La Chartreuse de Parme

Page 1

SENIORS

NIVEAU 4

Stendhal

Fabrice Del Dongo, second fils d’une riche famille d’aristocrates milanais, est élevé par sa tante dans le culte de Napoléon. Rappelé au domaine familial par son père qui ne partage pas les idées révolutionnaires de sa sœur, il assiste la mort dans l’âme à la chute de l’Empire et à l’exil de l’empereur à l’île d’Elbe. Un an plus tard, Napoléon débarque en France et s’apprête à livrer une grande bataille en Belgique. Fabrice quitte alors précipitamment le château de son père, traverse la France et participe tant bien que mal à la bataille de Waterloo. La défaite de la Grande Armée marque la fin de ses illusions. Proscrit à Milan où les Autrichiens ont repris leurs quartiers et traquent désormais les bonapartistes, il trouve refuge à Parme grâce à sa tante Gina, secrètement éprise de son neveu.

STENDHAL LA CHARTREUSE DE PARME

LA CHARTREUSE DE PARME

La Chartreuse de Parme

STENDHAL

Les lectures ELI sont une collection de récits gradués superbement illustrés où les adaptations des grands classiques de la littérature française voisinent avec des créations originales, spécialement écrites pour les apprenants de Français Langue Étrangère.

NIVEAU 4

LECTURES

Dans cet ouvrage : - Une biographie de l’auteur - Deux dossiers d’approfondissement - Un glossaire des mots et expressions difficiles - Des activités DELF - Des exercices de compréhension et de réemploi Thèmes Le héros romantique

l’Italie avant et après 1815

600 mots

A1

NIVEAU 2

800 mots

A2

NIVEAU 3

1000 mots

B1

NIVEAU 4

1800 mots

B2

NIVEAU 5

2500 mots

C1

NIVEAU 6

texte intégral

C2

Classique de la littérature française

I

www.eligradedreaders.com

FLE B 2

RS IO me l. N ar -6 .r. SE P 14 I s LI de 21 EL S E se 36u 5 RE tre 88TU ar 8C h 97 LE a CBN L S

CD audio + lecture intégrale version MP3 téléchargeable

le pouvoir

LECTURES ELI SENIORS

NIVEAU 1

la passion

FLE B2

LECTURES

SENIORS


LECTURES

SENIORS

Les Lectures ELI présentent une gamme complète de publications allant des histoires contemporaines et captivantes aux émotions éternelles des grands classiques. Elles s’adressent aux lecteurs de tout âge et sont divisées en trois collections : Lectures ELI Poussins, Lectures ELI Juniors, Lectures ELI Seniors. En dehors de la qualité éditoriale, les Lectures ELI fournissent un support didactique facile à gérer et capturent l’attention des lecteurs avec des illustrations ayant un fort impact artistique et visuel.

B2


La certification du Conseil de la bonne gestion forestière (FSC) certifie que les coupes forestières nécessaires à la production du papier utilisé pour ces publications ont été effectuées de manière responsable grâce à des pratiques forestières respectueuses de l’environnement.

Cette collection de lectures choisies et graduées = 5000 arbres plantés.


Stendhal

La Chartreuse de Parme Adaptation libre et activitĂŠs : Pierre Hauzy Illustrations : Elenia Beretta

LECTURES

SENIORS


Stendhal La Chartreuse de Parme Adaptation libre et activités : Pierre Hauzy Illustrations : Elenia Beretta Lectures ELI Création de la collection et coordination éditoriale Paola Accattoli, Grazia Ancillani, Daniele Garbuglia (Directeur artistique) Conception graphique Airone Comunicazione - Sergio Elisei Mise en page Airone Comunicazione Responsable de production Francesco Capitano Crédits photographiques Archivio ELI © 2016 ELI S.r.l. B.P. 6 - 62019 Recanati - Italie Tél. +39 071 750701 Fax +39 071 977851 info@elionline.com www.elionline.com Police d’écriture 13 / 18 points Monotype Dante Achevé d’imprimer en Italie par Tecnostampa Pigini Group Printing Division, Loreto – Trevi ERA 420.01 ISBN 978-88-536-2114-6

Première édition Mars 2016 www.eligradedreaders.com


Sommaire 6

Les personnages principaux

8

Activités de pré-lecture

10 Chapitre 1

1800-1814 Les Français à Milan

18 Activités 22 Chapitre 2 Waterloo 30 Activités 34 Chapitre 3

Sur la route de l’exil

42 Activités 46 Chapitre 4

Monseigneur Fabrice Del Dongo

54 Activités 58 Chapitre 5

Lutte au dernier sang

66 Activités 70 Chapitre 6

La trahison du prince

78 Activités 82 Chapitre 7

Le prisonnier de la tour

90 Activités 94 Chapitre 8

Le prix d’un retour en grâce

102 Activités 106 Chapitre 9

La marquise Crescenzi

116 Activités 120 Gros plan

Stendhal – L'écrivain d'un bonheur à vivre

122 Grand angle

La Condition féminine au XIXe siècle

124 Repères

L'unification italienne

126 Bilan 127 Contenus

Les épisodes enregistrés sur CD sont signalés par les symboles qui suivent : Début

Fin


LES PERSONNAGES PRINCIPAUX

Gina Pietranera

Fabrice del Dongo

6


Le comte Mosca Le prince Ernest IV ClĂŠlia

7


ACTIVITÉS DE PRÉ-LECTURE

Grammaire du texte Milan en 1796. Transforme le texte au présent narratif en respectant la concordance des temps. fait Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit u (1) ________ son entrée dans Milan. Huit jours encore avant l’arrivée des Français, les Milanais ne voyaient u (2) ________ en eux qu’un ramassis de brigands, habitués à fuir toujours devant les troupes de l’empereur d’Autriche : c’était u (3) ________ du moins ce que leur répétait u (4) ________ trois fois la semaine un petit journal grand comme la main, imprimé sur du papier sale. Un peuple tout entier s’aperçut u (5) ________ ce jour-là, que tout ce qu’il avait respecté u (6) ________ jusqu’alors était u (7) ________ souverainement ridicule et quelquefois odieux. Le même jour, on affichait u (8) ________ l’avis d’une contribution de guerre de six millions, frappée pour les besoins de l’armée française, laquelle manquait u (9) ________ de souliers, de pantalons, d’habits et de chapeaux. La masse de bonheur et de plaisir qui fit u (10) ________ irruption en Lombardie avec ces Français si pauvres fut u (11) ________ telle que les prêtres seuls et quelques nobles s’aperçurent u (12) ________ de la lourdeur de cette contribution de six millions, qui, bientôt, fut suivie u (13) ________ de beaucoup d’autres. Cette époque de bonheur imprévu et d’ivresse ne dura u (14) ________ que deux petites années ; la folie avait été u (15) ________ si excessive et si générale, qu’il serait u (16) ________ impossible d’en donner une idée, si ce n’est par cette réflexion historique et profonde : ce peuple s’ennuyait u (17) ________ depuis cent ans. Ceci dit l’occupation française ne faisait u (18) ________ pas l’unanimité. À part le clergé, farouchement opposé aux “coupeurs de têtes” révolutionnaires, la vieille noblesse milanaise, fidèle par intérêt plus que par conviction à l’Empire d’Autriche, avait quitté u (19) ________ Milan pour des lieux plus sûrs. Parmi

8


ces hommes qui étaient allés u (20) ________ bouder dans leurs terres, le marquis del Dongo, l’un des plus grands noms de la noblesse milanaise et sujet zélé de l’empereur d’Autriche, fut u (21) ________ l’un des premiers à se réfugier à l’approche de l’armée dans son château de Grianta, sur le lac de Côme, abandonnant aux hasards de la guerre sa jeune femme si belle et sa jeune sœur. Une semaine après l’arrivée des Français, quand il fut bien avéré u (22) ________ que ceux-ci ne guillotinaient u (23) ________ personne, le marquis del Dongo, malgré la haine incommensurable qu’il avait u (24) ________ pour eux et qui n’était u (25) ________ égale qu’à sa peur, revint u (26) ________ de son “exil” pour trouver chez lui l’excécrable occupant en la personne d’un certain lieutenant Robert, qui avait reçu u (27) ________ pour lui-même et son assistant un billet de logement dans le palais du marquis. Qu’on imagine la joie furieuse du marquis lorsque les Français furent contraints u (28) ________ de quitter Milan deux ans plus tard ! Mortifié d’avoir dû faire bonne figure à ses ennemis pendant de longs mois, son exagération le porta u (29) ________ naturellement à la tête du parti des revanchards. Il prit u (30) ________ une part active dans l’épuration qui accompagna u (31) ________ le retour des Autrichiens et, comme il joignait u (32) ________ une avarice sordide à une foule d’autres belles qualités, il se vanta u (33) ________ publiquement de ne pas envoyer un écu à sa sœur, la comtesse Pietranera qui avait fait u (34) ________ la folie, contre sa volonté, d’épouser le comte Pietranera, un fort bon gentilhomme, très bien fait de sa personne, mais ruiné de père en fils, et, pour comble de disgrâce, partisan fougueux des idées nouvelles. Pietranera était u (35) ________ sous-lieutenant dans la légion italienne de Napoléon, surcroît de désespoir pour le marquis qui refusa u (36) ________ de payer sa légitime à sa soeur quand la jeune comtesse suivit u (37) ________ son mari avec l’armée française repliée à Novi.

9


Chapitre 1

1800-1814 Les Français à Milan 2 Pendant que Napoléon était en Égypte, les Autrichiens, à la tête*

d’une nouvelle coalition, attaquèrent l’armée française inférieure en nombre et l’obligèrent à se retirer en Suisse. Milan redevint, après deux ans d’occupation française, une capitale autrichienne. Mais ce succès fut de courte durée ; à peine rentré d’Égypte, Napoléon forma une armée à Dijon, franchit* le col du Saint-Bernard, écrasa* les Autrichiens à Marengo et entra triomphalement dans Milan. L’ivresse des Milanais fut au comble ; mais, cette fois, elle était mélangée d’idées de vengeance : on avait appris la haine à ce bon peuple. Le retour des Français fut le signal du départ pour les familles les plus compromises. Chef de file du parti de l’épuration, le marquis del Dongo fut parmi les premiers à rejoindre son château de Grianta, sur les bords du lac de Côme. Peu de jours après la victoire, le lieutenant Robert, devenu entretemps général, reprit ses quartiers* chez la comtesse del Dongo, laquelle avait de son côté donné naissance à son second fils, Fabrice Valserra, marchesino del Dongo, comme on dit à Milan. Sauf que* le marquis, réfractaire à toute idée nouvelle en matière de partage, avait déjà décrété que toute la fortune de la maison serait réservée à son fils aîné, Ascagne del Dongo, le digne portrait de son père, faux à la tête de à la direction de franchit passa écrasa leur infligea une lourde défaite

10

reprit ses quartiers habita une nouvelle fois (en parlant d’un militaire) sauf que mais, si ce n’est que


la chartreuse de parme

et mielleux comme lui. Il avait huit ans, et Fabrice deux, lorsque les Français s’installèrent à nouveau à Milan. Le marquis qui avait fait ses bagages pour son château de Grianta, croyait fermement que cet exil lui serait moins amer : une prophétie de saint Giovita, le patron de Brescia, circulait sous le manteau* qui annonçait que les prospérités des Français et de Napoléon cesseraient treize semaines juste après Marengo. Comme beaucoup de ses fermiers et des curés de campagne, le marquis y crut. Pendant treize ans ! De cette assez longue période de progrès et de bonheur, Fabrice passa les premières années de sa vie au château de Grianta, donnant et recevant force* coups de poing au milieu des petits paysans du village, et n’apprenant rien, pas même à lire. Plus tard, on l’envoya au collège des jésuites à Milan. Sa mère, qui l’adorait, obtenait de temps en temps la permission de venir le voir à Milan ; mais son mari ne lui offrant jamais d’argent pour ces voyages, c’était sa belle-sœur, l’aimable comtesse Pietranera, qui lui en prêtait. Après le retour des Français, la comtesse était devenue l’une des femmes les plus brillantes de la cour du prince Eugène, vice-roi d’Italie. Lorsque Fabrice eut fait sa première communion, elle obtint du marquis, toujours exilé volontaire, la permission de le faire sortir quelquefois de son collège. Elle trouva son neveu singulier, spirituel, fort sérieux, mais joli garçon, et ne déparant pas trop* le salon d’une femme à la mode. La comtesse profitait par ailleurs* de ces jours pour introduire son protégé dans tous les salons napoléoniens lui faisant faire la connaissance des personnages les plus influents de la cour du prince Eugène, et l’emmenant à toutes les fêtes brillantes qui marquèrent l’occupation française. Elle l’avait créé de son autorité officier de hussards, et faisait porter à sous le manteau en cachette force beaucoup

ne déparant pas trop ne rabaissant pas trop par ailleurs d’autre part

11


stendhal

Fabrice cet uniforme. Quand il eut connaissance de cette folie, le marquis frémit de rage ; il trouva un prétexte pour rappeler son fils à Grianta. La comtesse méprisait* souverainement son frère ; elle le regardait comme un sot triste, et qui serait méchant si jamais* il en avait le pouvoir. Mais elle était folle de Fabrice ; son neveu lui manquait à tel point qu’elle écrivit au marquis pour le lui réclamer : sa lettre fut laissée sans réponse. En arrivant au château de Grianta, Fabrice, les yeux encore bien rouges des larmes répandues en quittant les beaux salons de sa tante, reçut un accueil glacial de son père qui lui signifia qu’il ne quitterait plus le château et qu’il allait devoir abandonner toutes ces idées libérales dont sa tante lui avait bourré le crâne*. – Et ses études ? demanda sa mère, les larmes aux yeux de voir son fils traité si durement ; voulez-vous en faire un ignorant ? – C’est un Del Dongo, il n’a pas besoin de faire de grandes études, notre abbé suffira ; d’ailleurs Ascagne qui n’a pas fait d’études réussit très bien à administrer nos terres, et en partie double*. Est-il pour autant ignorant ? – Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, rectifia la marquise. – Non, mais c’est ce que vous pensez. Depuis que ces maudits Français sont arrivés à Milan, et dans notre demeure qui plus est, vous vous êtes ralliée aux idées de ma folle de sœur, et de ce lieutenant, comment s’appelait-il déjà ? – Robert. Il est général, maintenant. – Il ne sera bientôt plus rien, Madame. Avez-vous entendu parler de la Bérésina ? Général d’une armée en déroute*, voilà ce qu’il est aujourd’hui. Et nous ne le reverrons plus. Quant à ma sœur, à sa place je me ferais oublier, le comte “patriote” Pietranera, est sur notre liste méprisait n’avait aucune estime de si jamais si un jour lui avait bourré le crâne (que sa tante) lui avait mises en tête

12

en partie double système comptable tenant compte des sorties et des rentrées d’argent en déroute en fuite


13


stendhal

noire et il paiera pour avoir collaboré avec les Français. Viens Ascagne, allons travailler. Ascagne, flatté, lança un regard supérieur à son jeune frère et suivit son père dans son cabinet. Quelques mois plus tard, le chiffre treize fatidique honora finalement la prédiction du saint patron de Brescia : Napoléon vaincu, Paris occupé par les Prussiens et l’exil de l’empereur à l’île d’Elbe procurèrent au marquis une exaltation indescriptible. Le jour où les troupes autrichiennes entrèrent à Milan, il mit son habit impérial, y accrocha toutes ses décorations et établit la liste de tous ceux qui avaient collaboré avec l’ennemi. Aidé en cela par les Milanais qui avaient bien changé : saignés à blanc* par les Français pendant de longues années, leur rage se retourna contre tous ceux qui avaient profité de l’occupation. Le comte Pietranera fut l’une des premières victimes de l’épuration qui suivit le retour des Autrichiens. De son côté, Fabrice s’était pris d’affection pour son précepteur l’abbé Banès, homme simple et sage qui passait ses nuits dans le clocher de son église à observer dans une petite lunette le mouvement des astres. – Sur Napoléon, que disent les astres ? – Pourquoi veux-tu le savoir ? C’est à croire que je ne t’ai rien enseigné : tu es myope comme tous les jeunes, tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez. – Comment pourrais-je regarder plus loin ? J’ai tant de problèmes ici, maintenant. Mon père ne m’aime pas et moi je le hais, quand il parle des Français et de la Révolution je voudrais lui planter un couteau dans le cœur ; mon frère me méprise et c’est réciproque. Quant à ma mère, elle dit qu’elle m’aime mais elle me trouve faible saignés à blanc ruinés

14


la chartreuse de parme

et distrait. Elle ne comprend pas que ce sont mes scrupules qui sont cause de ma faiblesse, et ma distraction vient de l’espoir que j’ai de devenir meilleur. – Tu n’es ni faible ni distrait, tu es seulement sincère et j’aimerais que tu le restes : si tu ne deviens pas hypocrite tu seras peut-être un homme, lui répondit le prêtre. Après la mort de son mari, la comtesse Pietranera se trouva brusquement appauvrie. Son frère, le marquis Del Dongo, l’aurait volontiers laissée croupir* à Milan avec la maigre pension de son défunt mari, mais il craignait que ses ennemis, envieux de l’estime que lui portait l’empereur d’Autriche, n’en profitent pour attaquer sa réputation. Il lui écrivit donc qu’un appartement et un traitement dignes d’elle l’attendaient au château de Grianta. L’âme mobile de la comtesse embrassa avec enthousiasme l’idée de ce nouveau genre de vie. « Là, se disait-elle, je trouverai le repos, et, à mon âge, n’est-ce pas le bonheur ? Sur ce lac sublime où je suis née, m’attend enfin une vie heureuse et paisible. » Gina Pietranera apporta la joie de vivre au château de Grianta où le marquis et son fils aîné, personnages ternes* et sans esprit, faisaient régner un ennui mortel. Les jeunes sœurs de Fabrice étaient folles de joie à l’annonce de l’arrivée de leur tante. – Tu m’as rendu les beaux jours de ma jeunesse, lui dit sa bellesœur en l’embrassant ; la veille de ton arrivée, j’avais cent ans. Les retrouvailles avec Fabrice furent émouvantes ; elle l’avait quitté enfant, elle le retrouvait jeune homme. En le revoyant après plusieurs années de séparation, tout son passé revint brusquement à sa mémoire avec ses joies, ses épreuves, son deuil*; Fabrice lui rendait son cœur de seize ans, elle ne l’en aima que plus passionnément. croupir vivre dans la misère ternes insipides, quelconques, insignifiants

deuil période de chagrin et de tristesse qui suit la mort d’un être cher

15


stendhal

Le 7 mars 1815, à l’heure de la promenade, une barque parut, venant du côté de Côme, et fit des signes singuliers. Un agent du marquis sauta sur la digue : Napoléon venait de débarquer au golfe de Juan. Le lendemain, 8 mars, à six heures du matin, Fabrice frappait à la porte de la comtesse Pietranera. – Je pars, lui dit-il, je vais rejoindre l’empereur. Cette nuit, mon ami Vasi, le marchand de baromètres, m’a donné son passeport ; maintenant, je t’en prie, donne-moi quelques napoléons, car je n’en ai que deux à moi ; mais s’il le faut, j’irai à pied. La comtesse pleurait de joie et d’angoisse*. – Grand Dieu ! pourquoi faut-il que cette idée te soit venue ! s’écriait-elle en saisissant les mains de Fabrice. Elle se leva et alla prendre dans l’armoire au linge, où elle était soigneusement cachée, une petite bourse ornée de perles ; c’était tout ce qu’elle possédait au monde. – Prends, dit-elle à Fabrice ; mais au nom de Dieu ! ne te fais pas tuer. Que restera-t-il à ta malheureuse mère et à moi, si tu nous manques ? Les yeux de Fabrice se mouillèrent, il répandit des larmes en embrassant la comtesse, mais sa résolution de partir ne fut pas un instant ébranlée. « Promets-moi de ne pas partir sans embrasser ta mère et tes sœurs, supplia la comtesse, tu les ferais trop souffrir. » La marquise fondit en larmes* en apprenant l’étrange projet de son fils ; elle n’en sentait pas l’héroïsme, et fit tout son possible pour le retenir. Quand elle fut convaincue que rien au monde, excepté les murs d’une prison, ne pourrait l’empêcher de partir, elle lui remit le peu d’argent qu’elle possédait ; puis elle se souvint qu’elle avait angoisse grande inquiétude, peur panique

16

fondit en larmes pleura


la chartreuse de parme

depuis la veille huit ou dix petits diamants valant* peut-être dix mille francs, que le marquis lui avait confiés pour les faire monter à Milan. Les sœurs de Fabrice entrèrent chez leur mère tandis que la comtesse cousait ces diamants dans l’habit de voyage de notre héros ; elles furent tellement enthousiasmées de son projet, elles l’embrassaient avec une joie si bruyante qu’il prit à la main quelques diamants qui restaient encore à cacher, et voulut partir sur-le-champ*. Puis il embrassa ces personnes qui lui étaient si chères, et sortit à l’instant même sans se retourner. Il marcha si vite, craignant toujours d’être poursuivi par des gens à cheval, que le soir même il entrait à Lugano. Grâce à Dieu, il était dans une ville suisse, et ne craignait plus d’être agressé sur la route solitaire par les domestiques de son père. De ce lieu, il lui écrivit une belle lettre, faiblesse d’enfant qui donna de la consistance à la colère du marquis. Le lendemain, Fabrice prit la poste et passa le Saint-Gothard ; son voyage fut rapide, et il entra en France par Pontarlier. Quand le marquis Del Dongo reçut la lettre de Fabrice, il entra dans une rage sourde, s’enferma dans son cabinet et ne voulut voir personne, pas même son fidèle Ascagne qui se retrouva seul, absolument seul dans ce grand palais où ni sa mère ni ses sœurs ne lui adressaient plus de trois ou quatre mots par jour. Après plusieurs jours de cet isolement insupportable, il se fit conduire à Milan, demanda à être reçu par le général gouverneur de la ville et dénonça son frère Fabrice qui avait quitté le château pour rejoindre l’armée de Napoléon.

valant qui valaient

sur-le-champ immédiatement

17


ACTIVITÉS DE POST-LECTURE

Compréhension 1a

Remets les phrases dans l’ordre en indiquant la ponctuation.

a

Le 7 mars 1815 • Un agent du marquis • sauta sur la digue • et fit des signes singuliers • Une barque parut • au golfe de Juan • venant du côté de Côme • Napoléon venait • de débarquer • . Le 7 mars 1815 (1) _________________________________________________ b

Après le retour • du prince Eugène • l’une des femmes • les plus brillantes de la cour • des Français • la comtesse était devenue • vice-roi d’Italie. _________________________________________________ c Quand • Fabrice • reçut la lettre de • son fidèle Ascagne • il entra dans une • rage sourde • pas même • et ne voulut voir personne • le marquis Del Dongo • s’enferma dans son cabinet _________________________________________________ d En arrivant • au château de Grianta • qu’il ne quitterait plus • Fabrice reçut • le château • de son père • qui lui signifia • abandonner toutes les idées libérales • dont sa tante • un accueil glacial • lui avait bourré le crâne • et qu’il allait devoir _________________________________________________ e Le jour • où les troupes • autrichiennes • qui avaient collaboré • avec l’ennemi • entrèrent • toutes ses décorations • à Milan • le marquis • y accrocha • mit son habit impérial • et établit la liste de tous ceux _________________________________________________ f 1 après plusieurs années • Les retrouvailles • avec • tout son passé • revint • brusquement • en le revoyant • et elle ne l’en aima • Fabrice • furent émouvantes • à sa mémoire • de séparation • que plus passionnément. _________________________________________________ g pour les familles • du départ • des Français • les plus compromises • fut le signal • Le retour • _________________________________________________

18


h

« Promets-moi • de ne pas • trop souffrir • sans embrasser • la comtesse • partir • supplia • ta mère et tes sœurs • tu les ferais » _________________________________________________

1b

Indique la chronologie des événements relatés.

Vocabulaire et compréhension 2a Vêtements et accessoires de mode. Cherche dans la grille 25 noms de vêtements, de tissus ou d’accessoires de mode. Attention : les mots se lisent verticalement, horizontalement et en diagonale, mais toujours dans le sens de la lecture. A

B

C

D

E

F

G

H

I

J

K

L

M

N

O

P

Q

R

S

1 A

D

M

L

W

I

M

P

E

R

M

É

A

B

L

E

R

X

Q

T P

2

P

Y

N

I

É

R

B

C

I

W

A

J

D

D

H

X

Q

J

Q

C

3 A

O

R

C

P

É

X

Q

H

P

B

U

M

U

C

O

D

U

U

R

4 R

S

P

H

A

M

C

A

S

Q

U

E

T

T

E

L

O

P

Q

A

5 K

V

C

A

U

F

A

H

P

N

I

O

Y

U

J

A

U

E

I

V

6 A

G

U

U

L

S

R

N

A

P

C

A

P

C

L

I

B

E

D

A

7 H

V

B

S

E

O

D

Q

T

R

F

H

N

U

M

N

L

J

T

T

8 M

P

B

S

T

U

I

X

H

E

P

V

E

O

L

E

U

Q

T

E K

9 A

O

K

E

T

L

G

M

A

Z

A

E

E

M

R

L

R

I

P

10 N

L

C

T

E

I

A

F

B

G

R

U

L

B

I

A

E

F

A

P

11 C

A

L

T

S

E

N

Q

I

K

A

H

U

E

L

S

K

E

N

V

12 H

I

K

E

N

R

V

S

T

C

P

N

J

Y

S

O

E

B

T

Q

13

E

R

X

S

O

S

X

E

S

I

L

G

T

R

S

D

U

U

A

S

14

S

E

T

I

S

K

D

U

S

V

U

A

B

S

O

G

H

S

L

J

15

F

T

D

R

A

P

K

M

O

T

I

G

Q

K

O

B

R

O

O

R

16

T

A

I

L

L

E

U

R

X

C

E

I

N

T

U

R

E

R

N

N

17

E

D

L

N

R

V

Ê

T

E

M

E

N

T

Z

R

O

Z

B

M

Y

18 N

L

E

I

H

S

E

M

E

L

L

E

S

G

P

Y

J

A

M

A

19 O

J

T

Y

C

H

A

U

S

S

U

R

E

S

Y

W

C

R

M

L

20

Y

C

H

A

P

E

A

U

T

X

C

L

L

P

O

L

O

L

N

L

19


2b

Complète le texte en choisissant parmi les mots de la grille ceux qui conviennent. Attention ! Un même mot peut servir plusieurs fois. Coup de pouce : une définition ou un synonyme du mot sont fournis entre parenthèses.

Les officiers avaient été logés, autant que possible, chez les gens riches ; ils avaient grand besoin de se refaire. Par exemple, un lieutenant nommé Robert eut un billet de logement pour le palais de la marquise del Dongo. Cet officier, possédait pour tout bien, en entrant dans ce palais, un écu de six francs qu’il venait de recevoir à Plaisance. Après le passage du pont de Lodi, il prit à un bel officier autrichien tué par un boulet un magnifique 1 (remplace la culotte à la Révolution) ____________ de nankin tout neuf, et jamais 2 (habit) ____________ ne vint plus à propos. Ses 3 (pièce de tissu située sur l’épaule d’un uniforme) ____________ d’officier étaient en 4 (tissu réalisé à partir des poils de brebis) ____________, et le 5 (tissu, mais aussi élément de literie) ____________ de son 6 (vêtement) ____________ était cousu à la 7 (étoffe légère cousue à l’intérieur de vestes et manteaux) ____________ des 8 (partie d’un vêtement qui recouvre le bras jusqu’au poignet) ____________ pour que les morceaux tiennent ensemble ; mais il y avait une circonstance plus triste : les 9 (dessous des chaussures) ____________ de ses 10 (chaussures) ____________ étaient en morceaux de 11 (couvre-chef) ____________ également pris sur le champ de bataille, au-delà du pont de Lodi. Ces 12 (dessous des chaussures) ____________ improvisées tenaient au-dessus des 13 (chaussures) ____________ par des ficelles fort visibles, de façon que lorsque le majordome de la maison se présenta dans la chambre du lieutenant Robert pour l’inviter à dîner avec madame la marquise, celui-ci fut plongé dans un mortel embarras.

20


ACTIVITÉ DE PRÉ-LECTURE

3 Le retour de Napoléon. Transpose le récit de Fabrice à la troisième personne du singulier.

son « Le bateau a pris terre, l’agent a parlé bas à mon _________ père, qui a changé de couleur, et nous ______ a pris à part pour nous _________ annoncer la terrible nouvelle. Je me suis tourné _________ vers le lac sans autre but que de cacher les larmes de joie dont mes _________ yeux étaient inondés. Tout à coup, à une hauteur immense et à ma _________ droite j’ai vu _________ un aigle, l’oiseau de Napoléon ; il volait majestueusement, se dirigeant vers la Suisse, et par conséquent vers Paris. Et moi _________ aussi, me suis-je dit _________ à l’instant, je traverserai _________ la Suisse avec la rapidité de l’aigle, et j’irai _________ offrir à ce grand homme bien peu de chose, mais enfin tout ce que je peux _________ offrir, le secours de mon faible bras. Il a voulu nous _________ donner une patrie. À l’instant, quand je voyais _________ encore l’aigle, par un effet singulier mes _________ larmes se sont taries ; et la preuve que cette idée vient d’en haut, c’est qu’au même moment, sans discuter, j’ai pris _________ ma _________ résolution et j’ai vu _________ les moyens d’exécuter ce voyage. En un clin d’œil toutes les tristesses qui empoisonnent ma _________ vie, surtout les dimanches, ont été comme enlevées par un souffle divin. J’ai vu _________ cette grande image de l’Italie se relever de la fange où les Allemands la retiennent plongée ; elle étendait ses bras meurtris et encore à demi chargés de chaînes vers son roi et son libérateur. Et moi _________, me suis-je dit _________, fils encore inconnu de cette mère malheureuse, je partirai _________, j’irai _________ mourir ou vaincre avec cet homme marqué par le destin, et qui voulut nous _________ laver du mépris que nous _________ jettent même les plus esclaves et les plus vils parmi les habitants de l’Europe. »

21


Chapitre 2

Waterloo

À Paris, Frédéric descendit* dans un petit hôtel dont il envoya immédiatement l’adresse à sa tante. Pendant son court séjour dans la capitale, il apprit que la grande armée se formait du côté de Maubeuge, à quelques kilomètres de la Belgique. À peine fut-il arrivé sur la frontière, qu’il courut se mêler imprudemment aux avantpostes qui patrouillaient la ligne de démarcation. Les soldats se mirent à regarder ce jeune bourgeois, dont la mise* n’avait rien qui rappelait l’uniforme. La nuit tombait, il faisait un vent froid. L’adjudant* du régiment le pria de le suivre jusque chez le colonel, établi dans une ferme voisine. L’officier de gendarmerie, d’un air grave, lui demanda ses papiers. Fabrice montra son passeport qui le qualifiait « marchand de baromètres portant sa marchandise. » – Sont-ils bêtes, s’écria l’officier. Il est un peu fort de café que l’on ose nous expédier des blancs-becs* de ton espèce ! Et quoi qu’ait pu dire Fabrice, l’officier l’envoya à la prison où, d’abord étonné puis furieux, ne comprenant absolument rien à ce qui lui arrivait, il passa trente-trois longues journées dans une misérable cellule. La geôlière qui lui apportait à manger avait deviné qu’il avait de l’argent et le traitait bien. Un soir qu’elle était restée dans sa cellule et qu’elle écoutait ses doléances*, Fabrice lui dit : descendit ici, s’installa la mise l’habillement adjudant sous-officier

22

blancs becs jeunes gens sans expérience doléances récriminations


la chartreuse de parme

– Faites-moi sortir d’ici, je jure sur l’honneur de revenir dans la prison dès qu’on aura cessé de se battre. – Balivernes* que tout cela ! As-tu du quibus* ? Il parut inquiet, il ne comprenait pas ce mot. La geôlière, voyant ce mouvement, jugea que les eaux étaient basses, et, au lieu de parler de napoléons d’or comme elle l’avait résolu, elle ne parla plus que de francs. – Écoute, lui dit-elle, si tu as une centaine de francs, je mettrai un double napoléon sur chacun des yeux du caporal qui va venir relever la garde pendant la nuit. Il ne pourra te voir partir de prison, et si son régiment doit filer dans la journée, il acceptera. Le marché fut bientôt conclu. La geôlière consentit même à cacher Fabrice dans sa chambre d’où il pourrait plus facilement s’évader le lendemain matin. Le lendemain, avant l’aube, cette femme tout attendrie dit à Fabrice : – Mon cher petit, tu es encore bien jeune pour faire ce vilain métier : crois-moi, n’y va pas. – Mais quoi ! répétait Fabrice, il est donc criminel de vouloir défendre la patrie ? – Suffit*. Rappelle-toi toujours que je t’ai sauvé la vie ; ton cas était net, tu aurais été fusillé, mais ne le dis à personne, car tu nous ferais perdre notre place à mon mari et à moi, et surtout ne répète jamais ton mauvais conte d’un gentilhomme de Milan déguisé en marchand de baromètres, c’est trop bête. Écoute-moi bien, je vais te donner les habits d’un hussard mort avant-hier dans la prison : ouvre la bouche le moins possible. Mais si quelqu’un t’interroge sur ton accent, dis que tu es né au Piémont, que tu es un conscrit* resté en France l’année passée, etc. balivernes bêtises du quibus de l’argent

suffit assez ! tais-toi ! conscrit recrue, appelé (au service militaire)

23


stendhal

Pour la première fois, après trente-trois jours de fureur, Fabrice comprit le fin mot de tout ce qui lui arrivait. On le prenait pour un espion. Il n’y avait pas une heure qu’il avait quitté sa bienfaitrice, lorsque la pluie commença à tomber avec une telle force qu’à peine notre hussard improvisé pouvait-il marcher, embarrassé par des bottes grossières qui n’étaient pas faites pour lui. Il fit la rencontre d’un paysan monté sur un méchant* cheval qu’il acheta en s’expliquant par signes. Malgré les recommandations de sa geôlière, il adressa à l’homme quelques mots avant de partir. – D’où viennent ces canonnades ? – Du bout de la plaine, du côté de ce village là-bas. – Et comment s’appelle ce village ? – Waterloo. On était au matin du 18 juin 1815, dans cette plaine de Waterloo où se jouait le destin de la future Europe. D’un côté la coalition angloprussienne, de l’autre l’armée napoléonienne. Fabrice s’élança autant qu’il put sur le champ de bataille avec son mauvais cheval. « Ah ! m’y voilà donc enfin au feu* ! se dit-il. J’ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire. » Mais où aller ? À travers la fumée du canon, il distinguait de grandes masses carrées : c’étaient les bataillons qui prenaient position. Il piqua son cheval et galopa vers le premier régiment. Un général qui passait avec quelques officiers lui lança : – Tu veux donc te faire tuer avant de te battre, mon garçon ? De ce côté tu tombes sur la cavalerie anglaise. La journée de Fabrice fut à l’enseigne de cette indécision. Il courut d’un bout à l’autre du champ de bataille, vit la mort sans gloire des cadavres dépouillés de leurs chaussures, de leur uniforme, sales, méchant ici, mauvais

24

au feu au combat


la chartreuse de parme

méconnaissables. Sans s’être battu, il finit par rencontrer une division de cavalerie commandée par un sous-officier et se joignit à eux. La bataille battait son plein*, on ne lui posa pas de questions ; d’ailleurs la division elle-même était hétéroclite, chemin faisant elle avait recueilli pêle-mêle dragons chasseurs, hussards coupés de leurs camarades par les aléas de la bataille. Le sous-officier commanda plusieurs charges, Fabrice y participa mais son cheval arrivait régulièrement en retard alors que ses camarades reprenaient leurs positions. Tout à coup le sous-officier cria à ses hommes : – Vous ne voyez donc pas l’empereur ! Sur-le-champ tous crièrent Vive l’empereur ! à tue-tête*. Fabrice regarda de tous ses yeux, mais il ne vit que des généraux qui galopaient. Lequel était Napoléon ? L’espace d’un instant, le groupe d’officiers chamarrés* sortit de son champ de vision. « Je n’ai même pas été capable de reconnaître l’empereur sur le champ de bataille ! » soupira Fabrice au comble du désespoir. Lors d’une nouvelle charge, il perdit son cheval qui mourut sous lui, de fatigue sans doute. Alors, il se sentit vaincu ; il se laissa tomber le long d’un fossé et le dos appuyé contre un saule, il se mit à pleurer à chaudes larmes. Tous ses beaux rêves s’écroulaient définitivement. Il aurait voulu mourir, et s’il ne se jeta pas en courant, sabre au clair, dans la furieuse mêlée à quelques centaines de mètres de lui, c’est qu’il craignait quelque mauvais coup de ce sort qui s’acharnait sur lui. « Avec la chance que j’ai je risque d’être tué par un Français, se dit Fabrice en séchant ses larmes. » Il se releva, résolu* à quitter le champ de bataille. Alors qu’il traversait un petit bosquet, il vit un sous-officier qui plaçait une dizaine d’hommes derrière les arbres. – Quels sont les ordres, caporal Aubry ? demanda un soldat. battait son plein avait atteint son point culminant à tue-tête très très fort

chamarrés aux couleurs éclatantes résolu décidé

25


stendhal

– Attendez qu’ils soient bien engagés avant de faire feu*. Songez que vous n’avez plus beaucoup de cartouches. Fabrice s’avança vers le caporal : – Permettez-moi de me battre avec vous. Aubry le regarda à peine. – Qu’on donne un fusil à ce hussard. Mets-toi derrière cet arbre et ne tire qu’à coup sûr. Tout à coup, deux coups de feu retentirent à droite de son arbre ; en même temps il vit un cavalier vêtu de bleu qui passait au galop devant lui. « Il n’est pas à trois pas, se dit-il, mais à cette distance je suis sûr de mon coup », il suivit bien le cavalier du bout de son fusil et enfin pressa la détente ; le cavalier tomba avec son cheval. Notre héros se croyait à la chasse : il courut tout joyeux sur la pièce qu’il venait d’abattre. Il touchait déjà l’homme qui lui semblait mourant, lorsque, avec une rapidité incroyable, deux cavaliers prussiens arrivèrent sur lui pour le sabrer. Fabrice se sauva à toutes jambes vers le bois, mais l’un deux le rejoignit, lui barra la retraite, et le sabra sur la poitrine avant d’être lui-même abattu par le caporal Aubry qui était resté en embuscade*. – Bravo mon gars tu as tué ton Prussien, lui dit Aubry ; tu n’as pas l’air comme ça, mais tu es adroit et tu as du coeur*. Sauf que tu n’es pas soldat, ça se voit. Ta blessure n’est pas très profonde, avec le pansement que je suis en train de te faire le sang s’arrêtera vite de couler. Tu as de l’argent ? – Ce qui me reste doit servir à mon voyage de retour, je suis de Milan. – Justement. Tire-toi* de cette armée en déroute. Pourquoi veuxtu mourir pour un idéal que des généraux ont trahi ; car c’est à eux que nous devons cette défaite, à leur trahison. faire feu tirer un coup de fusil ou d’une autre arme à feu en embuscade qui était resté caché

26

tu as du cœur tu es courageux tire-toi sauve-toi, pars en vitesse


la chartreuse de parme

27


stendhal

Fabrice l’écoutait en silence. – À la première occasion, achète-toi des vêtements bourgeois et arrête-toi dans la première ville que tu trouveras. Repose-toi, mange de la viande et ne dis à personne que tu as été soldat. Aubry lui serra la main, rappela ses hommes et sortit rapidement du bosquet en direction du champ de bataille. Fabrice l’imita, mais prit la direction contraire. Pendant ce temps, à Grianta, chez son frère, ce 18 juin 1815 la comtesse se promenait dans son salon, s’arrêtant parfois devant une glace, un mince sourire aux lèvres. Il faut savoir que depuis quelques mois le cœur de madame Pietranera s’était assombri. Peu après le départ de Fabrice pour la France, la comtesse qui, sans qu’elle se l’avoue tout à fait, commençait déjà à s’occuper beaucoup de son neveu, était tombée dans une profonde mélancolie. Toutes ses occupations lui semblaient sans plaisir, et, si l’on ose ainsi parler, sans saveur. Elle se disait en pleurant, qu’elle ne le reverrait plus. « Si l’empereur vient à bout* de ses adversaires, Fabrice ne reviendra pas. Il m’écrira, mais que serai-je pour lui dans dix ans ? » Ce fut dans ces dispositions qu’elle fit un voyage à Milan ; elle espérait y trouver des nouvelles plus directes de Napoléon, et, qui sait, peut-être par contrecoup des nouvelles de Fabrice. Sans se l’avouer, cette âme active commençait à être bien lasse* de la vie monotone qu’elle menait à la campagne. « C’est s’empêcher de mourir, se disaitelle, ce n’est pas vivre. » Arrivée à Milan, elle se prit de passion pour l’opéra à la mode ; elle allait s’enfermer toute seule, durant de longues heures, à la Scala, dans la loge du général Scotti, son ancien ami. Rentrée chez elle, elle improvisait sur son piano jusqu’à trois heures du matin. Un soir, à la Scala, dans la loge d’une de ses amies, où elle allait vient à bout réussit à vaincre

28

à être bien lasse à en avoir assez


la chartreuse de parme

chercher des nouvelles de France, on lui présenta le comte Mosca ; c’était un homme aimable et qui parla de la France et de Napoléon de façon à donner à son cœur de nouvelles raisons pour espérer. Elle retourna dans cette loge le lendemain : cet homme d’esprit revint, et, tout le temps du spectacle, elle lui parla avec plaisir. Le comte Mosca della Rovere Sorezana était alors ministre de la guerre, de la police et des finances de ce fameux prince de Parme, Ernest IV, admirateur de Louis XIV et du pouvoir absolu qui traquait* sans répit les libéraux dans ses États. Mosca pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans ; il avait de grands traits, aucun vestige* d’importance, et un air simple et gai qui le rendait sympathique. Ils prirent l’habitude l’un et l’autre de se rendre aux mêmes soirées.

qui traquait qui donnait la chasse

vestige ici, marque, attitude

29


ACTIVITÉS DE POST-LECTURE

Compréhension et production 1 Vrai (V), Faux (F) ou on ne sait pas (?). Justifie tes réponses. V F ? 1 En arrivant à la frontière belge, Fabrice est incorporé dans un régiment de hussards. ■ ■ ■ Justification _________________________________ 2 Suspecté d’être un espion, Fabrice est emprisonné par les Prussiens. ■ ■ ■ Justification _________________________________ 3 Pendant la bataille, Frédéric voit l’empereur entouré de ses généraux. ■ ■ ■ Justification _________________________________ 4 Au cours d’une embuscade, Fabrice tue son premier Prussien ■ ■ ■ Justification _________________________________ 5 … mais il est gravement blessé juste après et abandonné par ses camarades. ■ ■ ■ Justification _________________________________ 6 Le caporal Aubry conseille à Fabrice de rentrer chez lui en Italie. ■ ■ ■ Justification _________________________________

2

Fabrice à Waterloo. Lis les phrases puis rétablis la chronologie du récit.

A Quels soldats on nous donne maintenant ! 1 B Quand il se trouva seul avec le caporal, il lui dit : C « Enfin je vais me battre réellement, se disait-il, tuer un ennemi ! D fusil ? E Jette donc ton grand sabre, s’écria le caporal, veux-tu qu’il te fasse tomber ! F Fabrice était tout joyeux. G Fabrice partit en courant et revint bien vite avec un fusil et une giberne. H Mais as-tu jamais tiré un coup de

30


I J K L

M

N O

P Q

R S

T

U V

Essuie la pierre de ton fusil avec ton mouchoir. Surtout ne tire pas avant l’ordre que je te donnerai. Je suis chasseur. Dieu de Dieu ! dit le caporal en s’interrompant, il ne sait pas même charger son arme !... Avance-toi là, à cinquante pas en avant du bois, tu trouveras un pauvre soldat du régiment qui viennent d’être sabrés ; tu lui prendras sa giberne et son fusil. Tais-toi d’abord ! En parlant ainsi, il prit lui-même le sabre qu’il jeta au loin avec colère. Je n’ai pas de fusil. Charge ton fusil et mets-toi là derrière cet arbre, et surtout ne va pas tirer avant l’ordre que je t’en donnerai ... (Il aida Fabrice en continuant son discours.) Si un cavalier ennemi galope sur toi pour te sabrer, tourne autour de ton arbre et ne lâche ton coup qu’à bout portant quand ton cavalier sera à trois pas de toi ; il faut presque que ta baïonnette touche son uniforme. Et dépêche-toi, pour ne pas recevoir les coups de fusil de nos gens. Dieu soit loué ! reprit le caporal avec un gros soupir. Et il s’en alla.

1-B • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____

Production écrite 3

Imagine la lettre que Fabrice pourrait avoir écrite à son père après avoir quitté le château de Grianta.

________________________________________________________

________________________________________________________ ________________________________________________________ ________________________________________________________ ________________________________________________________

31


4 Le comte Mosca della Rovere Sorezana. Complète le texte avec les mots suivants en les accordant s’il y a lieu. grand • avilissant • immense • constant • digne • meilleur • excessif • fermé • ridicule • rempli • suspect • sot • courageux • voisin • indéniable • heureux

32

La considération et les faveurs dont jouissaient le comte Mosca auprès du prince, lesquelles lui valurent d’être nommé premier ministre, outre son (1) __________ compétence de diplomate et de (2) __________ serviteur de l’État, étaient dues au fait que le prince vivait dans la terreur (3) __________ d’être assassiné. Lui si (4) __________ sur les champs de bataille, tremblait chaque nuit comme un enfant dans le noir. Au troisième étage de son palais, gardé par quatre-vingts de ses (5) __________ gardes, toutes les portes (6) __________ à dix verrous, et les pièces (7) __________, au-dessus comme au-dessous, (8) __________ de soldats, il avait peur des jacobins. À peine entendait-il un bruit (9) __________ que toutes les sonnettes du château se mettaient à sonner, et qu’un aide de camp allait réveiller le comte Mosca. Arrivé au château, ce ministre de la police se gardait bien de nier la conspiration, au contraire ; seul avec le prince, et armé jusqu’aux dents, il visitait tous les coins des appartements, regardait sous les lits, et, en un mot, se livrait à une foule d’actions (10) __________. Toutes ces précautions (11) __________ d’une vieille femme auraient semblé bien (12) __________ au prince lui-même dans les temps (13) __________ où il faisait la guerre. Comme c’était un homme d’esprit, il avait honte de ces précautions ; elles lui semblaient (14) __________, même au moment où il s’y livrait, et la source de l’(15) __________ crédit du comte Mosca, c’était qu’il employait toute son adresse à faire en sorte que le prince n’ait jamais à rougir en sa présence. C’était lui, Mosca, qui, en sa qualité de ministre de la police, insistait pour regarder sous les meubles. C’est le prince qui s’y opposait, et plaisantait son ministre sur sa ponctualité (16) __________.


ACTIVITÉ DE PRÉ-LECTURE

5 Au retour de Waterloo. Reconstitue le paragraphe en indiquant la succession logique des phrases, puis ajoute la ponctuation. A Quelque description qui lui permettrait B Mais rien, Waterloo et ses morts semblaient n’avoir jamais existé C 1 Le reste du voyage n’eut rien que d’ordinaire D Pour la première fois de sa vie E De reconnaître les lieux qu’il avait parcourus F Ou dans les récits de la bataille G Et en second lieu H À part sa blessure qui le faisait beaucoup souffrir I Le général qui lui avait en quelque sorte sauvé la vie J Tant il fit de réflexions profondes sur les choses qui venaient de lui arriver K Le retour du roi Louis XVIII avait définitivement fermé l’aventure napoléonienne L Il trouva du plaisir à lire M Les régiments qu’il avait croisés N Il espérait toujours trouver dans les journaux O Il n’était resté enfant que sur un point P Cette bataille était-elle Waterloo Q Et Fabrice devint comme un autre homme R Ce qu’il avait vu était-ce une bataille S Les alliés envahissaient la France 1-C • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____

33


Chapitre 3

Sur la route de l'exil

3 Après une heure de marche à travers la campagne, Fabrice se trouva

très faible. « Ah çà ! vais-je m’évanouir* ? se dit-il : si je m’évanouis je risque de me faire voler mes habits, et avec les habits mon petit trésor de diamants cousus. » Il marchait à bout de forces*, cherchant tant bien que mal* à se tenir en équilibre, lorsqu’un paysan qui bêchait dans un champ à côté de la grande route vit sa pâleur et vint lui offrir un verre de bière et du pain. Jamais secours ne vint plus à propos*. Au moment où Fabrice mâchait le morceau de pain noir, les yeux commençaient à lui faire mal quand il regardait devant lui. Dès qu’il fut un peu remis, il remercia. Et où suis-je ? demanda-t-il. Le paysan lui apprit qu’à trois quarts de lieue* plus loin se trouvait le bourg de Zonders, où il serait très bien soigné. Avant de le quitter, Fabrice lui acheta son meilleur habit. À Zonders, il entra à l’Auberge de l’Étrille et s’évanouit devant la maîtresse de maison et ses deux filles. Un chirurgien fut appelé, on le saigna. La blessure n’était pas mortelle, mais la guérison serait longue avait dit le médecin. Fabrice fit comprendre à l’hôtesse qu’il avait de quoi payer. Il y avait quinze jours qu’il était admirablement soigné, et il commençait à reprendre un peu ses idées, lorsqu’il s’aperçut un soir m’évanouir perdre connaissance à bout de forces épuisé, très fatigué tant bien que mal du mieux qu’il pouvait

34

à propos au bon moment lieue ancienne mesure de la distance


la chartreuse de parme

que la mère et les filles avaient l’air fort troublé. Bientôt un officier allemand entra dans sa chambre accompagné de l’hôtesse à laquelle il posa des questions dans une langue que Fabrice ne connaissait pas. Mais il vit bien qu’on parlait de lui ; il feignit* de dormir. Quelque temps après, quand il pensa que l’officier pouvait être sorti, il la rappela : – Cet officier ne vient-il pas de m’inscrire sur une liste pour me faire prisonnier ? L’hôtesse en convint* les larmes aux yeux. – Eh bien vendez-moi un cheval et laissez-moi partir cette nuit. Vous m’avez déjà sauvé la vie une fois en me recevant mourant ; sauvez-lamoi encore en me donnant les moyens de rejoindre ma mère. Ce qu’elles firent toutes les trois, mère et filles, mais à contrecœur* car elles s’étaient prises d’affection pour le jeune homme. Fabrice les vit pleurer pendant qu’elles lui préparaient de petits repas froids pour la route. Le retour fut triste. Frédéric passa par Amiens et descendit vers la capitale pendant que les Alliés envahissaient la France. À Paris, il trouva à son ancien hôtel vingt lettres de sa mère et de sa tante qui le suppliaient de revenir au plus vite. La dernière lettre de la comtesse Pietranera lui indiquait le nom d’une auberge à Lugano, en Suisse, d’où elle serait avertie de son retour et lui enverrait un émissaire car il ne devait absolument pas rentrer à Milan. « Pourquoi ? » dit presque à voix haute Fabrice. Fabrice suivit à la lettre* toutes les recommandations de sa tante, rencontra son émissaire à Lugano, mais ne résista pas à l’envie de rentrer. Ne connaissait-il pas depuis qu’il était enfant les moindres* sentiers de la montagne qui séparent Lugano du lac de Côme ? Il se déguisa* en contrebandier et arriva au château de Grianta un peu avant minuit. feignit fit semblant en convint confirma à contre-cœur mal volontiers

à la lettre scrupuleusement les moindres les plus petits, les plus cachés il se déguisa il se travestit

35


stendhal

À cette heure, son père et tous les valets de chambre étaient couchés depuis longtemps. Il descendit sans peine dans le fossé profond, pénétra dans le château par la petite fenêtre d’une cave, et se dirigea dans le noir vers les appartements de sa mère. Les transports de tendresse et les larmes se succédèrent pendant longtemps ; bientôt ses sœurs accoururent, puis sa tante. Et l’on commençait à peine à raisonner lorsque les premières lueurs de l’aube vinrent les avertir que le temps volait. – Écoute Fabrice, tu ne peux pas rester à Grianta, ton frère nous espionne tous ; nous devons choisir la meilleure façon de mettre en défaut* cette terrible police de Milan, dit Gina. – Mais pourquoi la police ? demanda Fabrice. – Ton frère t’a dénoncé aux Autrichiens le lendemain de ton départ. Tu es recherché comme agent bonapartiste, lui dit sa mère. – Ascagne ! s’écria Fabrice, mon propre frère ? Mais comment a-t-il pu commettre une telle infamie* ? – Tu représentes ce qu’il ne sera jamais, dit Gina. C’est par jalousie qu’il l’a fait. – Ascagne est malheureusement un être faible que ton père a formé à son image, il est cupide*, sournois*, traître, dit sa mère qui voyait en son fils aîné tous les défauts de son détestable mari. – Maintenant, repose-toi lui dit sa tante en l’embrassant ; nous avons un plan pour te faire quitter Milan. Tu n’as pas le choix, mes connaissances ici m’ont bien fait comprendre que les Autrichiens seraient inflexibles avec les bonapartistes. Heureusement que le comte Mosca, un bon ami qui s’est intéressé à ton sort a trouvé une solution provisoire. Tu iras à Romagnano, près de Novare, et tu y resteras le temps qu’il faudra. En te tenant tranquille, ajouta Gina. de mettre en défaut de tromper la vigilance infamie bassesse, indignité

36

cupide avide sournois faux, hypocrite


la chartreuse de parme

– Je refuse de me cacher dit Fabrice. – Non, mais tu devras aller à la messe tous les jours, ne pas te faire voir dans les cafés, ne lire que les gazettes officielles, et ajouta-t-elle comme à contre-coeur, faire ouvertement la cour à une jolie femme du pays, de la classe noble, bien entendu ; cela montrera que tu n’as pas le génie sombre et mécontent d’un conspirateur en herbe*. Le lendemain, de bon matin, sa mère et sa tante prirent, comme elles le faisaient régulièrement la barque pour se rendre à Côme. Ce qui n’éveilla ni les soupçons du marquis ni ceux d’Ascagne qui restèrent enfermés dans leur cabinet à dresser des listes d’espions et de traîtres à l’Empire d’Autriche. Fabrice sauta dans l’embarcation au dernier moment. Au port de Côme, une voiture fermée les attendait et partit sans tarder dès qu’ils furent montés. À un quart de lieue de la ville, au détour* de la route trois gendarmes sautèrent par surprise à la bride des chevaux. – Ah ! mon mari nous a trahis ! s’écria la marquise. – Vos passeports, s’il vous plaît, dit le gradé*. – Ces dames n’en prennent jamais pour aller à Milan, dit le cocher d’un air froid et philosophique ; elles viennent de leur château de Grianta. Celle-ci est la comtesse Pietranera, celle-là, la marquise del Dongo. – Et lui, qui est-ce ? – Mon fils, mon neveu dirent ensemble les deux femmes. – Le fils de qui ? demanda le gendarme soupçonneux. – Mon fils, dit Gina : Ascagne, fils du général de division Pietranera. – Sans passeport, Madame ? – À son âge il n’en a jamais pris ; il ne voyage jamais seul, il est toujours avec moi. conspirateur en herbe jeune conspirateur au détour à un virage

gradé qui a un grade (brigadier, sergent …)

37


stendhal

Le sous-officier était embarrassé. Et vaguement inquiet. Il avait connu le général, mais il ignorait sa mort. « Le général n’est pas un homme à ne pas se venger si j’arrête* sa femme et son fils mal à propos* », se disait-il. Heureusement, un nouveau contrôle le tira d’affaire. Fabrice, qui regardait fort attentivement de tous les côtés, cherchant le moyen de se sauver, avait vu déboucher* d’un petit sentier à travers champs une jeune fille de quatorze à quinze ans qui pleurait timidement sous son mouchoir. Elle s’avançait à pied entre deux gendarmes en uniforme, et, à trois pas derrière elle, aussi entre deux gendarmes, marchait un grand homme sec qui affectait des airs de dignité comme un préfet suivant une procession. – Je suis le général Fabio Conti, chambellan de S. A. S.* monseigneur le prince de Parme, disait l’homme en gesticulant* toute son irritation ; je trouve fort inconvenant qu’un homme de ma sorte soit traqué comme un voleur. – N’empêche que* vous n’avez pas de passeport. – Un homme comme moi ne prend pas de passeport pour aller de Milan voir le lac. – Pas tant de paroles, lui dit l’un d’eux, vous êtes arrêté, suffit ! Le général se mit à jurer. – Veux-tu bien te taire ! reprit le gendarme. Où est ton uniforme de général ? Le premier venu ne peut-il pas dire qu’il est général ? – La jeune fille qui avait dit à un gendarme s’appeler Clélia Conti, se remit à pleurer, cherchant instinctivement des yeux quelque secours. – Laisse-moi faire, dit Gina à Fabrice qui voulait sortir, je m’en occupe. Elle sortit de la voiture, dit quelques mots au sous-officier et si j’arrête si je mets en prison mal à propos sans raison valable déboucher arriver

38

S.A.S. Son Altesse Sérénissime en gesticulant en agitant les bras n’empêche que le fait est que


la chartreuse de parme

39


stendhal

obtint du général irrité* qu’il laisserait monter sa fille dans la voiture pendant que lui-même régulariserait sa position. Clélia Conti fut autorisée par le digne chambellan à accepter, pour revenir à Milan, une place dans la voiture de ces dames, et personne ne songea à arrêter le fils du brave général comte Pietranera. La voiture repartit. Moins d’une lieue plus loin, elle s’arrêta. Fabrice descendit après avoir embrassé sa mère et sa tante, et monta sur le cheval que lui présentait un homme caché dans les buissons. – Mademoiselle Clélia, dit-il à la jeune fille qui le regardait au comble de l’étonnement*, souvenez-vous de mon nom : Fabrice Del Dongo. – Pietranera ! corrigea Gina en fronçant les sourcils dans sa direction. – Oubliez cet autre nom, Mademoiselle, dit Gina quand la voiture fut repartie. C’est un vieux jeu entre nous, il aime à se faire passer pour le fils de sa tante dont il sait que je déteste le mari. Clélia sourit, mais ne fut pas dupe* malgré son jeune âge ; elle avait saisi la nuance d’enthousiasme avec laquelle une aussi belle dame que la comtesse parlait à Fabrice. Elle regardait avec étonnement ce jeune héros dont les yeux semblaient respirer encore tout le feu de l’action. Quelle action ? Malgré toute sa sagacité*, cette jeune fille qui en réalité n’avait que douze ans ne savait répondre. Et puis pourquoi était-il parti ainsi, comme s’il se sauvait ? De qui ? Pourquoi ? De retour à Milan, et rassurée sur le sort de son neveu bien aimé qu’elle savait en lieu sûr, Gina retrouva le comte Mosca et continua d’éblouir les fêtes de la capitale lombarde. Ils étaient devenus amants et vivaient une véritable lune de miel. Qui ne dura malheureusement que quelques mois. Le comte Mosca vint un jour annoncer à Gina que le prince de Parme le rappelait à la cour. irrité en colère, exaspéré au comble de l’étonnement très très étonnée

40

ne fut pas dupe ne crut pas à ce qu’on lui disait sagacité perspicacité


la chartreuse de parme

La première surprise passée, Gina lui demanda : – Que comptes-tu faire ? – 1°Je donne ma démission, et nous vivons en bons bourgeois à Milan, à Florence, à Naples, où vous voudrez. Gina fit la moue: en bons bourgeois, on était bien loin de leur teneur de vie actuel. – 2° Vous daignez* venir dans le pays où j’ai quelque pouvoir. Mais le prince est parfaitement dévot, et comme vous le savez la fatalité veut que je sois marié, même si séparé de ma femme depuis longtemps. – Troisième possibilité,vous vous remariez. Gina éclata de rire. – Et avec qui mon Dieu ? – Avec le prince Sanseverina taxis. Qui m’a donné son accord, sans connaître le nom de la future duchesse, bien sûr. Il est âgé de 68 ans, il possède le plus beau palais de Parme, une fortune immense, mais souffre de n’être que noble à moitié, et compense cette frustration par une passion démesurée pour les honneurs et les décorations : je lui ai promis le grand cordon, et je vais le faire nommer ambassadeur, cela devrait suffire. – Mais savez-vous que ce que vous me proposez est fort immoral ? dit la comtesse. – Pas plus immoral que tout ce qu’on fait à notre cour et dans vingt autres. Le pouvoir absolu a cela de commode qu’il sanctifie tout aux yeux des peuples. Tant que je serai ministre du prince, nous serons respectés car les apparences seront sauves*. C’est ma chute qui ferait éventuellement de nous des adultères, seule une disgrâce nous obligerait à quitter le pays. vous daignez vous acceptez

seront sauves seront respectées

41


ACTIVITÉS DE POST-LECTURE

Compréhension et production 1a

La vérité de Gina. Complète le texte avec les mots suivants. a arrêté • complot • débarquement • déguisement • exil • frère • insu • marchand • passeport • regard • s’est sauvé • suspects

Le profond chagrin de l’(1) __________ de Fabrice, la violence qu’elle se faisait pour paraître chez le chef de la police, ce baron Binder qu’elle soupçonnait d’avoir participé au (2) __________ contre son mari, tout concourait à donner au (3) __________ de Gina un éclat incroyable. Elle commença :

« Voici la vérité complète et sans le moindre (4) __________ comme on la dit à un vieil ami. À seize ans et demi mon neveu vient de faire une insigne folie ; nous étions au château de Grianta, sur le lac de Côme. Un soir, à sept heures nous avons appris, par un bateau de Côme, le (5) __________ de l’empereur au golfe de Juan. Le lendemain matin Fabrice est parti pour la France, après s’être fait donner le (6) __________ d’un de ses amis du peuple, un (7) __________ de baromètres nommé Vasi. Comme il n’a pas l’air précisément d’un (8) __________ de baromètres, à peine avait-il fait dix lieues en France, que sur sa bonne mine on l’(9) __________ ; ses élans d’enthousiasme en mauvais français semblaient (10) __________. Au bout de quelque temps il (11) __________ et a pu gagner Genève ; nous avons envoyé quelqu’un à sa rencontre qui nous l’a ramené au château à l’(12) __________ du marquis et de son (13) __________ »

42


1b

Dans sa version des faits, la comtesse Pietranera ment deux fois, et omet volontairement plusieurs détails importants, probablement pour ne pas aggraver la position de Fabrice. Quels sont ces deux mensonges et qu’a-t-elle oublié de dire ?

______________________________________________________ ______________________________________________________ ______________________________________________________ ______________________________________________________ ______________________________________________________ ______________________________________________________

Grammaire du texte 2

La réponse du baron Binder. Commence par souligner toutes les marques du discours direct puis récris le paragraphe en commençant par :

Le baron Binder demanda à Gina … – Donnez-moi jour par jour, dit le baron Binder à Gina, l’indication prouvée de ce qu’a fait votre neveu, le jeune marchesino del Dongo depuis le moment de son départ de Grianta, le 8 mars, jusqu’à son arrivée, hier soir, dans cette ville, où il est caché dans une des chambres de l’appartement de sa mère, et je suis prêt à le traiter comme le plus aimable et le plus espiègle des jeunes gens de la ville. Si vous ne pouvez pas me fournir l’itinéraire du jeune homme pendant toutes les journées qui ont suivi son départ de Grianta, quels que soient la grandeur de sa naissance et le respect que je porte à votre famille, mon devoir n’est-il pas de le faire arrêter ? Ne dois-je pas le retenir en prison jusqu’à ce qu’il m’ait donné la preuve qu’il n’est pas allé porter des paroles à Napoléon de la part de quelques mécontents qui peuvent exister en Lombardie parmi les sujets de Sa Majesté Impériale et Royale ?

43


3

Une précieuse rencontre . Relie les débuts de phrases numérotées de 1 à 13 à leur suite logique (A-M). 1 « Le soleil va vous faire mal, 2 Ce brave soldat autrichien, ajouta-t-elle en parlant au gendarme 3 Fabrice, qui rôdait autour de la voiture, 4 Celle-ci s’élançait déjà sur le marchepied, le bras soutenu par Fabrice, 5 Restez sur la route, ne montez pas 6 Fabrice n’avait pas entendu cet ordre ; la jeune fille, au lieu de monter dans la calèche, 7 Il sourit, elle rougit profondément ; ils restèrent un instant 8 « Ce serait une charmante compagne de prison, se dit Fabrice : 9 Le maréchal des logis 10 Laquelle de ces dames 11 Moi, dit 12 Et moi, s’écria l’homme âgé, je suis le général Fabio Conti, 13 Je trouve fort inconvenant qu’un homme

44

A

B

C

D E F

G H

I J K L M

à se regarder après que la jeune fille se fut dégagée de ses bras. quelle pensée profonde sous ce front ! elle saurait aimer. » lorsque le gendarme cria d’une voix grossie par la volonté d’être digne : s’approcha pour aider la jeune fille à monter. la jeune fille. placé à la tête des chevaux, vous permettra bien de monter en calèche. » dans une voiture qui ne vous appartient pas. » voulut redescendre, et Fabrice continuant à la soutenir elle tomba dans ses bras. se nomme Clélia Conti ? mademoiselle, dit Gina à la jeune inconnue. s’approcha d’un air d’autorité : de ma sorte soit traqué comme un voleur. chambellan de Son Altesse le prince de Parme.


ACTIVITÉ DE PRÉ-LECTURE

4 La jalousie du comte. Complète le texte en choisissant parmi les verbes conjugués celui qui convient (plusieurs solutions sont parfois possibles).

Depuis cinq années que le comte Mosca décida avait décidé décidait la duchesse à venir à Parme, elle avait eut avait eu souvent excité sa jalousie surtout dans les premiers temps, mais jamais elle ne lui donna donnait avait donné de sujet de plainte réel. Il crut croyait avait cru même, et il avait eut avait eu raison, que ce fut cela avait été c’était dans le dessein de mieux s’assurer de son cœur que la duchesse avait eu eut avait recours à ces apparences de distinction en faveur de quelques jeunes beaux de la cour. Il fut était avait été sûr, par exemple, qu’elle refusa avait refusé refusait les hommages du prince, qui même, à cette occasion, dit avait dit disait un mot instructif.

– Mais si j’acceptais j’avais accepté j’acceptai les hommages de Votre Altesse, lui disait dit avait dit la duchesse en riant, de quel front oser reparaître devant le comte ?

– Je serais je serai j’aurai été aussi décontenancé que vous. Le cher comte ! mon ami ! Mais c’est un embarras bien facile à tourner et auquel j’ai songé je songeais j’avais songé : le comte sera mis aurait été mis serait mis à la Citadelle pour le reste de ses jours.

Au moment de l’arrivée de Fabrice, la duchesse était fut avait été tellement transportée de bonheur, qu’elle n’avait pas songé ne songea pas ne songeait pas du tout aux idées que ses yeux auraient pu pourraient pourront donner au comte. L’effet fut était avait été profond et les soupçons sans remède.

45


Chapitre 4

Monseigneur Fabrice Del Dongo Gina demanda un mois pour réfléchir à la proposition du comte, son consentement arriva la semaine suivante : comment refuser un mari qui lui donnait un titre digne d’elle, qu’elle ne verrait jamais, et qui lui offrait une immense fortune. Les noces furent célébrées trois semaines plus tard à Parme et, trois mois après les événements racontés jusqu’ici, la duchesse Sanseverina-Taxis étonnait la cour de Parme par son amabilité facile et par la noble sérénité de son esprit ; sa maison fut sans comparaison la plus agréable de la ville. C’est ce que le comte Mosca avait promis à son maître. Ranuce-Ernest IV, le prince régnant, et la princesse sa femme, auxquels elle fut présentée par deux des plus grandes dames du pays, lui firent un accueil fort distingué. La duchesse était curieuse de voir ce prince maître du sort de l’homme qu’elle aimait, elle voulut lui plaire et y réussit trop. Le prince reçut madame Sanseverina avec grâce ; il lui dit des choses spirituelles et fines ; mais elle remarqua fort bien qu’il n’y avait pas excès dans la bonne réception. – Savez-vous pourquoi ? lui dit le comte Mosca, c’est que Milan est une ville plus grande et plus belle que Parme. Il a craint, en vous faisant l’accueil auquel je m’attendais et qu’il m’avait fait espérer, d’avoir l’air d’un provincial en extase devant les grâces d’une belle

46


la chartreuse de parme

dame arrivant de la capitale. Mais j’ai bien vu qu’il a admiré votre élégance. Par contre, la réception que lui fit la femme la plus adroite de la cour, la célèbre marquise Raversi, intrigante consommée* qui se trouvait à la tête du parti opposé à celui du comte Mosca qu’elle tentait de renverser, fut pour Gina un mauvais moment à passer. La duchesse Sanseverina donna une fête sous prétexte d’inaugurer le jardin de son palais, et, par ses façons pleines de grâces, elle fit de Clélia, qu’elle appelait sa jeune amie du lac de Côme, la reine de la soirée. La jeune Clélia, quoique* un peu pensive, fut aimable dans ses façons de parler de la petite aventure près du lac, et de sa vive reconnaissance. On la disait fort dévote* et fort amie de la solitude. – Je parierais*, disait le comte, qu’elle a assez d’esprit pour avoir honte de son père. La duchesse fit son amie de cette jeune fille, elle se sentait de l’inclination pour elle ; elle ne voulait pas paraître jalouse, et la mettait de toutes ses parties de plaisir. Les succès mondains de Gina servirent à Fabrice. Celui-ci était toujours à Romagnano près de Novare, se confessant, chassant, ne lisant point et faisant la cour à une femme noble conformément aux instructions qu’il avait reçues. La duchesse était toujours un peu choquée de cette dernière nécessité. – Si vous voulez, lui dit un jour le comte, j’écrirai à votre aimable frère que vous avez sur le lac de Côme, et je forcerai* bien ce marquis del Dongo, à demander la grâce de votre Fabrice. Mais que fera-t-il à Milan même après sa grâce obtenue ? Une vie de désœuvrement* entre une maîtresse, les cafés à la mode, et les promenades à cheval ? intrigante consommée arriviste redoutable quoique bien que dévote pieuse et pratiquante zélée.

je parierais ici, je suis sûr je forcerai j’obligerai désœuvrement oisiveté

47


stendhal

– Je le voudrais officier, dit la duchesse. – Impossible, ma chère, n’oubliez pas qu’il était à Waterloo. J’ai pensé à une chose qui va vous faire jeter les hauts cris d’abord, mais c’est une folie que je veux faire pour vous. Dites-moi, si vous le savez, quelle folie je ne ferais pas pour obtenir un sourire. – Eh bien ? dit la duchesse. – Eh bien ! nous avons eu pour archevêques à Parme trois membres de votre famille : Ascagne del Dongo en 1643, Fabrice en 1699, et un second Ascagne en 1740. Si Fabrice veut entrer dans la prélature*, je le fais évêque quelque part, puis archevêque ici, si toutefois mon influence dure. L’objection réelle est celle-ci : resterai-je ministre assez longtemps pour réaliser ce beau plan qui exige plusieurs années ? Mais enfin c’est le seul moyen que j’ai de faire pour Fabrice quelque chose qui soit digne de vous. On discuta longtemps : cette idée répugnait fort* à la duchesse. – Reprouvez-moi, dit-elle au comte, que toute autre carrière est impossible pour Fabrice. Le comte prouva. – Vous regrettez, ajouta-t-il, le brillant uniforme ; mais à cela je ne sais que faire. Si vous m’en croyez*, vous enverrez Fabrice faire sa théologie, et passer trois années à Naples. Pendant les vacances de l’Académie ecclésiastique, il ira, s’il veut, voir Paris et Londres ; mais il ne se montrera jamais à Parme. Ce mot donna comme un frisson à la duchesse. Elle envoya un courrier à son neveu, et lui donna rendez-vous à Plaisance. Arrivé le premier, Fabrice courut au-devant de la duchesse, et l’embrassa avec des transports qui la firent fondre en larmes. Elle fut heureuse que le comte n’ait pas été présent ; depuis dans la prélature entrer dans les ordres, prendre l’état ecclésiastique

48

répugnait fort déplaisait beaucoup si vous m’en croyez si vous me faites confiance


la chartreuse de parme

le début de leur liaison, c’était la première fois qu’elle éprouvait cette sensation. Fabrice fut profondément touché*, et ensuite affligé des plans que la duchesse avait faits pour lui ; son espoir avait toujours été que, son affaire de Waterloo arrangée, il finirait par être militaire. Par contre il refusa absolument de mener une vie oisive. La duchesse le provoquait, insistait sur le bonheur de se laisser vivre. Fabrice repoussait la vie dorée du gentilhomme désœuvré. « C’est un héros », pensait-elle. – Et après dix ans de cette vie agréable, qu’aurai-je fait ? disait Fabrice ; que serai-je ? Un jeune homme mûr qui doit céder le haut du pavé* au premier bel adolescent qui débute dans le monde, lui aussi avec maîtresse et cheval anglais ? Fabrice rejeta d’abord bien loin le parti de l’Église ; il parlait d’aller à New York, de se faire citoyen et soldat républicain en Amérique. – Quelle erreur est la tienne ! Tu n’auras pas la guerre, et tu retombes dans la vie de café, seulement sans élégance, sans musique, sans amours, répliqua la duchesse. Crois-moi, pour toi comme pour moi, ce serait une triste vie que celle de l’Amérique. On revint à l’Académie ecclésiastique de Naples. – Ainsi voilà toutes mes illusions à vau-l’eau*, disait Fabrice en soupirant profondément ; le sacrifice est cruel ! – Mais c’est peut-être ce que je mérite après tout*, à quoi peut prétendre un homme incapable d’être amoureux ?! – Comment ? s’écria la duchesse. – Quand une femme me plaît, je ne puis penser à elle que quand je la vois. Cet aveu fit une étrange impression sur la duchesse. touché ému céder le haut du pavé laisser sa place

à vau-l’eau qui se perdent, qui meurent après tout tout compte fait

49


stendhal

– Laisse-moi le temps d’y réfléchir et de revoir ma mère ajouta-til. Dans un mois, jour pour jour, je te donnerai ma réponse à Parme. – Garde-t’en bien* ! s’écria la duchesse ; tu compromettrais nos plans. Les mêmes personnages se revirent à Plaisance un mois plus tard. – J’accepte de passer trois ans à Naples, s’écria Fabrice en embrassant sa tante, puisque j’y serai avant tout un jeune gentilhomme, et que tu ne m’obliges pas à mener la vie sévère d’un séminariste vertueux. Ce séjour à Naples ne m’effraie nullement, cette vie-là vaudra bien celle de Romagnano. Dans mon exil j’ai découvert que je ne sais rien, pas même le latin, pas même l’orthographe. J’avais le projet de refaire mon éducation à Novare, je la ferai à Naples. La duchesse fut ravie*. Quatre ans plus tard, en 1821, ayant subi passablement tous ses examens, Fabrice quitta Naples pour voir enfin cette ville de Parme, à laquelle il songeait souvent. Il était monsignore, et il avait quatre chevaux à sa voiture. Il se rendit* à pied au palais de la duchesse qui ne l’attendait que quelques jours plus tard. Elle avait grand monde dans son salon, bientôt on la laissa seule. – Eh bien ! es-tu contente de moi ? lui dit-il en se jetant dans ses bras : grâce à toi, j’ai passé quatre années assez heureuses à Naples. La duchesse ne revenait pas de* son étonnement, elle ne l’aurait pas reconnu à le voir passer dans la rue ; elle le trouvait, ce qu’il était en effet, l’un des plus jolis hommes de l’Italie. Il n’y avait pas une heure que Fabrice était arrivé, lorsque le comte Mosca survint* ; il arriva un peu trop tôt. Le jeune homme lui exprima sa vive reconnaissance avec une mesure si parfaite, que du premier coup d’œil le ministre le jugea favorablement. gare-t-en bien surtout ne fais pas ça ravie très heureuse il se rendit il alla

50

ne revenait pas de son étonnement était si étonnée qu’elle n’en croyait pas ses yeux survint arriva


la chartreuse de parme

51


stendhal

– Ce neveu, dit-il tout bas à la duchesse, est fait pour orner toutes les dignités auxquelles vous voudrez l’élever par la suite. Tout allait à merveille, mais quand le ministre, fort content de Fabrice, et jusque-là attentif uniquement à ses faits et gestes, regarda la duchesse, il lui trouva des yeux singuliers. « Ce jeune homme fait ici une étrange impression », se dit-il. Cette réflexion fut amère. Le comte avait atteint la cinquantaine ; c’est un mot bien cruel et dont peut-être un homme éperdument amoureux peut seul sentir tout le retentissement. Depuis cinq années qu’il avait décidé la duchesse à venir à Parme, elle avait souvent excité sa jalousie surtout dans les premiers temps, mais jamais elle ne lui avait donné de sujet de plainte réel. Il était sûr, entre autres, qu’elle avait refusé les avances* du prince qui n’avait pas manqué de lui faire une cour assidue. Le comte les regarda tous les deux et comprit que l’étrange impression qu’il venait d’avoir était due à la complicité qui unissait la tante et le neveu. Une complicité qu’il ne s’expliquait pas, mais qui ne laissait pas* de le troubler confusément. Le jour même de son arrivée, Fabrice fut reçu par le prince. Ranuce-Ernest IV qui était parfaitement habile dans l’art de sonder le cœur des hommes, comme le tigre qui aime jouer avec sa proie, en fut pour ses frais*. L’entretien fut cordial, le jeune monsignore déjoua* brillamment les pièges de son Altesse et montra un tel sens de la mesure qu’Ernest IV finit par s’en irriter. « Voici un homme d’esprit qui nous arrive de Naples, et je n’aime pas cette engeance* se dit-il après avoir congédié Fabrice ; un homme d’esprit a beau* marcher dans les meilleurs principes et même de bonne foi, toujours par quelque côté il est cousin germain de Voltaire et de Rousseau. » les avances les propositions amoureuses qui ne laissait pas qui ne cessait pas en fut pour ses frais n’arriva pas à ses fins

52

déjoua sut éviter cette engeance ce genre d’homme a beau peut bien


la chartreuse de parme

« Je n’ai point plu à cet animal-là », se dit Fabrice en sortant du palais. Fabrice rendait visite à sa tante tous les jours ; il y trouvait déjà le comte, parfois c’était le contraire. Il remarqua que le ministre était plus réservé, moins amical à son égard que lors de leurs premières rencontres, sans pouvoir cependant s’expliquer cette froideur. Le fait est que le prince avait fait parvenir au comte une lettre anonyme dans laquelle on accusait la duchesse Sanseverina d’être l’amante de son neveu. Mosca crut devenir fou : la complicité qui unissait Fabrice et sa tante devint la preuve de leur liaison. Heureusement, ces sombres nuages furent momentanément dissipés ; le domestique qu’il avait chargé de suivre Fabrice l’avait vu à demi déguisé par une longue redingote bleue monter jusqu’au misérable appartement qu’une jeune actrice de passage à Parme avec une troupe de comédiens itinérants occupait au quatrième étage d’une vieille maison derrière le théâtre. Sa joie redoubla lorsqu’il sut que Fabrice s’était présenté sous un faux nom, et avait eu l’honneur d’exciter la jalousie d’un mauvais garnement* nommé Giletti, lequel à la ville jouait les seconds rôles et dans les villages dansait sur la corde. Ce funambule était l’amant de la jeune fille qui s’appelait Marietta ; dans les cabarets de la ville il se répandait en injures contre Fabrice et disait qu’il voulait le tuer. Lorsque le comte annonça la bonne nouvelle à la duchesse, celle-ci en fut peinée, et cacha difficilement son trouble* à son amant.

mauvais garnement vaurien, mauvais sujet

son trouble son chagrin

53


ACTIVITÉS DE POST-LECTURE

Vocabulaire et production 1

Associe correctement les syllabes contenues dans la grille afin de reconstituer vingt mots tirés du chapitre ; utilise ensuite ces mêmes mots pour résumer l’essentiel du chapitre.

for-tune >>> fortune. for

ama

provin

élé

duch

intri

inau

ja

offi

arche

désoeu

avan

étonn

froi

ano

act

inju

aman

let

compli

bilité

esse

gante

gurer

louse

cier

vêque

vré

ces

ement

deur

nyme

rice

res

te

tune

tre

cité

gance

cial

2

Rétablis l’ordre logique du dialogue entre le prince de Parme, Ernest IV (E) et Fabrice (F).

Fabrice fut reçu par le prince deux heures après son arrivée ; la duchesse, prévoyant le bon effet que cette audience impromptue devait produire dans le public, la sollicitait depuis deux mois : cette faveur mettait Fabrice hors de pair dès le premier instant ; le prétexte avait été qu’il ne faisait que passer à Parme pour aller voir sa mère en Piémont. Au moment où un petit billet charmant de la duchesse vint dire au prince que Fabrice attendait ses ordres, Son Altesse s’ennuyait. « Je vais voir, se dit-elle, un petit saint bien niais, une mine plate ou sournoise. »

________ – Adieu, Monsignore, lui dit brusquement le prince agacé par les brillantes réparties de Fabrice. Je vois qu’on donne une excellente éducation dans l’Académie ecclésiastique de Naples, et il est tout simple que quand ces bons préceptes tombent sur un esprit aussi distingué, on obtienne des résultats brillants. ________ – Bien dit, jeune homme, dit le prince décontenancé à Fabrice ; j’avoue que ces principes ne ressemblent guère à ce que l’on

54


peut lire tous les jours dans mon journal officiel ... Mais, grand Dieu ! qu’est-ce que je vais vous citer là ? ces écrivains du journal sont pour vous bien inconnus. 1E ________ – Eh bien ! Monsignore, dit-il à Fabrice en l’accueillant, les peuples de Naples sont-ils heureux ? Le roi est-il aimé ? ________ – Peste ! dit le prince, c’est l’esprit de la Sanseverina. ________ – Un crime, certes, mais où est la sottise ? ________ – Altesse Sérénissime, répondit Fabrice sans hésiter un instant, la bonne compagnie est respectueuse envers ses maîtres comme elle doit l’être ; mais j’avouerai que de la vie je n’ai souffert que les gens des basses classes me parlent d’autre chose que du travail pour lequel je les paie. ________ – D’ailleurs, c’est presque de l’insolence que d’afficher de l’amour pour son roi, ajouta Fabrice, c’est de l’obéissance aveugle qu’on lui doit. ________ – Je demande pardon à Votre Altesse Sérénissime ; non seulement je lis le journal de Parme, qui me semble assez bien écrit, mais encore je tiens, avec lui, que tout ce qui a été fait depuis la mort de Louis XIV, en 1715, est à la fois un crime et une sottise. ________ – Le plus grand intérêt de l’homme, c’est son salut, il ne peut pas y avoir deux façons de voir à ce sujet, et ce bonheur-là doit durer une éternité. Les mots liberté, justice, bonheur du plus grand nombre, sont infâmes et criminels : ils donnent aux esprits l’habitude de la discussion et de la méfiance.

55


3

Le père Landriani. Récris les conseils de Gina à Fabrice en remplaçant les verbes à l’impératif par la tournure correspondante au subjonctif.

Comme Fabrice revenait tout ébouriffé de son audience au palais, et racontait à sa tante les diverses attaques du prince : ailles – Va u Il faut que tu ______________ tout de suite chez le père Landriani, notre excellent archevêque ; vas-y u il faut que tu ______________ à pied, monte u il faut que tu ______________ doucement l’escalier, fais u il faut que tu ______________ peu de bruit dans les antichambres ; si l’on te fait attendre, tant mieux, mille fois tant mieux ! en un mot, sois u il faut que tu ______________ apostolique !

56

– J’entends, dit Fabrice, notre homme est un Tartufe. – Pas le moins du monde, c’est la vertu même. Monseigneur Landriani est un homme d’un esprit vif, étendu, profond ; il aime sincèrement faire le bien, suis u il faut que tu ______________ scrupuleusement ses conseils. Voilà pour le beau côté de la médaille, mais il y a un revers : dès qu’il est en présence du souverain, ou seulement du premier ministre, il est ébloui de tant de grandeur, il se trouble, il rougit. Monseigneur Landriani, esprit supérieur, savant de premier ordre, n’a qu’un faible, il veut être aimé : ainsi, attendris-toi u il faut que tu ______________ en le regardant, et, à la troisième visite, aime-le u il faut que tu ______________ tout à fait. Cela, joint à ta naissance, te fera adorer tout de suite. Ne t’étonne pas u il ne faut pas que tu ______________ s’il te reconduit jusque sur l’escalier, prends u il faut que tu ______________ l’air de quelqu’un qui est accoutumé à ces façons ; c’est un homme né à genoux devant la noblesse. Du reste, choisis u il faut que tu ______________ toujours la simplicité, pas d’esprit, pas de brillant, pas de repartie prompte ; ne le contredis pas u il ne faut pas que tu ______________, il se plaira avec toi ; rappelle-toi que lui seul peut te nommer son grand vicaire.


ACTIVITÉ DE PRÉ-LECTURE

4 La troupe de Giletti obligée de quitter Parme. Complète le récit de l’actrice par les pronoms personnels compléments : toi • la • le • lui • nous Au sortir de l’archevêché, Fabrice courut chez la petite Marietta ; il entendit de loin la grosse voix de Giletti qui avait fait venir du vin et se régalait avec le souffleur et les moucheurs de chandelle, ses amis. – Il y a du nouveau, (1) _______ dit l’actrice la plus vieille de la compagnie qui partageait la chambre avec Marietta ; deux ou trois de nos acteurs sont accusés d’avoir célébré par une orgie la fête du grand Napoléon, et notre pauvre troupe, a reçu l’ordre de vider les États de Parme, et vive Napoléon ! Mais on dit que le ministre (2) _______ a dédommagés. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Giletti a de l’argent, je ne sais pas combien, mais je (3) _______ ai vu une poignée d’écus. Marietta a reçu cinq écus de notre directeur pour frais de voyage jusqu’à Mantoue et Venise, et moi un. Elle est toujours bien amoureuse de (4) _______ , mais Giletti (5) _______ fait peur, il (6) _______ a menacée de mort s’il apprend qu’elle (7) _______ trompe avec (8) _______ ; il y a trois jours, à la dernière représentation que nous avons donnée, il voulait absolument (9) _______ tuer ; il (10) _______ a lancé deux fameux soufflets, et, ce qui est abominable, il (11) _______ a déchiré son châle bleu. Si tu voulais (12) _______ donner un châle bleu, tu serais bien bon enfant, et nous dirions que nous (13) _______ avons gagné à une loterie.

57


Chapitre 5

Lutte au dernier sang

4 Mosca, partit quelques jours en mission diplomatique à Bologne ; à

son retour à Parme, il convoqua ses informateurs. Fabrice courait de réels dangers* ; le Giletti, qui avait servi dans un régiment des dragons Napoléon, parlait sérieusement de tuer Fabrice et prenait des mesures pour s’enfuir ensuite en Romagne. De son côté, la duchesse avait réussi à en savoir autant que le comte grâce à ses gens*, mais ne voulant exciter la jalousie de son amant, elle ne dit rien, se montrant cependant inquiète, comme quelqu’un qui a un mauvais pressentiment. La finesse du comte ne fut pas dupe de ce stratagème, mais pour l’amour de la duchesse, il trouva un prétexte, accusa quelques acteurs d’avoir levé leur verre à la santé de Napoléon, et chassa la troupe non sans l’avoir dédommagée*. Quelques jours plus tard, il entrait dans le salon de la duchesse qu’il trouva en conversation avec Fabrice. – Vous inspirez des passions bien singulières, dit-il à Fabrice, qui resta presque confondu* du mot. La duchesse aussi surprise que son neveu regarda le comte, s’attendant au pire. Elle s’était souvent interrogée sur la nature de ses sentiments à l’égard de son neveu ; elle trouvait quelque chose d’horrible dans l’idée de faire l’amour avec ce Fabrice qu’elle avait vu naître : elle comprit à l’instant que sa conduite pouvait être mal courait de réels dangers était réellement en danger ses gens ses domestiques

58

non sans l’avoir dédommagée non sans lui avoir donné une somme d’argent confondu confus, profondément troublé


la chartreuse de parme

interprétée. D’ailleurs le parti de la marquise Raversi ne s’était pas privé de faire circuler cette infamie dans Parme. Le prince vient de me raconter, poursuivit le comte, que l’archevêque considère qu’il est important pour l’église de Parme que Monsignore Fabrice del Dongo soit nommé son premier vicaire général, et, par la suite, dès qu’il aura vingt-quatre ans accomplis, son coadjuteur avec future succession. – Qu’en dit le prince ? demanda la duchesse à la fois soulagée* et ravie. – Il vous l’écrit dans ce billet qu’il m’a remis à votre intention. La Sanseverina lut le billet avec ravissement : le prince lui disait qu’il donnait son accord à cette nomination. Quant à Fabrice, il avait eu le temps de se remettre : il n’eut point l’air étonné de cet incident, il prit la chose en véritable grand seigneur qui naturellement a toujours cru qu’il avait droit à ces avancements* extraordinaires, et exprima sa reconnaissance au comte en termes choisis. Le surlendemain, de bonne heure, Fabrice dirigeait les travaux de la fouille que le prince avait ordonné du côté de Colorno, le Versailles des princes de Parme, tout près de la grande route qui conduit de Parme au pont de Casal-Maggiore, première ville de l’Autriche. La journée était belle, il pouvait être six heures du matin quand Fabrice aperçut de loin une voiture qui venait de Parme et se dirigeait vers la frontière. Lorsque la voiture fort délabrée* s’approcha au tout petit pas, il reconnut la petite Marietta ; elle avait à ses côtés le grand escogriffe* Giletti qui s’imagina que Fabrice s’était placé ainsi au milieu de la route pour l’insulter et peut-être même pour lui enlever Marietta. En homme de cœur il sauta à bas de la voiture ; il avait dans la main gauche un grand pistolet tout rouillé, et tenait de la droite une épée. soulagée délivrée de son inquiétude avancement(s) progression de carrière

fort délabrée en mauvais état escogriffe homme de grande taille (terme péjoratif)

59


stendhal

– Ah ! brigand ! s’écria-t-il, je suis bien aise* de te trouver ici à une lieue de la frontière ; je vais te faire ton affaire ; tu n’es plus protégé ici par tes bas violets*. Fabrice faisait des mines* à la petite Marietta et ne s’occupait guère des cris jaloux du Giletti, lorsque tout à coup il vit presque contre sa poitrine le bout du pistolet rouillé ; il n’eut que le temps de l’écarter du revers de la main. Le coup parti à vide. Alors Giletti se jeta sur Fabrice en brandissant son épée. Celui-ci n’avait point d’arme et se vit perdu. Il recula. Au moment où il passait auprès de la portière ouverte, il entendit Marietta qui lui disait à demi-voix : – Prends garde à toi ; il te tuera. Tiens ! Au même instant, Fabrice vit tomber de la portière une sorte de grand couteau de chasse. Les deux hommes luttèrent rageusement. Giletti jurait comme un damné. – Ah ! je vais te couper la gorge, gredin* de prêtre ! Et il lui transperça l’épaule de sa pointe. Fouetté par la douleur, Fabrice bondit sur son adversaire la pointe du couteau en avant. Cette pointe entra dans le côté droit de la poitrine de Giletti et sortit vers l’épaule gauche : l’acteur s’effondra sur la route. « Le gredin est mort », se dit Fabrice. Il le regarda au visage, Giletti rendait beaucoup de sang par la bouche. Fabrice courut à la voiture. Il avait vu venir au loin un groupe d’hommes marchant vite. « Ce sont des gendarmes, pensa-t-il, et comme il y a un homme de tué, ils vont m’arrêter, et j’aurai l’honneur de faire une entrée solennelle dans la ville de Parme. Quelle anecdote* pour les courtisans amis de la Raversi et qui détestent ma tante ! » – Empêchez les gendarmes de me poursuivre, cria-t-il à ses ouvriers, et je fais votre fortune ; dites-leur que je suis innocent, que cet homme m’a attaqué et voulait me tuer. je suis bien aise je suis content bas violets chaussettes de cette couleur que portaient les prélats

60

faisait des mines souriait gredin bandit anecdote petit récit d’un fait curieux ou pittoresque


la chartreuse de parme

– Ah ! que tu es brave, mon petit abbé ! s’écriait la Marietta en l’embrassant lorsqu’il fut dans la voiture. Fabrice passa la frontière en présentant le passeport de Giletti ; à la tombée de la nuit, Marietta et lui entraient dans Bologne. Ils avaient fait leurs comptes : entre ce que le comte Mosca avait donné à Giletti en dédommagement de son départ forcé, et ce que Fabrice avait sur lui ce matin-là, ils avaient de quoi tenir quelques mois. Ils louèrent un petit appartement en ville et commencèrent une vie de couple. L’amour de la jolie Marietta offrait à Fabrice tous les charmes de l’amitié la plus douce, ce qui le faisait songer au bonheur du même genre qu’il aurait pu trouver auprès de la duchesse. Cette disposition naïve à se trouver heureux de tout ce qui remplissait sa vie perçait dans les lettres qu’adressait Fabrice à la duchesse ; ce fut au point qu’elle en prit de l’humeur*. De son exil, Fabrice écrivit également à l’archevêque Landriani qui avait été si bon pour lui et dont il ne voulait pas qu’il puisse penser qu’il avait trahi sa confiance. Il lui racontait dans le détail comment les choses s’étaient passées. L’archevêque ne manqua pas d’aller lire cette lettre au prince, qui voulut bien l’écouter, assez curieux de voir comment ce jeune monsignore s’y prenait pour excuser un meurtre aussi épouvantable. Le prince ainsi que toute la ville de Parme croyaient que Fabrice s’était fait aider par vingt ou trente paysans pour assommer un mauvais comédien qui avait l’insolence de lui disputer la petite Marietta. – Mais, que diable ! dit le prince à l’archevêque, on fait faire ces choses-là par un autre ; mais les faire soi-même, ce n’est pas l’usage ; et puis on ne tue pas un comédien tel que Giletti, on l’achète. Toujours est-il que le prince, piqué* des airs d’indépendance que se donnait la duchesse, avait ordonné au ministre de la justice Rassi, qu’elle en prit de l’humeur qu’elle en fut irritée, agacée

piqué des irrité par

61


stendhal

un homme dont on ne saurait exagérer la turpitude* et la vénalité, d’instruire tout ce procès comme s’il s’était agi d’un libéral. Fabrice, de son côté, croyait qu’un homme de son rang était au-dessus des lois ; il ne calculait pas que dans les pays où les grands noms ne sont jamais punis, l’intrigue peut tout, même contre eux. Six mois après la fuite de Fabrice à Bologne, au terme d’une instruction entièrement à charge*, la duchesse Raversi, ivre de joie, dit publiquement dans son salon que le petit del Dongo venait d’être condamné à vingt ans de forteresse. Quand la duchesse apprit la nouvelle, quelques instants plus tard, elle donna ordre à ses domestiques de préparer ses malles, elle quittait Parme. Puis elle monta dans son carrosse et se fit conduire au palais du prince. Ernest IV s’attendait à la voir arriver. « Nous allons voir des larmes répandues par de beaux yeux, se dit-il en se frottant les mains. Elle vient demander grâce ; enfin cette fière beauté va s’humilier ! elle était aussi trop insupportable avec ses petits airs d’indépendance ! – J’ose espérer que Votre Altesse daigne me pardonner l’incongruité* de mon costume, mais je vais profiter de la fraîcheur de la nuit pour prendre la poste*, dit en entrant la duchesse, et, comme mon absence peut être de quelque durée, je n’ai point voulu sortir des États de Son Altesse Sérénissime sans la remercier de toutes les bontés que depuis cinq années elle a daigné avoir pour moi. – Vous partez, mais pourquoi ? dit le prince vexé* de ne pas la voir se jeter à ses genoux. – Mon neveu … – Mais vous savez bien, Madame la duchesse, l’interrompit le prince qu’un meurtre* a été commis, c’est ce qu’on ne saurait nier ; j’ai confié l’instruction du procès à mes meilleurs juges … turpitude laideur morale à charge contre lui incongruité inconvenance

62

la poste la diligence vexé ressenti, blessé meurtre assassinat


la chartreuse de parme

63


stendhal

À ces mots, la duchesse se releva de toute sa hauteur ; toute apparence de respect et même d’urbanité disparut en un clin d’œil* : c’était une femme outragée s’adressant à un être qu’elle savait de mauvaise foi*. – Je quitte à jamais les États de Votre Altesse pour ne plus entendre parler du ministre Rassi, soi-disant garant de la justice, et des autres infâmes assassins qui ont condamné injustement mon neveu. – Mais enfin, que faudrait-il faire pour que Madame ne parte pas ? – Quelque chose dont vous n’êtes pas capable, répliqua la duchesse avec l’accent de l’ironie la plus amère et du mépris le moins déguisé. Le prince était hors de lui*, mais il devait à l’habitude de son métier de souverain absolu la force de résister à un premier mouvement. Il me faut* cette femme, se dit-il, c’est ce que je me dois, puis je la ferai mourir par le mépris ... Mais si elle sort de ce cabinet, je ne la revois jamais. On frappa à la porte. – Son Excellence le comte Mosca sollicite* l’honneur d’être introduit. – Qu’il entre ! dit le prince en criant. Et comme Mosca saluait : – Eh bien ! lui dit-il, voici la duchesse Sanseverina qui prétend quitter Parme à l’instant, et qui par-dessus le marché* me dit des impertinences. – Comment ! dit Mosca pâlissant. – Quoi ! vous ne saviez pas ce projet de départ ? – Pas le moins du monde ; j’ai quitté Madame à six heures, joyeuse et contente. en un clin d’œil en un instant de mauvaise foi faussement sincère hors de lui furieux

64

il me faut je veux sollicite demande par-dessus le marché en plus


la chartreuse de parme

– Que faut-il faire ? dit-il au comte, sans trop savoir ce qu’il faisait lui-même, et entraîné par l’habitude de le consulter sur tout. – Je n’en sais rien en vérité, Altesse, répondit le comte de l’air d’un homme qui rend le dernier soupir. – Madame la duchesse, dit le prince, que faut-il faire pour vous faire oublier votre résolution intempestive ? – Que son Altesse m’écrive une lettre dans laquelle elle me dit que, n’étant point convaincue de la culpabilité de Fabrice del Dongo, premier grand vicaire de l’archevêque, elle ne signera point la sentence quand on viendra la lui présenter, et que cette procédure injuste n’aura aucune suite à l’avenir. Le prince pâlit, hésita, mais à la fin le comte Mosca reçut l’ordre d’écrire le billet sollicité par la duchesse. Il omit* la phrase : Cette procédure injuste n’aura aucune suite à l’avenir. « Il suffit, se dit le comte, que le prince promette de ne point signer la sentence qui lui sera présentée. » Le prince lut, esquissa* un sourire d’entente en regardant le comte et signa.

il omit ici, il oublia volontairement

esquissa fit discrètement

65


ACTIVITÉS DE POST-LECTURE

Vocabulaire et production 1

Complète les mots comme dans l’exemple ; choisis dans la liste ceux qui rendent compte du duel entre Fabrice et Giletti, et utilise-les pour rédiger le rapport de police dressé par les gendarmes : heure, lieu, circonstances, témoins. dan

tière

jalou pré

66

mes dan

ger

senti

nie

am

bilité

fron

tice

pis

ment

poi

texte

dou

sie

inno

ant

meur

nistre

intri

trine

lar

ent

insup

teau

mi

portable

jus

gue

iro

tre

culpa

tolet

sen

tagne

in

te

cou

tence


Compréhension et grammaire 2

La non déclaration de Fabrice. Complète le texte avec un pronom personnel complément.

– On dirait que tu cherches à t’éloigner de (1) _________, lui dit Gina avec une extrême tendresse.

« Voici une belle occasion de parler, se dit Fabrice. Il s’agirait de dire : Je (2) _________ aime de l’amitié la plus dévouée, etc. etc., mais mon âme n’est pas susceptible d’amour. N’est-ce pas dire : Je vois que vous avez de l’amour pour (3) _________; mais prenez garde, je ne puis (4) _________ payer en même monnaie ? Si elle a de l’amour, la duchesse peut se fâcher d’être devinée, et elle sera révoltée de mon impudence si elle n’a pour (5) _________ qu’une amitié toute simple ... et ce sont de ces offenses qu’on ne pardonne point. »

Pendant qu’il pesait ces idées importantes, Fabrice, sans s’en apercevoir, se promenait dans le salon, d’un air grave et plein de hauteur, en homme qui voit le malheur à dix pas de (6) _________. La duchesse (7) _________ regardait avec admiration ; ce n’était plus l’enfant qu’elle avait vu naître, ce n’était plus le neveu toujours prêt à (8) _________ obéir : c’était un homme grave et duquel il serait délicieux de se faire aimer. Elle se leva de l’ottomane où elle était assise, et, se jetant dans ses bras avec transport :

– Tu veux donc (9) _________ fuir ? (10) _________ dit-elle. – Non, répondit-il de l’air d’un empereur romain, mais je voudrais être sage.

Ce mot était susceptible de diverses interprétations ; Fabrice ne se sentit pas le courage d’aller plus loin et de courir le hasard de blesser cette femme adorable. Il était trop jeune, trop susceptible de prendre de l’émotion ; son esprit ne (11) _________ fournissait aucune tournure aimable pour faire entendre ce qu’il voulait dire. Par un transport naturel et malgré tout raisonnement, il prit dans ses bras cette femme charmante et (12) _________ couvrit de baisers. Au même instant, on entendit le bruit de la voiture du comte qui entrait dans la cour, et presque en même temps (13) _________ -même parut dans le salon.

67


3

La lettre de l’archevêque. Complète la lettre avec des pronoms relatifs simples.

Pendant son exil à Bologne, Fabrice eut la surprise de recevoir une longue lettre adressée à Son Excellence révérendissime Mgr Fabrice del Dongo, premier grand vicaire du diocèse de Parme.

La lettre de l’archevêque Landriani était un chef-d’œuvre de logique et de clarté ; elle n’avait pas moins de dix-neuf grandes pages, et racontait fort bien tout ce qui s’était passé à Parme à l’occasion de la mort de Giletti.

Une armée française commandée par le maréchal Ney et marchant sur la ville n’aurait pas produit plus d’effet, lui disait le bon archevêque ; à l’exception de la duchesse et de moi, mon très cher fils, tout le monde croit que vous vous êtes donné le plaisir de tuer l’histrion Giletti. Et la Raversi veut utiliser cet incident pour renverser le comte Mosca. Quoique la procédure soit entourée du plus profond mystère, et dirigée par le ministre de la justice Rassi, (1) _________ la seule charité chrétienne peut m’empêcher de dire du mal, mais (2) _________ a fait sa fortune en s’acharnant après les malheureux, j’ai pu lire les trois dépositions du cocher. Par bonheur, ce malheureux se contredit. Et j’ajouterai, que sa femme a confessé à son curé, le nombre d’écus (3) _________ il a reçu de la marquise Raversi ; je n’oserai dire que la marquise a exigé de lui de vous calomnier, mais le fait est probable. Je ne vous répéterai point, mon cher fils, ce (4) _________ vous devez savoir depuis longtemps, c’est-à-dire que des trentequatre paysans employés à la fouille entreprise par le comte Mosca et que la Raversi prétend soldés par vous pour vous aider dans un crime, trente-deux étaient au fond de leur fossé, tout occupés de leurs travaux, lorsque vous vous êtes saisi du couteau de chasse (5) _________ vous a jeté Marietta et l’avez employé à défendre votre vie contre l’homme (6) _________ vous attaquait à l’improviste. Deux d’entre eux, (7) _________ étaient hors du fossé, crièrent aux autres : On assassine Monseigneur ! Ce cri seul montre votre innocence (8) _________ on ne saurait honnêtement contredire. Eh bien ! le ministre Rassi prétend que ces deux hommes ont disparu, bien plus, on a retrouvé huit

68


des hommes (9) _________ étaient au fond du fossé ; dans leur premier interrogatoire six ont déclaré avoir entendu le cri « On assassine Monseigneur ! » Je sais, par voies indirectes, que dans leur cinquième interrogatoire, (10) _________ a eu lieu hier soir, cinq ont déclaré qu’ils ne se souvenaient pas bien s’ils avaient entendu directement ce cri ou si seulement il leur avait été raconté par un de leurs camarades.

Production orale 4 À deux. Fou de jalousie, le comte Mosca décide d’affronter Fabrice ; il lui dit ses doutes quant à la nature de la relation du jeune homme avec sa tante. Fabrice nie avoir d’autre sentiment qu’une profonde affection pour sa tante.

ACTIVITÉ DE PRÉ-LECTURE

5 Volte-face du prince de Parme.

Complète le texte avec un déterminant du nom (article, article contracté, adjectif possessif ou démonstratif).

______ lendemain dès sept heures ______ matin, ______ prince convoqua ______ comte Zurla, ministre de ______Intérieur.

– Donnez ______ ordres ______ plus sévères à tous ______ podestats pour qu’ils fassent arrêter ______ sieur Fabrice del Dongo. On nous annonce que peut-être il osera reparaître dans ______ États. ______ fugitif se trouvant à Bologne, où il semble braver ______ poursuites de ______ tribunaux, placez ______ sbires qui le connaissent personnellement, 1° dans ______ villages sur ______ route de Bologne à Parme ; 2° ______ environs ______ château de ______ duchesse Sanseverina, à Sacca, et de ______ maison de Castelnovo ; 3° autour ______ château ______ comte Mosca. Je compte sur ______ haute sagesse, Monsieur le ministre, pour cacher ______ connaissance de ______ ordres ______ comte Mosca. Sachez que je veux que l’on arrête ______ sieur Fabrice del Dongo.

69


Chapitre 6

La trahison du prince

En rentrant chez elle, la duchesse ferma sa porte, et dit qu’elle ne voulait voir personne, pas même le comte. Elle voulait se trouver seule avec elle-même, et voir un peu quelle idée elle devait se former de la scène qui venait d’avoir lieu*. « Ce pauvre comte a fait une plaisante figure lorsqu’il a connu mon départ en présence du prince ... Au fait, c’est un homme aimable et il faut convenir qu’il n’est point important, point pédant*, devant moi il semble toujours avoir honte de sa puissance ... » Puis elle fit venir son domestique de confiance et lui remit une lettre qu’elle avait préparée de longue date. – Tu vas prendre la poste et te rendre à Bologne ; là tu remettras cette lettre à Fabrice qui s’appelle là-bas monsieur Joseph Bossi, l’adresse est sur l’enveloppe. Fais attention, mes ennemis mettront peut-être des espions à tes trousses*. De son côté, le lendemain dès sept heures du matin, le prince convoqua le comte Zurla, ministre de l’Intérieur. – Donnez les ordres les plus sévères à tous les podestats* pour qu’ils fassent arrêter le sieur Fabrice del Dongo. On nous annonce que peut-être il osera reparaître dans nos États. Sachez que je veux le voir enfermé dans la tour Farnese. d’avoir lieu de se passer pédant homme prétentieux qui fait étalage de ses connaissances

70

à tes trousses derrière toi podestats maires (anciennement)


la chartreuse de parme

Puis il convoqua, Rassi, son ministre de la justice. – Il faut du secret avant tout, lui cria le prince sans le saluer, en le traitant tout à fait comme un cuistre*, lui qui était si poli avec tout le monde. De quand votre sentence est-elle datée ? – Altesse Sérénissime, d’hier matin. – La peine ? – Vingt ans de forteresse, comme Votre Altesse me l’avait dit. – Écrivez, dit le prince : Son Altesse Sérénissime ayant daigné écouter avec bonté les très humbles supplications de la marquise del Dongo, mère du coupable, et de la duchesse Sanseverina, sa tante, a bien voulu, malgré l’horreur inspirée par un tel crime, commuer* la peine à laquelle Fabrice del Dongo a été condamné, en celle de douze années de forteresse. Le prince signa la sentence et data de la veille. Dès qu’elle apprit les nouvelles dispositions du prince à l’égard de Del Dongo, la marquise Raversi fit venir à son château de Velleja deux jeunes nobles de son parti. – J’ai la bonne habitude, dit la marquise à ces deux hommes, de ne détruire jamais aucun document. La Sanseverina m’a écrit en différentes occasions. Prenez ces lettres et partez tous les deux pour Gênes ; vous chercherez un ex-notaire nommé Burati. Vous, comte Baldi, placez-vous à mon bureau et écrivez ce que je vais vous dicter. « Une idée me vient et je t’écris ce mot. Je vais à ma chaumière près de Castelnovo ; si tu veux venir passer douze heures avec moi, je serai bien heureuse : il n’y a, ce me semble, pas grand danger après ce qui vient de se passer ; les nuages s’éclaircissent. Cependant arrête-toi avant d’entrer dans Castelnovo ; tu trouveras sur la route un de mes gens, ils t’aiment tous à la folie. Tu garderas, bien entendu*, le nom de Bossi pour ce petit voyage. cuistre homme grossier commuer transformer

bien entendu évidemment

71


stendhal

À Gênes, le faussaire* imita parfaitement l’écriture de la Sanseverina. La lettre fut prête le lendemain et le comte Baldi put se rendre à Bologne. Il y était à peine depuis deux jours, lorsqu’il aperçut dans une calèche Fabrice et la petite Marietta. « Diable ! se dit-il, il paraît que notre futur archevêque ne se gêne point ; il faudra faire connaître ceci à la Sanseverina, qui en sera charmée. » Baldi n’eut que la peine de suivre Fabrice pour savoir son logement ; le lendemain matin, celuici reçut la lettre par un courrier ; il la trouva un peu courte, mais du reste n’eut aucun soupçon. L’idée de revoir la duchesse et le comte le rendit fou de bonheur. Il prit un cheval à la poste et partit au galop. Sans s’en douter, il était suivi à peu de distance par Baldi ; à la poste avant Castelnovo, celui-ci assista à l’arrestation de Fabrice par les deux sbires* au service du comte Zurla. Trois heures plus tard, le jeune homme, garni de menottes*, partait pour la Citadelle de Parme, escorté par huit gendarmes. Le podestat lui-même suivait ce prisonnier d’importance. Le cortège se présenta à la porte extérieure de la citadelle à l’instant où le général Fabio Conti et sa fille allaient sortir. La voiture s’arrêta et le général ayant reconnu le prisonnier descendit immédiatement. J’ai donc en mon pouvoir, se dit le vaniteux gouverneur, ce fameux Fabrice del Dongo, dont on dirait que depuis près d’un an la haute société de Parme a juré de s’occuper exclusivement ! Tout à coup sa fille, qui s’était blottie* dans le fond de la voiture, afin de ne pas être témoin de la triste scène qui se passait au bureau, entendit un tapage effroyable dans le corps de garde. C’était Fabrice : il venait de gifler* violemment un gardien qui lui avait manqué de respect. – Que se passe-t-il ? dit-elle au brigadier. faussaire personne qui fabrique de faux documents et/ou de la fausse monnaie sbires policiers (péjoratif)

72

menottes bracelets métalliques qu’on met aux poignets des prisonniers. qui s’était blottie qui s’était cachée gifler frapper quelqu’un au visage avec la main


la chartreuse de parme

– Mademoiselle, c’est le jeune Fabrice del Dongo qui vient d’appliquer un soufflet* à un gardien – Quoi ! c’est monsieur del Dongo qu’on amène en prison ? – Eh ! sans doute, dit le brigadier ; Clélia ne quitta plus la portière. « Qui aurait dit, pensait-elle, que je le reverrais pour la première fois dans cette triste situation, quand je le rencontrai sur la route du lac de Côme ?... Il me donna la main pour monter dans le carrosse de sa mère ... Il se trouvait déjà avec la duchesse ! Leur amour avait-il commencé à cette époque ? » Car Clélia, comme son père et tout le parti de la Raversi étaient convaincus que le neveu et sa tante étaient amants. Et ils ne se privaient pas de faire circuler régulièrement cette calomnie dans toute la ville, au grand dam* du comte Mosca. Fabrice sortit du bureau escorté par trois gendarmes ; on le conduisait à la cellule qu’on lui avait destinée : Clélia regardait par la portière, le prisonnier était fort près d’elle. En ce moment Fabrice leva les yeux et rencontra le regard de la jeune fille. Il la revoyait pour la première fois et fut frappé surtout de l’expression de mélancolie de sa figure. « Comme elle est embellie, pensa-t-il, depuis notre rencontre près de Côme ! Quelle physionomie angélique ! » – Il me semble, mademoiselle, lui dit-il, qu’autrefois, près d’un lac, j’ai déjà eu l’honneur de vous rencontrer avec accompagnement de gendarmes. Clélia rougit et fut tellement interdite* qu’elle ne trouva aucune parole pour répondre. La profonde pitié, l’attendrissement où elle était plongée, lui ôtèrent la présence d’esprit nécessaire pour trouver un mot quelconque, elle s’aperçut de son silence et rougit encore davantage. Pendant qu’il montait les trois cent quatre-vingts marches soufflet gifle au grand dam au préjudice, au détriment

interdite ici, stupéfaite

73


stendhal

qui conduisaient à la tour Farnèse, Fabrice ne songea pas une seule fois, distinctement du moins, au grand changement qui venait de s’opérer dans sa vie. Clélia accaparait toutes ses pensées et cela le remplissait d’une immense joie. Dans la soirée la duchesse rencontra la jeune fille à la réception du ministre de l’Intérieur, comte Zurla ; tout le monde faisait cercle autour tant elles étaient ravissantes. Vers les dix heures, un ami de la duchesse s’approcha et lui dit deux mots à voix basse ; elle pâlit excessivement ; Clélia lui prit la main et osa la lui serrer. La duchesse comprit que ce qu’on lui disait était vrai et sortit précipitamment. En rentrant chez elle, la duchesse renvoya ses femmes puis, elle se laissa tomber tout habillée sur son lit. Comment peindre le moment de désespoir qui suivit cet exposé de la situation, chez une femme aussi peu raisonnable, aussi esclave de la sensation présente, et, sans se l’avouer, éperdument* amoureuse du jeune prisonnier ? Ce furent des cris inarticulés, des transports* de rage, des mouvements convulsifs, mais pas une larme. Comme l’aube du jour commençait à marquer d’une ligne blanche le sommet des arbres de son jardin, elle se fit violence. « Dans quelques heures, se dit-elle, je serai sur le champ de bataille ; il sera question d’agir, et s’il m’arrive quelque chose d’irritant, si le prince s’avise de m’adresser quelque mot relatif à Fabrice, je ne suis pas assurée de pouvoir garder tout mon sang-froid. Il faut donc ici et sans délai* prendre des résolutions. Et d’abord, rompre* avec le comte Mosca. Ce qu’elle fit en écrivant un billet qu’elle laissa sur son écritoire. « Cher comte ! j’avais le bonheur de vous aimer ; eh bien, cette flamme s’éteint ; je ne vous aime plus ! mais je connais le fond de votre cœur, je garde pour vous une estime profonde, et vous serez toujours le meilleur de mes amis. » éperdument totalement transports accès

74

sans délai sans plus attendre rompre cesser toute relation sentimentale


la chartreuse de parme

75


stendhal

Les jours suivants, le comte qui avait passé dix fois au palais Sanseverina, fut enfin admis ; il fut atterré* à la vue de la duchesse. « Elle a quarante ans ! se dit-il, elle hier si brillante ! si jeune ! ... » Après quelques minutes, la duchesse put lui parler. Elle le regarda, mais ses yeux restèrent éteints : – Séparons-nous, mon cher comte, lui dit-elle d’une voix faible, mais bien articulée, et qu’elle s’efforçait de rendre aimable ; séparonsnous, il le faut ! Le ciel m’est témoin que, depuis cinq ans, ma conduite envers vous a été irréprochable. Vous m’avez donné une existence brillante ; sans vous j’aurais rencontré la vieillesse quelques années plus tôt ... De mon côté, ma seule occupation a été de chercher à vous faire trouver le bonheur. C’est parce que je vous aime que je vous propose cette séparation. Le comte ne comprenait pas ; elle fut obligée de répéter plusieurs fois. Il devint d’une pâleur mortelle, et, se jetant à genoux auprès de son lit, il dit tout ce que l’étonnement profond, et ensuite le désespoir le plus vif, peuvent inspirer à un homme d’esprit passionnément amoureux. À chaque moment il offrait de donner sa démission et de suivre son amie dans quelque retraite à mille lieues de Parme. – Vous osez me parler de départ, et Fabrice est ici ! s’écria-t-elle enfin en se soulevant à demi. Mais comme elle aperçut que ce nom de Fabrice faisait une impression pénible*, elle ajouta après un moment de repos et en serrant légèrement la main du comte : – Non, cher ami, je ne vous dirai pas que je vous ai aimé avec cette passion et ces transports que l’on n’éprouve plus, ce me semble, après trente ans, et je suis déjà bien loin de cet âge. On vous aura dit que j’aimais Fabrice, car je sais que le bruit en a couru dans cette cour atterré consterné

76

pénible douloureuse


la chartreuse de parme

méchante où vos ennemis ne reculent devant rien pour vous nuire. Je vous jure devant Dieu, et sur la vie de Fabrice, que jamais il ne s’est passé entre lui et moi la plus petite chose que n’aurait pas pu souffrir l’œil d’une tierce personne. Le comte lui prit la main, elle ne la retira pas ; mais elle ajouta en le regardant droit dans les yeux : – Je ne vous reprocherai point d’avoir omis dans ce misérable billet la phrase qui est cause de la perte de Fabrice, c’était l’instinct de courtisan qui vous prenait à la gorge* ; sans vous en douter, vous préfériez l’intérêt de votre maître à celui de votre amie. La suppression de cette phrase me perd ; mais loin de moi de* vous la reprocher en aucune façon, ce fut la faute de l’instinct et non pas celle de la volonté. Le comte était désespéré, la souffrance se lisait sur son visage ; les larmes aux yeux, il voulut répliquer. – Non, cher comte, assez parlé. Laissez-moi maintenant.

qui vous prenait à la gorge qui vous y a contraint

mais loin de moi de mais je n'ai absolument pas l'intention

77


ACTIVITÉS DE POST-LECTURE

Compréhension et production 1

Vrai ou Faux ? Justifie tes réponses.

V F 1 Le prince de Parme convoque son ministre de la justice pour lui communiquer la grâce faite à Fabrice. ■ ■ _______________________________________________ _______________________________________________ 2 La marquise Raversi écrit une lettre à Fabrice en imitant l’écriture de sa tante. ■ ■ _______________________________________________ _______________________________________________ 3 Fabrice et Marietta sont arrêtés à Bologne par les sbires du comte Baldi. ■ ■ _______________________________________________ _______________________________________________ 4 Lorsque Fabrice passe devant Clélia pour être conduit dans sa cellule, elle le reconnaît et le salue aimablement. ■ ■ _______________________________________________ _______________________________________________ 5 Gina apprend l’arrestation de la bouche même du comte et rompt immédiatement avec lui. ■ ■ _______________________________________________ _______________________________________________ 6 Avant de congédier le comte, Gina lui confesse que Fabrice est son amant. ■ ■ _______________________________________________ _______________________________________________

78


2

Un homme sans honneur et sans humeur. Sépare correctement les mots du texte, rétablis la ponctuation et les majuscules, puis complète les parties manquantes avec les groupes de mots suivants : des coups de pied • être en conversation intime • fort intelligents • il se mettait à pleurer • la science du droit • ministre qui le bafouait • par des bouffonneries • une condamnation ou à un acquittement

Rassi | était | grand, | il | avait | de | beaux | yeux (1) ____________ maisunvisageabîméparlapetitevérolepourdelespritilenavaitet beaucoupetduplusfinondisaitquilpossédaitparfaitement (2) ____________lorsquildevaitjugeruneaffaireiltrouvaitfacilement etenpeudinstantslesmoyensfortbienfondésendroitdarriverà (3) ____________onneluiconnaissaitquunepassion (4) ____________avecdegrandspersonnagesetleurplaire (5) ____________quelquefoisleprincenesachantpluscommentab userdeladignitédecegrandjugeluidonnait (6) ____________ silescoupsdepiedluifaisaientmal (7) ____________maislinstinctde bouffonnerieétaitsipuissantchezluiquonlevoyaittouslesjourspréfé rerlesalondun (8) ____________àsonpropresalon

3

Désespoir du comte Mosca. Lis le billet que la duchesse Sanseverina a adressé au comte en choisissant chaque fois la forme verbale qui convient.

Le comte regagna tristement le palais du ministère. N’ayant plus le cœur de s’occuper de rien, il errait tristement dans sa galerie de tableaux, quand, un quart d’heure après leur rupture, il reçut un billet de Gina ainsi conçu :

Puisqu’il est vrai, cher et bon ami, que nous ne sommes plus qu’amis, il faut ne venir me voir que trois fois par semaine. Dans quinze jours nous réduisons réduirons ces visites, toujours si chères à mon cœur, à deux par mois. Si vous voulez me plaire, donner donnez de la publicité à cette sorte de rupture ; si vous voulez vouliez me rendre presque tout l’amour que jadis j’eus pour vous, vous feriez ferez choix d’une nouvelle amie. Quant à moi, j’ai de grands projets de dissipation : je

79


compte aller beaucoup dans le monde, peut-être même trouverais trouverai-je un homme d’esprit pour me faire oublier mes malheurs. Sans doute en qualité d’ami la première place dans mon cœur vous sera toujours réservée ; mais je ne veux plus que l’on dise dit que mes démarches ont été dictées par votre sagesse ; je veux surtout que l’on saura sache bien que j’ai perdu toute influence sur vos déterminations. En un mot, cher comte, croyez que vous serez seriez toujours mon ami le plus cher, mais jamais autre chose. Ne garder gardez, je vous prie, aucune idée de retour, tout est bien fini. Comptez Compter à jamais sur mon amitié.

ACTIVITÉ DE PRÉ-LECTURE

4 Rétablis l’ordre logique des phrases qui composent le dialogue en indiquant le locuteur par ‘M’ pour Mosca, ‘R’ pour Rassi . A

Permettez reprit le ministre avec la logique d’un jurisconsulte et l’assurance parfaite d’un homme qu’aucune insulte ne peut offenser, d’abord il ne peut être question de l’exécution dudit del Dongo ; le prince n’oserait pas ! les temps ont bien changé ! B Au fait ! s’écria le ministre, et pas de phrases. C 1 Je veux la vérité : Qu’est-ce que ces bruits ridicules qui font condamner à mort Fabrice Del Dongo comme assassin du comédien Giletti ! D J’espère pour vous que vous tiendrez parole, dit le comte en le regardant d’un air sévère. E Ce ne serait pas la première fois qu’une condamnation à la prison se transforme en assassinat. F C’est justement parce que je savais cette condamnation à la prison tout compte fait clémente, que j’étais effrayé des bruits d’exécution prochaine qui se répandent par la ville. G Oui mais je ne suis pas responsable de la vie de votre protégé, reprit le Rassi avec un sourire. Moi je ne suis que pour les morts officielles, et si monsieur del Dongo vient à mourir d’une colique, n’allez pas me l’attribuer !

80


H

I

J

K L

Je l’ignore, mais je vous jure que je ne cautionnerais jamais une telle infamie. Et comme ce n’est que de moi, comme le sait Votre Excellence, que le bourreau peut recevoir des ordres … Sans doute le prince voudrait bien tenir une sentence de mort contre monsieur del Dongo, mais il n’a, comme vous le savez sans doute, qu’une condamnation à vingt années de fers. Cette peine a d’ailleurs été commuée par lui, le lendemain même de la sentence, en douze années de forteresse. Personne ne peut mieux rendre compte à Votre Excellence de ces bruits, puisque c’est moi-même qui les ai fait courir par ordre de notre souverain. Vous en savez quelque chose, Rassi, vous qui avez plusieurs morts sur la conscience. C’est vous qui le dites! Pourquoi ces rumeurs alors ?

1C-M • ______ • ______ • ______ • ______ • ______ • ______ • ______ ______ • ______ • ______ • ______ • ______

81


Chapitre 7

Le prisonnier de la tour

5 Tous les quinze jours on voyait renaître dans Parme un nouveau bruit

annonçant la mort prochaine de Fabrice. Ces propos plongeaient la malheureuse duchesse dans le dernier* désespoir. Le prince irait-il jusqu’à faire empoisonner son neveu, comme tant d’autres opposants politiques par le passé ? En réalité, ces rumeurs étaient destinées à briser son orgueil. « Quinze jours de désespoir et quinze jours d’espérance avait dit le prince à Rassi, c’est par ce régime patiemment suivi que nous parviendrons à vaincre le caractère de cette femme altière* ; c’est par ces alternatives de douceur et de dureté que l’on arrive à dompter les chevaux les plus féroces. » Cette rumeur ne laissait pas non plus d’inquiéter le comte Mosca qui connaissait les turpitudes du pouvoir en place. Aussi s’était-il déterminé à hasarder une démarche folle en apparence. Un matin il passa à la porte de la Citadelle, et fit appeler le général Fabio Conti qui descendit jusque sur le bastion au-dessus de la porte ; là, se promenant amicalement avec lui, il n’hésita pas à lui dire : – Si Fabrice périt* d’une façon suspecte, cette mort pourra m’être attribuée, je passerai pour un jaloux, ce serait pour moi un ridicule abominable* et que je suis résolu de ne pas accepter. Donc, et pour le dernier ici, le plus grand altière fière

82

périt meurt abominable insupportable


la chartreuse de parme

m’en laver, s’il périt de maladie, je vous tuerai de ma main ; comptez là-dessus. Le général Fabio Conti eut beau parler de sa bravoure, le regard perçant du comte resta présent à sa pensée. Fabrice fut enfermé dans une cellule de la tour qui n’avait encore jamais servi, baptisée la cellule d’Obéissance passive. Laissé seul par son geôlier*, un brave homme nommé Grillo qui lui fit d’emblée* bonne impression, il courut aux ouvertures pratiquées dans la muraille ; la vue qu’on avait de ces fenêtres grillées était sublime : un brillant crépuscule rouge orangé dessinait parfaitement les contours des Alpes au loin, vers Turin ; Fabrice fut ému et ravi par ce spectacle magnifique. « C’est donc dans ce monde ravissant que vit Clélia Conti ! » Ensuite, les yeux de Fabrice furent attirés vers une portefenêtre du second étage de la forteresse donnant sur une terrasse où se trouvaient, dans de jolies cages, une grande quantité d’oiseaux de toute sorte entourés d’orangers et autres arbustes décoratifs. Cette fenêtre de la volière n’était pas à plus de vingt-cinq pieds de l’une des siennes, et se trouvait à cinq ou six pieds en contrebas*, de façon que son regard plongeait sur les oiseaux. Le lendemain quelle ne fut pas la surprise de Fabrice lorsque vers midi Clélia vint soigner ses oiseaux. Elle allait et venait de la terrasse à sa chambre. Il remarqua qu’elle ne levait pas les yeux sur lui, mais ses mouvements avaient l’air gêné*, comme ceux de quelqu’un qui se sent regardé. Alors, il eut l’idée d’un stratagème* : il se cacha derrière l’angle de sa fenêtre et attendit. En revenant du fond de la chambre, Clélia ne put s’empêcher de regarder dans sa direction ; alors il se montra et la salua. Surprise, la jeune fille resta immobile et baissa les yeux ; puis Fabrice les lui vit relever fort lentement ; et, gravement geôlier gardien (dans une prison) d’emblée immédiatement en contrebas plus bas

gêné mal à l’aise stratagème ruse

83


stendhal

elle salua le prisonnier d’un mouvement qu’elle voulait de simple politesse mais que l’émotion qui se lisait dans ses yeux démentait*. Les trois jours qui suivirent Fabrice attendit en vain que Clélia vienne à sa volière. « J’aurais dû lui dire tout de suite que je l’aimais », s’écriait-il ; car il en était arrivé à cette découverte. Le regard de douce pitié que Clélia laissa tomber sur lui lorsque les gendarmes l’emmenaient du corps de garde avait effacé toute sa vie passée. Vers le soir du troisième jour, elle arriva enfin. Il la regarda d’un air gai, et elle vit ses yeux qui la saluaient intensément. Elle ne put soutenir cette nouvelle épreuve ; elle prit le parti de se sauver en courant. Il faut dire que comme tous les habitants de Parme elle s’attendait d’un jour à l’autre à ce qu’on annonce la mort du grand vicaire. Seul Fabrice ignorait sa mort prochaine. Clélia n’eut cependant pas le triste courage de lui montrer une dureté qui n’était pas dans son cœur, elle revint et passa encore une heure à la volière, regardant tous ses signes, et souvent lui répondant, au moins par l’expression de l’intérêt le plus vif et le plus sincère ; elle le quittait de temps en temps pour lui cacher ses larmes. Après un mois d’emprisonnement, la relation entre les deux jeunes gens était devenue un fait accompli. Clélia venait deux ou trois fois le jour voir ses oiseaux, quelquefois pour quelques instants : si Fabrice ne l’avait pas tant aimée, il aurait bien vu qu’il était aimé ; mais il avait des doutes mortels à cet égard*. Clélia avait fait placer un piano dans la volière. Tout en frappant les touches, pour que le son de l’instrument puisse rendre compte de sa présence et occupe les sentinelles qui se promenaient sous ses fenêtres, elle répondait des yeux à ses questions. Sur un seul sujet elle ne faisait jamais de réponse, et parfois même prenait la fuite et disparaissait pour une démentait contredisait

84

à cet égard à ce sujet


la chartreuse de parme

journée entière ; c’était lorsque les signes de Fabrice tentaient de lui dire qu’il l’aimait : elle était inexorable sur ce point. Quant à Fabrice, ses journées étaient employées à chercher la solution de ce problème si important : « M’aime-t-elle ? » D’autant plus qu’il ignorait un secret qui l’aurait mis au désespoir s’il l’avait connu ; il était grandement question du mariage de Clélia Conti avec le marquis Crescenzi, l’homme le plus riche de la cour. Lassé des refus de sa fille, le général dans un de ses accès de colère, s’était écrié qu’il l’enverrait dans le couvent le plus triste de Parme si elle continuait de refuser ce parti exceptionnel. Après cent trente-cinq jours de prison, l’aumônier* vint chercher Fabrice un jeudi pour le faire promener sur le donjon de la tour Farnèse. Dans son immense bonté, son Altesse lui avait accordé cette faveur. Les deux hommes venaient d’arriver au sommet de la tour lorsque, tout à coup, ils entendirent commencer la plus belle symphonie du monde. Fabrice regarda en contrebas et vit une joyeuse troupe de musiciens qui montaient vers les appartements du gouverneur. Il interrogea du regard l’aumônier. « C’est une sérénade que donne le marquis Crescenzi à la fille du gouverneur. » lui dit l’aumônier. Jusqu’à ce jour Clélia avait fait la plus belle résistance, mais elle avait dû céder à la menace d’être envoyée immédiatement au couvent. « Quoi ! je ne le verrais plus ! s’était-elle dit en pleurant. Cher ami, que ne ferais-je pas pour toi ! Tu me perdras, je le sais, tel est mon destin ; je me perds moi-même d’une manière atroce en assistant à cette affreuse sérénade que je ne supporte que pour ne pas être séparée de toi. » Le lendemain Clélia était debout à la fenêtre de la volière, les yeux fixés sur celle de Fabrice ; ses traits contractés exprimaient le plus aumônier prêtre (d’une prison, d’un hôpital, d’un régiment de soldats …)

85


stendhal

violent désespoir. À peine vit-elle Fabrice, qu’elle lui fit signe et se précipita à son piano ; feignant de chanter un récitatif de l’opéra alors à la mode, elle lui dit en phrases interrompues par le désespoir : – Grand Dieu ! vous êtes encore en vie ? On a ordre de vous empoisonner, abstenez-vous de tout aliment* jusqu’à nouvel avis, je vais faire l’impossible pour que votre geôlier vous apporte de la nourriture et, au nom du ciel, postez-vous à votre autre fenêtre cette nuit. Lorsque le geôlier lui apporta le repas que Clélia avait fait préparer, Fabrice lui donna cinq écus d’or qu’il avait cachés dans la muraille. – Tenez-vous prêt cette nuit, lui dit simplement l’homme en sortant de sa cellule. Vers une heure du matin, Fabrice scrutait l’immense horizon dont on jouit du haut de la tour Farnèse, lorsqu’il remarqua par hasard une lumière excessivement petite, mais assez vive, qui semblait partir du haut d’une tour, et paraissait et disparaissait à des intervalles fort rapprochés. Il compta machinalement les apparitions : « Ceci est un g », dit-il en ayant compté sept. Il y eut ensuite un i ; puis un n. Quelle ne fut pas sa joie et son étonnement, quand les apparitions successives, toujours séparées par de petits repos, vinrent compléter les mots suivants : Gina pense à toi ! Il répondit à l’instant de la même manière avec sa lampe : Fabrice t’aime ! La duchesse lui demandait de se tenir prêt et de prendre des forces car sa libération était imminente*. Cette annonce plusieurs fois répétée d’une délivrance prochaine jeta Fabrice dans une profonde tristesse. Quelques instants après la fin des signaux, le geôlier entra et abstenez-vous de tout aliment ne mangez rien

86

imminente très proche


la chartreuse de parme

87


stendhal

l’invita à le suivre. Il le conduisit dans une petite chapelle de marbre noir et blanc où l’attendait Clélia. – Je ne puis vous adresser que peu de mots, lui dit-elle ; si mon père découvre mon absence je suis perdue. Vous allez me donner votre parole d’honneur, ajouta-t-elle d’une voix à peine intelligible, vous allez me donner votre parole d’honneur d’obéir à la duchesse, et de tenter de fuir le jour qu’elle vous l’ordonnera et de la façon qu’elle vous l’indiquera, ou demain matin je me réfugie dans un couvent, et je vous jure ici que de la vie je ne vous adresserai plus la parole. Fabrice resta muet, comme pétrifié par la gravité de la jeune fille. – Promettez, dit Clélia les larmes aux yeux et comme hors d’ellemême, ou bien nous nous parlons ici pour la dernière fois. Ce n’est pas une promesse bien difficile à tenir, vous allez retrouver celle … « Elle aussi ! » se dit Fabrice qui comprit tout à coup l’obstination de la jeune fille à refuser d’entendre ses déclarations d’amour. – Comment avez-vous pu croire à cette infamie que les ennemis de ma tante ont fait circuler dans Parme ? – Mais … – Je vous jure que c’est un mensonge ignoble : il n’y a jamais rien eu entre la duchesse et moi ; par contre, votre mariage lui est bien réel. – Ne m’accablez pas*, c’est le seul moyen de ne pas vous perdre. – Que faut-il promettre ? dit Fabrice la mort dans l’âme*. – Vous le savez. – Je jure d’obéir à la duchesse, et de prendre la fuite le jour qu’elle le voudra et comme elle le voudra. – Jurez de vous sauver, quoi qu’il puisse arriver entre temps. – Comment ! Vous allez vraiment épouser le marquis Crescenzi ? ne m’accablez pas ne me faites pas de reproches

88

la mort dans l’âme immensément triste


la chartreuse de parme

– Jurez, ou je n’aurai plus un seul instant de paix. – Eh bien ! pour l’amour de vous, je jure de me sauver d’ici le jour que madame Sanseverina l’ordonnera, et quoi qu’il puisse arriver d’ici là. Ce serment obtenu, Clélia était si faible qu’elle fut obligée de se retirer. Le lendemain, Clélia fit entrer dans la Citadelle les cordes nécessaires à l’évasion de Fabrice et son geôlier les monta dans sa cellule. Le comte Mosca qui suivait à distance les agissements de la duchesse avait donné au geôlier de Fabrice une grosse somme d’argent et un faux passeport pour qu’il quitte immédiatement les États du prince après l’évasion du jeune homme. Le soir même, pendant le dîner, Clélia dit à son père qu’elle acceptait de se marier avec le marquis Crescenzi. Au même moment, grâce à la complicité du geôlier, Fabrice quittait sa cellule et se dirigeait vers les remparts de la Citadelle.

89


ACTIVITÉS DE POST-LECTURE

Compréhension 1

Cruel dilemme. Place correctement à l’intérieur du texte les parties de phrases suivantes : a qu’à vingt ans passés il était temps de prendre un parti b qu’il faut être folle à lier pour repousser ses hommages c qu’il saurait bien l’envoyer s’ennuyer dans le couvent le plus triste de Parme d qui a la bonté d’être amoureux de vous, de vouloir vous épouser e s’accorde à lui reconnaître le caractère le plus doux

L’ambition du général Fabio Conti qui aspirait à devenir ministre et espérait en la prochaine disgrâce du comte Mosca l’avait porté à faire des scènes violentes à sa fille ; il lui répétait sans cesse, et avec colère, (1) ________________________________ ; cet état d’isolement cruel, dans lequel son obstination déraisonnable plongeait le général, devait cesser à la fin, etc. Dans un de ses accès de colère, le général s’était écrié (2) ________________________________, et que, là, il la laisserait se morfondre jusqu’à ce qu’elle daignât faire un choix.

– Vous savez que notre maison, quoique fort ancienne, ne réunit pas six mille livres de rente, tandis que la fortune du marquis Crescenzi s’élève à plus de cent mille écus par an. Tout le monde à la cour (3) ________________________________; jamais il n’a donné de sujet de plainte à personne ; il est fort bel homme, jeune, fort bien vu du prince, et je dis (4) ________________________________. Si ce refus était le premier, je pourrais peut-être le supporter ; mais voici cinq ou six partis, et des premiers de la cour, que vous refusez, comme une petite sotte que vous êtes. Vous allez me fournir quelque objection valable contre ce pauvre marquis Crescenzi, (5) ________________________________, ou, morbleu ! je vous expédie dans un couvent.

90


Grammaire du texte 2

Risque d’empoisonnement. Lis le texte puis mets le récitatif de Clélia à la troisième personne du singulier en respectant la concordance des temps.

Clélia était debout à la fenêtre de la volière, les yeux fixés sur celle de Fabrice ; ses traits contractés exprimaient le plus violent désespoir. À peine vit-elle Fabrice, qu’elle se précipita à son piano et, feignant de chanter un récitatif de l’opéra alors à la mode, elle lui dit, en phrases interrompues par la crainte d’être comprise des sentinelles qui se promenaient sous la fenêtre :

– Barbone, ce geôlier dont vous avez puni l’insolence le jour de votre entrée à la forteresse, a disparu, il n’est plus dans la Citadelle ; avant-hier soir il est rentré, et depuis hier j’ai de bonnes raisons de croire qu’il cherche à vous empoisonner. Il vient rôder dans la cuisine particulière du palais qui fournit vos repas. Je ne sais rien de sûr, mais ma femme de chambre croit que cette figure atroce ne vient dans les cuisines du palais que dans le dessein de vous ôter la vie. Abstenez-vous de tout aliment jusqu’à nouvel avis, je vais faire l’impossible pour vous faire parvenir de l’eau et de la nourriture. Ne buvez que de cette eau, vivez avec du chocolat ; demain je ferai tout au monde pour vous faire parvenir du pain, je le marquerai de tous les côtés avec de petites croix tracées à l’encre. C’est affreux à dire, mais il faut que vous le sachiez, peut-être Barbone est-il chargé de vous empoisonner.

Barbone, ce geôlier dont il avait puni l’insolence le jour de son entrée à la forteresse, avait disparu …

________________________________________________________ ________________________________________________________ ________________________________________________________ ________________________________________________________ ________________________________________________________ ________________________________________________________

91


Compréhension et production écrite 3

L’entrevue nocturne. Lis attentivement le texte puis réponds à la question.

Le soir, quand la nuit fut faite, Clélia parut ; elle s’arrêta au milieu, à côté de la lampe de veille. Fabrice fut d’abord ébloui de la beauté de Clélia, depuis près de huit mois il n’avait vu d’aussi près que des geôliers. Mais le nom du marquis Crescenzi et l’annonce du prochain mariage de Clélia avec celui-ci lui rendit toute sa fureur. Elle augmenta quand il vit clairement que Clélia ne répondait qu’avec des ménagements prudents ; Clélia ellemême comprit qu’elle augmentait les soupçons au lieu de les dissiper. Cette sensation fut trop cruelle pour elle.

– Serez-vous bien heureux, lui dit-elle avec une sorte de colère et les larmes aux yeux, de m’avoir fait passer par-dessus tout ce que je me dois à moi-même ? Jusqu’au 3 août de l’année passée, je n’avais éprouvé que de l’éloignement pour les hommes qui avaient cherché à me plaire. Je trouvai au contraire des qualités singulières à un prisonnier qui fut amené ce jour-là dans cette forteresse. J’éprouvai, d’abord sans m’en rendre compte, tous les tourments de la jalousie. Les grâces d’une femme charmante, et de moi bien connue, étaient des coups de poignard pour mon cœur, parce que je croyais, et je crois encore un peu, que ce prisonnier lui était attaché. Bientôt les attentions du marquis Crescenzi, qui avait demandé ma main, redoublèrent ; il est fort riche et nous n’avons aucune fortune ; je les repoussais avec une grande liberté d’esprit. Lorsque mon père prononça le mot fatal de couvent ; je n’eus point le courage de quitter la forteresse et je suis une fille perdue ; je me suis attachée à un homme léger : je sais quelle a été sa conduite à Naples ; et quelle raison aurais-je de croire qu’il aura changé de caractère ? Enfermé dans une prison sévère, il a fait la cour à la seule femme qu’il pût voir, elle a été une distraction pour son ennui. Mais dès qu’il sera dans une grande ville, entouré de nouveau des séductions de la société, il sera de nouveau ce qu’il a toujours été, un homme du monde adonné aux dissipations, à la galanterie, et sa pauvre compagne de prison finira ses jours dans un couvent, oubliée de cet être léger, et avec le mortel regret de lui avoir fait un aveu.

92


Accusée par Fabrice de vouloir épouser le marquis Crescenzi, comment Clélia se justifie-t-elle ? Fabrice peut-il raisonnablement croire qu’elle n’épousera pas le marquis Crescenzi ? Pourquoi ? ________________________________________________________ ________________________________________________________ ________________________________________________________ ________________________________________________________ ________________________________________________________

ACTIVITÉ DE PRÉ-LECTURE

4 Les préparatifs. Rétablis l’ordre logique des phrases qui composent le texte.

A Pourrez-vous m’accuser d’avoir contribué à votre mort ? B Ce sera l’instant décisif ; prenez en hâte les habits de prêtre dont vous êtes pourvu, et marchez. C Après onze heures, une petite lampe paraîtra à ma fenêtre. D Vous y trouverez ce qui vous est nécessaire pour vous évader. E Adieu, Fabrice, si vous périssez, je ne vous survivrai point. F La duchesse elle-même, fondant en larmes, m’a juré qu’il ne reste que cette ressource. G Mais dimanche, vers le soir, vous me verrez entièrement vêtue de noir à la fenêtre accoutumée. H Je ne puis plus vous regarder, j’en ai fait le vœu. I Dieu vous sauve et la sainte Madone! J Ce sera le signal que la nuit suivante tout sera prêt pour votre évasion. K Mais si vous réussissez, je ne vous reverrai jamais. L Si vous périssez, j’aurai l’âme navrée. 1 M Dimanche prochain, au retour de la messe où l’on vous conduira à ma demande, retardez le plus possible votre rentrée dans votre chambre. N On vous tuera si vous ne tentez rien.

1-M • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ ____ • ____ • ____ • ____ • ____

93


Chapitre 8

Le prix d’un retour en grâce Pendant que Fabrice, muni de ses trois cordes descendait un à un les trois étages de la Citadelle, la duchesse Sanseverina était en conversation avec l’organisateur de l’évasion de son neveu, Ferrante Palla, médecin, poète, chef de file du mouvement patriote de Parme, et activement recherché par la police du prince. Il lui avait été présenté par son fidèle serviteur, Ludovic, et s’était mis spontanément au service de la duchesse lorsqu’il avait appris la condamnation de Fabrice. – Il ne faut pas, disait Gina, que mon nom paraisse si vous êtes pris, car il y va de votre tête. – Mourir en nuisant* au tyran serait une grande joie pour le patriote que je suis. – J’exige que l’infâme qui m’a percé le cœur soit empoisonné et non tué. – J’exécuterai fidèlement, ponctuellement et prudemment. – Il s’agit d’empoisonner le bourreau de Fabrice, celui par qui … – Je l’avais deviné ; sachez que j’ai souvent songé à une pareille action pour mon compte. – J’exige qu’il meure par le poison, dit la duchesse, c’est la mort que je lui dois. Lorsque vous entendrez dire que le grand réservoir en nuisant en faisant du mal

94


la chartreuse de parme

du palais Sanseverina a crevé, agissez aussitôt, mais surtout n’exposez votre vie que le moins possible. Que jamais personne ne sache que j’ai trempé* dans cette affaire. Adieu. Entre temps, Fabrice, qui avait attaché sa troisième corde à une pièce de canon le long des remparts, se laissa tomber dans un fossé bourbeux*, à bout de forces*, les mains en sang. Il se sentit saisi par deux hommes et comprit vaguement qu’ils appartenaient à la duchesse ; transporté dans la voiture, il eut le temps de reconnaître sa tante avant de s’évanouir. La duchesse fit signe au cocher de repartir ; la voiture s’éloigna et disparut dans le brouillard du petit matin.* Vers les six heures du soir, les fugitifs arrivèrent en territoire piémontais. Là seulement Fabrice était en toute sûreté ; on le conduisit dans un petit village écarté de la grande route ; on pansa ses mains en sang, et il dormit encore quelques heures. Puis la duchesse s’adressa à son fidèle domestique : – Avant de rentrer à Parme, passe à mon château de Sacca que tu feras illuminer à la tombée de la nuit de la façon la plus splendide. N’épargne* ni argent ni peine : je veux que tous à Parme le voient briller dans la nuit ; songe qu’il s’agit du plus grand bonheur de ma vie. Ensuite, prends le meilleur cheval de mon écurie, et rentre à Parme ; là tu donneras ordre pour qu’on ouvre les réservoirs pendant la nuit. Le lendemain de bonne heure la duchesse et Fabrice étaient à Belgirate sur le Lac Majeur. On s’établit dans ce village enchanteur ; mais un chagrin mortel attendait la duchesse sur ce beau lac. Fabrice était entièrement changé ; dès les premiers moments où il s’était réveillé de son sommeil, en quelque sorte léthargique, après sa fuite, la duchesse s’était aperçue qu’il se passait en lui quelque chose d’extraordinaire. Le sentiment profond par lui caché avec beaucoup que j’ai trempé que j’ai participé bourbeux rempli de boue à bout de forces ayant épuisé toutes ses forces

petit matin l’aube n’épargne n’économise

95


stendhal

de soin était assez bizarre, ce n’était rien moins que ceci*: il était au désespoir d’être hors de prison. Et il préférait la solitude au plaisir de parler de toutes choses, et à cœur ouvert, à la meilleure amie qu’il avait au monde. Il était empressé, reconnaissant auprès de la duchesse, mais son âme était ailleurs. On faisait souvent quatre ou cinq lieues sur ce lac sublime sans se dire une parole : Fabrice était amoureux. Gina comprit qu’elle ne pouvait rien contre ce sentiment. Quant à la personne qui pouvait causer l’étrange rêverie de Fabrice, il n’était guère possible d’avoir des doutes raisonnables : il ne pouvait s’agir que de Clélia Conti. À Parme l’évasion de Fabrice faillit* coûter sa place au général Conti. Dans sa fureur, le prince destitua* tous les gardiens de la Citadelle et les fit enfermer dans la prison de la ville. Sa colère redoubla lorsqu’il apprit l’effroyable insolence de l’illumination du château de Sacca. « Votre duchesse me nargue* – dit-il au comte Mosca, mais qu’elle prenne garde je saurai bien lui faire payer ce nouvel affront*. » Le prince n’eut guère le temps de mettre sa menace à exécution. Quelques jours après l’ouverture des réservoirs du château de Sanseverina, il était à la chasse des oiseaux de passage dans les marais le long du Pô, à deux lieues de Sacca, lorsqu’il tomba accidentellement dans un trou caché par des herbes hautes. On le releva et on le transporta dans une maison isolée. Ayant appris la nouvelle, les villageois s’empressèrent autour de leur souverain ; parmi eux Ferrante Palla, déguisé en paysan, qui lui offrit un verre de vin et but avec lui à sa santé. Rentré au château, le prince fut pris d’atroces douleurs et mourut en quelques heures. La mort du prince fut suivie à Parme de violentes émeutes* conduites par Ferrante Palla et son groupe de patriotes. II y eut des ce n’était rien moins que ceci voici de quoi il s’agissait faillit risqua de destitua licencia, renvoya

96

me nargue me défie, me provoque affront grave offense émeutes manifestations violentes, soulèvements populaires


la chartreuse de parme

morts, des exécutions sommaires. Le comte Mosca, tenu à l’écart depuis l’évasion de Fabrice, écrasa l’insurrection et gagna ainsi la reconnaissance de la princesse et de son fils, Ernest V, nouveau souverain de Parme. Plusieurs mois passèrent et l’ennui à la cour de Parme était si palpable*, le jeune prince y affichait* une si grande tristesse que la princesse convoqua le comte Mosca et lui demanda si la duchesse accepterait de rentrer à Parme. – Avec son neveu ? demanda le comte. – Pourquoi pas, répondit le jeune prince, que l’idée de revoir la duchesse Sanseverina remplissait d’une joie secrète. Naturellement, il lui faudra patienter quelque temps en prison en attendant un second procès où la légitime défense éclatera au grand jour, et par conséquent l’acquittement pur et simple de notre grand vicaire. Le comte écrivit immédiatement à la duchesse qui fut ravie de rentrer à Parme, la vie avec Fabrice étant devenue insupportable ; c’était une longue succession de silences entrecoupés de phrases creuses* qui la déprimaient et la vieillissaient chaque jour davantage. Elle éprouva de l’admiration pour le désintéressement du comte qui continuait de lui témoigner son amour après qu’elle l’eut congédié, et daignait encore s’occuper de son neveu qui avait failli le perdre. La duchesse et Fabrice partirent pour Parme aussitôt après dîner. Le voyage fut très gai. Fabrice fit la route dans des transports de bonheur fous, et qui semblèrent ridicules à sa tante. Il avait l’espoir de revoir bientôt Clélia et, contre l’avis du comte Mosca qui lui conseillait d’être emprisonné à la prison de la ville dont il avait le contrôle, il irait se constituer à la Citadelle. Cette folie mit la duchesse au désespoir : palpable visible, manifeste affichait montrait

phrases creuses phrases vides de sens

97


stendhal

– Pourquoi veux-tu risquer d’être empoisonné ? – Qu’importe*, c’est là que j’ai vécu les plus beaux moments de ma vie. De retour à la cour, la duchesse Sanseverina organisa des soirées charmantes au palais qui n’avait jamais vu tant de gaieté ; jamais elle ne fut plus aimable que cet hiver, au point que même ses ennemis avaient fini par apprécier ses qualités. Le jeune prince venait de fort bonne heure aux soirées de sa mère ; il se montrait particulièrement intéressé par les comédies dell’arte, une idée de la duchesse qui transformait la cour en une compagnie d’acteurs le temps d’une représentation. Un soir, le prince dit à la duchesse : – Pourquoi ne jouerais-je pas moi aussi ? – Nous sommes tous ici aux ordres de Votre Altesse ; si elle daigne m’en donner l’ordre, je ferai arranger le plan d’une comédie, toutes les scènes brillantes du rôle de Votre Altesse seront avec moi, et comme les premiers jours tout le monde hésite un peu, si votre Altesse veut me regarder avec quelque attention, je lui dirai les réponses qu’elle doit faire. Tout fut arrangé et avec une adresse infinie. Le prince fort timide avait honte d’être timide ; les soins que se donna la duchesse pour ne pas faire souffrir cette timidité innée* firent une impression profonde sur le jeune souverain. Il avait souvent le rôle d’un amoureux de la duchesse. Bien loin* d’avoir à lui suggérer des paroles, bientôt elle fut obligée de l’engager à abréger les scènes ; il parlait d’amour avec un enthousiasme qui souvent embarrassait l’actrice ; ses répliques duraient cinq minutes. – Votre Altesse joue* trop bien ; on va dire que vous êtes amoureux d’une femme de trente-huit ans. Ainsi, je ne jouerai plus avec Votre qu’importe je m’en moque innée de naissance ; ici, naturelle

98

bien loin ici, au lieu joue ici, ‘jouer la comédie’, interpréter un rôle


la chartreuse de parme

99


stendhal

Altesse, à moins que* le prince ne me jure de m’adresser la parole comme il le ferait à une femme d’un certain âge. Lorsqu’il vit arriver Fabrice à la Citadelle, le général Fabio Conti se dit que c’était le ciel qui l’envoyait pour réparer son honneur et le sauver du ridicule, tandis qu’en ville, dans les semaines qui suivirent les rumeurs d’empoisonnement recommencèrent, non sans quelque fondement cette fois. Les espions du comte Mosca inflitrés parmi les geôliers craignaient pour sa vie à chaque repas. Alarmée*, la duchesse entra comme une furie dans les appartements du prince. – Chère duchesse ! vous savez si je vous suis attaché. Vos idées atroces sur le poison ne sont pas fondées*, j’aime à le croire ; mais enfin elles me donnent aussi à penser, elles me font presque oublier pour un instant la passion que j’ai pour vous, et qui est la seule que de ma vie j’ai éprouvée. – Sauvez Fabrice, et je crois tout ! Sans doute je suis entraînée par les craintes folles d’une âme de mère ; mais envoyez à l’instant chercher Fabrice à la Citadelle, que je le voie. S’il vit encore, envoyezle du palais à la prison de la ville, où il restera des mois entiers, si Votre Altesse l’exige, et jusqu’à son jugement. – Dans une heure, Madame, lorsque cette imagination de poison, lorsque ce cauchemar* aura disparu, ma présence vous deviendra importune et vous me disgracierez. Eh bien ! il me faut un serment : jurez, Madame, que si Fabrice vous est rendu sain et sauf, vous assurerez le bonheur de ma vie entière en mettant à ma disposition une heure de la vôtre, et vous serez toute à moi. En cet instant, l’horloge du château sonna deux heures. « Ah ! il a terminé son repas ; il n’est plus temps peut-être, se dit la duchesse. » à moins que sauf si alarmée très inquiète

100

ne sont pas fondées n’ont pas de sens cauchemar mauvais rêve


la chartreuse de parme

– Je vous le jure, s’écria-t-elle avec des yeux égarés*. Aussitôt le prince devint un autre homme ; il courut à l’extrémité de la galerie où se trouvait le salon des aides de camp. – Général Fontana, courez à la Citadelle ventre à terre*, montez aussi vite que possible à la cellule où l’on garde monsieur del Dongo et amenez-le-moi, il faut que je lui parle dans vingt minutes. – Si je revois Fabrice non empoisonné, s’il vit encore dans huit jours, si Son Altesse le nomme coadjuteur avec future succession de l’archevêque Landriani, mon honneur, ma dignité de femme, tout par moi sera foulé aux pieds*, et je serai à Son Altesse. – Soit, Madame, toutes vos exigences seront satisfaites.

égarés perdus ventre à terre à toute vitesse.

foulé au pied renié

101


ACTIVITÉS DE POST-LECTURE

Vocabulaire et production écrite 1

Complète les mots de la grille puis utilise-les pour résumer le chapitre VIII. 1

C

E

L

L

E

M

O

N

T

P

A

4

O

M

E

S

S

E

5

I

T

E

S

I

N

A

T

7

R

O

U

R

9

P

2 3

6 8

11

E

É

10 P

A

12

F

O

E

N N

C

E

M

N A

E

M

C

E

E

N

T

13 14

Grammaire du texte 2

La fuite. Complète le paragraphe en choisissant parmi les prépositions suivantes celle qui convient : à • avec • dans • de • en • pour • sur • vers

102

L’évasion ne fut connue _____ la Citadelle que _____ six heures du matin, et ce ne fut qu’_____ dix qu’on osa _____ instruire le prince. La duchesse avait été si bien servie qu’elle traversait le Pô _____ une barque comme quatre heures sonnaient. Il y avait des relais _____ la rive gauche ; on fit encore deux lieues _____ une extrême rapidité, puis on fut arrêté plus d’une heure _____ la vérification des passeports. La duchesse _____ avait de toutes les sortes _____ elle et _____ Fabrice ; mais elle était folle ce jour-là, elle s’avisa de donner dix napoléons au commis


de la police autrichienne, et _____ lui prendre la main en fondant _____ larmes. Ce commis, fort effrayé, recommença l’examen. On prit la poste ; la duchesse payait d’une façon si extravagante, que partout elle excitait les soupçons _____ un pays où tout étranger est suspect. Son domestique lui vint _____ aide ; il dit que Madame la duchesse était folle _____ douleur, à cause de la fièvre continue du jeune comte Mosca, fils du premier ministre de Parme, qu’elle emmenait _____ elle consulter les médecins de Pavie. Enfin, _____ les six heures du soir, on arriva au territoire piémontais. Là seulement Fabrice était _____ toute sûreté ; on le conduisit _____ un petit village écarté _____ la grande route ; on pansa ses mains, et il dormit encore quelques heures.

Compréhension 3

Le chagrin et l’ennui. Rétablis l’ordre de succession logique des phrases qui composent le paragraphe.

A Le sentiment profond par lui caché avec beaucoup de soin était assez bizarre, ce n’était rien moins que ceci : il était au désespoir d’être hors de prison. B Cet être adoré, singulier, vif, original, était désormais sous ses yeux en proie à une rêverie profonde ; C Ainsi quelle inquiétude, quelle douleur pour la duchesse ! D La conversation, l’échange de pensées froides désormais possible entre eux, aurait peut-être semblé agréable à d’autres : E Fabrice était entièrement changé ; dès les premiers moments où il s’était réveillé de son sommeil, en quelque sorte léthargique, après sa fuite, la duchesse s’était aperçue qu’il se passait en lui quelque chose d’extraordinaire. F Il se gardait bien d’avouer la cause de sa tristesse, elle aurait amené des questions auxquelles il ne voulait pas répondre. 1 G Le lendemain de bonne heure la duchesse et Fabrice étaient à Belgirate. On s’établit dans ce village enchanteur ; mais un chagrin mortel attendait la duchesse sur ce beau lac.

103


H mais eux se souvenaient encore, la duchesse surtout, de ce qu’était leur conversation avant ce fatal combat avec Giletti qui les avait séparés. I il préférait la solitude même au plaisir de parler de toutes choses, et à cœur ouvert, à la meilleure amie qu’il avait au monde. J On faisait souvent quatre ou cinq lieues sur ce lac sublime sans se dire une parole. K Toujours il était bon, empressé, reconnaissant auprès de la duchesse, il aurait comme jadis donné cent fois sa vie pour elle ; mais son âme était ailleurs.

1-G • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ • ____ ____ • ____

ACTIVITÉ DE PRÉ-LECTURE

5 Cherche dans la grille les verbes et/ou groupes verbaux synonymes des verbes en gras puis place-les correctement dans le texte (Attention : les verbes sont disposés verticalement, horizontalement et en diagonale dans la grille, mais toujours dans le sens de la lecture ; les groupes verbaux y figurent sans espacement). A

B

C

D

E

F

G

H

I

J

K

L

M

N

O

1 Y

D

F

K

P

E

M

P

R

E

S

S

E

N

T

2 O

O

L

V

Q

X

C

A

L

C

U

L

A

I

T

3

I

Q

K

A

R

R

I

V

A

I

T

B

G

K

W

4 M

L

R

Z

Z

T

N

R

D

M

Y

P

T

J

E

5 A

L

C

H

O

I

S

I

E

S

Z

F

S

D

H

6 Y

R

U

B

Z

E

B

L

Q

T

C

T

L

J

T

7 C

Y

R

P

F

X

T

Â

C

H

E

Z

S

M

N

8 R

X

K

Ê

I

Y

G

X

E

K

R

N

Y

D

V

9

É

T

A

I

T

A

P

E

R

Ç

U

E

A

F

M

10 X

N

S

H

V

A

L

D

H

O

U

L

T

I

J

P

O

W

E

Z

I

D

V

T

T

W

S

I

T

12 V

F

W

A

N

T

M

E

T

T

R

A

I

F

H

13 D

V

D

A

I

K

P

E

N

T

E

N

D

R

E

14 M

A

P

P

R

I

T

B

W

T

G

C

X

M

Z

15

X

W

L

P

M

C

F

R

É

P

É

T

E

R

11

104

F

F


Clélia sut __________ qu’une certaine Anetta Marini payait très cher les places qu’on lui réservait __________ aux sermons de Fabrice ; elle venait __________ toujours avec deux de ses tantes et l’ancien caissier de son père. Ces places, qu’elle faisait garder dès la veille, étaient préférées __________ en général presque vis-à-vis la chaire, mais un peu du côté du grand autel, car elle s'était aperçue que le coadjuteur se avait remarqué >>> ______________ tournait souvent vers l’autel. Or, ce que le public avait remarqué aussi, c’est que les yeux si parlants du jeune prédicateur se fixaient s’__________ souvent et avec complaisance sur la jeune héritière, à la beauté si piquante. Clélia se fit dire __________ jusqu’à trois fois tous ces détails singuliers. À la troisième, elle devint fort rêveuse ; elle comptait __________ qu’il y avait justement quatorze mois qu’elle n’avait vu Fabrice. « Y aurait-il un bien grand mal, se disait-elle, à passer une heure dans une église, non pour voir Fabrice, mais pour entendre un prédicateur célèbre ? Je me placerai __________ loin de la chaire, et je ne regarderai Fabrice qu’une fois en entrant et une autre fois à la fin du sermon... D’ailleurs il ne s’agit pas de lui, je vais écouter __________ un prédicateur étonnant que tous les habitants de Parme se dépêchent s’__________ d’aller voir et entendre prêcher ! » la marquise fit venir ________ son plus fidèle domestique et lui dit : – Essayez __________ de savoir quel jour le coadjuteur prêchera, et dans quelle église ? Ce soir j’aurai peut-être une commission à vous donner.

105


Chapitre 9

La marquise Crescenzi

Le lendemain de son acquittement*, Fabrice del Dongo prit enfin possession de la place de grand vicaire du bon archevêque Landriani. Le même jour, le prince signa les dépêches nécessaires pour obtenir que Fabrice soit nommé coadjuteur avec future succession, et, moins de deux mois après, il fut installé dans cette place. Mais il quitta Parme les jours qui suivirent pour faire le tour de ses paroisses. Ses devoirs de coadjuteur avaient rappelé Frédéric à Parme mais il déclara que, pour des motifs de piété, il continuerait sa retraite* dans le petit appartement que son protecteur, monseigneur Landriani, l’avait forcé de prendre à l’archevêché ; et il alla s’y enfermer, suivi d’un seul domestique. Ainsi il n’assista à aucune des fêtes si brillantes de la cour, ce qui lui valut à Parme et dans son futur diocèse une immense réputation de sainteté. Il avait alors un souci plus sérieux ; c’étaient les lettres de sa tante, qui exigeait absolument qu’il reprenne son appartement au palais Sanseverina. Là Fabrice était certain d’entendre parler des fêtes splendides données par le marquis Crescenzi à l’occasion de son mariage : or, c’est ce qu’il n’était pas sûr de pouvoir supporter sans se donner en spectacle. Il alla voir sa tante, et ne put retenir ses larmes en l’embrassant. Elle le trouva tellement changé, ses yeux, encore agrandis par l’extrême acquittement verdict qui innocente un prévenu

106

retraite vie solitaire loin du monde


la chartreuse de parme

maigreur, avaient tellement l’air de lui sortir de la tête, et lui-même avait une apparence tellement chétive* et malheureuse, avec son petit habit noir et râpé* de simple prêtre, qu’à ce premier abord la duchesse, elle aussi, ne put retenir ses larmes ; mais un instant après, lorsqu’elle se fut dit que tout ce changement dans l’apparence de ce beau jeune homme était causé par le mariage de Clélia, son premier sentiment de pitié se transforma en dépit* puis en colère ; elle eut la barbarie de parler longuement de certains détails pittoresques qui avaient signalé les fêtes charmantes données par le marquis Crescenzi. Fabrice ne répondait pas ; mais ses yeux se fermèrent un peu par un mouvement convulsif, et il devint encore plus pâle qu’il ne l’était. Dans ces moments de vive douleur, sa pâleur prenait une teinte verte. Le comte Mosca survint, et ce qu’il voyait, et qui lui semblait incroyable, le guérit enfin tout à fait de la jalousie que jamais Fabrice n’avait cessé de lui inspirer. Cet homme habile employa les tournures les plus délicates et les plus ingénieuses pour chercher à redonner à Fabrice quelque intérêt pour les choses de ce monde. Il le prit à part et lui dit : – Mon ami, parlons en hommes : puis-je vous être bon à quelque chose ? Vous ne devez point redouter de questions de ma part ; mais enfin l’argent peut-il vous être utile, le pouvoir peut-il vous servir ? Parlez, je suis à vos ordres ; si vous aimez mieux écrire, écrivez-moi. Fabrice l’embrassa tendrement mais ne répondit pas. Le comte ne le laissa point partir cependant sans lui dire que, malgré son état de retraite, il y aurait peut-être de l’affectation* à ne pas paraître à la cour le samedi suivant, c’était le jour de naissance de la princesse. Ce mot fut un coup de poignard pour Fabrice. Il ne pouvait penser sans frémir à la rencontre qu’il pouvait faire à la cour. chétive maigre râpé vieux et usé

dépit irritation suite à une blessure d’amour-propre affectation ici, manque de respect

107


stendhal

À la fête d’anniversaire de la princesse, Fabrice reçut un accueil chaleureux du prince qui lui témoigna beaucoup d’estime. Et il revit Clélia, marquise Crescenzi. Après le dîner, le prince et la princesse ne reparurent pas et les invités quittèrent tous ensemble le palais, ce qui créa une longue file d’attente en direction de la sortie. Fabrice s’arrangea pour se retrouver près de Clélia et prononça à mi-voix et comme se parlant à soi-même : « Quel n’était pas mon bonheur quand le vulgaire me croyait malheureux, et maintenant que mon sort est changé ! » Et il ajouta dans un murmure : Non, vous ne me verrez jamais changer, Beaux yeux qui m’avez appris à aimer. Clélia osa se répéter à elle-même ces deux vers de Pétrarque et le regarda ; le profond malheur peint dans ses traits lui fit pitié et en même temps la remplit de joie : « Il ne m’a donc pas oubliée, se ditelle, cette belle âme n’est pas inconstante ! » – Laissons le passé, lui dit-elle, et gardez ce souvenir d’amitié. En disant ces mots, elle plaçait son éventail de façon à ce qu’il puisse le prendre. Tout changea aux yeux de Fabrice : en un instant il fut un autre homme ; dès le lendemain il déclara que sa retraite était terminée, et revint prendre son magnifique appartement au palais Sanseverina. La réhabilitation de Fabrice alla de pair avec* la disgrâce du comte, inexplicable et pourtant bien réelle. – Ce nouveau prince est la vertu incarnée, expliqua-t-il à la duchesse qui sourit étrangement ; mais je l’ai appelé cet enfant en public : il ne me le pardonnera pas. Je ne vois qu’un moyen de me remettre excellemment bien avec lui, c’est l’absence. Je vais dire que je suis malade et je demande mon congé. À présent que la fortune alla de pair avec s’accompagna de

108


la chartreuse de parme

de Fabrice est assurée, que mon épouse n’est plus, que votre mari n’est plus, me ferez-vous le sacrifice immense, ajouta-t-il en riant, de changer le titre sublime de duchesse contre un autre bien inférieur ? – Soit* mon ami, après ce que nous avons vécu, nous avons bien mérité de passer le reste de nos jours ensemble. Emmenez-moi loin, à Naples. La certitude d’un dénouement heureux pour Fabrice avait donné au jeune prince, le courage d’aimer ; il eut quelque connaissance des préparatifs de départ que l’on faisait au palais Sanseverina. Le congé qu’il avait accordé au comte quelques jours auparavant en était en quelque sorte l’annonce. Insouciant de l’étiquette*, le jeune prince se rendit au palais Sanseverina. – Vous partez, dit-il d’un ton sérieux qui parut odieux* à la duchesse, vous partez ; vous allez me trahir et manquer à vos serments ! Et pourtant, si j’avais tardé dix minutes à vous accorder la grâce de Fabrice, il était mort. Et vous me laissez malheureux ! Dire que sans vos serments* je n’aurais jamais eu le courage de vous aimer ! Vous n’avez donc pas d’honneur ! Gina était restée debout devant le prince. Elle le regardait en silence. – Eh bien ! partez, Madame la duchesse, reprit le prince avec colère, et vous emporterez mon mépris. Comme il s’en allait, la duchesse lui dit à voix basse : – Soit ! présentez-vous ici à dix heures du soir, dans le plus strict incognito, et vous ferez un marché de dupe*. À dix heures et demie, la duchesse montait en voiture et partait pour Bologne. Elle écrivit au comte dès qu’elle fut hors des États du prince : soit d’accord étiquette protocole odieux insupportable

serments promesses jurées vous ferez un marché de dupe vous perdrez plus que vous n’y gagnerez

109


stendhal

Le sacrifice est fait. Ne me demandez pas d’être gaie pendant un mois. Je ne verrai plus Fabrice ; je vous attends à Bologne, et quand vous voudrez je serai la comtesse Mosca. Je ne vous demande qu’une chose, ne me forcez jamais à reparaître dans le pays que je quitte. Après la scène qui s’était passée au bal de la cour, et qui semblait assez décisive, Clélia parut ne plus se souvenir de l’amour qu’elle avait semblé partager un instant ; les remords* les plus violents s’étaient emparés de cette âme vertueuse et croyante. C’est ce que Fabrice comprenait fort bien, et malgré toutes les espérances qu’il cherchait à se donner, un sombre malheur ne s’en était pas moins emparé de son âme. La marquise Crescenzi, effrayée par le directeur de sa conscience*, avait trouvé un excellent moyen pour se soustraire aux regards de Fabrice : elle s’était donné pour prison son propre palais ; mais ce palais avait un immense jardin. Fabrice sut y pénétrer et plaça dans l’allée que Clélia affectionnait le plus des fleurs arrangées en bouquets, et disposées dans un ordre qui leur donnait un langage, comme jadis elle lui en faisait parvenir tous les soirs dans les derniers jours de sa prison à la tour Farnèse. Un jour, il trouva les grilles du jardin fermées à clé. Alors il commença à croire qu’il était séparé d’elle pour toujours, et le désespoir s’empara de son âme. Le monde où il passait sa vie lui déplaisait mortellement. Il se détermina à prêcher, et son succès, préparé par sa maigreur et son habit râpé, fut sans exemple. On trouvait dans ses discours un parfum de tristesse profonde, qui, réuni à sa charmante figure et aux récits de la haute faveur dont il jouissait à la cour, enleva tous les cœurs de femme. On faisait garder des places dans la petite église voisine du palais Crescenzi où il avait choisi de prêcher ; les pauvres s’y établissaient par spéculation* dès cinq heures du matin. remords vifs regrets causés par une mauvaise action directeur de sa conscience confesseur

110

par spéculation pour vendre leurs places aux retardataires


la chartreuse de parme

Du haut de la chaire, Fabrice se livrait à des moments d’inspiration passionnée, et tout l’auditoire fondait en larmes. Mais c’était en vain que son regard cherchait parmi tant de figures tournées vers lui celle dont la présence aurait été un grand événement. Et ce fut en vain que Fabrice, dont le talent semblait plus brillant chaque jour, prêcha encore plusieurs fois dans cette petite église, jamais il n’aperçut Clélia, qui même s’irrita de cette insistance à venir troubler sa rue solitaire, après l’avoir déjà chassé de son jardin. Ce fut la jalousie à la faire venir. Sa femme de chambre lui ayant appris qu’une certaine Anetta Marini, fille d’un riche commerçant récemment disparu, se plaçait tous les jours en face de la chaire où Fabrice tenait ses sermons, elle feignit d’obéir à son mari qui ne comprenait pas qu’elle n’aille pas voir un prédicateur aussi étonnant, et se rendit un jour à la petite église. Fabrice parut dans la chaire ; il était si maigre, si pâle, tellement épuisé par les privations qu’il s’imposait, que les yeux de Clélia se remplirent de larmes à l’instant. Fabrice dit quelques paroles, puis s’arrêta, comme si la voix lui manquait tout à coup ; il essaya vainement de commencer quelques phrases ; il se retourna, et prit un papier écrit. – Mes frères, dit-il, une âme malheureuse et bien digne de toute votre pitié vous engage*, par ma voix, à prier pour la fin de ses tourments, qui ne cesseront qu’avec sa vie. Clélia, à peine eut-elle entendu les dix premières lignes de la prière lue par Fabrice, qu’elle regarda comme un crime atroce d’avoir pu passer quatorze mois sans le voir. En rentrant chez elle, elle se mit au lit pour pouvoir penser à Fabrice en toute liberté ; et le lendemain d’assez bonne heure, Fabrice reçut un billet ainsi conçu : vous engage vous demande

111


stendhal

On compte sur votre honneur ; demain au moment où minuit sonnera, trouvez-vous près d’une petite porte au numéro 19, dans la rue Saint-Paul. Songez que vous pouvez être attaqué, ne venez pas seul. Il serait bien long de décrire tous les genres de folies auxquels furent en proie, cette nuit-là, les cœurs de Fabrice et de Clélia. La petite porte indiquée dans le billet n’était autre que celle de l’orangerie du palais Crescenzi. À l’heure dite, seul, Fabrice passait d’un pas rapide près de cette porte, lorsque à son inexprimable joie, il entendit une voix bien connue, dire d’un ton très bas : – Entre ici, ami de mon cœur. Fabrice entra avec précaution, et se trouva à la vérité dans l’orangerie, mais vis-à-vis* d’une fenêtre fortement grillée et élevée, au-dessus du sol, de trois ou quatre pieds. L’obscurité était profonde, Fabrice avait entendu quelque bruit dans cette fenêtre, et il en reconnaissait la grille avec la main, lorsqu’il sentit une main, passée à travers les barreaux, prendre la sienne et la porter à des lèvres qui lui donnèrent un baiser. – C’est moi, lui dit une voix chérie, qui suis venue ici pour te dire que je t’aime, et pour te demander si tu veux m’obéir. On peut juger de la réponse, de la joie, de l’étonnement de Fabrice ; après les premiers transports, Clélia lui dit : – J’ai fait vœu à la Madone de ne jamais te voir en plein jour ; c’est pourquoi je te reçois dans cette obscurité profonde. Je veux bien que tu saches que, si jamais tu me forçais à te regarder dans la lumière, tout serait fini entre nous. Mais d’abord, je ne veux pas que tu prêches devant Anetta Marini. – Mon cher ange, je ne prêcherai plus devant qui que ce soit ; je n’ai prêché que dans l’espoir qu’un jour je te verrais. vis-à-vis en face

112


la chartreuse de parme

113


stendhal

– Ne parle pas ainsi, songe qu’il ne m’est pas permis, à moi, de te voir. Ici, nous demandons la permission de passer, sans en dire un seul mot, sur un espace de trois années. À l’époque où reprend notre récit, il y avait déjà longtemps que le comte Mosca était de retour à Parme, comme premier ministre, plus puissant que jamais. La comtesse Mosca, fidèle à son serment de ne jamais remettre les pieds à Parme, habitait son château de Sacca, de l’autre côté du fleuve. Clélia qui avait promis à la Madone, de ne jamais voir Fabrice ne le recevait que de nuit, et jamais il n’y avait de lumières dans l’appartement. Mais tous les soirs il était reçu par son amie ; et, ce qui est admirable, au milieu d’une cour dévorée par la curiosité et par l’ennui, les précautions de Fabrice avaient été si habilement calculées, que jamais cette amicizia, comme on dit en Lombardie, ne fut même soupçonnée. Puis Clélia tomba malade et se figura qu’elle était frappée par une juste punition, pour avoir été infidèle à son vœu à la Madone : elle avait vu si souvent Fabrice aux lumières, et même deux fois en plein jour et avec des transports* si tendres ! Elle s’abandonna au mal qu’elle croyait inéluctable, refusa tout remède, s’éteignit lentement en l’espace de quelques mois ; du moins eut-elle la douceur de mourir dans les bras de son ami. Fabrice était trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au suicide ; il espérait retrouver Clélia dans un meilleur monde, mais il avait trop d’esprit pour ne pas sentir qu’il avait beaucoup à réparer. Peu de jours après la mort de Clélia, il signa plusieurs actes par lesquels il assurait une pension de mille francs à chacun de ses domestiques, et se réservait, pour lui-même, une pension égale ; il transports marques d’affection

114


la chartreuse de parme

donnait des terres, valant cent mille livres de rente à peu près*, à la comtesse Mosca ; pareille somme à la marquise del Dongo, sa mère, et le reste de ses biens à l’une de ses sœurs mal mariée. Le lendemain, après avoir adressé à qui de droit la démission de son archevêché et de toutes les places dont l’avaient successivement comblé la faveur d’Ernest V et l’amitié du premier ministre, il se retira à la chartreuse de Parme, située dans les bois voisins du Pô, à deux lieues de Sacca. La comtesse ne survécut que fort peu de temps à Fabrice, qu’elle adorait, et qui ne passa qu’une année dans sa chartreuse. Les prisons de Parme étaient vides, le comte immensément riche, Ernest V adoré de ses sujets qui comparaient son gouvernement à celui des grandsducs de Toscane.

à peu près environ

115


ACTIVITÉ DE POST-LECTURE

Phonétique et orthographe 1

Le rendez-vous. Le prince arriva au palais Sanseverina tout tremblant et fort malheureux à dix heures moins trois minutes, vit les bagages alignés dans l’antichambre et ne put contenir son émotion.

a Sépare correctement les mots du paragraphe.

– Pourquoi | refusez-vous, | Madame,lacouronnedeParmequeje vousoffreavecmavie,luidit-ilenentrantdansl’appartementdelad uchesse;etmieuxquelacouronne,carvousnauriezpointétéunepri ncessevulgaire,épouséeparpolitique,etqu’onnaimepoint;monc œuresttoutàvous,etvousauriezétéàjamaislamaîtresseabsolue demesactionscommedemongouvernement.

– Oui, mais la princesse votre mère aurait eu le droit de me mépriser comme une vile intrigante.

– Eh bien! Je l’aurais exilée avec une pension.

b Rétablis l’orthographe de la transcription phonétique du paragraphe.

iliySkCYkDlkBYeplikRsiziv.lBpYRs,kiavDlAmdelikat,nBpuvDsBYezudYn iayzedBsTdYwa,nialDsepaYtiYladyGDs.ilatSdiSsilSs.TlPiavDdikapYDlB pYBmjemomSCbtBny,nRpCYtBkCmS,lefamYBvjDn.ilnatSdipalTtS,lady GDsetSpYDsedSfiniY.adizZYedBmiDlkitDpaYmpuYnBFamDziYBmDtYBlepje.

Grammaire du texte 2

Le mariage et l’exil. Mets le paragraphe au passé en respectant la concordance des temps.

Huit jours après, le mariage de la duchesse Sanseverina et du comte Mosca della Rovere se célèbre (1) ____________ à Pérouse dans une église où les ancêtres du comte ont (2) ____________ leurs tombeaux.

116


Le prince est (3) ____________ au désespoir. La duchesse a reçu (4) ____________ de lui trois ou quatre courriers, et n’a pas manqué (5) ____________ de lui renvoyer sous enveloppes ses lettres non décachetées. Ernest V a fait (6) ____________ un traitement magnifique au comte, et donné le grand cordon de son ordre à Fabrice. – C’est là surtout ce qui me plaît (7) ____________ de ses adieux. Nous nous séparons (8) ____________ , dit (9) ____________ le comte à la nouvelle comtesse Mosca della Rovere, les meilleurs amis du monde ; il me donne (10) ____________ un grand cordon espagnol, et des diamants qui valent (11) ____________ bien le grand cordon. Il me dit (12) ____________ qu’il me fera (13) ____________ duc, si vous daignez (14) ____________ revenir à Parme.

Production écrite 3

Le nouveau gouvernement de Parme. Lis attentivement le texte puis réponds à la question.

Le comte avait prié son neveu de l’informer avec exactitude de ce qui se passait à la cour, et Fabrice, qui commençait à comprendre tout ce qu’il lui devait, s’était promis de remplir cette mission en honnête homme.

Ainsi que la ville et la cour, Fabrice ne doutait pas que son ami n’ait le projet de revenir au ministère, et avec plus de pouvoir qu’il n’en avait jamais eu. Les prévisions du comte qui se savait irremplaçable, ne tardèrent pas à se vérifier : moins de six semaines après son départ, Rassi était premier ministre ; Fabio Conti, ministre de la guerre, et les prisons, que le comte avait presque vidées, se remplissaient de nouveau. Le prince, en appelant ces gens-là au pouvoir, crut se venger de la duchesse ; il était fou d’amour et haïssait surtout le comte Mosca comme un rival. En revanche, il traitait Fabrice avec une distinction qui le plaçait au premier rang à la cour.

117


Pourquoi, à ton avis, le prince traite-t-il si bien Fabrice et avec autant d’égards ? Justifie ta réponse. 1 Parce qu’il croit comme beaucoup à Parme que celui-ci a été l’amant de la duchesse et que cette circonstance les unit. ___________________________________________________ ___________________________________________________ ___________________________________________________ ___________________________________________________ 2 Parce qu’il espère attendrir la duchesse en couvrant d’honneurs son neveu. ___________________________________________________ ___________________________________________________ ___________________________________________________ ___________________________________________________ 3 Parce qu’à travers Fabrice il espère faire revenir le comte Mosca à Parme ayant compris que son nouveau gouvernement est composé d’incapables. ___________________________________________________ ___________________________________________________ ___________________________________________________ ___________________________________________________

Grammaire du texte 4 Un bon conseil de Gina.

118

a Accorde s’il y a lieu les participes passés. Une année entière se passa sans que Fabrice ait pu___ adresser une parole à Clélia devenu___ marquise Crescenzi. Toutes ses tentatives pour établir quelque correspondance avaient été repoussé___ avec horreur. Le silence que, par ennui de la vie, Fabrice avait gardé___ partout, excepté dans l’exercice de ses fonctions et à la cour, joint___ à la pureté parfaite de ses mœurs, l’avait mis___ dans une vénération si extraordinaire qu’il se décida enfin à obéir aux conseils que lui avait donné___ sa tante dans une de ses lettres.


b Complète les verbes avec les terminaisons du futur de l’indicatif. Le prince a pour toi une vénération telle, lui écrivait-elle, qu’il faut t’attendre bientôt à une disgrâce ; il te prodiguer___ les marques d’inattention, et les mépris atroces des courtisans suivr___ les siens. Ces petits despotes, si honnêtes qu’ils soient, sont changeants comme la mode et par la même raison : l’ennui. Tu ne peux trouver de forces contre le caprice du souverain que dans la prédication. Tu improvises si bien en vers ! Essaye de parler une demi-heure sur la religion ; tu dir___ des hérésies dans les commencements ; mais paye un théologien savant et discret qui assister___ à tes sermons, et t’avertir___ de tes fautes, tu les réparer___ le lendemain.

Production écrite 5

Fabrice décide de prêcher. Transforme ces notes en texte rédigé.

Fabrice se dit que crédit sur peuple, s’il en acquérait, pourrait être utile tante et comte, pour lequel vénération augmentait tous jours, à mesure que affaires apprenaient à connaître méchanceté hommes. Décida donc prêcher, et succès, préparé par maigreur et habit râpé, fut sans exemple.

Fabrice se dit que son crédit sur le peuple … ________________________________________________________ ________________________________________________________ ________________________________________________________ ________________________________________________________ ________________________________________________________ ________________________________________________________ ________________________________________________________

119


GROS PLAN

Stendhal L’écrivain d’un bonheur à vivre « Si les écrivains du XIXe siècle broient du noir, Stendhal broie du rose. Le bonheur chez Stendhal n’est pas une idéologie, il est la vie même, ou plutôt ce que la vie devrait être. Le bonheur chez Stendhal est l’état idéal du petit nombre de papillons toujours attaqués par les bœufs pour leur délicatesse. » Charles Dantzig

Les premières années Né à Grenoble le 23 janvier 1783, Stendhal, de son vrai nom Henri Beyle, perd sa mère qu’il adorait à l’âge de sept ans. Peu sensible à la douleur de l’enfant, son père, avocat au Parlement, homme de pouvoir, avare et vaniteux, le confie alors à sa tante et à un précepteur contre lequel le petit Henri se révolte avant de se réfugier chez son grand-père maternel, médecin, et acquis aux idées révolutionnaires. À seize ans, après de bonnes études secondaires, le jeune homme part à Paris, d’où il rejoint l’Armée d’Italie d’abord (1800), puis sert dans l’Intendance à partir de 1806 en Allemagne et en Russie. La chute de l’Empereur en 1814 lui permet de se consacrer à son rêve d’adolescent toujours reporté : écrire.

Chérubin Beyle, le père de l’écrivain. Stendhal dira de lui et de son précepteur : « Ils ont emprisonné mon enfance dans toute l'énergie du mot em­pri­son­ner. Ils avaient des vi­sages sévères et m'ont constamment empêché d'échanger un mot avec des enfants de mon âge.»

120

Henri Gagnon, le grand-père maternel chez qui le petit Henri se réfugie après la mort de sa mère.


L'Italie, sa seconde patrie Installé à Milan pendant la Restauration, Stendhal fait paraître des ouvrages d’histoire de l’art et plusieurs biographies, de Haydn à Rossini en passant par Mozart et Métastase. C’est pendant son séjour à Milan qu’il tombe éperdument amoureux d’une patriote italienne, Matilde Viscontini-Dembowski , dont l’indifférence lui inspirera De l’Amour, journal de sa passion non partagée. Soupçonné par la police autrichienne de sympathies carbonaristes, Stendhal rentre à Paris en 1821, mène une vie mondaine et publie son premier roman,

Armance, en 1827. La Révolution de Juillet 1830 lui offre la possibilité de retrouver son pays d’adoption, l’Italie. Nommé consul de France à Trieste d’abord puis à Civitavecchia, où il écrira plusieurs livres qui resteront inachevés, dont le plus célèbre Lucien Leuwen en 1834, Stendhal obtient un congé et rentre à Paris où il publie La Chartreuse de Parme (1839). Obligé de reprendre son poste à Civitavecchia, il est victime d’une attaque cérébrale en 1841. Rapatrié précipitamment à Paris, il meurt un an plus tard, le 22 mars 1842 à l’âge de 59 ans.

Des héros modernes

Des romans d’amour aux accents autobiographiques

C’est juste avant de quitter la France pour rejoindre son poste en Italie que Stendhal termine son premier chefd’œuvre, Le Rouge et le Noir, roman d’apprentissage inspiré d’un fait divers lequel, publié l’année de la Révolution de Juillet, passe presque inaperçu. Violemment attaqué par la critique lors de la seconde édition en 1831, le roman est au contraire apprécié du public qui voit en son héros, Julien, un jeune homme moderne plus en phase avec son temps que ses alter ego romantiques à la sensibilité exacerbée. C’est que Julien, Lucien ou Fabrice s’ils sont épris d’absolu n’en sont pas moins capables de saisir les contradictions du contexte social dans lequel ils évoluent : contraints de vivre dans une société médiocre et hypocrite, ils refusent de se laisser conditionner, et revendiquent leur droit au bonheur, quitte à en payer les conséquences.

Placée sous le signe de l’amour, l’œuvre romanesque de Stendhal est profondément autobiographique. Outre les trois héros de ses romans principaux, Julien (Le Rouge et le Noir, 1830), Lucien (Lucien Leuwen, inachevé, 1834), et Fabrice (La Chartreuse de Parme, 1839), chez lesquels le romancier a projeté nombre de ses traits de caractère, les lieux, certaines situations, certains personnages renvoient à des personnes que l’auteur a connues en Italie ou en France. Ainsi Matilde Viscontini Dembowski se retrouve-t-elle avec sa beauté et toute la force de ses convictions sous les traits de Gina, la jeune tante de Fabrice.

121


GRAND ANGLE

La Condition féminine au XIXe siècle La Révolution Une affaire d’hommes

Octobre 1789, les femmes de Paris envahissent l’Assemblée nationale pour réclamer du pain.

Bien qu’elles aient eu en Condorcet un prestigieux défenseur de leur cause, les femmes ne seront pas considérées comme des individus à part entière par les révolutionnaires de 1789. Si elles obtiennent quelques concessions civiles comme, par exemple, la liberté d’opinion, l’égalité des droits aux successions de tous les enfants, garçons et filles, ou la fin de la tutelle paternelle qui les rend libres de se marier avec qui elles le souhaitent, elles restent privées de droits politiques : interdiction leur est faite de créer des clubs de citoyennes, de parler à une tribune politique, et même de se réunir à plus de cinq dans la rue.

Olympe de Gouges (1748-1793) Fille naturelle d’un noble influent de Montauban, Olympe de Gouges, mariée à seize ans, a la chance d’être rapidement veuve. Elle conservera sa liberté et la mettra au service des opprimés, notamment des femmes. Femme de lettres, auteure dramatique, elle prend une part active à la Révolution et revendique pour les femmes le droit de voter et de participer à la vie politique du pays. Auteure, en 1791, d’une Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne, parodie de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, elle s’oppose avec force aux violences de la Terreur écrivant en 1792 : « Le sang, même des coupables, versé avec cruauté et profusion, souille éternellement les Révolutions ». Marat et Robespierre, ses cibles préférées, ne lui pardonneront pas sa liberté de pensée et d’expression. Arrêtée le 6 août 1793 et condamnée au cours d’un procès sommaire, elle est guillotinée le 2 novembre de la même année. 122


Le Code Napoléon Plus aucun droit pour les femmes Avec Napoléon et le Code Civil qui porte son nom (1804), les femmes perdent les rares acquis de la Révolution. Entièrement privées de droits juridiques, elles passent de l’autorité de leur père à celle de leur mari : • Elles ne peuvent pas faire d’études secondaires ni supérieures • Elles ne peuvent vendre ni acheter ni administrer quoi que ce soit sans l’autorisation de leur mari • Elles n’ont aucun droit politique • Il leur est interdit de travailler, sauf autorisation de leur mari • Elles ne peuvent pas toucher elles-mêmes leur salaire • Elles ne peuvent se rendre à l’étranger sans l’autorisation de leur mari. En outre, c’est lui (le mari) qui fixe le lieu de résidence, qui décide de l’éducation des enfants, qui gère les biens du couple y compris ceux de son épouse.

La IIIe République De la Restauration à la Seconde République, le sort des femmes reste réglé sur le Code Napoléon. Et si certaines d’entre elles ont pu penser en 1848 avec la proclamation de la Seconde République que leur condition s’améliorerait, elles vont vite déchanter : pour les nouveaux représentants du peuple, les femmes doivent continuer de s’occuper de leur famille et de leurs enfants. Même la plupart des socialistes sont contre toute forme d’émancipation. Ainsi le philosophe Proudhon (1809-1865) qui écrit : « L’humanité ne doit aux femmes aucune idée morale, politique, philosophique. L’homme invente, perfectionne, travaille, produit et nourrit la femme. Celle-ci n’a même pas inventé son fuseau et sa quenouille. »

Un siècle pour la parité Il faudra deux guerres mondiales et le rôle tenu par les femmes dans tous les secteurs de l’économie pour que lentement, à l’usine comme à la maison, dans les campagnes comme en ville, les femmes finissent par être des hommes comme les autres. C’est en effet au cours du XXe siècle que cessera la discrimination des femmes dans la famille, au travail, dans les études, le sport ou la politique. Quelques dates-clés en France : 1907 Les femmes mariées peuvent toucher elles-mêmes leur salaire 1924 Un seul et même programme pour garçons et filles au baccalauréat 1944 Droit de vote accordé aux femmes 1946 L’égalité homme-femme est inscrite dans la Constitution de la IVe République 1975 La loi Veil autorise en partie l’interruption volontaire de grossesse 1980 Le viol devient un crime puni comme tel par la loi 1983 L’égalité professionnelle des hommes et des femmes est reconnue par la loi 2001 Les parents d’un enfant décident de son nom qui peut être celui du père, de la mère ou des deux 123


REPÈRES

L’unification italienne Le Congrès de Vienne Convoqué en 1814, le congrès de Vienne réunit les représentants de toutes les puissances européennes afin de rétablir les frontières d’avant 1792. Au terme de cette conférence, les pays vainqueurs récupèrent la plus grande partie de leurs possessions d’avant la Révolution. L’Italie fut la grande perdante de ces accords ; réduite selon la

formule du diplomate autrichien Metternich à une «pure et simple expression géographique», elle se composait de huit états dont cinq étaient contrôlés directement (La Lombardie-Vénétie) ou indirectement par l’Autriche (Les duchés de Parme, de Modène, de Toscane, et la république de Lucques). La bourgeoisie et l’aristocratie éclairées de la

L'Italie en 1843.

Péninsule qui avaient connu avec Napoléon un début d’unité et de réformes se retrouvèrent éparpillées quoiqu’appartenant à une seule et même culture, parlant la même langue, ayant les mêmes aspirations.

Les Carbonari C’est dans ces conditions que naît à Naples d’abord puis dans le reste de l’Italie la société secrète des Carbonari, littéralement les « charbonniers », les réunions ayant lieu dans les cabanes de bûcherons fabricants de charbon de bois. Giuseppe Mazzini idéologue des mouvements révolutionnaires qui ébranlèrent les états italiens dans les années 1820-1830, écrit : Nous sommes un peuple de vingt-un à vingt-deux millions d’hommes, désignés depuis un temps immémorial sons un même nom, - celui de peuple italien, parlant la même langue, ayant les mêmes croyances, les mêmes mœurs, les mêmes habitudes. (Mais) nous n’avons pas de drapeau, pas de nom politique, pas de rang parmi les nations européennes. Nous n’avons pas de centre commun, pas de pacte commun, pas de marché commun. Nous sommes démembrés en huit états : Lombardie, Parme, Toscane, Modène, Lucques, États du pape, Piémont, royaume de Naples, tous indépendants 124

les uns des autres, sans alliance, sans unité de but, sans liaison organisée entre eux. Huit lignes de douanes, sans compter les tracasseries intérieures de chaque état, fractionnent nos intérêts matériels, limitent notre marché et nous interdisent la grande industrie, la grande activité commerciale, tous les encouragements qu’un centre d’impulsion donnerait à nos facultés. Et tous ces états, ainsi partagés, sont régis par des gouvernements despotiques, dans l’action desquels le pays n’intervient nullement. Il n’y existe de liberté ni de presse, ni d’association, ni de parole, ni de pétition collective, ni d’introduction de livres étrangers, ni d’éducation ; rien. Un de ces états, comprenant à peu près le quart de la péninsule, appartient à l’Autriche : les autres, quelquesuns par des liens de famille, tous par le sentiment de leur faiblesse, en subissent aveuglément l’influence. D'après Giuseppe Mazzini, « l'Italie, l'Autriche et le pape » (10 septembre 1845). La revue indépendante, 1845.


Le Risorgimento La naissance de la Seconde République en France (Février 1848) suscite un immense espoir dans une Italie soumise à l’Autriche, au pape et aux bourbons. Le royaume du Piémont, seul état indépendant de la Péninsule qui vise à réaliser sous son autorité l’unité nationale, déclare la guerre à l’Autriche mais, battu, est contraint d’accepter le dur armistice imposé par les vainqueurs. Dix ans plus tard, comprenant que sans allié extérieur le Piémont ne pourra jamais battre les Autrichiens ni libérer l’Italie, le ministre Camillo Benso di Cavour se rapproche de Napoléon III (lui-même ancien carbonaro), et en échange de Nice et de la Savoie, obtient la participation de troupes françaises à la seconde guerre d’Indépendance. Les Autrichiens, battus à Magenta le 4 juin 1859 puis à Solferino le 24, signent un armistice par lequel le Piémont obtient la Lombardie. Entre temps, à Florence, Parme et Modène, les souverains sont renversés par des insurrections populaires et remplacés par des gouvernements provisoires qui demandent leur rattachement au royaume du Piémont. Fidèle à ses engagements, Cavour cède la Savoie et le comté de Nice à la France (1860). Dans le Sud, les Siciliens se révoltent contre le roi de Naples Francesco II et font appel au général patriote Giuseppe Garibaldi lequel, à la tête d’une armée composée de 1200 volontaires

Les acteurs du Risorgimento. De haut en bas : le roi du Piémont, Vittorio Emmanuele II ; Giuseppe Garibaldi, le « héros des deux mondes » ; Cavour, le ministre dévoué à la cause de l’Unité ; Giuseppe Mazzini, l’idéologue.

portant une chemise rouge en guise d’uniforme, débarque en Sicile en mai 1860,tandis que l’armée piémontaise trouve un prétexte pour attaquer et annexer les États pontificaux (sauf Rome défendue par les Français) puis le royaume de Naples, qui vote son rattachement au Piémont en octobre de la même année. Le 14 mars 1861, les représentants élus de toute l’Italie réunifiée votent à Turin la création du royaume d’Italie à la tête duquel ils nomment VictorEmmanuel II de la Maison de Savoie. À cette date ne font pas encore partie du royaume : • la Vénétie qui sera annexée en 1866 après la défaite de l’Autriche face à la Prusse ; • la «Ville éternelle», Rome, où le pape vit retranché au Vatican protégé par des troupes françaises. Ce n’est qu’après la défaite de Napoléon III, vaincu par l’Allemagne de Bismarck en 1870, que les Italiens pourront entrer dans Rome et en faire la capitale de leur jeune nation. 125


BILAN VRAI (V) ou FAUX (F) ? Réponds en justifiant tes réponses. 1 Gina réussit à faire évader son neveu de la Citadelle grâce à l’aide du comte Mosca. 2 Fabrice est enfermé dans une cellule d’où il ne peut voir que les cimes des montagnes au loin. 3 En prison Fabrice ne court aucun danger. 4 À son retour de Waterloo Fabrice est accueilli à bras ouverts par son frère. 5 Alors qu’il quitte la Lombardie où il est recherché Fabrice rencontre le comte Mosca et sa fille Clélia. 6 Après son évasion, Fabrice se réfugie avec sa tante au château de Grianta. 7 Fabrice, blessé à la bataille de Waterloo, est dénoncé aux Prussiens par la femme et les filles d’un aubergiste. 8 Arrêté alors qu’il tente d’entrer dans le duché de Parme, Fabrice est enfermé dans la prison de la ville. 9 Après plusieurs années passées à Naples, Fabrice rentre à Parme où il s’éprend d’une amie de sa tante dont il tue le mari au cours d’un duel. 10 11 12 13 14 15 16

126

V F

■ ■ ■ ■ ■ ■ ■ ■ ■ ■ ■ ■ ■ ■ ■ ■ ■ ■

Poursuivi pour le meurtre du marquis Crescenzi, Fabrice s’enfuit avec sa tante à Lugano, en Suisse. ■ L’éducation du jeune Fabrice Del Dongo est confiée à un Collège de Jésuites de Milan. ■ Gina Pietranera accepte de se marier avec le duc Sanseverina afin de pouvoir suivre le comte Mosca à Parme. ■ En 1815 Napoléon quitte l’île d’Elbe et se prépare à livrer une grande bataille en Belgique ; Fabrice annonce à sa tante sa décision de rejoindre l’empereur. ■ Fabrice Del Dongo voit le jour en 1798 non loin de Milan, 3 en Lombardie alors occupée par les Autrichiens. ■ Pendant que Fabrice est en exil dans le Piémont, sa tante Gina rencontre le prince de Parme à La Scala de Milan. ■ Grâce à l’appui du comte Mosca, devenu l’amant de sa tante, Fabrice accepte l’idée d’être un jour l’évêque de Parme. ■

■ ■ ■ ■ ■ ■ ■


CONTENUS Contenu lexical - Le portrait physique et moral. - La vie de cour et la société mondaine. - la vie militaire et la vie religieuse. - La passion. Contenu grammatical - Les déterminants du nom. - Le féminin et le pluriel des noms et des adjectifs. - Les adjectifs et les pronoms indéfinis. - Les pronoms personnels sujets et compléments. - Le comparatif et le superlatif. - Les pronoms relatifs, simples et composés. - Les conjonctions. - Les adverbes et les prépositions. - Le système verbal. - L’emploi des temps et des modes. - La concordance des temps. - L’accord du participe passé. - La voix passive. - La phrase simple et complexe. Compétences communicatives - Repérer les informations essentielles d’un texte narratif et/ou argumentatif. - Repérer les indices lexicaux, d’énonciation et d’organisation d’un énoncé. - Résumer un texte narratif et/ou argumentatif en respectant le schéma du texte source. - Planifier puis rédiger un texte narratif, descriptif ou argumentatif à partir d’un sujet donné.

127


LECTURES

SENIORS

NIVEAU 1 Molière, Le malade imaginaire Jules Verne, Le tour du monde en 80 jours NIVEAU 2 Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac Voltaire, Candide Guy de Maupassant, Bel-Ami Abbé Prévost, Manon Lescaut NIVEAU 3 Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo Alain Fournier, Le Grand Meaulnes Jules Verne, Vingt Mille Lieues sous les mers Stendhal, Le Rouge et le Noir Émile Zola, Germinal Prosper Mérimée, Carmen Alexandre Dumas, La tulipe noire NIVEAU 4

Gustave Flaubert, Madame Bovary Victor Hugo, Les Misérables Honoré de Balzac, Le Père Goriot Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale Victor Hugo, Notre-Dame de Paris Stendhal, La Chartreuse de Parme


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.