelle, est un engagement auprès d'un tiers pour notre prochain: acte par excellence, institution de la société. La fonction originelle de la parole ne consiste pas à désigner un objet pour communiquer avec autrui, dans un jeu qui n'en tire pas à conséquence, mais à assumer pour quelqu'un une responsabilité auprès de quelqu'un. Parler, c'est engager les intérêts des hommes. La responsabilité serait l'essence du langage.» (E. Levinas, Quatre lectures talmudiques)

Biopolitique et monnaie virile En ces jours où une érection s'achète, se programme, et où l'emblème historique de la domination masculine devient quelque chose de reproductible in vitro, séparé de son aiguillon et de son sens, tous les obstacles à la prostitution universelle sont levés. Le sexe n'a plus seulement un marché, il est un marché; dernier fragment de nuit que nous portions en nous, il cède à la pure positivité du corps dénaturé et devenu quelconque de notre temps. Le «seuil de modernité biologique. d'une société se situe au moment où la vie nue devient l'enjeu des stratégies politiques, - à supposer toutefois qu'une vie séparée de sa forme soit encore une vie. «Durant des millénaires, l'homme est resté ce qu'il était pour Aristote: un animal vivant et en outre capable d'une existence politique; l'homme moderne est un animal dans la politique duquel est en question sa vie d'être vivant. (M. Foucault). Ce n'est plus la mort qui est l'instrument de domination, mais l'administration de ce qui est vivant dans un domaine de «valeur et d'utilité» domaine où le commerce est parfaitement immatériel, et dont la monnaie est la faculté de désir qui investit la totalité de la vie biologique et culturelle. Imaginons, écrit Klossowski, que «nous nous trouvions dans une époque industrielle où les producteurs ont les moyens d'exiger à titre de paiement des objets de sensation de la part des consommateurs. «Ces objets sont des êtres vivants. Selon cet exemple du troc, producteurs et consommateurs en viennent à constituer des collections de «personnes» destinée; prétendument au plaisir, à l'émotion, à la sensation. Comment la «personne» humaine peut-elle remplir la fonction de monnaie? Comment les producteurs, au lieu de «se payer» des femmes se feraient-ils payer «en femmes»? Comment les entrepreneurs, les industriels paieront-ils alors leurs ingénieurs, leurs ouvriers? «En femmes». Qui entretiendra cette monnaie vivante? D'autres femmes. Ce qui suppose l'inverse: des femmes exerçant un métier se feront payer «en garçons». Qui entretiendra, c'est-à-dire qui sustentera cette monnaie virile? Ceux qui disposeront de monnaie féminine» (P.Klossowsky, La monnaie vivante). La communauté qui vient «Autrement dit, la persécution qui m'ouvre à la plus longue patience et qui est en moi la passion anonyme, je ne dois pas seulement en répondre en m'en chargeant hors de mon consentement, mais je dois aussi y répondre par le refus, la résistance et le combat, revenant au savoir, au moi qui sait, et qui


sait qu'il est exposé .» (M. Blanchot) La communauté qui vient est une communauté qui se libérera grâce au corps et par conséquent grâce aux mots pour le parler. Alors que dans le modèle de production fordiste, le corps était condamné à la chaîne de montage par ses gestes répétitifs, et l'esprit restait «libre» d'en penser les formes d'émancipation, aujourd'hui, le travail étant dans les sociétés capitalistes avancées presque entièrement intellectuel, c'est le corps qui assiste, incrédule et oublié, à cette nouvelle exploitation. Oublié durant les heures de travail, mais constamment présent dans le temps libre sous forme d'obsession, le corps est la plus matérielle de nos déterminations en même temps que la carte de visite qui 135 Tiqqun permet d'accéder au marché du travail dématérialisé. Il est la personne, le masque qui doit être soigné dans le détail, pour qu'il ne puisse s'exprimer dans son langage, le langage de l'insoumission. Dans cet immense marché de la «désirabilité», c'est au désir abstrait et vide de la société marchande que nous devons nous en remettre si nous voulons nous «insérer socialement» et travailler. Ce nouveau marché ne constitue pas un espace que nous habiterions officiellement en tant que singularités, mais un paramètre général auquel nous devons nous conformer. Stuart Ewen cite une brochure commerciale exemplaire des années vingt qui faisait déjà la réclame pour des produits de beauté féminins: en couverture figurait un «nu impeccahlement net, poudré et maquillé, accompagné de la légende suivante: «Votre chef d'oeuvre: Vous même).» (Stuart Ewen, Consciences sous influenœ Publicité et genèse de la société de consommation) «La publicité, explique Ewen, avait emprunté à la psychologie sociale la notion de moi social et en avait fait une pièce essentielle de son arsenal. Ainsi chacun se définissait-il soi-même dans les termes fixés par le jugement des autres», ainsi «au milieu de sa cuisine-salle de machines, l'épouse moderne était censée passer son temps à se demander si son «moi», son corps, sa personnalité, étaient compétitifs sur le marché socio-sexuel qui définissait son poste de travail» (Ibid.) Ce qui arrivait à l'épouse à la veille de sortir du foyer et d'entrer à l'usine, arrive aujourd'hui à la société entière transformée en une «gigantesque administration domestique». Le corps de la femme est, comme en témoigne déjà le mythe de Pygmalion, le véhicule privilégié du biopouvoir. Poupée capable de désirer, c'est ainsi que la société la désirait et en accompagnait, complice, le devenir-chose-qui-sent. S'il est vrai que la frigidité féminine n'étonnait pas l' Occident, tacitement d'accord sur ce triste sous-entendu, l'impuissance masculine surprend toujours, parle une langue de souffrances jusqu'à présent inouïes. L'invention d'un remède pour obtenir un orgasme finalement simulé des deux côtés, n'arrêtera pas le discours du corps indocile, mais ne fera que le contraindre et le réprimer dans une activité forcée qui ne pourra tarder à chercher une voie propre pour se libérer. «La discipline est une anatomie politique du détail» qui «dissocie le pouvoir du corps; elle en fait, d'une part, une «aptitude» une «capacité» qu'elle cherche à augmenter, et elle inverse d'autre part l'énergie, la puissance qui pourrait en résulter, et elle en fait un rapport de sujétion stricte. Si l'exploitation économique sépare la force et le produit du travail, disons que la coercition disciplinaire établit dans le corps le lien contraignant entre une aptitude majorée et une domination accrue.» (M. Foucault, Surveiller et punir) Dans une société où les classes sociales ont été remplacées par d'une «petite bourgeoisie planétaire» (G. Agamhen) s'annonce une nouvelle forme de conscience. Le terrain de lutte qui se dessine est métaphysique au sens de son immanence au corps, et c'est parce qu'il est symbolique et immatériel qu'il libére le concret et le matériel. C'est le corps que la microphysique de la domination tient en échec à travers des techniques minutieuses, «petites astuces dotées d'un grand pouvoir de diffusion, dispositions subtiles, d'apparence innocente, mais profondément insinuantes, dispositifs qui obéissent à d'inavouables économies ou poursuivent des coercitions sans grandeur. (M. Foucault). C'est contre cette forme subtile d'expropriation que s'engageront les luttes à venir; la nouvelle libération de l'emprise de la microphysique sera métaphysique ou ne sera pas. NOTES 1, Une société ca1ifornienne, la Heahh Network, exige un rapport médical attestant les troubles de l'érection; la


Cigna Healtcare, groupe d'assurances auquel sont affiliés 15 millions d'Américains, réclame des documents qui non seulement décrivent le symptôme, mais en attestent l'apparition avant l'arrivée du Viagra sur le marché; la Kaiser Permanente demande une documentation clinique et de toute façon ne remboursera le Viagra qu'à 50% et non à 70% comme pour tous les autres médicaments. (L'Espresso, n. 19, année XLVI). 2. «qu'elle soit laide ou belle, du moment qu'elle porte jupon, vous savez ce qu'elle fait» Mozart-Da Ponte Don Giovanni 3 Auteur du roman bible de la révolution sexuelle féminine, La peur de voler.

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Les métaphysicens-critiques sous le «mouvement des chômeurs»

C'est une affaire entendue: il n'y a pas eu de «mouvement des chômeurs». La fortune que cette locution a immédiatement connue au sein d'un certain gauchisme spectaculaire, où elle fait déjà figure de référence historique, en témoigne suffisamment, attendu qu'il n'est rien que le Spectacle nomme et qui ait quelque chance d'en porter la contestation. Au reste, il faut en être à la phase terminale d'un trotskisme néphrétique, ou briguer quelque position dans la gestion concertée de la misère humaine, pour ne pas convenir que le concept même de «mouvement»., et a fortiori de «mouvement social», n'a d'autre contenu que l'opération qu'il permet: une mise en équivalence générale de toute les intentions sur la base du gigotage, et ce, conformément à l'occultation des fins que commande le nihilisme marchand. Qu'un quelconque grouillement humain à prétention critique reçoive le nom de «mouvement» doit à l'avenir être considéré comme une preuve irréfutable de son innocuité, c'est-à-dire, dans la présente configuration des hostilités, comme une manifestation d'intime connivence avec la domination. Il ne manquera certainement pas d'un gigoteur pour objecter à cela que ce n'est pas à un mouvement que nous avons ici affaire, mais au «mouvement des chômeurs», objet strictement déterminé, et pour ainsi dire, empirique. Mais le malheur, en l'espèce, c'est que le concept de , «chômeur» est tout aussi dénué de sens que celui de «mouvement», et que leur accouplement est, sauf miracle, peu doté en vertus génésiques. Qui consent au plus mince examen verra en effet que le concept de «chômeur» n'énonce pas un attribut particulier, mais au contraire une absence d'attribut, le fait de ne pas travailler, qu'il ne spécifie rien, rien du moins de positif, ou d'existant. Un individu ne peut être déterminé comme «ne travaillant pas.» qu'au sein d'une société où travailler, c'est-à-dire rentrer dans un certain type de rapports de domination, est la norme. Le concept de «chômeur. ne renvoie donc, en dernier ressort, à aucune réalité tangible et isolable; il exprime seulement l'obligation de travailler, et le fait que cette obligation s'exerce, dans la société marchande, au niveau individuel. L'innocente manoeuvre par laquelle un défaut de qualité se transforme en qualité particulière et la non-appartenance à une catégorie en une catégorie distincte n'est rien de neutre, elle est ce qui fonde tout l'exorbitant pouvoir de contrainte du monde de la marchandise autoritaire. Même dans le contexte d'une désintégration accélérée du salariat classique, la notion de «chômeur» demeure indubitablement une machine de guerre de premier plan dans l'arsenal de la domination; cependant, là, son usage s'inverse. D'arme offensive, elle se trouve mise en oeuvre comme dispositif défensif, elle sert désormais à prévenir l'irruption dans la Publicité marchande de l'alarmant gonflement de sa négation: le Bloom. Pour l'heure, la crise du travail, qui, à un certain point, était parvenu à se substituer en tant qu'ethos à tous les etbos singuliers, doit être entendue comme crise de la domination, qui ne contrôle qu'imparfaitement, avec ses moyens actuels, ce qui subsiste en dehors du travail, c'est-à-dire en dehors de son empire sur l'ap_______________________________________________________________________________ Le Père Noël indigné: «le mouvement des chômeurs est-une ordure!» «Plus profondément, en cette fin 1998, l'opinion qui, dans sa majorité, a vécu cette année comme une année de reprise, s'est montrée moins réceptive et ne s'est pas laissée détourner de la préparation des fêtes. Par ailleurs, l'effet nouveauté dont sont généralement friands les médias et dont a bénéficié le mouvement des chômeurs en 1997, est éventé. Les occupations d'Assedic ont d'autant plus fait figure de «remake» que le gouvernement a pris grand soin cette année de ne pas laisser ces actions s'installer» (Le Monde, 31 décembre 1998) 137 Tiqqun Une nouvelle race de salauds: les managers de la misère «Ce matin, on était plus de 30 000 à manifester. Je ne veux pas vous cirer les godasses, mais je vous trouve extraordinaires. Je suis fier de vous. Fier d'être le responsable du syndicat des pauvres.» (Charles Hoareau, leader


des comités de chômeurs CGT dans les Bouches-du-Rhône, cité par Libération,· le 4 décembre 1998) _____________________________________________________________ parence. Le «chômeur», le «précaire», le sans-ceci, le sans cela sont autant de masques que le Spectacle impose au Bloom quand celui-ci tente de forcer à visage découvert les portes de la Publicié. L'«exclu» y est ainsi inclus, précisément en tant qu'exclu. Mais la précipitation et la maladresse grandissantes avec lesquelles on barre à l'homme nu, à l'homme en tant qu'homme l'accès à l'être·reconnu indiquent avec certitude l'emplacement d'une lézarde au sein de l'apparence. Certes, la recette ordinaire qui consiste, pour préserver le régime de la séparation, à sociologiquer le métaphysique, à faire apparaître comme une fraction déterminée de la population ce qui est en fait la vérité de tous, rend encore d'appréciables services, mais en être dupe demande une faculté d'illusion dont nos contemporains semblent de moins en moins capables. Ainsi, à l'exception d'une inexorable poignée de salauds, le sentiment d'habiter sa propre vie comme les moineaux la gare Montparnasse, c'est-à-dire en intrus, en marginaux, en exilés, tend à se répandre parmi les hommes. Voilà donc ce que les forces de l'occultation avaient tout intérêt à dissimuler derrière l'inoffensif et bruyant «mouvement des chômeurs». Si le mouvement des chômeurs devait contre toute lumière être rapporté à une quelconque réalité, celle-ci ne resemblerait à rien de ce que l'on voudrait entendre par là -une aventure de contestation -. Car, avant de prendre son autonomie en tant que créature spectaculaire, celui-ci est né d'une et comme péripétie au sein de la domination, soit, en termes moins sibyllins, d'un conflit d'intérêts, et comme conflit d'intérêts entre pourritures syndicales, portant sur la gestion et l'accaparement des gigantesques masses d'argent qui circulent autour des allocations et de leur redistribution. Quant à Sa durée inattendue, elle doit être imputée à une autre concurrence, cette fois entre le syndicalisme classique en décomposition - mais il suffit de se pencher un peu sur les méthodes de la CGT-chômeurs ou de SUD pour se souvenir qu'en effet, «dans l'histoire comme dans la nature, la décomposition est le laboratoire de la vie»(Marx) - et les jeunes bureaucraties montantes des associations telles qu'AC!, Droits devant !, DAL, etc., qui s'offrent avec une bien suspecte spontanéité pour cautériser une à une, en spécialistes patentés, toutes les plaies nouvelles du désastre social, mais réclament en échange quelques miettes et un peu de reconnaissance. Il n'y eut dans tout ce vacarme, dans tout ce joyeux bordel, pas l'ombre d'une contradiction, et surtout pas dans le jeu de rôle faisandé qui a -opposé» le gouvernement au patronat au sujet des 35 heures, plagiat manifeste des éclats les plus burlesques du Comité des Forges, dans les années 20. Si donc le -mouvement des chômeurs» fut quelque chose, il fut cela, et rien d'autre. Pour qui sait le fanatisme que nos contemporains savent mettre dans la soumission, il ne fait pas de doute que la domination puisse s'en payer un tous les hivers, et peut-être même plusieurs à la fois. Il s'est pourtant passé, en marge d'une orchestration si artistement maîtrisée, la débordant même en plusieurs points, quelque chose. Quelque chose qui n'a pas plus commencé avec le «mouvement des chômeurs» qu'il n'a pris fin avec lui. Quelque chose qui exclut toute dénomination, et à quoi les métaphysiciens-critiques ont tous participé, à un titre ou à un autre. Plusieurs semaines durant, il s'est ainsi réuni dans les amphithéâtres de Jussieu une assemblée que rien ne saurait définir que le refus suspensif, mais plus probablement l'impossibilité, de se définir. Il n'y a pas lieu d'en dire plus. Il suffira au lecteur de savoir que ni les patientes discussions, ni les actions menées en commun, ni même l'hostilité partagée à l'égard de cette société, n'ont suffi à surmonter la séparation avec pour première conséquence l'impuissance à se délimiter, mais surtout, et cela est plus grave, à se désigner un ennemi. Il va de soi que les circonstances extérieures et l'isolement de l'assemblée, ne sont pas étrangères à ce fait, comme au reste notre échec à nous faire entendre -. Depuis lors, le problème de la constitution d'un sujet collectif est demeurée la seule question à laquelle nous ayons quelque mérite de nous être mesurés. Dépasser le Bloom, telle est la tâche. Toute la Métaphysique Critique tend vers ce but exclusif, et c'est à cette unique lumière qu'il est, en toute honnêteté, permis de nous lire. Notre perspective est purement pratique. Il n'est rien au monde que le spectacle de la paralysie à laquelle trente années de pensée famélique ont fini par mener l'activité critique, qui puisse rendre raison de nos recherches théoriques, et de leur nécessité. La question de la communauté, qui se pose dorénavant comme l'enjeu de la création libre d'un commun autonome, est la seule qui ouvre à la contestation sociale la sortie du nihilisme. Tant que celle-ci persistera à parler le langage de la domination, tant qu'elle ne se placera pas explicitement sur le terrain métaphysique, elle ne méritera guère que la curiosité que l'on peut légitimement éprouver devant cette forme insolite de fascination pour les causes perdues. Il faut partir de la péremption historique de la totalité des catégories marchandes, comme du monde qu'elles édifient «Il n'est pas indifférent que l'un tienne en oubli les concepts métaphysiques ou qu'obstinément on en prolonge l'usage sans les examiner» (Heidegger) - un texte intitulé Fragments d'un discours tbéorique à paraître dans le numéro 2 de Tiqqun sera consacré à un tel éclaircissement de la fonc138 Les métaphysiciens-critiques sous le mouvement des chômeurs tion stratégique des catégories métaphysiques en vigueur dans la gestion et l'organisation de la misère sociale -. Ainsi du concept de «travail», par exemple, qui n'est plus qu'une forme vide susceptible de contenir indifféremment, dans son abstraction définitive, n'importe quelle manifestation, et donc approprié à aucune - à preuve que les négristes puissent y faire rentrer l'allaitement d'un nouveau-né par sa mère (ils parlent alors poétiquement de «produire un enfant»., sans même avoir eu besoin de lire Swift), et que l'on s'escrime à toute force de lui substituer celui d'«emploi», voire d'«employabilité» -. L'élément d'autoproduction qu'avait pu receler la participation au


fonctionnement social s'étant totalement évaporé, le travail apparaît enfin pour ce qu'il est: un mode de dévoilement contingent, borné et confusionnel de l'activité humaine, une qualification fallacieuse de la pure servitude. Si le constat qu' «il n'y a plus de travail.» a quelque sens, ce n'est pas parce qu'il devient de plus en plus difficile de se faire exploiter, mais parce qu'il n'y a plus dorénavant que, d'un côté, de la négativité sans emploi, et de l'autre, des emplois sans négativité. De ce point de vue, la contestation qui se juge déjà suffisamment radicale pour pouvoir se borner à la critique du travail, que la domination a d'ailleurs d'elle-même largement entamée, est en retard d'une mutation du capitalisme. Il faut prendre pour point de départ, et c'est sur ce plan que nous nous donnerons quelque chance d'affronter l'adversaire, que le travail n'existe pas, hors du système de représentations de la domination, c'està-dire qu'il reste à inventer par la guerre un autre mode de dévoilement de la réalité, la véritable communauté. L'affaire n'est pas d'exterminer les dominants, ou d'épouser la cause des dominés du haut de sa chaire de sociologie au Collège de France, mais de détruire un monde où certains Bloom existent en tant que dominants et d'autres, le plus grand nombre, en tant que dominés. Pour le reste, il faut laisser les esclaves, qu'ils soient d'obédience trotztkiste, négriste ou bourdieusienne, se disputer l'épouvantail de leur servitude. L'échec de ce à quoi nous avons pris part désigne, négativement, une tâche à accomplir. Ceux-là seuls qui le comprennent comme tel peuvent hériter de cette dette infinie. C'est à l'attention des hommes qui ne se croient pas quittes du devoir de porter dans l'avenir la «tradition des opprimés» que nous reproduisons ici deux textes qui furent diffusés au cours de cette brève campagne d'agitation. Le premier exposait dès la deuxième semaine de notre engagement pratique une analyse que rien, par la suite, n'est venu contredire. Nous avons la faiblesse de croire qu'en dépit de formulations par endroits naïves et depuis lors dépassées par nous, il esquisse une position qui est en tous points demeurée la nôtre. Le second fut distribué aux employés de l'INSEE, le vendredi 13 mars, par les quarante camarades qui s'y étaient invités à l'heure du repas. Son intérêt réside dans le fait qu'il constitue la trace d'une attaque directe menée contre ceux qui façonnent la forme d'apparition de la totalité sociale aliénée. Nous tenons, pour un indice peu susceptible de procédure d'avoir été traités, en raison de son contenu, de «Pol Pot lepenistes» par un grand satrape du lieu. Il va sans dire que les facultés que nous avons engagées dans cette guerre n'ont fait que s'accroître de leur dépense. L'histoire de nos méfaits commence à peine. Il nous plairait de pouvoir jurer, avec Léon Bloy: «Désormais, il n'y aura plus de prières marmonnées au coin des rues, par des grelotteux affamés, sur votre passage. Il n'y aura plus de revendications ni de récriminations amères. C'est fini, tout cela. Nous allons devenir silencieux ... Vous garderez l'argent, le pain, le vin, les arbres et les fleurs. Vous garderez toutes les joies de la vie et l'inaltérable sérénité de vos consciences. Nous ne réclamerons plus rien, nous ne désirerons plus rien de toutes ces choses que nous avons désirées et réclamées en vain, pendant tant de siècles. Notre désespoir complet promulgue, dès maintenant, contre nous mêmes, la définitive prescription qui vous les adjuge. Seulement, défiez vous ! .. Nous gardons le feu, en vous suppliant de n'être pas trop surpris d'une fricassée prochaine. Vos palais et vos hôtels flamberont très bien, quand il nous plaira, car nous avons attentivement écouté les leçons de vos professeurs de chimie et nous avons inventé de petits engins qui vous émerveilleront.» (Le Désespéré) 139 Tiqqun

CONSIDERATIONS MARGINALES SUR LE MOUVEMENT PRESENT

Ces quelques remarques ont été primitivement notées à la hâte comme des réflexions personnelles sur un mauvais carnet. Un camarade ayant jugé qu'elles pouvaient être de quelque utilité au mouvement. je les transcris dans une hâte identique, qui doit en faire excuser les imperfections. Elles doivent être considérées comme des suggestions désordonnées lues par-dessus l'épaule d'un inconnu. 1. Il est rare qu'un mouvement soit populaire à proportion de sa radicalité, cela est vrai du nôtre. La sympathie qu'il emporte provisoirement tient à ce que, dans une société sans communauté, l'identité de chacun est exclusivement déterminée par sa fonction dans le procès de production, par son travail. Il suit de cela que, hors de ce travail qui est toute l'existence sociale de l'homme de ce temps, ce dernier n'est qu'un être sans identité, sans classe, un anonyme, une singularité quelconque, un chômeur. En tant que tel, le chômeur est donc la vérité de chaque travailleur hors du travaiL il figure son existence en tant qu'individu libre. Mais il fait aussi voir le


scandale d'une liberté vide, d'une liberté sans contenu: la liberté du chômeur est une liberté de ne rien faire, puisqu'en tant qu'individu tous les moyens de production lui sont refusés. C'est donc autour du chômeur que se noue la principale contradiction de l'organisation sociale présente: son maintien exige, dans un même mouvement, l'exclusion de chacun de la maîtrise de sa propre activité, de la participation à sa propre vie et la mobilisation totale de son énergie sous forme de travail. Il s'agit pour elle de réaliser ce miracle que chacun soit simultanément au comble de l'enthousiasme et au comble de la passivité. Le chômeur est dangereux dans la mesure où il cherche à donner un contenu à sa liberté, et cela le pouvoir l'a compris. Et s'il tremble aujourd'hui, c'est qu'il sait que les chaînes du chômeur ne sont pas seulement universelles, mais surtout radicales: il ne proteste pas contre une injustice particulière, mais contre l'injustice pure et simple d'être rejeté en marge de la vie; son émancipation particulière est l'émancipation de chacun. 2. Il est peu douteux que le langage dominant suppose l'ordre dominant. Ainsi, on ne peut le contester adéquatement en conservant l'opposition captieuse entre travail salarié et chômage. A la réflexion, il apparaît vite que la fonction d'une telle opposition est d'occulter la nature essentiellement passive du travail salarié et la nature véritablement active du chômeur ou du RMIste vaquant à sa propre liberté. Ainsi donc, la véritable alternative n'oppose pas le travail salarié au chômage, mais l'activité libre à l'activité aliénée, qui n'est qu'une passivité agitée. s'il n'est pas mauvais que le mouvement persiste à avancer masqué sous le nom de «mouvement des chômeurs et précaires», qui est la seule façon dont l'ordre présent peut le comprendre et donc le falsifier, il ne doit pas 140 Les métaphysiciens-critiques S01Ls le mouvement des chômeurs

se cacher à lui-même sa propre radicalité: ce qu'il vise, c'est la suppression du travail en tant qu'activité aliénée. 3. Nous avons la chance de bénéficier de circonstances historiques excep tionnelles. Jamais peut-être une société ne s'est pareillement haïe. On peut comprendre positivement la démesure de la présente crise sociale, comme un gigantesque acte individuel et collectif de sabotage. Il n'est plus une ménagère qui n'aie en tête la nécessité d'un bouleversement complet de l'organisation sociale. Il nous appartient de faire éclater la contradiction la plus évidente de cette société qui est de s'avouer détestable, absurde et irrécupérable, tout en prétendant à l'éternité. La situation sociale actuelle, c'est «un état violent qui ne peut être de durée; car nos concitoyens sont trop désunis pour conserver plus longtemps la forme ancienne de la République». Dans bien des esprits circule déjà ce sentiment qu'il n'est plus temps de déplorer nos misères en secret, qu'il faut hasarder toutes choses pour nous en délivrer, que puisque le mal est violent, les remèdes le doivent être aussi. Nous sommes nombreux à maudire en silence un ordre social dont on ne peut être que l'esclave, ou l'ennemi. Il est déjà manifeste que notre mouvement est un agent de cristallisation inouï, qu'il amorce un processus chaotique dont le résultat dépendra de différences infimes dans les conditions initiales: ce sera une société entièrement libérée, ou un régime plus totalitaire encore. 4.La haine que cette société se voue à elle-même, il nous revient de la


réaliser, et de l'élever à la conscience de son objet: les rapports

marchands, qui ont dévasté tout ce qu'il y avait d'humanité dans notre société. La fonction de notre mouvement pourrait être de constituer un plateau, une plate-forme d'articulation de toutes les luttes parcellaires dans lesquelles nous parvenons à reconnaître le contenu universel de la lutte contre la marchandise. ·Aussi dérisoires qu'elles puissent paraître, la résistance à la dégradation continuée des conditions les plus élémentaires de l'existence qu'incarne la lutte contre le maïs transgénique, ou la recherche d'une alternative aux rapports marchands qui s'esquisse maladroitement dans les Systèmes d'Echanges Locaux (S.E.L.), ont à voir avec notre mouvement. 5.La contradiction essentielle de notre mouvement oppose le parti des revendications partielles représenté par les associations de chômeurs au parti du bouleversement, qui s'exprime si librement dans les A.G. de Jussieu. En tant qu'organisations réformistes et bureaucratiques, les associations de chômeurs ont des intérêts corporatistes, catégoriels, séparés et ne peuvent désirer la fin effective du chômage, qui signifierait leur propre fin. Elles n'ont d'autre objectif que de mener éternellement une lutte sans victoire au contenu absurde. Elles ont tout sauf intérêt à l'élargissement du mouvement, qui alors leur échapperait. Leur collusion avec l'ordre spectaculaire et son triste soliloque plein de raison est assez prouvé par la nature de leurs actions dites «spectaculaires» ou «symboliques». Parce qu'elles demeurent dans le registre de la représentation, elles se font les alliés nécessaires du Spectacle, dont elles parlent le langage plein de chiffres et de bassesse. Ainsi. quand il leur arrive de vouloir piller un supermarché, ne le font-elles que virtuellement. Elles font en sorte que la masse de ceux qu'elles organisent reste à la cais-

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se, plutôt que d'aller consommer sur place, dans le magasin, en partageant avec les autres clients. Puis elles négocient avec la direction le droit de faire sortir les caddies qu'elles ont fait remplir par leurs sbires, sans avoir à payer. Ce faisant, elles ne travaillent qu'à confirmer la souveraineté du pouvoir et de la propriété en lui donnant l'occasion de faire une exception à des privilégiés d'une nouvelle espèce: elles demandent le droit d'enfreindre le droit. C'est d'ailleurs tout naturellement qu'elles parlent le langage de la séparation, aveugles qu'elles sont à l'aspect politique de l'économique - elles ne peuvent concevoir cette évidence que le travail se présente désormais comme un simple procédé de maintien de l'ordre par occupation du plus grand nombre possible de personnes; pas plus d'ailleurs, qu'elles ne verront que c'est la force de police qui, en dernier ressort, fonde la propriété privée -. Ce faisant, elles s'expriment soit dans le jargon de la politique spécialisée. soit dans celui de l'économie, mais jamais dans ce «langage de la vie réelle» qu'est le Commun de la vie réappropriée, de l'existence autonome. Il faut noter, pour finir, qu'elles ne sont pas invulnérables, loin de là, car dans leur fonctionnement interne comme dans celui de cette société, la direction s'est autonomisée de la «base», qui est bien souvent plus radicale que sa propre bureaucratie spectaculaire. Nous pouvons faire fond sur cette faiblesse, là comme ailleurs. 6.Un mouvement de contestation globale de la société a au moins une dimen sion insusceptible de récupération, et ce sont les modes de vie nouveaux et véritables qu'il expérimente pratiquement. Sa puissance


explosive dépend de la mesure dans laquelle il parvient par ses propres réalisations partielles à faire sentir la distance planétaire qui sépare aujourd'hui le possible du réel. C'est en rendant le mouvement même du bouleversement passionnant que l'on rend son but désirable. Au point de dévastation et de désertification sociales, où nous a amené la société marchande, ce n'est plus seulement l'amour qui est à réinventer mais l'ensemble des rapports humains. Notre succès dépendra largement de notre faculté à donner un exemple vivant d'une socialité libre et authentique. La «vraie vie» n'est pas un vain mot, ni une chimère de poète; elle l'est si peu que de l'avoir connue une seule fois dans une de nos journées d'émeute suffit à rendre la mort préférable à la quotidienneté aliénée. L'expérience d'une si brutale transfiguration de la conscience est de ces rares choses qui peuvent entraîner une désertion de masse de la société salariale. Ce n'est pas par la répugnante commisération que nous gagnerons les autres couches de la population à notre cause, mais en lui faisant découvrir sa propre misère. La disparition des maîtres n'a pas aboli l'esclavage, elle l'a généralisé. Il ne s'agit plus de lutter contre la direction fictive de cette société, mais d'auto-organiser nos vies au mépris de la survie d'un pouvoir qui n'a plus d'existence que policière. Le Spectacle colonise le futur, nous devons occuper le présent. 7- Il apparaît que l'un des problèmes les plus urgents qui se pose à notre mouvement est de sortir du ghetto de la revendication corporatiste portant sur le chômage, de trouver ce point d'exponentielle, d'embrasement qui nous ralliera les autres catégories de la population, d'obtenir une suspension dans le tempo tyrannique de la production. Un tel effet a été pour une part produit en 68 - la différence entre la conjoncture présen-

142 Les métaphysiciens-critiques sous le mouvement des chômeurs

te et 68 tient à ceci que, parce que l'absurdité de cette société est aujourd'hui concrètement démontrée, elle peut être concrètement résolue; les années 60 avaient les moyens de s'offrir une révolution sans conséquence, pas nous - par l'appel sous forme de tract à la constitution de comités d'action, tract qui décrivait ce qu'est un comité d'action, comment il peut fonctionner, etc .. La suite du mouvement les a vus fleurir dans une prolifération jubilatoire qui a seule pu sauver la grève générale de la passivité. Mais les organisations gauchistes bureaucratiques, si puissantes à l'époque, sont parvenues à les noyauter, comme cela était prévisible. L'inexistence présente de tels partis laisse conjecturer qu'ils ne subiraient pas, aujourd'hui, le même sort. On a pu alors constater l'effet renversant de ces petits groupes de quelques dizaines de personnes qui exécutaient leurs décisions dans la seconde même où ils les adoptaient.-Ce ne fut d'ailleurs pas seulement l'action qu'ils libérèrent, mais aussi la parole. tant il est vrai que c'est seulement dans la mesure où les hommes ont ensemble quelque chose à faire qu'ils ont quelque chose à se dire. L'appel à l'auto-organisation qui conclut notre communiqué du siège du Parti Socialiste n'a de sens que si nous donnons à cette formulation abstraite un contenu effectif, vécu. Cela reste à faire. 8.0n voit assez nettement la stratégie adoptée par le Spectacle pour nous abattre; elle est sans originalité. Les organes d'information du régime ont, dans une première phase, passé la semaine dernière à déclamer haut et fort l'oraison funèbre de notre mouvement. Devant


l'échec relatif de cette manoeuvre, ils se sont résolus à criminaliser ceux qu'ils n'étaient pas parvenus à décourager. Enfin, les associations de chômeurs, dans leur triste lutte pour la reconnaissance, auront bien dû poursuivre une prudente petite guerre de harcèlement en attendant la manifestation de mardi, où la C.G.T. et les divers alliés de l'ordre présent voient l'occasion rêvée de faire à la contestation sociale-un joli cortège de funérailles. Si ce mouvement doit succomber bientôt, conformément à leurs plans, ce sera d'avoir frémi devant sa propre radicalité, d'avoir ignoré le contenu universel de son objet: l'abolition des rapports marchands, ce qui aurait dû lui permettre d'unifier en son sein toutes les luttes isolées et fragmentaires tendues vers cette fin. Ce sera peut-être aussi de n'avoir pas su organiser par ses propres moyens sa diffusion et sa communication. Mais pour cela, le dernier mot n'est pas dit. Quand bien même cette entreprise devrait se solder par un désastre, elle aura réussi à briser provisoirement la séparation des hommes de bonne volonté. Et la domination a de bonnes raisons de s'en inquiéter, car il n'est rien de plus dangereux pour elle que le rassemblement de quelques êtres détermiés à la détruire, car elle n'a en temps normal de meilleur motif de se féliciter que de son efficacité à empêcher les rencontres qui pourraient lui être dangereuses. Sur ce point au moins, nous l'aurons tenue en échec. «Celui-là seul est l'égal d'un autre, qui le prouve, et celui-là seul est digne de la liberté, qui sait la conquérir» (Baudelaire, Assommons les pauvres !)

Paris, lundi 26 janvier 1998.

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LES CHOMEURS VOUS PARLENT S'il fallait s'étonner de quelque chose, plus que de notre présence aujourd'hui à l'I.N.S.E.E., ce serait de ce que nous n'ayons pas songé plus tôt à vous rendre visite. Les motifs, en effet, ne manquent pas. Le louable et notoire effort de falsifier les chiffres du chômage, auquel l'I.N.S.E.E. sacrifie avec une si belle constance, nous appelait déjà à venir confesser sur place tous ceux pour qui le mensonge corrigé des variations saisonnières est une profession. Nous ne pouvons laisser impunie l'insolence de ces spécialistes-là, qui parlent de nous sans nous connaître et ont, en vérité, du fond de leur bureau, si peur de nous rencontrer. Voyez, donc, nous faisons les premiers pas! Mais l'évidence de ce premier motif pourrait bien le faire passer pour superficiel. Le second, plus profond, tient au principe même des statistiques et du sondage. Ils sont de nos jours l'un des plus puissants instruments de domination et de contrôle social. SI le maître d'une société est celui qui détient la représentation qu'elle se fait d'elle-même, alors l'I.N.S.E.E. est dans les mains du pouvoir le plus zélé, le plus efficace des serviteurs. C'est lui, en effet, qui crée de toutes pièces, et selon des intérêts que l'on devine sans peine, la fausse conscience que cette société se donne d'elle-même, et-qui s'étalera par la suite dans les pleines pages de la connerie journalistique. C'est lui qui remplit de nombres des concepts vides, forçant ainsi l'assentiment à l'ignominie de la société marchande, dont il n'a jamais cessé de parler le langage. Mais il est surtout le symbole actif de la meurtrière quantification de la vie qui est partout à l'oeuvre. Le langage chiffré de la domination moderne contient tout l'impudent arbitraire de ceux qui, agissant dans le secret,croient pouvoir ne rendre de comptes à personne. Le sondage tient opportunément lieu de débat réel; l'horreur sans borne de l'exclusion paraîtra toujours modérée dans les colonnes de chiffres; on pourra toujours faire taire la vérité par des enquêtes, Il suffit pour cela de savoir poser les mauvaises questions. Mais nous venons aujourd'hui en personnes pour rencontrer les hommes de l'I.N.S.E.E. en personnes. S'il n'y a rien à attendre de l'institution, qui doit être détruite, il n'en va pas de même de ceux qui la composent: eux sont susceptibles de conscience. Ils peuvent reconnaître la fonction sociale qu'on leur fait remplir, qui fait d'eux les tristes valets de l'oppression. Ils peuvent encore reconnaître leur misère de statisticien: leur bureau désolé au bout d'un couloir d'hôpital où ils perdent leur vie dans la compagnie muette de bruits blancs, d'espaces vectoriels, de moyennes mobiles et d'écarts-types, à un travail sans joie et sans utilité. Ils sauront, lorsqu'ils auront vu cela, leur vérité de parasites, d'hommes amoindris, de


bourreaux victimes d'eux-mêmes. Alors peut-être partageront-ils avec nous le dégoût qu'ils nous inspirent, eux comme le monde qu'ils bâtissent sans relâche. Peut-être même nous rejoindront-ils. Ils seront les bienvenus, avec armes et bagages.

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QUELQUES ACTIONS D'ÉCLAT DU PARTI IMAGINAIRE «Pas un parti, mais peut-être des partisans d'un genre nouveau qui abandonneraient les genres classiques de l'agitation pour des gestes de perturbation hautement exemplaires .» Georges Henein, Prestige de la terreur A l'heure où nous écrivons, la première phase de l'activité des métaphysiciens-critiques peut être regardée comme achevée. Son trait dominant aura été l'expérimentation. En règle générale, nous n'attendions rien de nos actions, qui ne dépendît exclusivement de nous. Il s'agissait le plus souvent, par l'interruption, en un point choisi de l'espacetemps social, du fil prévisible des comportements, de créer des Situations telles que la vérité de l'époque se trouvât forcée de s'y montrer sans voile. Une telle visée s'accordait opportunément à nos effectifs, et capacités; et comme eux, elle est désormais révolue. Ce n'est donc pas dans les termes ordinaires de l'efficacité pratique qu'il convient d'apprécier notre réussite, ou notre échec. Car nous nous sommes jusqu'ici volontairement placés en deçà de ce partage. * La situation dont partent les métaphysiciens-critiques n'est rien moins que la faillite de l'ensemble des pratiques politiques modernes. La manifestation est ainsi devenue incapable de rien manifester que le Spectacle ne dise déjà, et n'a cessé, d'année en année, de prendre plus visiblement le tour d'un rituel fastidieux offert en divertissement à la bienveillance du babil dominant et aux agents de comptage des diverses préfectures. La grève ne remplit plus depuis des décennies que l'office sinistre de ponctuer le cours à l'étiage de la «vie démocratique» et n'est plus bonne qu'à ranimer régulièrement le grouillement monochrome de la putréfaction syndicale. Le scandale organisé, enfin, s'est vu retirer, avec la liquidation par la domination elle-même de toute moralité objective, et son sens et son efficace. C'est de ce constat que naquit l'hypothèse naïve des premiers métaphysiciens-critiques qui gageaient que, si les procédés les plus proprement modernes se trouvaient être aussi les plus usés, il s'en suivait en bonne logique que les plus antiques devaient nécessairement se révéler les plus neufs. La première conséquence tirée de cet argument sommaire fut la décision de mettre à l'épreuve le sermon, à l'étude duquel nous savions que Gramsci avait consacré plus qu'un peu du temps de sa détention. Un premier «Sermon au Bloom. était donc mis à l'ordre du jour pour le 15 mai 1998 à 15 heures, place de la Sorbonne. A l'heure fixée, un métaphysicien critique se hissait donc, à défaut de chaire, sur la statue du lamentable Comte, et de là proférait sa harangue. Bien avertis de toute l'étourdissante profondeur qu'a fini par atteindre, de dérapages en dégringolades, le sommeil humain de nos contemporains, nous avions donné à l'oraison, sur la plus grande partie de sa longueur,le ton de l'invective. Aucun effet de réveil ne pouvait être escompté à moins. Il ne fut, de toute façon, pas obtenu, même de loin. On ne saurait pourtant nous faire grief d'avoir été, à cette occasion, excessivement conciliants, ainsi que cela devrait ressortir de ces quelques extraits: «[ ... ]Lesieur vous ordonne de sourire, France Telecom vous jure qu'elle vous fera aimer l'an 2000, la SNCF vous explique poliment que vous n'êtes pas chez vous sur ses quais, votre premier ministre vous ordonne de travailler, et vous allez sans mot dire dans ce paysage d'infamie [...] Vous avez eu tort de vous croire à l'abri de tout dans la retraite humide et glaciale de la vie privée, dont les parois suintent de fange. Car c'est ainsi, agglomérés par grappes, traversés de frissons, effarés, chauves et rachitiques, que 146 Quelques actions d'éclat du Parti Imaginaire

des fantômes ont pu vous tenir à leur merci, vous les Grelottants, les Agenouillés, les Cavernicoles, les Lâches, les Esclaves Apeurés. Il est temps que vous sortiez de vos terriers. Vous êtes sinistres». «[...] Vous mettrez quatre-vingts ans à mourir de l'absurdité d'une existence où vous avez fini par confondre la vie subjective avec la banale dérision de vos caprices. Vous travaillez, vous consommez, et entre ces deux pôles


invariables de l'empire du néant, vous faites le voeu que l'on vous laisse dormir. Et ça vous semble vivre ça? [...] Nous ne comptons pas que vous vous pardonniez jamais d'avoir à ce point et si longtemps méconnu la vraie vie; et nous y comptons d'autant moins qu'une société tout entière s'est jurée de ne plus rémunérer désormais que l'aliénation, et grassement. Les plus bornés d'entre vous se flatteront alors d'être raisonnables,. eux, tout en se gardant bien de faire cet aveu humiliant que s'ils sont raisonnables, c'est uniquement qu'on les a raisonnés. Certains ne manqueront pas de réprouver notre injustice. Car enfin, ils souffrent, n'est-ce pas, du présent état de choses. Ils souffrent, certes, mais leur souffrance n'émeut personne et n'éveille nulle compassion, car ils ne sont les martyrs de rien, si ce n'est d'eux mêmes, ce qui est bien peu. Le malheur que leur impose leur nullité et leur finitude est luimême nul et fini; ce n'est pas un malheur d'homme, mais de bête. Les plus fins d'entre vous incrimineront la domination et la tyrannie d'une poignée de dirigeants corrompus, et ils cligneront de l'oeil. Mais bien entendu, votre soumission est toute la réalité du monde de la domination. Il n'y a pas vous et le «système», sa dictature, ses pauvres et ses suicidés. Il n'y a que vous dans le système, soumis, aveugles et coupables. Nous vous reprochons d'être inoffensifs.» Le prêche se terminait enfin par ces mots, dont la conséquence fut immédiatement tirée: «Montrez-nous que vous n'êtes pas les sujets de vos actes. Mais si vous l'êtes, je souhaite que vous creviez de votre indifférence». Ne pouvant se refuser à si radieuse occasion de faire les badauds, bon nombre de passants s'arrêtèrent, et bien entendu, il y en eu quelques-uns pour tenter d'applaudir au spectacle. Mais le pesant d'injures qu'ils reçurent en retour les dissuada de persister dans l'effronterie. N'étant malheureusement pas dotés, dans leur masse, d'une attention suffisante pour écouter une oraison plus longue qu'un spot de publicité, ils durent bientôt renoncer à nous prendre pour prétexte à leur divertissement et s'éloigner tendre l'oreille à une quelconque troupe de musiciens ratés qui proposait justement, à quelques mètres delà, l'infini réconfort d'un air de réclame pour pâtée canine. Il est à noter que peu de temps après le sermon, une manifestation de motards à l'orgueil égratigné par un odieux décret ministériel bloqua quelques instants le boulevard Saint-Michel, et qu'elle reçut en comparaison une indifférence moins soutenue. Il semble donc bien qu'il y ait en la matière, chez nos contemporains, des degrés tels qu'on y est plus sensible au vacarme des moteurs qu'aux appels de la vérité. «L'indifférence, écrivait le divin Hello, est une haine d'un genre à part: haine froide et durable qui se masque aux autres et quelquefois à elle-même derrière un air de tolérance, car l'indifférence n'est jamais réelle. Elle est la haine doublée du mensonge». Il ajoutait un peu plus loin, dans L'Homme: «La mort, l'indifférence et la séparation sont trois mots synonymes».

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[photo] Des sermonnés

Tiqqun E Considérant: 1 - toute l'inébranlable persévérance dont a su faire montre depuis qu'elle sévit la Société Française de Philosophie pour ce qui est de «mettre de côté les pensées dangereuses pour le jour où leurs poisons seront évaporés» (Nizan), 2 - l'enjeu universel du différend qui oppose depuis de longs mois, l'infernal camarade Raguet au président de ladite société, Bernard Bourgeois, 3 -la personne de Jean-François Raguet, artiste brut de l'agitation qui restera, pour l'édification des siècles, l'inventeur de la dualectique matémoniste et plus généralement d'une Weltanschauung fondée sur les principes conjugués du poker Hi-Lo et de la géométrie projective, qui forme aussi bien la base que le Politburo de l'Internationale des Fouteurs de Merde (l.F.M;); et que sa qualité de secrétaire perpétuel de la Commission de Répression des Activités Anti-Philosophiques nous fait un devoir de soutenir en bien des circonstances, 4 - que ledit camarade se trouvait être parmi nous ce jour-là, 5 - qu'un hasard parfaitement objectif voulait que la S.F.P. tînt une de ses séances superflues dans l'université toute proche à quatre heures, le samedi en question, les métaphysiciens-critiques ne pouvaient sans déroger prendre d'autre parti que celui de prêter main forte au camarade Raguet, et de le seconder dans la distribution de son tract On ne plaisante plus! Guerre à outrance à ces chiens! - que l'on ne s'y méprenne pas: la sympathie que nous pouvons éprouver à l'égard du camarade Raguet ne préjuge en rien de notre accord avec ses engagements (Jean-François Raguet persiste à croire qu'il pourra ,à lui tout seul noyauter le Parti Communiste Français), ou avec ses prises de positions théoriques; elle va à un homme qui parle un autre langage -. La reproduction du premier paragraphe de son tract, ainsi que du dernier, donne une idée assez fidèle, nous semble-t-il, de son contenu aussi bien que de son esprit: «Quoi, j'étais il ya trente ans et dix jours, le 4 mai 1968, l'un des sept premiers étudiants parisiens condamnés à la prison par le régime gaullien, Georges Pompidou étant premier ministre, et toi, Bernard Bourgeois, professeur en Sorbonne et président du jury d'agrégation en philosophie, crois pouvoir m'impressionner aujourd'hui en me menaçant d'exclusion de l'Université, parce que je t'ai insulté? Connard infect! Pauvre merde! Numérote tes abattis, crétin, car tu es fait comme un rat ! Il ne fallait pas falsifier! Et, ayant falsifié et ayant été pris la main dans le sac, il fallait savoir battre en retraite sans insister. Tu t'incrustes, ordure, et tu roules des mécaniques, avorton. Mais dis-moi, saleté, quand tu m'auras exclu, comment ensuite me feras-tu taire? [ ... ] «J'aimerais te pisser à la raie, mais tu es trop bas pour cela, Bernard Bourgeois, fistule glaireuse à l'anus d'un


cloporte ! Porte-toi bien le plus longtemps possible, car tu es un cas clinique surprenant, une aberration digne des bocaux de formol du musée Dupuytren, un archétype du parfait salaud». (Précisons que depuis lors, les sordides manoeuvres dudit Bourgeois ont abouti, puisque Jean-François Raguet a été effectivement exclu pour un an de l'Université.) Par un réflexe assez significatif de ce qu'ils sont, ces messieurs «philosophes», ayant quelque difficulté à faire valoir leur bon droit à spéculer innocemment, en firent tout naturellement appel à leurs vigiles, puis, devant la diffuse impuissance de ceux-ci à la police. Ainsi purent-ils finalement se livrer sans retenue à leurs vaines et prétentieuses pitreries. S'il était déjà suspect d'entretenir la plus maigre illusion quant à l'état de décrépitude de l'Université, cette «grande, tendre et chaleureuse franc-maçonnerie de l'érudition inutile.» (Foucault), c'est désormais un fait avéré: son sommeil est celui de la mort. * Un second sermon devait être prononcé en interruption d'une free party, le 23 mai 1998, c'est-à-dire cinq cents ans jour pour jour après que le bon Savonarole fut pendu puis brûlé par ses ennemis coalisés, l'infâme Curie romaine et les petits oligarques florentins. Mais il est constant, d'alors jusqu'à présent, que la domination pardonne rarement à ceux qui entendent par «politique. autre chose qu'une sphère séparée de l'activité sociale. Le projet d'une rave politisée - plusieurs «collectifs» devaient, au même titre que nous, y intervenir - ne fut pas du goût des Renseignements Généraux, qui le jugèrent suffisamment séditieux pour dépêcher quelques-uns de leurs argousins défendre jusqu'à l'approche de la carrière où le technival devait se dérouler, et ce dès la veille de celui-ci. Les premiers arrivés, en charge de disposer le matériel et d'aplanir un chemin raboteux, furent donc démocratiquement enfourgormés. Quant aux suivants, l'exemple suffit à les dissuader. Un tel épisode peut servir à marquer le point d'où les apparentes incohérences de la domination à l'égard des rave s'évanouissent enfin. A l'évidence, ce n'est ni la drogue ni la techno qu'elle redoute, mais seulement la constitution d'un monde infra-spectaculaire, quelle qu'en soit la forme et quel que soit son contenu. Nous n'avons pas jugé superflu de reproduire ici le texte du sermon, tel qu'il aurait dû être dit dans la fin de la matinée du second jour de la rave. 148 Quelques actions d'éclat du Parti Imaginaire

Sermon au Raver

Assez de convulsions ! Midi s'annonce, et ta marée haute de l'ivresse chimique commence peu à peu de se retirer. Elle ne nous a laissé en partage qu'une plus grande acuité dans la perception de la sécheresse des choses. Toute cette commotion sonore qui fracasse les nerfs les uns contre les autres, tout ce ruissellement de foudres électroniques qui lézardent le temps et zèbrent l'espace, toutes ces prodigieuses bourrasques caloriques qu'a délivrées le vibrionnement de nos corps, tout cela est rendu à son néant, maintenant que le soleil luit et qu'à nouveau nous assiège l'implacable, tranquiIle et triomphante prose du monde. Toute cette agitation aura été incapable de la conjurer, ne fût-ce qu'un seul jour, et n'aura eu d'autre fonction que de couvrir pour quelques heures l'étendue sans mesure de notre aphasie, et de notre inaptitude à la communauté. Une fois de plus, nous ressortons seuls, désespérés et en lambeaux de ce pandémonium de parade. Mais surtout, nous en ressortons sourds. Car c'est à chaque fois un peu de nos facultés auditives qui s'en va; et c'est bien ainsi, pour ceux qui ne veulent rien entendre. Le cataclysme des décibels, comme le recours aux drogues, ne servent qu'à éroder, engourdir et dévaster méthodiquement tous les organes de la perception, à leur arracher par pelures successives toute la chair de la sensibilité, à les mithridatiser contre un monde fait de poisons. Et pour les sons, il y a urgence puisqu'à en croire Sade «les sensations communiquées par l'organe de l'ouïe sont les plus vives». Ainsi, à peine sortis de l'adolescence, certains d'entre nous seront-ils frappés d'acouphènes, ces bourdonnements d'oreille suraigus produits par l'oreille elle-même, qui rendent incapable d'entendre le silence, à jamais et jusque dans la plus lointaine des solitudes. Ceux-là seront alors parvenus à se débarrasser de la plus physique des facultés métaphysiques: celle de percevoir le néant, et conséquemment leur néant. Au-delà de ce point, l'écoulement du temps n'est plus qu'un processus plus ou moins rapide de pétrification intérieure dans la dureté, l'abrutissement et la mort. Ainsi en venons-nous même à jouir de la violence croissante qu'il faut déployer pour nous émouvoir un peu, et en ceci nous sommes absolument modernes puisque «l'homme moderne a les sens obtus; il est soumis à une trépidation perpétuelle; il a besoin d'excitants brutaux, de sons stridents, de boissons infernales, d'émotions brèves et bestiales» (Valéry). Ainsi donc, on voit comme ces nuits sont à l'image de la résignation suicidaire de ces ,jours: la rave est la forme la plus imposante de ces loisirs d'auto punition, où chacun communie dans l'autodestruction jubilatoire de tous. On comprend, partant de là, que ceci sera un appel à la désertion. Toute la tragique vérité du raver est résumée dans cette sentence que ce qu'il cherche, il ne le trouve pas, et ce qu'il trouve, il ne le cherche pas. Aussi doit-il se larder la cervelle des plus fantasques illusions, afin que rien. ne lui puisse faire pressentir l'abîme qui sépare ce qui est de ce qu'il croit être. En dernier ressort, il a la drogue pour ne pas mourir de la vérité. Ce que le raver poursuit, c'est en premier lieu un certain romantisme de l'illégalité, une certaine aventure de la


marginalité. En fait, il s'est engagé dans la quête désespérée d'une extériorité réelle à l'organisation totale de la société, d'un lieu existant où ses lois seraient suspendues, d'un espace où il puisse enfin s'abandonner à ce qu'il croit être sa liberté. Mais de même que c'est cette société qui commande la nécessité de sa révolte fantoche, de même c'est cette société qui dispense, autorise et agence sa propre extériorité. C'est encore la Loi qui décrète où et quand la Loi sera suspendue. L'interruption du programme fait elle-même partie du programme. Ces free parties, qui ne sont ni si libres, ni si gratuites, c'est la Préfecture qui, à titre gracieux, les tolère, quand ce ne sont pas les flics eux-mêmes qui distribuent les plans d'accès ou, plus plaisamment, sauvent les installations de la boue, comme récemment à PH 4. Ainsi donc, rien, dans cet illusoire espace de liberté, n'échappe à la domination, qui a indéniablement atteint un remarquable niveau de sophistication. Mais cette aberration du jugement chez le raver ne serait qu'une comique déraison si la réalité n'était pas tout le contraire de ce qu'il se figure, si cette apparente extériorité n'était pas en vérité le point le plus intime de cette société, si cette marginalité factice n'en formait pas, dans son principe et comme invisiblement, le coeur même. Car la rave est à ce jour la métaphore la plus exacte que cette société ait donnée d'elle-même. Dans l'une comme dans l'autre, ce sont des foules de pantins qui s'agitent jusqu'à l'épuisement dans un chaos stérile, répondant mécaniquement aux injonctions sonores d'une poignée d'opérateurs invisibles et technophiles, qu'ils croient à leur service et qui ne créent rien; dans l'une comme dans l'autre, c'est l'égalité absolue des atomes sociaux que rien d'organique n'agrège que l'irréelle et tonitruante cacophonie du monde, qui est obtenue par la soumission des masses au programme; c'est enfin, dans l'une comme dans l'autre, la marchandise et son univers hallucinatoire qui garantissent centralement que l'on supportera le dessèchement généralise de l'affectivité, car toutes les marchandises sont des drogues. Si, contre toute évidence, le raver manifeste un attachement si dément à son aveuglement, c'est qu'il doit à tout prix maintenir l'illusion d'une hostilité résolue du Pouvoir, et de l'acharnement de la répression policière. Sans cela, il serait bien forcé d'ouvrir les yeux sur l'effrayante nouveauté des plus récentes formes de la domination, qui ne se tient plus 149 Tiqqun dans un dehors palpable, proche et lointain, dans la figure autoritaire d'un maître tyrannique, mais bien au coeur de tous les codes sociaux, à même les mots, portée par chacun de nos gestes, par chacune de nos réflexions. Pourtant, s'il délaissait un instant ses chimères, il devrait bien reconnaître l'essence révolutionnaire de sa quête. Car l'unique extériorité authentique à cette société, c'est la conspiration politique entreprise collectivement dans le dessein de renverser et transfigurer la totalité du monde social, dans le sens d'une liberté substantielle. C'est cela précisément que la domination a confusément perçu, qui nous flanque si régulièrement des flics en civil. Mais le raver poursuit autre chose, et c'est, par sa participation à l'organisation de la rave comme à la rave ellemême, un certain sentiment tribal de la communauté. Tout, dans sa vie, trahit la recherche d'une communauté parfaite et immédiate où les egos auraient cessé de se dresser entre les hommes comme des obstacles. Et cela, il le recherche si aveuglément qu'il a fini par le confondre avec le fanatisme infernal d'une quête collective de dépersonnalisation, où l'éclatement artificiel et moléculaire de l'individualité par les acides a pris la place de l'élaboration intersubjective, et la négation extérieure du moi par le piétinement sadique de musiques machiniques, la lente abolition par chacun des limites de sa singularité. De confusion en confusion, le raver, qui entendait fuir la fausse communauté de la marchandise et la séparation paranoïaque des egos corporels et psychiques, ne trouvera d'autre moyen de réduire la distance avec l'Autre que de se réduire lui-même à néant. Il n'aura alors certes plus d'Autre, mais il n'aura plus non plus de Même. Il se tiendra au centre de lui-même dans le paysage lunaire de son désert intérieur, qui le presse, l'obsède et le traque. S'il persiste dans ce chemin d'anéantissement qu'on lui a sciemment indiqué pour le détourner du projet révolutionnaire de produire socialement les conditions de possibilité d'une communauté authentique, il ne fera que se rendre plus douloureux encore chaque éclair de lucidité. Enfin, il devra choisir d'abréger ses souffrances d'une façon ou une autre, par l'ingestion régulière de kétamine, par exemple. Le remède, pour lui, n'aura pas été distinct de la maladie. Et c'est là, au fond, le troisième objet de sa quête: un certain pathos de l'autodestruction. Mais tout comme ce qu'il détruit est sans valeur, cette autodestruction elle-même est insignifiante. Si c'est une forme de suicide, elle est dérisoire. Cet acte qui fut jadis l'affirmation la plus éblouissante de la souveraineté, ce monde a fini par le dépouiller de toute grandeur. On lui a dorénavant trouvé une fonction sociale: il sert la domination. Ce type de loisirs est exactement ce qu'exige la société postindustrielle pour enterrer sous des couleurs criantes les signes trop flagrants de sa décomposition, comme il produit en série le type d'ectoplasmes décérébrés que présentement requiert l'hypnose productive. Il ne serait même pas faux de voir dans ce loisir une forme d'heures supplémentaires où des hommes se soumettent volontairement à des traumatismes qui les rendent plus résistants à la croissante dureté du monde et du travail. Mais pour tout dire, nous ne croyons même pas à cette poursuite désespérée et préméditée de la mort. Chacun, dans la rave, se comporte simplement à l'image de cette société dans son entier: il s'autodétruit dans la plus frénétique inconscience, confiant à une hypothétique technologie future le soin de réparer les dégâts, ignorant que la rédemption n'est pas au nombre des compétences de la technique. Car en fin de compte, le raver est «le plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même», le dernier homme qui sautille à la surface de la terre devenue exiguë, qui rapetisse toutes choses, et dont la race est plus indestructible que celle du puceron, «Nous avons inventé le bonheur», dit-il, et il cligne de l'oeil. «Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poison enfin, pour mourir agréablement». Certes, il travaille encore, mais son travail n'est le plus


souvent qu'une distraction. Et il veille à ce que la distraction ne débilite point. «On ne devient plus ni pauvre ni riche: ce sont deux choses trop pénibles. Qui veut encore gouverner? Qui veut obéir encore? Ce sont deux choses trop pénibles. Point de berger et un seul troupeau! Chacun veut la même chose, tous sont égaux: qui a d'autres sentiments rejoint de son plein gré la maison des fous. «Autrefois, tout le monde était fou», dit-il, et il cligne de l'oeil» (Nietzsche). Il est prudent, en fait, et ne veut pas se gâter l'estomac. Il y a de la glace, dans son rire. En dernier lieu, le raver recherche la Fête. Il veut à toute force échapper à la désespérante médiocrité de la quotidienneté aliénée, telle que la planifie le capitalisme d'organisation. A sa manière, il s'est après tant d'autres engagé dans la poursuite du temps réellement vécu, et de sa déchirante intensité. Mais dans le chaos apparent de sa danse, nous ne voyons que l'ennui impérieux de vies identiques, et identiquement inhabitées. Le temps de la rave n'est pas moins creux et vide que le reste de son temps, que ne remplit jamais qu'imparfaitement une passivité déchaînée et consumante. Et quand il s'y tortille, c'est que l'absence le ronge de l'intérieur. Mais ce ne sont pas des fêtes, il est vrai: ce sont des teufs. C'est-à-dire une multitude additive d'êtres qui se rassemblent dans des lieux où l'on aura la bonté de les faire TAIRE. Là, il n'y a que des ombres d'hommes qui viennent oublier qu'ils veulent oublier, des fuyards qui croient qu'ils sont en sécurité dans les plis et replis de leurs pauvres sensations sans discours, de stériles émeutiers du bonheur chimique qui communient bêtement dans un hédonisme de supermarché. Car la Fête authentique n'est rien d'autre que cette révolution qui contient en elle le Drame, et la conscience souveraine d'un monde renversé. Quand la 150 Quelques actions d'éclat du Parti Imaginaire révolution est l'être au sommet de l'être, la rave n'est que le néant au plus profond du néant. Cette négation apparente du reste de son existence n'en est en vérité que le complément sur mesure qui la rend supportable au raver: l'abolition chimérique du temps et de la conscience, de l'individualité et du monde. Tout cela n'est que diarrhée confite pour cochons apprivoisés. Nous prétendons que l'énergie qu'engloutit en pure perte la rave doit être perdue autrement, et que dans cette affaire il y va de la fin d'un monde. Bien des choses viennent d'être dites. Il est urgent de les discuter. * Le 21 mai 1998, à huit heures cinq du matin, Kipland Kinkel, 15 ans, pénétrait dans la cafétéria de son lycée de Springfield, Oregon, vêtu d'un manteau beige et d'un chapeau, grimpait sur une table de cantine et faisait calmement feu dans la foule de ses petits camarades, rassemblés là pour une cérémonie. Ceux-ci crurent d'abord à une blague, ou à un divertissement offert par un candidat à la campagne des délégués de classe, et ne réagirent pas. «Je pensais que c'était pour de faux. Je n'avais jamais entendu un Pistolet tirer. On était comme dans un film,» note Stephanie Quimbie, 16 ans. A l'apparition des premières giclures de sang, tout de même, les lycéens sortirent de leur torpeur pour hurler, se ruer vers la porte au milieu des coups de feu et ramper sous les tables. Certains pourtant, pétrifiés, ne parvinrent pas à bouger, restant là, incrédules, à regarder fixement leur bourreau, probablement parce qu' «il avait lui-même l'air tranquille de quelqu'un qui fait quelque chose de très normal», comme le rapporte l'un d'entre eux. Ce n'est qu'au moment où le jeune homme se penchait vers son sac pour en extraire un pistolet 9 mm, son fusil semi-automatique étant à cours de munitions, qu'il fut finalement mis à terre par un élève plein de bravoure. Une heure à peine après les faits, qui firent deux morts et vingt-trois blessés, Kipland Kinkel se jetait, un couteau à la main, sur l'officier qui procédait à son interrogatoire; couteau qu'il avait dérobé dans le commissariat et dissimulé dans une poche intérieure de son pantalon. Mais il ne fit cette fois aucune victime, et fut immédiatement maîtrisé. On ne tarda pas, enfin, à découvrir, dans la maison familiale où l'adolescent avait disposé, pour accueillir la police, cinq bombes artisanales dom une seule explosa, les cadavres de son père et de sa mère. D'après les enquêteurs, ils auraient été abattus la veille du massacre. En attendant son seizième anniversaire, le suspect a été placé à l'isolement dans un centre de détention pour mineurs. En raison de pulsions suicidaires, tout objet solide a été éloigné de sa portée, une caméra le surveille continûment, un rapport est dressé sur son comportement tous les quarts d'heures et seuls des vêtements de papier lui sont dispensés A ce jour, aucun élément n'a permis d'élucider la raison de ce geste. «le drame bute une nouvelle fois sur la recherche d'explications» (Libération, samedi 23-dimanche 24 mai 1998). Ses professeurs considéraient Kipland Kinkel comme «un lycéen américain comme les autres», et le proviseur de l'établissement assure de son côté qu'«il n'y donnait, vu de l'extérieur, aucun signe». Quant aux parents de l'assassin, ils ont été unanimement loués par leurs proches comme des parents modèles, faisant toujours en sorte que l'un d'eux au moins soit à la maison quand leur fils s'y trouvait, afin de ne pas le laisser seul, déployant la plus grande imagination pour dénicher quelque chose qui piquât son intérêt, l'emmenant marcher, faire de la voile et du ski en famille. «Leurs amis décrivaient les époux Kinkel comme patients et stricts, dévoués et aimants, attentionnés et enthousiastes» (Chicago Tribune, 25 mai 1998). Tout comme son mari Bill, Faith Kinkel enseignait l'espagnol dans l'université voisine. Passionnée par son métier,


rayonnante et dynamique, elle était aussi appréciée de ses collègues que de ses élèves. «la violence était à l'opposé de son approche de la vie. Elle promouvait la compréhension mutuelle entre les cultures à travers l'éducation, la communication et les voyages» (Scripps Howard News Service, 26 mai 1998). «le père de Kip, tennisman distingué, avait essayé d'impliquer son fils dans le sport, mais celui-ci n'accrocha jamais. C'était un solitaire, un enfant timide, fluet et effacé qui faisait le clown en classe pour se faire remarquer» (Chicago Tribune, 25 mai 1998). Car il faut bien avouer que Kipland Kinkel était en réalité un enfant à problèmes. Non pas seulement parce qu'«il rejetait toute espèce d'autorité», ainsi que l'explique Berry Kessinger, ami et partenaire de tennis de Bill Kinkel, mais surtout à cause de cette inexplicable fascination pour la destruction, qui lui venait d'on ne sait où et qui n'avait cessé de s'affermir en lui, en dépit de son traitement au Prozac. Ainsi que le confirme son ami Aaron Keeney, 14 ans, qui «s'était éloigné de lui dans la période récente parce qu'il commençait à commettre des actes étranges» (Associated Press, 22 mai 1998), il semble bien que Kipland Kinkel ait aussi eu un côté sombre. Nous disposons sur ce point d'indices convergents: il «s'habillait de noir, se vantait d'avoir dépecé son chat et fait exploser une vache. Souvent il plaçait de petites bombes dans des boîtes aux lettres, il s'amusait à jeter des pavés sur les voitures du haut des ponts. La veille encore, il avait entouré de papier hygiénique la maison des voisins ... Ses camarades l'avaient élu l'élève «le plus susceptible de déclencher la troisième guerre mondiale» (Le Monde, 26 mai 1998). Deux de ses condisciples, Walter Fix et Shawn Davidson,. rapportent même qu'il leur aurait un jour montré une liste noire 151 Tiqqun de ses ennemis, qu'il conservait dans un classeur au fond de son pupitre. Ainsi, quand ce fut son tour, le trimestre précédant les faits, en cours de littérature, de lire un extrait de son journal intime, il monta sur l'estrade et, d'un ton posé, fit part à la classe de son projet de «tuer tout le monde». «On s'est tous mis à rire, car on croyait qu'il plaisantait» , se rappelle Jeffrey Anderson, 15 ans. C'est durant le même trimestre, d'ailleurs, qu'il avait fait, en cours d'espagnol cette fois, un exposé d'un fouillé et d'un sérieux remarquables sur le mode de fabrication d'une bombe artisanale, l'illustrant même d'un schéma de sa main où l'on voyait l'engin explosif relié à une horloge. «En classe, il passait le plus clair de son temps à parler d'armes et de faire tout exploser», raconte Sarah Keeler, 18 ans, sa voisine. «Comme ça, il vous disait, qu'il voulait tuer quelque chose. Je crois qu'il aimait le sentiment de tuer quelque chose. Il était obsédé par les armes, les bombes et l'anarchie» , commente son ami Jeff Anderson, à qui il avait offert, lors de la fête de son quinzième anniversaire, un outil pour cambrioler les voitures avant de peindre «KILL» à la crème Chantilly sur l'allée qui menait à la maison - toutes plaisanteries qui furent peu appréciées de la mère du garçon, puisqu'elle lui interdit de jamais revenir chez elle -. La veille du carnage, Kipland Kinkel avait été exclu du lycée pour y avoir introduit une arme à feu. Son père avait alors contacté la Garde Nationale de l'Oregon pour leur demander d'enrôler son fils dans leurs sections de jeunesse. Comme cela se comprend de soi-même, la mystérieuse multiplication de massacres sans mobile perpétrés par des enfants - avec Kipland Kinkel, c'était pour les seuls Etats-Unis le cinquième en un an, à tel point que le carnage scolaire a fini par y revêtir un véritable caractère de rituel, venant ainsi concurrencer la profession de postier qui est si réputée, outre-Atlantique, pour ce genre de tragédies qu'elle a fourni le terme générique qui sert désormais à les désigner (« to go postal») - n'a pas manqué de soulever un grand nombre de débats qui se signalent par leur aspect toujours fondamental: faut-il interdire la détention d'armes? Doit-on abaisser encore l'âge de la responsabilité pénale? et de la peine de mort? «Serions-nous entrés dans une nouvelle culture de la violence où les enfants ne parviennent plus à distinguer entre la réalité et la fiction? [...] Pourquoi sommes nous si réticents à reconnaître l'évidence toujours plus lourde que, lorsque des enfants tuent, c'est le plus souvent la conséquence d'un dysfonctionnement cérébral» (ABC News, 9 septembre 1998)? Comment, dans ces conditions, n'avoir pas peur de ses propres enfants? Devons-nous fermer à double tour la porte de notre chambre à coucher avant de nous endormir? Quels indices permettent aux parents de détecter dans leur enfant un tueur né? Que leur reste-t-il à faire lorsque les neuroleptiques et les techniques béhavioristes ne suffisent plus? Faut il les mettre en cage, ou les piquer? * Ne pouvant laisser s'épanouir plus longtemps l'inepte bavardage des idéologues de la prochaine modernisation du capitalisme, les négristes, les métaphysiciens-critiques procédaient, le 15 juin 1998, au sabotage de leur séminaire mensuel. Par «négristes», nous n'entendons pas ici la seule poignée d'abrutis qui se tiennent à Paris pour les interprètes attitré des boursouflures du maître emprisonné, ni même ceux qui se disent plus généralement proches de la «pensé» de Toni Negri. Nous désignons par «négrisme» toute la nébuleuse pseudo-gauchiste, post-opéraïste, paraautonome de ceux qui veulent croire, puisqu'ils ont vieilli et qu'ils occupent à présent une position un peu envié dans la société, que le capitalisme est encore révolutionnaire, et qu'il leur suffit, en conséquences, de bien gagner leur vie d'employé, de militant associatif ou d'artiste pour faire avancer la cause communiste. C'est d'ailleurs à façon qu'il a de conserver, jusque dans l'abaissement le plus ordinaire, plaqué fond de la plus notoire servitude, la conscience


héroïque de «chevaucher le dragon» - l'expression est de lui - que l'on reconnaît le négriste. Il n'oubliera donc jamais d'autoriser sa nullité de Spinoza, Leopardi, Deleuze, Marx -le plus plat des Marx, s'entend -, Foucault - dont il ne retient que ce qui lui est accessible, et qu'il ne parvient déjà pas à comprendre - ,le Gorz de la sénilité, ou bien d'un remugle de situationnisme. Il est bien certain que s'ils découvraient l'existence du concept de «contradiction» , les négristes devraient abandonner leur unique ambition, qui est de critiquer le capitalisme sans critiquer ses catégories. Mais une telle éventualité n'est pas à redouter chez ces baveux qui ne peuvent se défendre d'un profonde fascination pour la faculté de subsomption de la marchandise - il n'est ainsi rien qui émeuve tant le négriste que la «parabole d'Apple»; car elle montre que des gens comme lui, des gauchistes, des parasites astucieux, peuvent devenir milliardaires, et même siéger au conseil d'administration d'une multinationale, sans jamais renoncer de se poser en révolutionnaire et en champion de la liberté -. S'il est permis, en pareil cas, parler de théorie, celle-ci se borne à décrire les mutations contemporaines du mode de production capitaliste, tout en évacuant avec religion jusqu'à la dernière trace du négatif. C'est ainsi que le négriste peut disserter à pleines journées sur la «valeur-affect» le «travail libre», les «précaires branchés», l' «entrepreneur biopolitique inflationniste», le «capital subjectif», les «cerveauxmachines», la «cyberrésistance», le «salaire d'existence» ou la «mise au travail des affects», et tout cela sans la plus légère ironie. Son parti pris d' unilatéralité détermine chez le négriste une forme de discours assez reconnaissable, qui est censée compenser dans le cocasse la frustration de réalité à quoi le condamne le refus de prendre en compte le négatif. Il n'est pas rare de trouver chez Negri lui-même des exemples de ce galimatias touffu et pédant d'universitaire logorrhéique dont Deleuze et Guattari ont d'entre tous laissé les plus impérissables exemples. On a ainsi pu lire sous sa plume, dans le numéro 42 - déjà! - de Futur Antérieur, des fulgurances telles que «l'expansivité dans toutes les directions de l'affect exhibe pour ainsi dire le moment qui en transvalue le 152 Quelques actions d'éclat du Parti Imaginaire concept jusqu'à soutenir le choc du postmoderne». Ben voyons! Quant à leur utopie - car ces gens sont des utopistes, des utopistes du capital -, elle tient dans le bel espoir que lorsque le monde sera, sous tous ses aspects, devenu un gigantesque supermarché, il n'y aura plus de caisses. C'est cette aspiration à une espèce de communisme de la marchandise qui permet aux négristes d'applaudir en choeur avec toutes les autres races de salauds à chaque nouveau progrès du capitalisme, tout en se réservant le droit souverain de cligner de l'oeil. L'«idéologie Benetton» offre un exemple spontanément répugnant de cette façon de se livrer pieds et poings liés à l'ordre des choses existant qui prend encore des airs d'intelligence. Malgré tous nos efforts en ce sens, rien ne nous a permis de démêler dans tant d'aberrations la part de naïveté et celle d'opportunisme. A moins qu'il ne s'agisse de plate connerie. A l'épreuve, il semble en effet que les négristes soient incapables de concevoir que l'on n'aspire pas seulement à vivre dans un monde sans caisses, mais aussi sans marchandises. Devant les progrès du négrisme diffus dans les milieux pseudo-contestataires - notamment au sein d'AC! -, et le proche lancement de la revue négriste de météorologie Alice, les métaphysiciens-critiques résolvaient de faire connaître à ces larves le sort qu'ils leur réservaient. Un poème à quatre voix était donc enregistré où de fort jolies lettries, telles qu'un extatique «trilili», accompagnaient le hurlement des concepts-fétiches de nos hydrocéphales, le tout sur fond d'une voix qui jacassait en négriste. Nul ne sera surpris d'apprendre que nos féroces révolutionnaires se réunissaient au Foyer des Etudiants Protestants - on ne se refait pas, décidément - de Paris, au beau milieu d'un quartier notoirement rouge, le VIème arrondissement. Là, nous trouvions un petit arriviste de ladite revue en train de les entretenir de son défécat. Ces spectres de la théorie se montrèrent dignes d'eux-mêmes dans la pratique, puisqu'ils ne parvinrent ni à se concerter pour nous empêcher de passer la bande sonore, ni à répondre à nos injures, et pour finir se laissèrent tétaniser par la voix de fonte rougie du camarade Raguet. Il nous sera donc revenu la charge insigne de constater le décès du groupuscule négriste originaire. Nous nous chargeons de prévenir les familles des victimes. * «Les psychiatres n'ont rien trouvé qui explique le geste d'Alain, 23 ans: le jour de la fête des Pères, il a froidement abattu le sien et tiré sur sa mère. Marius Oreiller, 51 ans, employé modèle de la SNCF, n'a jamais vu qui l'avait tué, le dimanche 18 juin 1995, jour de la fête des Pères. Et le seul cadeau de son fils unique, ce fut cette balle de 8 mm dans la nuque, tirée à bout portant. Alain Oreiller a aujourd'hui 25 ans. Mais il n'aime pas du tout parler de «cette histoire». Au président de la cour d'assises de Créteil qui l'en prie, il répond d'une voix traînante: «Ça fait cinquante fois que je la répète, aux policiers, aux juges. c'est le passé, ça fera revenir personne!» Le président Yves Corneloup insiste. Visiblement excédé, le jeune homme consent à lâcher un court récit, qu'il accompagne d'un rictus de mépris. «J'avais pris une pilule d'ecstasy chez des amis et j'avais pas beaucoup dormi. Mon père m'a réveillé. On s'est pas engueulés, rien de


spécial. Je suis. arrivé derrière lui, il regardait la télévision, il m'a pas entendu arriver. j'ai tiré. Et puis mon père est mort, c'est tout.» Yves Corneloup se fâche: «Votre père n'est pas mort, vous l'avez tué! - Ouais, c'est pareil. - Non, ce n'est pas du tout la même chose! - Bon, oui, j'ai tué mon père, voilà!» Alors Françoise, la mère survivante, vient à la barre raconter le déchaînement de haine et de violence. D'une voix où ne perce ni rancoeur, ni colère. Juste une immense tristesse. «Vers 1 heure, Marius et moi avions terminé de préparer le repas. Mon mari est allé réveiller Alain qui dormait encore dans sa chambre.» A l'époque, ces réveils à pas d'heure constituent un sujet quotidien de discorde. Tout comme le refus d'Alain de travailler. La veille encore, le garçon confiait à des amis: «j'en ai marre, mes parents me prennent la tête avec le boulot.» Mais, comme ce 18 juin est jour de fête, le couple s'abstient de toute réflexion. Dans le petit salon encombré de meubles rustiques, Marius et Françoise ouvrent même une bouteille de champagne. Quand Alain entre Pans la pièce, il découvre ses parents assis; une flûte à la main. «Ah, c'est vrai, c'est la fête des Pères. Bonne fête papa !», lance-t-il. Le père lui propose de trinquer à son tour. Alain refuse, il se lève, il est à jeun. Puisque toute la famille est là, Françoise invite Marius et Alain à passer dans la salle à manger, et elle file à la cuisine chercher les escargots. «Quand je suis revenue, Alain a brandi un revolver dans ma direction,j'ai cru à un jouet. Et puis,j'ai vu mon mari affalé sur la table, la tête en sang couchée sur la desserte. Je me suis précipitée vers lui, je ne comprenais vraiment rien. Alors, Alain m'a donné un coup de crosse au visage, je suis tombée. Je lui ai demandé: «Mon fils, qu'estce qui te prend?» La réponse la glace d'effroi: «Y'a plus de fils. Toi, tu vas agoniser, je ne fais plus dans le sentiment!» Puis Alain Oreiller tire sur sa mère. Mais l'arme, un pistolet à grenaille trafiqué, refuse de fonctionner. Il presse la détente une dizaine de fois, sans résultat. Ouvre le barillet, vise à nouveau. «j'ai mis la main devant mes yeux et puis un coup est parti, poursuit Françoise. Tout est devenu noir, je sentais que je mourais et j'enrageais parce que je ne pouvais pas aider mon mari.» La balle que vient de tirer Alain a traversé la main de sa mère avant de se loger dans 153 Tiqqun l'os frontal. Quand elle rouvre les yeux, Alain a mis de la musique et s'est servi une coupe de Veuve-Clicquot. «Ça va changer. Maintenant, c'est moi le patron!» Françoise essaie de se relever. «Je pensais que je rêvais. Mais il m'a dit: «Quoi! tu en veux une autre?», et il a tiré à nouveau.» Cette balle-là n'a fait que frôler Françoise. Alain, lui, s'est redressé, mains dans les poches et torse bombé: «Tu comprends, je veux une meuf, alors, tu vas être ma meuf!» Cette déclaration faite, Alain sort, laissant sa mère pour morte. Pendant deux jours, il erre dans Vitry-sur-Seine, puis atterrit au bois de Vincennes, «Je pensais me trouver une prostituée.» Il se fera arrêter par la police à deux pas de là. Ni les deux jours de débats, ni les rapports des experts n'auront permis de comprendre le geste d'Alain Oreiller. Lespsychiatres ont bien parlé d'Oedipe, mais aucun n'a pu expliquer le passage à l'acte. «Une énigme», a reconnu l'un d'eux, tandis qu'un autre évoquait un enfant , «trop gâté», un climat , «étouffant», une ambiance , «étriquée», une éducation «autoritaire». Tout comme Marius le cheminot, Françoise, fille de gardien de la paix, comptable dans la même entreprise depuis 1972, rêvait d'un enfant qui partagerait la même foi en ses valeurs fondamentales, l'honnêteté et le travail. Mais déjà, Alain, «L'enfant adorable et très bon élève», regardait de sa fenêtre avec envie ses copains jouer dans la cour, en bas de l'immeuble. «J'avais plein de jouets, mais je restais enfermé.» Plus tard, malgré les écoles privées, le scooter et la voiture neuve offerts par la mère, Alain l'adolescent est sorti de ces rails trop droits. «A 9 ans, j'avais rêvé que, sans mes parents,j'allais conquérir le monde»; écrit-il dans un texte d'adolescence. Sauf que jamais il ne trouvera le courage de quitter le pratique cocon familial. Accepte-t-il de passer un concours pour être conducteur de TGV? Il est reçu seul sur 500 candidats. «On était au paradis !», dit Françoise. Mais déjà, travail et autorité ne sont que , «des trucs qui prennent la tête». Au bout de cinq jours de stage, il abandonne. C'était peu de temps avant le drame. Depuis trois ans, Françoise se rend tous les deux mois à la prison. Elle y apporte argent et vêtements. Elle a commencé ses visites dès qu'elle a pu de nouveau se déplacer. «Je ne peux quand même pas l'abandonner, il reste mon fils», explique-t-elle à la cour. Mère et fils s'écrivent de longues lettres. Celles de Françoise sont d'une grande beauté, simples et poignantes. Elle essaie de lui expliquer, sans la moindre emphase, son calvaire, comment son mari, l'homme qu'elle aimait, lui manque. Elle voudrait qu'Alain comprenne qu'il reste et restera toujours le fils du père qu'il a tué. Alain répond qu'il pense que, lorsqu'il sera libre, il reviendra vivre avec elle, dans le petit appartement de Vitry-sur-Seine. «Il ne faut pas qu'on se sépare, nous sommes une famille.» Françoise tremble d'effroi à cette idée. Quand Maurice Papon a été libéré, au début du procès de Bordeaux, affolée, elle a immédiatement téléphoné à son avocat: «Est-ce qu'Alain risque d'obtenir le même traitement?» Pourtant, les trois psychiatres sont d'accord sur ce point: ils n'ont relevé aucune trace de maladie mentale chez Alain Oreiller. Ni même le moindre soupçon d' «épisode psychotique» au moment des faits. L'un d'entre eux, qui a avancé, parce qu'il fallait trouver quelque chose, «l'état hypnopompique» de l'accusé, en d'autres termes un «réveil incomplet avec état crépusculaire», n'a récolté qu'un scepticisme. poli de magistrats.


Le 1er juin, l'avocat général Marie-Dominique Trabet a requis vingt ans de réclusion pour ce «petit coq très égocentrique, ce grand narcissique qui ne supporte pas qu'on lui résiste». Les jurés l'ont suivie, après trois heures de débat.» (Libération, Jeudi 18 juin 1998.) * Le 19 juin 1998, une poignée de métaphysiciens-critiques humiliaient publiquement «le jeune et bouillonnant Laurent Gutmann», qui avait osé transformer, par sa mise en scène complaisante, le chef d'oeuvre métaphysique de Calderon La vie est un songe en comédie de boulevard branchée. Que son pygmalion vînt d'être corrigé et mis en garde que lui et ses semblables seraient un jour «Pour manque-de profondeur.» n'empêcha pas l'acteur principal de cette bouffonnerie de nous donner raison et de reconnaître qu'il s'était laissé abuser. Les putains de tous sexes, la plupart appartenant au «milieu culturel», qui dégoisaient là ont fait à cette occasion, pour la première fois dans leur vie, l'expérience du silence véritable. Qu'elles se rassurent, d'autres occasions leur en seront fournies. * Le dimanche 12 juillet, en marge du Sommet International des Métaphysiciens-Critiques à Arcachon (SIMCA), la motion était adoptée de «politiser la plage». Une banderole était donc élaborée à cet effet sur laquelle on pouvait lire «Vous allez mourir - et vos pauvres vacances n'y peuvent rien»_ C'est dans l' après-midi du même jour, à l'heure de la plus grande affluence que les métaphysiciens-critiques défilaient sur plusieurs centaines de mètres, le long de la plage dite «Pereire», derrière la banderole sus-men______________________________________________________________________________________________ _ DERNIER AVERTISSEMENT! «"Nous espérons ainsi envoyer un message en faveur des familles: il est temps que les gens fassent attention à ce qu'ils font, parce qu'il peut y avoir des répercussions", se félicite l'avocat James Walker» (Libération, date inconnue, 1998). 154 Quelques actions d'éclat du Parti Imaginaire tionnée. Si le soleil se peut dorénavant, grâce aux progrès de l'industrie optique, regarder en face, il semble bien que ce ne soit toujours pas le cas de la mort, ainsi que les réactions des baigneurs nous ont permis de l'établir. L'opération fut une réussite complète. Elle réveilla toute l'insoupçonnable inquiétude qui gît au fond des viandes balnéaires. Un premier estivant vint ainsi nous demander «pourquoi» il allait mourir, tandis qu'un autre venait s'enquérir auprès de nous pour savoir «de quoi» il allait mourir. Un troisième, certainement plus familier des cabinets de voyance que du premier Heidegger, tenta même de nous faire dire «quand» il allait mourir. Un dernier, qui donnait manifestement dans l'illusion que nous serions de ses semblables, poussa la clairvoyance jusqu'à observer: «Ah, vous êtes positifs, vous, dans la vie!». A tout prendre; le gamin de huit ans qui répondait à son cadet traumatisé par cette singulière manifestation «laisse tomber, ils sont fous !»,.ou le vieux pêcheur barbu qui interrogeait d'une voix bien haute à l'accent gascon sciemment exagéré «Eh, tu crois qu'ils sont du coin, eux?» témoignent tout de même d'un moindre degré de déréliction. * «Les cas d'empoisonnements se multiplient au Japon TOKYO. Un Japonais de cinquante-huit ans est mort, lundi 31 août, après avoir bu le même jour une canette de thé qui contenant un poison, a indiqué jeudi 3 septembre un porte-parole de la police. Ce décès intervient alors que les affaires d'empoisonnements se multiplient au Japon. Mardi, le gérant d'un supermarché à Suzuka, dans le centre du pays, avait recraché, du fait de son goût amer, du thé en canette où la police a trouvé, des traces de cyanure, Mercredi, c'est un chauffeur de taxi qui a bu une canette contenant un pesticide à Koryo (Ouest). Quatre personnes sont décédées en juillet après avoir mangé un plat au curry où se trouvait de l'arsenic, et, fin août, un inconnu a expédié par la poste des bouteilles de désinfectant à vingt-trois adolescents d'une école en le présentant comme un produit amincissant» (Le Monde, vendredi 3 septembre 1998,) * Devant le spectacle de tant d'amères calomnies, de tant de prévisibles machinations, de tant de malentendus entretenus à dessein, il nous a semblé nécessaire de rendre publique la première critique honnête de l'imposture bourdivine. L'occasion nous en fut donnée lorsqu'un des métaphysiciens-critiques se trouva invité, par une méprise à peu près complète, à intervenir au congrès Marx International II sur le thème bien impertinent d'«oser chercher


critique». Il n'aurait évidemment jamais consenti à si grotesque compromission - on sait la part que prend le Parti Communiste dans l'organisation de ce genre de bouffonneries -, si les autres guignols invités à pontifier là en sa compagnie n'avaient été deux rédacteurs du «Décembre» des intellectuels français, publié dans la collection LiberRaisons d'agir, sous l'oeil protubérant du vénéré Bourdieu, La décision était donc prise d'accepter l'invitation pour le jeudi 1er octobre 1998, dans les locaux de l'université de Nanterre, bâtiment L, à 14 heures, mais le sujet de la communication n'était, lui, pas précisé. Le jour dit, un assaut de courtoisie permit au métaphysicien-critique de laisser les deux lugubres docteurs en sociologie énumérer en premier leurs griefs chiffrés envers l'Université, qui traite si dédaigneusement les «chercheurs critiques» et, ce faisant, ralentit les progrès de la Science Sociologique, dont l'objectivité marmoréenne se trouve sacrifiée en un pur scandale à de futiles «logiques politiques», etc.. Puis, son tour venant, il livra, après tant de consternantes platitudes, sa contribution au débat. Elle commençait ainsi «I1 faut ranger au nombre des manifestations les plus singulières de la figure présente de la domination que, sous les auspices d'un parti au pouvoir, une poignée de salariés de l'Etat se réunissent publiquement autour de la saine préoccupation d' «Oser chercher critique». En d'autres temps, cela aurait pu passer pour une provocation, ou tout au moins pour un trait d'esprit, mais depuis lors la domination s'est effectivement adjugée le monopole de la critique, c'est-à-dire le droit imprescriptible de dénoncer ses défauts et de se «mettre en crise»; car la crise est précisément l'état d'urgence permanent dont elle a besoin pour forcer l'assentiment général à la multiplication de ses diktats. C'est désormais faire preuve de la dernière grossièreté que de ne pas solliciter d'une organisation sociale vermoulue l'autorisation de la démolir. Mais l'insolence extrême avec laquelle cette société parle de ses vices n'est en rien signe de sa toute-puissance, elle correspond plutôt à la phase finale de sa décomposition». Un premier paragraphe établissait l'acte de décès de l' Université: «Que le droit de critiquer soit un privilège qui ne revient qu'aux puissants, cela est vrai dans l' Université, comme cela est vrai dans le reste de cette société. Mais c'est là un scandale qui importe peu. Il n'est pas moins absurde de vouloir réformer l' Université que de prétendre la détruire. [... ] car il n'y a, au sein du nihilisme, aucun enseignement véritable, pas même technique en dernière instance, qui reste possible», On concluait ainsi: «Tout bien pesé, le dépérissement de l' Université et la disparition du sujet étudiant ne sont que d'infimes détails au sein d'un processus autrement titanesque: je veux parler de la décomposition de la société marchande» . Un second paragraphe donnait sous des traits assez reconnaissables une analyse de la fonction de Bourdieu et de ses semblables dans l'économie du désastre: «II faut estimer dans des proportions très exactement inverses le rôle de l'intellectuel au sein de ce mouvement, qu'il s'agit pour la domination de geler, On ne saurait s'exagérer l'importance stratégique qu'il y tient, et cela est, singulièrement, d'autant plus vrai qu'il est critique. L'intellectuel a certes, par essence, une fonction sociale répressive. Nous convenons sans peine que tant qu'il y aura des intellectuels, c'est-à-dire tant que le questionnement, la pensée et la connaissance seront conçus comme des activités spéciali155 Tiqqun sées et non génériques de l'homme, il n'y aura nulle part d'intelligence. [ ... ] Et lorsque finalement la survie artificielle d'un ordre mauvais et périmé est tout entière suspendue à son aptitude à rendre invisible sa gangrène, c'est-à-dire à conserver à une réalité nouvelle l'apparence de l'ancienne, l'intellectuel en vient à détenir, jusque dans son impuissance consentie, une puissance que beaucoup déjà lui envient, qui s'inscrivent en doctorat de sociologie. La monstrueuse inflation médiatique doit être identiquement rattachée à la nécessité absolue de maintenir par-delà le démenti que lui impose l'expérience quotidienne le mode de dévoilement marchand et toutes les catégories qu'il commande: l'utilité, le travail, la propriété, la valeur,l'échange, l'intérêt, etc.. Tous ces concepts rapiécés qui sont devenus si manifestement impropres à saisir quoi que ce soit de ce qui est désormais vécu par chacun, qui permettent tout juste de le rendre inintelligible, doivent être coûte que coûte maintenus, entretenus et recyclés par les intellectuels, au prix naturellement d'une terminologie toujours plus aberrante, qui conduit les plus scrupuleux à parler, par exemple, de «calcul de désintéressement»; ce qui n'est pas peu, assurément.» [ ... ] «l'intellectuel critique assure la production calibrée de la bonne conscience. C'est d'ailleurs périodiquement qu'on le voit rappeler par sa simple existence verbeuse la nécessité de l'analyse scientifique, de la réforme raisonnable de tout, et l'impératif catégorique du dialogue, c'est-à-dire le devoir qui est fait à chacun de s'exprimer dans le seul langage que la domination comprenne: le sien. Il n'est nullement paradoxal que l'intellectuel critique soit l'allié objectif le plus utile à la domination là où précisément il est le plus critique, car c'est en attaquant le «journalisme de marché» qu'il entretient le plus efficacement l'illusion qu'il pourrait y avoir un bon journalisme, et en stigmatisant la «noblesse d'Etat» celle que l'on pourrait parler de l'Etat sans devoir immédiatement penser à l'équation de tout asservissement. [ ... ] Alors qu'il n'y a d'autre critique véritable dans l' «univers du discours clos» que la critique pratique, que la violence la plus nue, alors qu'il ne peut plus être question d'autre chose que d'une hostilité et d'une étrangeté absolues au monde de la marchandise, l'intellectuel critique fuit valoir ses mornes considérations sur la domination symbolique. C'est sur ce point qu' infailliblement il rejoint cette société: dans l'acharnement qu'il met évacuer l' Indicible du politiquement dicible. Car l'Infini n'appartient pas à son champ d'étude, qui ne comprend que le déterminé. D'après lui, il n'existe pas. Et quand il a dit cela, il croit avoir tout dit. L'angoisse, la passion, la


souffrance, la liberté, la destruction et plus généralement toutes les manifestations de la négativité humaine sont au nombre de ces choses qu'il travaille consciencieusement à refouler aux portes de la Publicité. Tout comme les dominants de Jünger, les sciences sociales «vivent sans cesse dans cette idée terrifiante que non seulement quelques isolés mais des masses entières pourraient s'évader de la crainte: ce serait leur chute certaine. C'est là aussi la raison de leur rage contre toute doctrine de transcendance. Le danger suprême est caché là: que l'homme perde la peur». Il est des régions dans l' Université où le seul mot de métaphysique est traqué comme une hérésie. Aussi les sciences sociales travaillent-elles assidûment à maintenir l'homme dans l'horizon brisé de sa finitude, de son entendement séparé, de sa dépouille mortelle et de ses misérables limitations. «On ne peut imaginer une institution dont la simple préservation représenterait une valeur quelconque», écrivait Lukàcs, mais c'est cette société dans son entier qui ne peut plus se prévaloir d'aucun autre titre que le simple fait d'exister, hormis peut-être sa vocation à être décrite dans toutes ses perversions. Son néant appelle chaque jour plus distinctement à sa destruction. C'est pourquoi le chercheur critique doit chercher, parce que ce qu'il y a à critiquer, au sens de pulvériser, est d'une évidence si aveuglante qu'il faut bien des années d'études pour apprendre à ne pas la voir». Jusqu'à ce point, l'auditoire n'avait réagi au contenu comme au ton quelque peu martial de l'intervention que par une extrême tension de l'atmosphère; après tout il y avait peu de chances que se trouvât égaré parmi tant de cerveaux si prompts à l'indulgence vis-à-vis du Parti Communiste Français, un seul futur métaphysicien-critique. Mais c'est la fin de la lecture qui porta cette tension à son comble, signalé chez certains par un ricanement hystérique-hoquetant très reconnaissable. Et de fait, la conclusion du texte ne pouvait guère laisser planer de doutes quant à nos intentions: «Mais pour l'heure, la critique n'a que faire des docteurs en sociologie, et dans un camp comme dans l'autre, tout le monde s'accorde pour les laisser mourir de faim entre les mamelles creuses de leur Scienœ. Car c'est de poètes et de théologiens qu'elle a désormais besoin, et non de fonctionnaires consciencieux de l'intelligence sociale.[ ... ] Elle n'a d'ennemi plus immédiat que ce sociologue plein de raison qui travaille à rendre familier l'inquiétant, avec toute l'incroyable patience dont la médiocrité sait se rendre capable. Aussi nous faut-il laisser le chercheur critique à ses misérables lamentations sur la précarité de son statut, et la faiblesse des moyens que l'adversaire lui alloue pour disserter sur lui. Tous ceux qui ne peuvent se résoudre à quitter le navire quand il sombre déjà si visiblement au motif qu'ils estiment plus les carrières dans l'engloutissement que la liberté périlleuse du partisan, lient leur destin à un monde qui s'en va. Leur pauvre indignation argumentée ne suscite partout que le mépris. Nul n'est disposé à les suivre, et nul n'est disposé à les aimer. Parce qu'ils critiquent la domination dans des termes qu'elle-même ne répugne pas à employer, il se peut même qu'ils finissent dans le même peloton d'exécution que ceux dont ils auront été jusqu'à la fin les complices chicaniers. Quoi qu'il advienne, ils ne sont plus à la hauteur des temps. La sociologie est morte. Elle ne nous laissera pas un bon souvenir». On rappelait enfin en codicille qu'en dépit de ce que l'on pourrait hâtivement conclure des actes de ce congrès, Marx est bien l'homme qui a écrit que pour se faire pardonner ses péchés, l'humanité n'a qu'à les reconnaître pour tels». Rendu à son néant originaire, ne pouvant citer pour sa défense aucun livre du maître, ni rien de sa collection - nous 156 Quelques actions d'éclat du Parti Imaginaire n'attendons pas d'expression du ressentiment du drolatique Bourdieu à l'endroit de la Métaphysique-Critique avant 2002. -, le plus docteur en sociologie des deux docteurs en sociologie voulu croire à «une blague». Mais il du bientôt s'aviser que ce n'en était certainement pas une, quand la salle, ayant nerveusement applaudi à l'intervention, le prit sans le moindre égard à partie. Une ironie cruelle voulut que ce soit un confusionniste post-marxiste parlant sous perfusion de Monde diplomatique qui le contraint par la virulence de sa charge à vider les lieux avant la fin de la conférence. La lecture de son texte achevée, le métaphysicien-critique était, quant à lui, demeuré silencieux. * L'illusion n'est pas seulement du nombre de ces choses dont nous tâchons quotidiennement de nous garder, elle compte aussi parmi les marques auxquelles nous reconnaissons ceux qu'il nous faut anéantir. Non par caprice, moins encore par une délégation expresse du Weltgeist, mais simplement parce que l'illusion se fait complice de tout, et que nous ne sommes pas prêts à pardonner à cette société une seule de ses lâchetés. S'il est un «milieu» qui, d'entre tous, s'est plus particulièrement adjugé la charge de préposé à l'entretien de toutes les illusions, voire même de l'illusion en tant que telle, c'est bien l'infâme, suffocant et méphitique «milieu culturel». Du reste, il est à prévoir pour les années à venir que la domination devra de plus en plus autoriser de «l'art» les oukases qu'elle ne peut plus sans ridicule décorer d'aucune référence à la vérité. C'est là une issue qu'il y a quelque urgence à miner, avant qu'elle ne s'y engage trop commodément. S'il est de plus condamnables indifférences que celle que l'on peut légitimement nourrir à l'endroit de la présente production de marchandises culturelles, celle-ci n'en demeure pas moins la plus grosse de périls, et l'ennemi le plus sournois sous ses airs d' insignifiance. Quelque répugnante et profondément absurde que puisse désormais paraître l'idée d'accorder ne fût-ce qu'une


seconde d'attention au cas d'un homme qui prétend encore donner dans «l'art», et même dans la «littérature», il n'a pas semblé admissible aux métaphysiciens-critiques de laisser subsister d'équivoque au sujet du fabricant de copies para-bouddhiste Michel Houellebecq. Cet avorton définitif ne manque certainement pas de titres spéciaux à notre inimitié; qu'il figure parmi les premiers exemplaires de parfait Bloom à se revendiquer publiquement comme tel, et ce par-delà tout amour-propre, aurait pu lui valoir une bonne place sur notre liste noire. Au même titre d'ailleurs que l'emploi récurrent, dans son méat buccal putréfiée, de l'adjectif «métaphysique», où il n'est cependant qu'un synonyme inusité de «profond» ou «spirituel», tous termes qui font un excellent argument commercial sur le marché de la consommation new-age. Mais l'expérience nous a suffisamment enseigné qu'il est vain de vouloir combattre les asticots, que l'on peut tout au plus les écraser. Aussi ne retenons nous aucun grief particulier contre la personne de Michel Houellebecq, puisque cette personne n'existe pas. «Michel Houellebecq» n'est qu'un pseudonyme du néant. Il y allait en revanche du Tiqqun lui-même d'attirer l'attention, ainsi que les métaphysiciens-critiques s'y employèrent, sur le brutal accès de langage de la flatterie qu'a déchaîné dans le «milieu culturel» l'apparition du houellebecq à la surface de la Publicité. Que, dans cette affaire, on ait pu voir les journalistes qui «font l'opinion» dénoncer la dictature de la «bien-pensance», une grande maison d'édition réputer un de ses commis-écrivains victime des «marchands», et que le commis en question, bien qu' unanimement loué par une critique aux ordres, se soit plaint d'être persécuté, cela ne représente en fin de compte qu'une différence de degré par rapport au confusionnisme intéressé de l'industrie éditoriale. Ce qui est, en revanche, plus inaccoutumé, c'est la conscience avec laquelle tout le monde aura jusqu'au bout su jouer son rôle, et, zélateurs comme détracteurs, feindre la passion. L'air de faux absolu dans lequel les différents actes de l'«événement littéraire de la rentrée» - c'est ainsi que les divers organismes de presse l'avaient annoncé, conformément aux instructions de Flammarion - se seront déroulés, réclamait en toute objectivité que l'on en vînt perturber le cours tout en se gardant bien de ne jamais s'abandonner au piège de se laisser propulser sur scène. C'est à de pareilles menées que se trouve exposé le Spectacle lorsqu'il a l'impudence de s'essayer au bain de foule. Il n'est pas prudent d'assurer soi-même la promotion de sa camelote dans un lieu «public» comme peut l'être une FNAC, un samedi après-midi 24 octobre 1998. Et ce d'abord, parce qu 'il demeure délicat d'expliquer à ses consommateurs qu'il y a bien tromperie sur la marchandise, mais qu'il ne sert de rien de réclamer. Ce n'est d'ailleurs pas sans mal que Michel Houellebecq parvint, ce jour-là, à faire admettre son point de vue: certes, disait-il en substance, le livre est vendu et acheté sur l'argument de «porter un jugement sur une société et une civilisation», c'est-à-dire pour son caractère politique, pour l'élément critique qu'il contient, mais cela n'engage pas l'auteur, qui n'est après tout qu'un producteur de marchandises culturelles comme les autres, quand bien même il aurait décidé d'exploiter le débouché prometteur que la «mort des idéologies» - c'est par cet euphémisme que l'on désigne l'hostilité entretenue à l'endroit de la pensée - laisse aux charognes. Insuffisamment formés au langage de la flatterie, les lycéens qui se trouvaient là mirent pourtant une grossière inconvenance à ne pas voir pourquoi il faudrait appeler «littérature» le fait de ne pas tirer les conséquences de ce que l'on écrit, et jugèrent bon, en partant, de faire savoir à celui qui venait de reconnaître devant eux qu'il était «une larve» qu'ils le tenaient plutôt pour un , «bouffon», En un mot, le houellebecq ne parvint pas à rendre, pour eux tout au moins, sa honte moins honteuse en la livrant à la Publicité. Les métaphysiciens-critiques, de leur côté, commencèrent par distribuer un tract, que nous reproduisons ici. 157 Tiqqun • Michel HoueIIebecq. notice biographique (tirée de l'Encyclopédie des Rédemptions, 24ème édition remise à jour, 2074, Paris; traduite du latin futur) Auteur et demi-habile né en 1958 dans l'île de la Réunion, alors province de la France. On ignore à peu près tout de ce qu'il fit et fut, car les journaux, qui étaient le genre littéraire de l'époque, ont disparu au cours des grands conflits que les historiens locaux d'aujourd'hui s'attachent à recenser. Aucune de ses oeuvres ne nous est parvenue, même par fragments. Nous ne disposons d'aucun témoignage direct sur sa personne, mais il semble bien qu'aucun de ceux qu'il appelait ses « amis ~, au sens tout à fait curieux où cette époque entendait ce mot, ne l'ait assez estimé pour juger bon de lui rendre hommage. Tout au plus nous a-t-on rapporté la vogue éphémère, dans les années 2004-2005, d'injures faisant allusion de façon transparente ou simplement vraisemblable à cet obscur personnage, parmi lesquelles: « tronche de houellebecq» , « naturaliste de supermarché» , «caniche visionnaire» ou encore «ta mère c'est Houellebecq». Il semble pourtant qu'il ait joui durant plusieurs années d'une notoriété que nous avons aujourd'hui bien du mal à nous expliquer, et qu'attestent une masse de polémiques. C'est d'ailleurs de l'une d'entre elles que nous tenons la plus grande pan des informations dont nous disposons sur sa personne, et ses idées. On trouve ainsi, dans les archives du Parti Imaginaire, sous la cote H.492-B-58, un tract intitulé Michel Houellebecq, notice biographique, et un texte tiré du numéro 2 de l'historique revue Tiqqun sous le titre: « Fonction du houellebecq ». Il ressort de ces documents un grand nombre d'éléments dont la compréhension exige une connaissance approfondie de la sinistre Période Anthradte des années 1990-2005. Il ne faut pas oublier que l'époque de Houellebecq fut le


théâtre d'une formidable régression sociale dans tous les territoires qui se disaient alors «développés», et dans tous les domaines. Un chroniqueur de ces temps nous rapporte ainsi que leur confusion alla jusqu'à la formation d'un parti « révolutionnaire» scientiste et pro-étatique, emmené par un mystérieux Jean-Paul Bourdieu. La société marchande avait depuis longtemps jeté ses derniers feux, et ne se survivait qu'au prix d'une tyrannie toujours plus grossière, plus féroce et plus convulsive. Cet ordre à bout de justification ne pouvant plus différer le constat général de sa faillite, il lui fallut élaborer un langage tel que la reconnaissance de la souffrance humaine qu'il engendrait n'impliquât pas le projet de s'en libérer, le condamnât plutôt et pût même être mis au service d'une nouvelle modernisation de la domination. Des sources concordantes nous indiquent qu'il se trouva alors, dans toutes ces sociétés « développées», un certain « milieu culturel» - car il y avait alors des hommes qui croyaient sans rire en l'existence d'un fantasmagorique « milieu culturel» , certains poussant même la démence jusqu'à prétendre « en être» - pour collaborer à la diffusion de ce langage de la flatterie, dont le très vénérable Hegel nous enseigne qu'il sait «l'êtrepour-soi séparé de l'être-en-soi, ou ce qui est visé et le but séparés de la vérité» c'est-à-dire, au fond, pour donner son impuissance en exemple. On signale en France le rôle singulièrement prosélyte d'un certain organe de presse « Les Inrockuptibles» dans le sens d'une telle esthétique du désastre, ou plus précisément, d'une esthétisation de celuici. Il semble que ledit « milieu culturel» ait été tout spécialement désigné pour cet office de basse répression. La mise au travail concrète du langage, des signes et de la pensée dans les modes de production d'alors avait en effet réduit la littérature, et plus généralement l'art, à une forme tristement ridicule, ostentatoire et velléitaire d'activité sociale, se flattant en outre de demeurer coupée de toute effectivité. La conséquence la plus remarquable de cet état de choses fut la prolétarisation massive de toute la frange infatuée de ceux qui répugnaient à fournir au marché le quota de tranquillisants spi158 Quelques actions d'éclat du Parti Imaginaire rituels, de sujets de conversation mondaine et de curiosités diverses, tels qu'en réclamait l'universel besoin de Divertissement de ce temps. Aussi se mêlait-il toujours aux productions de cette culture neutralisée, car séparée de tout, un irrépressible accent de ressentiment devant sa propre déchéance. Car ce n'était pas seulement que l'ensemble de la société ne nourrissait plus qu'une indifférence bonhomme à l'égard de la misérable agitation du milieu dit « culturel» et de ses préoccupations futiles, c'est surtout qu'elle l'avait désintégré, déclassé, laissé là et pour tout dire, réduit à la faim. On comprend, dans ces conditions, qu'il ait été si simple d'y trouver quelques nervis sans âme, quelques ratés notoires pour ambitionner de faire carrière dans le nihilisme, et le proroger autant que faire se peut. Michel Houellebecq ne fut, selon toute vraisemblance, que l'un d'eux. Au sein de cette époque d'absolues ténèbres, la fonction des houellebecqs - nous n'évoquerons pas ici la personne singulière du prénommé Michel, dont nous ne savons au reste que fort peu de choses, mais qui semble cependant avoir été quelque chose de répugnant, visqueux, flaccide et insignifIant, du moins d'après nos sources - fut d'élever l'état d'abaissement où l'homme se trouvait alors au rang de philosophia perennis. Ils contribuèrent à intégrer au discours dominant une critique fragmentaire de la consommation, du Divertissement et de la marchandise, mais ce dans l'unique dessein de donner cette misère pour ontologique, c'est-à-dire d'exclure de toute réflexion l'idée d'une pratique qui ferait éclater cette malédiction, et si possible d'en exclure l'Idée elle-même. Ils critiquèrent l'aliénation non dans le sens de sa suppression, mais dans le sens de la dépression, qui nourrissait alors des pans entiers de l'industrie. Leur affaire fut en tous points semblable à celle du regrettable Huxley, qu'on eût certainement oublié s'il n'avait été si superbement mouché par le Super-essentiel Theodor Wiesengrund Adorno: éterniser toutes les antinomies réifiées, toutes les disjonctions arbitraires propres à la pensée bourgeoise. Aussi l'essentiel n'est pas qu'au sein de l'alternative captieuse entre la plénitude des sociétés traditionnelles et le meilleur des mondes cybernétique ils aient pris parti pour le second terme, mais l'alternative elle-même, et sa fausseté; ainsi que l'histoire de notre siècle l'a si évidemment démontré. Identiquement, l'important ne fut pas ce qu'ils dirent, et tout porte à croire qu'ils ne disaient en fin de compte rien de consistant, mais le langage dans lequel ils parvinrent à se faire entendre. Ainsi donc, le houellebecq se choisit pour ennemis des chimères, des fictions typiques de l'aberration bourgeoise (l'individu, le libéralisme, la sexualité, etc.) dont il imposait cependant au plus haut point qu'on ajoutât foi à leur existence. Ce faisant, il offrit à la « Bonne Conscience de Gauche », dont rien aujourd'hui ne nous permet d'imaginer toute l'étourdissante hypocrisie, l'occasion rêvée d'une de ces disputes offusquées, creuses et pleines d'ennui - non pas le bon Ennui que nous connaissons de nos jours, mais l'ennui d'alors, effroyable - dont elle se repaissait avec tant de satisfaction, puisque le mensonge demeurait intact. Il donna ainsi aux lieux communs les plus rebattus de la vieille immondice bourgeoise une forme sophistiquée, et comme une seconde jeunesse. Comme tant de ses contemporains, il ne concevait pas un homme qui ne se réduisît ni au système collectif contraignant, ni à l'individu contingent, il refusait d'imaginer un sens qui ne s'opposât pas à la vie, une conscience qui ne s'opposât pas au bonheur. Il s'agissait


en fait, au chevet de la domination agonisante, de donner de la réalité une version non-problématique et de la société une description d'où la contradiction serait évacuée, étant simplement due à une situation provisoire d'arriération technologique. Michel Houellebecq et ses semblables ne firent qu'ajourner un peu l'inexorable processus du Tiqqun. Pour nous, nous savons depuis longtemps que « l'humanité n'a pas à choisir entre l'Etat Universel totalitaire et l'individualisme» (le S. T. W. Adorno). Trop faible pour vaincre une nature profondément ignoble, Michel Houellebecq ne parvint cependant pas à faire durablement aimer son abjection. Et il passa aux oubliettes de l'Histoire dès les premières années de notre siècle. Jugeant sans doute que le Néant ne se laisse pas anéantir mais contamine plutôt ses adversaires, ses ennemis véritables se gardèrent de l'attaquer directement, et l'abandonnèrent à son insipide décomposition. Une légende rapporte (cf. Les contes cruels de l'Epoque Anthracite XCVI, 25) qu'il serait mort aux alentours des années 2017-2018, défenestré d'un bordel de Pat Pong, par une authentique vierge thaïlandaise. On prétend aussi que l'amas puant de ses viscères gangrenés et de son squelette fracassé aurait été donné en pâture aux fameux chiens errants de ce quartier, et qu'ils n'en auraient pas voulu. C'est au reste de façon à peine croyable la fin que lui prédisait le tract du Parti Imaginaire intitulé Michel Houellehecq, notice biographique, daté du 24 octobre 1998. Une fraction consciente du Parti Imaginaire, 24 octobre 1998; 159 Tiqqun Les métaphysiciens-critiques n'eurent pas besoin de laisser baver le houellebecq très longtemps pour s'aviser qu'un tel nabot n'était pas à leur portée, même juché sur les épaules de son batracien d'éditeur. Ils se bornèrent donc, dans un premier temps, à s'assurer qu'il maintenait ce qu'il avait déclaré aux Inrockuptibles - notamment qu'il aimait bien Staline «parce qu'il a tué plein d'anarchistes (rires)» , propos que l'on aurait pu tenir pour une vulgaire provocation promotionnelle, destinée à exciter quelques gauchistes impénitents - , et ce qu'il avait écrit dans la postface au Scum manifesta de Valérie Solanas - «en plein milieu des années soixante, au milieu d'un bordel idéologique sans précédent, et malgré quelques dérapages nazis, Valéry Solanas a donc eu, pratiquement seule de sa génération, le courage de maintenir une attitude progressiste et raisonnée, conforme aux plus nobles aspirations du projet occidental: établir un contrôle technologique absolu de l'homme sur la nature, y compris sa nature biologique, et son évolution. Cela dans le but à long terme de reconstruire une nouvelle nature sur des bases conformes à la loi morale, c'est-à-dire d'établir le règne universel de l'amour, point final.» -. Nous trouvions en revanche le public d'une centaine de personnes prosternées là, à boire les paroles d'un histrion bilieux qui disait en avoir après la liberté, l'homme, le sens et le langage, et qui lui faisait valoir, du fond de son nihilisme sophistiqué, les avantages d'un futur de troupeau dans une dictature technologique intégrale, un peu plus à notre mesure. Mais c'est à peine si ce ramassis d'agonisants réagit en d'imperceptibles vibrations gélatineuses lorsqu'il se vit flétri du qualificatif d'«amorphe». Après que nous lui avons représenté le cauchemar, en même temps que l'impossibilité, d'une quelconque fin de l'histoire, et demandé si c'était là ce qu'il voulait, le silence se fit, un silence poisseux de haine rentrée. Finalement, une voix lymphatique s'éleva en réponse d'une espèce d'homoncule tapi au milieu de la salle, qui hasardait sur un ton de résignation ventrue «Ben, de toute façon, c'est ce qui va arriver !». Sur ce, le public, voyant son droit au sommeil contesté se hâta de réclamer que l'on parlât du livre et rien que du livre. Finalement, le privilège de conclure revint à une rebutante ménagère d'une soixantaine d'années, vieille peau dévoreuse de romans dans les insomnies de sa nullité en retraite: «Je ne sais pas si je suis amorphe, moi, mais je voudrais remercier Michel Houellebecq. J'ai découvert, là, son premier roman. Moi, je m'en fiche de la politique. Je lis des romans d'extrême droite, des romans d'extrême gauche. Je n'en ai rien à faire de l'idéologie. Pendant vingt ans, on m'a empêché de lire Raymond Abellio. Moi, ce qui m'importe, c'est le plaisir de lire, de me laisser porter par l'histoire, par le style, etc.». Comme on le voit, Michel Houellebecq peut se flatter d'avoir trouvé des lecteurs d'une espèce au moins aussi rampante que la sienne. Mais aussi grand que soit leur nombre, aussi fanatiquement résignés qu'ils se déclarent, les houellebecqs ne cesseront jamais de compter pour néant sur la balance du destin, car ils appartiennent jusque dans leurs enthousiasmes au versant mort de cette civilisation. Bien évidemment, il ne manqua pas, par la suite, de quelques rombières du milieu littéraire pour tirer parti de l'incident, et tartiner dans Le Monde quelques pleines pages de sottises, de bêlements et de mauvaise foi. Et c'est somme toute chose bien compréhensible: il est si rarement donné à la critique, de nos jours, de faire un peu parler d'elle. Il fut donc question d'un «procès Houellebecq» - comme si c'était une personne, et non précisément sa fonction, qui était ici attaquée -, instruit par on ne sait quelle diabolique autorité invisible, sans doute par ce «groupe de jeunes gens méthodiquement répartis dans la salle» de conférence de la FNAC, le 24 octobre 1998 (Le Monde, dimanche 8-lundi 9 novembre 1998). On relata donc dans le détail, sans pour autant résister au réflexe de falsifier un minimum, les propos et les faits, mais on se garda bien de mentionner l'existence d'un tract, qui aurait pu laisser penser que les hommes du Parti lmaginaire disposeraient d'un discours assez articulé pour faire voler en éclats «le


vieil édifice plein de fissures». D'autres chroniques suivirent, toutes coulées dans la même résine crâne et hystérique, qui prenaient invariablement la défense de Houellebecq contre ses ennemis supposés, mais jamais nommés, ainsi qu'il est de règle dans le Spectacle. Elles en appelaient toutes à l'urgence de sauver l' «art» et la «littérature» des «contraintes idéologico-politiques» (Le Monde, 11 novembre 1998), quand il est si évident que c'est au contraire l'art qui, n'étant plus rien par lui-même, se trouve acculé, pour se sauver, à tremper ses doigts sales dans l' «idéologicopolitique». Il est dans l'ordre que le petit milieu littéraire décomposé ail choisi le moment précis où la production de marchandises culturelles se révèle comme le modèle même de la production «idéologico-politique» pour se mettre à pousser des cris d'orfraie, et en appeler au droit imprescriptible de la littérature à l'insignifiance. Eternelle veulerie de l'art! Autant dire que nous n'avons été que peu surpris de recevoir, dans les jours qui suivirent l'incident, diverses avances venant précisément de ce milieu, et dont la plus farfelue ne fut pas de s'offrir de nous publier. Si le fait qu'il ait dû s'en remettre à Houellebecq pour faire un peu de bruit n'avait pas suffisamment établi son état de naufrage, cela aurait pu constituer à soi seul la preuve de sa débâcle. Mais nous ne pactisons pas avec les défuntes bureaucraties de l'esprit. Bien plutôt, nous proclamons un nouveau règne. Déjà, les vermines se mettent à trembler, car elles savent qu'il faudra bien, tôt ou tard, entreprendre l'immense tâche de déblaiement. Et qu'elles font partie des décombres. 160

Sommaire Eh bien, la guerre! 3 Qu'est-ce que la Métaphysique Critique? 7 Théorie du Bloom Phénoménologie de la vie quotidienne 46 Thèses sur le Parti Imaginaire, 50 Le silence et son au-delà 72 De l'économie considérée comme magie noire 80 Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille 94 Hommes-machines. mode d'emploi 127 Les métaphysiciens-critiques sous le «mouvement des chômeurs» 137 Quelques actions d'éclat du Parti Imaginaire 146

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