Une écologie de l'alimentation

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Une

écologie de l’alimentation

Sous la direction de

Nicolas Bricas Damien Conaré Marie Walser Préface de Claude Fischler



Une

écologie de l’alimentation Sous la direction de

Nicolas Bricas Damien Conaré Marie Walser Préface de Claude Fischler


L’édition de cet ouvrage a bénéficié du soutien financier de la Fondation Daniel & Nina Carasso. Les versions électroniques de cet ouvrage sont diffusées sous licence Creative Commons CC-by-NC-ND-4.0

Pour citer cet ouvrage : Bricas N., Conaré D., Walser M. (dir), 2021. Une écologie de l’alimentation. Versailles, éditions Quæ, 312 p. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3 Éditions Quæ RD 10, 78026 Versailles Cedex www.quae.com – www.quae-open.com © Éditions Quæ, 2021 ISBN (imprimé) : 978-2-7592-3352-6 ISBN (pdf) : 978-2-7592-3353-3 ISBN (ePub) : 978-2-7592-3354-0


Remerciements

La longue aventure de cet ouvrage a été rendue possible grâce au soutien et à l’inspiration de très nombreuses personnes qui ont accompagné la Chaire Unesco Alimentations du monde ces dix dernières années. Un grand merci aux membres de notre comité de pilotage, de notre conseil scientifique et de nos comités d'évaluation, aux représentants de nos tutelles, Montpellier SupAgro et le Cirad, qui d’une façon ou d’une autre nous ont encouragés, conseillés, constructivement critiqués, et à la Fondation Daniel & Nina Carasso, soutien fidèle et inspirant de notre Chaire : Marie-Josèphe Amiot-Carlin, Sylvie Avallone, Khalid Belarbi, Clément Cheissoux, Benoit Daviron, Mathilde Douillet, Jalila El Hati, Claude Fischler, Ève Fouilleux, Stéphane Fournier, Harriet Friedmann, Karine Gauche, Etienne Hainzelin, Michelle Holdsworth, Magali Jeannoyer, Myriam Kessari, Carole Lambert, Yves Le Bars, Olivier Lepiller, Ronan Le Velly, Éléonore Loiseau, Sélim Louafi, Éric Malézieux, Marie-Stéphane Maradeix, Sarah Marniesse, Yves Martin-Prével, Paule Moustier, Dominique Paturel, Sylvain Perret, Coline Perrin, Véronique Planchot, JeanLouis Rastoin, Carole Sinfort, Lucie Sirieix, Guilhem Soutou, Leïla Temri, Laurence Tibère, Jean-Marc Touzard, Anne-Lucie Wack. Merci également à toutes les personnes qui sont intervenues dans nos différentes activités, en particulier nos colloques, et au sein de notre Mastère spécialisé® Innovations et politiques pour une alimentation durable (MS IPAD). Chacune de ces interventions a été l’occasion de nous inspirer des idées. Un grand merci à Denis Delebecque (Cirad), qui nous a accompagnés dans la mise en forme graphique de cet ouvrage, à Nathalie Le Gall pour l’illustration de la couverture. Merci aussi à toute l’équipe des éditions Quæ.

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Nos remerciements bien sûr à tous les contributeurs de cet ouvrage, auteurs et relecteurs, qui ont bien aimablement répondu à nos invitations, souvent dans des délais très contraints… Une mention toute spéciale à l’équipe exécutive de la Chaire Unesco Alimentations du monde, qui a largement contribué à imaginer et structurer cet ouvrage : Géraldine Chaboud, Hélène Lançon et, plus particulièrement, Mathilde Coudray, dont la relecture fine et attentive de l’ensemble de l’ouvrage nous a été d’une très grande utilité. Merci à toute l’équipe présente, ainsi qu’aux membres passés qui ont bâti notre Chaire. Merci enfin à vous, amis lecteurs, que nous avons tellement fantasmés en tentant de répondre à cette sempiternelle question qui nous était posée en cours de rédaction : « à qui s’adresse votre ouvrage ? ». À vous, manifestement…


Table des matières Préface. La dimension phagique

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Claude Fischler

Introduction. L’alimentation dans toutes ses dimensions Nicolas Bricas, Damien Conaré, Marie Walser

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PARTIE 1 L’ALIMENTATION VUE COMME RELATIONS 1. L’alimentation pour se relier à soi

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2. L’alimentation pour se relier aux autres

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3. L’alimentation pour se relier à la biosphère

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Marie Walser, Tristan Fournier, Nicolas Bricas Marie Walser, Nicolas Bricas

Marie Walser, Nicolas Bricas, Damien Conaré

PARTIE 2 LES ENJEUX DU SYSTÈME ALIMENTAIRE CONTEMPORAIN 4. Aux origines de l’agriculture industrielle

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5. L’industrialisation de l’offre alimentaire

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Benoit Daviron

Nicolas Bricas, Damien Conaré, Marie Walser


6. L’évolution des habitudes alimentaires Nicolas Bricas, Marie Walser

7. Les limites des systèmes alimentaires industrialisés Nicolas Bricas

95 107

PARTIE 3 L’ALIMENTATION AU PRISME DE L’ÉCOLOGIE 8. Pourquoi une approche écologique de l’alimentation ?

125

9. Décloisonner les savoirs sur l’alimentation

135

10. S’engager pour la transformation des systèmes alimentaires

153

Marie Walser, Nicolas Bricas, Damien Conaré Jean-Marc Louvin, Marie Walser

Damien Conaré, Nicolas Bricas, Marie Walser

PARTIE 4 DISCUTER LES MOTS D’ORDRE DE L’ALIMENTATION DURABLE 11. Faut-il doubler la production alimentaire pour nourrir le monde ? 165 Nicolas Bricas, Éric Malézieux

12. Fortifier les aliments pour lutter contre les carences ?

177

13. Vous reprendrez bien un peu de protéines ?

185

14. Lutter contre le gaspillage alimentaire ?

195

15. Lutter contre la précarité par de l’aide alimentaire ?

205

16. Réinvestir la cuisine et le « fait maison » ?

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17. Prendre ses distances avec le local ?

225

18. Le consom’acteur, moteur du changement ?

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Sylvie Avallone, Arlène Alpha, Nicolas Bricas Olivier Lepiller, Estelle Fourat Marie Mourad, Nicolas Bricas

Pauline Scherer, Nicolas Bricas

Anindita Dasgupta, Hayat Zirari, Nicolas Bricas, Marie Walser, Audrey Soula Damien Conaré, Nicolas Bricas Nicolas Bricas


PARTIE 5 UNE ÉCOLOGIE DE L’ALIMENTATION POUR TRANSFORMER LES SYSTÈMES ALIMENTAIRES 19. Les initiatives citoyennes et leur changement d’échelle

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20. Les entreprises : vers de nouveaux modèles ?

263

21. Les rôles de la formation et de la recherche

275

22. L’alimentation en politiques

285

Conclusion. L’alimentation est une rencontre avec le monde… tout le monde

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Liste des auteurs, contributeurs et relecteurs

305

Nicolas Bricas, Mathilde Douillet

Myriam Kessari, Magalie Marais, Maryline Meyer, Florence Palpacuer, Leïla Temri, Marie Walser Nicolas Bricas, Stéphane Fournier, Olivier Lepiller, Élodie Valette Damien Conaré, Nicolas Bricas

Nicolas Bricas, Damien Conaré, Marie Walser


Préface

La dimension phagique Claude Fischler

— Du brin d’herbe au ver de terre Considérons le brin d’herbe : il est mangé par le ruminant, disons le buffle ou la gazelle. La gazelle est mangée par son prédateur, en l’occurrence le lion. Le lion laisse les reliefs de son repas aux vautours, hyènes et autres charognards, puis aux espèces détritivores telles le lombric. À leur tour interviennent bactéries et autres micro-organismes « décomposeurs », lesquels enrichissent l’humus mais peuvent eux-mêmes être la proie de protozoaires… Ernst Haeckel, en 1866, a proposé le terme « écologie » pour nommer l’étude des interactions entre les espèces et leur « milieu ». Les écologues1 se sont avisés plus tard que le milieu (ou biotope) interagissait de manière complexe avec les espèces vivant en son sein (biocénose), les modifiant et étant modifié par elles, et que l’ensemble constituait un écosystème. On peut donc faire une description « phagique » de l’écosystème, c’est-à-dire en termes de « qui mange qui ? ». Des chercheurs ont conçu et mesuré « l’indice trophique », qui permet de déterminer la position d’une espèce dans la chaîne alimentaire. L’indice trophique de Sapiens se situe à environ 2,2, soit un niveau proche de celui de… l’anchois ou du cochon (Bonhommeau et al., 2013)2. Si l’on peut mesu­ rer sa place dans la chaîne trophique, donc dans l’écosystème, c’est bien qu’il fait

1. Terme forgé pour distinguer les chercheurs en écologie des écologistes, militants ou activistes engagés en faveur d’une politique prioritairement fondée sur l’écologie. 2. L’indice trophique représente le nombre d’intermédiaires entre les producteurs primaires et leur prédateur. Sapiens ne serait donc pas le prédateur suprême que l’on pense, à moins de le considérer autrement qu’en termes alimentaires. Selon le régime alimentaire des groupes humains, on observe de sensibles variations dans l’indice trophique.

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partie de ce que nous nommons communément la « Nature » et que l’opposition Nature-Culture ou toute autre manière d’opposer « humain » à « naturel » doit être pour le moins réinterrogée… La dimension trophique (nutritive) est, au sens propre, essentielle aux écosystèmes et à l’écosystème généralisé que constitue notre planète. Parler d’alimentation, c’est donc évidemment soulever des questions qui mettent en jeu les mécanismes fondamentaux de la vie. Mais c’est aussi de la société qu’il s’agit : de la répartition des ressources comestibles collectées ou produites, donc de l’organisation sociale et de l’économie, du quotidien et de l’histoire, de la solidarité et des inégalités, du partage et de la compétition… L’étude de l’alimentation est nécessairement « écologique » et nécessairement pluri, inter et transdisciplinaire : elle relève nécessairement d’une pluralité de disciplines, dont celles des sciences sociales comme de la biologie. Et pourtant (ou peut-être pour cette raison précisément), les sciences sociales n’ont longtemps eu qu’assez peu à dire sur l’alimentation… Pendant dix ans, la Chaire Unesco Alimentations du monde a fait mentir cette dernière phrase. Elle s’est efforcée avec une persévérance implacable de présenter, confronter et tenter de faire converger, à propos d’alimentation, les points de vue et les avancées des disciplines les plus variées, sur tous les terrains de la planète, mais aussi des réflexions et des « expériences en vie réelle ». Le mot d’ordre « décloisonner les savoirs » fait écho à l’appel d’Edgar Morin, relayé d’ailleurs par l’Unesco, à « relier les connaissances » et abattre cette muraille de Chine qui les sépare et qui fait, comme il le dit quelque part, que « le cerveau et le corps sont étudiés en départements de biologie tandis que l’esprit et la vie sociale sont étudiés en départements de psychologie et sociologie… ». Cet ouvrage clôt une première séquence décennale d’un patient et délicat travail de rapprochement de savoirs portant sur la dimension « phagique » d’Homo sapiens. Dans une préface, le propos n’est pas de faire une histoire de la recherche sur l’alimentation : il s’agit d’illustrer par quelques exemples (au risque d’« oublier » des noms essentiels) comment on en vient à l’examiner dans une perspective « écologique » et de situer le projet porté par ce livre, sans s’interdire de réfléchir sur la prospective et les questions qui s’annoncent et se bousculent pour, peut-être, la prochaine décennie… On verra d’abord que la recherche sur l’alimentation dans les sciences sociales a connu des retards, rencontré de l’indifférence, des préjugés ou simplement de l’inertie. On verra ensuite que cet objet de recherche a été parfois utilisé plutôt que véritablement traité pour lui-même. On survolera la période qui a vu l’alimentation devenir un objet de recherche florissant ou même proliférant, en s’interrogeant sur l’émergence éventuelle d’une demande sociale.

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Préface • La dimension phagique

— « En dessous de la ceinture » À la vérité, on pourrait peut-être parler d’une sorte d’aveuglement sur l’alimentation dans les sciences sociales. Certains précurseurs ont pu souffrir de ces perceptions, leurs travaux manquant de soutien ou ne recevant que peu d’écho. Plus longtemps encore, les disciplines ont résisté à l’échange, à la communication, au franchissement sans visa des frontières qui les séparent, et, à plus forte raison, à toute compénétration… Ainsi, dans les années 1930, l’anthropologue britannique Audrey Richards, élève de Bronislaw Malinowski et pionnière d’une approche interdisciplinaire de l’alimentation et de la nutrition, s’étonnait que le besoin biologique le plus fondamental suscitât si peu d’intérêt dans les sciences sociales – à la différence de la sexualité, sur laquelle la psychanalyse attirait, selon elle, une attention très excessive. Dans la perspective dite « fonctionnaliste » qui était celle d’Audrey Richards, la « fonction biologique première » – les impératifs nutritionnels – déterminait une grande partie de l’organisation et des institutions dans les groupes qu’elle étudiait. Mais en même temps, « les faits biologiques que sont le régime alimentaire et l’appétit sont euxmêmes informés par les relations humaines et les activités traditionnelles ». C’est là en quelque sorte une vision écosystémique avant la lettre et qui illustre aussi le fait que s’organiser pour obtenir les ressources et puis les exploiter avant d’en assurer la répartition soulève les questions de hiérarchie, de justice, de solidarité ou de légitimité en même temps que de division du travail : soit autant de fondations de l’organisation sociale. Pour l’anthropologue, ce qui expliquait le manque d’intérêt porté à l’alimentation, c’était précisément son caractère tout à fait premier et basique : elle allait de soi, elle relevait en somme du trivial. Certains des « pères fondateurs » de l’anthropologie et des sciences sociales avant Audrey Richards – elle le rappelait elle-même – s’étaient bien intéressés à l’alimentation. Mais chacun s’était focalisé sur ce qui paraissait « naturellement » central à sa discipline, à savoir ce qui relevait du sacré, du rituel, du symbolique, de l’événement festif ou dionysiaque, en un mot plutôt de l’extraordinaire. L’ordinaire, lui, était comme abandonné à son triste sort. Émile Durkheim, sourcilleux père fondateur de la sociologie française, toujours soucieux de bien jalonner, s’approprier et légitimer le champ académique de sa discipline, l’assuma ainsi froidement : « Chaque individu boit, dort, mange, raisonne et la société a tout intérêt à ce que ces fonctions s’exercent régulièrement. Si donc ces faits étaient sociaux, la sociologie n’aurait pas d’objet qui lui fût propre, et son domaine se confondrait avec celui de la biologie et de la psychologie » (Durkheim, 1981 [1894]). Cette défense farouche d’un arpent de territoire académique encore fraîchement conquis s’appuie sur une perception à la fois archaïque et assez universelle qui fait de l’alimentation une fonction « basse », triviale, qui ramène la condition humaine à l’animalité – la même conception qui fait du jeûne la voie de l’élévation et de la spiritualité.

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Une écologie de l’alimentation

La formule biblique l’affirme : « L’Homme ne se nourrit pas de pain seulement », il a besoin aussi de la parole de Dieu (Deutéronome 8:3 ; Matthieu 4:4). Peut-on s’étonner, dès lors, que l’alimentation ait longtemps été considérée comme un objet d’étude, littéralement, « en dessous de la ceinture » ?

— Une écologie des liens sociaux Il fallut un chercheur atypique, réputé à son époque mais tardivement et moins bien reconnu dans l’université qu’à l’extérieur, soucieux de proclamer l’intérêt sociologique fondamental de l’intime et du quotidien, pour tenter de réhabiliter le repas ordinaire comme objet sociologique et anthropologique de premier ordre. Georg Simmel consacra l’un de ses essais à une Sociologie du repas (Soziologie der Mahlzeit, Simmel, 1910). Il y montrait notamment que le repas quotidien constitue à la fois et indissolublement l’acte le plus individuel (ce qui est absorbé par un individu ne peut être évidemment absorbé par nul autre) et une occurrence de grande portée sociale et collective : le partage d’une substance et d’une expérience, répété, codé et ritualisé, constitutif d’une appartenance. En France tout au moins, Simmel n’a été découvert ou redécouvert que lentement et tardivement, vers les années 1980. Bien plus tard, le sociologue Philippe Joron (2017) notera que Simmel préfigure en somme un raisonnement en termes écosystémiques. Selon Simmel, écrit-il, « le lien social se situe donc au point de rencontre de l’individu et de la société, lesquels sont insérés dans un milieu naturel. C’est dans ce système englobant, ce qu’Edgar Morin appellera plus tard une écologie ou ce qu’Augustin Berque comprendra comme une mésologie, que se tissent les liens sociaux ». Un demi-siècle après Audrey Richards, six ou sept décennies après Simmel, les sciences humaines étaient en pleine ébullition, travaillées par les débats et les échanges autour du marxisme, de la psychanalyse et du structuralisme, puis par Mai 68 et ses suites. Claude Lévi-Strauss et Mary Douglas avaient cherché dans la cuisine et les manières de table l’accès aux structures d’une culture et peut-être de la culture en général. Roland Barthes, dans ses Mythologies, s’était attardé sur la sémiologie du bifteck et des frites, du vin et du lait, des photographies culinaires du magazine Elle et, avec une morose délectation, sur les manifestations de « l’idéo­ logie petite-bourgeoise ». Dans ce contexte, l’objet alimentation pouvait commencer à acquérir une once de légitimité mais davantage, toujours, comme une voie d’accès que comme un objet en soi. Un peu plus tard, dans les années 1970, Pierre Bourdieu, dans La Distinction, abordait les goûts culinaires et les manières de table de la même manière et dans les mêmes termes que les goûts artistiques ou les préférences politiques. Il s’agissait de montrer que les mêmes critères sociaux de goût et de dégoût s’appliquent à ces différents domaines selon la même logique de classe.

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Préface • La dimension phagique

Là encore, l’alimentation apparaît sous un aspect spécifique à la discipline et à l’auteur, porteuse d’un enjeu théorique qui la dépasse ou la réduit : le jugement de goût reflète la position sociale et l’habitus correspondant. L’alimentation est considérée comme une pratique culturelle comme une autre, justiciable dans ce contexte de l’approche sociologique, de la même manière que la peinture, la musique ou la pratique d’un sport.

— Le rôle de l’histoire L’histoire, elle, accorda assez tôt une attention particulière et spécifique à l’alimentation. C’était d’abord une « petite histoire »3, proliférant dans le vide indifférent ou condescendant où les autorités académiques légitimes abandonnaient le sujet (Toussaint-Samat, 1987). C’était aussi, ici et là, une histoire spécialisée ou marginale : un médecin suisse d’origine polonaise, Adam Maurizio, publia par exemple en 1932 une Histoire de l’alimentation végétale de la préhistoire à nos jours, plusieurs fois et récemment rééditée (Maurizio, 2019 [1932]). Avec l’École des Annales et ses vagues successives (histoire « quantitative », « histoire des mentalités », « nouvelle histoire »…), la discipline prêta d’abord attention aux sources d’une histoire matérielle, à l’approvisionnement et à la gestion des châteaux, monastères ou autres institutions, mais aussi à la nourriture des « gens du commun ». Avec Fernand Braudel ou plus tard Jacques Le Goff, ou même Michel Foucault puis Georges Vigarello, Alain Corbin et bien d’autres, l’histoire s’ouvrait de plus en plus à de nouveaux objets (le corps, les sens et la sensibilité, etc.) et surtout aux autres disciplines des sciences humaines. Peut-être parce qu’elle est une discipline depuis longtemps instituée, sûre de sa légitimité et capable d’assimiler et d’intégrer des apports sans s’en sentir trop menacée, elle a accueilli des approches anthropo ou sociohistoriques (c’est d’ailleurs dans un numéro hors-série des Annales que Roland Barthes, dès 1961, avait publié Pour une psycho-sociologie de l’alimentation). Dans les années 1970, Michel de Certeau, dans L’invention du quotidien, contribua à légitimer l’étude de la cuisine au quotidien. C’est un peu en franc-tireur que Jean-Paul Aron (1973) proposa une « histoire de la sensibilité alimentaire » (Le Mangeur du xixe siècle) et que Jean-Louis Flandrin, un peu plus tard, orienta sa recherche vers une histoire du goût dont l’ambition échappa à une bonne partie de ses collègues (voir notamment Flandrin, 1992 et 2002)…

3. Contre laquelle Jean-Louis Flandrin (com. pers.) manifestait souvent quelque agacement…

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— Croissance et limites En 1972, le Club de Rome publie le rapport Meadows sur Les limites à la croissance. La même année, Edgar Morin et le prix Nobel de médecine Jacques Monod réunissent un colloque transdisciplinaire sur L’unité de l’homme. Morin développe sa communication qui devient un livre, Le Paradigme perdu : la nature humaine. Il y rassemble les fils qu’il tisse depuis plusieurs années entre biologie et sciences humaines, écosystèmes, information, auto-organisation. L’alimentation n’est abordée qu’occasionnellement mais elle apparaît comme prédestinée à une approche analogue à celle qui est mise en œuvre dans le livre, mettant en relation biologie et sciences humaines. C’est ainsi du moins qu’elle apparaît à un chercheur encore débutant, l’auteur de ces lignes, et c’est en grande partie sous cette influence qu’il choisit l’alimentation comme objet de recherche et sujet de thèse (Fischler, 1979 ; 1990). D’autres, dans une position similaire, devront faire face, dans le contexte universitaire, à une condescendance amusée à l’égard du sujet de la thèse et imposer leur légitimité en s’appuyant sur une mise en œuvre rigoureuse de la sociologie et de l’anthropologie (Poulain, 2002).

— Food Studies et tendances sociales Dans les années et les décennies suivantes, la production scientifique sur l’alimentation dans les sciences humaines connaît une croissance de plus en plus soutenue. Au point que, dans la période 1990-2000, un domaine nouveau émerge dans l’offre universitaire, aux États-Unis et en Europe : les food studies. En 2015, 39 universités dans 19 pays du monde proposaient des masters sur l’alimentation avec une orientation en sciences humaines et sociales (SHS) ; 8 d’entre eux s’intitulaient food studies mais la plus grande partie gardaient une inscription disciplinaire dominante (Poulain, 2017). Beaucoup, aujourd’hui, restent relativement a-théoriques et parfois portés sur l’anecdote et la « petite histoire ». Il reste que l’objet d’étude alimentation semble avoir acquis une certaine légitimité. Pour l’expliquer, on peut proposer une hypothèse liant le phénomène au double processus d’individualisation et de problématisation de l’alimentation. Le processus historique d’autonomisation de l’individu, après avoir « libéré » le choix de la carrière, celui du conjoint ou du partenaire amoureux, après la légitimation du souci de soi, a atteint l’alimentation, affectant les formes de consommation, les manières de table et leur inculcation aux enfants, les relations entre les mangeurs et les formes de commensalité. Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs comme dans les souvenirs de baby-boomers ou de leurs parents, on voit que ce qu’on mangeait était pensé comme

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Préface • La dimension phagique

une part, c’est-à-dire un élément d’un tout partagé ou partageable sur lequel on devait pouvoir pour ainsi dire rendre des comptes : pas question, en principe, de manger plus que sa part ; pas question non plus d’exprimer bruyamment une préférence ou une aversion, de manifester du dégoût (sauf pour avertir d’un danger) ni, à plus forte raison, de déclarer l’évitement de tel aliment ou telle catégorie. Manger seul était à éviter et dans beaucoup de cultures franchement suspect ou même réprimé. Dans notre monde « individualisé », en revanche, la notion clé n’est plus le devoir de partager mais la liberté de choisir. Une sorte d’utopie individualiste/ utilitariste se développe, dans laquelle le choix est roi, même s’il se doit du même coup d’être responsable. On voudrait que le statut particulier de l’aliment se rapproche de celui d’un produit de consommation comme un autre, sinon d’une commodity. Le consommateur-mangeur aurait donc le choix, quitte à faire « les bons choix » et à en assumer la responsabilité, soutenu et protégé par la puissance publique. Dans un texte publié en 2010, nous évoquions cette utopie du mangeurconsommateur parfait, sous-estimant peut-être son état de réalisation : « Dans un monde de mangeurs parfaits (au sens de cette vision implicite du monde), les consommateurs parcourraient les travées des supermarchés en lisant les étiquettes, en relevant les informations nutritionnelles, la composition des produits, en comparant les doses de nutriments et de calories qu’ils contiennent aux apports nutritionnels conseillés (ANC) ou aux recommandations des instances officielles compétentes, des organisations de consommateurs et de la littérature scientifique. Sans doute serait-il nécessaire, dans l’accomplissement de cette tâche, d’ajouter au panier à provision l’accessoire indispensable d’un ordinateur de poche » (Fischler et Masson, 2010). La mention d’un « ordinateur de poche » montrait que nous sous-estimions les capacités du smartphone naissant, que nous n’avions pas prévu l’arrivée du NutriScore mais que nous anticipions les « applis » apparues depuis… Il reste que l’aliment entre malaisément dans le statut de produit de consommation. D’autant que la transformation croissante des produits par l’industrie a contribué à accroître la méfiance à leur encontre, à la muer, même, en défiance active où la colère et le dégoût apparaissent de plus en plus souvent. Une demande de normes s’accroît depuis des décennies : que manger, comment manger, que choisir, comment faire confiance, à qui se fier ? Surtout, avec la liberté du choix, apparaissent les problèmes du choix et même le paradoxe, sinon la tyrannie du choix dénoncés par le psychologue Barry Schwartz comme générateurs de désarroi, d’anxiété et même de dépression (Schwartz, 2005). La question est posée : pourra-t-on jamais construire un nouveau statut de l’aliment comme produit de consommation en s’appuyant sur une transparence totale de l’information sur les produits, « de la fourche à la fourchette » ? La tâche sera lourde, si l’on considère l’avalanche d’innovations qui déferlent sur le monde, pour l’instant au moins sur le monde riche : agriculture cellulaire, viande végétale, viande in vitro

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Une écologie de l’alimentation

(dite aussi « viande cellulaire »). Un monde pourtant occupé, en même temps, à une « transition écologique » qui passe par l’agroécologie, la croissance du bio et les campagnes d’éducation nutritionnelle. Un monde où, en même temps, est remise en cause de plus en plus violemment la transformation par l’industrie. Un monde qui sera probablement fort méfiant devant de nouveaux produits qui, quoique « à base de plantes », semblent bien tomber dans la catégorie des « ultra-transformés ».

— Le bouleversement du monde Nous vivons un bouleversement du monde. Des changements civilisationnels fondamentaux s’opèrent à une cadence accélérée. L’informatique et la numérisation continuent de transformer le monde, les modes de vie et les vies, les savoirs et la connaissance. Une révolution du genre est en marche, avec une remise en cause de plus en plus radicale de ce qu’on appelait il y a peu encore le rapport des sexes. Une autre remise en cause non moins radicale est en cours avec la « mise à l’agenda » explicite et globale de la relation humain-animal, dont les conséquences sur l’alimentation mais aussi potentiellement sur l’écosystème en général sont considérables. La pandémie que nous traversons à l’heure où j’écris ces lignes a mis un frein à la mondialisation dans certaines de ses dimensions, fermé les frontières, freiné les échanges et les voyages. Mais elle a peut-être aussi accentué la conscience d’une unité de la planète devant les problèmes de santé comme les périls environnementaux et leurs conséquences climatiques. Nous vivons un tournant vertigineux de la biologie, du néodarwinisme, de l’hérédité, des notions clés qui les structurent et de leur rapport avec les sciences sociales. Considérons l’évolution récente dans deux domaines et essayons d’imaginer leurs conséquences sur notre objet.

— Révolutions biologiques Au début du xxe siècle, Elie Metchnikoff, prix Nobel 1908 pour ses travaux décisifs sur l’immunité (la phagocytose), est convaincu que le nombre remarquable ou réputé tel de centenaires dans les Balkans s’explique par une consommation traditionnellement importante de produits laitiers fermentés : certaines bactéries lactiques ainsi obtenues pourraient avoir un rôle protecteur du tube digestif… Plus d’un siècle plus tard, même si on semble s’intéresser davantage aux centenaires japonais d’Okinawa qu’à ceux des Balkans, la lubie du grand pasteurien (qui pratique ce qu’il prêche en consommant lui-même force yaourts et produits laitiers fermentés) prend un peu l’allure d’une intuition précoce : ce qu’on appelait la « flore intestinale » est devenu le microbiote.

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Préface • La dimension phagique

Mais alors que Metchnikoff imaginait un déterminisme linéaire et univoque à partir d’une catégorie d’aliments, ce que l’on découvre depuis une décennie environ, c’est que le microbiote digestif est composé de cinquante ou cent milliards de bactéries et autres micro-organismes et qu’il est impliqué de manière complexe dans la construction de notre immunité, dans le fonctionnement de notre système nerveux central, avec lequel il communique, qu’il contribue à réguler l’humeur et les états mentaux. Les dysbioses (déséquilibre ou appauvrissement du microbiote intestinal) sont associées à diverses pathologies allant de l’obésité au diabète de type 2 et à la dépression, et le microbiote pourrait jouer un rôle dans l’autisme et même la schizophrénie… La population de bactéries, levures et autres microbes qui habite notre tube digestif apparaît aujourd’hui à la fois comme un organe et un écosystème interne. Le microbiote, en effet, ne fait pas qu’habiter l’organisme : il en fait partie, échange avec lui, avec ses cellules, coproduit des métabolites qui, à leur tour, échangent avec d’autres organes, informe et est informé, régule et est régulé. L’alimentation constitue la voie de communication avec l’écosystème externe qui informe (ou déforme) sa composition et son fonctionnement. Nous vivons sur et dans un écosystème planétaire lui-même constitué d’écosystèmes. Chacun d’entre nous constitue ou abrite un, des, de multiples écosystèmes (la peau, le système respiratoire, le vagin comprennent autant de microbiotes). Le microbiote interagit avec notre cerveau, organe dans lequel naissent, vivent et se diffusent des représentations et des croyances, lesquelles orientent nos comportements individuels et sociaux, tout en étant influencées par les normes, règles, traditions et pratiques collectives. Nous pouvons commencer à imaginer comment pourrait nous apparaître une continuité allant des micro-organismes au social et au macrosocial. Car à la révolution biologique ouverte par la compréhension croissante du microbiote s’en ajoute une autre, plus fondamentale encore : celle de l’épigénétique. Le paradigme de l’évolution génétique par sélection naturelle se voit contraint de s’amender, à tout le moins de mettre, si l’on peut dire, un peu de Lamarck dans son Darwin ou plutôt dans son néodarwinisme. L’épigénétique est l’ensemble des mécanismes régulant finement l’expression des gènes. L’expression de certains gènes peut être activée ou inactivée (on dit que le gène est « silencé » – silenced en anglais) par divers mécanismes environnementaux, et notamment par l’intermédiaire de l’alimentation. Or il est admis aujourd’hui que certains caractères « acquis » via l’alimentation peuvent ainsi se transmettre pendant plusieurs générations. Un exemple caractéristique est celui de l’obésité, pathologie très marquée socialement, liée à une mauvaise alimentation et à un mode de vie trop sédentaire, qui peut déclencher un diabète dit « de type 2 », c’est-à-dire acquis. Or des hommes jeunes touchés par cette pathologie du fait de leur alimentation et du manque d’activité physique peuvent avoir des descendants qui seront obèses et diabétiques – quel que soit leur mode de vie (voir notamment Danchin, 2021).

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Une écologie de l’alimentation

La découverte du prion à l’occasion de la crise de la vache folle et de la recherche sur la maladie de Creutzfeldt-Jakob avait montré qu’une protéine anormalement configurée spatialement (en 3D) était à l’origine de cette maladie et qu’elle pouvait transmettre cette anomalie à d’autres protéines à son contact, offrant ainsi un exemple de transmission à la fois héréditaire et par voie alimentaire, par l’ingestion de tissus infectés.

— Medium et message Dans ces révolutions ou révélations scientifiques rapprochées, l’alimentation joue un rôle central. L’alimentation n’est pas seulement concevable en termes énergétiques (calories), en termes biochimiques (nutriments, micronutriments), elle l’est aussi en termes informationnels. Les aliments sont medium et message, vecteur et contenu, information et informés. Les modèles réductionnistes et linéaires de la causalité sont remis en cause ou complexifiés. Nos écosystèmes internes communiquent avec les écosystèmes externes par notre alimentation. L’hérédité est de moins en moins exclusivement génétique, de plus en plus considérée dans ses dimensions culturelle, environnementale, épigénétique. La plus grande prudence est nécessaire devant des conclusions parfois trop hâtives et qui pourraient renouer avec des stigmatisations rappelant celles qu’on a connues dans le passé, à propos par exemple d’un ancrage héréditaire des conséquences pathogènes des inégalités. Quoi qu’il en soit, il n’est plus seulement nécessaire de penser le monde et l’alimentation en termes écologiques ou écosystémiques : il est impossible de ne pas le faire. Ainsi l’histoire, l’anthropologie, la sociologie et la psychologie sociale, entretenant de rares relations, ont progressé d’abord séparément avant de tenter quelques rapprochements, marqués par l’émergence tardive des food studies. Au cours de ce processus, les sciences humaines et sociales ont d’abord été tenues à l’écart ou négligées par la nutrition médicale, pourtant elle-même encore jeune et peu reconnue parmi les champs institués de la médecine. Le rapprochement ne s’est d’abord entamé que timidement et sur des questions spécifiques, comme l’obésité ou les troubles du comportement alimentaire. Mais la montée de la question environnementale, d’abord lente, de plus en plus inexorable depuis le tournant du millénaire et atteignant désormais l’urgence critique, fait apparaître la nécessité éclatante de relier les approches, les points de vue, les questions de recherche, les savoirs acquis et les interrogations émergentes : de saisir l’alimentation dans les termes non seulement d’une « nutrition bio-sociale » naissante, mais aussi dans ceux d’une pensée écosystémique généralisée.

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Préface • La dimension phagique

Références Aron J.-P., 1973. Le mangeur du xixe siècle, Paris, Robert Laffont. Barthes R., 1961. Pour une psychosociologie de l’alimentation. Annales, septembre-octobre, (5) : 977-986. Barthes R., 1957. Mythologies, Paris, Seuil. Bonhommeau S. et al., 2013. Eating up the world’s food web and the human trophic level. Proceedings of the National Academy of Sciences, 110(51) : 20617-20620. Certeau M. de, Giard L., Mayol P., 1994. L’invention du quotidien. 2. Habiter, cuisiner, Paris, Gallimard. Danchin E., 2021. L’hérédité comme on ne vous l’a jamais racontée, Paris, Humensis. Durkheim É., 1981 [1894]. Les règles de la méthode sociologique, Paris, Presses universitaires de France. Fischler C., 1979. Gastro-nomie et gastro-anomie. Communications, 31(1) : 189-210. Fischler C., 1990. L’Homme et la table, thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS. Fischler C., Masson E., 2008. Manger : Français, Européens et Américains face à l’alimentation, Paris, Odile Jacob. Flandrin J.-L., 1992. Chronique de Platine : pour une gastronomie historique, Paris, Odile Jacob. Flandrin J.-L., 2002. L’ordre des mets, Paris, Odile Jacob. Joron P., 2017. Georg Simmel et la sociologie du futile. Dans les anfractuosités du social et de l’intime… Revista Memorare, 4(2-II) : 106-121. Maurizio A., 1932. Histoire de l’alimentation végétale - depuis la préhistoire jusqu’à nos jours, Paris, Payot. Müller R. et al., 2017. The biosocial genome? Interdisciplinary perspectives on environmental epigenetics, health and society. EMBO Reports, 18(10) : 1677-1682. Poulain J.-P., 2002. Sociologies de l’alimentation, Paris, PUF. Poulain J.-P., 2017. Socio-anthropologie du fait alimentaire ou Food Studies. Les deux chemins d’une thématisation scientifique. L’Année sociologique, 67(1) : 23-46. Richards A.I., 2004 (1932). Hunger and work in a savage tribe: a functional study of nutrition among the Southern Bantu, London, Routledge. Schwartz B., 2005. The paradox of choice: why more is less, New York, ECCO. Simmel G., 1992 (1910). Sociologie du repas. Sociétés, (37) : 211-216. Toussaint Samat M., 1987. Histoire naturelle et morale de la nourriture, Paris, Bordas.

Claude Fischler est sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS, spécialiste, notamment, de l’alimentation humaine. Il a cofondé et dirigé l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC) et le Centre Edgar-Morin. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/cp

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Introduction

L’alimentation dans toutes ses dimensions Nicolas Bricas, Damien Conaré, Marie Walser

Cet ouvrage que nous vous proposons vient ponctuer (et fêter) dix années d’existence de la Chaire Unesco Alimentations du monde, créée en 2011 par le professeur Jean-Louis Rastoin (Montpellier SupAgro) avec un groupe pluridisciplinaire d’enseignants et chercheurs de différentes institutions1 du campus Agropolis à Montpellier. En ce sens, cet ouvrage constitue une étape importante : son écriture a fait l’objet d’un processus réflexif sur nos travaux, comme une sorte de bilan du chemin parcouru, et a été l’occasion de réfléchir à nos engagements futurs. Depuis sa création, la Chaire Unesco Alimentations du monde s’est donnée comme mission de décloisonner les savoirs sur l’alimentation et de soutenir les différents acteurs du changement pour promouvoir des systèmes alimentaires durables. Elle remplit son mandat de faire dialoguer sciences et société à travers des activités de formation, de recherche-action et de diffusion des savoirs, pour aborder l’ensemble des enjeux (environnementaux, socioculturels, sanitaires, économiques, politiques, etc.) dont l’alimentation est porteuse.

— Une approche singulière Au fil des années, et des évaluations externes de ses travaux, la Chaire s’est forgée un certain nombre de convictions qui lui sont reconnues, parmi lesquelles : • développer une approche tournée vers le terrain et ses enjeux, en construisant des ponts entre la recherche, les acteurs et les citoyens, via la création d’outils et 1. Montpellier SupAgro, Cirad, IRD, IAMM, Irstea, Inra, Université de Montpellier.

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Une écologie de l’alimentation

d’espaces de réflexions et d’échanges : publications, conférences, interventions dans les médias, participation à des réseaux d’acteurs engagés, rencontres avec des collectivités territoriales, participation à des commissions d’expertise, etc. En cela, la Chaire joue un rôle politique (au sens d’un engagement dans les affaires de la cité) qu’elle entend développer dans les années à venir ; • diffuser les savoirs en croisant les perspectives et les points de vue et s’enrichir d’une diversité de formes de connaissances : scientifiques (entre différentes disciplines), professionnelles, mais aussi artistiques, pour une approche sensible ; • adopter une définition large des systèmes alimentaires, à savoir l’ensemble des activités et des acteurs de la production, la transformation, la distribution, la consommation et la gestion des déchets, ainsi que les institutions qui les accompagnent et les régulent. L’enjeu n’étant pas l’avènement d’un système alimentaire durable, mais plutôt une articulation durable de divers systèmes ; • se situer dans une perspective internationale qui permet de contextualiser les situations, avec une attention particulière portée à la réduction de la « fracture Nord/ Sud » ; • enfin, appréhender l’alimentation dans toutes ses dimensions (sanitaire, sociale, environnementale, culturelle, économique et hédonique), celles-ci étant considérées avec une égale importance. Cet ouvrage reflète l’approche singulière mise en œuvre par la Chaire depuis dix ans. Il se veut être une source d’inspiration pour les acteurs du changement et fait le lien entre les différentes perspectives de l’alimentation et de ses enjeux contemporains. En effet, tels qu’ils se sont développés, les systèmes alimentaires qui dominent aujourd’hui, le plus souvent qualifiés d’« industrialisés », soulèvent un certain nombre d’enjeux globaux dont les effets traversent nos sociétés : changements climatiques, pertes de biodiversité, épuisement des sols, crises sanitaires, etc. Ces enjeux appellent la transformation des systèmes alimentaires. Partant, pour penser cette transformation en considérant l’alimentation dans toutes ses dimensions, cet ouvrage tisse « une écologie de l’alimentation », qui permet de mieux répondre aux enjeux de durabilité des systèmes alimentaires. L’analogie que nous faisons entre alimentation et écologie s’ancre dans le double registre de cette dernière : une science des relations (entre les différents éléments de la bio­ sphère) et un engagement politique (l’écologie politique). L’alimentation considérée comme un vecteur de relations et comme un vecteur d’engagements dans la société constitue donc le propos de notre ouvrage.

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Introduction • L'alimentation dans toutes ses dimensions

— Au menu de cet ouvrage « Fait social total », l’alimentation, nous l’avons dit, constitue un moyen essentiel (pour ne pas dire fondamental, si nous nous laissions aller à un peu de chauvinisme thématique…) de construction de nos différentes relations dans le monde (partie 1). Nos relations à nous-même d’abord, tant le corps nourri soulève des questions de santé, d’émotions, de plaisirs et de construction de nos identités : de l’affirmation du « soi » par l’alimentation. Nos relations aux autres ensuite (nos com-pagnons, ou co-pains) à travers la convivialité (ou non d’ailleurs) des repas partagés, la transmission des règles de table et des savoir-faire culinaires, le métissage des cultures alimentaires, les échanges économiques entre acteurs des systèmes alimentaires, etc. Partager un repas est un moyen de se relier aux autres : manger la même chair noue des relations communes, puisque incorporer l’aliment du collectif c’est, symboliquement, s’incorporer soi-même dans le collectif. Puis nos relations spirituelles aux mondes invisibles, dans lesquels l’alimentation joue un rôle clé à travers des offrandes par exemple. Et, enfin, nos relations à la biosphère, avec les autres vivants non humains, les mondes animal et végétal, mais aussi avec tout l’univers microbien, qui à la fois nous compose (le microbiote intestinal) et joue un rôle dans la transformation et la conservation de nos aliments (la fermentation par exemple). Nous aborderons ensuite, avec un recul historique sur la longue durée, les grands enjeux des systèmes alimentaires contemporains (partie 2). D’abord à travers une lecture de l’industrialisation de l’agriculture avec le passage d’un métabolisme fondé sur l’énergie solaire à un métabolisme minier (charbon d’abord, pétrole ensuite), avec la mise en place de filières de production de plus en plus spécialisées et le développement des échanges internationaux. Puis en s’intéressant à l’histoire de l’industrialisation de l’offre alimentaire (les industries de transformation agro­ alimentaire, la mondialisation des échanges, la concentration des acteurs dans les chaînes alimentaires, les enjeux du numérique, etc.) et à l’évolution de nos habitudes alimentaires en lien avec le changement de nos sociétés. Ce recul historique nous permet de comprendre comment nous en sommes arrivés à une situation où les limites des systèmes alimentaires industrialisés apparaissent flagrantes face aux enjeux de durabilité, avec des effets sur l’environnement, la santé, les cultures, les inégalités sociales, etc. Nous décrivons ensuite notre proposition d’une écologie de l’alimentation (partie 3) qui invite à la fois à relier ensemble les différentes dimensions de l’alimentation, au travers desquelles se tissent les liens du vivant, et à penser des formes d’engagement politique pour le changement vers des systèmes alimentaires durables. Une transformation qui contribue à la santé des individus, à la justice et à la cohésion sociales, et à la coviabilité avec les non-humains. Il s’agit de s’inscrire dans le vivant et de valoriser sa diversité pour développer des formes de coviabilité des systèmes environnementaux et sociaux.

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Une écologie de l’alimentation

Cette approche multidimensionnelle et politique de l’alimentation nous invite à revisiter un certain nombre de mots d’ordre ou injonctions courants de l’alimentation durable (partie 4) : l’accent mis sur l’augmentation de la production pour nourrir la planète ; la fortification des aliments pour lutter contre les carences en micronutriments ; la transition vers la consommation de protéines végétales plutôt qu’animales ; la lutte contre le gaspillage alimentaire ; l’aide alimentaire ; la promotion du fait maison ; la relocalisation de notre alimentation ; le pouvoir des « consom’acteurs ». Enfin, cet ouvrage vise à insuffler de l’enthousiasme aux acteurs du changement engagés dans des démarches pour la transformation des systèmes alimentaires (partie 5). Pour ce faire, il analyse le rôle des alternatives déjà existantes. Car le « monde d’après » s’expérimente déjà, il faut le reconnaître et le faire savoir. Se pose alors le défi du changement d’échelle de ces initiatives, ainsi que du rôle que peuvent jouer les acteurs du secteur privé, de la recherche, de la formation et des pouvoirs publics pour stimuler, accompagner et favoriser ces transformations.

— Un point d’étape Il est important de considérer que cet ouvrage constitue un propos d’étape, et non pas un aboutissement. Comme indiqué en préambule, il capitalise dix années d’échanges, d’interventions, de formations, d’organisation de colloques, de valorisation de projets de recherche, de rédaction de publications, etc., que nous cherchons à relier. Il s’est donc construit au hasard des rencontres, fortuites ou sélectives, qui nous ont inspirées. Cette ouverture à des travaux variés et disparates autour de l’alimentation nous fait évidemment courir le risque de l’incomplétude dans chacune des thématiques explorées. Nous l’assumons. Ce livre ne se veut pas être un ouvrage scientifique, au sens où il ferait avancer un front de recherche disciplinaire. L’idée est d’abord et avant tout de proposer aux lectrices et lecteurs une vision large des enjeux de l’alimentation pour tenter d’en saisir toute la complexité et relier entre elles des problématiques qui sembleraient a priori bien éloignées les unes des autres. Les auteurs que nous avons sollicités pour l’écriture de cet ouvrage et avec qui nous avons co-construit les différents chapitres ont en commun d'être, sur des thématiques variées, des partenaires de réflexion de plus ou moins longue date de la Chaire. Autre biais assumé : le prisme géographique. Cet ouvrage est rédigé depuis la France, où le rapport à l’alimentation est relativement singulier par rapport à d’autres pays ou régions qui ont d’autres manières d’appréhender le monde à travers leur alimentation. Nous tentons d’y faire référence, mais la perspective globale de l’ouvrage est certainement très européano-centrée. Nous avons bien conscience de cette limite et ne cherchons pas à universaliser nos particularismes.

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Introduction • L'alimentation dans toutes ses dimensions

Notons enfin que cet ouvrage est également publié en ligne sur le site Internet de la Chaire Unesco Alimentations du monde, dans une version « augmentée », c’est-à-dire agrémentée de ressources internes produites ces dix dernières années (publications et vidéos) et de quelques ressources externes qui nous semblent opportunes pour illustrer nos propos. En vous souhaitant une très bonne lecture, à consommer, partager et diffuser, sans modération…

Affiliations des auteurs Nicolas Bricas : Cirad, UMR MoISA, F-34398 Montpellier, France ; MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. Damien Conaré, Marie Walser : Chaire Unesco Alimentations du monde, Univ Montpellier, Cirad, Institut Agro, Montpellier, France. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/ci

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Partie

« L’alimentation façonne nos vies […] Nous ne sommes peut-être pas conscients de son influence, mais elle est partout : même dans les parties de notre cerveau qui ne cessent de s’interroger sur le sens de la vie. Les effets de l’alimentation sont à tel point omniprésents qu’ils peuvent être difficiles à repérer, c’est pourquoi apprendre à voir à travers le prisme de l’alimentation peut être si révélateur. On perçoit une connectivité remarquable : une énergie qui circule dans notre corps et dans le monde, reliant et animant tout sur son passage. » (Traduit de l’anglais par les auteurs)

Carolyn Steel, Sitopia (2020)


L’alimentation vue comme relations

L’alimentation est à la fois universelle et unique : tous les êtres humains doivent manger pour vivre et, en même temps, s’alimenter peut se faire de multiples façons. L’alimentation est aussi à la fois biologique et culturelle. Elle est matérielle et symbolique, mais aussi rationnelle et émotionnelle, personnelle et collective, au-dedans et en dehors de nous. C’est un vecteur d’expression, un objet du quotidien, un sujet d’étude scientifique. L’alimentation est à la fois une condition de la vie individuelle, un ciment des groupes humains et un ancrage dans la biosphère. C’est une pierre angulaire de l’existence, qui tout à la fois la traverse, la structure et se laisse transformer par elle. Si « dans l’espace retiré de la vie domestique » comme le dit Michel de Certeau, l’alimentation quotidienne est ce qu’elle a toujours été – un allant de soi, marqué par les habitudes et vécu comme une évidence –, les pages qui suivent soutiennent que ce qui se joue est fondamental. Tous les jours, notre alimentation nous relie au monde. En écho à la notion de « connectivité » utilisée par Carolyn Steel, nous choisissons donc d’appréhender l’alimentation comme un vecteur de liens qui contribue pleinement à la construction de nos relations à nous-même (chapitre 1), aux autres (chapitre 2) et à la biosphère (chapitre 3). Cette


Une écologie de l’alimentation

première partie explore les multiples relations tissées par l’alimentation et, en reconnaissant ses rôles biologique, social, hédonique, culturel, économique et environnemental, révèle d’emblée sa nature multidimensionnelle.


Chapitre

Partie

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L’alimentation pour se relier à soi Marie Walser, Tristan Fournier, Nicolas Bricas

Où il est annoncé que l’alimentation, au-delà de sa fonction biologique de préservation de la santé, nous relie à nous-même. Elle est source d’expériences sensorielles et de plaisirs, support de la construction de nos identités individuelles et collectives, et peut constituer une forme d’optimisation de soi. Ce que nous mangeons aujourd’hui façonne le devenir de nos corps et de nos esprits, et donc ce que nous serons demain.

La nourriture n’est pas un bien de consommation comme les autres. Car, en dépit de son aspect ordinaire,elle place quotidiennement le mangeur dans un paradoxe fondamental : manger est nécessaire pour vivre, mais implique de prendre des risques (Fischler, 1990). En effet, les aliments comptent parmi les très rares éléments, avec les drogues, qui, une fois ingérés, sont transformés pour être incorporés. Ils transitent ainsi du monde extérieur vers l’intérieur de l’individu – du dehors au dedans – et traversent la barrière du soi. La bouche peut alors être assimilée à un sas, qui admet ou non la nourriture à franchir le seuil de la déglutition. Dès lors, le voyage de la nourriture dans l’individu le recompose dans ce qu’il a de plus intime, aux niveaux biologique, émotionnel, identitaire et moral. Car l’incorporation alimentaire est objective mais aussi symbolique : elle influence autant la santé du mangeur que son rapport à luimême et la façon dont il s’affirme dans le monde. C’est cette relation à soi, établie par l’alimentation, que ce chapitre cherche à explorer.

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Une écologie de l’alimentation

— Une composante de la santé Souvent, ce qui vient en premier à l’esprit quand on s’interroge sur ce à quoi sert l’alimentation se résume à : « c’est indispensable pour vivre ! ». De fait, cesser définitivement de manger entraîne à court terme la mort. Et en dehors des situations extrêmes de totale privation ou d’intoxication, une « bonne » alimentation est communément reconnue comme étant l’une des clés d’une bonne santé. La conscience du lien entre alimentation et santé n’est pas nouvelle. Elle se manifeste dès l’Antiquité dans les principes de la diététique. Pour Hippocrate, comme pour les diététiciens de la médecine traditionnelle chinoise ou de la médecine ayurvédique indienne, certains aliments peuvent être utilisés comme médicaments pour préserver la santé des bien-portants ou pour rétablir celle des malades. Des produits comme l’ail et le gingembre en Chine, ou l’asperge et l’orge en Europe, servent ainsi à la fois à la cuisine quotidienne et à des fins thérapeutiques, parfois en association avec des remèdes issus de la pharmacopée (Ausécache, 2006 ; Marie, 2015). Longtemps, les propositions diététiques en matière d’alimentation ont été marquées par l’empirisme, faute de connaissance des mécanismes physiopathologiques du lien entre alimentation et santé. Pour la médecine antique européenne par exemple, l’alimentation améliorait l’état de santé en équilibrant les quatre éléments fondamentaux constitutifs du corps : l’eau, la terre, l’air et le feu. Mais ces propositions diététiques n’en demeuraient pas moins efficaces. Ainsi, depuis l’Antiquité, le goitre endémique (une augmentation du volume de la thyroïde liée à une carence en iode) était traité par une prescription de produits d’origine marine, sans que l’on ait alors connaissance de l’existence de l’iode ni même de la thyroïde (Jaffiol, 2011). À partir du xviie siècle, dans les sociétés occidentales, la diététique a peu à peu laissé place aux sciences de la nutrition qui ont progressivement mis au jour les microconstituants des aliments (macro et micronutriments, bactéries, etc.) et leurs mécanismes d’action sur l’organisme aux niveaux cellulaire et moléculaire (chapitre 9). Certes, l’alimentation n’est qu’une des différentes composantes de la santé, avec l’activité physique, le mode de vie, le sommeil ou la génétique par exemple. Mais ses effets sur le fonctionnement de l’organisme sont tels qu’elle redéfinit en permanence l’être humain du point de vue biologique. La qualité de l’alimentation influence en effet des paramètres aussi variés que la taille, l’espérance de vie ou les capacités physiques et intellectuelles des individus. La malnutrition, lorsqu’elle touche les jeunes enfants ou leurs parents en amont de la conception, peut avoir des conséquences pour le reste de la vie des individus. Les « 1 000 premiers jours de la vie » (de la conception d’un individu jusqu’à ses 2 ans) sont ainsi appréhendés comme une fenêtre d’exposition critique au cours de laquelle les pratiques alimentaires (in utero, allaitement, diversification, etc.) pourraient avoir une incidence sur le risque de développer des maladies à l’âge adulte. En amont de la naissance, on parle de programmation fœtale de l’obésité et des maladies métaboliques (Barker, 1998).

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1 • L’alimentation pour se relier à soi

Outre la malnutrition, les carences en micronutriments (vitamines, minéraux) sont à l’origine de perturbations de certaines fonctions physiologiques comme la vue ou l’immunité. Quant à la suralimentation, elle favorise le surpoids, l’obésité et certaines maladies non transmissibles (maladies cardio-vasculaires, diabète de type 2, certains cancers). La santé des individus peut aussi être affectée par une mauvaise qualité sanitaire des aliments, qui provoque des effets divers allant de vomissements au décès dans les cas les plus graves. Par ailleurs, dans les sociétés industrialisées, les effets sanitaires à moyen terme de certains composés chimiques présents dans les aliments, tels que les microplastiques, les pesticides ou les additifs, commencent à être établis (Bouwmeester et al., 2015 ; Kim et al., 2017 ; Tandel, 2011). Grâce aux récentes avancées des sciences de la nutrition, qui mettent en évidence le rôle joué par le microbiote intestinal ou l’épigénétique, la compréhension du lien alimentation-santé s’affine : loin de n’être qu’un déterminant ponctuel de la santé, l’alimentation s’inscrit durablement dans les corps.

— Une expérience sensorielle et émotionnelle Les aliments partagent un point commun : ils provoquent une sensation gustative lors de la mise en bouche. Et si, comme la vue, le toucher ou l’odorat, la sensation gustative transmet au système nerveux des informations qui contribuent à déterminer la nature et la qualité des aliments, elle présente aussi une particularité : celle d’entraîner un « retentissement affectif de l’information » (Chiva, 1983). Cela signifie que le goût des aliments fait naître des émotions nettes et immédiates, qui sont associées à une dimension hédonique (Chiva, 1979 ; Le Magnen, 1984). Ces émotions ont d’abord un caractère inné : les nouveau-nés soumis à une stimulation du goût réagissent tous systématiquement par une mimique qui diffère selon la qualité sapide du stimulus (Steiner, 1974). Au cours des premiers mois de la vie, cette réaction est dénuée d’intentionnalité (Chiva, 1983). C’est un réflexe qui résulte de l’affect et non du traitement cognitif de l’information sensorielle. Par la suite, la dimension cognitive prend une importance grandissante dans l’orientation des choix alimentaires. Mais le plaisir – ou le déplaisir – provoqué par la sensation gustative reste un moteur fondamental de l’ingestion (Le Magnen, 1951) et, par sa capacité à se moduler selon l’état physiologique, un puissant régulateur des comportements alimentaires (Cabanac, 2003 ; Dupuy, 2013). Tout au long de la vie (et dès la grossesse, où l’enfant commence à construire ses « habitudes alimentaires »), les processus biologiques et socioculturels s’imbriquent pour former le goût unique de chaque individu. Pendant l’enfance, la phase de néophobie alimentaire, qui survient généralement entre 3 et 7 ans, est une constante anthropologique au cours de laquelle l’enfant expérimente et construit ses choix alimentaires (Fischler, 1990 ; Rochedy et Poulain, 2015). Elle se caractérise

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Une écologie de l’alimentation

d’abord par le refus d’aliments inconnus ou cuisinés de façons nouvelles (Rigal, 2000), avant d’aboutir à un élargissement de la palette des goûts qui diffère selon le contexte socioculturel et émotionnel de l’enfant. Le goût des aliments, mais aussi les représentations qui leur sont associées ou les circonstances de consommation, composent les modalités d’un plaisir alimentaire complexe au travers duquel l’individu affirme son statut de mangeur pluriel (Corbeau, 1997 ; Dupuy, 2013). Sur le plan psychologique, l’alimentation joue plus généralement un rôle dans la structuration du rapport au plaisir de l’individu. Le stade oral, caractérisé par le plaisir provoqué par la succion lors de la tétée du nourrisson et par l’assouvissement de la tension biologique de la faim, constitue une étape fondamentale dans la construction de la personnalité (Freud, 1905). L’acte alimentaire est ponctuellement motivé par la seule recherche de plaisir. Et en amont de la mise en bouche, le simple fait de penser à un aliment peut provoquer une émotion spécifique en lien avec les appétences et les histoires individuelles, et induire un désir de revivre concrètement cette émotion par l’expérience de consommation. Dès l’étape de préparation culinaire, le plaisir sensoriel peut être stimulé par des odeurs, fantasmé dans l’agencement des goûts et des textures, et dans la mise en scène des aliments dans l’assiette. L’anticipation du plaisir constitue une satisfaction en soi, qui peut d’ailleurs être l’alliée d’une alimentation plus saine lorsqu’elle permet de réduire les quantités consommées (Chandon et Jouvent, 2017). À l’image de la madeleine de Proust, les aliments sont ainsi source de bien-être, voire de plénitude ou de réconfort. À noter que la dimension affective de l’alimentation se trouve aussi impliquée dans l’ensemble du spectre des troubles du comportement alimentaire (TCA), qui visent à contrôler les ressentis émotionnels négatifs (Bourdier, 2017). L’hédonisme alimentaire – tant dans ses dimensions organoleptiques que contextuelles – participe ainsi à l’équilibre émotionnel des mangeurs.

— Un support de l’identité individuelle Manger implique de se laisser transformer par les aliments en incorporant tout ou partie de leurs propriétés. Si l’être humain se nourrit de nutriments, il se nourrit aussi de significations. De telle sorte que l’incorporation alimentaire se fait à la fois sur le plan biologique et sur le plan imaginaire : les qualités symboliques, morales ou intellectuelles des aliments, et notamment des animaux consommés, sont transférées au mangeur (Fischler, 1990) (chapitre 3). Selon le contexte socioculturel, certains aliments sont spécifiquement recherchés pour les bénéfices réels et imaginaires qu’ils peuvent apporter. La viande, considérée comme un aliment vecteur de force (chapitre 13), est fortement valorisée dans de nombreuses cultures. Pour les habitants du nord-est de l’Inde auprès desquels Lucien Lévy-Bruhl a enquêté il y a plus d’un siècle, la consommation de chouette était recherchée pour y voir plus clair la nuit (Lévy-Bruhl, 1910). Dans la communauté bulu du Sud-Cameroun, les aliments

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1 • L’alimentation pour se relier à soi

sont considérés comme des remèdes, aussi bien pour les maladies physiologiques que pour les maladies dites « surnaturelles » (Otye Elom, 2018).

Affiche de l’édition 2016 du colloque annuel de la Chaire Unesco Alimentations du monde.

À l’inverse, consommer un aliment dont les qualités symboliques sont considérées comme mauvaises représente une menace pour l’identité du mangeur. Par exemple, les guerriers de certaines communautés étudiées par James George Frazer en 1890 évitaient de consommer du lièvre ou du hérisson « de peur de perdre courage ou de se recroqueviller devant le danger » (Frazer, 1923). Mais encore, l’impureté symbolique d’un aliment présente un risque de souillure (Douglas, 1971) qui peut inspirer un dégoût cognitif et freiner la consommation. C’est le cas des aliments marqués par les interdits alimentaires dans certaines religions ou cultures. Ainsi, bien que l’alimentation soit « bonne à manger » lorsqu’elle ne représente aucun danger pour l’organisme, elle n’est pas toujours « bonne à penser » (Lévi-Strauss, 1962). Parce que l’on devient ce que l’on mange, chaque prise alimentaire constitue donc une opportunité ou un risque (Fischler, 1990). « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es » : dans son ouvrage Physiologie du goût (1825), Jean Anthelme Brillat-Savarin apparentait il y a déjà deux siècles l’alimentation à une forme de « miroir de soi ». Et en reflétant nos identités de mangeurs tissées d’histoires personnelles, d’ancrages sociaux et culturels, de valeurs et

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Une écologie de l’alimentation

de croyances partagées, l’alimentation parle de nous comme de nos interactions avec le collectif. Dans cette perspective, le concept d’incorporation permet de penser l’articulation entre l’individu et la collectivité, car manger, c’est s’ancrer dans une communauté et en incorporer les règles (Fischler, 1990) (chapitre 2). D’un point de vue constructiviste, l’identité est un processus dynamique et réflexif qui se re­ compose en permanence au gré des diverses expériences structurantes de socialisation vécues par l’individu au sein de ses différentes sphères d’activités (Dubar, 1991). En mangeant, l’individu adopte les valeurs et les codes de son groupe d’appartenance. En même temps, il marque son individualité, parfois en s’adaptant ou en s’opposant, et bien souvent en influençant en retour le collectif. Ainsi, dès le plus jeune âge, le repas apparaît comme un lieu privilégié de socialisation (Larson et al., 2006 ; Comoretto, 2015 ; Dupuy, 2013). Au contact de son entourage proche, l’enfant adopte peu à peu le répertoire alimentaire familial (Watiez, 1994), tout en affirmant sa position d’individu au sein de l’identité collective (chapitre 2). Dans bien d’autres situations, les mangeurs utilisent l’alimentation pour marquer leur place dans un certain contexte social. Ils recourent ainsi à des processus de conformation, d’identification, de distinction, de provocation ou de transgression. Chez les adolescents et les jeunes adultes, cette affirmation identitaire s’illustre par exemple par la consommation d’alcool (Palierne et al., 2015). Ainsi, le rapport que chaque mangeur entretient avec son alimentation se compose au gré de ses expériences propres. Les pratiques alimentaires – et notamment la cuisine et son champ des possibles en matière de créativité et de distinction – racontent les mangeurs : c’est la recette héritée d’une grand-mère revisitée au gré des envies du moment ; l’aliment exotique découvert en voyage acheté dans une épicerie spécialisée ; le plat marquant reproduit à la suite d’un dîner au restaurant ; le complément alimentaire consommé dans le cadre d’un traitement médical ; etc. Les choix alimentaires révèlent une construction symbolique et sociale du « soi » où s’expriment les rationalités, les contraintes et les préférences de chacun.

— Une forme d’optimisation de soi L’alimentation peut également constituer un support de mise en scène de soi. Dans son ouvrage La présentation de soi, Erving Goffman (1973) envisage le monde social comme un théâtre : les acteurs (nous) y ont des rôles, préparés en coulisses (les endroits où l’on répète) et joués dans le cadre de représentations (les interactions sociales), devant un public (les autres). Le restaurant est un exemple typique de lieu où l’on se met en scène, de façon plus ou moins explicite et codifiée, et dans lequel l’alimentation peut constituer un faire-valoir social. À travers les plats choisis et dégustés aux yeux de tous, mais aussi à travers les plats que l’on prépare dans l’intimité de sa cuisine pour son conjoint, sa famille, ses amis ou que l’on apporte sur son lieu de travail, c’est toute une partie de soi qui est rendue publique. Et cette

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opération est loin d’être anodine : elle donne à voir nos goûts, nos valeurs, notre niveau de vie et d’engagement, notre degré de perméabilité aux recommandations nutritionnelles ou au débat éthique. Ce mécanisme de mise en scène de soi est d’autant plus marquant que progresse aujourd’hui un marché du développement personnel et que se généralise l’usage des réseaux sociaux et des applications mobiles, à partir desquels on peut diffuser publiquement les photos de ses plats ou de ses repas. L’alimentation peut alors devenir une entreprise narcissique et égotique, un outil ordinaire et quotidien de mise en récit de soi (Hassoun, 2010) où il s’agit de se montrer publiquement sous son meilleur jour. De fait, elle articule en permanence l’individuel et le collectif, et résulte de la rencontre entre des forces « centrifuges » et des forces « centripètes » (Corbeau, 1992). Mais que met-on concrètement en scène lorsqu’on invite des amis à une soirée barbecue ou que l’on partage sur Internet une photo du gâteau préparé pour l’anniversaire de son enfant ? Cette publicisation d’une partie de soi peut être associée à l’idée de performance (alimentaire) : on performe ce que les autres attendent de nous, ou plutôt ce que l’on pense qu’ils attendent de nous, ou encore ce qu’on aimerait qu’ils pensent de nous. Et cette performance est fonction des injonctions morales qui circulent au sein de notre société et dont le degré d’appropriation varie selon des critères d’appartenance sociale tels que la classe, l’âge ou encore le genre (Parsons, 2015). Si l’on appartient à la classe moyenne supérieure, il pourra s’agir, pour l’exemple du barbecue entre amis, de montrer que l’on a intégré la norme nutritionnelle mais que l’on sait aussi s’en distancier lors d’occasions festives et conviviales. Si l’on est un homme, il pourra s’agir, dans le cas du gâteau d’anniversaire, de donner à voir son attachement à la norme égalitariste et donc de se présenter comme un homme « moderne » qui sait cuisiner et s’occuper de sa progéniture. Ces injonctions morales – manger sainement (Adamiec, 2016) ou partager les tâches domestiques (Fidolini et Fournier, à paraître) – suscitent des réactions qui vont de l’adhésion enthousiaste au rejet revendiqué, en passant par des intermédiaires plus implicites ou négociés. Ici, l’enjeu est surtout de saisir les manières dont les individus s’approprient ces injonctions à optimiser leur alimentation. Qu’en font-ils concrètement ? L’acte alimentaire, par son occurrence quotidienne, peut être assimilé à un processus : tel le lit d’une rivière, il coule toujours dans le même sens mais serpente au gré des aspérités du terrain. Les injonctions morales évoquées plus haut, tout comme les événements biographiques et les contextes d’interaction dans lesquels se déroulent les prises alimentaires, constituent ces aspérités. Elles questionnent les mangeurs et suscitent leur réflexivité, c’est-à-dire la prise de distance et le regard (auto)critique. Elles permettent aussi parfois de faire un pas de côté et de déclencher ainsi la consommation de nouvelles catégories de produits (compléments alimentaires, « bio », etc.) ou l’adoption de nouvelles pratiques (véganisme, régimes « sans », etc.).

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À travers la cuisine et la consommation, cette réflexivité peut donc être mise en actes, quotidiennement. De surcroît, elle peut susciter la dérive (flâner délibérément dans un marché ou accepter de « perdre son temps » à cuisiner un plat from scratch, « à partir de zéro », comme disent les Anglo-Saxons) et même conduire à des expérimentations de soi (mono-diète, jeûne intermittent, etc.). Tous ces bricolages, aussi discrets qu’instructifs, portent un potentiel transformatif qui va de la recherche d’une relation apaisée à soi à des formes de politisation de l’alimentation, qu’elles opèrent au niveau individuel ou collectif (Lepiller et Yount-André, 2020). En cela, l’alimentation peut être appréhendée comme une forme d’optimisation de soi (Dalgalarrondo et Fournier, 2019), c’est-à-dire comme un espace social, une technique ou encore une pratique qui permet de rechercher et parfois d’atteindre un compromis satisfaisant entre des normes et des possibles, entre des injonctions morales et des préférences individuelles.

— Conclusion Manger, c’est se rassasier, se faire plaisir, se révéler aux autres dans l’instant. Car le corps nourri renvoie quasi instantanément des messages de satisfaction, des émotions plus ou moins agréables, des signaux de régulation, la satiété notamment. Mais manger, c’est aussi une construction de soi au long cours. Tant par ses dimensions biologique et hédonique que par ses dimensions sociale et identitaire, l’alimentation façonne nos corps et nos esprits. Nous devenons ce que nous mangeons, consciemment ou non, volontairement ou non. Prendre conscience de cette relation à soi tissée par l’alimentation permet de prendre du recul sur cette composante alimentaire incontournable dans nos vies. Et de poser la question, au-delà de qui nous sommes, qui nous voulons être. Au travers de leur alimentation et des bricolages qu’ils y instaurent, les mangeurs trouvent des moyens de « s’optimiser » pour répondre à leurs attentes ou à celles d’autrui, et pour composer avec leurs contraintes. Mais la configuration de certains modes d’alimentation change aujourd’hui la donne : chaque individu peut se voir offrir par le marché un régime qui lui serait propre, optimisé en fonction de son profil génétique, de ses préférences et de son mode de vie. Ces nouvelles possibilités sont porteuses de nombreuses opportunités. Elles doivent aussi interroger sur les reconfigurations induites dans le rapport des mangeurs avec leurs voisins de table, leurs commerçants ou, plus généralement, avec leur culture alimentaire. Car l’alimentation est aussi un moyen de se relier aux autres…

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Ce chapitre s’inspire en partie des présentations de plusieurs colloques organisés par la Chaire Unesco Alimentations du monde : Je suis ce que je mange ? (2016), Se nourrir de plaisir (2017). Les auteurs remercient Mathilde Coudray, Anne Dupuy et Michelle Holdsworth pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

Références Adamiec C., 2016. Devenir sain : des morales alimentaires aux écologies de soi, Rennes, Tours, PUR, Presses universitaires François-Rabelais de Tours, 202 p.

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Affilations des auteurs Marie Walser : Chaire Unesco Alimentations du monde, Univ Montpellier, Cirad, Institut Agro, Montpellier, France. Tristan Fournier : CNRS – Iris, EHESS, Paris, France. Nicolas Bricas : Cirad, UMR MoISA, F-34398 Montpellier, France ; MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/c1

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Chapitre

Partie

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L’alimentation pour se relier aux autres Marie Walser, Nicolas Bricas

Où l’alimentation est présentée comme un moyen de s’inscrire dans un collectif, de se relier à d’autres êtres humains : à table, lorsqu’on partage de la nourriture ; au marché, au travers des sociabilités qui s’instaurent dans les relations marchandes ; en voyage, quand la nourriture permet de découvrir la culture locale…

Au-delà de la question du rapport à soi (chapitre 1), l’alimentation est une affaire fondamentalement collective qui met en lien les êtres humains depuis des millénaires. En effet, c’est à la faveur de la domestication du feu, il y a environ 400 000 ans, que les comportements sociaux relatifs à l’alimentation se sont généralisés (de Lumley, 2006) : les membres d’une même communauté ont pu se rassembler autour du foyer qui éclaire, réchauffe et permet de cuire la nourriture. Dès lors, en lien avec une complexification de l’organisation sociale (Perlès, 1996), la dimension collective de l’alimentation s’est affirmée. D’abord à travers l’acte de manger, puis à travers le développement d’activités comme l’agriculture et la cuisine. L’alimentation constitue ainsi un moyen privilégié de se relier aux autres humains, des points de vue social, économique, identitaire et même spirituel.

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— Une institution sociale Dans de nombreuses sociétés, les repas pris en commun tiennent une place toute particulière dans la vie collective. On parle de commensalité, qui vient du latin commensalis (composé de cum, « avec », et mensa, « table, nourriture ») et désigne le fait de « manger ensemble ». Partager un repas signifie être ensemble au sein d’un même « cercle commensal » (Sobal, 2000). Si cet espace d’apparence ordinaire semble surtout être le théâtre d’une succession de gestes visant à absorber de la nourriture, il s’y joue en réalité beaucoup plus. En effet, le moment du repas est encadré par un ensemble de règles, qui définissent par exemple la tranche horaire du repas et l’ordre du service, en passant par la composition du menu, la façon de préparer les aliments, la manière de les consommer ou de se tenir (Poulain, 2002). Ces règles s’expriment bien sûr différemment selon le contexte culturel et social considéré. Par exemple, le repas peut avoir une structure dite « synchronique » – tous les plats sont servis en même temps –, comme au Vietnam ou en Chine, ou une structure dite « diachronique » – les plats sont servis les uns à la suite des autres –, comme en France depuis l’instauration du « service à la russe » au xixe siècle (précédemment, le « grand service à la française » était synchronique !) (Aron, 1973 ; Poulain, 2002). De même, pour porter les aliments à la bouche, il est de coutume d’utiliser plutôt des couverts, des baguettes ou encore ses doigts selon le contexte. Tout n’est pas permis ou bien vu au cours d’un repas et les convives voient leurs comportements (de consommation et d’interactions entre eux) encadrés par ce que les sociologues appellent des « normes sociales ». Jean-Pierre Poulain en souligne l’origine composite en les désignant comme un « agrégat d’injonctions qui s’enracinent dans des traditions à la fois culturelles, sociales et familiales » (Poulain, 2006). Ces normes mettent souvent en scène des valeurs fortes – comme le partage, la hiérarchie sociale, le respect des aînés, la régulation de la gourmandise ou encore l’attention portée à l’hygiène – qui ne doivent pas être enfreintes sous peine de générer des tensions (Poulain, 2002). Le repas constitue par ailleurs un moment privilégié de transmission des adultes aux enfants de ces valeurs et règles de vie en société : on parle de « socialisation alimentaire » (Larson et al., 2006). Le repas commensal n’a toutefois pas la même importance dans toutes les sociétés et il tend à se déstru­cturer par endroits, notamment sous le poids de l’individualisation des comportements alimentaires (Fischler et Masson, 2008). Manger ensemble, c’est aussi, du point de vue symbolique, entrer en « communion alimentaire » avec autrui (Chombart de Lauwe, 1956). Pour Claude Fischler, « le fait de manger ensemble est réputé rapprocher : puisque manger la même chose, c’est produire la même chair, le même sang, c’est construire ou reconstruire symboliquement une communauté de destin » (Fischler, 2013). Dans le même ordre d’idées, Émile Durkheim parle de « parenté artificielle » établie par le partage de nourriture

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(Durkheim, 1912). Symboliquement, le fait de partager la même chair permet d’affirmer une appartenance, de souder une communauté. Le terme « compagnon » (celui qui partage notre pain) rend compte de ce lien. Ainsi, au Cameroun, le jeune enfant ne fait véritablement partie de la communauté qu’à partir du moment où il mange dans la marmite familiale (Kouokam Magne, 2020). Autre exemple, le repas postfunérailles permet aux proches du défunt de se retrouver entre vivants pour commencer à faire leur deuil (Biotti-Mache, 2019). Partager la même nourriture est aussi un gage de confiance, qui sert de base pour sceller des alliances (mariages, accords commerciaux, accords de paix). Refuser de partager un aliment offert revient d’ailleurs, toujours symboliquement, à dénigrer une relation et peut être perçu comme une offense (Fischler, 2013). Dans cette perspective, les personnes en situation de précarité qui dépendent de l’aide alimentaire ne sont souvent pas en mesure d’initier le partage de nourriture, ce qui renforce leur situation d’isolement social (Abi Samra et Hachem, 1997 ; Caillavet et al., 2006). Dans certaines cultures, le « bien manger » relève nécessairement du plaisir d’un temps de repas partagé en famille ou entre amis (Fischler et Masson, 2008). Il convient pourtant de noter que les liens établis lors du repas collectif peuvent aussi être négatifs, et donc craints, voire évités (Corbeau et Poulain, 2002). Le repas peut en effet être parcouru par des jeux d’autorité ou des conflits qui engendrent des tensions (Wilk, 2010). Par exemple, sur la base d’un travail de terrain en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), Laura Guérin (2018) a montré que le comportement de certains résidents – comme s’endormir à table, crier de manière répétée ou encore circuler dans l’espace au lieu de rester assis – est mal vécu par d’autres et déstabilise l’activité alimentaire collective. Enfin, si la convivialité peut être associée à des excès passagers, comme lors d’événements festifs ou d’un repas au restaurant (Fournier et Poulain, 2008), d’autres lectures suggèrent que la commensalité peut favoriser la régulation des comportements alimentaires et joue un rôle de prévention contre l’obésité et autres troubles de l’alimentation (Fischler, 2012). En confrontant les mangeurs aux prescriptions sociales de l’être-ensemble, la commensalité tendrait à limiter la portée de l’individualisme alimentaire et les éventuelles dérives associées (grignotage immodéré par exemple). Dans tous les cas, l’entourage joue un rôle, souvent non conscient, sur nos pratiques alimentaires : on ne mange pas de la même façon, ni la même chose, en fonction de nos compagnons de table.

— Une interaction socio-économique L’alimentation représente un domaine d’activités qui s’étend de la sphère domestique à la sphère économique et qui regroupe plusieurs étapes que sont la production agricole, la transformation alimentaire, la distribution, la cuisine et la consommation. Ces étapes sont à la base du fonctionnement d’un système alimentaire défini par

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Louis Malassis comme « la manière dont les Hommes s’organisent, dans l’espace et dans le temps, pour obtenir et consommer leur nourriture » (Malassis, 1994). Ces activités reposent sur des interactions entre des acteurs, où se mêlent enjeux économiques – en lien avec la gestion du temps ou de l’argent – et enjeux sociaux. À l’échelle domestique, le foyer est un espace privilégié d’organisation de l’alimentation quotidienne. Dans de nombreuses sociétés, la majeure partie de la responsabilité – pratique et mentale – en matière d’alimentation est portée par les femmes, depuis la production agricole jusqu’à la cuisine (Allen et Sachs, 2007). Cette division du travail alimentaire pose la question des rapports de genre (chapitre 16). Si ces rapports sont en partie marqués par des formes de domination masculine (Counihan et Kaplan, 1998), l’alimentation est aussi un moyen de les rééquilibrer quand les femmes s’en saisissent comme outil de création, de résistance (Avakian et Haber, 2005) ou de prise de pouvoir (Robson, 2006) Au-delà de la cuisine, faire ses courses est aussi une activité économique et sociale à part entière (Perrot, 2009). Aller au marché ou dans un magasin ne permet pas seulement d’y acquérir des aliments. C’est un moyen de rencontrer ses voisins, ou au contraire de se fondre dans une foule anonyme et, par là, se sentir en faire partie. Pour certains consommateurs, le supermarché est le lieu de mixité sociale par excellence : on y côtoie tout le monde. Le marché est aussi un lieu d’information sur la vie du quartier, un espace de synchronisation permettant à tous de vivre ensemble, en même temps, les mêmes événements. Flâner dans les rayons ou devant les étals, c’est aussi s’informer sur l’offre, sur les nouveautés, sur les prix. C’est s’imprégner par tous les sens de son environnement alimentaire (Bricas, 2010). Sur les marchés, la vente directe du producteur au consommateur entretient l’économie locale et favorise les relations entre villes et campagnes et les interactions entre locaux et visiteurs (Bessière et Annes, 2018). Avec le marchandage, vendeurs et acheteurs instaurent une relation de négociation qui sert à la fois les intérêts économiques et la connaissance mutuelle. De même, les espaces de restauration sont à la fois des lieux d’activité économique et de rencontre. S’y entretiennent de multiples relations sociales telles que les liens entre voisins dans les warung makan (restaurants de rue) des kampung (bidonvilles) de Jakarta (Arciniegas, 2020), les liens d’amitié dans les garbadrômes (lieu de vente du garba, un plat très populaire à base de manioc et poisson) à Abidjan (Egnankou, 2020) ou encore les liens entre groupes ethniques dans les foodcourts (aires de restauration) en Malaisie (Tibère et al., 2019). Dans bien des cas, le lien social lié à l’approvisionnement alimentaire paraît d’autant plus propice à se nouer que l’informalité prévaut. En amont de la sphère économique, les semenciers, agriculteurs, transformateurs ou distributeurs représentent différents maillons d’une même filière alimentaire qui sont liés dans un réseau d’échanges marchands. Pour Ronan Le Velly (2002), ces échanges « se réalisent dans un contexte enchevêtré de relations interpersonnelles,

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de règles formelles, d’outils et de représentations collectives ». Cette perspective amène à considérer l’imbrication de l’action économique dans son contexte social (Granovetter, 1985). L’activité économique peut être encadrée d’un point de vue réglementaire : les acteurs réalisent des échanges selon les normes fixées par des instances de régulation externes, qui règlent les éventuels litiges. Ce recours à la réglementation n’empêche pas, pour autant, les asymétries de pouvoir. Les acteurs économiques peuvent aussi chercher à tisser des liens de confiance, notamment à des petites échelles qui favorisent le respect tacite des normes sociales. La dimension collective peut jouer un rôle significatif dans l’instauration d’un rapport de confiance. Emmanuelle Cheyns (2004) montre ainsi que les consommateurs de Ouagadougou s’en remettent plus facilement à des groupements de femmes qu’à des artisanes-vendeuses individuelles pour confectionner un soumbala de qualité (condiment fermenté à base de graines de néré). Le groupement véhicule en effet des valeurs sociales, et son fonctionnement limite les risques opportunistes de négligence des règles de confection par l’autosurveillance de ses membres.

Affiche de l’édition 2021 du colloque annuel de la Chaire Unesco Alimentations du monde.

Mais le commerce est aussi un champ de rapports de force, d’asservissement et de violence. L’affirmation de Montesquieu « le commerce adoucit les mœurs et dispose à la paix » est loin de toujours se vérifier. Le commerce à longue distance

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s’est historiquement construit en utilisant la violence : pour accaparer des terres à cultiver, pour garantir des monopoles de commerce (comme ceux des compagnies néerlandaise ou anglaise des Indes pour les épices), pour produire à faible coût, par exemple du sucre de canne, avec une main-d’œuvre d’esclaves. La construction des puissances économiques et des hégémonies se fait jusqu’au xixe siècle à travers la capacité des pays à mobiliser énergie et matières issues de la biomasse, alimentaire et non alimentaire, en particulier à longue distance (Daviron, 2020). Les rapports de force inégalitaires ne sont pas le seul fait du commerce international. Ils se lisent aussi dans le commerce local où les grossistes, les industriels de la transformation ou la grande distribution sont accusés d’abuser de leur position dominante pour imposer des prix toujours plus bas aux agriculteurs (chapitre 7). En réaction à ces asymétries de pouvoir, le commerce équitable ou les circuits courts apparaissent comme des espaces d’intégration des producteurs marginalisés, retissant des liens avec les pairs, les institutions du secteur agricole et le reste de la société (Chiffoleau, 2012). Le lien social peut ainsi se mettre au service de l’activité économique.

— Un ancrage dans l’identité collective À l’instar du langage, l’alimentation représente un puissant élément de médiation entre les êtres humains. Si, par l’incorporation, l’acte alimentaire façonne les identités individuelles (chapitre 1), il transforme dans le même temps l’individu dans son appartenance à l’identité collective, qu’elle soit culturelle, sociale, religieuse ou générationnelle (Fischler, 1990). Ainsi, par nos pratiques alimentaires, nous avons la capacité de marquer notre appartenance (ou nos différences) au sein de différents collectifs. L’alimentation constitue un moyen de se relier symboliquement à un « Autre » imaginaire auquel on s’identifie en cherchant, parfois le temps d’un repas seulement, à partager les croyances et les pratiques. Plutôt qu’une combinaison aléatoire de denrées, l’alimentation forme un système unifié et cohérent de pratiques, de valeurs et de représentations sociales (Stano et Boutaud, 2015). C’est un espace d’ancrage des spécificités culturelles où se renforcent les liens entre les individus d’une même identité collective. Les « plats totems », ou « plats rituels », sont ainsi des porteurs privilégiés de la mémoire familiale (Calvo, 1982) et favorisent l’auto-identification (Douglas, 1984) des individus. L’ensemble des éléments matériels (aliments, recettes, outils, etc.) ou immatériels (manières de table, rituels, valeurs, etc.) des cultures alimentaires forme alors un patrimoine relevant d’un héritage partagé (Bessière et al., 2010). Ce patrimoine constitue à la fois un objet de transmission, perpétuant une partie de l’identité collective, et un espace d’inventions et de recompositions (Bessière et al., 2010). C’est le cas du bâbenda, un plat traditionnel de l’ethnie mossi du Burkina Faso,

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dont la recette évolue dans les villes vers une version plus « moderne » (Héron, 2020). Les patrimoines alimentaires, qui restent fortement liés à une identité paysanne régionale et peuvent être attachés à un lieu au travers de la notion de terroir, bénéficient d’une multitude d’enrichissements – intergénérationnels, interculturels, etc. – qui les font évoluer en permanence. La « tradition » s’inscrit alors dans un constant processus de légitimation de nouvelles activités, issues du bricolage des pratiques culinaires individuelles qui hybrident, sélectionnent ou rompent avec les pratiques familiales ou régionales (Warde, 1997). Ainsi, à travers la cuisine, les mangeurs peuvent tout autant réactiver le lien à leurs origines que s’ouvrir, ou non, à l’altérité, à celui qui mange différemment. Dans les sociétés à forte diversité culturelle, l’alimentation organise un « vivre ensemble ». Elle marque tout à la fois « l’en-commun » – par des cuisines hybrides ou communément reconnues comme « nationales » à l'instar du nasi lamak en Malaisie (Dasgupta et al., 2020) – et les différences (Tibère, 2013 ; Tibère et al., 2019). En ville, au travers d’innovations culinaires, l’alimentation est un support de la construction d’une identité propre qui transcende les appartenances aux régions rurales d’origine des citadins (Soula et al., 2020). Le ceebu jën (riz au poisson) a été inventé au xixe siècle dans les villes sénégalaises à partir de brisure de riz asiatique, d’huile d’une arachide originaire d’Amérique centrale, de légumes introduits par les Portuguais puis les Français, de légumes d’origine africaine et de poisson pêché au large de ces villes. Il est devenu le plat emblématique des zones urbaines et se diffuse aujourd’hui dans tout le continent comme la cuisine sénégalaise (Tibère et Leport, 2012). Le garba (plat de semoule de manioc) inventé à Abidjan par des émigrés du Niger raconte la même histoire d’une cuisine support d’une nouvelle culture urbaine (Sédia et al., 2020). Même si manger avec des individus qui ne partagent pas les mêmes goûts et les mêmes interdits peut nécessiter quelques ajustements, cela favorise la création de ponts culturels entre les groupes (van den Berghe, 1984). Le mangeur voyageur peut d’ailleurs adopter plusieurs postures par rapport à la cuisine qui lui est étrangère. Il peut être « néophile » et expérimenter la nourriture du lieu visité comme une incorporation symbolique d’une partie de l’identité locale. Mais il peut aussi se montrer « néophobe » et choisir des aliments connus lui rappelant sa propre culture alimentaire, dans une recherche de sécurité ou de réconfort (Cohen et Avieli, 2004). Dans les situations de migration ou d’exil, les choix alimentaires sont au cœur des sentiments d’appartenance et d’intégration. Ils deviennent ainsi une ressource pour se positionner entre pays d’origine et société d’accueil (Étien et Tibère, 2013). Dans un même pays, l’alimentation permet de naviguer entre les différentes identités collectives. En Afrique du Sud par exemple, les individus orientent différemment leurs choix alimentaires selon qu’ils sont chez eux ou au travail. Dans le cadre professionnel, avec une logique d’inclusion, ils choisissent volontairement de ne pas consommer selon leurs habitudes pour embrasser celles de l’« Autre » (Zembe, 2017).

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En France, l’exemple des « nouveaux millionnaires » (personnes s’étant récemment enrichies) décrit par Pinçon et Pinçon-Charlot (2010) traduit le phénomène d’un changement de classe sociale. Celui-ci requiert l’acquisition de nouveaux codes, notamment en matière d’alimentation, par exemple dans l’attitude à adopter dans un restaurant luxueux (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2010). À bien des égards, l’alimentation constitue donc un formidable vecteur de liens collectifs, mais aussi un espace de distinction où se lisent les frontières entre groupes, les appartenances ressenties et les assignations identitaires (Stano et Boutaud, 2015).

— Une relation avec les entités spirituelles Depuis ses origines, l’humanité est parcourue par diverses croyances à partir desquelles elle conçoit l’existence d’êtres surnaturels ou d’entités invisibles, dieux, esprits ou ancêtres, et leur attribue des propriétés (Boyer, 2001). Dans le cadre de ces croyances, les individus sont amenés à interagir avec ces agents surnaturels dotés d’intellect et de volonté (Albert, 2009) par le biais d’actes ritualisés, tels que les offrandes de nourriture ou les repas. Sans prétendre à l’exhaustivité ni établir de généralités, il s’agit d’explorer grâce à quelques exemples la façon dont l’alimentation crée du lien entre les êtres humains, leurs morts et les divinités. Dans toutes les sociétés humaines, la question de la vie après la mort est une préoccupation majeure. Les rites funéraires visent à accompagner le passage des défunts du monde des vivants vers celui des morts, et comptent éventuellement une séquence alimentaire. Dans les croyances populaires en Mésopotamie, entre le iiie et le ier millénaire avant J.-C., le mort débutait, au moment du passage dans l’au-delà, un long voyage vers l’extrémité occidentale du Monde, « le lieu où le soleil se couche », là où se trouvait la Grande Porte de l’Enfer. Les provisions pour la route du défunt, incluant de l’eau, de la bière, des céréales (gruau, orge, pain) et du miel, étaient placées dans de la vaisselle près du tombeau. Arrivé en Enfer au terme de son voyage, le défunt ne pouvait compter que sur les offrandes alimentaires pour se nourrir, faute de quoi il ne trouvait pas de repos et devenait errant et dangereux pour les vivants (Da Silva, 1998). En Roumanie, pour nourrir les morts, ce sont les vivants qui mangent. Ils consomment la colivă, un gâteau préparé par la femme la plus ancienne de la maison du mort et qui symbolise le corps du défunt (Vassas, 2001). Outre les offrandes, les repas funéraires célèbrent le passage des morts dans l’au-delà, en même temps qu’ils peuvent jouer un rôle expiatoire et libératoire pour les vivants « qui restent », comme c’est le cas au Japon (Giraud, 2015). Les interactions « alimentaires » avec les défunts ne se limitent cependant pas au moment de la mort. Dans la communauté mixe, au Mexique, les offrandes alimentaires dans les cimetières servent dans le cadre de la vie quotidienne à demander une autorisation aux morts (Pitrou, 2014), alors que les activités commensales

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peuvent participer au culte des ancêtres, en préservant leur substance sous forme de nourriture (Rowlands et Fuller, 2009). En Afrique de l’Ouest, il est de coutume lorsqu’on ouvre une bouteille, même de bière industrielle, d’offrir une libation en versant les premières gouttes à terre avant de boire, en hommage et souvenir des ancêtres. À Bali, où l’on offre aux esprits des morts les aliments qu’ils aimaient de leur vivant, il est fréquent de voir sur les autels des offrandes de bonbons, de fruits ou de cigarettes. L’alimentation constitue aussi, dans certaines croyances, un vecteur d’interactions avec les esprits ou les divinités. Ainsi, les rites alimentaires – repas ou offrandes – permettent par exemple d’apaiser les dieux (Rowlands et Fuller, 2009), de demander l’aide d’entités de la nature lorsqu’une entreprise humaine est jugée incertaine (Pitrou, 2014) ou de se protéger des entités malveillantes (Charlier-Zeineddine, 2014).

— Conclusion Commensalité, sociabilités dans l’espace marchand, découverte et transmission des patrimoines alimentaires… À bien des égards, les êtres humains se rencontrent et interagissent par le biais de l’alimentation. Si l’on y regarde bien, ces interactions nouées par l’alimentation sont de celles qui structurent les sociétés humaines : les journées s’organisent en fonction des horaires des repas, la vitalité d’un endroit peut se lire dans celle de ses lieux d’approvisionnement alimentaire, la solidarité commence souvent par aider une personne dans le besoin à se nourrir, les événements sont sortis de l’ordinaire grâce à une nourriture d’exception… Finalement, nos modes de production et de consommation alimentaires dessinent notre façon de faire société. Non seulement ils permettent d’être ensemble, mais ils amènent aussi à faire ensemble pour inventer de nouveaux possibles (chapitre 19). Un faire ensemble qui, dès lors que l’on s’intéresse à un objet aussi fondamentalement ancré dans le vivant que l’alimentation, ne peut pas être envisagé sans penser nos liens, en tant qu’humains, dans la biosphère (chapitre 3).

Ce chapitre s’inspire en partie des présentations de plusieurs colloques organisés par la Chaire Unesco Alimentations du monde : Alimentation durable : un bien partagé ? (2012), Que mangeait-on hier ? Que mangera-t-on demain ? (2015), Se nourrir de plaisirs (2017), Les aliments voyageurs (2018), Manger le vivant (2019), Être ensemble (2021). Les auteurs remercient Mathilde Coudray, Paule Moustier et Laurence Tibère pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

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Chapitre

Partie

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L’alimentation pour se relier à la biosphère Marie Walser, Nicolas Bricas, Damien Conaré

Où nous sommes invités à nous penser comme partie intégrante de la nature – voire même comme un écosystème complexe en soi – et à considérer les différentes manières dont l’alimentation nous met en lien avec l’espace qu’on occupe et avec le vivant que nous côtoyons et ingérons.

Tirée du monde vivant, notre alimentation nous inscrit dans ce que la pensée occidentale considère comme la « Nature ». Les différentes activités qui permettent de nous nourrir – produire, transformer, cuisiner, digérer – nous amènent en effet à rencontrer, des points de vue physique ou imaginaire, les vivants non humains (végétaux, animaux, micro-organismes) et le monde physique qu’occupe le vivant. Cette perspective nous interroge sur l’essence de nos relations à une biosphère que l’on appréhende dans ce chapitre au sens large et dont on explorera différentes facettes : le paysage, la biosphère productive, l’idée de nature ou le vivant. Par le biais de notre alimentation, nous façonnons ainsi une biosphère qui nous façonne en retour et à laquelle nous nous relions, aux points de vue paysager, sensible, imaginaire et biologique.

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— L’aménagement des paysages Cultiver, élever, pêcher, chasser, cueillir… toutes ces activités visant à produire pour se nourrir transforment les écosystèmes au sein desquels elles prennent place. Avec des pratiques aussi diverses que la déforestation, la plantation, la sélection variétale, le pâturage, l’irrigation, la fertilisation, la lutte contre les « ravageurs » ou encore l’aménagement des parcelles, les activités productives « artificialisent » le milieu (Mazoyer et Roudart, 1997). Elles induisent des changements écologiques au sein de la biosphère et ont modelé, sur le temps long, nombre de paysages ruraux à travers le monde. Ainsi, la forêt a par endroits laissé place aux champs, les landes aux bocages, les marécages aux rizières, les déserts aux oasis, grâce à des formes d’aménagement astucieuses permettant d’articuler les besoins des plantes ou des animaux, les potentialités du milieu naturel et les nécessités de l’organisation sociale (Marshall, 2009 ; Mollard et Walter, 2008). Cependant, certains modes de productions agricoles productivistes, qui visent à répondre à une demande alimentaire croissante et à maintenir les prix bas de nos aliments, mettent en péril le maintien des fonctions écologiques au sein des agro­ écosystèmes, en induisant par exemple une perte de biodiversité ou de fertilité des sols. Ils peuvent également impacter négativement les milieux naturels : assèchement des zones humides, pollution des cours d’eau par les pesticides, dégradation des fonds marins par un recours intensif au chalutage de fond, etc. (chapitre 7). Finalement, au-delà des modes de production, ce sont aussi « les aliments que nous consommons, et les raisons pour lesquelles nous les consommons de cette manière, qui façonnent le paysage » (Wessell, 2010). Le paysage s’entend dès lors non pas comme une entité en soi mais comme le résultat d’une interaction entre les êtres humains, leurs choix alimentaires (à plus ou moins longue distance) et l’environnement (Brulotte et Di Giovine, 2014). Cette dernière perspective laisse entrevoir une dimension construite du paysage, à la fois identitaire et subjective (Périgord et Donadieu, 2007), que Roland Barthes (1985) définit comme « le signe culturel de la Nature ». Avec la notion de taste­scape, Adele Wessell (2010) propose d’appréhender le paysage comme « un texte gastronomique qui enregistre les dynamiques culturelles et le changement au cours du temps ». En liant temps et espace, production et consommation, le tastescape permet de lire, au travers du paysage physique, la façon dont nous produisons notre nourriture, mais aussi de mobiliser les expériences, l’imagination, les croyances et les idées associées au paysage. C’est précisément dans ce rapport à la fois objectif et subjectif au paysage qu’a émergé la notion de « terroir », fondement de nombreuses identités culturelles collectives (chapitre 2). Certains des paysages façonnés par nos activités alimentaires constituent d’ailleurs des paysages culturels inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco : la région viticole du Haut-Douro au Portugal, les rizières en terrasses des Hani de Honghe en Chine, le paysage industriel de transformation de la viande de

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Fray Bentos en Uruguay ou encore le paysage viticole de la Wachau en Autriche (Roe, 2016). Les aménagements de ces paysages, mais aussi de paysages agricoles plus ordinaires, montrent une configuration visuelle (formes, couleurs) élaborée au carrefour des pratiques, des valeurs et des sensibilités des agriculteurs (Busck, 2002). Ils renvoient souvent à une forme d’esthétisme, qui parfois ne se voit que du ciel (découpage des plaines agricoles et bocages par exemple). Le lien entre alimentation et paysage ne se limite cependant pas à la phase de production et au monde rural. Notre alimentation contribue en effet à structurer la ville et ses modalités de connexion avec les zones de production alimentaire. Au Moyen Âge, les « villes organiques » sont agencées selon les flux de nourriture qui les traversent : les rues sont pensées pour acheminer les produits alimentaires jusqu’à la place centrale du marché, véritable cœur de la ville (Steel, 2008). De tels espaces urbains sont créés par les habitudes alimentaires, l’alimentation façonnant le sens du lieu, les significations et les associations en milieu urbain. Les grandes villes ont été installées au cœur de plaines fertiles, permettant une production alimentaire, ou près des cours d’eau et des mers et océans, au niveau desquels sont construits des ports pour faciliter le transport de marchandises, dont les aliments (Steel, 2008). Sur terre, l’approvisionnement alimentaire des villes dessine des réseaux de chemins empruntés par les paysans et leur production, dont des animaux sur pattes. Bien que dans les sociétés préindustrielles, les difficultés physiques liées à l’approvisionnement alimentaire aient pu leur imposer une certaine compacité (Steel, 2008), les villes s’appréhendaient en interaction avec leur hinterland (arrière-pays) nourricier. D’après le modèle développé par Von Thünen en 1826, la ceinture agricole autour de la ville devait s’organiser en cercles concentriques. D’abord les jardins maraîchers et les laiteries, puis la zone de production de bois de chauffage et, enfin, les terres arables pour la culture du blé et les zones de pâturage. Dans un cycle de « métabolisme urbain », la ville s’est longtemps nourrie du fruit des terres agricoles périurbaines, qu’elle a nourri en retour par les déchets qu’elle a produits et transformés en engrais (Barles, 2002). L’industrialisation de l’agriculture (chapitre 4) a rompu cette économie circulaire, les déchets s’accumulant en ville et ne servant plus que marginalement à boucler les cycles de fertilité. Mais il faut noter que toutes les villes, loin s’en faut, n’ont pas façonné qu’un paysage agricole périurbain. Comme l’a bien montré Fernand Braudel, dès l’Antiquité, nombre de villes se sont nourries de productions lointaines, souvent sans se soucier des conditions économiques et sociales de production (Braudel, 1979). Les villes façonnent donc des paysages bien loin de leurs yeux. Ainsi, aujourd’hui par exemple, les consommateurs urbains de produits à base d’huile de palme participent à la destruction des forêts asiatiques. Au sein des villes, l’agriculture urbaine contribue à repenser espaces et paysages, et, au travers de certaines activités telles que le jardinage, à recréer du lien humain-nature (Alarcon et Hochedez, 2018).

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— Une collaboration avec le vivant En tant qu’omnivores, les êtres humains sont capables de vivre dans des milieux variés et d’expérimenter une grande diversité de rapports à la biosphère. Ces liens humain-nature s’illustrent au travers des modes d’approvisionnement et de production alimentaires. Depuis la sédentarisation il y a environ 10 000 ans, les communautés humaines sont passées dans leur majorité d’une économie de prédation à une économie de production pour répondre à leurs besoins alimentaires, matériels et énergétiques. Le producteur s’engage alors dans une démarche de collaboration avec le vivant. Les agrosystèmes sont en effet bien moins des « fabrications » humaines qu’une coproduction entre les humains et la nature, c’est-à-dire une combi­ naison de processus naturels et de perturbations d’origines anthropiques (Larrère, 2002) induisant une organisation volontaire du vivant (Renaud, 2016). L’agriculture, l’élevage ou la pêche ne sont pas seulement des champs professionnels, mais constituent des « mondes-vie » à part entière (von Bonsdorff, 2005). Au-delà d’une maîtrise des connaissances théoriques et des savoir-faire pratiques, ces activités s’inscrivent dans une approche sensible du vivant, ancrée dans les corps et dans l’expérience. Il est question d’apprivoisement : le paysan connaît sa terre, s’adapte au climat, observe ses plantes et tisse un lien avec ses animaux, qu’il reconnaît comme étant affectifs, communicatifs et intelligents (Porcher, 2004). Il vérifie grâce à ses sens si ses cultures sont prêtes à être récoltées, en regardant la couleur du champ, en prenant un épi dans sa main et en testant sa dureté ou en mordant le grain (von Bonsdorff, 2005). D’expérience, il sait où et quand semer, quelles variétés sélectionner et associer, peut reconnaître de quoi souffrent ses animaux. La nature complexe et contextuelle de l’agriculture, de l’élevage ou de la pêche repose sur un dialogue constant entre savoirs et sens, entre connaissances et perceptions de l’environnement, qui est la base d’un génie paysan. Produire – ou élever, ou pêcher – est aussi un engagement du corps dans l’effort. Remonter un filet, aider une vache à mettre bas, se baisser pour récolter sont différentes manières d’être acteur dans la biosphère. Ce lien privilégié peut être constitutif de l’identité des producteurs. C’est le cas des Peuls du Niger, groupe nomade dont l’identité n’est pas attachée à un territoire mais à ses bovins (Sow, 2001), ou de la population vézo de Madagascar, qui vit de la pêche et dont le nom signifie « pagayer » en malgache (Grenier, 2013). Le rapport à la biosphère productive n’en reste pas moins complexe et ne doit donc pas être idéalisé. D’une part, certains systèmes productifs tendent à réduire le vivant à une valeur instrumentale, ce qui pose des questions éthiques. On l’a vu par exemple avec le développement des organismes génétiquement modifiés utilisés en agriculture (où un gène extérieur est intégré au génome de la plante par transgénèse) et avec les nouvelles techniques de sélection (où un gène déjà existant dans la plante est modifié par mutagénèse). D’autre part, travailler avec le vivant implique de reconnaître la part de ce qu’on ne maîtrise pas : le climat,

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les incendies, la propagation de pathogènes, les animaux sauvages qui menacent élevages et récoltes (loups et éléphants par exemple), jusqu’à la part « sauvage » des plantes elles-mêmes (Javelle, 2020). Finalement, comme entre les humains, la relation à la biosphère implique intuition, adaptation, harmonie, mais aussi violence et adversité. Dans certaines communautés, la notion de nature n’existe pas : les interactions avec l’univers des non-humains relèvent de relations de sujet à sujet (Descola, 1986).

Affiche de l’édition 2020 du colloque annuel de la Chaire Unesco Alimentations du monde.

La collaboration avec le vivant se joue aussi lors de la transformation des aliments, au cours du procédé de fermentation en particulier, certainement l’une de nos plus anciennes technologies alimentaires. Menée par des micro-organismes (bactéries, champignons, levures) qui se nourrissent des aliments, la fermentation consiste en leur transformation physico-chimique et biologique, conduisant non seulement à leur conservation mais aussi à leur détoxification, à l’amélioration de leur pouvoir nutritif et au changement de leur qualité rhéologique ou gustative (Selosse, 2017). Sur ce dernier point, la fermentation relève les saveurs, ce qui, dans certains contextes, permet de rompre avec une forme de monotonie alimentaire. Les populations arctiques par exemple, qui ne disposent d’aucune épice ou condiment dans leur milieu naturel, apprécient ainsi particulièrement le goût du poisson fermenté

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(Robert-Lamblin, 1999). D’un point de vue historique, ce procédé marque la transition agricole du Néolithique, au cours de laquelle il est devenu nécessaire de gérer des stocks de nourriture (Selosse, 2017). Puis la fermentation s’est développée dans de nombreuses civilisations, sur une grande diversité de matières premières ou de préparations (lait, poisson, viande, céréales, fruits et légumes, graines, cacao, etc.), dont résulte une diversité de produits finis fermentés tout aussi importante : yaourt, charcuterie, bière, vin, etc. La fermentation appelle un ensemble de techniques parfois très complexes, qui reposent sur un savoir empirique et une observation fine des phénomènes (Bérard et Marchenay, 2005). La maîtrise progressive des conditions de transformation va de pair avec un « pilotage » (Larrère, 2002) des populations microbiennes impliquées dans les processus fermentaires, et ce avant même que les humains n’aient eu conscience de l’existence de ces micro-organismes. La fermentation était ainsi souvent perçue comme un processus « magique » : une partie de son déroulement échappe au mangeur, qui va lui redonner du sens à travers différentes interprétations. En imaginant par exemple que des divinités sont à l’œuvre dans ce processus. La fermentation invite ainsi les humains à une forme de lâcher-prise face aux dangers invisibles et aux résultats imprévisibles de cette transformation : tout ne peut pas être contrôlé, mais il est parfois possible de s’ajuster à l’œuvre des micro-organismes, comme par exemple mélanger les fûts de vin après fermentation pour trouver le bon équilibre aromatique. Pour autant, l’hygiénisation croissante des sociétés industrialisées traduit une peur des microbes qui conditionne les pratiques de production (recours massif aux antibiotiques dans l’élevage) et de consommation (idéal d’aseptisation) pouvant engendrer des problématiques diverses telles que la biorésistance ou le gaspillage. Sortir d’une vision pasteurienne du vivant invisible semble être une voie à emprunter pour repenser une cohabitation sereine avec des microbes qui font partie de notre histoire, de notre patrimoine biologique et de notre culture (Figuié, 2019).

— L’incorporation du vivant Que manger parmi les possibilités alimentaires infinies offertes par le vivant ? L’espace du mangeable est profondément culturel (chapitre 2), déterminé par la conception que la société se fait de la place de l’être humain dans le reste du monde vivant. Manger implique en effet de projeter du sens sur sa nourriture et renvoie à l’exercice d’une pensée magique dans la représentation alimentaire. Celle-ci doit être rapprochée du principe d’incorporation (chapitre 1) : « on est ce que l’on mange », aux niveaux nutritionnel, social et imaginaire. Les qualités projetées sur l’aliment incorporé deviennent celles du mangeur. Par exemple, dans ses recherches, le philosophe et anthropologue Lucien Lévi-Bruhl faisait état du fait qu’en Nouvelle-Zélande, on faisait

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manger du korimako (un oiseau très mélodieux) aux enfants destinés à devenir chefs, afin qu’ils soient éloquents et deviennent de bons orateurs (Lévy-Bruhl, 1910). Cette pensée magique attribuée aux aliments est également à l’œuvre dans les sociétés industrialisées et façonne nombre de nos représentations relatives à l’alimentation (Lahlou, 1998 ; Rozin, 1994). Par exemple, l’eau et les légumes verts sont perçus comme ayant des vertus purificatrices pour le corps (Fournier, 2012). Pour les végétariens auprès desquels Laurence Ossipow a mené une enquête ethnographique en Suisse romande entre 1983 et 1990, les végétaux, et plus particulièrement ceux qui peuvent être consommés crus en phase de germination, sont tenus pour vivants. Ils contiendraient des ondes positives de la terre nourricière, de sorte que leur ingestion améliorerait la santé et prolongerait la vie (Ossipow, 1994). Dans les imaginaires de nombreuses cultures, les aliments fermentés sont aussi porteurs d’un principe vital. En effet, la fermentation apparaît comme un processus de transmutation de la matière, qui de inerte et périssable devient vivante et conservable (Bérard et Marchenay, 2005). La viande est un autre produit chargé de symbolique, fréquemment associé à la vigueur et à la force. Dans le même temps, elle peut représenter un danger, comme pour les végétariens enquêtés par Laurence Ossipow, car elle risque de transmettre « les humeurs des animaux » ou de « contaminer moralement ». Dans un certain sens, elle revient à mettre « la mort en soi » (Ossipow, 1994). La consommation de produits animaux interroge la continuité entre animalité et humanité (Fischler, 1990) et amène, selon les cultures, à diverses formes de gestion du « meurtre alimentaire » : rituels sacrés, remerciement à l’animal, « euphémisation » et dissociation de la viande et de l’animal (Cazes-Valette, 2012). La consommation de produits animaux s’inscrit par ailleurs dans un répertoire biologiquement et culturellement défini : n’est mangeable que l’animal qui, dans un contexte donné, n’est ni trop proche (l’animal domestique) ni trop loin (l’animal sauvage qui ne se chasse pas). Certains d’entre eux sont délibérément évités du fait de l’ordre symbolique auquel ils renvoient : c’est le cas de la vache « Mère universelle » digne de respect en Inde ou du porc associé à la « souillure » dans l’islam par exemple. Du point de vue des pratiques, notre lien à la biosphère peut également se lire dans le contenu de notre assiette et par sa mise en scène. Ainsi, la cuisine japonaise traduit son inscription dans le monde naturel par un attachement aux saisons, à la fraîcheur, aux « goûts naturels » et au cru. Dans la tradition inuit, ce lien à la bio­sphère – et à la culture – se traduit dans le fait que les aliments sont incorporés bruts : la viande de béluga ou de caribou est consommée gelée et crue, à la façon des anciens. Dans la cuisine nordique, les tables se révèlent être de savantes compo­ sitions au travers desquelles cuisiniers et mangeurs reproduisent les couleurs de l’environnement dans lequel ils vivent. Les couleurs plutôt froides et métalliques des produits de la mer sont « réchauffées » par le pain, le fromage ou les baies (Fumey,

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2008). La gastronomie n’est pas en reste et invente, au gré de la sensibilité des chefs, de nouvelles façons de créer du lien à la biosphère. Le chef français Michel Bras a ainsi élaboré le Gargouillou, un plat presque essentiellement composé d’une multitude de végétaux issus de sa campagne de l’Aubrac – des légumes, de jeunes pousses, des feuilles, des fleurs, des graines ou des racines – qu’il décrit comme « un plat qui respire la vie » et se présente comme un « hommage à la nature ».

— La symbiose ou l’individu « étendu » L’alimentation, on vient de le voir, nous donne maintes occasions de nous relier à la biosphère. Mais finalement, la relation la plus forte, la plus étroite et la plus tangible avec le vivant est celle dont on a probablement le moins conscience. Elle se déroule à l’intérieur même de l’individu, au niveau de la bouche ou du tractus intestinal, là où des communautés de micro-organismes nous colonisent, nous transforment et nous protègent (Selosse, 2017). Dans le système digestif, ces micro-organismes forment un « microbiote intestinal » qui utilise la nourriture que nous ingérons comme substrat pour alimenter son métabolisme. Nous hébergeons environ 160 espèces bactériennes différentes pour une masse d’un à deux kilogrammes (Inserm, 2016). En retour, ce microbiote contribue au bon fonctionnement physiologique de notre corps et à notre santé. En dégradant les aliments dans l’intestin, ces microbes permettent non seulement la digestion, mais produisent des acides aminés essentiels, des vitamines ou des molécules vitales que l’être humain ne synthétise pas, ils détoxifient les aliments et constituent un rempart contre l’installation de bactéries pathogènes pour l’organisme (Selosse, 2017). Cette relation d’interdépendance constitue une parfaite symbiose. Les humains, bien qu’ils apparaissent comme des entités autonomes, sont en fait dépendants pour leur survie d’autres organismes, tels que le microbiote, qui en vient à être considéré comme un organe à part entière (Pradeu, 2008). Finalement, l’acte alimentaire amène le vivant non humain dans le domaine de l’humain (Trubek, 2005). La composition du microbiote dépend, au-delà des facteurs biologiques, des habitudes alimentaires. Ainsi, les mangeurs asiatiques comptent dans leur microbiote une bactérie capable de digérer les algues que n’ont pas les mangeurs européens. C’est un exemple de « coévolution » entre les régimes alimentaires et le microbiote, dont le panel de microbes est progressivement sélectionné par l’alimentation. Dans cette perspective, le microbiote devient alors un constituant essentiel de l’identité biologique et culturelle de l’être humain, et dont il questionne l’individualité et qu’il invite à repenser comme un individu « étendu » (Rees et al., 2018).

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— Conclusion Manger, c’est se relier à soi-même, aux autres et, comme on vient de le voir, à la biosphère. Biosphère qui se trouve finalement aussi être en nous. Comment pouvons-nous, dès lors, nous considérer hors de ce que les Occidentaux ont appelé la « Nature », si celle-ci est tapie au fond de notre corps, interagissant avec lui dans une véritable symbiose ? Notre alimentation, en nous faisant prendre conscience de la diversité des relations vécues quotidiennement à travers elle, nous invite à « boucler la boucle » de notre rapport au monde. Cette perspective rend caduque l’idée humano-centrée d’un « environnement » qui nous serait extérieur, et invite à penser les conditions d’une coviabilité entre systèmes sociaux et écologiques dans nos façons de produire nos aliments (Javelle, 2016), de les transformer, les distribuer et les consommer (chapitre 8). En organisant et en négociant avec les autres vivants et les éléments physiques notre façon de nous alimenter, nous transformons notre monde (parties 2 et 5)…

Ce chapitre s’inspire en partie des présentations de plusieurs colloques organisés par la Chaire Unesco Alimentations du monde : Quelles ressources pour nourrir les villes ? (2013), Que mangeait-on hier ? Que mangera-t-on demain ? (2015), Je suis ce que je mange ? (2016), Manger le vivant (2019), Se relier dans la nature (2020). Les auteurs remercient Mathilde Coudray, Muriel Figuié et Aurélie Javelle pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

Références Alarcon M., Hochedez C., 2018. L’agriculture urbaine dans les quartiers défavorisés de Malmö : un outil de recomposition des relations homme-nature, in Actes du colloque Nature des villes, nature des champs. Synergies et controverses, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 93-120. Barles S., 2002. Le métabolisme urbain et la question écologique. Les Annales de la recherche urbaine, 92(1) : 143-150. https://doi.org/10.3406/aru.2002.2469 Barthes R., 1985. L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 368 p. Bérard L., Marchenay P., 2005. Les dimensions culturelles de la fermentation, in Montel M.-C., Béranger C., Bonnemaire J. (éd.), Les fermentations au service des produits de terroir, Paris, Inra éditions, 13-28. Braudel F., 1979. Civilisation, économie et capitalisme, xve-xviiiesiècles, tome 3 : Le temps du monde, Paris, Armand Colin, 922 p. Brulotte R.L., Di Giovine M.A., 2014. Edible identities: food as cultural heritage, Burlington, Ashgate, 237 p.

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Affilations des auteurs Marie Walser, Damien Conaré : Chaire Unesco Alimentations du monde, Univ Montpellier, Cirad, Institut Agro, Montpellier, France. Nicolas Bricas : Cirad, UMR MoISA, F-34398 Montpellier, France ; MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/c3

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Partie

« Ce qui caractérise aujourd’hui aussi bien la consommation que la production alimentaires, c’est la tendance à la généralisation d’un modèle industrialisé qui se “tertiarise”. La consommation et la production de masse sont le résultat du processus d’industrialisation de l’ensemble des filières qui composent le système alimentaire. » Jean-Louis Rastoin, Le système alimentaire mondial (2010)


Les enjeux du système alimentaire contemporain

De tous temps et en tous lieux, au gré des transformations lentes ou soudaines qui ont marqué l’histoire de chaque région du monde, les modes de production et de consommation des aliments n’ont cessé d’évoluer. Les explorations et le commerce à longue distance ainsi que les migrations humaines ont favorisé la diffusion de plantes et d’animaux et généré de véritables révolutions alimentaires dès l’Antiquité. Dans les sociétés occidentales, la Révolution industrielle entamée à la fin du xviiie siècle a engendré de profondes mutations techniques, sociales et économiques. Ces bouleversements, qui ont traversé tous les secteurs de la société, ont largement influencé les modes d’agriculture et d’alimentation et conduit à l’émergence d’un système alimentaire dit « industrialisé ». Nous nous intéressons ici aux dynamiques qui caractérisent, sur un temps plus ou moins long, l’évolution des systèmes alimentaires, et plus particulièrement la façon dont l’industrialisation des sociétés a reconfiguré la production agricole (chapitre 4), la transformation des produits alimentaires et leur distribution (chapitre 5) et les habitudes de consommation (chapitre 6). Si ces différentes étapes sont abordées de façon successive, les évolutions décrites pour chacune d’entre elles relèvent bien d’une dynamique commune.


Une écologie de l’alimentation

En ce début de xxie siècle, l’industrialisation de l’alimentation est toujours à l’œuvre. Alors qu’elle gagne du terrain, s’intensifie et tend à verrouiller les potentiels de changement, les problématiques qu’elle pose en matière de durabilité – aux niveaux environnemental, sanitaire, social et économique – sont de plus en plus criantes (chapitre 7).


Chapitre

Partie

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Aux origines de l’agriculture industrielle Benoit Daviron

Où l’on se plonge dans une histoire longue de l’agriculture, depuis une époque où celle-ci fonctionnait avec pour principale énergie le soleil et fournissait à la fois nourriture, énergie, matériaux et fertilisants, jusqu’à une époque, celle de l’agriculture industrielle, fondée sur l’usage massif de ressources non renouvelables et de la chimie, et majoritairement réduite à la production de nourriture.

Depuis deux siècles et demi, sous l’appellation de « modernisation », les sociétés humaines ont connu de nombreux bouleversements. Bien qu’ils lui soient extérieurs, ces bouleversements ont révolutionné l’agriculture. Celle-ci s’intègre dès lors dans ce qui est fréquemment appelé « le système alimentaire industriel ». Ces bouleversements peuvent être rapportés à trois grandes transformations interconnectées1 : • la transformation du métabolisme socio-écologique : on désigne par métabolisme socio-écologique la nature et l’ampleur des flux d’énergie et de matière qui traversent 1. La question de savoir ce qui, in fine, est à l’œuvre derrière ces trois grandes transformations ne sera pas traitée ici. La littérature sur les food regimes, qui connaît un grand succès dans le monde anglophone, mais aussi désormais chez les francophones, tend à y voir systématiquement la main du capitalisme, « toujours déjà » en crise. L’histoire du xxe siècle, spectaculairement marquée par l’expérience du socialisme réel, invalide cette lecture. Le socialisme réel s’est tout à fait accommodé du régime métabolique minier et de la division du travail. À la seule référence au capitalisme seront ainsi préférées des visions plus riches comme celle d’Ernest Gellner (1983 ; 1988) et sa lecture de l’industrialisme ou celle d’Anthony Giddens (1990) et ses quatre dimensions institutionnelles de la modernité : capitalisme, certes, mais aussi surveillance, industrialisme et puissance militaire.

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les sociétés pour qu’elles existent dans la durée. La transformation de ce méta­bolisme socio-écologique correspond au passage du régime métabolique solaire au régime métabolique minier (Fischer-Kowalski et Haberl, 2007 ; Haberl et al., 2016). C’est un événement majeur de l’histoire de l’humanité. La Révolution industrielle, qui prend naissance en Angleterre au milieu du xviiie siècle, en est le déclencheur ; • l’approfondissement de la division du travail, c’est-à-dire son extension au sein de communautés humaines et de territoires de grande taille : chaque individu devient ainsi spécialisé dans une activité particulière et dépend des échanges avec les autres pour son existence (Durkheim, 1893). Comme le soulignait déjà Adam Smith, l’état de la division du travail, la source de « la richesse des nations », dépend de l’étendue spatiale et fonctionnelle du marché (Smith, 1776). Analyser l’approfondissement de la division du travail conduit à rendre compte de la façon dont les transactions marchandes ont gagné, au cours du temps, toujours plus de domaines, d’activités et de régions du monde ; • l’américanisation du monde : ce terme désigne dans ce texte la série d’événements politiques, économiques et militaires ayant, au cours du xxe siècle, fait des États-Unis l’hégémon indiscutable du « concert des nations ». Ils sont ainsi devenus le pays de la définition des normes techniques de production et de consommation, ainsi que le lieu d’émergence de nombre d’institutions et de dispositifs bureaucratiques, privés ou publics, agissant comme soutiens ou substituts des échanges marchands. En s’appuyant sur ces trois grands processus transformateurs et simultanés, on tentera dans ce chapitre de résumer l’évolution de l’agriculture au cours des xixe et xxe siècles.

— Régime métabolique minier et agriculture Le régime métabolique solaire, qui concerne toutes les sociétés antérieures à la Révolution industrielle du xviiie siècle, se caractérise par une dépendance matérielle à la biomasse (matière organique d’origine végétale, animale, bactérienne ou fongique). En effet, la biomasse fournit non seulement des aliments et de l’énergie (Wrigley, 1988 ; 2004 ; 2010), mais c’est aussi une source de matières premières quasiment unique. Dans le cadre du régime métabolique solaire, l’agriculture (qui produit de la biomasse) ne se limite pas à la fourniture de nourriture. Elle apporte aux ménages du combustible pour se chauffer et s’éclairer, des fibres et des peaux pour s’habiller, une bonne partie des matériaux nécessaires pour se loger ou encore, via les animaux, l’essentiel de l’énergie mécanique. Elle joue aussi, notamment grâce à l’élevage, un rôle essentiel dans l’entretien de la fertilité des sols. À l’inverse, le régime métabolique minier se caractérise par la place essentielle qu’occupent les ressources tirées du sous-sol. Le charbon, le pétrole et le gaz naturel (plus marginalement l’uranium) s’imposent ainsi comme la source quasiment

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exclusive d’énergie mécanique et thermique à partir de la Révolution industrielle. La fourniture des matériaux se trouve elle aussi bouleversée par l’utilisation de minerais (que l’énergie abondante permet d’extraire et de traiter) et par la substitution de produits issus de la biomasse par des produits de synthèse. Le développement de la chimie organique a joué ici un rôle essentiel. Dès le milieu du xixe siècle, elle permet la production de teintures de synthèse à partir de laquelle naît la puissante industrie chimique et ses géants (Bayer, BASF2, etc.). Toujours dans une logique de substitution de ressources naturelles considérées comme trop chères ou dont l’approvisionnement est incertain, l’industrie chimique produira ensuite des matières plastiques, des fibres textiles, du caoutchouc, etc. Ainsi, dans le cadre du régime métabolique minier, la demande de produits agricoles n’est plus motivée par un besoin en énergie ou en matériaux, et l’alimentation devient le débouché principal de l’agriculture. Les notions d’« agroalimentaire » et de « systèmes alimentaires », qui se sont imposées au xxe siècle comme des évidences, témoignent de cette situation exceptionnelle au regard de l’histoire de l’humanité. Le rapport aux animaux et aux bovins en particulier est sans doute le plus illustratif de cette transformation. Autrefois fournisseurs de cornes et d’os pour la fabrication de divers objets, de fibres et de peau pour l’habillement, de suif pour l’éclairage, de force mécanique pour les labours ou le transport, de fumier pour fertiliser les champs, ils ne sont plus désormais élevés que pour leur viande et leur lait, se trouvant ainsi réduits à une fourniture de protéines et de lipides. Parallèlement, le basculement dans le régime métabolique minier se traduit par de profonds changements dans les méthodes de production agricole et de transformation et distribution alimentaires (chapitre 5). Deux phases doivent être distinguées. Dans un premier temps, l’offre agricole se trouve principalement modifiée par l’effondrement des coûts de transport, terrestre plus encore que maritime. On ne saurait trop insister sur le rôle fondamental joué par la machine à vapeur. Elle rend possible, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la conversion d’énergie thermique en énergie mécanique. Le problème du transport s’en trouve totalement redéfini et la « tyrannie de la distance » est vaincue. C’est particulièrement vrai pour le transport terrestre qui dépendait totalement de l’énergie fournie par les animaux ou les humains. L’intérieur des continents peut désormais être systématiquement mobilisé pour approvisionner des marchés lointains. L’effondrement des coûts de transport entraîne aussi les migrations massives permettant à des millions d’Européens, mais aussi d’Asiatiques (principalement Chinois et Indiens), de quitter leur pays pour aller « coloniser » des territoires lointains. La machine à vapeur permet donc de relier à l’Europe des territoires précédemment vides (ou plus exactement « vidés » de leurs populations indigènes), même lorsqu’ils se situent à des

2. Abréviation de « Badische Anilin und Soda-Fabrik » : groupe industriel allemand, l’un des leaders mondiaux de l’industrie chimique.

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milliers de kilomètres. Une multitude de fronts pionniers prennent ainsi naissance durant la seconde moitié du xixe siècle et jusque dans les années 1920, tant dans les régions tempérées que dans les régions tropicales : steppe du nord de la mer Noire, plaine de la Mandchourie, prairie de l’Amérique du Nord, pampa de l’Argentine, veld de l’Afrique du Sud, mata atlantica brésilienne, forêt de Sumatra, etc. La deuxième phase d’industrialisation de l’agriculture débute après la Première Guerre mondiale et se caractérise par l’usage d’énergies fossiles directement dans la production agricole. Trois innovations, caractéristiques de l’agriculture industrielle et directement liées à l’usage des énergies fossiles, forment un « paquet technique » d’abord adopté aux États-Unis avant de diffuser dans le reste du monde3 : • le tracteur : devenu accessible en 1917 avec la mise sur le marché américain du Fordson, il se substitue en quelques décennies aux animaux de trait (bœufs, chevaux ou mules) et permet une démultiplication des possibilités de mécanisation des tâches agricoles engagée depuis le début du xixe siècle aux États-Unis. Le tracteur, devenu symbole du projet de modernisation de l’agriculture (Fitzgerald, 2003), conquiert une place centrale dans le formatage du travail agricole qu’il révolutionne ; • les engrais azotés de synthèse : avec la synthèse de l’ammoniac suivant le procédé Haber-Bosch4, l’utilisation de l’énergie fossile dans l’agriculture prend une tout autre dimension. Une étape décisive est franchie en 1908 lorsque Haber, qui travaille pour BASF, met au point le processus en laboratoire (Smil, 2001). La première usine est mise en route en septembre 1913, un peu moins d’un an avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale. La synthèse de l’ammoniac suivant le procédé HaberBosch représente 16 % de la production mondiale d’engrais azotés (en équivalent azote) dès 1920, 62 % en 1935 et 99 % en 1980. Entre-temps, la quantité totale d’azote fixée sous forme d’engrais a été multipliée par dix ; • les pesticides : l’industrie chimique joue à nouveau un rôle essentiel dans la mise au point et la diffusion de ce nouvel intrant. Comme le montre Edmund Russel (2001), les premiers insecticides sont un sous-produit direct de la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle l’industrie chimique a été fortement sollicitée. À partir du milieu du xixe siècle commence l’exploitation des mines de phosphate, et dès le début du xxe, des mines de potasse. L’usage de ces ressources minières permet de s’affranchir du recyclage des boues et des déchets qui compensaient l’épuisement des sols dans ces deux minéraux du fait de la production végétale.

3. Une des ressources spécifiques des hégémons est leur influence sur les idées et leur capacité à convaincre que l’intérêt général se confond avec le leur (Arrighi, 1994). Les États-Unis ont ainsi largement déterminé la façon de voir les problèmes et leurs solutions. René Dumont, professeur d’agronomie connu comme une figure de l’écologie, a ainsi défendu « Les leçons de l’agriculture américaine » (Dumont, 1949). 4. Procédé chimique permettant de fixer le diazote gazeux atmosphérique sous forme d’ammoniac, utilisé notamment dans la fabrication d’engrais azotés synthétiques.

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Plus récemment, l’influence de la chimie s’est étendue à une ressource cruciale pour l’agriculture : les semences. Entre 1996 et 2013, 200 entreprises semencières ont été rachetées par les géants de la chimie (Howard, 2015). Cette entrée massive de l’industrie chimique dans l’activité semencière a entraîné une concentration spectaculaire. La part de marché des cinq premières entreprises semencières est ainsi passée de 10 % en 1985 à 47 % en 2015, date à laquelle quatre de ces cinq leaders provenaient de la chimie (Monsanto, DuPont, Syngenta, Dow Chemical), Limagrain étant la seule exception (Bonny, 2017). Ces innovations techniques sont à l’origine d’une augmentation de la production végétale, dont les rendements bondissent grâce au recours massif aux intrants et à la sélection variétale destinée à produire des variétés répondant bien à l’usage de ces intrants chimiques. Ainsi, dans le cadre du régime métabolique minier, la chimie, comme discipline et comme secteur industriel, a conquis par la fourniture des intrants une place dominante dans la définition des pratiques agricoles. De ce point de vue, l’agriculture dite « conventionnelle » mérite vraiment l’appellation d’« agriculture de la chimie ».

— Agriculturisation, « filiérisation » et division du travail Les communautés paysannes « traditionnelles », qui en France ont perduré localement jusqu’à la fin du xixe siècle (Weber, 1979), menaient au sein de leurs exploitations des activités très diversifiées leur permettant de produire elles-mêmes l’essentiel des biens utilisés dans l’agriculture et pour la vie matérielle quotidienne. Ce fonctionnement n’excluait pas une division du travail et la spécialisation au sein des ménages, en fonction de l’âge et du genre des individus. Parfois, ils réalisaient aussi telle ou telle activité manufacturière (tissage, ganterie, broderie, clouterie, etc.) nécessaire à une industrie régionale. En Europe comme aux États-Unis, l’agriculteur d’aujourd’hui est une illustration remarquable de la logique de la division du travail. Spécialisé dans la culture de quelques végétaux ou l’élevage d’une espèce animale, il travaille seul dans son exploitation (Nicourt, 2013). Il achète auprès de firmes spécialisées des engrais, semences, machines et pesticides et vend une matière première brute. Son conjoint travaille dans la ville voisine et leurs revenus monétaires leur permettent d’acheter, dans le supermarché le plus proche, la quasi-totalité des biens qu’ils consomment. Cette situation peut être vue comme le résultat d’une double dynamique de spécialisation des exploitations agricoles issue d’une division verticale (l’agriculturisation) et horizontale (la filiérisation) du travail. L’agriculturisation des paysanneries (Shanin, 1974), c’est-à-dire la spécialisation croissante des activités paysannes sur la production agricole, a été la première étape du processus de division du travail. L’agriculturisation est fille de la Révolution

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industrielle, qui diminue le prix des biens manufacturés et concentre leur production en ville. Émergent alors des industries agroalimentaires qui réalisent à faible coût et de manière plus régulière (mais à grand renfort d’énergie fossile) les étapes de transformation des produits agricoles (de plus en plus standardisés), autrefois réalisées dans les exploitations paysannes : les vignerons deviennent ainsi viticulteurs, les fromagers producteurs de lait, etc. Il est à noter que l’industrie alimentaire intègre dans le même temps un nombre croissant d’activités précédemment réalisées par les ménages, jusqu’à l’étape culinaire avec le développement au xxe siècle des plats préparés en conserve, surgelés ou en barquette à faire réchauffer chez soi. L’agriculturisation résulte aussi de la possibilité pour la paysannerie de s’insérer dans le commerce à longue distance de produits agricoles (grâce au développement des transports), national ou international, pour en tirer des revenus. La création des standards et des marchés à terme, qui fondent le statut de matière première et, plus tard, les politiques de stabilisation des prix, transforment le métier de négociant. Désormais protégé du risque-prix, il peut sortir de son rôle de « facteur » ou courtier, qui n’était jamais possesseur du produit mais se contentait d’en organiser sa circulation, pour aller acheter les produits au fond des campagnes (Daviron, 2002). Parallèlement s’opère une spécialisation des exploitations sur un nombre limité de productions. En Europe, une des manifestations les plus visibles est la disparition de la polyculture et la séparation de l’agriculture et de l’élevage. Grâce aux engrais de synthèse, la production végétale peut s’effectuer année après année sans recours au fumier. Grâce aux aliments du bétail, la production animale peut s’effectuer sans terre, ou avec le strict minimum nécessaire à l’épandage des fumiers et lisiers devenus d’encombrants déchets. La mécanisation a aussi été un déterminant majeur de la spécialisation en imposant aux agriculteurs la production de volumes importants d’une culture ou d’un élevage donné pour amortir le coût des équipements spécialisés. Elle interdit, ou restreint fortement, les associations de cultures au sein d’une même parcelle. Du fait de la diminution des coûts de transport et de l’apparition de nouvelles techniques de conservation des produits alimentaires (réfrigération, congélation), la division du travail se manifeste aussi au niveau national et international. Certaines régions se spécialisent dans la culture ou l’élevage de quelques espèces végétales ou animales. La spécialisation de pays entiers a existé à la fin du xixe et au début du xxe siècle, telle l’Argentine spécialisée dans la production de blé, de maïs, de viande bovine et de lin ; la Birmanie avec le riz ; le Brésil avec le café ou encore la NouvelleZélande avec les produits laitiers. Elle est à nouveau à l’œuvre, dans le cadre de ce qu’on appelle « la deuxième globalisation », avec par exemple le soja en Amérique latine ou le blé et le maïs en Ukraine. Ainsi, l’exploitation agricole industrielle est désormais spécialisée et intégrée au sein de filières qui comprennent en amont les multinationales de la chimie pour

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la fourniture des pesticides, des engrais et des semences, les provenderies pour la fourniture d’aliments pour les animaux, les banques pour la fourniture de crédits et enfin les entreprises du machinisme agricole. Puis en aval les coopératives géantes, les négociants et une poignée d’entreprises agroalimentaires et de la grande distribution. Pour compléter le tableau, il faut encore ajouter toute une batterie d’organisations – coopératives, privées ou publiques – qui fournissent services et conseils technico­économiques. L’agriculteur est désormais un rouage, dépendant de nombreux autres, de ce qui est devenu le « système alimentaire industriel ». De l’autonomie relative des communautés paysannes – autonomie entendue comme capacité à définir ses propres règles – il ne reste plus grand-chose.

— Américanisation, libéralisation et bureaucratisation Annoncée de nombreuses fois comme en déclin ou morte, l’hégémonie des États-Unis n’a cessé de se manifester au cours du xxe siècle. Le mouvement n’a pas été linéaire et deux dates en marquent l’avancée : 1945 avec la victoire sur l’Allemagne et le Japon et 1989 avec la victoire sur l’URSS. Au cours de ces décennies, malgré la diminution importante de leur part dans la richesse mondiale et des changements d’orientation radicaux de leur politique économique, les États-Unis ont représenté un modèle pour le monde entier, insufflant notamment de nouvelles façons d’organiser la production et les échanges. Dans le domaine de l’agriculture et de l’alimentation, les États-Unis jouent un rôle de pionniers dès le xixe siècle. C’est dans ce pays que se créent diverses machines agricoles qui annoncent le processus de motorisation du siècle suivant et que se mettent en place la standardisation des produits agricoles et les marchés à terme (Cronon, 1991) – marchés presque parfaits au regard des manuels d’économie : concurrence pure et parfaite, information parfaite, absence d’incertitude sur la qualité des produits échangés, etc. Mais c’est aussi aux États-Unis que s’est imposée en premier « la main visible des managers » (Chandler, 1977), avec l’émergence d’entreprises géantes (General Food, Procter and Gamble, Massey Ferguson, Cargill, etc.) ne pouvant prospérer que grâce à une abondante bureaucratie, une armée de cols blancs chargés de planifier, contrôler, conseiller, négocier, influencer et bien d’autres fonctions encore dans le domaine dit de la « gestion » ou, pour reprendre les termes de Michel Foucault, de la « conduite des conduites » (Dreyfus et Rabinow, 1984). Au milieu du xxe siècle, après deux guerres mondiales et une crise économique toute aussi mondiale, les États-Unis sont devenus l’économie nationale par excellence, capable de produire tout ce qu’elle consomme et de consommer tout ce qu’elle produit. Ils sont devenus un modèle que six pays d’Europe de l’Ouest cherchent à reproduire en s’unissant au sein d’une communauté et, sous le terme de « développement », un modèle qui fascine les gouvernants des pays d’Amérique latine et

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ceux nouvellement décolonisés en Afrique et en Asie. Dans le domaine agricole, le centrage sur le marché national dépend largement d’une intervention étatique tous azimuts. La présidence de Franklin D. Roosevelt la met en place pour faire face à une surproduction que le libre jeu des forces du marché ne semblait pas pouvoir réduire. À la fin de la Seconde Guerre mondiale puis de la guerre de Corée (19511953), les excédents s’accumulent à nouveau. Le gel des terres, le stockage public, l’appui à la promotion de la consommation de viande, l’aide alimentaire, l’ouverture du marché des oléoprotéagineux ailleurs dans le monde et, plus tard, le soutien aux biocarburants sont autant d’instruments privilégiés par les autorités étatsuniennes pour réduire ces excédents. En Europe, la politique agricole commune (PAC) multiplie elle aussi les instruments de régulation des marchés agricoles. Les rêves français d’autarcie impériale sont abandonnés au profit d’un nouveau rêve, l’autosuffisance alimentaire. Les pays désormais appelés « en développement » en font aussi un slogan, même si la taxation de leur agriculture, au nom de l’industrialisation accélérée, l’emporte (Daviron, 2020). Puis, à la fin de la décennie 1970, vient le néolibéralisme. L’intervention étatique sur les marchés, qui était précédemment louée, devient honnie. Au Royaume-Uni, Margaret Thatcher est la première à négocier le virage. Ronald Reagan suit de peu aux États-Unis et dispose de moyens d’une tout autre ampleur (le dollar, entre autres) pour doter le monde d’une nouvelle norme de politique économique. Au regard du libéralisme des xviiie et xixe siècles, le « néo » se caractérise par l’importance accordée, dans le marché, à la compétition plutôt qu’à la coopération. Sur les marchés agricoles, l’heure est à la libéralisation. Négociations internationales dans le cadre du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) – ancêtre de l’Organisation mondiale du commerce – et programmes d’ajustement structurel du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale imposent le démantèlement des dispositifs publics de régulation des marchés, à un rythme et à une ampleur inversement proportionnels « à la richesse (et la puissance) des nations ». Dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les paiements découplés – les aides directes versées aux agriculteurs sans rapport avec les volumes produits – sont largement adoptés. Dans les pays africains, les effets de la libéralisation sont modérés par la participation réduite aux échanges internationaux. En Chine ou en Inde, milliardaires en population et bientôt en bons du trésor américains (emprunts émis par le gouvernement américain), l’intervention étatique tient bon. Mais la mise en place d’une compétition vraie, honnête et efficace ne se fait pas par le seul retrait de l’État. Il faut surveiller, contrôler et accréditer le respect de cette concurrence et une nouvelle vague bureaucratique se profile (Hibou, 2012). Chassée avec l’appareillage administratif de régulation des prix sur les marchés agricoles, la bureaucratie revient sous une nouvelle forme. Désormais, l’agriculture doit, pour bénéficier de certains soutiens, sous la forme d’aides publiques ciblées

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(deuxième pilier de la PAC) ou de prix majorés (produits biologiques), faire la preuve de la vertu de ses pratiques. Celles-ci doivent donc être surveillées. La certification, à l’égal de l’audit dans l’univers des sociétés par action, en est l’instrument privilégié. L’agriculture industrielle acquiert ainsi une nouvelle composante bien peu favorable à l’autonomie des agriculteurs.

— Conclusion Voilà donc retracée en quelques mots l’histoire de l’agriculture industrielle, jusqu’à ses récents développements. Il ne s’agit que d’une trame de fond. Si les divers processus évoqués ci-dessus se manifestent sur la quasi-totalité de la planète, cela ne signifie pas pour autant uniformisation et création d’un « système alimentaire mondial ». La distinction entre les « états » et les « tendances » (Kautsky, 1988) est ici importante. Les tendances influencent potentiellement l’ensemble des pays, mais les effets de ces tendances (les états qui en résultent) peuvent toutefois diverger radicalement d’un territoire à l’autre, en raison de la diversité des situations initiales et des résistances rencontrées, voire des oppositions induites. Malgré l’hégémonie, la diversité perdure. Enfin, si l’industrialisation fait l’objet de nombreuses critiques pleinement justifiées sur le plan social et environnemental (chapitre 7), il faut rappeler qu’elle a permis de nourrir une population mondiale qui a explosé au cours du xxe siècle. Malgré la tendance à la baisse du prix des produits agricoles, elle a aussi permis d’augmenter très sensiblement le revenu des agriculteurs grâce à une croissance de la productivité du travail bien plus importante encore que celle des rendements de la terre. L’objectif n’est pas ici de sauver l’agriculture industrielle au nom de ses performances productives, mais de souligner les défis auxquels sont confrontées les alternatives agricoles et alimentaires (dont d’autres chapitres de cet ouvrage font état) que tant d’acteurs appellent de leurs vœux.

Ce chapitre s’inspire largement de l’ouvrage de l’auteur : Biomasse ­– Une histoire de richesse et de puissance (2020) et de ses interventions au Séminaire de rentrée annuel de la Chaire Unesco Alimentations du monde sur le thème « Du solaire au minier, une histoire de la place de l’agriculture dans le développement ». L’auteur remercie Nicolas Bricas, Damien Conaré, Mathilde Coudray et Marie Walser pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

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Affilation de l’auteur Benoit Daviron : Cirad, UMR MoISA, F-34398 Montpellier, France ; MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/c4

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Chapitre

Partie

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L’industrialisation de l’offre alimentaire Nicolas Bricas, Damien Conaré, Marie Walser

Où l’on repère comment des évolutions techniques et économiques, qui ne sont pas propres au champ de l’alimentation, contribuent à transformer en profondeur l’offre alimentaire et favorisent l’émergence et la diffusion d’un modèle alimentaire industriel. Un modèle que l’on aurait toutefois tort de considérer comme un aboutissement de nos modes d’organisation alimentaire.

La configuration d’un système alimentaire1 est le résultat d’une articulation de différentes modalités de production agricole (chapitre 4), de transformation et de distribution de l’offre alimentaire (qui font l’objet de ce chapitre) et de demande alimentaire (chapitre 6). Elle est étroitement liée aux dynamiques techniques, sociales et économiques qui traversent les sociétés. L’histoire de l’offre alimentaire a été marquée par des évolutions technologiques et économiques qui ont conditionné non seulement les modes de production et de distribution des aliments, mais aussi leur nature, leur origine et les façons d’y accéder. Ce chapitre explore quatre principales évolutions, plus ou moins anciennes, dont l’intensification et la conjonction aux xixe et xxe siècles ont conduit à

1. Qui renvoie, d’après la définition de Louis Malassis, à « la manière dont les Hommes s’organisent, dans l’espace et dans le temps, pour obtenir et consommer leur nourriture » (1994).

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l’émergence et à la diffusion d’un modèle agroalimentaire industriel2. On s’intéressera en particulier aux évolutions technologiques dans la transformation de nos aliments, à la mondialisation des échanges, à la concentration des acteurs de l’agroalimentaire et à l’essor du numérique. In fine, ce chapitre vise à nuancer une idée courante : celle de la construction d’un système alimentaire contemporain qui se serait réalisée « par étapes », de façon linéaire dans le temps, et qui tendrait vers le stade ultime d’un modèle industriel.

— L es évolutions technologiques de la transformation des aliments Depuis des centaines de milliers d’années, l’être humain utilise divers procédés pour transformer tout ou partie de ses ressources alimentaires afin d’en extraire les portions comestibles, de ralentir ou de maîtriser leur dégradation, de garantir leur innocuité ou leur digestibilité et d’améliorer leurs propriétés organoleptiques. Les premières opérations de transformation des aliments remontent à la préhistoire, déjà marquée par l’utilisation d’outils de transformation (en pierre ou en bois), par la cuisson des aliments liée à la domestication du feu, ou par le recours aux procédés de fermentation (Sinsheimer, 2018 ; Hutkins, 2018). Par exemple, dès le vii e millénaire avant Jésus-Christ, on retrouve trace en Chine de la production dans des jarres en terre d’une boisson fermentée à base de riz, de miel et de fruits (aubépine, raisin) qui jouait un rôle à la fois social, religieux et médical (McGovern et al., 2004). La transformation des aliments est longtemps restée une activité domestique manuelle, surtout assurée par les femmes. Les « premières transformations » (battage des céréales, mouture des grains ou pressage) permettent de séparer ce qui est consommable de ce qui ne l’est pas, et de préparer les produits au stockage. Avec le recours à l’énergie hydraulique ou animale, les premières transformations se mécanisent, faisant apparaître à différentes époques à travers le monde des activités artisanales spécialisées, souvent investies par des hommes qui deviennent meuniers, presseurs, sécheurs, abatteurs, etc. (Sigault, 1993). En parallèle de l’activité culinaire domestique, les activités de « seconde transformation » (de la farine au pain et aux pâtes, des huiles brutes aux huiles raffinées, de la carcasse aux morceaux découpés, etc.) se professionnalisent dès l’Antiquité. Dans les palais de l’Égypte ancienne, on trouve trace de personnel spécialisé : brasseurs, boulangers, bouchers, pâtissiers, etc. (Bresciani, 1996).

2. Rastoin et Ghersi (2010) parlent de « modèle agro-industriel » en utilisant un préfixe qui évoque plus l’agriculture et la production de matières premières agricoles que les opérations et acteurs plus en aval qui transforment, commercialisent et distribuent les aliments et que le terme « agroalimentaire » est censé mieux désigner.

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Avec la Révolution industrielle, les systèmes techniques de transformation des aliments évoluent significativement, notamment grâce aux avancées de secteurs exogènes à celui de l’alimentation (Birlouez, 2019). Les progrès de diverses disciplines scientifiques (thermo­dynamique, biologie, chimie, physique, mécanique ou sciences des matériaux), le développement du génie des procédés et, à partir du xxe siècle, de l’informatique et de l’électronique contribuent pleinement à l’avènement de l’industrie agroalimentaire. Le contrôle de la qualité sanitaire des aliments constitue un premier enjeu majeur et la découverte de l’appertisation (mise en boîte de conserve) en 1795 ou l’invention de la machine frigorifique à l’ammoniac en 1858 amorcent une révolution dans la conservation des aliments. Sur la base d’avancées scientifiques opérées au xixe siècle, les technologies se multiplient ensuite au siècle suivant via l’invention de nouveaux procédés : irradiation des aliments (1905), lyophilisation (1906), hautes pressions (1910), congélation rapide (1929), micro-ondes (1947), ultrafiltration du lait (1969), etc. Dans les usines de transformation, le recours à l’énergie fossile à faible coût, le développement de l’automatisation et la rationalisation du travail, étape par étape, permettent d’augmenter les rythmes de production et de limiter les pertes post­récolte. Les modes de transformation, de conservation et de traçabilité des aliments s’en trouvent révolutionnés : les aliments industriels font désormais l’objet d’une production standardisée de masse, imposée par les économies d’échelle et d’un transport grande distance, permis par l’amélioration de leur qualité sanitaire et l’élongation de leur durée de vie. Parallèlement, l’industrie alimentaire évolue grâce aux avancées en science des aliments, notamment avec la mise en œuvre d’une logique de transformation des aliments en deux temps (Soler et al., 2011). D’un côté, des matières premières – de plus en plus standardisées et mises en concurrence dans l’amont agricole – sont fractionnées pour en extraire des composés simples : sucres, farines, matières grasses, purées de fruits, mais aussi protéines de lait, amidon, carraghénane, etc. De l’autre, les composés issus de ces divers fractionnements sont assemblés pour formuler des produits finis aux propriétés organoleptiques, nutritionnelles ou de conservation nouvelles. Cette reconstitution d’aliments nécessite éventuellement le recours à des additifs, qui sont des adjuvants de texture, de couleur et de goût. Ils peuvent être d’origine naturelle comme la lécithine de soja, la curcumine et l’amidon, ou chimique comme l’aspartame. Cette logique est poussée à bout dans le cas des « aliments ultra-transformés », qui tendent désormais à occuper une place dominante dans l’offre alimentaire des pays à hauts revenus3 (Monteiro et al., 2013). Finalement, une telle logique peut être illustrée par l’image du sablier (figure 5.1) : à partir d’une certaine diversité de matières premières agricoles, un nombre restreint 3. Ce qui n’empêche pas ces aliments d’être très présents dans des pays à moindres revenus, et notamment en Asie du Sud-Est et de l’Est.

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de produits intermédiaires et le recours à de nouveaux procédés permettent de formuler une multitude de produits finis transformés (Soler et al., 2011), capables de répondre à des attentes en constante évolution (chapitre 6). Figure 5.1. La diversification retardée de l’offre alimentaire dans l’agro-industrie via le recours aux produits intermédiaires et aux nouveaux procédés. Schéma inspiré de la présentation de Gilles Trystram « Quelles innovations en technologies alimentaires ? » (Chaire Unesco Alimentations du monde, 2014).

La diversification de l’offre alimentaire ne se limite pas aux opportunités offertes par les évolutions techniques des modes de transformation. Les produits industriels sont associés à un nombre croissant de services (matériels et immatériels) : conditionnements de plus en plus sophistiqués associés à de nouveaux usages, informations et conseils partagés par les marques sur leurs plateformes digitales, jeux et concours, etc. Ces attributs permettent de différencier les produits et de cibler des segments toujours plus fins de consommateurs (enfants, seniors, sportifs, malades, etc.) jusqu’à la perspective d’une nutrition personnalisée, porteuse de nouvelles sources potentielles de valeur ajoutée. Ainsi, dans le produit alimentaire issu de l’industrie, la matière première est une part de plus en plus réduite de sa valeur finale. Le cas du café illustre bien ce phénomène : en achetant du café on payait initialement les grains, puis le fait qu’il soit moulu, lyophilisé, mis en dosettes puis en capsules. Ce qui conduit à un paradoxe : payer toujours plus cher des produits alimentaires sans que la rémunération des producteurs augmente (Daviron et Ponte, 2007).

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Ajoutons que l’industrialisation de la transformation alimentaire est concomitante des évolutions en matière de logistique. Le moteur à explosion et le pétrole révolutionnent le transport, accélérant son développement et réduisant son coût. Les matières premières agricoles en amont et les produits finis en aval peuvent être transférés bien au-delà de leur lieu de production. Le développement de la chaîne du froid permet le transport de produits frais. Ces évolutions sont indispensables aux échanges à grande distance, à la grande distribution ou à la restauration hors foyer. Par ailleurs, l’utilisation domestique de certaines technologies, comme le réfrigérateur (à partir des années 1930) ou le micro-ondes (à partir des années 1970), offre de nouvelles opportunités d’innovations à l’industrie agroalimentaire. L’ensemble de ces évolutions technologiques de transformation ou de conservation des aliments contribuent à une augmentation en volume et à une extension dans l’espace et dans le temps des disponibilités alimentaires, à une réduction des coûts grâce aux économies d’échelle réalisées et surtout à une diversification de l’offre alimentaire. Finalement, l’offre alimentaire contribue à orienter la consommation, tout en s’ajustant aux évolutions des modes de vie. Les innovations alimentaires ne s’imposent ni subitement, ni à tous : la lenteur de leur adoption dans certains cas, ou l’accélération dans d’autres, dépendent de la dynamique du système des valeurs gastronomiques (Flandrin, 1989) (chapitre 6).

— Une mondialisation des échanges Si la mondialisation des échanges s’est intensifiée depuis le xixe siècle (Marnot, 2012), il s’agit d’un phénomène ancien. De récents travaux montrent que des aliments venus d’Asie étaient déjà importés en Méditerranée à l’âge du bronze, il y a 4 000 ans (Scott et al., 2021). Plus récemment, au xvie siècle, la pomme de terre, la tomate ou le maïs sont rapportés d’Amérique latine en Europe et contribuent progressivement à diversifier l’alimentation des Européens, mais aussi des Asiatiques et des Africains (Fumey et Raffard, 2018 ; Mendes Ferrão, 2015). Les aliments étaient parfois eux-mêmes les moteurs des explorations, comme c’est le cas pour les épices ou les stimulants. Le petit déjeuner, qui associe en Europe thé, café, chocolat et sucre, témoigne bien du fait que, depuis longtemps déjà, « le monde [est] dans nos tasses » (Grataloup, 2017 ; Mintz, 1991). En Europe, aux xive et xve siècles, environ trois quarts des plats de la cuisine bourgeoise et noble utilisent plus d’une quinzaine d’épices en grande quantité. Les Français les délaissent à partir du xvie siècle pour ne conserver que le poivre, le clou de girofle et la noix de muscade (Flandrin, 1989). Les aliments ne sont pas les seuls à voyager : les techniques culinaires s’échangent et s’enrichissent également (Gassie, 2017). Par exemple, le manioc est introduit en Afrique au xvie siècle dans le golfe de Guinée avec la technique brésilienne de transformation en semoule fermentée ; le gari béninois s’inspire ainsi de la farinha brésilienne (Muchnik et Vinck, 1984).

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Ces échanges sont par ailleurs liés à l’urbanisation du monde. Historiquement, hormis pour les produits frais proches de la ville ou pour des cités disposant d’un riche hinterland nourricier (à l’instar de Paris et l’Île-de-France), l’approvisionnement des villes se construit en partie sur des échanges de longue distance. Au xve siècle, des villes comme Venise ou Gênes, installées en bord de mer ou sur des cours d’eau, importent leur blé d’Égypte. Amsterdam fait de même avec l’Ukraine. Mais comme le souligne Fernand Braudel : « Peu leur importe qui produit [les aliments] et la façon, archaïque ou moderne, dont ils sont produits […]. L’essentiel, sinon la totalité du secteur primaire qu’impliquent leur subsistance et même leur luxe est largement extérieur [aux villes], et travaille pour elles sans qu’elles aient à se soucier des difficultés économiques ou sociales de la production » (Braudel, 1993). Quelques grandes villes, comme Angkor ou Alexandrie, font exception. Ce ne sont pas les aliments qui viennent de loin mais les fertilisants. Elles sont en effet localisées à proximité de zones agricoles inondées d’alluvions fertilisantes percolant depuis l’amont de bassins versants éloignés (Evans et al., 2007 ; Viollet, 2004). Ces terres très productives dégagent des excédents et peuvent ainsi nourrir des populations urbaines employées à la construction de temples. Les échanges lointains connaissent une accélération à partir de la seconde moitié du xixe siècle. D’une part, l’usage croissant de l’énergie fossile réduit le coût et le temps du transport maritime et routier. D’autre part, la mise en place des standards de qualité permet d’acheter les produits à distance sans avoir besoin de les voir. C’est ce dernier mécanisme qui permet le développement des marchés à terme de matières premières agricoles (chapitre 4). Dans le processus d’extension des marchés, la normalisation insère les entreprises dans des chaînes globales de valeurs constituées de réseaux d’acteurs privés ou privés-publics internationaux. Pour les entreprises, la normalisation sert des objectifs multiples, comme la réglementation en matière d’hygiène et de sécurité sanitaire (développement de méthodes standards comme le référentiel HACCP4) ou la mise en œuvre de stratégies commerciales de différenciation, avec la création de labels associés à un cahier des charges précis : appellations d’origine contrôlée, indications géographiques protégées ou marques privées (Lamanthe, 2007). Cette standardisation des aliments accélère la mise en concurrence des agricultures : quelle que soit leur origine, des produits comme les céréales, les oléagineux, le café, la poudre de lait ou encore le sucre peuvent s’échanger sur un même marché. De plus en plus de pays peuvent ainsi participer à ces échanges, en fonction de leurs avantages comparatifs. Cette extension permet une certaine stabilisation des prix agricoles, qui sont volatils par nature compte tenu de la non-régularité des récoltes : les défaillances toujours possibles d’un exportateur du fait d’une mauvaise récolte sont alors compensées par les performances d’un autre mieux loti. Mais les 4. Acronyme de Hazard Analysis Critical Control Point, méthode d’analyse des risques alimentaires.

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marchés à terme et leurs contrats spéculatifs signent aussi l’arrivée de la finance dans le commerce alimentaire, avec les risques de bulles spéculatives qui accentueront par exemple la flambée des prix alimentaires de 2008. La spéculation par les commerçants a toujours existé sur les marchés agricoles dès que le stockage était possible, mais son échelle et son ampleur changent considérablement avec la mondialisation et la financiarisation de l’économie.

— La concentration des acteurs Ce double mouvement de remplacement du travail humain par les machines et de financiarisation croissante des marchés participe à la reconfiguration des acteurs des systèmes alimentaires. D’un tissu décentralisé d’activités artisanales marchandes, d’abord rurales, puis de plus en plus urbaines, on voit émerger des entreprises plus importantes qui se concentrent, jusqu’aux multinationales géantes d’aujourd’hui : Nestlé, Pepsico, Unilever, Coca-Cola, Mars, Mondelez, Danone, General Mills, Kellogg’s, Associated British Food, etc. On estime ainsi que les dix premières entreprises du secteur de l’alimentation et de la boisson représentent 37,5 % de la part de marché des cent premières entreprises alimentaires mondiales (IPES-Food, 2017). Ces dernières ne représentent cependant que le quart du chiffre d’affaires de l’ensemble de ce secteur. La concentration est bien plus importante dans l’agrofourniture (semences et produits phytosanitaires notamment), où les dix premières entreprises représentent 80 % du marché (Rastoin et Ghersi, 2010). Si le secteur se concentre, la structure de marché s’oriente vers un « oligopole à franges » (Rastoin, 2012) : alors que quelques firmes de tête dominent, des acteurs plus petits (micro, petites et moyennes entreprises, transformateurs à la ferme, etc.) occupent les interstices. Les pouvoirs se concentrent autour d’une poignée d’entreprises géantes qui déploient d’importantes forces d’influence pour veiller à leurs intérêts dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques. Pour autant, il faut dépasser une vision « évolutionniste » de la typologie des acteurs, du « rural et traditionnel » aux grandes entreprises « industrielles consolidées » (HLPE, 2017 ; John Hopkins University et Gain, 2021), qui laisserait à penser que les petites entreprises sont condamnées à disparaître au profit des plus grandes. Micro, petites, moyennes et grandes entreprises fonctionnent le plus souvent en interactions concurrentielles ou complémentaires (Gasselin et al., 2021). De plus, en réaction aux logiques purement capitalistes, de nouvelles formes d’entreprises émergent comme celles de l’économie sociale et solidaire (chapitre 20). Elles représentent d’ailleurs des sources d’inspiration pour les entreprises conventionnelles pour innover sur les enjeux sociétaux de durabilité (Boltanski et Chiapello, 1999).

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À la fin du xxe siècle, un nouvel acteur se développe et acquiert un pouvoir croissant : la grande distribution. D’une activité de commerce de détail (super puis hypermarchés), ce secteur investit plusieurs domaines : la logistique (plateformes), concurrençant ainsi les marchés de gros ; la transformation, avec le développement des marques de distributeurs ; mais aussi le secteur bancaire avec des offres de crédit à la consommation. Les super et hypermarchés s’implantent presque partout dans le monde au fur et à mesure de l’émergence des classes moyennes (Reardon et al., 2003). La concentration et la globalisation de ce secteur favorisent la mise en concurrence des fournisseurs et des producteurs en amont. Avec l’avènement de la grande distribution, « traditionnelle » ou numérique, la mise en concurrence des produits sur un même rayon ou sur une même page web s’accentue. Le marketing et la communication deviennent des ressources stratégiques pour les entreprises. La marque s’apparente à un quasi substitut du produit en étant investie de valeurs symboliques qui surpassent les propriétés concrètes de celui-ci. Le merchandising, les emballages et la publicité sont autant de moyens de mettre en avant un produit par rapport à ses concurrents (Cochoy, 2002). La noto­ riété du produit tend ainsi à précéder son usage. Dans les rayons des supermarchés, le consommateur s’informe grâce à l’emballage qui se substitue à la relation interpersonnelle avec l’artisan-commerçant. Les grands groupes agroalimentaires cherchent à développer une meilleure connaissance de leurs clients et à s’en rapprocher grâce aux professionnels du marketing. Par ailleurs, la concentration des acteurs de la grande distribution accentue le déséquilibre dans les rapports de force au sein des filières alimentaires. Les profits réalisés grâce aux placements financiers de la trésorerie générée par les délais de paiement des fournisseurs permettent d’opérer des marges commerciales relativement faibles et donc des prix très compétitifs. Enfin, les intermédiaires se multiplient et la filière s’allonge entre producteurs et consommateurs. Le système alimentaire ne se limite plus aux seuls acteurs qui travaillent directement sur les aliments. Les fournisseurs d’équipements et de consommations intermédiaires (énergie, emballages, solutions numériques) jouent un rôle croissant. C’est désormais tout un secteur économique qui intervient indirectement pour accompagner les entreprises qui produisent et commercialisent les produits alimentaires (recherche, études, conseil, assurance, finance, communication, etc.). La professionnalisation de ces médiateurs les conduit de plus en plus à traiter avec divers secteurs, alimentaires comme non alimentaires.

— L’essor du numérique Depuis la fin du xxe siècle, les systèmes alimentaires intègrent de façon croissante des outils et des acteurs de l'économie numérique. De la production agricole à la commande de repas, le numérique transforme l’ensemble des étapes

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du système alimentaire, tant dans leur fonctionnement que dans la configuration des réseaux d’acteurs. À une échelle planétaire, le numérique se combine avec le développement de l’imagerie satellitaire et aérienne (avec les drones) pour fournir des informations géographiques de plus en plus précises permettant de calculer la taille de la population, ses déplacements ou ses conditions de vie, jusqu’à estimer son degré de pauvreté (Jean et al., 2016). À des échelles plus fines, et pour un usage agricole, les images satellite servent à cartographier des indicateurs agroclimatiques utiles aux agriculteurs. Ces cartes assurent en particulier un pilotage plus fin de leurs travaux agricoles. Les applications numériques, couplées au machinisme agricole, sont d’ailleurs proposées par des entreprises semencières ou de produits phytosanitaires pour une agriculture dite « de précision » afin d’optimiser l’apport d’intrants (Grain, 2021). Ces outils permettent aussi d’enregistrer les pratiques agricoles et de rendre ainsi compte des conditions de production. Il devient alors plus facile de certifier le respect de cahiers des charges sans le recours coûteux à un visiteur venant contrôler les pratiques de l’agriculteur… à condition d’avoir pu investir dans ces nouveaux équipements numériques. La surveillance des pratiques s’étend également aux travailleurs. Il est désormais possible de suivre précisément et donc de contrôler leurs déplacements et leurs activités grâce au traçage de leurs smartphones, comme c’est le cas dans les entrepôts de stockage des entreprises de vente en ligne. Issue initialement du fonctionnement de la monnaie cryptée Bitcoin, la blockchain – cette base de données partagée permettant d’enregistrer toute transaction sans falsification possible – s’étend désormais aux titres fonciers ou à la traçabilité des produits (Tian, 2016). Elle évite d’avoir recours à des organes centraux de contrôle grâce à son haut niveau d’inviolabilité. Elle ouvre la voie à une meilleure traçabilité de l’origine et du cheminement des produits, à condition bien sûr que la qualité de ceux-ci soit standardisée. C’est sans doute dans le domaine de la distribution et de la consommation que l’essor du numérique est susceptible d’avoir le plus de conséquences. Cet essor concerne d’abord la commande en ligne de produits alimentaires. L’enregistrement des références alimentaires dans les bases de données des rayons virtuels des sites de commande en ligne facilite considérablement la mise en comparaison des produits d’une même catégorie, ouvrant la voie à des systèmes de notation comparative pour mieux conseiller les consommateurs. La composition des aliments et leurs conditions de production plus facilement identifiables deviennent des enjeux importants de compétitivité pour les entreprises. Par ailleurs, la commande par Internet génère de nouvelles pratiques d’achats. Elle permet d’accéder aux notations ou commentaires en ligne des autres usagers et de mesurer ainsi la réputation des produits ou des fabricants. Le faible contrôle de ces dispositifs participatifs rend toutefois possible la

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manipulation de ces informations. Les entreprises peuvent par exemple acheter des avis de pseudo-usagers pour faire valoir leurs produits ou dévaloriser les concurrents (Casilli, 2019). L’usage croissant des ordinateurs, tablettes et smartphones pour se renseigner, acheter et payer en ligne permet la collecte d’informations sur les centres d’intérêt des consommateurs, leurs achats, leurs déplacements et, possiblement, leur état de santé, voire bientôt, grâce au recours aux nanotechnologies, leur état physiologique instantané (glycémie, alcoolémie, etc.). L’arrivée dans les foyers des robots de cuisine ou des réfrigérateurs connectés permet également la collecte de données sur les pratiques domestiques. Ces données peuvent être analysées pour établir des profils de consommateurs, le profiling, utiles aux entreprises, et pour conseiller directement les consommateurs, leur proposer des suggestions d’achats ou des conseils personnalisés. Les applications de messageries ou l’échange de vidéos au sein des réseaux sociaux sont utilisés dans le domaine de l’alimentation de plusieurs façons : le partage de conseils, de témoignages (par exemple les « retours de course », ou grossery hauls, sur les sites de vidéos en ligne), d’informations et de tutoriels sur les produits, les magasins, la cuisine, les recommandations nutritionnelles, religieuses, éthiques, etc. Apparaissent ainsi sur les réseaux sociaux des « prescripteurs de l’alimentaire » (Zirari, 2017) aux vidéos largement visionnées. Autre usage des réseaux sociaux : la publicité, la vente et la commande de produits ou de plats cuisinés au sein d’un réseau de clients (chapitre 16). Ce mode de commercialisation permet d’accéder à des aliments de producteurs pratiquant la vente directe ou à des plats cuisinés proposés par des cuisinières semi-professionnelles exerçant à leur domicile. D’un côté, l’essor du numérique apparaît comme la poursuite d’une standardisation toujours plus poussée des produits et comme un moyen d’optimisation et de gain de temps, qui pousse plus loin la logique d’industrialisation des systèmes alimentaires. D’un autre côté, le numérique s’avère être un instrument mobilisé par les individus comme moyen d’échanger leurs connaissances, leurs pratiques et leurs innovations à l’aide de procédés potentiellement libres de droits (IPES-Food, 2017 ; Hérault et al., 2019) (chapitre 18). Ces échanges, réalisés en dehors et parfois en contestation même de la sphère marchande capitaliste, génèrent de nouvelles formes de liens sociaux.

— Conclusion L’ensemble des évolutions décrites dans ce chapitre a contribué à l’industrialisation de l’offre alimentaire et à la marchandisation des aliments. D’une part, la construction sociale de l’alimentation change : elle s’est trouvée progressivement réduite, dans l’imaginaire collectif, à ses caractéristiques marchandes (prix, praticité,

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image), au détriment de ses dimensions culturelle, sanitaire, environnementale ou éthique, alors considérées au mieux comme des externalités. Et, d’autre part, le pilotage des systèmes alimentaires a été pris en main par une gouvernance hybride entre pouvoirs publics et secteur privé, dont ont été finalement exclus les citoyens (Vivero Pol et al., 2020) (chapitres 18 et 22). Toutefois, à rebours de l’idée d’un « triomphe de la consommation de masse et du système agro-industriel capitalisé et internationalisé » suggéré par Louis Malassis (1997), la montée en puissance d’un tel système alimentaire n’évince pas les autres formes d’organisation alimentaire. Il s’y combine, les influence et s’en inspire plus qu’il ne les remplace. Si le numérique gagne du terrain et offre de nouvelles opportunités aux acteurs industriels, c’est aussi un instrument de contre-pouvoir dans des initiatives alternatives. En dépit de la mondialisation des échanges, l’industrialisation des systèmes alimentaires est loin d’être une réalité partout. Dans chaque région du monde, les modes de consommation associent à la fois productions locales et lointaines, ou aliments bruts et industriels (chapitre 6).

Les auteurs remercient Mathilde Coudray, Jean-Louis Rastoin et Gilles Trystram pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

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Chapitre

Partie

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L’évolution des habitudes alimentaires Nicolas Bricas, Marie Walser

Où l’on découvre quelles sont les grandes évolutions sociétales contemporaines qui redessinent notre rapport à l’alimentation, pourquoi l’hypothèse d’une uniformisation des styles alimentaires doit être nuancée et comment l’évolution du rapport des mangeurs à leur alimentation peut être interprétée du point de vue des distanciations.

Ce que l’on mange, la façon dont on s’organise pour le faire, c’est-à-dire s’approvisionner, cuisiner, servir les repas, gérer les déchets, et ce que l’on en pense, comme les représentations, valeurs ou préoccupations, constituent ce qu’on appelle les « styles alimentaires ». Ces styles étant relativement stables à court ou moyen terme, on parle plus communément d’« habitudes alimentaires », mais ils évoluent sur une plus longue période, parfois lentement, parfois brusquement. Par exemple, avant le xvie siècle, il n’y avait pas de pommes de terre en France, de tomates en Italie, de manioc ou de maïs en Afrique. En France, certains aliments étaient très valorisés socialement aux xviie et xviiie siècles et ont complètement disparu de l’ordre du mangeable : le cygne, le paon, la grue, le héron, la baleine et le marsouin (Flandrin, 1989). L’évolution des habitudes alimentaires est corrélée à l’évolution de l’agriculture (chapitre 4) et à celle de l’offre alimentaire (chapitre 5). Mais elle est aussi le reflet d’évolutions sociétales qui transforment les modes de vie et les valeurs des mangeurs.

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— Les effets des évolutions sociétales Bien sûr, les évolutions de l’agriculture et de l’alimentation contribuent à changer le monde. Elles permettent la croissance démographique, façonnent les paysages… Mais les sociétés humaines sont également traversées par de grandes tendances, qui sont exogènes au domaine de l’alimentation et qui contribuent au renouvellement des manières de la penser et de l’organiser. En voici quelques exemples. L’urbanisation a été rendue possible par la production d’excédents alimentaires permettant de nourrir des « non-agriculteurs ». Elle modifie les modes de vie et d’alimentation. En ville, le pouvoir d’achat devient le principal facteur d’accès à l’alimentation. On y côtoie des populations d’origines diverses, avec leurs cultures alimentaires propres, arrivées au gré des migrations qui peuplent les villes. On y est donc exposé à une plus grande diversité de l’offre qu’en milieu rural. Et le plus souvent, le lien des urbains avec le monde agricole se perd. On travaille souvent loin de son domicile et les rythmes de vie s’accélèrent (Rosa, 2010). Le gain de temps et la praticité deviennent des critères importants des pratiques alimentaires. Ainsi, au Maroc par exemple, les mères de famille qui voient leurs rôles sociaux se diversifier en ville cherchent à alléger la planification des repas, en ayant recours à la sous-traitance de certaines tâches alimentaires ou en « bricolant » à partir de restes ou de produits préparés « à emporter » (Zirari, 2020). Enfin, les urbains vivent dans des logements plus densément peuplés, où certaines opérations de traitement des aliments deviennent plus difficiles (séchage, fumage, fermentation, pilage). L’augmentation du salariat, avec le développement des secteurs de l’industrie et des services, se traduit par des revenus plus réguliers et moins fractionnés. Le pouvoir d’achat augmente dans tous les pays et une classe moyenne émerge. Elle est estimée à 3,2 milliards d’individus en 2020 et 4,9 milliards sont attendus en 2030, dont les deux tiers en Asie (Kharas, 2010). Cette classe moyenne constitue un marché pour des produits transformés permettant de s’affranchir d’une partie du travail domestique. Mais la croissance économique n’empêche pas le maintien d’une population pauvre, notamment dans les pays à faibles revenus : dans ces pays, sur près de 350 millions d’emplois, plus de 200 millions sont occupés par des personnes considérées comme modérément (95 millions) et très pauvres (125 millions) (Bendjebbar et Bricas, 2019). Du xviiie siècle jusque dans les années 1970, les inégalités de niveaux de vie augmentaient entre les pays mais diminuaient au sein d’un même pays. Depuis, la tendance s’est complètement inversée (Giraud, 2019) : les inégalités se réduisent entre pays alors qu’elles augmentent à l’intérieur de ceux-ci, y compris pour les plus riches d’entre eux. Les migrations ne sont pas seulement le fruit d’un exode rural venu grossir les villes. Elles concernent aussi des mouvements inverses, voire pendulaires, qui contribuent à la diffusion de styles alimentaires entre ces deux mondes (Odéyé et Bricas,

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1985). Elles sont aussi internationales et enrichissent les styles alimentaires de nouveaux produits, de nouvelles cuisines et pratiques de consommation. En témoignent les cuisines du Maghreb, de l’Asie du Sud-Est, du Japon ou encore du Liban qui se sont diffusées dans de nombreux pays. Ces cuisines sont adaptées et transformées dans les pays d’accueil et peuvent, avec ce détour, s’exporter à nouveau après cette réinterprétation (Herskovits, 1945) : pizza italienne (Sanchez, 2008) ou cuisine « tex-mex » (Pilcher, 2001) après un détour nord-américain par exemple. Ainsi, les gastronomies doivent être envisagées au regard « des métissages qui les traversent, les structurent, les maintiennent et les transforment » (De Lima et Do Paço, 2012). La restauration joue un rôle important dans la diffusion des cuisines étrangères et les processus de métissage. Depuis le xixe siècle, l’individualisation des modes de vie est considérée comme une tendance lourde des sociétés occidentales et, plus largement, des sociétés urbaines (Étienne et al., 1994, pour l’Afrique par exemple). Elle se traduit par une réduction de la taille des ménages et par l’augmentation du nombre de personnes qui vivent seules (15 % de la population française en 2013). Elle se traduit également par le développement de valeurs et d’attitudes plus individualistes. La restauration populaire devient un moyen d’organiser un repas collectif à partir de portions de plats différents, choisis en fonction des préférences individuelles. La commensalité, le fait de manger ensemble, change de forme : on partage le même moment mais plus nécessairement la même nourriture (Fischler, 2013). En matière d’alimentation, et surtout de nutrition, cette tendance est accentuée par l’ambition de personna­ liser l’offre alimentaire pour mieux répondre aux besoins biologiques spécifiques des individus en fonction de leur taille, poids, âge, caractéristiques génétiques, lieu de résidence ou encore niveau d’activité physique (Fournier et Poulain, 2017). La diversification des identités est le pendant de l’individualisation. Avec l’urbanisation et les brassages de population, les communautés d’individus se recomposent, se complexifient et se multiplient. Aux côtés des grandes institutions traditionnelles (famille, religion, profession), qui dans certains pays s’affaiblissent et dans d’autres se renforcent, apparaissent de nouvelles sociabilités telles les tribus reposant sur les affinités (Maffesoli, 1988). Cette diversification se traduit par la multiplicité d’appartenance des individus à des groupes sociaux (Kaufmann, 2005 ; Singly, 2016). On peut se sentir attaché à la région d’origine de ses parents, fervent défenseur d’un club de foot de la ville où on habite et grand amateur d’un style de musique. Au regard de cette identité plurielle, les comportements, notamment alimentaires, changent selon les situations et les groupes qu’ils intègrent (Ascher, 2005). Cette évolution conduit à reconnaître la pluralité des formes d’acculturation bien au-delà de la vision linéaire d’une transition d’un modèle « traditionnel » vers un modèle « moderne » : la déculturation correspond à la perte de repères alimentaires traditionnels, qui peut d’ailleurs se traduire par une anxiété alimentaire chez le mangeur (Fischler, 1990). L’hyperculturation correspond à une survalorisation défensive de la culture d’origine ;

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le pendulisme à une alternance entre culture d’origine et d’accueil ; le métissage à un mélange des cultures ; l’innovation à la création d’une nouvelle culture. La féminisation des sociétés s’opère à des vitesses très différentes d’une société à l’autre, mais profite de l’urbanisation et des influences de modèles exogènes. Elle permet aux femmes d’accéder à des emplois salariés où elles acquièrent de nouvelles compétences et responsabilités. Les femmes ont accès à des revenus plus autonomes, bien qu’étant souvent nettement moins rémunérées que les hommes à qualification et à responsabilité égales. Cette féminisation transforme aussi, généralement très lentement, la division genrée du travail alimentaire : courses, cuisine, vaisselle, etc. On observe également des tendances à la « médicalisation » (Foucault, 1988) et à la « santéisation » (Poliquin, 2015) de la société. La première renvoie à la montée en puissance, dans les raisonnements, des savoirs scientifiques issus des professionnels de santé à la place des prescriptions religieuses. La seconde est la tendance à rechercher une amélioration de son état de santé au travers de diverses pratiques de contrôle de son corps et de son environnement. La nutritionnalisation (chapitre 9), qui réduit l’alimentation à sa fonction biologique, s’inscrit dans ce mouvement. Ces tendances sont le reflet d’une évolution des connaissances scientifiques en biologie, médecine et épidémiologie, révélant chaque jour de nouveaux facteurs de risques, largement relayés par les médias. Elles se traduisent par une préoccupation croissante pour les questions sanitaires, où l’alimentation apparaît comme l’un des plus importants vecteurs de la santé. Toutefois, dans un contexte de cacophonie diététique, caractérisée par la prolifération des normes concurrentes (Fischler, 2019) et par l’existence de discours de défiance envers les scientifiques, choisir une alimentation bonne pour sa santé n’apparaît pas toujours chose aisée. La dégradation de l’environnement, qui se manifeste par les pollutions, la déforestation, l’épuisement des ressources et les changements climatiques, s’observe scientifiquement. Elle est de plus en plus médiatisée et de plus en plus concrètement perçue par les individus. Elle se traduit par une montée de toutes les préoccupations d’ordre éthique, dont les préoccupations environnementales, et contribue à une attention croissante aux conditions de vie des animaux d’élevage. Elle rejoint une recherche plus ancienne de maintien de relations avec une « Nature » idéalisée, perçue dans de nombreuses sociétés comme exogène à l’humain (chapitres 3 et 10). Les milieux ruraux et naturels sont valorisés comme des espaces de ressourcement, jusqu’à tenter d’en introduire des éléments dans le cœur des villes : forêts urbaines, corridors écologiques, agriculture urbaine, etc. La naturalité devient un critère de qualité (Lepiller, 2012), tant vis-à-vis de l’environnement que des produits alimentaires. Ces changements de l’environnement, des modes de vie et des préoccupations sociétales ont une influence sur les comportements et la demande alimentaires. Ils sont aussi intégrés par les entreprises agroalimentaires qui en font des opportunités

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d’innovations (chapitre 5). Les tendances présentées ci-dessus s’en trouvent accentuées. Elles se diffusent dans le monde entier, notamment au travers de la mondialisation de l’information et de la pénétration des marchés des pays émergents par les entreprises multinationales. Pour autant, les habitudes alimentaires convergent-elles vers un modèle unique ?

— Vers une uniformisation des styles alimentaires ? À l’échelle mondiale, l’évolution des consommations alimentaires est marquée par une tendance à la convergence de la structure de la ration calorique moyenne : d’une répartition initiale de la part (en %) des glucides-lipides-protéines à environ 75-15-10, tous les pays tendent vers une répartition finale à environ 50-40-10 (Combris et Soler, 2011). La structure de la ration protéique évolue également avec une diminution tendancielle des protéines végétales au profit des protéines animales. Cette évolution est présentée comme une transition alimentaire liée à l’augmentation des disponibilités alimentaires, la marchandisation de l’accès à l’alimentation, l’augmentation du niveau de vie et l’urbanisation (Popkin, 2014). Cette convergence des évolutions se lit aussi au travers de l’augmentation générale des produits transformés et de la diffusion mondiale de certains aliments (pain, pâtes, poulet, oignons, tomate, sucre, bière, soda), voire de mets (pizza, hamburger, sushi, kebab). Cette tendance est interprétée par certains auteurs comme une « occidentalisation » de l’alimentation du monde (Popkin, 2014), voire une « cocacolonisation » (Ritzer, 1992). L’analyse de ces évolutions n’est cependant pas univoque. Ainsi, la figure 6.1 ci-après représente deux lectures de l’évolution des disponibilités alimentaires en calories totales (en abscisse) et en calories animales (en ordonnée), entre 1961 et 2005 dans les principaux pays du monde (représentant plus de 5,3 milliards de personnes). Figure 6.1. Deux lectures de l'évolution des disponibilités caloriques dans le monde en kilocalories/personne/jour (source : d’après Combris et Soler, 2011).

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La lecture du graphique de gauche insiste sur la tendance générale d’évolution qui apparaît alors structurellement inéluctable. Celle du graphique de droite insiste sur la disparité des situations pour un même niveau de consommation calorique totale et porte plus d’attention sur ce qui différencie les situations. Ces deux lectures conduisent à deux interprétations dans les stratégies des multinationales de l’alimentation : la première conduit à pouvoir s’affranchir des contextes historiques et culturels pour jouer la diffusion d’un modèle unique ; la seconde incite au contraire à tenir compte de ces différences. À une échelle plus fine que ces grands agrégats agronutritionnels, celle des produits consommés, les convergences sont moins visibles. Même si blé, riz et maïs fournissent la base alimentaire de la moitié de la planète, des régions entières continuent d’utiliser le manioc, l’igname, les mils et sorgho ou encore la pomme de terre comme principal produit de base. La Chine et l’Inde, dont les deux trajectoires économiques sont marquées par une forte croissance du pouvoir d’achat, se différencient par une forte augmentation de la consommation de viande pour la première et de produits laitiers pour la seconde. À l’échelle encore plus fine des cuisines, et même si certains plats se mondialisent, les singularités dominent. Le cas du Liban est emblématique. Avec une importante diaspora dans le monde, soumise à toutes les influences, et avec des importations qui représentent 70 à 80 % de son alimentation (Bessaoud, 2020), ce pays devrait être le symbole même de l’alimentation mondialisée. Or, non seulement sa cuisine reste bien vivante dans le pays, mais elle s’exporte dans le monde entier. La diffusion de modèles alimentaires issus de pays dominants peut provoquer, par ce qu’on appelle une hyperculturation (Juvin et Lipovetsky, 2010), une réaction d’affirmation et de survalorisation des modèles qui se sentent menacés (Barber, 2010). Mais les cuisines du monde ne font pas que résister aux influences externes. Elles se renouvellent sans cesse, s’adaptent, se mélangent et innovent en empruntant à diverses références. Les produits exogènes font l’objet de réappropriations différentes selon les cultures, les habitudes et les modes de vie (Gassie, 2017). Le ceebu jën, littéralement « riz au poisson », a été inventé à la fin du xixe siècle par des cuisiniers de Saint-Louis-du-Sénégal à partir de brisures de riz importées d’Indochine, de légumes introduits par les Européens, de légumes africains, d’huile d’arachide originaire d’Amérique centrale et introduite durant la colonisation française, et de poisson abondant sur la côte sénégalaise. Le mode de préparation est alors bien différent des plats sénégalais de l’époque : le riz et la sauce sont cuits dans une seule marmite (ben cin), alors que les plats « traditionnels » sont cuits dans deux marmites distinctes (niari cin), l’une pour la base céréalière, l’autre pour la sauce (Sankale et al., 1980). D’une invention initialement urbaine, de Saint-Louis puis de Dakar, ce plat est devenu identitaire de la cuisine sénégalaise, s’est exporté dans le reste de l’Afrique de l’Ouest avec une variante à la viande, le « riz au gras » ou le « riz wolof » (du nom de l’ethnie et de la langue dominante à Dakar). Les villes

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sont ainsi d’importants creusets d’innovations, tant dans la cuisine que dans les manières de s’approvisionner ou d’organiser ses repas, comme les auteurs africains, latino-américains et asiatiques rassemblés lors des colloques Manger en ville1 l’ont bien montré (Soula et al., 2020). Les flambées des prix alimentaires de 2008 puis de 2011 et les émeutes qu’elles ont provoquées dans le monde ont fait ressurgir dans les médias une question récurrente : que mangerons-nous demain ? Les produits candidats pour la nourriture du futur – insectes, viande in vitro, soja texturé, boissons nutritives, algues, pilules, etc. – font autant réagir que les découvertes de particularités alimentaires de « peuples exotiques ». Ils suscitent un mélange de curiosité et de crainte, voire de dégoût, et font le délice des médias. Si l’on se projette il y a cinquante ans, force est de constater que les habitudes alimentaires sont plutôt marquées par une forte inertie. Les pilules, poudres ou tablettes alimentaires que mangent les personnages de science-fiction depuis des décennies tardent à s’imposer, même si certaines entreprises en lancent régulièrement sur le marché (par exemple, Soylent) ou les mettent au point en laboratoire (Monbiot, 2020). Les changements alimentaires sont relativement lents en comparaison d’autres domaines de la consommation comme les outils de communication. Les modes d’alimentation hors foyer restent, eux aussi, divers. Si la restauration existe depuis les marchés et les foires, et depuis l’urbanisation avec la cuisine de rue et les auberges, les restaurants se développent en France surtout à partir du xixe siècle (Pitte, 1996). Aujourd’hui, par rapport à la cuisine domestique, la restauration hors du domicile reste plutôt un complément, par commodité ou par plaisir d’exception. Même si on observe de grandes différences selon les pays. Très importante par exemple en Indonésie (Tinker et Cohen, 1985), la restauration hors domicile l’est nettement moins en Inde, où la cuisine domestique reste incontournable, quitte à expédier les plats cuisinés à la maison à l’autre bout de la ville, comme à Bombay avec son incroyable système de livreurs qui se relaient dans toute la ville, les dabbawalas (Roncaglia, 2013). L’alimentation de rue et la restauration artisanale se maintiennent partout dans le monde (Abrahale et al., 2019), alors même que se multiplient les industries alimentaires et les supermarchés des firmes mondiales. Il faudra cependant suivre ce qu’il advient avec la révolution numérique de la commande Internet et de la livraison, qui s’étend désormais aux plats préparés et popularise le recours à des traiteurs, artisanaux ou industriels (chapitre 16).

1. Ces colloques ont été organisés par le Cirad et la Chaire Unesco Alimentations du monde à Paris en 2017 et en 2020, et à Porto Alegre en 2018, sur le thème de l’alimentation de rue (https://www.chaireunesco-adm.com/2018-Manger-en-villeComer-en-la-calle). Ils ont donné lieu à un ouvrage (Soula et al., 2020) et, en 2020, à un numéro thématique de la revue Anthropology of Food sur le thème « Genre et alimentation à l’épreuve de la vie urbaine ».

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— Une distanciation croissante avec l’alimentation Les rapports des mangeurs à leur alimentation peuvent être interprétés sous l’angle des « distanciations » qui se manifestent à plusieurs niveaux (figure 6.2). Ces distanciations sont éventuellement vécues de façon simultanée et peuvent être de différentes natures : • géographique : tous les territoires, et notamment les villes, ne peuvent pas, tant s’en faut, produire leur propre nourriture et doivent recourir à des productions de zones de plus en plus éloignées. L’étalement urbain, qui mange les terres fertiles et repousse les zones de production, ainsi que le faible coût du fret maritime, rendant très peu onéreux les échanges lointains, contribuent à cette distanciation géographique. Les mangeurs ne savent donc plus très bien d’où vient la nourriture qu’ils achètent et consomment ; • économique : elle est le fait de la multiplication des intermédiaires entre producteurs agricoles et consommateurs pour transformer, faire circuler, stocker et distribuer la nourriture. La valeur du prix payé par le consommateur est répartie entre un nombre croissant de maillons, et la part restante pour les producteurs tend à diminuer ; • cognitive : la proportion d’agriculteurs diminue, dans un contexte de faible renouvellement des générations et de faible attractivité des métiers agricoles, et les contacts entre les citadins et le monde rural se raréfient. La connaissance du secteur agricole et alimentaire est moins directe. Certains citadins ne savent plus d’où vient le lait ou le fromage, distinguer certains fruits et légumes ou encore ce que sont exactement les additifs listés dans les ingrédients des produits transformés ; • sensorielle : alors que l’on évaluait la qualité des aliments en goûtant, en reniflant ou en tâtant, on le fait de plus en plus en lisant l’information portée sur les emballages. Les sens de la préhension – le goût et le toucher – laissent la place au sens de perception : la vue, qui permet de lire des étiquettes par exemple (Figuié et Bricas, 2014) ; • sociale : l’individualisation des comportements alimentaires affaiblit les normes sociales qui faisaient de l’alimentation un « allant de soi » (Poulain, 2017). De plus en plus, chaque individu devient responsable de ses choix alimentaires et doit définir, lui-même, au prix d’une pression croissante, ce qui est bon, ou non, à manger ; • politique : le contrôle des citoyens sur leur système alimentaire se réduit aux choix du lieu d’approvisionnement et des produits. Leur capacité d’influence sur les politiques alimentaires, par exemple à propos des pesticides, est réduite. Ces distanciations génèrent inquiétudes et anxiétés (Fischler, 1990), qui peuvent aller jusqu’à une crise de confiance (Masson, 2011) et un sentiment de déprise. Elles suscitent, en réaction, des recherches de proximités : géographique (local), économique (vente directe et circuits courts), cognitive (jardinage, fooding), sensorielle (écoles du goût), sociale (prescripteurs alimentaires) et politique

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(démocratie alimentaire). Cette réaction peut être vue comme un mouvement de fond, un balancier via un retour généralisé à des proximités (chapitre 17). Elle peut aussi être vue comme des pratiques intermittentes ou partielles, parfois exploitées par les entreprises pour apaiser les inquiétudes des consommateurs, sans pour autant remettre en cause la fuite en avant de la surconsommation. Figure 6.2. Les distanciations entre les mangeurs et leur alimentation.

— Conclusion Les styles alimentaires sont le reflet de la société, façonnés par l’offre alimentaire, par les modes de vie et par les valeurs. Mais ils façonnent aussi la société. Les mangeurs émettent des signaux aux entreprises qui « répondent à la demande » ; ces dernières suscitent aussi cette demande ou la dépassent en créant des ersatz alimentaires qui se feront ou pas une histoire dans les habitudes alimentaires. Leur consommation, responsable ou non, impacte l’environnement, l’équité sociale, leur santé, celle des animaux et de la biosphère. C’est dans cette interaction entre les mangeurs et leur environnement que peuvent être saisies les dynamiques des styles alimentaires. Et c’est là tout l’intérêt des recherches sur les environnements ou les paysages alimentaires, qui permettent de dépasser l’idée que seules les caractéristiques des individus sont pertinentes pour comprendre leurs comportements.

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Reconnaître que l’offre répond à la demande, autant qu’elle la façonne, permet de déplacer le curseur de la responsabilité, depuis les consommateurs souverains vers les acteurs et les parties prenantes (ONG, associations, institutions, politiques, etc.) qui construisent le paysage alimentaire (partie 5). Si la diversification apparaît bien comme la tendance générale d’évolution des styles alimentaires, elle signifie qu’il faut désormais considérer la pluralité et la combinaison des consommations, des pratiques et des représentations des mangeurs. C’est au travers de la multiplicité des produits et des lieux d’approvisionnement, production et transformation, des agencements des produits dans les plats, des plats dans les repas, des repas dans les semaines, mois ou années alimentaires qu’il faut lire les styles alimentaires. Ainsi, on évite d’enfermer, par des représentations simplifiées, les mangeurs dans des cases, des catégories ou des typologies.

Ce chapitre s’inspire des travaux d’un groupe de travail sur les conduites alimentaires associant Nicolas Bricas, Claude Fischler, Pierre Combris et Julia Gassie dans le cadre de la prospective « MOND’Alim 2030 » synthétisés dans le chapitre de Gassie (2017), d’une synthèse venue compléter cette prospective des conduites alimentaires (Hérault et al., 2019), des colloques annuels de la Chaire Unesco Alimentations du monde de 2014 à 2017 et de trois colloques sur le thème Manger en ville organisés par le Cirad et la Chaire. Les auteurs remercient Mathilde Coudray et Véronique Pardo pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

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Affilations des auteurs Nicolas Bricas : Cirad, UMR MoISA, F-34398 Montpellier, France ; MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. Marie Walser : Chaire Unesco Alimentations du monde, Univ Montpellier, Cirad, Institut Agro, Montpellier, France. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/c6

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Chapitre

Partie

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Les limites des systèmes alimentaires industrialisés Nicolas Bricas

Où l’on découvre en quoi les systèmes alimentaires industrialisés génèrent des externalités négatives, aux niveaux environnemental, sanitaire, socio-économique et politique. L’identification de ces enjeux de durabilité conduit à assigner à ces systèmes non seulement la finalité de nourrir, mais aussi celle de contribuer activement à la viabilité de la biosphère et à un développement socio-économique inclusif et résilient.

S’il n’y a pas véritablement de consensus sur la définition d’une « alimentation durable » ou d’un « système alimentaire durable » (Béné et al., 2019), on s’accorde au moins sur les raisons pour lesquelles les systèmes alimentaires industrialisés, qui tendent à se diffuser largement, posent problème. D’une part, là où ils dominent, ils génèrent des irréversibilités qui s’avèreront très difficiles, voire impossibles, à gérer pour les générations futures. D’autre part, leur généralisation, si elle devait avoir lieu, n’est pas envisageable dans les limites des ressources de la planète. L’expression « alimentation durable » tend aujourd’hui à rassembler des revendications ou des objectifs relatifs à une multitude d’enjeux, à la fois issus des limites des systèmes alimentaires industrialisés et des évolutions plus générales de nos sociétés. Et il y a débat sur la légitimité ou la pertinence d’inclure certains de ces défis dans le champ de la durabilité, qui ne relèvent pas forcément d’enjeux d’irréversibilité ou d’impossibilité de généralisation, par exemple le bien-être animal ou l’anxiété des mangeurs (chapitre 6).

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Il n’empêche que les systèmes alimentaires industrialisés sont aujourd’hui largement contestés, même s’ils ont permis, rappelons-le, l’extraordinaire amélioration de l’offre alimentaire, tant quantitativement que qualitativement. L’accroissement démographique, l’urbanisation ou encore l’élévation du niveau de vie de la majorité de la population planétaire résultent en partie de l’industrialisation des systèmes alimentaires. Mais, alors qu’elles ont longtemps été passées sous silence, les nombreuses externalités négatives au prix desquelles s’est réalisée – et s’intensifie – cette industrialisation ne peuvent plus être ignorées. Ce chapitre détaille successivement les problématiques environnementales, de santé, sociales, économiques et de gouvernance posées par l’industrialisation croissante de l’alimentation à l’échelle mondiale (figure 7.1).

Figure 7.1. Les limites des systèmes alimentaires industrialisés.

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7 • Les limites des systèmes alimentaires industrialisés

— L’épuisement et la surexploitation des ressources naturelles En s’appuyant largement sur une économie minière (chapitre 4), les systèmes alimentaires industrialisés contribuent à épuiser des ressources non renouvelables, en premier lieu l’énergie fossile (charbon, pétrole et gaz). En France, celle-ci est utilisée à toutes les étapes du système alimentaire, pour la production de matières premières agricoles (27 % de la consommation d’énergie du système alimentaire), le transport (31 %), la transformation (15 %), la réfrigération et la cuisson domestique des aliments (14 %) et la distribution et la restauration (13 %) (Barbier et al., 2019). D’autres sources d’énergie, notamment renouvelables, peuvent être envisagées dans le futur pour suppléer à l’épuisement des énergies fossiles. Une telle substitution n’est cependant pas envisageable pour l’un des éléments indispensables de la fertilisation des plantes qu’est le phosphore. Présent sous forme d’un stock fini dans les sols, le recyclage partiel de ce précieux élément, qui se pratiquait jusqu’au xixe siècle, a été remplacé par l’usage croissant de phosphate minier, ce qui contribue à son épuisement. Bien que des controverses existent, un certain consensus se dégage pour estimer un épuisement des réserves en phosphate minier avant 2150 (Peñuelas et al., 2013). L’azote, un autre élément fertilisant, peut quant à lui être synthétisé par les plantes de la famille des légumineuses (soja, arachide, pois, haricots, luzerne, trèfles, fèves, etc.), alors que la ressource en potassium bénéficie de mines abondantes, ce qui éloigne la perspective de leur épuisement. Bien que renouvelables, d’autres ressources sont menacées par la surexploitation : la forêt, puits de carbone et réservoir de biodiversité, continue de voir sa surface grignotée par l’extension des surfaces agricoles, en particulier dans les régions tropicales (bassin du Congo, Malaisie, Indonésie, Brésil), notamment du fait du développement de l’élevage et des cultures industrielles comme l’huile de palme. Rappelons que l’agriculture utilise près de 40 % des terres émergées de la planète, dont les deux tiers sont consacrés aux pâturages et à la production d’aliments pour les animaux (FAO, 2020d). Si la diminution du couvert forestier mondial ralentit depuis les dernières décennies, elle reste estimée à 10 millions d’hectares par an depuis 2015 (FAO, 2020a). De récentes estimations montrent que 17 % des forêts tropicales auraient disparu depuis 1990 (Vancutsem et al., 2021). Par ailleurs, les stocks de poissons et autres produits de la mer sont prélevés à une vitesse supérieure à celle de leur renouvellement, lui-même menacé par la pollution croissante des eaux maritimes et continentales : algues, déchets, plastiques et produits chimiques. La part des stocks de poissons exploités à un niveau biologiquement durable à l’échelle mondiale est passée de 90 % en 1974 à 65,8 % en 2017 (FAO, 2020c). Dans certaines régions, l’accaparement de l’eau pour l’irrigation et par certaines entreprises agroalimentaires affecte directement le fonctionnement des milieux naturels. Enfin, l’agriculture et la transformation agroalimentaire industrielles sont largement responsables de l’érosion de la biodiversité domestiquée, érosion bien plus

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rapide que sa régénération (IPBES, 2019). D’après la FAO, seulement quinze plantes1 fournissent 80 % des apports énergétiques alimentaires issus des végétaux, et le blé, le riz et le maïs en représentant plus de la moitié à eux seuls. La diversité des variétés végétales cultivées se réduit également sous l’effet de la domination de quelques grandes firmes semencières. La FAO (2010) estimait que les trois quarts de la diversité variétale des plantes cultivées avaient disparu au cours du xxe siècle. Cette perte de diversité, notamment génétique, se traduit par une moindre résilience des systèmes agricoles face à des menaces telles que les ravageurs, les agents pathogènes ou le changement climatique. Elle constitue ainsi un risque pour la sécurité alimentaire (IPBES, 2019). La perte de biodiversité concerne aussi des plantes et des animaux non comestibles, mais absolument indispensables pour polliniser, fertiliser les plantes ou réguler leurs maladies, et menace également la production agricole à moyen terme (Hainzelin, 2019).

— La saturation des milieux naturels Dans la production agricole industrielle, l’usage massif d’engrais chimiques à relativement faible coût s’est traduit par une pollution des nappes phréatiques, rivières et rivages, et par une eutrophisation (prolifération d’algues entraînant un appauvrissement en oxygène) des milieux aquatiques. Ce phénomène est aggravé par le rejet de boues d’épuration, soit d’excréments humains pourtant riches en azote et en phosphore, que l’on ne recycle plus. En 2010, on estimait qu’environ 250 000 km2 d’espaces aquatiques, soit l’équivalent de la surface du Royaume-Uni, étaient eutrophisés dans le monde (Pinay et al., 2018). En conséquence : une perturbation majeure pour les écosystèmes aquatiques, une menace pour leur biodiversité, des risques sanitaires pour les riverains et des risques économiques pour les activités liées à ces milieux. La pollution aux engrais chimiques, en particulier aux engrais azotés, se fait aussi dans l’air. L’ammoniac émis lors de l’épandage d’engrais chimique azoté se combine dans l’air avec l’oxyde d’azote, issu des moteurs à explosion, et le dioxyde de soufre, issu de l’industrie, pour former des particules fines particulièrement dangereuses pour la santé (Aubert, 2021). On estime ainsi que dans l’Union européenne, l’agriculture est responsable de 90 % des émissions d’ammoniac, qui contribuent fortement à la pollution de l’air et tuent chaque année 400 000 Européens (IPES-Food, 2019). Une seconde source de pollution provient de l’usage et du rejet de produits issus de l’industrie chimique et pétrolière : résidus de pesticides et de médicaments. Ces pollutions touchent tant la santé des êtres humains que celle des milieux, ainsi que les capacités de production agricole du fait de la disparition des pollinisateurs 1. Riz, blé, canne à sucre, maïs, soja, pomme de terre, palmier à huile, manioc, tournesol, colza, sorgho, mil, arachide, haricots, patate douce.

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des cultures et de la baisse de la fertilité des sols surexploités. Près des deux tiers (64 %) des terres agricoles mondiales montrent des niveaux de pesticides chimiques supérieurs à des « concentrations sans effet », et 31 % présentent un risque élevé de pollution, surtout en Europe et en Asie (Tang et al., 2021). Par ailleurs, la pollution aux plastiques, qui sont largement utilisés en agriculture et dans les emballages alimentaires, augmente très rapidement (la moitié du plastique produit depuis 1950 l’a été depuis 2000) sans le moindre ralentissement (Dalberg Advisors, 2019). Sur près de 400 000 tonnes de plastique produites en 2016 dans le monde, un quart a pollué terres, rivières et océans (Kaza et al., 2018). La faune marine est particulièrement touchée par les micro et nanoparticules de plastique facilement ingérables. Cellesci voyagent sur de très longues distances et contiennent (ou ont absorbé) diverses substances chimiques (Hermabessiere et al., 2017) qui ont des conséquences très probables sur la santé humaine (Azoulay et al., 2019). Enfin, les émissions de gaz à effet de serre (GES) constituent une troisième forme de pollution majeure. Les estimations les plus récentes indiquent qu’en 2015, à l’échelle mondiale, le système agricole et alimentaire aurait été responsable du tiers des émissions liées aux activités humaines (Crippa et al., 2021). Le quart de ces émissions (27 %) provenait des pays industrialisés, qui comptent seulement 15 % de la population mondiale. Le reste des émissions (73 %) provenait des pays « en développement », Chine incluse, rassemblant 85 % de la population mondiale. Cette répartition ne doit pas cacher une empreinte carbone plus élevée pour les ménages des pays industrialisés, qui importent des aliments dont la production dans les pays en développement (PED) émet des GES. On parle d’« émissions importées », souvent oubliées dans les calculs d’empreinte carbone. L’origine des émissions est très différente entre ces deux catégories de pays (figure 7.2). Dans les PED, les émissions de GES du système alimentaire sont liées à 71 % à l’usage des terres, à la production agricole et à l’élevage, contre 57 % dans les pays industrialisés. Dans ces derniers, les activités post-récolte (transport, transformation, emballage, distribution, consommation et gestion des déchets) représentent une part importante (43 %) des émissions. Il est intéressant de noter que le transport, que l’on cherche souvent à minimiser par la relocalisation des approvisionnements alimentaires (chapitre 17), n’y est responsable qu’à hauteur de 10 % des émissions (Crippa et al., 2021).

— Risques nutritionnels et sanitaires Depuis un demi-siècle, les pénuries alimentaires et les famines se sont raréfiées à l’échelle planétaire : une grande partie de la population mondiale est sortie de la grande pauvreté et la qualité sanitaire des aliments s’est considérablement améliorée (Stanziani, 2005). Pour autant, l’industrialisation des systèmes alimentaires non seulement n’a pas permis l’éradication de la malnutrition, mais elle est à l’origine de nouveaux facteurs de risques pour la santé des individus.

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Figure 7.2. Les émissions (en %) de gaz à effet de serre des systèmes alimentaires (source : Crippa et al., 2021).

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Si la sous-nutrition a globalement diminué en valeur absolue et relative depuis les années 1960, elle touchait encore en 2019 près de 700 millions de personnes à travers le monde et tend à augmenter de nouveau depuis 2014 (FAO et WHO, 2020). Ce récent renversement historique n’est pas lié à une insuffisance des disponibilités alimentaires, puisque la planète perd et gaspille environ 30 % de ce qu’elle produit (Gustavsson et al., 2011). Il est dû au maintien de la pauvreté et, surtout, à la multiplication de crises climatiques et de conflits qui conduisent à une augmentation du nombre de déplacés qui n’ont plus accès à une nourriture saine et de qualité. En 2019, l’Internal Displacement Monitoring Center (2020) comptabilisait 24 millions de nouveaux réfugiés climatiques et 8,5 millions de déplacés pour causes de conflits dans le monde. Le nombre de personnes déplacées a doublé entre 2009 et 2019, passant de 24 à plus de 50 millions. Les carences en micronutriments (vitamines, minéraux), appelées aussi la « faim cachée », retardent la croissance physique et intellectuelle des individus et affaiblissent leurs défenses immunitaires. Elles ont des effets irréversibles sur la santé et réduisent les capacités de travail, constituant un handicap économique important. On estimait en 2014 qu’elles touchaient encore deux milliards de personnes dans le monde (von Grebmer et al., 2014). Parallèlement, la hausse de la consommation calorique, liée à une consommation croissante de produits gras et sucrés et combinée à la réduction de l’activité physique, se traduit par une augmentation du surpoids et de l’obésité, un facteur de risque de pathologies tels le diabète de type 2, les maladies cardio-vasculaires et certains cancers. En 2020, une personne sur trois était concernée dans le monde (Global Nutrition Report, 2020). La sous-nutrition protéino-énergétique, les carences en micronutriments et la surnutrition coexistent dans un même pays, voire jusque dans une même famille et chez une même personne. La « triple charge » (Labadarios, 2005) touche en particulier les PED et complique singulièrement la mise en œuvre de politiques nutritionnelles. On pourrait considérer comme une quatrième charge les risques liés à la qualité sanitaire des aliments. D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), chaque année, 600 millions de personnes dans le monde tombent malades du fait d’intoxications alimentaires et 420 000 en meurent (WHO, 2015). L’attention a longtemps été focalisée sur les risques microbiologiques (Griffith, 2006) qui contribuent à la malnutrition. Les diarrhées sont en effet un important facteur de risque de malnutrition infantile. Mais un nouveau type de risque, encore mal documenté, émerge un peu partout dans le monde : les contaminations chimiques et le développement de résistances microbiennes. D’un côté, il concerne les travailleurs agricoles exposés aux produits chimiques qu’ils utilisent. D’après l’OMS, pour un million d’agriculteurs empoisonnés aux pesticides par an dans le monde en 1990, ils seraient 385 millions en 2020, soit 44 % de la population d’agriculteurs (Boedeker et al., 2020). D’un autre côté, ces intoxications affectent les consommateurs, les produits chimiques ingérés par le biais de l’alimentation s’accumulant progressivement dans le corps. Les effets

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sur la santé commencent à être documentés, en particulier celui des perturbateurs endocriniens, certes présents à des doses insuffisantes pour provoquer, à eux seuls, des troubles, mais dont les combinaisons peuvent s’avérer dangereuses (« effet cocktail ») (Gaudriault et al., 2017 ; Muncke et al., 2020). Que ce soient les risques environnementaux ou sanitaires, ils n’affectent pas toutes les populations de la même façon. Par exemple, les changements climatiques impactent plus particulièrement la zone intertropicale, qui concentre des populations très pauvres, alors qu’elle émet peu de GES. De même, l’obésité touche en plus grand nombre les populations pauvres vivant dans des déserts alimentaires où domine une offre en produits gras, sucrés et salés. Enfin, les intoxications alimentaires proviennent en partie d’aliments à très faible coût issus du « secteur informel » largement dominant dans les quartiers les plus pauvres des villes.

— Enjeux sociaux et économiques Si l’industrialisation a été un moteur du développement économique, créant des emplois et contribuant à l’augmentation du pouvoir d’achat, elle n’a pas pour autant éliminé la pauvreté et réduit les inégalités, notamment dans les systèmes alimentaires. La pauvreté menace même d’augmenter dans les années à venir du fait des changements climatiques (+ 68 à 135 millions de personnes d’ici 2030 d’après la Banque mondiale, 2021) et de la pandémie de Covid-19 (+ 88 à 115 millions) (Lakner et al., 2020). Ces chiffres s’ajouteraient aux 690 millions de personnes vivant aujourd’hui dans l’extrême pauvreté (moins de 1,9 $/pers/j). La combinaison de ces deux phénomènes explique l’aggravation attendue de l’insécurité alimentaire dans ces pays et les risques de migrations massives qui s’ensuivraient, générant à leur tour de nouvelles crises alimentaires. Compte tenu de la croissance démographique encore forte dans de nombreux PED, notamment en Afrique, créer des millions d’emplois avec une rémunération digne, en particulier en milieu rural, constitue un enjeu majeur pour les systèmes alimentaires, principal secteur d’activité économique dans ces pays. En effet, d’après la Banque mondiale (2021), quatre personnes sur cinq vivant sous le seuil de pauvreté international (1,9 $/pers/j) résidaient en milieu rural en 2018. Le taux de pauvreté y est estimé trois fois supérieur à celui des zones urbaines. Une telle différence suggère une insuffisante rémunération des agriculteurs qui, dans les PED, se combine à des conditions de vie rurale généralement moins bonnes qu’en ville et contribue à expliquer l’exode rural et le chômage urbain de masse qui en résulte. De fait, l’inéquité dans le partage de la valeur ajoutée au sein des filières est particulièrement marquée dans le domaine agricole, et ce d’autant plus dans les filières d’exportations agricoles de PED vers les pays riches. Une étude du Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (Basic, 2018) montre que les producteurs de café touchent environ

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5,5 % du prix de vente du café en poudre en grande surface (7,8 % en commerce équitable) et moins de 1 % du prix du café en dosettes individuelles. Dans l’UE, on estime que la part de valeur dans la chaîne alimentaire allant à l’agriculture est passée de 31 % en 1995 à 21 % en 2018, alors que dans le même temps, les agriculteurs ont fait face à une hausse de 40 % du prix des intrants entre 2000 et 2010 (IPES-Food, 2019). Par ailleurs, les flambées des prix alimentaires sur les marchés internationaux en 2008 et 2011 ont marqué la fin d’une période d’une trentaine d’années de prix relativement stables. La diminution des stocks de régulation et/ ou de sécurité, le fonctionnement des marchés à flux plus tendus et l’interconnexion croissante entre les marchés alimentaires, énergétiques et financiers conduisent à reconnaître que le monde pourrait entrer dans une phase de plus grande instabilité des prix (Galtier, 2019). Et cette instabilité des prix rendrait plus vulnérable encore la situation des agriculteurs. Certes, les marchés de produits agricoles ont toujours été relativement instables compte tenu de leur dépendance au climat. Mais ces instabilités devraient être aggravées par la multiplication des crises climatiques (IPCC, 2013), des épidémies (Tollefson, 2020) et des conflits qui affectent la production et le commerce. Enfin, la forte hétérogénéité des entreprises (en taille, en capacité d’investissement, en part de marché, en puissance financière, etc.), en compétition pour la conquête de marchés ou de ressources (foncières notamment), se traduit souvent par la marginalisation accélérée des plus petits producteurs (Soulier et al., 2019). La concurrence entre l’agriculture familiale et les exploitations ou les plantations industrielles est connue. On retrouve le même type de compétition plus en aval des filières entre entreprises de transformation industrielles et artisanales, ou entre supermarchés et vendeurs ou vendeuses de rue. Dans les pays en transition démographique, comme en Afrique subsaharienne qui verra arriver, entre 2020 et 2050, 730 millions de nouveaux travailleurs, l’enjeu de l’emploi est donc considérable (Giordano et al., 2019). L’accélération d’une industrialisation qui se ferait à faible intensité de maind’œuvre apparaît ici potentiellement très risquée. De plus, le système alimentaire emploie un grand nombre de travailleurs précaires : dans la production agricole (recours à la main-d’œuvre migrante), dans les entreprises agroalimentaires (travailleurs et travailleuses à la chaîne – par exemple dans les abattoirs soumis à des cadences conduisant à de la maltraitance animale), dans le transport et la grande distribution (chauffeurs et chauffeuses, manutentionnaires, caissiers et caissières), dans la restauration (cuisiniers et cuisinières) et, depuis quelques années, dans la livraison de repas (« uberisation » du travail) (Barthélémy et Cette, 2017). Tous ces risques environnementaux, sanitaires et socio-économiques se superposent et se combinent (Bricas et al., 2019). Les effets d’amplification de ces risques sont encore peu documentés mais laissent craindre des crises graves. Ils appellent à davantage explorer les facteurs de vulnérabilité et de résilience des systèmes alimentaires.

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— Enjeux de gouvernance La concentration par fusions et acquisitions des entreprises dans le système alimentaire concerne à la fois les fournisseurs de consommations intermédiaires (semences, engrais chimiques, produits phytosanitaires et pharmaceutiques, machines agricoles, etc.) et les entreprises du commerce international, de la transformation et de la distribution des aliments. Par exemple, 70 % du secteur agrochimique mondial est désormais entre les mains de seulement trois entreprises, et jusqu’à 90 % du commerce mondial des céréales est contrôlé par quatre multinationales (IPES-Food, 2019). Cette concentration génère plusieurs conséquences problématiques. Elle affaiblit l’autonomie et la capacité de négociation des agriculteurs, devenus dépendants des firmes en amont pour leurs intrants, comme en aval pour leurs débouchés, qui leur imposent des prix ou les contraignent à des cahiers des charges de production très stricts. Elle oriente les politiques d’innovation technique vers les solutions les plus rentables pour les firmes et qui ne prennent pas forcément en compte les enjeux de durabilité. Au travers d’oligopoles, d’accords entre firmes concurrentes, les grandes entreprises développent des capacités d’influence des politiques publiques pour défendre leurs intérêts. Elles interviennent dans une grande opacité. Elles peuvent manipuler les informations, voire les scientifiques, à leur profit (Foucart et al., 2020), et avec une relative impunité par rapport aux effets sur la santé des humains comme de la planète qu’elles peuvent contribuer à détériorer (Rastoin, 2016). Si l’essor du numérique génère de nouvelles opportunités (chapitre 5), il apparaît aussi porteur de risques en matière de gouvernance. Il laisse d’abord craindre une prise de pouvoir croissante des géants du numérique, les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), dans le pilotage de ces systèmes (Grain, 2021 ; IPESFood et ETC Group, 2021). Le déploiement de dispositifs de conseils personnalisés aux consommateurs pour leur permettre de mieux choisir leur alimentation, basés sur le recueil de leurs pratiques et centres d’intérêts, est présenté comme un outil de renforcement du pouvoir des citoyens. En signant un accord avec CropLife International, association représentant les intérêts des grandes industries de l’agrochimie, le directeur général de la FAO indique ainsi que « les technologies numériques peuvent remodeler les systèmes agroalimentaires de façon à ce que les consommateurs deviennent les pilotes de la production et du commerce » (FAO, 2020b). On peut légitimement se demander si le développement du big data ne génère pas en fait un nouvel enjeu sociétal de taille : celui de la surveillance et du contrôle des compor­ tements individuels, et donc de la liberté, dans un contexte où l’évolution de ces comportements apparaît nécessaire pour faire face aux enjeux de durabilité.

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Figure 7.3. Les systèmes alimentaires sont influencés par d’autres secteurs et contribuent à de nombreux objectifs de développement durable.

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— Conclusion Les modèles de développement issus des pays les plus industrialisés, et diffusés partout dans le monde par le biais d’investissements privés et, en partie, par la coopération internationale, sont aujourd’hui contestés. Conscients des nouveaux risques générés par ces modèles de développement, les 193 pays membres des Nations unies se sont fixés, en 2015, 17 Objectifs dits « de développement durable » (ODD). À la différence des Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) des quinze années précédentes qui ne concernaient que les PED, les ODD concernent tous les pays du monde, y compris les plus riches et industrialisés. En examinant chacun de ces objectifs, on constate que les systèmes alimentaires, qu’ils soient ou non à l’origine des enjeux identifiés, sont concernés par la majorité d’entre eux et peuvent y contribuer (figure 7.3). La finalité des systèmes alimentaires ne peut dès lors plus seulement être de nourrir les êtres humains, ce qu’ils font en maximisant la production alimentaire avec le succès qu’on connaît. Ils doivent désormais se donner au moins deux autres ambitions : contribuer activement à la viabilité de la biosphère et participer à un développement socio-économique et culturel inclusif et équitable.

Ce chapitre s’inspire largement de Bricas (2017) et du rapport Food Systems at Risk. New Trends and Challenges (Dury et al., 2019). L’auteur remercie Mathilde Coudray pour sa relecture de ce chapitre et ses propositions d’amélioration.

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Affilation de l’auteur Nicolas Bricas : Cirad, UMR MoISA, F-34398 Montpellier, France ; MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/c7

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3

Partie

« L’écologie s’intéresse aux liens des vivants entre eux et avec leurs milieux. Elle conçoit les êtres non plus comme des atomes, mais comme des nœuds dans un réseau complexe d’interactions et d’interdépendances […]. Nous appartenons à des communautés nombreuses et entrelacées. Nos engagements et nos pratiques s’en trouvent dès lors transformés. » Virginie Maris, Corine Pelluchon et Pablo Servigne, Relions-nous ! (2021)


L’alimentation au prisme de l’écologie Et si la non-durabilité des modes de vie d’une partie de l’humanité relevait d’une « crise des liens » ? L’imaginaire collectif d’un progrès infini, fondé sur les avancées technologiques, entretient l’illusion que les humains pourraient s’affranchir des limites écologiques de la planète et se désolidariser du destin de la communauté des vivants dont ils font pourtant partie. L’individualisation des comportements et la poursuite exacerbée des intérêts particuliers contribuent à creuser d’énormes écarts économiques et sociaux qui nous font perdre de vue l’idée d’un sens commun et du développement d’un bien-être collectif. En matière d’alimentation, l’industrialisation des systèmes alimentaires résulte de – et contribue à – une « crise des liens ». Rupture des cycles biologiques, dégradation des sols, épuisement des ressources et génération de pollutions ; inéquité dans la répartition de la valeur économique entre, d’un côté, les producteurs et, de l’autre, les transformateurs et les distributeurs ; émergence de nouvelles formes de malnutrition ; etc. : autant de « progrès » qui traversent les systèmes alimentaires et impactent les interdépendances qui structurent le monde vivant. Face à cette situation, il est question d’adopter une approche « écologique » pour répondre aux enjeux des systèmes alimentaires (chapitre 8).


Une écologie de l’alimentation

Elle place au cœur de son propos les relations des êtres vivants avec euxmêmes, entre eux et dans leur milieu. Dès lors, la question qui se pose n’est plus seulement celle des critères qui définissent une alimentation durable et les conditions de son avènement, mais aussi celle de la nature des interactions que nous cherchons à établir autour de nos modes alimentaires. Une écologie de l’alimentation invite à l’adoption d’une vision holistique de l’alimentation (chapitre 9) et à l’engagement pour la transformation des systèmes alimentaires (chapitre 10).


Chapitre

Partie

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Pourquoi une approche écologique de l’alimentation ? Marie Walser, Nicolas Bricas, Damien Conaré

Où l’on remonte aux origines de l’écologie, comme discipline scientifique puis comme mouvement politique, et où sont exposés deux arguments justifiant l’adoption de l’écologie comme grille de lecture pour penser l’alimentation au regard de ses enjeux de durabilité : en tant que « science carrefour » de l’étude des relations et pour sa dimension politique.

Cet ouvrage propose d’appréhender l’alimentation et ses enjeux de durabilité à l’aune d’une « écologie de l’alimentation ». Le choix d’une telle dénomination pour incarner son propos constitue un défi, tant l’écologie renferme d’imaginaires et d’attentes, parfois déçues. De même, l’usage du mot français polysémique « alimentation » participe à ce défi, en ce qu’il suggère, sans la décrire explicitement, toute la complexité du fait alimentaire. Aussi, il est question dans ce chapitre d’expliciter, par étapes, le fondement de ce choix.

— Écologie, écologique, écologisme… Qu’entend-on exactement par « approche écologique » ? Le qualificatif « écologique » peut se référer à tout ce qui « respecte l’environnement ». Dans les sociétés industrialisées, on parle notamment de « pratiques écologiques » pour désigner les comportements qui cherchent à limiter leur impact environnemental. Le compostage

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Une écologie de l’alimentation

des déchets alimentaires par exemple, ou l’agriculture biologique, tendent ainsi à être présentés comme des alternatives (souvent qualifiées de « durables ») à des pratiques dommageables pour l’environnement. Compte tenu des dégâts environnementaux liés au fonctionnement des systèmes alimentaires industrialisés (chapitre 7), la transition de ces derniers vers un fonctionnement plus écologique représente une priorité absolue. Ce constat s’inscrit dans une première lecture de ce qu’est une « approche écologique de l’alimentation ». Toutefois, nous n’entendons pas ici (seulement) « écologique » au sens d’une démarche respectueuse de l’environnement. Nous utilisons le terme « écologique » dans son sens premier, c’est-à-dire « ce qui est relatif à l’écologie ». Le terme « écologie » a été défini pour la première fois en 1866 par le biologiste allemand Ernst Haeckel. Ce néologisme formé à partir du grec oïkos (la maison) et logos (la connaissance) désigne l’étude des relations entre les organismes vivants entre eux, et avec leur milieu. L’invention de ce terme intervient peu de temps après la publication de l’Origine des espèces de Charles Darwin, dont la théorie de l’évolution par sélection naturelle invite à considérer le vivant comme un vaste système dynamique et transformatif, et non plus comme un ensemble d’espèces indépendantes et immuables. Pour autant, l’écologie comme discipline scientifique ne s’institutionnalisera que vingt-cinq ans plus tard, dans les années 1890. Ce nouveau domaine de connaissances s’ancre dans les sciences biologiques et a la particularité d’apparaître dès ses débuts comme une « discipline carrefour » : elle est le fruit d’une interaction complexe entre diverses disciplines comme la biogéographie, l’histoire naturelle et la physiologie. Ses pionniers, tels que le naturaliste français Georges-Louis Leclerc de Buffon (1707-1788) ou le géographe et explorateur allemand Alexandre de Humboldt (1769-1859), en ont posé les grands principes en cherchant à identifier, à partir de leurs observations, « l’interaction des forces de la nature ». Le caractère imprévisible des phénomènes écologiques constituera une difficulté majeure pour l’écologie scientifique, car le recours aux critères conventionnels de la science – qui cherche à faire émerger la régularité de la structure ou du modèle permettant l’explication, la prédiction ou la mathématisation – convient peu pour appréhender ce qui échappe aux représentations usuelles de l’« ordre » dans les écosystèmes complexes. En effet, bien que les processus écologiques suivent les lois de la physique, le vivant se ménage une part d’autonomie qui empêche de le circonscrire dans un jeu de lois prédictives. Les systèmes du vivant sont donc à la fois contraints et autonomes, ce qui les rend singuliers. Certes, la distinction de différents niveaux d’organisation (populations, espèces, communautés, écosystèmes) permet aux scientifiques d’ordonner le vivant et de distinguer plusieurs sujets de recherche. Mais leur objet d’étude reste constitué d’un entrelacs foisonnant de trajectoires (individuelles, populationnelles, etc.), qui lui confèrent une dimension dynamique. Celle-ci repose sur la variabilité spatiale et temporelle d’un vivant en coévolution permanente avec son milieu et les autres formes de vie. En étudiant des ensembles

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8 • Pourquoi une approche écologique de l’alimentation ?

de systèmes écologiques emboîtés, l’écologie constitue un paradigme ayant inspiré plusieurs disciplines scientifiques, dont la nutrition (Sobal et al., 1998), pour développer des modèles conceptuels (chapitre 9). Dès ses débuts, et dans une longue tradition intellectuelle d’attention et de rapport sensible à la nature (Hausman, 1975 ; Hepburn, 1967 ; Kormondy, 1969 ; 1974 ; Rousseau, 2011), l’écologie questionne la place de l’espèce humaine dans le vivant. Ainsi, plutôt que de se limiter à l’étude des milieux dits « vierges » évoquant l’Éden originel et perdu de la tradition chrétienne occidentale, les écologues s’intéressent à l’impact des activités humaines sur l’environnement. Au xixe et au début du xxe siècle déjà, et en plusieurs endroits de la planète, des précurseurs tels que John Muir (1897), Jean-Baptiste Charcot (1913) ou Albert Howard (1940) mettent en garde contre les effets de la destruction de la nature au nom du profit ou de la guerre. George Perkins Marsh considérait en 1864 que « les ravages commis par l’être humain subvertissent les relations et détruisent l’équilibre que la nature avait établi entre ses créations organisées et inorganiques » (Perkins Marsh, 2008). Après la Seconde Guerre mondiale, et à mesure que les pays occidentaux entrent dans une société de consommation et développent une force de destruction et d’exploitation inédite, les effets des activités humaines sur l’environnement font l’objet d’inquiétudes et de questionnements croissants. Dès 1962, dans son ouvrage Silent Spring (Printemps silencieux), qui fera date dans les milieux écologistes, Rachel Carson alerte sur l’impact des pesticides sur l’ensemble du monde vivant : le sol, les cours d’eau mais aussi les plantes et les animaux, jusqu’à l’être humain dans son ADN. Au cours de la même décennie, alors que les premiers clichés de la Terre pris depuis la Lune viennent souligner la fragilité de l’habitabilité de la planète, émergent les premiers mouvements politiques écologistes (tels que Friends of the Earth aux États-Unis en 1969). Ils attirent l’attention sur le caractère global des problèmes écologiques et plaident pour une protection, voire une sauvegarde, de la diversité du vivant grâce à l’instauration d’un projet de société reposant sur un rapport renouvelé entre humains et non-humains. Mais il faudra attendre le début des années 1970 pour que les consciences politiques et citoyennes s’éveillent largement face à la crise écologique qui se profile. En 1972, le rapport Les limites à la croissance, ou « Rapport Meadows », commandité par le Club de Rome, annonce l’effondrement du système planétaire sous l’effet de la pression exercée sur les ressources naturelles par les activités humaines. Après des décennies de développement d’une identité académique, l’écologie scientifique est placée sous le feu des projecteurs et, à l’aube du xxie siècle, apporte sa contribution à la recherche de solutions aux problèmes globaux. Pour ce faire, des expertises internationales se mettent en place, telles que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) créé en 1988 ou la Plateforme intergouvernementale pour la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) créée en 2012. L’idée

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Une écologie de l’alimentation

s’impose selon laquelle il est nécessaire et urgent de remettre en question les modes de vie d’une partie de l’humanité pour éviter une « crise » écologique. À cet égard, la social-écologie propose de relier crises écologiques et crise des inégalités sociales. Par exemple, plus la création de richesses d’un pays est accaparée par un petit nombre, plus le reste de la population aura besoin de compenser cet accaparement par un surcroît de développement économique potentiellement destructeur du point de vue environnemental. Des dégradations environnementales qui ont un impact social différentiel en fonction des revenus, créant ainsi en retour des « inégalités environnementales » (Laurent, 2015). Les mouvements écologistes – qu’ils soient militants, politiques ou sociaux – ont longtemps constitué le principal moteur d’un changement qui peine encore à se généraliser. Il est à noter que l’écologie politique connaît aussi des divisions. Renvoyant à différents ancrages philosophiques ou idéologiques, elle est parcourue de controverses animées par la confrontation de systèmes de valeurs parfois contradictoires (Chansigaud, 2018). C’est le cas sur les sujets de la conservation de la biodiversité, du développement durable ou de la résilience (Lévêque, 2013). Une approche unificatrice pourrait être celle de la coviabilité, qui postule une coexistence durable des systèmes écologiques et sociaux (Barrière et al., 2019). Cette notion constitue l’une des pièces structurantes de l’écologie scientifique comme de l’écologie politique.

— Appréhender l’alimentation et ses enjeux de durabilité Cette perspective historique révèle que l’écologie offre une grille de lecture pertinente pour appréhender l’alimentation et ses enjeux de durabilité, et ce pour au moins deux raisons. Premièrement, en tant que « science carrefour » des relations, l’écologie présente une dimension intégrative. C’est-à-dire qu’elle tend à développer une lecture globale des phénomènes qu’elle étudie. Elle s’intéresse aux liens qui unissent les différentes composantes de ces phénomènes, et aux dynamiques qui résultent de leurs interactions. Une telle approche appelle à l’articulation de points de vue complémentaires. En effet, l’étude segmentée des différentes composantes d’un phénomène est nécessaire pour produire une connaissance fine de chacune d’entre elles. Mais se cantonner à une telle approche constitue non seulement une limite pour appréhender la complexité d’un phénomène, mais aussi un risque, celui de le réduire à l’une de ses dimensions. C’est ce qu’illustre la parabole de l’éléphant et des savants aveugles dans la doctrine jaïniste de l’Anekãntavãda (« réalité relative »), dans laquelle six savants indiens essaient de savoir ce qu’est un éléphant en l’étudiant chacun sous un certain angle. Alors que l’un étudie la trompe, un autre s’intéresse aux oreilles, un troisième analyse les défenses, un quatrième le flanc, un cinquième la queue, etc. Finalement, les savants interprètent tous l’éléphant à partir de leur

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8 • Pourquoi une approche écologique de l’alimentation ?

point de vue, nécessairement relatif, et n’arrivent jamais à se mettre d’accord sur ce qu’est vraiment un éléphant. Une approche intégrée ne nie pas la conflictualité qui peut exister entre des positions parfois antagonistes, mais elle fournit au contraire un espace d’explicitation permettant de rendre visibles les conflits (Luyckx, 2020) et les propriétés émergentes produites par l’interaction. Figure 8.1. La multidimensionnalité de l’alimentation.

L’alimentation est précisément un sujet multidimensionnel, qui peut être interprété selon plusieurs points de vue (figure 8.1). Et historiquement, les disciplines étudiant l’alimentation se sont chacune structurées autour d’une dimension privilégiée. Par exemple, la nutrition s’intéresse surtout à l’alimentation dans sa dimension biologique ; la psychologie et les neurosciences en analysent la dimension hédonique ; la sociologie investit sa dimension sociale ; l’anthropologie interroge le rôle de la culture ; l’économie analyse l’alimentation en tant que bien de consommation, d’échange et de création de valeur ; l’agronomie étudie le système de production

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Une écologie de l’alimentation

agricole d’un point de vue technique ; etc. Ce morcellement épistémologique s’ancre dans l’histoire des sciences : à la suite des Lumières, le xxe siècle est irrigué par une vision positiviste de la connaissance que seuls les faits, révélés par l’expérience, et donc la spécialisation disciplinaire, peuvent éclairer. En conséquence, l’alimentation s’expose à un risque d’« éparpillement » des savoirs (Poulain, 2017), particulièrement dommageable à l’heure où la crise sociale et écologique appelle à répondre aux enjeux de durabilité au travers d’une approche globale, capable d’appréhender les interconnexions pour en tirer parti. Ainsi, une « écologie de l’alimentation » se traduit en pratique par un décloisonnement des savoirs sur l’alimentation, opéré dans le cadre d’un dialogue interdisciplinaire, pour appréhender globalement les enjeux de durabilité qui parcourent le fonctionnement des systèmes alimentaires (chapitre 9). Cette articulation des points de vue sur l’alimentation s’inscrit dans une approche holistique capable de reconnaître les différentes dimensions de l’alimentation sans préjuger a priori d’une quelconque hiérarchie, de faire le lien entre elles et de révéler les dynamiques engendrées par leurs interactions. Cette approche a pour objectif d’éviter un écueil : celui de chercher à répondre aux enjeux qui se posent en matière d’alimentation en excluant certaines dimensions de l’analyse (penser la santé sans penser le plaisir ou la culture, penser l’environnement et le social sans penser l’économie, etc.). Le risque est de ne pas objectiver les antagonismes et émergences qui jalonnent les chemins de la durabilité, qui tantôt contraignent et tantôt favorisent les changements. Deuxièmement, en plaçant la question des liens qui parcourent le vivant au cœur de son propos, l’écologie présente une dimension éthique. Elle appelle à changer nos rapports dans le monde et à nous repenser « nous, parmi les autres », c’està-dire parmi d’autres êtres humains, d’autres formes de vie, d’autres générations avant nous et après nous. En filigrane, l’écologie prône un sentiment enthousiasmant de faire partie du vivant, duquel découle une responsabilité vis-à-vis du maintien, aujourd’hui et demain, des conditions d’existence décentes des autres humains et non-humains. Dans cette perspective écologique, la non-durabilité résulte d’une détérioration des liens socio-écologiques qui ne permettent plus le maintien de bonnes conditions d’existence au sein de la maison commune (oïkos). Dès lors, penser la durabilité, et notamment en matière d’alimentation, revient à repenser nos interactions au sein des systèmes socio-écologiques, et ce à l’aune de principes tels que la diversité, la résilience, les symbioses, les stocks, les cycles, les flux non tendus ou les liens sensibles. Autant de notions qui contredisent les conceptions rationaliste, réductionniste, productiviste et individualiste de l’existence dans nombre de sociétés contemporaines. En l’occurrence, un système alimentaire industrialisé – intensif, concentré et homogène – est loin de viser en premier lieu un rôle nourricier pérenne et fonctionne au prix d’externalités sociales et environnementales considérables. Bien qu’ils soient conscients de sa vulnérabilité (Les Greniers

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8 • Pourquoi une approche écologique de l’alimentation ?

d’Abondance, 2020), les acteurs dominants de ce système comptent sur le progrès technologique, porté par l’avènement de la biologie synthétique, des nanotechno­ logies et du numérique (IPES-Food et ETC Group, 2021) pour le faire durer en dehors du tissu des relations du vivant et de ses dynamiques. Ainsi, une « écologie de l’alimentation » se traduit en pratique par un engagement politique pour que les systèmes alimentaires contribuent à l’avènement d’une coviabilité socio-écologique présente et future (chapitre 10). Protester, plaider ou expérimenter sont autant de voies ouvertes par ceux qui s’inscrivent dans un nouveau rapport au monde, qu’ils soient associatifs, privés, collectivités territoriales, politiques, etc. Il s’agit, pour les acteurs qui veulent s’engager dans la transformation des systèmes alimentaires, de prendre conscience et de dépasser les imprévisibilités, les verrouillages techniques et les résistances politiques qui contraignent le changement. Figure 8.2. Principes d’une écologie de l’alimentation.

— Conclusion Cette proposition d’une « écologie de l’alimentation » vise ainsi à partager une nouvelle grille de lecture pour penser l’alimentation (figure 8.2.). C’est un plaidoyer scientifique pour la mise en lien de ses différentes dimensions et pour l’engagement dans la transformation des systèmes alimentaires.

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Une écologie de l’alimentation

Une écologie de l’alimentation vise à nourrir la réflexion des chercheurs et des étudiants, mais peut aussi inspirer les acteurs du système alimentaire ou un grand public averti et curieux des enjeux d’alimentation durable. Elle ne cherche pas à définir un cadre normatif ou de prescriptions sur les « bonnes pratiques » de l’alimentation durable. Il nous semble justement que l’alimentation nécessite d’être pensée en contexte pour tirer parti, au mieux, de la situation considérée. Une écologie de l’alimentation s’apparente plutôt à une « école de pensée » qui reflète un regard porté sur la complexité de l’alimentation et de ses enjeux contemporains, celui de la Chaire Unesco Alimentations du monde, mûri au cours des dix années de dialogues entre sciences et sociétés sur l’alimentation durable. Les deux chapitres suivants détailleront respectivement les deux propositions qui sous-tendent une écologie de l’alimentation : décloisonner les savoirs sur l’alimentation et s’engager politiquement pour la transformation des systèmes alimentaires. Les conséquences pratiques de ces deux propositions seront présentées dans les parties 4 et 5.

Les auteurs remercient Mathilde Coudray, Vincent Devictor et Jacques Tassin pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

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8 • Pourquoi une approche écologique de l’alimentation ?

Les Greniers d’Abondance, 2020. Vers la résilience alimentaire : faire face aux menaces globales à l’échelle des territoires, Gap, Yves Michel, 180 p. Lévêque C., 2013. L’écologie est-elle encore scientifique ?, Versailles, Quæ, 144 p. Luyckx C., 2020. L’écologie intégrale : relier les approches, intégrer les enjeux, tisser une vision. La pensée écologique, 6(2) : 77-95. https://doi.org/10.3917/lpe.006.0077 Muir J., 1897. The American Forests.The Atlantic Monthly, 80(478) : 145-157. Pénard E., 1913. Deuxième expédition antarctique française 1908-1910, commandée par le Dr Jean Charcot. Rhizopodes d’eau douce, Paris, Masson, 16 p. Perkins Marsh G., 2008. L’homme et la nature, ou la géographie physique modifiée par l’action humaine (1864), traduction Laura Benedic et Arielle Walter. Écologie & Politique, 36(2) : 155171. https://doi.org/10.3917/ecopo.035.0155 Poulain J.-P., 2017. Sociologies de l’alimentation (4e édition), Paris, PUF, 320 p. Rousseau J.-J., 2011. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Paris, Flammarion, 304 p. Sobal J., Kettel Khan L., Bisogni C., 1998. A conceptual model of the food and nutrition system. Social Science & Medicine, 47(7) : 853-863. https://doi.org/10.1016/S0277-9536(98)00104-X

Affilations des auteurs Marie Walser, Damien Conaré : Chaire Unesco Alimentations du monde, Univ Montpellier, Cirad, Institut Agro, Montpellier, France. Nicolas Bricas : Cirad, UMR MoISA, F-34398 Montpellier, France ; MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/c8

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Chapitre

Partie

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Décloisonner les savoirs sur l’alimentation Jean-Marc Louvin, Marie Walser

Où nous sommes invités à considérer l’alimentation comme un objet multidimensionnel : nous découvrons ainsi comment les différentes disciplines scientifiques ont croisé leurs regards sur l’alimentation pour créer une vision partagée de ce sujet d’étude et de ses enjeux.

Ce chapitre constitue la première proposition d’une « approche écologique de l’alimentation » : le décloisonnement des savoirs permettant d’appréhender dans sa complexité l’alimentation et ses enjeux de durabilité. Après avoir introduit la notion de holisme, ce chapitre donne à voir la façon dont trois pôles disciplinaires, la nutrition, les sciences humaines et sociales (SHS) et l’agronomie, ont cheminé à partir de leurs prismes respectifs vers une approche pluridimensionnelle de l’alimentation. Il s’intéresse ensuite à la formalisation récente d’un nouvel objet de recherche interdisciplinaire, le « système alimentaire durable », en lien avec l’essor de la démarche systémique et la montée des enjeux de durabilité à la fin du xxe siècle. Ce chapitre conclut sur le rôle fondamental des interfaces disciplinaires pour décloisonner les savoirs, à l’intérieur et au-delà de la science, et pour initier des interactions transformatrices.

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— Holisme Une approche écologique de l’alimentation invite à envisager une approche « holistique » afin de comprendre l’alimentation dans son ensemble, sans la réduire à une de ses différentes dimensions. Bien qu’il soit possible de faire remonter l’idée même de holisme (du grec hólos : « tout, entier ») aux écrits de Platon (Le Ménon) et d’Aristote (La Politique), le terme lui-même est un néologisme apparu pour la première fois sous la plume du philosophe et homme d’État sud-africain Jan Christiaan Smuts dans son ouvrage Holism and Evolution (1926). Le sens qui lui est alors attribué est celui d’un « facteur fondamental opérant pour la création de totalités dans l’univers ». Autrement dit, le holisme apparaît tout d’abord en tant qu’entité en soi. Ce sens, cependant, ne sera pas celui qui retiendra l’attention des sciences au xxe siècle, pour qui il désigne avant tout l’idée suivant laquelle le tout est supérieur (ou du moins différent) à la somme des parties qui le composent. Le holisme s’oppose ainsi au réductionnisme qui considère, à l’inverse, que le tout est réductible aux parties qui le composent. L’alimentation, qui se situe au carrefour d’une diversité d’enjeux individuels, sociétaux et planétaires (parties 1 et 2), s’apparente à un « fait humain total » (Poulain, 2017). C’est un phénomène qui touche la totalité des aspects de la vie et au travers duquel peuvent se lire, en retour, les caractéristiques matérielles et symboliques du contexte qui le produit. Pourtant, dans l’univers académique, l’alimentation a longtemps fait l’objet d’une approche segmentée, chaque discipline scientifique étudiant de façon privilégiée un aspect de l’alimentation à la lumière de son prisme particulier. À l’heure d’une globalisation et d’une interconnexion croissantes des enjeux de durabilité, le décloisonnement des savoirs en matière d’alimentation est indispensable pour guider avec pertinence la transformation des systèmes alimentaires. Plusieurs disciplines scientifiques ont, chacune à sa manière, joué la carte de ce décloisonnement et emprunté des voies vers une approche plus holistique et, pourrait-on dire, plus écologique de l’alimentation.

— Approches holistiques en nutrition Les origines de la nutrition remontent à la diététique de la Grèce antique. À la fois science et pratique quotidienne, la diététique inscrivait l’alimentation à l’intérieur du cadre de vie (travail, exercice physique, etc.) et interprétait la santé tel un équilibre entre les humeurs corporelles et les propriétés des aliments (Montanari, 1993 ; Shapin, 2014). C’est avec la naissance de la science moderne au xvie siècle que l’approche qualitative de l’état de santé cède le pas à une approche quantitative, centrée sur l’étude des composés alimentaires et leur impact sur le corps. En 1875, avec l’avènement du chemically biased nutrition paradigm1 (Hall, 1974), la nutrition se recentre 1. Littéralement « paradigme de la nutrition biaisé par la chimie ».

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encore plus sur l’étude des différentes composantes et processus biochimiques qui président au lien entre alimentation et santé. Ce qui amènera les scientifiques à identifier, vers la fin du xixe siècle, l’ensemble des macronutriments (protéines, glucides et lipides) puis, pendant la seconde moitié du xxe siècle, les micronutriments (vitamines, minéraux et oligoéléments) et à faire la distinction des composantes plus ou moins bénéfiques pour la santé. Avec la découverte de l’ADN, la nutrition commence à s’intéresser à la façon dont l’alimentation influe sur l’expression génétique. Cette approche scientifique, qui scinde l’être humain et son alimentation en composants toujours plus petits pour inscrire le fonctionnement du vivant dans des lois, est encouragée aux xixe et xxe siècles par les succès de ses applications au niveau sociétal2, jusqu’à amener la nutrition à s’enfermer dans un paradigme « nutritionniste » (Scrinis, 2008 ; 2013). Celui-ci s’ancre dans un réductionnisme biologique où l’aliment et la santé sont respectivement réduits à des composés nutritionnels et à des processus physiologiques quantifiables. En outre, les nombreuses avancées scientifiques de la nutrition contribuent à une progressive « nutritionnalisation de l’alimentation » (Dixon, 2009), à savoir l’adoption par la société dans son ensemble d’un regard réducteur sur l’alimentation, qui se résume à n’être plus qu’un moyen pour assurer la santé. Le paradigme nutritionniste fait ainsi de la santé un enjeu supérieur. Cette « idéologie nutritionniste » (Pollan, 2008 ; Scrinis, 2008) fait l’objet de nombreuses critiques, aussi bien épistémologiques et méthodologiques que sociales et morales. Elle ne permettrait plus à la nutrition de progresser dans ses recherches (Burlingame, 2004). Elle serait incapable de proposer des solutions à la hauteur des défis (sanitaires, sociaux et écologiques) contemporains (Cannon et Leitzmann, 2005) ou encore elle serait à l’origine de solutions technologiques souvent inefficaces et parfois même contreproductives (Dixon et al., 2009). C’est l’exemple des « alicaments » (aliments + médicaments), qui ont un effet controversé chez les personnes qui se nourrissent déjà convenablement (Poulain, 2017). Enfin, sur le plan moral, le nutritionnisme contribue à une sur-responsabilisation des mangeurs (Coveney, 1999 ; Fischler, 2011), voire à la stigmatisation de tous ceux qui dévient de la norme, telles les personnes anorexiques, boulimiques ou obèses (Poulain, 2009). Afin de sortir de cette impasse, des nutritionnistes ont développé une série d’approches que l’on présentera ici à l’aune de leur caractère holistique. Par souci de clarté, on distinguera trois catégories : les approches intra-nutritionnelles, qui adoptent une perspective holistique à l’intérieur même de la science de la nutrition ; les approches nutritionnelles, qui visent l’intégration de connaissances en provenance d’autres disciplines pour éclairer leur objet d’étude et, enfin, les approches extra-nutritionnelles, qui vont jusqu’à opérer une réorganisation du cadre conceptuel, méthodologique et axiologique de la nutrition. 2. Par exemple la découverte de la prévention du scorbut par l’alimentation.

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Parmi les approches holistiques intra-nutritionnelles, on retrouve les travaux des nutritionnistes Colin Campbell (2006 ; 2013) aux États-Unis et Anthony Fardet (2017) en France. Ces approches opèrent un renversement dans la méthode d’analyse en nutrition, en considérant le tout comme une unité non réductible à ses parties (Fardet et Rock, 2014), notamment à travers les concepts de food synergy (Jacobs et Steffen, 2003 ; Jacobs et al., 2009) et de food matrix (Aguilera, 2019 ; Fardet et al., 2013) (lire encadré). Alors que le nutritionnisme tend à focaliser son attention sur l’étude spécifique et décontextualisée d’un composé chimique sur la santé, ces travaux soulignent la nécessité d’étudier l’effet sur la santé de l’interaction entre différents nutriments, à l’échelle de l’aliment, des repas, voire des régimes alimentaires.

Les matrices alimentaires Claire Mouquet-Rivier

La notion de matrice alimentaire (food matrix) permet de dépasser la considération d’une simple juxtaposition de composés nutritionnels (macro et micronutriments) et bioactifs (polyphénols, phytates, saponines, fibres, etc.) et de prendre en compte l’agencement complexe de ces composés soumis à de nombreuses interactions et définissant ainsi des microstructures. L’arrangement et les interactions des composés dans les matrices alimentaires confèrent aux aliments des propriétés nutritionnelles ou organoleptiques émergentes, que n’ont pas les composés séparément. Les propriétés de ces microstructures résultent d’interactions physiques liées à la taille, à la conformation spatiale et à la plasticité des molécules, et d’interactions chimiques liées au pH, aux liaisons de différentes énergies, aux phénomènes d’oxydoréduction ou à la solubilité. Elles sont susceptibles d'être modifiées au cours du temps, lors de la transformation des aliments, sous l’effet de la pression ou de la chaleur par exemple, ou lors de la digestion du fait de la mastication, des sucs digestifs, de l’action du microbiote intestinal, etc. L’aliment doit donc être appréhendé dans une perspective cinétique, la mise à disposition des constituants de la matrice que sont les nutriments, les composés aromatiques mais aussi, éventuellement, les métaux lourds ou autres composés nocifs pour la santé, étant inscrite dans cette dynamique temporelle. La matrice alimentaire a ainsi un effet régulateur majeur sur l’absorption intestinale. D Pour en savoir plus : Aguilera J.M., 2019. The food matrix: implications in processing, nutrition and health. Critical Reviews in Food Science and Nutrition, 59 (22), 3612-3629.

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Les approches holistiques nutritionnelles se caractérisent par la prise en compte d’autres dimensions de l’alimentation que la seule dimension biologique. Elles s’inscrivent dans une optique de santé publique, où la consommation alimentaire est étudiée au travers des relations entre des facteurs biologiques, psychologiques, économiques et sociologiques (Fattore et Agostoni, 2016). Ces approches intègrent des connaissances et méthodologies d’autres disciplines, comme les sciences sociales ou l’agronomie. On retrouve ainsi la « sociologie dans la nutrition » – impact des forces macrosociales sur les pratiques alimentaires (Glass et McAtee, 2006 ; Traverso-Yepez et Hunter, 2016) –, l’anthropologie nutritionnelle – impact de la culture sur ces mêmes pratiques (Calandre, 2002) – ou encore la nutrition economics – impact du statut économique sur le bien-être nutritionnel des mangeurs (Perignon et al., 2017). Enfin, les approches intersectorielles entre agriculture et santé permettent de comprendre en quoi les interventions de développement agricole peuvent affecter l’état nutritionnel des individus (Dury et al., 2014 ; Frison et al., 2006 ; Hawkes et Ruel, 2007). La revue Ecology of Food and Nutrition présente ces différents regards croisés qui éclairent les problématiques nutritionnelles contemporaines à la lumière d’enjeux multiples. Enfin, les approches holistiques extra-nutritionnelles se caractérisent par une réorganisation du cadre conceptuel de la nutrition : il n’est plus strictement question de santé individuelle mais aussi de santé publique, et la notion de santé intègre alors santé environnementale et bien-être social. Le nutritionniste français Jean Trémolières a été l’un des premiers à ouvrir la voie en créant un dialogue entre les sciences dites « dures » et les SHS, avec la publication des Cahiers de nutrition et de diététique en 1965. En reconnaissant la partialité de l’approche nutritionnelle qui « quand elle s’attache au quotidien […] n’en éclaire qu’un aspect » (1975), Trémolières propose d’appréhender l’alimentation du point de vue plus global de la diaita, ou diététique, où les dimensions sociale, culturelle et hédonique de l’alimentation sont également prises en compte. Depuis une quarantaine d’années, face à la montée des enjeux de durabilité, la nutrition s’est renouvelée. L’« écologie nutritionnelle » invite par exemple à une approche interdisciplinaire qui prenne en compte les interactions entre le physiologique, le social, le culturel et l’environnement (Gussow, 1978 ; Schneider et Hoffmann, 2011). Cannon et Leitzmann (2005) ont proposé un nouveau cadre conceptuel avec le New Nutrition Science Project, qui a conduit à la signature de la Giessen Declaration3. Ce projet rassemble des scientifiques d’horizons disciplinaires différents dans l’objectif de reformuler les fondements et les principes de la nutrition (Beauman et al., 2005). Suivant une « philosophie de la co-reponsabilité » envers les non-humains (Meyer-Abich, 2005), il est question de percevoir le réseau des relations réelles et symboliques qui relient les humains, les non-humains et leur milieu biophysique. 3. « The Giessen Declaration», Public Health Nutrition, 8 (6A), 783-786.

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Plus récemment, dans un contexte de crise écologique, c’est surtout par l’intégration de la dimension environnementale que la nutrition a élargi ses perspectives. L’« éco-nutrition » (Wahlqvist et Specht, 1998) propose ainsi d’intégrer les enjeux de santé et d’environnement dans l’étude d’un régime alimentaire qui contribuerait à la fois aux besoins nutritionnels, au maintien de la biodiversité et à la protection de l’environnement (Chappell et Lavalle, 2011 ; Frison et al., 2006 ; Marlow et al., 2009 ; Perignon et al., 2016). C’est dans cette perspective que le nutritionniste français Christian Rémésy (2020) a développé une charte de « nutriécologie », définie comme « une discipline qui vise à satisfaire les besoins nutritionnels humains en préservant les ressources écologiques de la planète et en améliorant son potentiel nutritionnel ».

— Approches holistiques en sciences humaines et sociales En Europe comme outre-Atlantique, l’alimentation a eu du mal à s’imposer comme objet d’étude à part entière pour les SHS (Montanari, 1993 ; Poulain, 2017). Tantôt jugé futile du fait de son caractère ordinaire, tantôt perçu comme illégitime compte tenu de sa dimension biologique, le fait alimentaire n’apparaît pas, dans un premier temps, pertinent pour éclairer le fonctionnement des sociétés. La sociologie du xixe siècle, jeune discipline en quête d’un espace qui lui soit propre, ne s’intéresse alors à l’alimentation que dans sa dimension la plus facilement « sociologisable », en étudiant par exemple le rôle du repas dans la vie familiale (Halbwachs, 1912). Jusqu’au milieu des années 1960, le fait alimentaire se limite le plus souvent à un lieu de lecture d’autres problématiques anthropologiques et sociologiques jugées plus importantes, telles que la santé, la famille ou le rural (Poulain, 2017). Malgré ces obstacles épistémologiques, l’intérêt des SHS pour l’alimentation se développe au cours de la seconde moitié du xxe siècle. La perspective structuraliste de Claude Lévi-Strauss contribue fortement à asseoir le statut anthropologique de l’alimentation et de la cuisine, grâce à l’identification dans le fait alimentaire de structures telles que le « triangle culinaire » (Lévi-Strauss, 1964). Ce modèle de relations entre les différentes formes de cuisine selon le mode de cuisson des aliments (cru-grillé, pourri-fermenté, cuit-fumé) est présumé capable de refléter le fonctionnement des sociétés. Par ailleurs, l’étude des consommations des Européens (Moulin, 1975) ou des Français (Herpin, 1988 ; Lambert, 1986) constitue, pour les sociologues et les socio­économistes, une porte d’entrée pour mener des recherches sur le fait alimentaire. Parallèlement, les SHS ont développé une compréhension plus holistique du fait alimentaire. On présentera ici quatre types d’approches : l’interdisciplinarité et les food studies, puis l’approche bioculturelle et, enfin, une approche que l’on qualifiera de multiscalaire. D’abord, le décloisonnement des perspectives peut se manifester par une mise en partage des connaissances et/ou des méthodologies propres à plusieurs disciplines

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des SHS. En France s’est notamment développée une approche interdisciplinaire de l’alimentation, au travers d'hybridations comme la socio-anthropologie (SerraMallol, 2010 ; Tibère, 2013), la psychosociologie (Barthes, 1961) ou encore une forme de sociologie historique de l’alimentation (Depecker et al., 2013). Outre-Atlantique, un autre type d’approche holistique se développe au cours des années 1990 dans le sillage des cultural studies : les food studies, qui s’apparentent à une « métadiscipline » de l’alimentation, composée d’une pluralité de sciences (histoire, littérature, philosophie, sociologie, anthropologie, etc.). Ensuite, il existe dans le champ des SHS une approche qui transcende l’étanchéité entre sciences dures et sciences sociales en ce qu’elle s’attache à penser les articulations entre les dimensions biologique, psychologique et sociale de l’alimentation. Cette perspective dite « bioculturelle », héritée de l’approche complexe proposée par Edgar Morin dans les années 1970, trouve l’une de ses manifestations dans la collaboration entre la nutritionniste Elsie May Widdowson et l’anthropologue Audrey Richards lors d’une étude sur la population bemba d’Afrique australe (de Garine, 1988). Elle a ensuite été soutenue par l’anthropologue Igor de Garine (de Garine, 1972 ; 1979 ; Froment et al., 1996), puis largement développée par Claude Fischler dans le numéro 31 de la revue Communications (1979) et dans son ouvrage L’Homnivore (1990). Il y reconnaît l’alimentation comme un « thème proprement transdisciplinaire » et pose les bases d’une sociologie du mangeur qui, en explorant les interfaces disciplinaires, s’inscrit dans une perspective holistique. Cette volonté d’articulation entre naturel et culturel se lit également dans la théorisation par JeanPierre Poulain du concept d’« espace social alimentaire », qui permet de penser les cultures alimentaires au regard des contraintes biologiques de l’organisme et environnementales, en lien avec les modalités de connexion des mangeurs à la nature (Poulain, 2017). Enfin, la vision multiscalaire du fait alimentaire, c’est-à-dire considérée à plusieurs échelles, peut constituer une autre voie d’approche holistique de l’alimentation par les sciences sociales. Empruntée à la géographie, cette approche consiste en l’articulation de regards portés à plusieurs niveaux d’observation (l’individu, sa famille, son groupe social, etc.) pour comprendre l’objet dans sa totalité et rendre compte de la complexité du réel. En matière d’alimentation, il s’agirait ainsi d’articuler les connaissances produites aux niveaux macrosocial, mésosocial, microsocial (Germov et Williams, 2016) et biologique (Desjeux, 1996) pour comprendre pleinement le fait alimentaire. À noter, bien que le propos ne soit pas développé, qu’au-delà du sujet du « mangeur », l’étude par les sciences sociales de thèmes tels que la ruralité, la santé, les organisations ou les réseaux économiques contribue également à la compréhension de l’alimentation comme « fait humain total ».

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— Approches holistiques en agronomie Si l’agronomie s’intéresse surtout à l’alimentation du point de vue de la production agricole, quelques chercheurs français, souvent agronomes et parfois techno­ logues, se sont laissés tenter par une forme d’approche holistique de celle-ci. À partir de leur discipline, ils se passionnent progressivement pour leur objet d’étude, qu’il s’agisse d’une plante ou d’un produit alimentaire, jusqu’à en devenir des spécialistes encyclopédiques capables de mettre en lien ses origines, son agronomie, ses procédés de transformation, ses usages, ses dimensions symboliques, etc. On trouve ainsi des ouvrages réalisant des tentatives d’intégration, sous forme de grandes synthèses, de savoirs jusque-là morcelés à propos de produits tels que l’igname (Degras, 1986 ; Dumont et Marti, 1997), le palmier à huile (Jacquemard, 1995), le fonio (Cruz et Beavogui, 2011) ou encore les bières (Hébert et Griffon, 2010 ; 2012). L’agronomie s’inscrit naturellement dans une perspective multidisciplinaire, du fait du caractère systémique de son objet d’étude. Elle constitue un ensemblier disciplinaire au sein duquel se rapprochent des sciences « dures » comme l’écophysiologie, la bioclimatologie ou les sciences du sol, mais aussi, dans une perspective élargie du système de production, des SHS comme l’économie, la géographie, la sociologie ou les sciences de gestion. Les connaissances scientifiques se superposent le plus souvent aux savoirs empiriques des agriculteurs, dont l’existence précédait de loin l’institutionnalisation d’une discipline académique (Perret, 2005). En particulier, les savoirs agroécologiques, qui visent à valoriser les processus biologiques pour couvrir à la fois les attentes de production et un ensemble de services écosystémiques, se sont d’abord développés en marge de la sphère scientifique. Aujourd’hui institutionnalisée en tant que discipline (Wezel et Soldat, 2009), l’agroécologie appréhende l’espace de production comme un système adaptatif complexe pour la biodiversité, les humains, leurs structures sociales et leurs représentations (Hubert et Couvet, 2021). Certains scientifiques élargissent le domaine d’application de l’agroécologie à l’ensemble du système alimentaire. Dans leur acception, Francis et al. (2003) présentent ainsi l’agroécologie comme l’« étude intégrative de l’écologie des systèmes alimentaires » et prônent la nécessité « d’établir des ponts et des connexions entre, et au-delà, des disciplines dans l’agriculture de production, ainsi qu’au-delà de la porte de la ferme dans le paysage et la communauté rurale ». Stephen Gliessman (2016) présente l’agroécologie comme une démarche de transformation par étapes des systèmes alimentaires, de la production agricole jusqu’aux activités en aval. Cette conception de l’agroécologie, qui cherche à faire le lien entre les dimensions écologiques, économiques et sociales aux différentes étapes du système alimentaire, constitue une démarche intégrative pertinente pour répondre aux enjeux de durabilité.

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— Une approche systémique de l’alimentation La seconde moitié du xxe siècle voit se développer le paradigme systémique au sein de la pensée scientifique occidentale. Il vient en partie supplanter la rationalité analytique qui dominait depuis le xviie siècle, et dont la logique d’explication du tout à partir de l’étude des parties peine à rendre compte de la complexité du monde. Fondée sur les travaux de neurobiologistes, de mathématiciens ou de cybernéticiens, la pensée systémique se caractérise par son approche globale, ou holistique, de phénomènes complexes par l’étude d’un « ensemble d’éléments en interaction dynamique » (Cambien, 2007) qu’il est question d’aborder comme faisant système pour répondre à une finalité. L’approche systémique relève donc d’un choix épistémologique. Du fait de la nature complexe de ses objets d’étude, la démarche systémique implique une approche transversale et interdisciplinaire qui, sans prétendre remplacer les disciplines traditionnelles, sollicite leur « rapprochement synergique et synthétique » (Cambien, 2007). Le paradigme systémique a redéfini les perspectives de nombreux domaines scientifiques et sociétaux, parmi lesquels l’alimentation. En effet, l’approche en termes de « système alimentaire » a bouleversé la façon de penser l’alimentation, jusque-là morcelée au sein de différents silos disciplinaires ou secteurs d’activités. Dans ses premières acceptions (Collins, 1963 ; Malassis, 1994 ; Marion, 1986), le « système alimentaire » renvoie à tout ou partie de la chaîne empruntée par les aliments « de la terre à la bouche » (Kneen, 1993) : production, transformation, distribution, transport, consommation. L’étude des dimensions clés du système alimentaire est alors motivée par le besoin d’adopter une vision globale de l’alimentation à l’heure de nourrir une population croissante (Béné et al., 2019b). En 1998, Jeffery Sobal et al. proposent un des premiers modèles intégrés du « système alimentaire et nutritionnel », un outil « dépeignant l’étendue du système et faisant état des processus, des transformations et des interactions à l’œuvre au sein des systèmes alimentaires ». Depuis la reconnaissance du système alimentaire comme objet d’intérêt scientifique et sociétal, de nombreux cadres conceptuels ont été proposés pour le définir et en expliciter le fonctionnement. L’intégration des échelles spatio-temporelles, des disciplines, des acteurs, des pratiques et des usages prend en effet une importance centrale dans une partie des recherches sur l’agriculture et l’alimentation (Chevassus-au-Louis et al., 2008). La montée des enjeux environnementaux et sociaux est venue questionner les modes dominants de production et de consommation alimentaires et infléchir significativement l’interprétation de la finalité du système alimentaire. Si l’objectif central reste de garantir la sécurité alimentaire4, la durabilité des systèmes alimentaires est 4. « La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active » (définition convenue lors du Sommet mondial de l’alimentation en 1996).

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désormais identifiée comme un enjeu majeur (Eakin et al., 2017). Un nouvel objet de recherche se dessine alors : les « systèmes alimentaires durables » (Blay-Palmer, 2010 ; FAO, 2018 ; Marsden et Morley, 2014 ; Willett et al., 2019). Il est question, à la faveur d’approches dites « intégrées », « systémiques », « holistiques » ou « multidimensionnelles », d’étudier les conditions d’une transition des systèmes alimentaires tenant compte simultanément de la complexité du système et de la multidimensionnalité de la durabilité5 (Blay-Palmer et al., 2019 ; Foran et al., 2014 ; Horton et al., 2017 ; Moscatelli et al., 2016). L’interdisciplinarité est placée au cœur de ces approches, les perspectives monodisciplinaires étant dépassées par la complexité des enjeux inhérents à la durabilité des systèmes alimentaires (IPES-Food, 2015). Le système alimentaire y est souvent présenté comme « socio-écologique ». Cette nouvelle perspective, qui rapproche dans de nombreux domaines sciences dures et sociales (Schoon et Leeuw, 2015), appelle à mettre l’interdépendance entre systèmes humains et naturels au cœur de la réflexion, ici sur les enjeux d’alimentation (Allen et Prosperi, 2016 ; Ericksen, 2008). Elle permet de penser la co-évolution entre sécurité alimentaire, intégrité environnementale et bien-être social, et de développer une réflexion sur la notion de résilience des systèmes alimentaires (Doherty et al., 2019 ; Hodbod et Eakin, 2015 ; Schipanski et al., 2016 ; Tendall et al., 2015). Si le système alimentaire constitue un objet d’étude unifié pour des experts de différentes disciplines, les regards portés sur les enjeux de durabilité et les scénarios de transition qui en résultent peuvent s’avérer très différents d’une communauté de savoirs à l’autre (Eakin et al., 2016 ; Béné et al., 2019a). Autrement dit, l’état du système alimentaire durable fait consensus, mais les voies proposées pour y parvenir divergent. Si ces divergences reflètent une réduction de la durabilité à certaines de ses dimensions, elles révèlent aussi l’existence d’antagonismes profonds sur les chemins de la transition. Développer une approche complexe de l’alimentation permet (entre autres) d’objectiver de tels antagonismes. En suggérant de considérer de façon égale les dimensions environnementales, économiques, sociales, sanitaires et politiques des régimes alimentaires, l’approche sustainable diets développée par Pamela Mason et Tim Lang (2017) se présente comme un outil de gouvernance multidimensionnelle de l’alimentation.

— Les individus, au cœur d’une écologie de l’alimentation Une démarche d’écologie de l’alimentation prône, d’une part, la diffusion et l’articulation des approches scientifiques qui ont été présentées précédemment et 5. La durabilité est un concept généralement appréhendé selon trois dimensions : la poursuite de l’équité sociale, la création du bien-être humain (souvent présentée comme une dimension économique) et le maintien de l’intégrité environnementale des ressources sur lesquelles les dimensions économiques et sociales sont construites (ONU, 2005). Une quatrième dimension temporelle est souvent superposée aux précédentes, avec l’idée que la durabilité d’aujourd’hui ne doit pas être atteinte au détriment de celle de demain (Brundtland, 1987).

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qui cherchent, à des degrés divers, à décloisonner les perspectives pour aborder l’alimentation et ses enjeux dans leur multidimensionnalité. D’autre part, une écologie de l’alimentation aspire au développement d’interfaces inter-, voire transdisciplinaires, dans lesquelles les scientifiques eux-mêmes entrent en lien pour croiser leurs regards sur l’alimentation (chapitre 21). L’idée centrale est celle d’un « retour au sujet » de la science (Gosselin, 1987), c’est-à-dire l’instauration d’un dialogue non pas entre disciplines scientifiques mais entre les scientifiques eux-mêmes, au travers et par-delà la diversité de leurs horizons disciplinaires. En effet, toute discipline, avant d’être un cadre de production de savoirs, est un groupement d’hommes et de femmes qui « jouent au rôle de scientifique » (Bourdieu, 1997 ; 2001). Ce rôle, qui consiste essentiellement à mettre en pratique les paradigmes, les méthodologies et les analyses d’une discipline donnée, doit être joué en « pleine conscience » par ses acteurs (Morin, 1982). Dans la mesure où « toute connaissance procède de la perception que nous avons du monde » (Hubert et al., 2015), l’enjeu principal n’est plus la production d’une connaissance hautement intégrée mais la généralisation d’un processus réflexif chez les individus, première étape vers une conscience de la complexité de l’objet. Une écologie de l’alimentation reconnaît la nécessité de conserver des espaces disciplinaires. Mais elle prône l’ouverture d’interfaces – c’est-à-dire d’espaces de dialogues, d’échanges, d’expérimentations – permettant d’articuler les connaissances, de débattre des controverses, de questionner les représentations, de confronter les programmes de recherche et de reconnaître collectivement les zones d’ombre et les antagonismes qu’implique leur mise en lien. Ces espaces – ou lieux d’interfaces – sont multiples et peuvent prendre des formes aussi diverses que des colloques ou séminaires, des revues scientifiques ou des projets de recherche interdisciplinaires. Ils permettent aux chercheurs de s’informer de « ce qui se joue » en matière d’alimentation en dehors de leur discipline, de questionner leurs points de vue individuels et de trouver des moments de conscience collective sur l’alimentation. Une écologie de l’alimentation reconnaît aussi la nécessité de dépasser les limites de la communauté scientifique pour rechercher une « cohabitation des connaissances disciplinaires et généralistes » (Poulain, 2018), voire leur interaction dans le cadre d’une « écologie des savoirs » (Santos, 2016). Cela présuppose, sans tomber dans le relativisme, d’affirmer que la méthode scientifique n’a pas autorité sur les autres rapports au réel (Mormont, 2015), dans la mesure où la connaissance s’inscrit tant dans une dimension intellectuelle que pratique et émotionnelle. Il s’agit de considérer l’alimentation comme objet perçu et expérience vécue, structurant des rapports sensibles et des pratiques entre individus, société et biosphère. L’interaction entre acteurs scientifiques et non scientifiques apparaît indispensable pour répondre aux enjeux de durabilité des systèmes alimentaires. En effet, le « dialogue de savoirs » (Santos, 2016) et la coconstruction de problématiques de recherche permettent de déve­lopper une compréhension partagée de ce que peut être la transition (Lamine et al.,

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2019), de catalyser les changements grâce à la connaissance unique de chaque acteur (IPES-Food, 2015) et de concevoir une amélioration des pratiques. Les interfaces transdisciplinaires favorisent le sentiment d’appartenance à une « communauté de destin » où il est question de construire un sens commun. C’est à partir de celui-ci que se pense et s’organise la mise en œuvre de solutions qui intègrent la multidimensionnalité de l’alimentation et appréhendent la complexité de ses enjeux.

— Conclusion En prônant un décloisonnement des savoirs sur l’alimentation, une écologie de l’alimentation encourage l’adoption d’une vision complexe (Morin, 2008) de celle-ci. Il en découle une nécessaire objectivation des antagonismes (manifestation simultanée d’effets positifs et négatifs), des rétroactions (fait de subir une action en retour de la sienne) et de la récursivité (répétition d’un fait qui induit une conséquence qui à son tour induit le fait) à l’œuvre entre les différentes dimensions de l’alimentation (Morin, 1990). Dès lors, il est évident que, malgré la pertinence de certains mots d’ordre qui dessinent la voie d’une alimentation durable (partie 4), il n’existe pas de réponses simples aux enjeux multidimensionnels posés par nos modes d’alimentation contemporains. En articulant approches « focalisées » et ouverture à l’interdisciplinarité, c’està-dire en « distinguant » et en « reliant » leurs points de vue, les sciences du champ de l’alimentation sont plus à même d’identifier des voies de changement pertinentes vers des systèmes alimentaires durables. En tant qu’espaces d’interaction et de coconstruction, les interfaces inter- et transdisciplinaires contribuent non seulement à renforcer les liens des scientifiques autour d’une ambition commune, mais elles ancrent la recherche de solutions dans le quotidien, en les adossant aux acteurs, aux processus et aux institutions qui forment les systèmes alimentaires (chapitre 21). Ainsi, une écologie de l’alimentation appelle à un dialogue entre les sciences, et entre les sciences et la société.

Ce chapitre s’inspire largement du travail de Jean-Marc Louvin mené à la Chaire Unesco Alimentations du monde sur le thème Les approches holistiques de l’alimentation : un état de l’art (2017). Les auteurs remercient Mathilde Coudray, Vincent Devictor, Bernard Hubert et Jacques Tassin pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

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Chapitre

Partie

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S’engager pour la transformation des systèmes alimentaires Damien Conaré, Nicolas Bricas, Marie Walser

Où l’on est invité à considérer l’alimentation comme un sujet politique. Il est ici question d’un engagement enthousiasmant qui permette de garder foi dans les transformations possibles. Et c’est avec cette foi chevillée au corps qu’il faut descendre dans l’arène mesurer sa force pour vaincre les résistances aux changements…

Ce chapitre développe le second sens que l’on peut donner à une écologie de l’alimentation : celui d’un engagement pour l’avènement de systèmes alimentaires durables. Cet engagement naît d’une prise de conscience : celle de la défaillance des modes de production, de transformation et de distribution industrialisés et de l’inadéquation de modes de consommation qui en sont issus face aux enjeux environnementaux, sociaux et sanitaires (chapitre 7). Il n’est pas nouveau, car divers observateurs ont, depuis des années, milité pour faire évoluer, voire transformer les systèmes alimentaires. Ils se sont souvent intéressés aux modes de production agricole, voire à la transformation et au commerce des produits. Ce n’est que plus récemment, comme en témoigne l’usage croissant du terme « système alimentaire », que les étapes plus en aval des chaînes alimentaires – distribution, consommation, gestion des déchets – et que les questions de gouvernance ont fait l’objet de plus d’attention.

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Parce qu’elle concerne tous les êtres humains et se trouve au cœur de la vie quotidienne de la cité, l’alimentation est un domaine éminemment politique. Comme le souligne Richard Wilk (2006), « la nourriture est à la fois un symbole efficace et un objet concret capable de catalyser des mouvements politiques et sociaux ». Plus largement, pour Jeffrey Pratt et Peter Luetchford (2014), « la nourriture est devenue un point de convergence pour l’action (et pour la réflexion) sur les processus économiques contemporains […] et le plus important champ pour élaborer une économie alternative ». En considérant l’engagement au sens de Howard S. Becker (1960) comme « une mise en cohérence de convictions et de pratiques » (Rodet, 2018), ce chapitre propose une réflexion sur les moteurs et les principes qui président à la transformation des systèmes alimentaires dans le cadre d’une écologie de l’alimentation. Il détaille plusieurs propositions qui peuvent guider les acteurs du changement : construire l’engagement autour d’un narratif enthousiasmant, développer une capacité à agir dans un environnement complexe et prendre position dans les rapports de force.

— Un narratif enthousiasmant Dans un contexte de crise de la représentation politique dans de nombreux pays, à laquelle s’ajoutent une montée des replis identitaires et la généralisation de biais cognitifs liés aux « bulles de filtre »1, répondre aux enjeux de durabilité appelle à reconsidérer les imaginaires dominants. Dès lors, l’alimentation, qui relie les humains à eux-mêmes, aux autres humains et à la biosphère, peut être mise en récit dans un narratif enthousiasmant. Pourquoi ce narratif, autour duquel se construit l’engagement, devrait-il être enthousiasmant ? Des philosophes contemporains comme Baptiste Morizot (2020) nous signalent que, dans une perspective telle que proposée par Spinoza, l’engagement perdure dans le temps grâce à la conjonction de deux sentiments a priori antagonistes : l’injustice et l’enthousiasme. L’injustice provoque de l’indignation et la dénonciation des problèmes et donne sa dimension combative initiale à l’engagement. En matière d’alimentation, cette indignation partagée par certains acteurs vient du constat que les systèmes alimentaires visent en premier lieu la reproduction du capital des acteurs économiques, au détriment de la santé des individus, de la justice sociale ou de la préservation de l’environnement (chapitre 7). Dès lors, dénoncer l’ampleur de la précarité alimentaire (chapitre 15), de la souffrance animale ou des effets des pesticides sur le vivant, par exemple, engage à une mobilisation contre ces injustices. C’est aussi souvent l’indignation qui déclenche le recours à des pratiques de 1. Les informations que nous consultons sur Internet sont déjà filtrées par rapport à nos centres d’intérêt repérés dans nos navigations précédentes, contribuant à des formes d’isolement intellectuel et culturel.

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consommation engagées (Dubuisson-Quellier, 2009) (chapitre 18). À travers elles, les mangeurs affirment une critique éthique des modes de production alimentaire (végétarisme ou véganisme par exemple) et répondent à des préoccupations de santé humaine et environnementale (agriculture biologique, boycott de certains produits) ou à des attentes en matière d’équité économique (commerce équitable) (Fischler, 2013 ; Fouilleux et Michel, 2020). La multiplication des revendications collectives au sujet de l’alimentation au cours du xxe siècle traduit l’affirmation d’une forme d’activisme alimentaire (Siniscalchi, 2014). Qu’il s’agisse de mouvements militants (tels que Via Campesina ou Slow Food), d’associations locales (pour réformer la restauration scolaire par exemple) ou de réseaux d’acteurs portant des initiatives économiques (comme les circuits courts ou les supermarchés coopératifs), ces différentes formes d’engagement contestent un système alimentaire conventionnel, jugé inégalitaire et destructeur (Nestle, 2009 ; Siniscalchi, 2015). Elles mettent également en œuvre des alternatives défendant un autre modèle. En effet, un engagement fondé sur ce seul sentiment d’injustice peut conduire au découragement, à un durcissement du ressentiment et à une radicalisation rigide face à l’ampleur de la tâche à accomplir. C’est pourquoi l’engagement doit aussi être nourri par un enthousiasme véritable, voire « un émerveillement à politiser » (Truong et Morizot, 2020), capable de décupler les puissances d’agir, individuelles et collectives. L’engagement en lui-même est enthousiasmant en ce qu’il nous permet d’expérimenter de nouveaux rapports à soi, aux autres et au monde. Ainsi, il ne s’agit pas seulement de se positionner contre un système alimentaire dysfonctionnel, mais de s’engager pour développer des alternatives capables de provoquer un renouvellement de nos interactions, sociales et environnementales.

— Se relier dans la communauté du vivant La raison d’être et la finalité de l’engagement porté par une écologie de l’alimentation se confondent : tisser entre eux les fils du vivant – individus, sociétés et biosphère. Une telle proposition ne nie pas les conflictualités qui traversent les systèmes socio-écologiques de même que les systèmes alimentaires : suivant les principes de la permaculture, il faut parfois s’allier avec certains pour faire face à d’autres (les ravageurs, les pathogènes, etc.) (Centemeri, 2019). Mais il faut reconsi­ dérer ce qu’on appelle les nuisibles pour reconnaître aussi leur rôle d’indicateurs, voire de régulateurs. L’écologie invite ainsi à changer la donne et à rechercher une pluralité d’agencements des vivants dans des biosphères viables propres à chaque contexte, plutôt qu’un modèle unique de maximisation de la richesse économique au sein des systèmes alimentaires.

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Une écologie de l’alimentation

Le narratif porté par une écologie de l’alimentation appelle ainsi à un nouvel imaginaire social dans lequel l’alimentation est un moyen de redéfinir les liens entre vivants. Il propose de considérer l’alimentation comme un moyen d’« atterrir », c’està-dire de s’enraciner dans des territoires non pas où l’on vit, mais dont on dépend pour vivre (Latour, 2017), pour y tisser des relations d’interdépendance, de protection et de soin (de nous parmi les autres, humains et non-humains). Dans la même idée, Laura Centemeri (2019) appréhende la permaculture comme un « art de réhabiter » la maison commune (oïkos). Dès lors, en écho à une vision de l’alimentation comme bien commun, le bien-être collectif devient la raison d’être des systèmes alimentaires. Issus d’une « socio-diversité » d’alternatives, ils devraient garantir l’accès à une alimentation adéquate pour et désirée par tous et valoriser l’alimentation dans sa multidimensionnalité (Vivero Pol et al., 2020). Repenser les systèmes alimentaires nécessite de fonder leur organisation sur de nouveaux principes, qui résonnent avec ceux de l’écologie : la diversité (dans les champs, dans les assiettes mais aussi dans les modes d’organisation), la résilience (face aux changements climatiques par exemple), les combinaisons et les symbioses (comme avec les micro-organismes, présents du sol au ventre), le maintien de stocks (contre la « performance » du flux tendu), le fonctionnement par cycles (des saisons, des éléments), les interactions sensibles (liées à une proximité entre les acteurs, avec les animaux d’élevage), etc. Une écologie de l’alimentation s’ancre dans l’avènement de nouveaux rapports dans le monde, prônés par des scientifiques et des philosophes. D’un côté, le paradigme scientifique de la « coviabilité socio-écologique » (Barrière et al., 2019) se fonde sur le constat d’une intrication des systèmes sociaux et écologiques. Les réponses aux grands enjeux environnementaux globaux s’imaginent alors dans le cadre d’un nouveau « contrat social » entre les humains et le reste de la biosphère, à laquelle ils appartiennent et dont ils dépendent. Cette approche invite à dépasser le clivage entre une rationalité instrumentale – la biosphère est au service des humains – et non instrumentale – la biosphère a d’autres raisons d’être que les bénéfices que les sociétés en tirent – (Mace, 2014), pour penser les individus, les sociétés et la biosphère au sein d’une même unité socio-écologique, fondée sur des interdépendances. D’un autre côté, d’un point de vue philosophique, chaque être humain est invité à « refaire connaissance » en repensant son rapport au vivant. Il est question de prendre conscience de soi en tant que vivant et de son appartenance à une large communauté de vivants, mais aussi de reconnaître la valeur intrinsèque des autres façons d’être vivant et de faire territoire (Coccia, 2016 ; Despret, 2019 ; Legros et Damasio, 2021 ; Morizot, 2016 ; 2020). De ce nouveau rapport au vivant découle un engagement renouvelé : il n’est plus question de « défendre la nature » qui nous serait extérieure, mais d’incarner soi-même, en interaction avec l’ensemble du monde vivant, « une nature qui se défend ».

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— Des principes pour l’engagement Nourri par un narratif enthousiasmant, l’engagement se traduit ensuite par un passage à l’action qui vise à transformer concrètement les systèmes alimentaires. La mise en œuvre du changement est, à plusieurs titres, particulièrement complexe : elle est contextuelle, imprévisible sur le long terme, multiforme et contrainte par les interdépendances des différentes composantes des systèmes alimentaires (au sein de celui-ci comme en dehors : métabolisme énergétique, politiques publiques dans différents domaines, règles du commerce international, etc.). Premièrement, la mise en œuvre d’un changement ne peut s’opérer qu’au regard de la spécificité du contexte considéré (spatial, culturel, politique, économique, social, environnemental, etc.). Il n’existe pas de solutions universelles, bonnes par nature, dans la mesure où leur pertinence dépend des contextes et où les interdépendances qui tissent les alliances entre humains, et entre humains et non-humains, sont en constante évolution (Centemeri, 2019). De fait, observation, concertation et action doivent s’articuler dès le début d’un processus et tout au long de celui-ci. À cet égard, les méthodes participatives d’identification des chemins d’impact constituent un exemple de démarche permettant de prendre en compte l’influence du contexte sur l’effet d’actions jugées transformatrices (chapitre 20). Deuxièmement, les conséquences des actions engendrées dans un système complexe, tel qu’on peut se représenter les systèmes alimentaires, sont incertaines (Morin, 1990). Ces actions sont en effet soumises à des événements imprévisibles (changements climatiques, politiques, économiques, sanitaires, technologiques, etc.), qui laissent une incertitude sur les conséquences à moyen ou à long terme des interventions. Il est alors nécessaire d’inscrire l’action dans une vision stratégique, assortie d’objectifs, plutôt que dans la planification rigide d’une transition dont on ne peut pas véritablement prévoir l’état final. Cela afin de pouvoir ajuster, tactiquement, les actions en fonction des aléas et/ou de tirer parti d’éventuelles nouvelles opportunités. Troisièmement, chercher à transformer les systèmes alimentaires invite à naviguer entre des actions très transformatrices et des petits succès. Les acteurs du changement peuvent ainsi s’inspirer de l’un des principes de la permaculture proposés par Bill Mollison : « il vaut mieux que la taille du changement (à opérer) soit inversement proportionnelle à l’effet qu’il produira sur le système » (Mollison, 1988). Il s’agit de prioriser les actions dont l’effet transformateur est le plus important au regard de l’effort (ou de l’investissement) consenti pour leur mise en œuvre. Mais dans l’idée de nourrir l’engagement, les succès faciles (ou quick wins), atteints à partir de ce qui mobilise plus facilement les acteurs, ne doivent pas être négligés. Bien que peu transformateurs, certains changements servent à faire la preuve des possibles et, parce qu’ils sont porteurs de sens, ont un fort potentiel mobilisateur. Les « bricolages » et les tactiques (de Certeau, 1980), ou encore les

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petits pas du quotidien, permettent d’enclencher une dynamique de changements, à condition qu’ils soient envisagés par leurs promoteurs comme les étapes d’un processus transformateur et non comme une fin en soi. Enfin, les freins à la transformation des systèmes alimentaires industrialisés sont également issus du verrouillage des différentes dimensions sociotechniques. Elles concernent les acteurs en place, les institutions, mais aussi les politiques qui présentent des intérêts étroitement entrelacés – marchés et structures agricoles, aménagement rural et urbain, sécurité sanitaire, recherche scientifique, développement industriel, etc. (De Schutter, 2017 ; IPES-Food, 2015). Il est effectivement difficile de faire évoluer une composante du système indépendamment des autres. Tout comme il est vain, pour un même acteur du changement, de chercher à transformer l’ensemble de ces composantes simultanément. La transformation des systèmes alimentaires ne peut donc pas résulter du seul cumul d’interventions d’acteurs isolés, mais nécessite une combinaison coordonnée de formes d’engagement à différents niveaux (partie 5). En effet, tous les acteurs des systèmes alimentaires ont des rôles complémentaires à jouer : mouvements militants, secteur associatif, collectivités territoriales, secteur privé conventionnel, etc. L’enjeu pour ces acteurs est donc double : faire bouger leurs propres lignes, « là où ils sont », et articuler leurs forces avec d’autres, en développant une bonne connaissance de leurs alliés, pour inverser les rapports de force qui contraignent fortement la levée des verrous au sein des systèmes alimentaires (IPES-Food, 2015).

— Dans l’arène des rapports de force Aujourd’hui, l’ampleur de la crise sociale et environnementale invite à faire évoluer la nature de l’engagement. Il ne s’agit plus seulement d’informer les décideurs, ou d’expérimenter des alternatives, mais aussi de s’inscrire dans des rapports de force avec des acteurs marqués par de fortes résistances aux changements. Certes, parvenir à ce que les questions environnementales ou sociales soient prises en compte dans les politiques publiques ou dans les stratégies des entreprises passe d’abord par une phase de sensibilisation. Un aspect de l’enjeu est bien d’informer les décideurs sur les dégradations des situations, de convaincre de la gravité des risques, de montrer que des alternatives sont possibles. Ce à quoi se sont employés scientifiques et mouvements de la société civile depuis déjà quelques décennies : alertes sur les changements climatiques, les OGM (organismes génétiquements modifiés), les conditions d’élevage, etc. Mais dès les années 1980, s’est révélée une opposition assumée aux changements pourtant nécessaires (Rowell, 1996). Ces dernières années encore, Donald Trump aux États-Unis ou Jair Bolsonaro au Brésil, pour ne citer que les plus caricaturaux, soutenus par une partie de l’électorat et des forces économiques de leurs pays,

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se sont désengagés d’accords internationaux censés amorcer une transformation du système. Ils ont mené des politiques à contre-courant des recommandations des scientifiques ou des mouvements environnementaux. Et ils ont révélé par là que les enjeux ne sont plus seulement d’informer, de sensibiliser et de convaincre, mais de construire des rapports de force et des alliances politiques pour contrer les volontés de maintenir le statu quo. Bruno Latour propose un « compositionnisme », un programme politique, scientifique et esthétique, pour amorcer un travail diplomatique de répartition, de redistribution et de recomposition des « puissances d’agir ». Il part du constat qu’il n’existe pas de monde commun, mais partout des pluralismes dans les façons de faire, de penser, de croire. Dans une perspective de durabilité des systèmes alimentaires, on peut en tirer qu’il convient de recomposer les puissances d’agir en faveur des acteurs qui défendent une coviabilité, sociale et écologique. S’inscrire dans ce rapport de force appelle également à décrypter le fonctionnement des « systèmes d’acteurs », en déployant une lecture des jeux de pouvoirs en termes d’économie politique. En effet, les systèmes alimentaires sont parcourus à toutes les échelles par des inégalités de pouvoir entre acteurs (souvent liées à des inégalités de puissance économique), qui influencent sa gouvernance et la façon dont les enjeux de l’alimentation sont problématisés. Certains acteurs dominants ont ainsi les moyens d’orienter les débats, comme on l’a vu par exemple en France dans le cadre des États généraux de l’alimentation ou, à l’échelle européenne, dans le cadre des négociations successives de la politique agricole commune (Corporate Europe Observatory, 2020). Ils peuvent aussi chercher à diffuser une interprétation réduite de certains enjeux alimentaires, souvent dans le but de légitimer un intérêt propre, qu’il soit financier ou politique. C’est dans une certaine mesure le cas sur la question de la sécurité alimentaire (chapitre 11), du recours à la fortification des aliments (chapitre 12) ou de la consommation de protéines végétales (chapitre 13).

— Conclusion Une écologie de l’alimentation invite à s’engager pour l’avènement d’un nouveau rapport au monde. En effet, objet éminemment politique, l’alimentation, et la façon dont nous l’organisons, définit le monde dans lequel on vit et celui que nous voulons. Fondé sur un enthousiasme individuel et collectif, cet engagement, à adapter en fonction des contextes, devrait aussi assumer d’être multiforme, contraint par des forces externes et imprévisible sur le long terme. Un passage à l’action des plus complexes qui devrait également passer par l’entrée dans un rapport de force avec les acteurs rétifs aux changements nécessaires. Les illustrations concrètes des différentes formes d’engagement seront abordées dans la partie 5, qui analysera les modalités d’engagement pour les citoyens (chapitres 18 et 19), les entreprises (chapitre 20), la recherche (chapitre 21) et les pouvoirs publics (chapitre 22).

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Les auteurs remercient Mathilde Coudray, Vincent Devictor, Danièle Magda et Jacques Tassin pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

Références Barrière O., Behnassi M., David G., Douzal V., Fargette M., Libourel T. et al. (éd.), 2019. Coviability of social and ecological systems: reconnecting mankind to the biosphere in an era of global change. Vol.1: The foundations of a new paradigm, New York, Springer International Publishing, 728 p. Becker H.S., 1960. Notes on the concept of commitment. The American Journal of Sociology, 66 : 32-40. https://doi.org/10.4000/traces.257 Centemeri L., 2019. La permaculture ou l’art de réhabiter, Versailles, Quæ, 152 p. Certeau M. de, 1980. L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Union générale d’éditions, 374 p. Coccia E., 2016. La vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Paris, Rivages, 191 p. Corporate Europe Observatory, 2020. CAP vs Farm to Fork: will we pay billions to destroy, or to support biodiversity, climate, and farmers?, Corporate Europe Observatory, 25 p. De Schutter O., 2017. The political economy of food systems reform. European Review of Agricultural Economics, 44 : 705-731. https://doi.org/10.1093/erae/jbx009 Despret V., 2019. Habiter en oiseau, Arles, Actes Sud, 224 p. Dubuisson-Quellier S., 2009. La consommation engagée, Paris, Presses de Sciences Po, 144 p. Fischler C. (éd.), 2013. Les alimentations particulières. Mangerons-nous encore ensemble demain ?, Paris, Odile Jacob, 270 p. Fouilleux E., Michel L. (éd.), 2020. Quand l’alimentation se fait politique(s), Rennes, PUR, 349 p. IPES-Food, 2015. The new science of sustainable food systems. Overcoming barriers to food systems reform, Bruxelles, IPES-Food, 21 p. Latour B., 2017. Où atterrir ?, Paris, La Découverte, 160 p. Legros C., Damasio A., 2021. Alain Damasio, écrivain : « On ne retrouvera l’envie de vivre qu’en renouant les liens au vivant », Le Monde.fr, 4 juin 2021. Mace G., 2014. Ecology. Whose conservation? Science, 345 : 1558-1560. https://doi.org/10.1126/science.1254704 Mollison B., 1988. Permaculture: a designer’s manual, Tyalgum, Tagari Publication, 576 p. Morin E., 1990. Introduction à la pensée complexe, Paris, ESF éditeur, 160 p. Morizot B., 2016. Les diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Marseille, Wildproject Editions, 314 p. Morizot B., 2020. Manières d’être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous, Arles, Actes Sud, 234 p. Nestle M., 2009. Reading the food social movement. World Literature Today, 83(1) : 37-39. Pratt J., Luetchford P., 2014. Food for change: the politics and values of social movements, London, Pluto Press/Macmillan, 240 p. Rodet D., 2018. Engagements militants, professionnalisés ou distanciés : les visages multiples de l’alimentation engagée. Anthropology of Food.

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Rowell A., 1996. Green backlash: global subversion of the environment movement, Routledge, 504 p. Siniscalchi V., 2014. La politique dans l’assiette. Restaurants et restaurateurs dans le mouvement Slow Food en Italie. Ethnologie francaise, 44(1) : 73-83. https://doi.org/10.3917/ethn.141.0073 Siniscalchi V., 2015. « Food activism » en Europe : changer de pratiques, changer de paradigmes. Anthropology of Food, S11. https://doi.org/10.4000/aof.7920 Truong N., Morizot B., 2020. Baptiste Morizot : « Il faut politiser l’émerveillement ». Le Monde.fr, 4 août 2020. Vivero Pol J., Ferrando T., De Schutter O., Mattei U.(éd.), 2020. Routledge handbook of food as a commons, London, Routledge, 424 p. Wilk R., 2006. From wild weeds to artisanal cheese: an introduction to slow and fast food, in Wilk R. (éd.), Fast food/slow food: the cultural economy of the global food system, Lanham, AltaMira Press, 13-28.

Affilations des auteurs Damien Conaré, Marie Walser : Chaire Unesco Alimentations du monde, Univ Montpellier, Cirad, Institut Agro, Montpellier, France. Nicolas Bricas : Cirad, UMR MoISA, F-34398 Montpellier, France ; MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/c10

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Partie

« La destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent. » Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût (1825)


Discuter les mots d’ordre de l’alimentation durable

Augmenter la production agricole pour nourrir le monde à l’horizon 2050 (chapitre 11), enrichir les aliments pour réduire les malnutritions par carence (chapitre 12), consommer moins de protéines animales (chapitre 13), lutter contre le gaspillage alimentaire (chapitre 14), fournir de l’aide alimentaire aux plus démunis (chapitre 15), privilégier le fait maison (chapitre 16), manger local (chapitre 17), faire des consommateurs les principaux acteurs de la transformation des systèmes alimentaires (chapitre 18), etc. Nombreuses sont les injonctions autour de la mise en œuvre de systèmes alimentaires durables. Si ces propositions de changement d’habitudes ou de paradigmes sont fondées et nécessaires, elles ne constituent pas pour autant des « solutions en soi », qui seraient justes par nature et qu’il faudrait appliquer partout. En effet, si elles ont indéniablement la capacité de faire levier pour transformer les systèmes alimentaires, ces propositions s’appuient en partie sur des idées reçues ou présentent certaines limites qui restent souvent absentes des débats publics. Révéler ces idées reçues et ces limites est nécessaire pour éviter l’impasse d’une alimentation durable qui ne répondrait que partiellement aux enjeux qui sont les siens.


Une écologie de l’alimentation

Cette quatrième partie discute quelques-uns des mots d’ordre de l’alimentation durable. Elle les revisite à l’aune d’une écologie de l’alimentation qui reconnaît la multidimensionnalité de l’alimentation et met au jour les jeux d’acteurs à l’œuvre derrière chacun d’eux. Elle invite ainsi à porter un regard à la fois holistique et politique sur ces propositions.


Chapitre

Partie

4 11

Faut-il doubler la production alimentaire pour nourrir le monde ? Nicolas Bricas, Éric Malézieux

Où l’on apprend comment les jeux d’acteurs dans les débats internationaux ont fait évoluer le concept de sécurité alimentaire et où l’on comprend que, depuis la crise des prix agricoles de 2008, le retour du mot d’ordre de doubler la production alimentaire à l’horizon 2050 par une fuite en avant technologique nous empêche de penser et discuter ce concept.

Si le terme de « sécurité alimentaire » est apparu dès 1943 à la conférence de Hot Springs (Virginie), qui donnera naissance deux ans plus tard à l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), il ne s’est véritablement popularisé qu’avec la Conférence mondiale de l’alimentation de 1974, organisée à Rome par le Conseil économique et social des Nations unies. La définition consensuelle adoptée lors de ce sommet renvoie alors essentiellement à une question d’équilibre entre offre et demande. Être en sécurité alimentaire signifie, pour un pays, « disposer, à chaque instant, d’un niveau adéquat de produits de base pour satisfaire la progression de la consommation et atténuer les fluctuations de la production et des prix ».

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Une écologie de l’alimentation

— L’insécurité alimentaire est d’abord un problème d’accès Une telle définition, insistant sur les disponibilités alimentaires, doit se comprendre dans le contexte politique et économique de la période. Jusqu’à la fin des années 1970, les disponibilités alimentaires apparaissent insuffisantes pour couvrir les besoins énergétiques de la population mondiale. Elles sont inférieures au seuil de 2 500 kilocalories par personne et par jour (kcal/pers/j), considéré comme une moyenne minimale pour assurer la suffisance alimentaire du plus grand nombre. En 1974, les prix des produits alimentaires flambent sur les marchés internationaux du fait de la crise pétrolière et de plusieurs accidents climatiques (sécheresses, inondations) qui ont affecté la production agricole dans plusieurs régions du monde. Le rythme de la croissance démographique reste élevé et la stabilisation de la population mondiale paraît encore lointaine. Les craintes malthusiennes sont alors très présentes dans le débat. Elles portent sur une augmentation exponentielle de la population mondiale, et donc de la demande alimentaire, alors que la production agricole n’augmente que de façon linéaire. Dès lors, pour équilibrer l’équation, il faut soit accroître l’offre par l’augmentation de la production agricole et la réduction des pertes post-récolte, soit ralentir la progression de la demande par le contrôle des naissances, voire les deux. Pour atténuer les effets des fluctuations, il faut réguler les marchés, notamment via des stocks de sécurité. D’un point de vue institutionnel, après la FAO et le Programme alimentaire mondial (PAM), Rome devient le siège d’une troisième institution, le Fonds international pour le développement agricole (Fida). Créé en 1974, il est chargé de mener des projets visant à augmenter la production alimentaire dans les pays en développement. Les années 1980 vont marquer un tournant majeur dans la conception de la sécurité alimentaire. Le futur prix Nobel d’économie Amartya Sen publie en 1982 Poverty and Famine – An Essay on Entitlement and Deprivation. Il s’appuie sur une analyse des famines du Bengale (Inde), de l’Éthiopie, du Sahel et du Bangladesh, pour montrer que l’insécurité alimentaire est moins une question de disponibilité que d’accès à la nourriture. Ceux qui souffrent de la faim sont ceux qui n’ont pas accès à des moyens de production alimentaire suffisants (terre, intrants) ou à des moyens d’acheter leur nourriture. C’est donc la pauvreté qui est responsable de l’insécurité alimentaire. Ceci explique que certains pays autosuffisants, voire excédentaires en céréales comme le Brésil ou l’Inde, n'aient pas pour autant réglé le problème de la faim au sein même de leurs frontières. L’enjeu n’est pas seulement de produire assez, il faut d’abord que chaque individu accède aux moyens de produire et/ou de consommer. La question purement agricole devient une question d’accès au foncier, de pouvoir d’achat et donc de pauvreté et d’inégalités. Une nouvelle définition de la sécurité alimentaire émerge ainsi en 1986 dans un rapport de la Banque mondiale, institution dont le mandat est justement la lutte

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11 • Faut-il doubler la production alimentaire pour nourrir le monde ?

contre la pauvreté (World Bank, 1986). Cette définition est reprise et complétée lors du Sommet mondial de l’alimentation, réuni à nouveau à Rome en 1996. La sécurité alimentaire devient l’« accès physique et économique pour tous les êtres humains, à tout moment, à une nourriture suffisante, saine et nutritive, leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active ». Cette définition met clairement en avant la question de l’accès, elle mentionne toujours bien sûr les disponibilités et leur régularité. Elle introduit également les notions de qualité sanitaire et nutritionnelle de la nourriture et son acceptabilité culturelle. Cette définition présente ainsi ce qui sera reconnu comme « les quatre piliers » de la sécurité alimentaire : l'accès, la suffisance, la qualité et la régularité.

— Un enjeu intersectoriel Là encore, cette définition est le reflet du nouveau contexte de la période. Les disponibilités alimentaires moyennes à l’échelle mondiale calculées par la FAO dépassent désormais le seuil de 2 500 kcal/pers/j depuis le début des années 1980. Certes, il reste de nombreux pays pour lesquels ce seuil n’est pas atteint, et on constate toujours des situations de sous-nutrition dans les pays excédentaires en aliments, comme le Brésil ou l’Inde à nouveau. De plus, cette nouvelle conception de la sécurité alimentaire s’avère compatible avec la libéralisation économique engagée depuis les années 1980. Puisqu’il s’agit désormais de disposer des moyens d’accès à l’alimentation, pourquoi chercher à produire soi-même si d’autres pays peuvent le faire à moindre coût ? Chaque pays peut alors bénéficier des prix des aliments les plus bas possible. Une telle définition de la sécurité alimentaire provoque cependant des critiques sur les enjeux trop techniques qu’elle met en avant (augmenter les capacités d’accès ou le disponible, améliorer la qualité des aliments, etc.) et sur l’absence de dimension politique. Les questions de rapports de force entre États, de jeux d’influence et de domination de certains pays ou acteurs privés n’apparaissent pas. La définition ne dit rien sur les risques de dépendance économique, et donc politique, d’un recours accru au marché international. En 1980, un grand nombre de pays africains élaborent ainsi, en opposition aux injonctions de libéralisation, un plan d’action dit « Plan de Lagos ». Celui-ci affirme la volonté d’une plus grande autosuffisance alimentaire et d’une liberté de penser son développement en dehors du cadre libéral promu par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). Une telle position sera défendue plus tard, lors du Sommet mondial de l’alimentation de 1996, par le mouvement paysan international Via Campesina. Il promeut le concept de « souveraineté alimentaire », défini comme « le droit des populations, de leurs États ou unions à définir leur politique agricole et alimentaire, sans dumping vis-à-vis des pays tiers ».

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Ces revendications de refus d’une soumission au dogme libéral n’empêcheront pas les accords de libéralisation du commerce international (dits « du GATT ») d’aboutir lors de la Conférence de Marrakech en 1994, qui marque la création de l’Organisation mondiale du commerce. Il faut dire que, depuis la flambée des prix de 1974, les marchés alimentaires internationaux sont relativement stables. Et, d’année en année, de nombreux pays voient dans le recours à ces marchés un moyen sécurisant d’approvisionner leur pays en complément de leur production nationale, pas toujours suffisante. Nombre d’entre eux réduisent ainsi leur soutien au secteur agricole, encouragés en cela par les bailleurs de fonds qui accordent de moins en moins d’intérêt à l’agriculture au profit des secteurs sociaux, de l’éducation et de la santé. Considérer la sécurité alimentaire d’abord comme une question d’accès déplace le levier d’action et explique l’entrée en scène d’institutions internationales comme la Banque mondiale, qui sont non plus seulement dédiées à la production agricole, mais plus largement au développement économique et à la lutte contre la pauvreté. La FAO et les autres institutions agricoles ne peuvent plus revendiquer de mandat exclusif sur la sécurité alimentaire, qui devient un enjeu intersectoriel : agriculture, santé, développement économique, commerce, etc. Malgré cela, les politiques de sécurité alimentaire restent, dans les faits, le plus souvent pilotées par les ministères de l’agriculture. La mesure et le suivi de la situation restent largement appréhendés par les bilans alimentaires, en particulier les bilans céréaliers : on calcule chaque année si la production et les importations alimentaires suffiront à nourrir la population. Au mieux, lorsqu’un enjeu important devient la gestion de l’aide alimentaire, des « commissariats à la sécurité alimentaire » sont créés. Mais ils n’acquièrent que rarement un poids politique suffisant pour organiser une coordination intersectorielle. L’exception notable est celle du Brésil. Sous l’impulsion du président Lula da Silva, et s’appuyant sur l’expérience de la ville de Belo Horizonte initiée dès 1993, ce pays construit une politique ambitieuse d’éradication de la faim. C’est le projet Fome Zero, dont le fondement est cette coordination intersectorielle (chapitre 22). À l’échelle régionale comme à l’échelle nationale, sont mis en place des conseils de sécurité alimentaire qui associent des représentants des politiques publiques des secteurs de l’agriculture, de l’emploi, du commerce, de l’éducation, de la santé, etc., ainsi que de la société civile.

— La crise de 2008 et le retour d’une vision productionniste Au début des années 2000, le contexte a bien évolué par rapport aux années 1970 et 1980. Après une longue période de trente années de prix agricoles bas et stables, beaucoup moins de pays souffrent de déficits alimentaires chroniques, et l’insécurité alimentaire est désormais considérée avant tout comme un problème de pauvreté.

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Du fait de la libéralisation, les excédents et les stocks ont progressivement diminué. Or, en 2007-2008, cette fonte des stocks est non seulement accrue par quelques accidents climatiques, mais elle se conjugue aussi à des ralentissements ponctuels de l’augmentation continue de la production, et à une rapide hausse de la demande en céréales et en huiles pour les agrocarburants. L’équation entre offre et demande à l’échelle mondiale se déséquilibre de nouveau et provoque une hausse des prix. Cette augmentation flambe par la spéculation sur les marchés à terme de produits agricoles et par les restrictions d’exportations opérées par certains pays. La crise touche les pays importateurs nets d’aliments et, malgré des politiques d’atténuation de la hausse sur les marchés intérieurs, elle affecte des populations vulnérables, surtout urbaines. Cette crise des prix contribue à provoquer, dans une trentaine de villes du monde, des émeutes dites « de la faim », qui font craindre une véritable déstabilisation internationale. C’est cette crainte qui mobilise initialement la communauté internationale et contribue à une remise à l’agenda politique des questions de sécurité alimentaire et de nutrition. En juin 2008, la FAO convoque ainsi à Rome un sommet de haut niveau auquel succéderont de multiples initiatives globales ou régionales. La communauté internationale s’accorde sur un objectif commun : doubler la production agricole pour nourrir les 9 milliards d’individus que devrait compter la planète en 2050. Les conclusions du sommet reprennent ce mot d’ordre. Même s’il ne règle pas la crise alimentaire du moment, il replace l’agriculture au centre du débat. Le texte prône ainsi la nécessité d’« apporter un appui immédiat à la production et au commerce agricoles » et, à plus long terme, d’investir dans la production alimentaire. La crise de 2007-2008 sonne ainsi le retour d’une vision productionniste1 de la sécurité alimentaire réduite à l’équilibre entre offre et demande (Bricas et Daviron, 2008). Les prospectives se multiplient pour évaluer les possibilités d’assurer cet équilibre dans le futur, et ce, compte tenu d’hypothèses variées de croissance démographique, d’augmentation du pouvoir d’achat, d’urbanisation, d’évolution des surfaces agricoles et des rendements. Il faut dire que les nouvelles perspectives liées aux changements climatiques viennent bouleverser la donne. Les scénarios fondés sur les simulations des climatologues ajoutent une contrainte de taille. Les résultats diffèrent selon les hypothèses choisies mais de nombreuses prospectives s’accordent. Celles de l’International Food Policy Research Institute (von Braun et al., 2005), de l’Institute of Social Ecology de Vienne (Erb et al., 2009), du Centre (français) de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) et de l’Institut national (français) de la recherche agronomique (Inra) (Paillard et al., 2010), de la FAO (2018a) et du World Resources Institute (Searchinger et al., 2018) soulignent la nécessité de réformer, d’une part, les 1. Par productionnisme, on entend une « philosophie qui émerge quand la production devient le seul critère d’évaluation de l’agriculture » (Thomson, 1995).

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modes de production pour tenir compte des enjeux environnementaux et, d’autre part, les modes de consommation, notamment par la réduction du gaspillage et de la surconsommation de produits animaux, pour réduire la pression sur la demande (Even et Laisney, 2011). Mais le mot d’ordre de doubler (et désormais d’augmenter de 70 %) la production alimentaire d’ici à 2050 est repris par un grand nombre d’acteurs du monde agricole. Les entreprises semencières et leurs OGM, les industries chimiques des engrais et des produits phytosanitaires y trouvent là une bonne opportunité. Elles sont pourtant fortement contestées pour leurs effets négatifs sur l’environnement (Fouilleux et al., 2021). Les pays agro-exportateurs (France, Argentine, Ukraine, Australie, États-Unis, etc.) défendent également leurs positions dans un marché international concurrentiel en revendiquant leur fonction de nourriciers du monde. En dépit de ces positions, la situation de certaines régions du monde reste problématique. L’enjeu d’augmentation de la production alimentaire y est évident face à une croissance démographique encore rapide, au risque d’importantes migrations. C’est le cas en particulier de l’Afrique, où plus d’un cinquième de la population souffre encore de la faim (FAO, 2018b). Les scénarios de croissance démographique pour 2050 restent particulièrement élevés pour l’Afrique subsaharienne. Les perspectives liées aux changements climatiques assombrissent encore un panorama déjà alarmant pour le continent (Lobell et al., 2009) : les régions les plus touchées, et dont la production agricole sera la plus impactée, sont le plus souvent les régions aux populations déjà les plus pauvres et les plus vulnérables. Ainsi, cette région particulièrement marquée par l’insécurité alimentaire est celle où les écarts entre les rendements réels et les rendements potentiels sont les plus élevés (Licker et al., 2010). L’augmentation de la productivité de l’agriculture y reste l’un des leviers pour améliorer la sécu­ rité alimentaire et sortir de la pauvreté des populations d’agriculteurs vulnérables. Il faut toutefois souligner que la solution à l’insécurité alimentaire ne résidera pas dans une posture technologique qui consisterait à intensifier l’agriculture de manière conventionnelle, simplement à l’aide d’intrants et de variétés améliorées. Les échecs antérieurs, combinés aux impacts environnementaux avérés, appellent la mise en œuvre de nouvelles voies pour résoudre l’équation alimentaire. Ces voies incluent non seulement de nouvelles pratiques agricoles fondées sur la biodiver­ sité, mais aussi de nouvelles formes d’organisation des systèmes alimentaires plus favorables aux agriculteurs. Les nouvelles orientations, proposées par le Groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition (HLPE, 2019), et les discussions des acteurs autour de solutions fondées sur la nature (nature-based solutions) du futur Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires (2021) laissent augurer de possibles évolutions dans la manière d’envisager les formes futures à soutenir.

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— Ce que le productionnisme empêche de penser La plupart des études s’accordent pour estimer que les besoins mondiaux de biomasse agricole à des fins alimentaires et énergétiques devraient augmenter de 50 à 70 % entre 2010 et 2050. L’augmentation des besoins dépendra bien sûr de l’évolution des régimes et en particulier de la place de l’alimentation carnée. Mais insister sur le besoin d’augmenter la production légitime, pour certains acteurs, la poursuite du progrès dans les techniques agricoles industrielles qui ont permis, depuis un siècle, d’accroître les disponibilités alimentaires plus vite que la population dans de nombreuses régions du monde. Or ce n’est pas tant l’absence de progrès technique qui bloque la production dans les pays qui ont besoin de l’augmenter. C’est plutôt la pauvreté des agriculteurs qui limite l’accès à ces progrès, ou le fait que ces « progrès techniques » ne sont pas adaptés aux caractéristiques socioculturelles ou environnementales de leurs exploitations. Des solutions moins technologiques que les dernières innovations existent, issues de savoirs paysans ou de la recherche, et ont prouvé leur efficacité, mais restent inaccessibles aux agriculteurs les plus pauvres : variétés hybrides, associations culturales, aménagements de diguettes, filets anti­insectes, etc. (Affholder et al., 2013). Une option parfois proposée est de cibler les agriculteurs les plus riches, capables d’adopter ces techniques. Mais le risque est de marginaliser les moins favorisés et d’accélérer la sortie de l’agriculture de millions de paysans. Ils viennent alors grossir les régions urbaines, comme cela s’est produit avec la Révolution verte en Inde (Dorin et Landy, 2002). L’enjeu est donc de gérer l’évolution du monde agricole face aux évolutions démographiques et au marché de l’emploi, plutôt que de poursuivre une vaine fuite en avant technologique. Dans les pays qui n’ont pas achevé leur transition démographique comme ceux d’Afrique subsaharienne, le principal bassin d’emplois potentiel pour les années à venir reste l’agriculture (Losch, 2016). Or ce sont aussi les emplois les moins désirés par les jeunes. Les rendre plus attrayants suppose un effort d’investissement dans les conditions de vie en milieu rural et une plus grande équité dans les filières pour permettre une meilleure rémunération des agriculteurs. De nouvelles filières (comme celles de l’agriculture biologique) peuvent aussi être sources d’innovations, et dynamiser la chaîne d’emploi, jusqu’au consommateur, offrant de nouvelles opportunités. Parce que les mal nourris en Afrique sont souvent des paysans, la diversification des cultures et certaines pratiques agroécologiques peuvent, dans certaines conditions, améliorer les revenus et, directement ou indirectement, améliorer les régimes alimentaires (Temple et al., à paraître ; Bezner Kerr et al., 2021). Les relations entre pauvreté, production agricole et sécurité alimentaire restent pourtant complexes et de nombreux verrous restent à lever. Par ailleurs, le productionnisme remise au second plan les enjeux environnementaux, devenus essentiels. La question n’est pas seulement de limiter les effets négatifs de l’agriculture industrielle sur l’environnement, mais aussi de favoriser

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les effets positifs de nouvelles formes d’agriculture issues de la transition agro­ écologique : génération de biodiversité, captation de carbone, gestion des paysages, résilience aux changements climatiques. D’une manière générale, il s’agit de favoriser de nouvelles formes d’agriculture susceptibles d’offrir une meilleure santé des éco­systèmes. Au-delà des modes de production alimentaire, la question est aussi de redonner à l’agriculture la quadruple fonction qui a été la sienne jusqu’au xixe siècle : produire de la nourriture, mais aussi de l’énergie, des matériaux et des fertilisants (chapitre 4). Si l’on doit abandonner les énergies fossiles pour des raisons climatiques, environnementales (pollutions) ou liées à l’épuisement des ressources, la question agricole ne peut plus rester seulement alimentaire : elle (re)devient bioéconomique, c’est-à-dire multifonctionnelle au-delà de l’alimentation. La question des biocarburants a ainsi récemment ouvert ce débat. Différentes études soulignent la concurrence entre usages alimentaires et non alimentaires de la biomasse agricole (Cornelissen, 2012 ; Erb et al., 2012). La plupart suggèrent un risque potentiel de tension entre les objectifs de sécurité alimentaire mondiale d’un côté et d’atténuation du changement climatique de l’autre. Cette perspective repose alors la question de Malthus avant la Révolution industrielle : combien de personnes l’agriculture peut-elle nourrir si elle doit produire à la fois aliments, énergie, matériaux et fertilisants ? Enfin, au-delà de l’enjeu de la production émerge aujourd’hui la question centrale des modes de consommation. Car l’équilibre entre offre et demande ne peut être atteint qu’en jouant sur les deux termes de l’équation. La généralisation à l’ensemble du monde des modes de consommation actuels des pays riches n’est pas possible : il faudrait plusieurs planètes pour satisfaire cet appétit. Et ces modes de consommation ne pourront qu’être remis en cause, de gré ou de force, au risque d’une augmentation ingérable des inégalités sociales. Faire évoluer les modes de consommation est surtout pensé comme une question de volonté et de choix des consommateurs, en lien avec une recherche de bien-être individuel. Ce sujet est encore peu porté par les politiques publiques, si ce n’est au moyen de campagnes d’information et de sensibilisation (chapitre 18). En termes de gouvernance, l’accent mis sur le côté production de l’équation amplifie le pouvoir des lobbies agricoles exportateurs dans le traitement de la question alimentaire et marginalise le poids des producteurs et des consommateurs pauvres. Les grands absents des débats sur la sécurité alimentaire sont le plus souvent les mangeurs eux-mêmes, et surtout les plus défavorisés d’entre eux. Mis à part en 2008 où, au travers des émeutes, ils se sont fait entendre, ils subissent en silence les crises alimentaires. Les acteurs de la société civile qui défendent le droit pour tous à l’alimentation sont de plus en plus organisés, mais pèsent politiquement encore peu par rapport aux puissants lobbies qui défendent un statu quo.

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— Conclusion Si les crises alimentaires de 2008 et 2011 ont effectivement remis le secteur agricole au sommet des agendas politiques internationaux pendant quelques années, d’autres priorités sont venues le reléguer à nouveau au second plan. Les questions environnementales et plus récemment sanitaires occupent maintenant le devant de la scène. Le mot d’ordre de doubler la production alimentaire n’est pas oublié mais il s’est complexifié : l’enjeu est moins de parvenir à nourrir « globalement » la population mondiale que d’assurer « localement » la sécurité alimentaire, dans les zones et pour les populations les plus vulnérables. Dans ces situations, l’agriculture reste encore souvent la principale ressource. Le concept de « système alimentaire » offre de nouvelles perspectives pour aborder l’ensemble des rapports complexes entre la production et l'alimentation, et il est au cœur des problématiques de développement durable. Alliant le secteur agricole mais aussi les secteurs de la transformation, de la distribution et de la consommation au sein d’un même « système », il permet de renouveler les schémas traditionnels de l’équation offre/demande. C’est maintenant l’ensemble de ces acteurs qui, sous cette bannière, revendique une nouvelle attention compte tenu des enjeux environnementaux et sanitaires dont ils sont porteurs. Mais des efforts restent à faire. D’un côté, l’agriculture ne doit pas être réduite à sa fonction de production des biens, et il est nécessaire de bien considérer aussi ses rôles (parfois centraux dans les pays du Sud) dans la création d’emplois et les conditions de vie des ruraux et dans l’environnement. De l’autre, l’alimentation ne doit pas être réduite à sa dimension strictement matérielle : consommer des aliments nourrit, mais aussi tisse des relations particulières avec soi-même, avec les autres et avec la biosphère.

Ce chapitre s’inspire largement de Bricas et Daviron (2008), Bricas et Alpha (2018), Malézieux et Corbeels (2019), Malézieux et Dabbadie (2019) et Fouilleux et al. (2021). Les auteurs remercient Damien Conaré, Mathilde Coudray et Marie Walser pour leur relecture et leurs propositions d’amélioration.

Références Affholder F., Bricas N., Daviron B., Fouilleux E., 2012. La faim dans le monde, alibi pour le développement des OGM. Libération,18 octobre 2012. Bezner Kerr R., Madsen S., Stüber M., Liebert J., Enloe S., Borghino N., et al., 2021. Can agroecology improve food security and nutrition? A review. Global Food Security, 29, 100540. Bricas N., Alpha A., 2018. Une lecture politique des débats sur la sécurité alimentaire et la nutrition, in Martin-Prével Y., Maire B. (éd.), La nutrition dans un monde globalisé. Bilan et perspectives à l’heure des ODD, Paris, Karthala-IRD, 29-48.

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Bricas N., Daviron B., 2008. De la hausse des prix au retour du « productionnisme » agricole : les enjeux du sommet sur la sécurité alimentaire de juin 2008 à Rome. Hérodote, 131(4) : 31-39. https://doi.org/10.3917/her.131.0031 Cornelissen S., Koper M., Deng Y.Y., 2012. The role of bioenergy in a fully sustainable global energy system. Biomass and Bioenergy, 41 : 21-33. https://doi.org/10.1016/j.biombioe.2011.12.049 Dorin B., Landy F., 2002. Agriculture et alimentation de l’Inde. Les vertes années (1947-2001), Paris, Inra éditions, 248 p. Erb K.-H., Haberl H., Plutzar C., 2012. Dependency of global primary bioenergy crop potentials in 2050 on food systems, yields, biodiversity conservation and political stability. Energy Policy, 47 : 260-269. https://doi.org/10.1016/j.enpol.2012.04.066 Erb K.-H., Helmut H., Krausmann F., Lauk C., Plutzar C., Steinberger J.K. et al., 2009. Eating the planet: feeding and fuelling the world sustainably, fairly and humanely – a scoping study commissioned by Compassion in World Farming and Friends of the Earth UK, Social Ecology Working Paper, Vienna, Institute of Social Ecology and PIK Potsdam, 132 p. Even M.-A., Laisney C., 2011. La demande alimentaire en 2050 : chiffres, incertitudes et marges de manoeuvre, Analyse du centre d’étude et de prospective, Ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation, de la Pêche, de la Ruralité et de l’Aménagement du territoire, 4 p. FAO, 2018a.The future of food and agriculture. Alternative pathways to 2050, Rome, FAO, 224 p. FAO, 2018b. The state of food insecurity and nutrition in the world, Rome, FAO, 184 p. Fouilleux E., Bricas N., Alpha A., 2021. Produire plus pour nourrir le monde. Processus et enjeux politiques de la construction d’un mot d’ordre global, in Bernard de Raymond A., Thivet D. (éd.), Un monde sans faim ? Gouverner la sécurité alimentaire au 21e siècle, Paris, Presses de Sciences Po, 129-151. HLPE, 2019. Approches agroécologiques et autres approches novatrices pour une agriculture et des systèmes alimentaires durables propres à améliorer la sécurité alimentaire et la nutrition, Rome, Comité de la sécurité alimentaire mondiale, 190 p. Licker R., Johnston M., Foley J.A., Barford C., Kucharik C.J., Monfreda C., Ramankutty N., 2010. Mind the gap: how do climate and agricultural management explain the ‘yield gap’ of croplands around the world? Global Ecology and Biogeography, 19(6) : 769-782. https://doi.org/10.1111/j.1466-8238.2010.00563.x Lobell D.B., Burke M.B., Tebaldi C., Mastrandrea M.D., Falcon W.P., Naylor R.L., 2008. Prioritizing climate change adaptation needs for food security in 2030. Science, 319(5863) : 607-610. https://doi.org/10.1126/science.1152339 Losch B., 2016. L’emploi des jeunes : un défi pour l’ensemble du continent, in Pesche D., Losch B., Imbernon J. (éd.), Une nouvelle ruralité émergente : regards croisés sur les transformations rurales africaines, Montpellier, Cirad, Nepad, 18-19. Malézieux E., Corbeels M., 2019. Limited food availability, in Dury S., Bendjebbar P., Hainzelin E., Giordano T., Bricas N. (éd.), Food Systems at risk: new trends and challenges, Rome, Montpellier, Brussels, FAO, Cirad and European Commission, 99-102. https://doi.org/10.19182/agritrop/00080 Malézieux E., Dabbadie L., 2019. Resource over exploitation and running out, in Dury S., Bendjebbar P., Hainzelin E., Giordano T., Bricas N. (éd.), Food Systems at risk: new trends and challenges, Rome, Montpellier, Brussels, FAO, Cirad and European Commission, 55-58. https://doi.org/10.19182/agritrop/00080

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Paillard S., Treyer S., Dorin B. (éd.), 2010. Agrimonde. Scénarios et défis pour nourrir le monde en 2050, Versailles, Quæ, 296 p. Searchinger T., Waite R., Hanson C., Ranganathan J., Dumas P., Matthews E., 2018. Creating a sustainable food future, Washington DC, World Resources Intitute, The World Bank, United Nations Environment Program. Sen A., 1982. Poverty and famines. An essay on entitlement and deprivation, Oxford, Oxford University Press, 276 p. Temple L., Malézieux E., Gauthier D., Aubry C., Pourrias J., Punete Asureros R., de Bon H., à paraître. Innovations agroécologiques, sécurité alimentaire, nutritionnelle et sanitaire des agriculteurs et petits autoproducteurs : regards croisés France-Afrique, in Alpha A., Barczak A., Thomas A., Zakhia-Rozis. Sustainable nutrition-oriented food systems: from local to world scales, Versailles, Quæ. Thomson P.B., 1995. The spirit of the soil: agriculture and environmental ethics, London, Routledge, 216 p. von Braun J., Rosegrant M.W., Pandya-Lorch R., Cohen M.J., Cline S.A., Brown M.A., Bos M.S., 2005. New risks and opportunities for food security: scenario analyses for 2015 and 2050, 2020 vision discussion papers, International Food Policy Research Institute (Ifpri). World Bank, 1986. Poverty and hunger. Issues and options for food security in developing countries. A World Bank policy study in developing countries, Washington DC, The World Bank, 69 p.

Affilations des auteurs Nicolas Bricas : Cirad, UMR MoISA, F-34398 Montpellier, France ; MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. Éric Malézieux : Cirad, UPR HortSys, F-34398 Montpellier, France ; HortSys, Univ Montpellier, Cirad, Montpellier, France. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/c11

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Chapitre

Partie

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Fortifier les aliments pour lutter contre les carences ? Sylvie Avallone, Arlène Alpha, Nicolas Bricas

Où l’on apprend que la lutte contre les carences en micronutriments passe notamment par la diversification des régimes alimentaires ; une bonne manière de soutenir la diversité des productions. Pourtant, ce sont des solutions techniques comme la supplémentation ou la (bio)fortification, jugées plus innovantes, qui prédominent encore dans les politiques nutritionnelles pour répondre aux enjeux de malnutrition.

Lors de la première Conférence internationale sur la nutrition en 1992,organisée par la FAO et l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’enjeu des carences en micronutriments, notamment en vitamines ou minéraux comme le fer ou le zinc, s’est imposé dans l’agenda international. De nombreux travaux de recherche en nutrition ont montré les effets de ces carences (« faim cachée » ou « faim silencieuse ») sur le retard de croissance des enfants et la santé (Golden, 2009). Les carences les plus répandues dans le monde sont les carences en fer, en vitamine A, en iode et en zinc. L’OMS estime que plus de deux milliards de personnes souffrent d’anémie ferriprive, et dans les pays en développement, une femme enceinte sur deux et environ 40 % des enfants d’âge préscolaire seraient anémiés. Un peu moins de deux milliards de personnes auraient également une alimentation inadéquate en iode et 254 millions d’enfants en âge préscolaire souffriraient de carences en vitamine A (Allen et al., 2006). La FAO et l’OMS (1992) ont identifié quatre grands types de stratégies pour lutter contre les carences en micronutriments :

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• la diversification de la diète alimentaire, par la diversification des produits cultivés par les ménages qui les autoconsomment ou par le recours au marché et l’extension de l’éventail des mets cuisinés ; • la fortification des aliments par l’addition de micronutriments sous forme d’additifs au cours de leur transformation, promue par les entreprises agroalimentaires ; ou encore, depuis quelques années, la biofortification obtenue par sélection variétale classique ou par création d’organismes génétiquement modifiés riches en micronutriments promue par les industries semencières, ou par épandage d’engrais chimiques promue par les industries des fertilisants ; • la supplémentation, c’est-à-dire l’usage de produits médicamenteux riches en micronutriments ; • et, enfin, le contrôle des maladies infectieuses ou parasitaires (vaccination, dépistage, hygiène, assainissement, etc.) qui contribue, en assurant une bonne santé, à un fonctionnement métabolique et à une absorption adéquats des nutriments. Alors que la supplémentation et le contrôle des maladies sont des stratégies portées par le système de soin et de santé, la diversification et la fortification font partie intégrante du système alimentaire. Ce chapitre propose de les discuter.

— Promouvoir un régime alimentaire diversifié La diversification de la diète alimentaire est reconnue comme une stratégie efficace de lutte contre la malnutrition, au Nord comme au Sud, depuis plusieurs décennies. Un régime alimentaire diversifié permet notamment de prévenir les carences en micronutriments et les maladies chroniques (Hoddinot et Yohannes, 2002 ; Arimond et Ruel, 2004) : plus l’alimentation d’un individu est variée, moins il a de risque de développer une carence en micronutriments. En effet, les différents groupes d’aliments ont des profils nutritionnels complémentaires, de sorte qu’une alimentation diversifiée est la meilleure garantie d’un apport suffisant en nutriments dont les besoins sont connus ou seront découverts dans les années à venir. Ainsi, la consommation de viande rouge à des fréquences et à des doses raisonnables protège des carences en fer, en zinc et en vitamine A et B. Les fruits et légumes apportent quant à eux des éléments essentiels tels que la vitamine C et les antioxydants. C’est ainsi qu’ont été construits et testés des scores de diversité des régimes alimentaires comme indicateurs de leur qualité nutritionnelle qui permettent de déceler les risques de développer des carences nutritionnelles (Drescher et al., 2007 ; Kennedy et al., 2013 ; FAO, 2021). Dans de nombreux pays industrialisés, la promotion d’un régime alimentaire diversifié fait l’objet d’actions publiques fortes, comme c’est le cas en France au travers du Programme national nutrition santé. Ces politiques recommandent la

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consommation de tous les groupes d’aliments, avec des notions de modération, et précisent parfois les fréquences et portions idéales pour mieux guider les consommateurs. Un régime diversifié est potentiellement déclinable sur tous les continents en s’appuyant sur les productions des territoires, les préférences des populations, leur identité et leur culture. La stratégie de diversité alimentaire ne propose pas de « solution miracle » et, en encourageant la consommation de toutes les classes d’aliments, tend au contraire à soutenir une grande variété d’activités et de productions agricoles et alimentaires. Promouvoir la diversité alimentaire pour lutter contre les carences en micronutriments serait ainsi compatible avec une approche écologique (au sens d’une « écologie de l’alimentation ») dans la mesure où elle encourage la diversité biologique dans les assiettes, les parcelles et les territoires. Elle contribuerait aussi à renforcer les services écosystémiques des systèmes alimentaires. Elle limiterait la dépendance des populations à des solutions fournies par des acteurs que ces populations ne peuvent contrôler.

— Le succès des solutions techniques Pourtant, dans les pays du Sud, on observe que ce sont des solutions techniques telles que la supplémentation, la fortification ou la biofortification qui tendent à être privilégiées par les pouvoirs publics pour répondre aux enjeux de malnutrition par carence. Elles sont largement soutenues par certaines entreprises privées et par des bailleurs de fonds importants dans le domaine de la nutrition, tels que les Fondations Gain et Bill-et-Melinda-Gates. Le vieil adage « manger varié » ne serait-il pas assez innovant ou vendeur ? En l’occurrence, la fortification et la biofortification rencontrent un certain nombre d’enjeux économiques, scientifiques et politiques. Tout d’abord, ces modes d’interventions « ciblés » sont mis au point par des acteurs privés (de l’agroalimentaire, de la chimie, des semences), qui ont un intérêt économique à encourager leur recours dans la lutte contre la malnutrition par carence. Un grand nombre d’études, financées notamment par ces entreprises qui en utilisent les résultats, viennent appuyer l’efficacité de ces solutions. Ensuite, dans le monde scientifique, les stratégies de publication et la recherche de financements incitent les chercheurs à concentrer leurs efforts sur les solutions techniques. Manger diversifié n’apparaît pas comme une stratégie « moderne » et porteuse d’innovations. En outre, les recherches démontrant l’intérêt de la diversité alimentaire dans la prévention des carences sont nombreuses, mais souvent fondées sur des études de corrélations statistiques et moins sur des essais cliniques contrôlés, très prisés aujourd’hui. Cette différence de méthodologie a conduit à une marginalisation progressive de la diversité alimentaire dans le débat sur les actions publiques et l’orientation des politiques. Les preuves scientifiques apportées par des

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solutions techniques (aliments fortifiés, variétés biofortifiées, suppléments) ont tendance à saturer la littérature scientifique et à faire un écran de fumée qui rend la diversité alimentaire moins visible en tant que solution efficace (Delisle, 2004). À noter que les études sur la diversification alimentaire sont également moins soutenues par les acteurs économiques du système alimentaire dans la mesure où elles tendent à mettre en avant une vision transversale et englobante du régime idéal plutôt que le soutien à quelques filières. Enfin, les politiques, surtout dans les pays du Sud, favorisent les solutions à court terme afin d’obtenir des résultats rapides sur des indicateurs plus compatibles avec l’agenda de leur mandat électoral et avec les demandes de progrès des bailleurs et des organisations internationales. Les solutions technologiques sont d’autant mieux perçues qu’elles revêtent les atours de la modernité et de l’innovation aux yeux de nombreux acteurs, aussi bien dans le monde scientifique qu’auprès des consommateurs, des opérateurs des filières et des décideurs. En outre, les politiques agricoles sont généralement pensées de manière sectorielle, par filières, et, dès lors, plus difficilement adaptées à la promotion d’un régime diversifié.

— Prendre en compte la multidimensionnalité de l’alimentation Privilégier la seule efficacité nutritionnelle pour évaluer les stratégies de lutte contre les carences en micronutriments isole la question nutritionnelle des autres dimensions de l’alimentation. Or cette lutte contre les carences ne peut pas être pensée indépendamment de tout ce que représente l’alimentation pour les mangeurs ou comme une priorité par rapport à laquelle les dimensions psychologiques, sociales, culturelles, économiques et politiques ne seraient que secondaires. Au mieux, ces autres dimensions sont prises en compte dans les interventions nutritionnelles en considérant qu’elles peuvent affecter positivement ou négativement l’atteinte de l’objectif primordial de santé. Ainsi, le premier enjeu à considérer dans la lutte contre la malnutrition porte sur le caractère multidimensionnel des aliments. Ceux-ci ne se réduisent pas à des paquets de nutriments mais intègrent les conditions environnementales, économiques, sociales de leur production, ainsi que des valeurs symboliques, culturelles, voire religieuses, qui ne peuvent être négligées. Accentuer la dimension nutritionnelle des aliments en les signalant comme fortifiés peut avoir pour effet pervers de décrédibi­ liser les aliments traditionnels qui ne disposent pas de telles signalisations. Cela peut même conduire les consommateurs, et en particulier les mères de famille n’ayant qu’un très faible pouvoir d’achat, à se sentir coupables de ne pouvoir acheter de tels aliments, promus comme bons pour la santé de leurs enfants (Kimura, 2013). La publicité agressive pour ces produits fortifiés peut donc contribuer à dévaloriser l’alimentation traditionnelle. Au-delà de la question de la lutte contre les carences en

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micronutriments, on peut s’interroger sur des effets potentiellement culpabilisateurs de l’étiquetage nutritionnel. Certes, ce dispositif informe le consommateur et peut l’aider à faire des choix plus raisonnés du point de vue nutritionnel. Mais il accentue le poids de la dimension nutritionnelle de l’aliment au détriment des autres dimensions.

— Quelle pertinence nutritionnelle du recours à la (bio)fortification ? Un autre enjeu du mode de lutte contre la malnutrition par carence en micronutriments concerne l’échelle du traitement. Alors que la diversité alimentaire repose sur un principe de combinaison dans le temps des nutriments apportés par le régime alimentaire (Mason et Lang, 2017), la fortification utilise un aliment vecteur pour cibler un ou des besoins nutritionnels spécifiques. L’identification de propriétés nutritionnelles ou pharmaceutiques spécifiques à certains aliments et leur prescription pour raisons de santé ne sont pas un phénomène nouveau. Elles existent dans toutes les sociétés et concernent autant des plantes et des animaux sauvages que des plantes cultivées et des animaux d’élevage. Ces alicaments naturels sont connus et leurs propriétés identifiées par des savoirs accumulés à partir d’usages traditionnels dans des contextes écologiques, sanitaires et culturels particuliers. Ces connaissances empiriques ont été peu étudiées et évaluées, et ce n’est pas sur leur base qu’ont été conçus les aliments fortifiés. Ceux-ci sont issus d’une représentation de la nutrition réduite à la satisfaction de besoins en nutriments indépendants les uns des autres. Si une telle stratégie peut avoir une certaine efficacité, elle présente plusieurs limites. Tout d’abord, elle néglige les effets d’interactions entre nutriments au sein des matrices alimentaires (chapitre 9). Un cas bien connu est par exemple l’inter­ action entre, d’une part, la consommation de fer et, d’autre part, celle de vitamine C ou de produits riches en tanins. La première facilite l’assimilation du fer, la seconde la réduit. De plus, selon le schéma de production et de commercialisation, il peut y avoir une grande distance dans l’espace et dans le temps entre la fabrication des produits fortifiés et leur consommation par les groupes cibles. De nombreux produits sont élaborés en Europe, entreposés dans les aires de stockage des exportateurs, expédiés dans des conteneurs par voie maritime vers les pays cibles, à nouveau stockés dans les zones portuaires, puis distribués dans les territoires et commercialisés par les revendeurs locaux. Plusieurs études ont montré que la fraction sensible des aliments fortifiés (acides gras polyinsaturés, vitamines) pouvait se dégrader pendant l’acheminement dans ces filières longues (Hemery et al., 2015 ; Moustiès et al., 2019). Les allégations nutritionnelles mises en avant ne sont donc pas toujours vérifiées. Par ailleurs, promouvoir un aliment enrichi sans tenir compte du régime alimentaire de la population néglige la possibilité de combler les besoins en micronutriments par l’usage plus ou moins fréquent d’aliments du répertoire alimentaire. Il a ainsi été

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montré que la couverture des besoins en vitamine A dans des populations qui en sont carencées peut facilement se faire par un usage un peu plus fréquent d’huile de palme non raffinée, riche en ß-carotène, connue de ces populations (Zeba et al., 2006). Enfin, la diversification alimentaire intègre une vision plus englobante de la situation nutritionnelle d’une population, car elle offre la possibilité d’améliorer simultanément les apports en nombreux nutriments, et pas seulement en micronutriments. Une telle approche par le régime alimentaire, qui tient donc compte de la combi­ naison des aliments dans des mets, des mets dans des repas, des repas dans des journées alimentaires et des journées dans des semaines ou des mois alimentaires, intègre les effets d’interaction entre aliments dans le temps, compte tenu des vitesses de digestion et d’assimilation. Consommer un kilogramme d’un aliment par semaine ne revient pas forcément au même, du point de vue nutritionnel, qu’en consommer 150 grammes tous les jours. C’est cet argument qui conduit Pamela Mason et Tim Lang (2017) à préférer parler de sustainable diet (régime durable) plutôt que de sustainable food (aliment durable). Au lieu d’une solution fondée sur un produit unique universel, il s’agit au contraire de chercher une diversification alimentaire, si possible à partir des ressources locales ou de solutions adaptées au contexte local. Bien sûr, il est des situations où ces ressources peuvent être insuffisantes et où l’on peut recourir à celles d’autres endroits, voire à des solutions plus « universelles ». Partir des solutions locales peut également conduire à changer la façon de traiter les données d’enquêtes alimentaires et nutritionnelles. Généralement, ces enquêtes font l’objet d’un traitement visant à identifier des déterminants des situations nutritionnelles. On compare les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, etc., pour identifier ce qui détermine l’état nutritionnel des individus. Or ces enquêtes peuvent être traitées d’une toute autre manière, consistant à caractériser les pratiques des personnes en bon état nutritionnel au sein d’une population, y compris et surtout dans la catégorie qui est, en moyenne, la plus à risque. Cette approche sous l’angle de la « déviance positive » (Marsh et al., 2004) s’intéresse aux façons dont des personnes ou des ménages parviennent à un état nutritionnel satisfaisant dans un contexte peu favorable. Les solutions ne viennent donc pas, a priori, de l’extérieur, mais au contraire des pratiques des populations elles-mêmes. Une telle approche permet d’identifier des ressources endogènes propres à un contexte donné.

— Identifier les risques de dépendance Une approche plus écologique de la question nutritionnelle invite à prendre en compte les modalités mêmes des interventions et les effets de ces modalités. Le caractère endogène ou exogène des solutions proposées pose des questions de souveraineté et de dépendance. En l’occurrence, recourir à des aliments industriels fortifiés ou à des variétés biofortifiées comporte un risque de dépendance vis-à-vis

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de l’industrie chimique ou pharmaceutique (pour la production des additifs) ou des semenciers. D’autant plus qu’il y a une forte concentration d’activités entre les mains de quelques acteurs majeurs. La crise de la Covid-19 a révélé les enjeux de cette dépendance à un nombre limité d’acteurs disposant de ressources pour faire face à des problèmes urgents. Si une spécialisation permet d’abaisser les coûts, là où les avantages comparatifs sont les meilleurs, elle génère des risques qui conduisent aujourd’hui à intégrer la question de l’autonomie dans les options stratégiques.

— Conclusion Une des stratégies des entreprises pour gagner en compétitivité et conquérir de nouveaux marchés est d’ajouter de nouveaux attributs à leurs produits : gustatifs, environnementaux, éthiques, etc. La nutrition n’a pas échappé à cette tendance avec le développement du marché des alicaments ou des aliments santé, soit enrichis, soit allégés. Cette stratégie s’est traduite par une multiplication des produits au sein d’une même gamme, créant l'embarras du choix (Schwartz, 2005). Ce faisant, les aliments tendent à n’être plus considérés que comme des sommes d’attributs. Ainsi, certains outils du marketing comme l’analyse conjointe mesurent le poids relatif de ces attributs dans la décision d’achat (Rao, 2014). Mais pour les mangeurs, un aliment ne se représente pas forcément comme un assemblage d’attributs décomposables. Il forme au contraire un tout intégré, indissociable, et c’est dans la confection des mets que se jouent alors les combinaisons d’ingrédients. Dans cet assemblage qui s’opère en cuisine, ceux-ci finissent par fusionner, ou se « concrétisent », comme le philosophe Gilbert Simondon (1958) l’a théorisé à propos du mode d’existence des objets techniques : d’une addition de fonctions initialement distinctes – gustative, rhéologique, colorante, etc. –, le mets (ou l’objet technique) finit par intégrer ces fonctions, par interactions entre elles, pour les rendre inséparables. Dans le pain, le mélange de farine, de levure et d’eau génère avec la fermentation et la cuisson un produit holistique qui est plus que la somme de ses parties. C’est là le caractère enchanteur de la cuisine, celui de dépasser une conception de l’aliment réduite à une fonction nutritionnelle. Les auteurs remercient Damien Conaré, Mathilde Coudray et Marie Walser pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

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Affilations des auteurs Sylvie Avallone : QualiSud, Univ Montpellier, Cirad, Institut Agro, Avignon Univ, Univ de la Réunion, IRD, Montpellier, France. Arlène Alpha, Nicolas Bricas : Cirad, UMR MoISA, F-34398 Montpellier, France ; MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/c12

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Chapitre

Partie

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Vous reprendrez bien un peu de protéines ? Olivier Lepiller, Estelle Fourat

Où l’on découvre comment s’est historiquement construite la question des protéines et la manière dont elle est traitée aujourd’hui dans divers débats publics, en lien avec d’importants enjeux nutritionnels, économiques et environnementaux. La focalisation excessive sur les protéines risque de détourner l’attention de la nécessité de réduire la consommation alimentaire, mais également de se soustraire à des questions préoccupantes sur le statut des aliments et celui de l’animal.

Face au défi d’une alimentation durable capable de nourrir l’ensemble de la population humaine, force est de constater que les protéines sont omniprésentes dans les débats, notamment pour penser les impacts sanitaires et environnementaux. La focalisation sur ces macronutriments contraste avec l’expérience quotidienne dans laquelle ce sont le plus souvent les noms des aliments, c’est-à-dire des associations complexes et cuisinées de denrées, ingrédients ou produits, qui sont désignés. Les protéines sont, à la rigueur, indiquées comme le composant principal de certains régimes spécifiques : médicalisés (dénutris sévères, grand âge) ou axés sur la performance (sportifs, amaigrissement). Nous proposons d’analyser ce décalage entre, d’un côté, des discours savants, politiques et médiatiques et, de l’autre, l’expérience alimentaire quotidienne. Ceci en explicitant les ressorts de cette focalisation sur les protéines, à travers laquelle ces dernières sont invitées en cuisine et structurent nos pratiques alimentaires. Cette focalisation s’illustre dans des expressions comme celle consistant à parler de

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« protéines » pour désigner tous les aliments d’origine animale, ou encore de « protéines végétales » pour désigner les seules légumineuses, à l’exclusion, souvent, des céréales – dont certaines apportent pourtant beaucoup de protéines. Dans ces expressions, les aliments se trouvent réduits à ce composé nutritionnel d’intérêt. Et inversement, les protéines se trouvent réduites à ces deux grandes catégories que sont les aliments d’origine animale et les légumineuses. Cela conduit à présenter ces catégories comme substituables l’une à l’autre. Or, si cette substituabilité peut se défendre sur le plan nutritionnel, elle n’est pas toujours pertinente sur le plan des usages culinaires et des habitudes alimentaires. De plus, penser la substitution entre catégories d’aliments sur la base des protéines conduit à reléguer au second plan d’autres apports nutritionnels, et donc à présenter l’apport en protéines comme l’enjeu sanitaire le plus important. La tendance à réduire des aliments à un seul de leurs composés biochimiques cache d’autres enjeux de leur consommation et, plus généralement, de l’alimentation contemporaine, que nous développerons dans ce chapitre.

— Une histoire récente Pour comprendre la focalisation sur les protéines, revenons sur leur découverte. L’histoire des protéines débute dans les années 1830, avec leur identification par une nouvelle discipline, la biochimie. Le terme lui-même a été proposé en 1838 par un chimiste néerlandais, Gerardus Johannes Mulder, qui a démontré la présence de ces molécules organiques dans toutes les « substances animales ». Au point que le terme « protéine » a peu à peu été appliqué à toutes les matières auparavant décrites comme des « substances animales » (Carpenter, 2003). Ce lien historique entre animal et protéine a favorisé la relation analogique entre protéines et corps animaux et, incidemment, le rattachement aux protéines des symboles associés à la viande, aliment vecteur de force (Vialles, 2007), de richesse et d’aise (Goody, 1982). Le chimiste allemand Justus von Liebig travailla lui aussi sur les protéines dès la fin des années 1830. Il défendit l’idée selon laquelle les protéines étaient non seulement le premier constituant des corps animaux (eau mise à part), mais aussi le carburant des réactions biochimiques responsables de la contraction musculaire, donc de la motricité propre aux animaux. Si bien qu’il les présenta comme le seul véritable nutriment, idée qui sera par la suite démentie (Carpenter, 2003). Ces travaux pionniers du xixe siècle ont ouvert la voie à l’inventaire des différentes protéines, à la mise au jour de leurs rôles dans une multitude de fonctions des organismes vivants et à la découverte de leurs composants de base, les peptides et, plus petits encore, les acides aminés. Certains acides aminés sont aujourd’hui dits « essentiels » en nutrition humaine, car des apports réguliers sont nécessaires pour se maintenir en bonne santé et car l’organisme humain n’est pas capable de les synthétiser lui-même.

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Après la Seconde Guerre mondiale, les protéines se sont retrouvées au centre des recherches et des politiques de santé publique nutritionnelles et de développement. En effet, en lien avec l’enjeu du redressement de la production agricole, la question du déficit en protéines est devenue le principal enjeu de la lutte contre la sous-nutrition dans les pays les plus pauvres. Cette focalisation sur le world protein « gap », « crisis » ou « problem » (que l’on peut traduire par « problème protéique mondial ») a été dénoncée par le nutritionniste Donald S. McLaren (1974) dans un article retentissant de la revue The Lancet. Selon McLaren, dont la prise de position fut ensuite confirmée par les avancées scientifiques, cette focalisation sur les carences en protéines fut le résultat d’une généralisation abusive à partir de cas de dénutrition sévère. L’attention des scientifiques s’était en particulier focalisée sur le syndrome de kwashiorkor, observé chez des jeunes enfants. Son origine fut d’abord abusivement attribuée à un régime de sevrage trop pauvre en protéines, négligeant d’autres facteurs micronutritionnels, énergétiques ou infectieux (Brown, 1991). À la suite de l’article de McLaren, un examen critique dans la communauté scientifique montra le rôle des intérêts politiques et économiques dans la focalisation sur le world protein gap, notamment via le financement de la recherche en nutrition et d’autres champs scientifiques, comme l’anthropologie de la santé et du développement (Diener et al., 1980). Alors que les États-Unis avaient fourni un effort agricole très important pour nourrir les pays sinistrés par la guerre, le rétablissement progressif des capacités productives européennes les plongea dans une crise agricole due aux excédents générés, laitiers en particulier. Ces excédents furent alors valorisés sous forme de poudre de lait, très riche en protéines, exportée dans les pays les moins développés, assurant ainsi des débouchés pour la production laitière américaine et ses fournisseurs de plantes protéagineuses et oléoprotéagineuses (Diener, 1984). Au tournant du xxie siècle, la question du pouvoir rassasiant des protéines a fait l’objet de recherches en lien avec le problème de santé public de l’obésité. À même valeur calorique, les aliments riches en protéines génèrent une sensation de satiété plus élevée et plus durable que ceux qui contiennent plus de lipides et de glucides (Louis-Sylvestre, 2002). Face aux prises alimentaires trop nombreuses et trop riches qui favorisent l’obésité, la richesse en protéines du régime et des aliments offre ainsi une piste de recherche intéressante dans la régulation de l’appétit en contexte d’abondance alimentaire. Cette rapide histoire des protéines rappelle leur lien originel, scientifique et symbolique avec l’animal, l’exagération de leur rôle dans certaines pathologies liées à la nutrition ou encore l’attention portée sur elles pour faire face aux maux de la surabondance. Penchons-nous à présent sur les débats publics contemporains dans lesquels les protéines se trouvent convoquées, pour mieux comprendre les enjeux alimentaires auxquels elles sont associées.

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— Les protéines dans les débats publics contemporains Le premier débat public autour des protéines porte sur la durabilité de l’alimentation, en particulier sur le plan de la santé humaine et de l’environnement. Ces deux enjeux couplés ont été vulgarisés dès le début des années 1970, notamment dans un livre de l’américaine Frances Moore Lappé, Diet for a Small Planet (1971). Cet ouvrage pointait déjà les conséquences négatives d’une consommation excessive de viande, tant pour la santé que pour l’environnement, en s’appuyant sur l’argument de la faible efficience de conversion des protéines végétales en protéines animales via l’élevage. Cet argument, devenu commun aujourd’hui, a été révisé en considérant une « efficience nette de conversion » tenant compte de la part des aliments pour animaux que les humains n’auraient pas pu digérer directement euxmêmes, comme les tourteaux ou les pailles (Laisse et al., 2019). Même ainsi révisé, cet argument conduit à questionner la consommation d’aliments d’origine animale, en la mettant en regard de la consommation directe de protéines végétales. Il permet par exemple de comparer les impacts environnementaux relatifs des protéines végétales et animales à quantité égale. Dans les dernières décennies, les impacts sur le plan environnemental d’une consommation trop importante de « protéines animales » ont été largement documentés dans la lignée du rapport mondial de la FAO Livestock’s Long Shadow (Steinfeld et al., 2006). En Europe, le rapport The Protein Puzzle (Westhoek et al., 2011) a détaillé les enjeux du rééquilibrage de la contribution des aliments d’origine animale à la ration calorique totale au profit des aliments d’origine végétale en se basant sur les quantités de protéines comme unité d’analyse. Il est depuis largement admis au sein de la communauté scientifique qu’une diminution de la consommation par personne d’aliments d’origine animale est souhaitable, pour des raisons sanitaires et environnementales, dans les pays les plus riches, où les niveaux moyens de consommation excèdent largement les besoins1. Un second débat public, intimement lié au précédent, est celui des enjeux géopolitiques des protéines. En 2019, lors des négociations autour de la nouvelle politique agricole commune, le président français a défendu la « souveraineté protéique de l’Europe ». En 2021, un « Plan protéines végétales » a été lancé par le ministère français de l’Agriculture et de l’Alimentation, tandis que la question de l’autonomie protéique est pensée à l’échelle des territoires ou des exploitations. Après le dernier conflit mondial, une division internationale des productions agricoles a été favorisée par les grands accords commerciaux de libéralisation des échanges. Cette division a largement dévolu au continent américain la production d’aliments pour animaux 1. L’Autorité européenne de sécurité alimentaire (EFSA), l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et l’OMS recommandent un apport de protéines totales de référence de 0,83 g/j/kg de masse corporelle, soit, pour une personne de 67 kg (poids moyen des adultes français), près de 56 g par jour, avec un rapport protéines animales/protéines végétales de 1/1. En France, l’enquête de consommation alimentaire INCA3 montre que la consommation moyenne des adultes est de 83,2 g/j/pers.

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riches en protéines, si bien que la production animale européenne est aujourd’hui majoritairement dépendante des importations en provenance des Amériques, notamment pour le soja (Boucly et Decoret, 2020). Dans un contexte de baisse progressive de la consommation par habitant de viande et de lait, cette division est aujourd’hui remise en cause en Europe, en particulier par la France qui cherche à relocaliser sa production d’aliments végétaux protéiques. Les protéines deviennent ainsi un enjeu géostratégique de toute première importance, d’autant qu’elles proviennent de cultures oléoprotéagineuses, en particulier du soja, qui permet simultanément de produire de la matière première pour les biocarburants. Les échanges polémiques entre dirigeants français et brésiliens en 2020, au sujet de la déforestation par le feu au Brésil, témoignent de l’importance internationale de ce sujet. Les protéines sont au centre d’un troisième débat public, celui des pratiques d’optimisation de soi via l’alimentation. Ces pratiques soulèvent des questions sur le culte de la performance et le perfectionnisme moral et sanitaire (Dalgalarrondo et Fournier, 2019). Citons les substituts de repas à boire, qui visent à économiser son temps, et dont les protéines, souvent végétales, sont présentées comme l’ingrédient clé pour leur pouvoir rassasiant. Les protéines sont aussi au cœur de la nutrition sportive ou des programmes d’amincissement. On les retrouve enfin dans les discours sur le vieillissement, comme ingrédient nécessaire d’un bien-vieillir comme performance (au-delà des enjeux, bien réels et documentés, des besoins accrus en protéines liés à la perte de masse musculaire dans le grand âge). Les protéines sont au cœur de la rhétorique d’un quatrième débat public : celui de la « désanimalisation » de l’alimentation observée dans les pays riches, comme la France (Fourat et Lepiller, 2017). Ce phénomène désigne la remise en question de la centralité de la viande, et plus généralement des aliments d’origine animale, dans les habitudes alimentaires. Il se traduit par des baisses de consommation de certains aliments, comme les viandes rouges, et va de pair avec une végétalisation des régimes, du véganisme le plus strict au flexitarisme tourné vers le « moins mais mieux » – consistant à manger moins d’aliments d’origine animale, mais de meilleure qualité, en lien avec un plus grand respect de la dignité des animaux. La capacité de ces régimes, en particulier les plus végétalisés, à assurer la satisfaction des besoins nutritionnels en protéines a longtemps été questionnée. Des études récentes montrent aujourd’hui que les pratiques observées des végétariens et végétaliens satisfont leurs besoins en protéines et acides aminés essentiels2 (Mariotti et Gardner, 2020), et que les pratiques des lacto-ovo-végétariens sont conformes aux apports recommandés en macronutriments, parmi lesquels les protéines (Allès et al., 2017). Les légumineuses (pois, lentilles, haricots, soja, etc.) et, dans une moindre mesure, les céréales et fruits à coque sont désormais présentés par les

2. Pour les régimes purement végétaliens, d’autres nutriments peuvent poser problème, comme la vitamine B12, pour laquelle une complémentation est nécessaire.

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autorités de santé publique et dans les discours diétético-culinaires comme sources de protéines alternatives à la viande. Le Programme national nutrition santé écrit que « les légumes secs sont naturellement riches en fibres et contiennent des protéines végétales. […] Ils peuvent aussi remplacer la viande ou la volaille ; dans ce cas, il est conseillé de les associer à un produit céréalier » (PNNS, 2021). Dans les pays occidentaux où les savoir-faire culinaires donnent la primauté aux aliments d’origine animale (à la différence de l’Inde par exemple), l’enjeu soulevé par la végétalisation des pratiques alimentaires est donc avant tout celui de l’acquisition de compétences culinaires et de connaissances nutritionnelles. En lien avec cette évolution vers des régimes plus végétalisés, les protéines animent un cinquième et dernier débat : celui des marchés émergents des aliments alternatifs à la viande et aux produits laitiers. Depuis déjà quelques années, les « laits » végétaux suscitent l’intérêt des multinationales de l’agroalimentaire, comme l’illustre le rachat par Danone du numéro un américain des jus végétaux biologiques, WhiteWave. Plus récemment, les start-up spécialisées dans les alternatives végétales à la viande comme Impossible Foods ou Beyond Meat attirent les investisseurs venus du monde du numérique, et leurs produits sont désormais distribués par des chaînes internationales de fast-food (Porcher, 2019). La viande in vitro, ou viande de culture, qui repose sur des techniques de culture de cellules animales en bioréacteurs, offre quant à elle de nouvelles promesses techniques : s’émanciper de la nécessité de mettre à mort des animaux pour manger de la viande et diminuer l’impact environnemental de l’élevage. Mais ces promesses, très dépendantes de la maîtrise technique de grands acteurs financiarisés, sont loin d’avoir fait la preuve de leur validité et soulèvent de nombreuses questions quant à l’autonomie des mangeurs (Fournier et Lepiller, 2019). Les alternatives végétales à la viande et aux produits laitiers avancent couramment l’argument marchand de leur richesse en « protéines ». Quant à la viande in vitro, elle est communément présentée avant tout comme une « nouvelle source de protéines animales » (Post et Hocquette, 2017).

— La frugalité comme enjeu social et politique Pour terminer, nous insisterons sur plusieurs raisons de cultiver une distance critique vis-à-vis d’une focalisation excessive sur les protéines. En premier lieu, l’examen critique de la thèse du world protein gap a montré que la focalisation exclusive sur les protéines était loin d’être toujours pertinente pour expliquer les problèmes de santé liés à l’alimentation, y compris en situation de sous-nutrition. A fortiori, la focali­ sation sur les protéines apparaît encore moins pertinente en situation d’abondance alimentaire, les besoins en protéines étant largement satisfaits pour les populations ayant accès à une ration calorique adéquate fournie par un régime suffisamment

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diversifié. L’abondance et la suralimentation posent des problèmes sanitaires et environnementaux face auxquels le premier enjeu est plutôt celui d’une diminution de la ration calorique totale, suivi de celui d’une réduction de la consommation d’aliments d’origine animale (Vieux et al., 2012 ; Perignon et al., 2017). En second lieu, la focalisation sur les protéines, utilisée dans la formulation des normes de santé publique ou d’arguments commerciaux, s’inscrit dans un processus plus large de médicalisation de l’alimentation (Poulain, 2009). Ce faisant, elle participe à exacerber la finalité sanitaire individuelle de l’acte de manger au détriment de ses autres fonctions, notamment sociale, conviviale, hédonique ou même philosophique et spirituelle. Ce processus favorise l’assujettissement des mangeurs à une normativité biomédicale et encourage des phénomènes corollaires de culpabili­ sation. De surcroît, la médicalisation s’appuie sur une approche elle-même réductrice de la nutrition, qui tend à isoler les nutriments tout en négligeant la manière dont ils sont associés au sein des aliments ou dans les pratiques culinaires. Cela conduit à négliger la densité nutritionnelle des aliments qui est la variable clé d’un régime favorable à la santé (Brown, 1991 ; Maillot et al., 2006 ; Tharrey et al., 2017). Les aliments riches en protéines sont donc intéressants à considérer, mais plutôt pour leurs apports en micronutriments (auxquels les protéines sont associées au sein de ces aliments) : calcium, fer, zinc, vitamine D, acide gras oméga 3 à longue chaîne, vitamine B12 notamment. En troisième lieu, la focalisation sur les protéines favorise la réduction des animaux à ces composants biochimiques, donc à leur matérialité physique. Cela peut conduire à repousser des questions de plus en plus brûlantes : l’éthique de l’élevage et de la mise à mort des animaux ou la légitimité des relations alimentaires et de travail avec les animaux (Porcher, 2011). Réduire les animaux sources d’aliments à leur matérialité conduit aussi à négliger la diversité des services qu’ils apportent (entretien des paysages, maintien de la biodiversité, fertilisation des sols, travail agricole, etc.) et des relations humain-animal qui les accompagnent. Enfin, cette focalisation sur les protéines conduit à une mise en équivalence d’aliments pourtant très distincts sur le plan des usages alimentaires. Cela a des avantages, comme celui de repenser la place des aliments d’origine animale et végétale dans les répertoires alimentaires, encore qu’une traduction dans un langage culinaire soit nécessaire. Mais cette focalisation sur les protéines et leur mise en équivalence invitent à s’interroger sur les intérêts qu’elles servent. Cette catégorie nutritionnelle peut en effet être instrumentalisée pour ouvrir des espaces d’opportunités politiques et morales au service d’intérêts économiques. Nous pensons, par exemple, aux produits végétaux ultra-transformés vendus comme des alternatives aux aliments d’origine animale, ou à la viande in vitro.

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— Conclusion Une vigilance critique est donc nécessaire pour que les protéines ne nous détournent pas du véritable enjeu, celui de la réinvention, dans les situations d’abondance qui l’autorisent, de modèles alimentaires plus sobres en aliments d’origine animale. Des modèles valorisant une certaine frugalité, redonnant à la consommation de ces aliments un caractère plus exceptionnel, plus chargé de sens et, lorsqu’ils impliquent une mise à mort, plus solennel aussi peut-être. Rappelons en effet que dans les situations d’abondance alimentaire et lorsque le régime est suffisamment diversifié, le premier enjeu est de réduire la ration calorique totale. La réduction de la consommation de protéines d’origine animale ne fait pas courir le risque d’une carence en protéines. Il n’est alors pas nécessaire de compenser une baisse des apports en protéines animales par une hausse des apports en protéines végétales : au contraire, il est possible de remplacer de la viande par des légumes.

Les auteurs remercient Nicolas Bricas, Damien Conaré, Mathilde Coudray, Nicole Darmon et Marie Walser pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

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Affilations des auteurs Olivier Lepiller : Cirad, UMR MoISA, F-34398 Montpellier, France ; MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. Estelle Fourat : MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/c13

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Chapitre

Partie

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Lutter contre le gaspillage alimentaire ? Marie Mourad, Nicolas Bricas

Où l’on comprend que le gaspillage alimentaire, contre lequel il faudrait nécessairement lutter, a aussi des fonctions sociales. Et où on nous propose un point de vue qui relativise la responsabilité des consommateurs qui ne géreraient pas correctement leurs flux alimentaires, pour reconnaître que ce gaspillage vient d’abord d’une surproduction qui a fini par dévaloriser les aliments.

Les sociétés humaines ont souvent dû économiser et protéger leurs ressources lorsque celles-ci étaient rares et soumises à un risque de pénurie (Jarrige et Le Roux, 2020). En matière d’agriculture, il était notamment question de lutter contre les « pertes » causées par les aléas climatiques, les animaux (rongeurs, insectes, oiseaux) ou les micro-organismes qui dégradent les aliments (pourriture). Ces pertes ont fait l’objet d’une grande attention à l’échelle internationale dans les années 1960 et 1970, tant que les quantités d’aliments produites semblaient insuffisantes, ou risquaient de l’être, par rapport aux besoins des populations. Un effort important a ainsi été fait pour lutter contre les maladies et les ravageurs des plantes ainsi que pour réduire les pertes après récolte, en particulier dans les pays où l’augmentation des disponibilités alimentaires était l’une des priorités des stratégies de sécurité alimentaire.

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— Une cause d’apparence consensuelle Depuis les années 1980 et du fait de l’industrialisation des systèmes alimentaires, les disponibilités alimentaires à l’échelle mondiale ont fortement augmenté. La planète est passée d’un état de relative rareté de l’alimentation à une situation de surproduction, qui s’est accompagnée d’une augmentation du gaspillage. Dans leur rapport pour la FAO, Gustavsson et al. (2011) avancent qu’à l’échelle mondiale, près du tiers de la production alimentaire est perdue ou gaspillée. En France, une étude réalisée pour l’Agence de la transition écologique (Ademe) en 2016 estime que 10 millions de tonnes de produits alimentaires sont détournées de l’alimentation humaine chaque année, soit une valeur de 16 milliards d’euros. Ceci contribue au changement climatique à hauteur de 3 % des émissions de gaz à effet de serre du territoire national (Income Consulting and AK2C, 2016). Les définitions des pertes et du gaspillage diffèrent néanmoins selon les auteurs et le périmètre ou la nature des surplus concernés. Sur la base d’une revue exhaustive de la littérature, le HLPE1 pose une définition des « pertes » de nourriture. Il s’agit d’une diminution, à n’importe quel stade de la chaîne alimentaire avant l’étape de consommation, de la masse de denrées à l’origine destinées à la consommation humaine, et ce, quelle qu’en soit la cause. Le « gaspillage » alimentaire est quant à lui défini comme le fait de jeter ou de laisser se gâter des denrées propres à la consommation humaine au stade de la consommation, quelle qu’en soit la cause (HLPE, 2014). Par ailleurs, la FAO définit les pertes comme étant la diminution de la quantité ou de la qualité des aliments résultant des décisions et des mesures prises par les fournisseurs de produits alimentaires, alors que le gaspillage résulte des décisions et des mesures prises par les commerçants, les fournisseurs de services de restauration et les consommateurs (FAO, 2019). Dans les deux cas, les pertes se situent plutôt en amont et le gaspillage plutôt en aval des chaînes alimentaires. Si, depuis les années 1980, le sujet des pertes alimentaires était moins présent dans l’agenda politique et celui du gaspillage encore émergent, ces questions connaissent un regain d’actualité depuis la fin des années 2000. Tout d’abord, les flambées des prix internationaux en 2008 puis 2011 ont réactivé un mot d’ordre productionniste : doubler, ou fortement augmenter, la production alimentaire pour relever le défi de nourrir une population mondiale qui devrait atteindre 9 à 10 milliards de personnes en 2050 (Bricas et Daviron, 2008). Lutter contre les pertes et gaspillages est aussi présenté comme un moyen d’augmenter les disponibilités alimentaires. Ensuite, c’est la prise de conscience écologique qui a contribué à faire de ce problème, responsable d’une pression inutile sur les ressources non renouvelables et de la saturation des milieux (chapitre 7), une priorité dans les agendas politiques. En contribuant à la sécurité alimentaire et à la réduction des impacts environnementaux,

1. Groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition du Comité de la sécurité alimentaire mondiale.

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la lutte contre les pertes et gaspillages alimentaires apparaît alors comme un devoir moral (FAO, 2015). António Guterres, secrétaire général des Nations unies, qualifiait ainsi en 2020 le gaspillage alimentaire de « scandale éthique »2. Cette lutte constitue une cause « sans adversaires » : qui ne peut faire que consensus, contre laquelle aucune personne ou organisation ne s'oppose publiquement (Juhem, 2001). C’est là une des forces de cette lutte, qui contribue à expliquer qu’elle se soit imposée dans l’agenda international. À l’échelle nationale, la lutte contre les pertes et gaspillage alimentaires constitue également une cause non partisane et très peu controversée, dont peuvent se saisir les élus pour faire valoir simultanément des engagements sociaux (lutte contre la précarité alimentaire) et environnementaux (préservation des ressources, réduction des impacts). En se rattachant facilement aux enjeux du développement durable, elle constitue une cause qu’il est politiquement avantageux de soutenir. En France, c’est le sens de la loi Garot de 2016, qui oblige les acteurs de la distribution à donner leurs invendus à des associations (chapitre 15), et du Pacte national contre le gaspillage alimentaire 2017-2020, un engagement signé par de multiples acteurs publics, privés et associatifs pour réduire le gaspillage. Pour autant, telle qu’elle est traitée aujourd’hui, la lutte contre le gaspillage alimentaire présente un risque : celui de focaliser les préoccupations sociétales sur les stratégies de réponse aux conséquences et aux symptômes du gaspillage, sans en éliminer les causes.

— Une fonction sociale et culturelle Si les sociétés humaines économisent et protègent leurs ressources, toutes en gaspillent une partie, même lorsqu’elles vivent des situations de relative rareté. Gaspiller, c’est s’organiser pour créer une abondance temporaire ou permanente et la consommer sans (trop) compter. Les fêtes ou cérémonies sont des occasions de mettre en scène cette abondance : on prépare plus que nécessaire aux repas de mariage, aux funérailles ou aux banquets. Ce gaspillage, si l’on peut encore l’appeler comme cela, ne résulte pas d’une mauvaise gestion. Il est socialement accepté, voire recherché, car la nourriture joue alors d’autres rôles que celui de nourrir ; elle remplit une fonction sociale et culturelle. Gaspiller est en effet le signe que l’on « peut se permettre » de prévoir plus large que la juste gestion de ses besoins primaires. François Jarrige et Thomas Le Roux (2020) décrivent ainsi le gaspillage comme une « manifestation de liberté et d’abondance ». Acquérir ou accumuler plus de nourriture que ce qu’exigent nos besoins nutritionnels, c’est disposer d’une marge de manœuvre pour renforcer notre bien-être : alléger sa charge mentale en évitant de devoir gérer les stocks au plus juste ; avoir 2. D’après le tweet d’António Guterres à l’occasion de la 1re Journée internationale de sensibilisation aux pertes et gaspillages de nourriture le 29 septembre 2020.

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l’opportunité de choisir parmi plusieurs types de nourriture ou d’attendre le dernier moment pour décider de ce que l’on mangera ; pouvoir accueillir des convives imprévus ; essayer de nouveaux aliments sans être sûrs qu’ils plairont ; se prémunir d’un risque sanitaire ; etc. La recherche d’une telle « possibilité de consommation » n’est pas le propre de l’alimentation. On acquiert ou on souhaite acquérir au cours d’une vie de nombreux objets que l’on ne consommera peut-être pas : des vêtements que l’on ne mettra que rarement, voire jamais, des livres que l’on ne finira pas, etc. Augmenter ses possibilités de consommation est bien sûr d’autant plus facile à faire que l’on est riche. Et chercher, ne serait-ce que pour un moment ou un événement particulier, à créer un sentiment d’abondance est un moyen de s’affranchir des contraintes quotidiennes et pesantes de la gestion de la rareté. C’est notamment ce qui explique le malentendu qu’il peut y avoir entre des individus en situation de précarité et des bénévoles bienveillants qui veulent les aider, mais qui comprennent mal que ces personnes puissent préférer acquérir un téléphone portable très coûteux au lieu de mieux nourrir leur famille. Les biens de consommation sont des moyens de se faire plaisir, de renforcer son estime de soi ou de se faire valoir socialement. Ils jouent donc un rôle fondamental, comme l’ont bien montré depuis longtemps des socio-économistes dans la lignée de Thorstein Veblen (1899) et de son concept de « consommation ostentatoire ». Une telle perspective conduit à s’interroger sur une éventuelle priorisation des objets de consommation en fonction des besoins qu’ils permettent de satisfaire. À suivre Abraham Maslow (1943) et sa hiérarchie des besoins, toute consommation qui viendrait satisfaire des besoins secondaires ou supérieurs, alors que les besoins fondamentaux ne sont pas totalement satisfaits, représenterait une forme de gaspillage. On devrait alors considérer qu’acquérir des objets d’art, passer du temps à décorer, porter des bijoux ou encore dépenser pour les défunts constituent une mauvaise gestion des ressources. Pourtant, toutes les sociétés, même vivant de peu, pratiquent ce type d’activités. Et c’est ce constat qui a conduit à critiquer et à relativiser la hiérarchie des besoins de Maslow. Il n’empêche qu’elle garde une forte influence dans les jugements de valeur sur les populations pauvres, qui sont encore souvent stigmatisées comme ne sachant pas bien gérer leur argent. Dans le domaine alimentaire, une telle conception amènerait à considérer comme fondamentaux les aliments qui fournissent, au moindre coût, les principaux nutriments, et comme secondaires ceux qui construisent des liens d’appartenance, apportent du plaisir ou permettent d’être estimé des autres. Or on constate que, même en situation de précarité, la recherche d’aliments vecteurs de liens sociaux, de reconnaissance et de plaisirs gustatif et esthétique ne s’apparente pas à un effort superflu que l’on « gaspillerait » au détriment des « besoins fondamentaux ». Ce n’est donc pas vraiment dans l’irrationalité des consommateurs, qui ne sauraient pas ajuster leur consommation à leurs besoins essentiels, qu’il faut rechercher

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les causes du gaspillage alimentaire. L’enjeu ne réside pas tant dans l’existence même du gaspillage alimentaire que dans son ampleur actuelle. La diminution de la part des dépenses alimentaires dans le budget des ménages plus riches, du fait de la surproduction alimentaire, a facilité et généralisé des pratiques de gaspillage qui restaient exceptionnelles en situation de moindre abondance. Cette surproduction dépasse les besoins sociaux consistant à se mettre à l’abri de risques de manquer. Elle se traduit par une baisse de la valeur économique et symbolique des aliments, devenus de simples marchandises de base.

— L’affaire des consommateurs ? La lutte contre le gaspillage a largement pris la forme d’injonctions faites aux consommateurs pour qu’ils gèrent mieux leurs achats et leurs stocks. Se sont ainsi multipliés des articles dans la presse et des campagnes de sensibilisation pour expliquer comment éviter de gaspiller. Des associations ont été créées pour organiser des collectes d’invendus et diffuser des moyens de les réutiliser. Des applications numériques ont vu le jour pour accompagner les consommateurs dans la gestion de leurs approvisionnements alimentaires. Cette responsabilisation des consommateurs rencontre les intérêts des acteurs de l’offre alimentaire qui, de leur côté, cherchent à augmenter leurs ventes. Ils utilisent pour cela la publicité et les offres promotionnelles. Les consommateurs se retrouvent à devoir gérer chez eux un gaspillage pourtant généré par l’offre surabondante de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution. Dans les pays riches, où la consommation alimentaire est relativement saturée, le marché des « possibilités de consommation » reste une source de croissance économique. Par le passé en France, les organisations de la transformation et de la distribution se sont appuyées sur des données chiffrées pour faire porter la responsabilité du gaspillage aux consommateurs, dans une stratégie d’évitement de la critique. L’Association nationale des industries alimentaires déclarait par exemple en 2013 sur son site Internet que les ménages étaient responsables de 67 % du gaspillage alimentaire, là où les industries agroalimentaires n’en produisaient que 2 %. Sous le prétexte que les entreprises n’ont aucun intérêt économique à gaspiller lors de leur processus de production ou de distribution, la responsabilité est reportée sur le dernier maillon de la chaîne : le consommateur. Mais en matière de gaspillage, la part de responsabilité de chaque acteur de la chaîne alimentaire ne peut pas simplement se mesurer par la proportion des quantités jetées à son niveau. Par exemple, un distributeur, acteur de la chaîne en position de force, qui retourne à un fournisseur une commande dont il n’a finalement pas besoin, ou qui donne, au dernier moment, ses produits invendus à des associations d’aide alimentaire (et reçoit une réduction fiscale pour cela), gaspille peu lui-même, mais reporte le gaspillage en amont et en aval de son activité.

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— La redistribution et le recyclage comme solutions ? En France, les acteurs adhérant au Pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire ont institutionnalisé et formalisé une « hiérarchie des usages des excédents alimentaires ». Celle-ci est héritée des réglementations européennes sur les déchets et préconise successivement la réduction du gaspillage « à la source » pour toutes les étapes de la chaîne alimentaire, puis le réemploi des excédents, d’abord pour l’alimentation humaine (principalement par la redistribution à des associations d’aide alimentaire), ensuite pour l’alimentation animale et, enfin, pour le recyclage en assurant des revalorisations organiques et énergétiques telles que le compost et la fabrication de biogaz. Des entreprises de transformation et de distribution alimentaires comme des associations engagées sur les problématiques de précarité ont inscrit dans cette hiérarchie leurs actions de lutte contre le gaspillage, dont elles retirent des bénéfices d’un point de vue économique et d’image. Tout d’abord, des industriels ont cherché à optimiser leurs procédés de production, de transformation, de stockage, de conditionnement et de transport des aliments afin de limiter autant que possible la perte de matières. De telles évolutions étaient particulièrement recommandées pour les pays dont les infrastructures peinent à garantir le maintien de la qualité sanitaire des produits (Gustavsson et al., 2011). Dans les pays industrialisés comme la France, cette forme de lutte contre le gaspillage s’inscrit dans une approche « gestionnaire » de recherche d’efficience économique tout au long de la chaîne alimentaire. Elle s’appuie sur des adaptations techniques et logistiques, comme les emballages dits « intelligents » qui intègrent des puces électroniques permettant une meilleure gestion des flux et des températures. Une autre option de lutte contre le gaspillage alimentaire consiste à réemployer des excédents de nourriture pour alimenter les populations vulnérables via l’aide alimentaire. Cette activité n’est pas nouvelle et a évolué depuis son institutionnalisation (Schneider, 2011). Dès la mise en place du Plan européen d’aide aux plus démunis (PEAD) en 1987, les stocks d’intervention agricole (rachetés aux agriculteurs pour soutenir les prix) étaient redistribués aux associations d’aide alimentaire. La logique qui sous-tend ce mécanisme est celle d’un processus gagnant-gagnant qui fait coïncider une offre non utilisée avec une demande non satisfaite. D’un côté, le réemploi de la production stabilise les quantités présentes sur les marchés nationaux et leurs prix. De l’autre, il contribue à la sécurité alimentaire de populations précaires. En France, l’aide alimentaire est ainsi couplée à des politiques de gestion des surplus agricoles. Les associations de lutte contre la précarité alimentaire reçoivent également des dons de la part d’entreprises de la transformation et de la distribution, qui bénéficient en retour de réductions fiscales particulièrement élevées en France. Alors même que les bénéfices pour les personnes qui ont recours à l’aide alimentaire sont discutables (chapitre 15), les acteurs privés reçoivent non seulement une reconnaissance sociale, mais aussi un soutien financier de l’État. Une question se pose

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alors : si produire des excédents alimentaires se révèle moralement et financièrement profitable, comment encourager une gestion au plus juste de la production et des stocks ? Le dernier échelon de la hiérarchie des usages est la valorisation des surplus et des déchets de l’alimentation humaine en alimentation animale, en compost ou en énergie. Les produits gaspillés deviennent alors des matières premières pour de nouvelles filières marchandes. Or, par exemple, donner à des animaux des plats cuisinés non consommés à la place de produits bruts est bien synonyme de gaspiller. Et les usages qui reposent sur la transformation et le transport des excédents sur les longues distances, en particulier pour le cas d’infrastructures de méthanisation ou de compostage à grande échelle, se révèlent plus coûteux environnementalement parlant. En outre, pour des questions de rentabilité de ces infrastructures et de légitimité de leur existence, les acteurs développant ces solutions ont un certain intérêt à ce que les excédents alimentaires se maintiennent… plutôt qu’ils soient réduits « à la source ».

— Un problème de surproduction Ces différentes solutions, largement valorisées en France par les services de responsabilité sociale des entreprises (RSE), les associations de lutte contre la précarité alimentaire ou de nouveaux entrepreneurs engagés dans le réemploi ou le recyclage, ne permettent pas de prévenir durablement le gaspillage alimentaire. En effet, elles gèrent les excédents existants, mais très peu d’entre elles remettent structurellement en cause les organisations et les pratiques qui en sont à l’origine (Mourad, 2016). Au contraire, les solutions de redistribution et de recyclage peuvent même être privilégiées au détriment d’une réduction à la source, car elles garantissent des résultats visibles, concrets et mesurables (comme les tonnes de déchets évités ou le nombre de repas servis à des populations défavorisées), en réponse aux objectifs de politiques publiques ou aux engagements de la RSE. Les mesures de prévention peinent au contraire à mesurer « l’absence de quelque chose » (Mourad, 2018). Chaque acteur est finalement libre de faire coïncider ses actions de lutte contre le gaspillage alimentaire avec les recommandations de la hiérarchie des usages des excédents alimentaires, et d’en tirer un bénéfice économique, d’image ou de légitimité, aux dépens d’un changement structurel du fonctionnement des organisations capitalistes (Boltanski et Chiapello, 1999). La manière dont ces acteurs du système alimentaire ont participé aux dispositifs de lutte contre le gaspillage a influencé l’institutionnalisation du sujet. Grâce à la force de représentation de leurs intérêts dans les négociations, certains acteurs sont en mesure de faire directement, ou indirectement, obstacle aux pistes prévoyant d’éviter les pertes et gaspillages à la source. Parmi celles-ci, on peut citer la lutte

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contre la surexploitation des ressources naturelles lors de la production agricole, la remise en cause de certaines offres promotionnelles dans la grande distribution ou encore l’instauration d’une dynamique de déconsommation. Bien sûr, la prise en charge du gaspillage alimentaire s’est traduite en France par des changements opportuns (voire nécessaires) au cours des années 2010 : la loi Garot, le Pacte national contre le gaspillage alimentaire et, plus récemment, la loi Egalim. Ces mesures ont d’ailleurs obtenu des résultats tangibles, dans la mesure où les quantités de produits alimentaires jetées semblent avoir diminué. Pour autant, la dynamique de changement autour de la lutte contre le gaspillage alimentaire doit aller plus loin et s’intégrer dans une réforme globale des systèmes alimentaires pour éviter la surproduction alimentaire.

— Conclusion L’enjeu d’une lutte contre la production d’excédents est double. Il s’agit, d’une part, d’éviter l’exploitation inutile de ressources naturelles et de réduire les pollutions associées aux surproductions, et, d’autre part, de réduire la surconsommation conduisant à des problèmes de surpoids et d’obésité. Si, à l’échelle individuelle, une meilleure maîtrise de la consommation permet aux mangeurs de prendre leur part de responsabilité dans la réduction du gaspillage et de repenser la valeur sociale et environnementale de l’alimentation, ils sont loin de devoir assumer seuls une dynamique forte de changement. En ce sens, parler d’une problématique de surproduction dont le gaspillage alimentaire est l’une des conséquences permettrait de rééquilibrer les responsabilités entre les acteurs (chapitre 18).

Ce chapitre est largement inspiré de l’article d’opinion de Nicolas Bricas, publié sur le site Internet de la Chaire Unesco Alimentations du monde et intitulé « Pourquoi faudrait-il lutter contre le gaspillage alimentaire ? » (2018), et de la thèse de doctorat de Marie Mourad, intitulée La lutte contre le gaspillage alimentaire en France et aux États-Unis : mise en cause, mise en politique et mise en marché des excédents alimentaires (2018). Les auteurs remercient Marie Walser pour la synthèse de leurs travaux qui a constitué une première trame de ce chapitre, et Damien Conaré et Mathilde Coudray pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

Références Boltanski L., Chiapello È., 1999. Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 843 p. Bricas N., 2018. Pourquoi faudrait-il lutter contre le gaspillage alimentaire ?, Chaire Unesco Alimentations du monde – Opinions. Bricas N., Daviron B., 2008. De la hausse des prix au retour du « productionnisme » agricole : les enjeux du sommet sur la sécurité alimentaire de juin 2008 à Rome. Hérodote, 131(4) : 31-39. https://doi.org/10.3917/her.131.0031

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Affilations des auteurs Marie Mourad : indépendante, New-York, États-Unis. Nicolas Bricas : Cirad, UMR MoISA, F-34398 Montpellier, France ; MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/c14

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Chapitre

Partie

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Lutter contre la précarité par de l’aide alimentaire ? Pauline Scherer, Nicolas Bricas

Où l’on apprend que si l’aide alimentaire est plutôt réservée aux situations d’urgence à l’échelle internationale, elle est devenue le principal moyen de lutter contre la précarité alimentaire en France. Et si cette aide a une fonction d’accompagnement social, elle n’en est pas moins critiquée pour de multiples raisons, ce qui pousse à expérimenter d’autres formes de solidarités qui s’appuient sur une plus grande démocratie alimentaire.

La solidarité avec les plus démunis sous la forme de partage ou de don de nourriture est attestée depuis l’Antiquité. Familiale et de voisinage, cette solidarité prend en charge des personnes ne pouvant subvenir par elles-mêmes à leurs besoins : enfants, personnes âgées, malades, handicapées ou en situation difficile. Elle revêt également des formes institutionnelles qui dépassent les relations interpersonnelles, au travers de dispositifs où alternent et/ou se combinent les engagements de citoyens riches, de l’État, des cultes, d’associations et, après la Seconde Guerre mondiale, d’organisations internationales (Clément, 2001). Le secours, l’aumône, le don, la charité, l’assistance ou encore l’aide alimentaire ne peuvent être réduits à des pratiques de pure générosité sans contrepartie. Pour les individus, et selon les époques et les sociétés, donner grandit le prestige social et le pouvoir, permet de racheter ses péchés ou d’espérer un soutien divin, et concrétise une volonté de solidarité ou de réduction des injustices. Pour les institutions privées ou publiques, et là encore selon les époques et les sociétés,

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organiser l’aide alimentaire représente un moyen d’atténuer les risques de révolte ou de migrations difficiles à gérer, d’insérer les bénéficiaires dans la société, mais aussi d’écouler des surplus de production ou d’ouvrir de nouveaux marchés. Pourtant, l’aide alimentaire a toujours fait l’objet de critiques : ses modalités de mise en œuvre et les formes qu’elle prend interrogent en effet la façon dont la société traite ses pauvres.

— D’une aide alimentaire d’urgence à une aide budgétaire À l’échelle internationale, l’aide alimentaire s’est organisée pour faire face à des situations d’urgence : catastrophes, guerres et déplacements massifs de population. Elle est réalisée à partir de dons des États ou d’entreprises privées et gérée par des associations humanitaires comme la Croix-Rouge ou le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies. Elle prend des formes variées selon les contextes, de l’aide d’urgence, notamment en camps de réfugiés, à des programmes d’aide en échange de travail. L’aide alimentaire internationale est interrogée sur les effets de désorganisation que les distributions gratuites ou à prix subventionnés peuvent provoquer sur les marchés locaux et sur ses effets de changements d’habitudes alimentaires en faveur de produits étrangers, générant des dépendances alimentaires. La prise en compte de ces critiques s’est traduite par l’adoption en 2012 d’une Convention internationale relative à l’assistance alimentaire (Cuq, 2014). Celle-ci encourage notamment l’achat de produits locaux plutôt que le recours aux excédents de pays donateurs. Elle officialise une pratique qui se développait depuis quelques années, notamment aux États-Unis avec le « Programme d’aide supplémentaire à la nutrition » (le fameux Food Stamps Program), visant à procurer une assistance monétaire pour acheter de la nourriture, plutôt que de fournir des aliments pas toujours adaptés aux contextes locaux. Ainsi le PAM distingue-t-il son ancienne approche d’aide alimentaire sous forme de dons en nourriture, désormais principalement réservée aux situations d’urgence, de sa nouvelle approche « d’assistance alimentaire », qui passe par une aide budgétaire plus ou moins conditionnelle aux individus. Cette évolution marque la volonté de proposer aux personnes en insécurité alimentaire la possibilité de choisir ce qu’elles veulent manger et non plus de se voir imposer ce qu’on leur donne. En Europe, et notamment en France, cette évolution est encore très timide, et l’aide en nourriture reste encore la forme dominante de solidarité alimentaire.

— En France, une précarité alimentaire accrue Ne pas avoir accès à de la nourriture en quantité et en qualité suffisantes dans un pays ne souffrant pas de pénuries alimentaires relève d’un manque de moyens

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économiques pour les individus, et renvoie à un problème de pauvreté (Clément, 2001). En France, en 2018, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), 9,3 millions de personnes, soit 14,8 % de la population, vivaient sous le seuil de pauvreté monétaire, entendu ici à 1 063 euros par mois. La direction générale de la Cohésion sociale estimait en avril 2020 que 8 millions de personnes faisaient partie d’un foyer se déclarant en insécurité alimentaire pour des raisons financières. L’aide alimentaire était quant à elle distribuée à 5,5 millions de personnes en 2019 selon l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) (Le Morvan et Waneck, 2019). Ce chiffre ne révèle qu’une partie du problème car il ne rend pas compte du nombre de personnes en insécurité alimentaire n’ayant pas recours à l’aide alimentaire pour diverses raisons. Depuis 2020 et la crise de la Covid-19, une partie de la population a vu ses revenus baisser. Cette détérioration de la situation s’est manifestée notamment par une demande accrue d’aide alimentaire, comme l’ont annoncé plusieurs associations tels les Banques alimentaires ou le Secours populaire (CNA, 2021). Mais l’insécurité alimentaire ne se limite pas à un manque de moyens. Elle s’appréhende également du point de vue social et se caractérise par des processus de désaffiliation (Castel, 1991) et de disqualification des individus (Paugam, 1991), qui peuvent conduire à diverses formes d’exclusion. En témoignent les difficultés d’accès pour les personnes précaires au marché du travail et à des conditions de travail décentes (précarité de l’emploi). L’exclusion touche des groupes d’individus présentant différentes formes de vulnérabilités économiques et sociales, telles que les familles monoparentales ou nombreuses, les étudiants, les personnes âgées, les travailleurs pauvres, les exilés, mais aussi les classes moyennes dont les conditions de vie se sont dégradées ces dernières années. Si certaines situations sont accidentelles et passagères, une part importante s’est installée de manière structurelle dans la société. Les institutions publiques et les acteurs français de l’action sociale parlent ainsi de « précarité alimentaire ». Ce terme se distingue de celui d’« insécurité alimentaire » en ce qu’il veut poser autant la question du lien social au cœur des processus d’exclusion que des inégalités d’accès à l’alimentation (Paturel, 2018).

— Une fonction d’accompagnement social Initialement gérée par les pouvoirs publics (relais municipaux ou repas gratuits dans des restaurants), l’aide alimentaire a été progressivement investie au cours du xxe siècle par le secteur associatif (Retière et Le Crom, 2018). Depuis le milieu des années 1980 et l’explosion du chômage en France, les associations ont pris le relais d’un État peinant à juguler à la source les problèmes de précarité, en distribuant aux plus démunis des colis-repas, des bons d’achat, des produits alimentaires non préparés ou des repas (Clément, 2001). Par son efficacité liée à un fort ancrage institutionnel et à un fin maillage à l’échelle nationale, l’aide alimentaire peut bénéficier

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rapidement à un nombre important de personnes précaires et répondre ainsi à un impératif moral évident : « donner à manger à tous ceux qui ont faim », pour reprendre une expression attribuée à Coluche. De plus, par leur investissement envers les plus démunis, les bénévoles des associations jouent un rôle très important dans le maintien des liens sociaux. À l’occasion de distributions alimentaires, ils rencontrent les « bénéficiaires », échangent avec eux et les accompagnent pour répondre à des besoins non alimentaires : informations diverses, démarches administratives ou tout simplement écoute. D’après Philippe Sassier (1990), le don est une attention portée à l’autre qui permet de recréer du lien social et qui se distingue en cela de l’aide apportée par l’État. Avec la crise de la Covid-19, cette fonction sociale de l’aide a pu être menacée, les bénévoles se retrouvant en effet accaparés par les distributions et peinant à assurer les autres accompagnements. L’aide alimentaire apparaît ainsi comme un dispositif indispensable pour répondre, et d’autant plus en temps de crise, aux besoins en produits alimentaires des individus contraints par leurs moyens économiques. Toutefois, ce dispositif est questionné, dans le sens où il ne traite pas la racine des problèmes de précarisation – il n’était pas prévu pour cela initialement – et peut tendre, dans ses modalités de fonctionnement, vers des formes d’aide disqualifiantes pour les bénéficiaires.

ne variable d’ajustement du système alimentaire — U industrialisé ? En Europe, l’aide alimentaire s’est institutionnalisée à partir de 1987 dans le cadre du Programme européen d’aide aux plus démunis (PEAD). Adossé à la politique agricole commune (PAC), ce programme prévoyait de mettre à la disposition des États membres des matières premières agricoles issues des stocks d’intervention européens (céréales, poudre de lait, sucre, etc.). Les surplus agricoles, jusqu’alors stockés ou détruits pour soutenir les cours et assurer un revenu convenable aux agriculteurs, ont alors pu être achetés par une procédure d’intervention publique. Celle-ci permettait d’apporter une réponse aux enjeux croissants de précarité alimentaire, tout en continuant d’assurer une stabilité nécessaire sur des marchés agricoles internationalisés. À noter que les produits issus des stocks d’intervention européens n’étaient pas redistribués en l’état. En France, les matières premières étaient troquées contre des produits finis par le biais d’appels d’offres publics passés auprès d’industriels de l’agroalimentaire. Les denrées alimentaires récupérées étaient alors distribuées aux personnes démunies. Bien qu’ayant un objectif social évident, l’aide alimentaire était donc initialement organisée, dans ses modalités de fonctionnement, comme une variable d’ajustement de la (sur)production agricole et de l’industrie agroalimentaire. À l’échelle internationale, l’aide alimentaire d’urgence a pu servir les enjeux

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commerciaux des pays exportateurs de produits agricoles en faisant office de « porte d’entrée » sur de nouveaux marchés, provoquant éventuellement des situations de dumping dans la concurrence entre aide alimentaire d’urgence et production locale (Pinaud, 2016). En raison de la diminution des stocks d’intervention européens, le PEAD a été remplacé en 2014 par le Fonds européen d’aide aux plus démunis (FEAD), sur lequel repose désormais en partie le financement de l’aide alimentaire. En France, le principal vecteur de soutien public à la lutte contre la précarité alimentaire est l’ensemble des avantages fiscaux accordés aux entreprises et aux particuliers pour les dons effectués auprès des associations d’aide alimentaire (Le Morvan et Wanecq, 2019). Ces incitations aux dons par les contreparties financières qui existent depuis les années 1980 se sont renforcées dans les années 2000. Depuis 2010, en raison du couplage des luttes contre la précarité alimentaire et contre le gaspillage alimentaire dans le dispositif d’aide alimentaire1, les dons alimentaires ont encore augmenté, en lien notamment avec l’instauration de la loi Garot (2016), puis l’ordonnance du 21 octobre 2019 (prise en application de l’article 15 de la loi Egalim). Celles-ci prévoient en effet des obligations de conventionnement avec des associations habilitées pour distribuer leurs invendus et réduire ainsi le gaspillage alimentaire. Ce couplage ancre l’aide alimentaire dans une filière « qui ne dit pas son nom » et qui s’appuie sur les circuits longs du système agro-industrialisé pour se fournir en produits agroalimentaires, avec plusieurs conséquences qui méritent d’être soulignées. Tout d’abord, l’aide alimentaire tend à renforcer une logique de valorisation des excédents plutôt que leur réduction (chapitre 14). Elle facilite même leur gestion, puisque les produits qui approchent de leur date limite de consommation sont désormais donnés aux associations d’aide qui doivent, du coup, gérer elles-mêmes les aliments qui ne sont plus distribuables parce que périmés. Non seulement la grande distribution se débarrasse ainsi de la gestion des invendus, mais elle est défiscalisée pour cela. En second lieu, l’aide alimentaire échoue à mettre en œuvre une cohérence territoriale entre l’offre des producteurs locaux et la demande des mangeurs précaires, favorisant des circuits longs, en apparence moins chers et mieux organisés en matière de logistique2. Pour les associations, les contraintes de logistique les poussent à se tourner vers les plus grandes structures plutôt qu’une multitude de plus petites. Le dispositif tend ainsi à favoriser les acteurs les plus importants. Enfin, la défiscalisation n’est pas ciblée sur les produits : il en résulte un déséquilibre dans la gamme des produits récupérés, où dominent des aliments transformés de longue conservation au détriment de produits frais. Du fait de ces contraintes, 1. On peut lire en 2016 sur le site Internet du ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, que « l’aide alimentaire contribue à la fois aux enjeux de justice sociale et de lutte contre le gaspillage alimentaire ». 2. Ibid.

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l’aide alimentaire est souvent jugée d’une qualité nutritionnelle insuffisante (Darmon et al., 2020), ce qui peut aggraver des situations de santé déjà fragilisées par les conditions de vie.

— Un dispositif disqualifiant et moralisateur ? Depuis trente ans, le discours politique français tend à renvoyer les précaires à leur responsabilité individuelle. Ainsi, les démarches d’aide, dites d’« assistanat », sont souvent pointées du doigt : jugées trop coûteuses, elles ne motiveraient pas suffisamment les individus à se mobiliser pour améliorer leur situation (Chemin, 2017). Dans cette perspective individualisante, les personnes précaires sont alors considérées en termes de déficits : de moyens, de compétences, de volonté, etc. De telles représentations sociales pèsent sur ces personnes et rendent invisibles les multiples actions qu’elles mettent en œuvre pour lutter contre la précarité alimentaire (dont le recours à l’aide alimentaire fait partie mais ne saurait constituer la seule solution) : restrictions de consommation (notamment des mères pour privilégier les enfants) ; hiérarchisation des dépenses ; fragmentation des achats pour éviter des stocks à domicile difficiles à contrôler ; choix de produits d’abord rassasiants et éviction des « produits plaisir » ; repérage des promotions nécessitant une forte mobilité ; choix des magasins (discount) ; autoproduction ou fait maison ; évitement des invitations et du restaurant (Masullo et Dupuy, 2012). Si le recours à l’aide alimentaire apparaît comme indispensable quand les tactiques mises en œuvre ne suffisent plus, il est généralement mal vécu. De nombreux témoignages révèlent en effet le caractère disqualifiant de l’expérience que constitue le recours à l’aide alimentaire (Ramel et al., 2016). De plus, l’aide alimentaire reçue n’est pas toujours suffisante ni adaptée aux besoins. Lorsque les produits proviennent de dons individuels, récoltés en sortie de supermarchés par exemple, ce sont souvent les moins chers, de piètre qualité culinaire ou gustative ; les donateurs considérant implicitement qu’il faut privilégier la quantité et non la qualité. Les produits peuvent aussi, tout simplement, ne pas répondre aux habitudes (culturelles par exemple) ou aux préférences (gustatives par exemple) des bénéficiaires. Ainsi, les personnes précaires ne sont pas complètement libres de disposer de l’aide reçue comme elles le souhaitent, au risque de s’exposer à une forme de jugement moral. D’une part, on attend d’elles de prendre « ce qu’il y a » ou, il faudrait plutôt dire, « ce qu’il reste ». Et, d’autre part, ce qu’elles reçoivent « appartient » à la société qui entend en définir le bon usage (Colombi, 2020). Il existerait en effet une hiérarchie des besoins à respecter (Maslow, 1943). Ceux d’ordre biologique, les plus vitaux, doivent d’abord être satisfaits avant de penser à ceux, considérés moins fondamentaux, comme les besoins d’appartenance, d’estime ou d’accomplissement. Ainsi, on attend des bénéficiaires qu’ils utilisent l’alimentation pour répondre en

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priorité à un enjeu de santé, jugé prioritaire parce qu’ils sont justement plus fragiles, y compris si la nourriture proposée ne répond pas à leurs habitudes ou à leurs goûts alimentaires. Cette attention première portée à la santé des précaires se retrouve aussi dans la diffusion d’informations descendantes sur la qualité nutritionnelle et la façon d’accommoder les produits, dont la pertinence est remise en question du fait de leur caractère potentiellement infantilisant (Le Morvan et Waneck, 2019). À cet égard, l’affaire des « lasagnes au cheval » illustre bien cette situation. Retirées de la vente pour tromperie (elles étaient vendues comme des lasagnes au bœuf), elles ont été proposées à l’aide alimentaire avec l’argument qu’elles ne compor­taient aucun risque sanitaire et nutritionnel, que personne n’y avait perçu une différence de goût et qu’il fallait éviter de gaspiller. Si le produit devenait indigne d’être consommé par n’importe qui, il pouvait cependant l’être par les pauvres, niant ainsi leur droit à manger comme tout le monde et les privant de leur dignité. En résumé, les critiques de l’aide insistent sur ses conséquences sur la santé (carences, malnutrition), sur la socialisation et sur l’estime de soi (perte de dignité, culpabilité parentale). En fait, dès qu’un minimum nutritionnel est assuré, celui qui calme la faim, les autres besoins, et notamment ceux de l’appartenance et de l’inter­ action sociale, deviennent cruciaux. Comme le dit un proverbe sénégalais « celui qui est pauvre n’est pas celui qui n’a rien, c’est celui qui n’a personne ». Manger comme tout le monde, c’est-à-dire ce que mange tout le monde, est fondamental, même si tous les besoins nutritionnels ne sont pas satisfaits, comme cela a été montré dans les camps de réfugiés (Reed et Habbicht, 1998) et, plus généralement, pour l’aide alimentaire dans les pays en grave insécurité alimentaire (Barrett et Maxwell, 2007). À noter que la forte sectorisation de l’aide au travers de lieux et de dispositifs « dédiés aux pauvres » renforce encore la stigmatisation des « bénéficiaires ». De la même manière, le fonctionnement et la formation des bénévoles des associations d’aide alimentaire sont également interrogés, non pour les stigmatiser à leur tour, ni remettre en question leur générosité et leur volonté d’aider, mais au regard des rapports sociaux et des rapports de domination qui sont à l’œuvre dans la société et traversent inévitablement ces espaces, et qui peuvent contribuer à renforcer le sentiment de disqualification.

— Vers de nouvelles formes de solidarités alimentaires En l’état actuel, l’aide alimentaire ne favorise généralement pas la dignité, la citoyenneté et l’autonomie des personnes. Elle gagnerait ainsi à être transformée dans le sens d’un fonctionnement plus horizontal, capable de mettre en œuvre des formes de « justice alimentaire » (Gottlieb et Joshi, 2010). Au-delà d’une transformation de l’aide alimentaire, la lutte contre la précarité alimentaire passe donc par le développement de nouvelles formes de solidarités. Celles-ci s’inscrivent en France

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dans le Code de l’action sociale et des familles, qui met en exergue les notions d’émancipation, d’autonomie, de changement social, de citoyenneté et d’implication des personnes concernées. C’est à l’aune de ces principes, et dans la lignée de courants qui favorisent l’intervention sociale d’intérêt collectif pour sortir des biais de l’individualisation (largement majoritaire aujourd’hui dans le travail social), que peuvent être repensées les solidarités alimentaires. Si les problèmes sont collectifs, les solutions doivent également être collectives et inclusives pour rétablir ou favoriser le pouvoir d’agir des individus. Dans cette perspective, les voies alternatives de lutte contre la précarité alimentaire se multiplient en France, portées notamment par certains réseaux associatifs, mais aussi par des initiatives plus militantes et autogérées. La lutte contre la précarité alimentaire doit mettre la question du droit à l’alimentation au cœur de ses réflexions. Reconnu par le droit international, celui-ci confère le droit de chaque être humain à se nourrir dans la dignité, que ce soit en produisant lui-même son alimentation ou en l’achetant. Olivier De Schutter, rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation de 2008 à 2014, définit ce droit comme celui « d’avoir un accès régulier, permanent et non restrictif, soit directement ou au moyen d’achats financiers, à une alimentation quantitativement et qualitativement adéquate et suffisante correspondant aux traditions culturelles du peuple auquel le consommateur appartient, et qui lui procure une vie physique et mentale, individuelle et collective, épanouissante et exempte de peur ». Si les revendications et les initiatives citoyennes sur l’alimentation se multiplient, dans un mouvement dit de « démocratie alimentaire » (Paturel et Ndiaye, 2020), les travaux de recherche ont montré la difficulté d’articuler ces mouvements d’émancipation aux enjeux de justice sociale, laissant de côté les populations les plus fragiles économiquement, au bénéfice des populations à fort capital social. La question de la démocratie apparaît donc centrale pour penser l’accès à l’alimentation des personnes en situation de précarité (Paturel et Ramel, 2017), mais aussi pour penser et favoriser, en amont de l’aide alimentaire, l’égalité d’accès à une alimentation durable pour tous. Depuis la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite « loi Egalim » (2018), la prise en main politique du sujet s’amorce au travers d’instances, de programmes et de dispositifs dédiés à la lutte contre la précarité alimentaire, et ce, dans une perspective d’accès à une alimentation de qualité. Pourtant, ces dispositifs restent souvent limités à des processus de modernisation de l’aide alimentaire (Paturel et Bricas, 2019). Ils sont certes nécessaires mais insuffisants. Changer la façon de répondre au problème de la précarité alimentaire est une nécessité et constitue l’un des leviers susceptibles d’agir sur l’évolution des systèmes alimentaires, des modèles économiques, des modes d’intervention sociale et des dispositifs de protection sociale.

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— Conclusion Les inégalités d’accès à l’alimentation, et la précarité alimentaire qu’elles engendrent, apparaissent alors comme un problème complexe, qui doit être pensé en relation avec différents enjeux : le droit à l’alimentation ; l’évolution du système alimentaire vers plus de durabilité ; la réduction des inégalités et l’accès aux revenus ; les modes d’intervention sociale et les dispositifs de protection sociale ; la participation citoyenne et la démocratie. La lutte contre la précarité alimentaire s’inscrit alors dans des dispositifs qui redonnent aux personnes la liberté de choisir, dans des lieux de mixité sociale qui ne les stigmatisent pas et les réintègrent dans la vie des quartiers ou des villages, où l’alimentation est conçue comme un support de relations et non comme un seul apport de nutriments. Par exemple, émergent au Canada et en France des maisons solidaires de l’alimentation. Elles sont gérées par des habitants du quartier et mêlent différents espaces de groupements d’achats, d’épicerie et de restauration d’accès facilité et solidaire à une alimentation choisie collectivement. Elles permettent aussi l’apprentissage de métiers de l’alimentation, de pratiques de jardinage ou de cuisine. La sécurité sociale de l’alimentation, dispositif de crédit pour tous, permettant l’accès à des produits conventionnés démocratiquement et financés par des cotisations sociales (chapitre 22), est également une piste en réflexion pour la mise en œuvre d’un véritable droit à une alimentation durable (Paturel et Ndiaye, 2020). Ces nouvelles formes de solidarité pourraient conduire à ne faire de l’aide alimentaire qu’un complément marginal réservé à des situations d’urgence.

Les auteurs remercient Damien Conaré, Mathilde Coudray et Marie Walser pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

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Chapitre

Partie

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Réinvestir la cuisine et le « fait maison » ? Anindita Dasgupta, Hayat Zirari, Nicolas Bricas, Marie Walser, Audrey Soula

Où l’on comprend que la cuisine faite maison, qui présente de nombreux atouts sur les plans de la culture ou de la santé par exemple, reste une tâche quotidienne peu valorisée qui incombe majoritairement aux femmes. Et où l’on s’intéresse aux opportunités présentées par la marchandisation des préparations culinaires « maison ».

Le développement de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution a conduit à un usage croissant de produits transformés dans le quotidien alimentaire des mangeurs un peu partout dans le monde. Malgré les services que rendent ces produits, qui se conservent plus longtemps et facilitent le travail culinaire, certains d’entre eux font l’objet d’une critique sévère, en particulier pour des questions nutritionnelles. Souvent plus riches en sucres, en graisses et en sel, plus pauvres en fibres et en micronutriments, ils peuvent contenir divers additifs gustatifs, de coloration, de conservation et de texturation suspectés à risques pour la santé. C’est en particulier le cas pour les produits dits « ultra-transformés », c’est-à-dire issus d’une série de procédés industriels (Monteiro et al., 2019) (chapitres 6 et 7), qui contribueraient à une augmentation de l’obésité et des maladies non transmissibles comme le diabète de type 2 ou les maladies cardio-vasculaires (Monteiro et al., 2010 ; Lawrence et Baker, 2019). Les géants de l’agroalimentaire qui diffusent des produits industriels standardisés à l’échelle planétaire (céréales de petit-déjeuner, lait en poudre, huiles

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et sucre raffinés, biscuits, chips, hamburgers, cubes aromatiques, sodas, etc.) sont accusés d’uniformiser les alimentations (la « McDonaldization » de Ritzer, 2004) et de menacer la diversité des produits artisanaux ou de terroir. Le caractère « artificiel » des produits transformés renvoie en miroir à la question de la « naturalité » des aliments (Lepiller, 2012). L’usage croissant d’emballages et de suremballages des aliments génère des consommations d’énergie et des pollutions aux plastiques notamment (Ritchie et Rozer, 2018). La critique n’est pas seulement scientifique. Elle est largement véhiculée par les médias et reprise par les acteurs aux échelles locales qui contestent, plus généralement, le pouvoir et l’opacité des grandes entreprises agroalimentaires, y compris dans des pays où l’industrialisation est encore récente comme au Maroc (Zirari, 2020).

— Le retour du fait maison ? Dans plusieurs régions du monde, ce rejet des produits alimentaires industriels se traduit par un nouvel engouement pour la cuisine, qui permet de consommer des plats fraîchement préparés à partir de produits alimentaires bruts ou peu transformés. La cuisine domestique (ou le « fait maison »), qui peut être perçue de façons très différentes selon les contextes (Mazzonetto et al., 2020), s’inscrit dans un imaginaire positif et se trouve à cet égard particulièrement valorisée (Daniels et al., 2012). Tout d’abord, le fait maison est considéré de meilleure qualité nutritionnelle et gustative que les préparations industrielles (Mathé et Hébel, 2015). La maîtrise de la nature et de l’origine des ingrédients ainsi que la naturalité associée au processus de préparation contribuent à dissiper les anxiétés inhérentes aux prises alimentaires (Fischler, 1990). De plus, différentes études du champ de la nutrition suggèrent une influence positive de la cuisine maison sur la santé (Larson et al., 2006 ; Reicks et al., 2014 ; Mills et al., 2017 ; Wolfson et al., 2020). Le fait maison joue aussi un rôle culturel pour les mangeurs. Le travail culinaire permet en effet de transmettre et de réinventer les traditions familiales ou communautaires. Au Maroc, la cuisine « à la main », faite « chez soi », inscrit d’emblée les mangeurs dans leur tradition alimentaire et culinaire (Soula et Zirari, à paraître). De même, dans les sociétés multi-ethniques comme la Malaisie, le fait maison permet d’exprimer le répertoire culinaire traditionnel et de réaffirmer régulièrement son ancrage culturel dans une société qui s’urbanise rapidement. Le goût joue un rôle dans ce processus d’identification, en ce qu’il ancre les mangeurs dans une culture familiale, locale ou nationale. D’un point de vue social, cuisiner permet de se relier aux autres et de leur témoigner des sentiments (Mazzonetto et al., 2020). Dans les imaginaires, c’est aussi un ciment familial (Plumauzille et Rossigneux-Méheust, 2019). Aux États-Unis par exemple, le fait maison entretient le moment idéalisé de partage du family dinner (Bowen et al., 2019). Pour le cuisinier ou la cuisinière, le

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travail peut être source de satisfaction, celle de prendre soin de soi, des autres, de sa santé et de son bien-être, et procurer le plaisir de « faire soi-même ». Enfin, la cuisine maison peut être plébiscitée pour des raisons économiques : il est fréquent d’entendre dire qu’il reviendrait moins cher de cuisiner chez soi que d’acheter des aliments déjà préparés dans les commerces ou les restaurants. Cet argument, notamment valable par le passé alors que les familles pouvaient être nombreuses, l’est toujours aujourd’hui et peut trouver un écho particulier chez les familles modestes ou de classe moyenne.

— Un travail fastidieux Ainsi, les avantages associés à la cuisine faite maison sont nombreux et s’inscrivent dans les différentes dimensions de l’alimentation. Pourtant, une question reste souvent passée sous silence : comment s’organise-t-on pour cuisiner ? En tant que travail domestique, cuisiner consiste en la réalisation quasi quotidienne d’une longue série d’étapes plus ou moins anticipées : le contrôle des stocks, les achats alimentaires, la planification des repas, la préparation culinaire, le service, le débarrassage et la vaisselle. Cuisiner chez soi nécessite de gérer des ressources dans le respect de multiples contraintes parfois contradictoires, telles que le budget, le temps disponible, les préférences des convives, les ingrédients disponibles, etc. D’ailleurs, la réalisation de ce travail nécessite des compétences qui font l’objet d’une reconnaissance sociale. Au Maroc par exemple, la cuisinière est valorisée pour l’habileté de ses mains qui lui confère une expertise reconnue. De même en Malaisie, se procurer et cuisiner des produits frais et locaux du pasar malam (marché de nuit) ou du pasar tani (marché fermier), en évitant le gaspillage et en restant dans une certaine frugalité, sont des qualités valorisées par la famille. Or cette approche du fait maison sous l’angle du travail domestique révèle deux éléments. D’abord, le coût économique de la cuisine domestique est souvent passé sous silence. En effet, si le fait maison était valorisé financièrement en intégrant le coût du travail, il pourrait devenir plus avantageux d’acheter des produits industriels que de cuisiner soi-même (Tharrey et al., 2018). Notons qu’à l’échelle mondiale, la valorisation économique de l’ensemble des activités domestiques (dont fait partie la cuisine) atteindrait 13 % du PIB de la planète (McKinsey Global Institute, 2015). Mais surtout, ce travail domestique reste encore largement assumé par les femmes. Dans les sociétés patriarcales, la norme d’une division genrée des rôles continue à assigner les femmes à un rôle reproductif et nourricier et les pose en responsabilité des tâches relatives à la cuisine. En 2010 en France, 82 % des femmes déclaraient ainsi s’occuper quotidiennement de la cuisine, contre 47 % des hommes (Ricroch, 2012). Et en 2011 au Maroc, l’enquête nationale « Emploi du temps » révélait que la cuisine est une activité délaissée par les hommes qui, toutes catégories socioprofessionnelles confondues, n’y consacrent

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que 5 minutes par jour en ville (3 minutes en zone rurale), contre 2 h 26 pour les femmes (3 h 05 en zone rurale) (Haut-Commissariat au Plan, 2019).

— La cuisine, lieu de lecture des rapports de genre Généralement, la cuisine domestique est considérée comme une activité féminine intergénérationnelle, qui occupe mères, filles et grands-mères, l’approvisionnement en ingrédients pouvant être réalisé par les hommes suivant les prescriptions des femmes. Mais la préparation en tant que telle est gérée au quotidien par les femmes du foyer, avec l’aide éventuelle d’autres femmes (du réseau familial, du voisinage ou qui sont employées). Les compétences culinaires des femmes ont d’ailleurs été – et le sont encore dans une certaine mesure – un critère de jugement social : leur capacité à bien gérer la cuisine et à faire plaisir à leur mari est censée asseoir leur valeur, faisant d’elles des « femmes modèles ». Si les hommes peuvent aussi décider d’eux-mêmes de cuisiner, c’est généralement lors d’occasions exceptionnelles de la vie collective et communautaire. En tant que responsables de la cuisine, les femmes sont soumises à une forte charge mentale, qu’elles portent souvent seules. Car cuisiner ne se limite pas à ce qui se passe dans la cuisine (Counihan, 1999 ; Dupuy, 2017 ; Haicault, 1984). Cela suppose de penser, de planifier, de gérer l’approvisionnement et les stocks en aliments, en énergie de cuisson comme en ustensiles, de préparer la table, de servir, de débarrasser, de nettoyer et de gérer les déchets. Répétées quotidiennement, ces tâches peuvent être vécues comme une contrainte. Destinée au soin des autres (principalement les enfants, les époux et les personnes âgées), la cuisine domestique met les femmes face à des arbitrages entre ce qu’elles doivent faire et ce qu’elles aspirent à être. Elles sont partagées entre la responsabilité de devoir cuisiner maison, selon les préférences et les besoins des différents membres de la famille, et l’envie de s’alléger de cette responsabilité routinière. Au Maroc, les hommes vivant seuls apprennent à se faire à manger. Mais ils relèguent souvent cette tâche à l’épouse après le mariage, qui est souvent perçue comme gardienne d’une tradition culinaire à laquelle ils sont attachés. Ils entretiennent ainsi un imaginaire dans lequel la cuisine du temps d’avant, la cuisine de chez soi et la cuisine de la mère sont sublimées (Zirari, 2020). Les femmes cherchent aujourd’hui à mettre en lumière la charge mentale qui est la leur, et pour certaines à s’émanciper du rôle nourricier qui leur est attribué, tandis que d’autres recherchent une plus grande équité à travers sa reconfiguration. Depuis quelques décennies, on observe dans de nombreux pays du monde des changements significatifs dans les structures sociales, les organisations familiales et la répartition des attributs de genre. En particulier, l’urbanisation a favorisé l’accès des femmes au travail rémunéré et leur a permis de gagner en autonomie économique

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et financière. De même, les jeunes filles sont de plus en plus scolarisées. Aussi, au sein des foyers urbains, les femmes ont généralement moins de disponibilité et d’envie d’assurer les activités culinaires, en plus des autres travaux domestiques dont elles ont la charge. D’autant que, si manger à la maison reste souvent la norme, la diversification des lieux de préparation culinaire et de consommation alimentaire en ville offre de nouvelles options que les familles intègrent dans leurs pratiques alimentaires. Afin d’alléger le poids quotidien de la gestion culinaire, les femmes profitent d’une évolution de la norme sociale pour renégocier sa prise en charge au travers de deux processus. Premièrement, par la redistribution du travail culinaire : dans les foyers, il tend à être de plus en plus partagé au sein des couples (sans que cela soit équitable pour autant). Si les femmes restent responsables de la cuisine, les hommes apportent plus volontiers leur aide, et affichent, pour un certain nombre d’entre eux, un intérêt tempéré mais assumé pour la cuisine : par plaisir, pour découvrir, créer, innover ou tester des recettes (Zirari et al., à paraître). C’est aussi une manière de se faire valoir, de se présenter comme un homme « moderne », en phase avec son temps, à l’heure où la cuisine est tellement valorisée à travers les médias. Deuxièmement, par la réduction du travail culinaire : dans les sociétés industrialisées, le travail culinaire peut être réduit, voire externalisé, notamment grâce aux diverses opportunités offertes par la vie urbaine. Tout d’abord, cette charge peut être allégée par l’introduction de changements dans la gestion des repas : simplification, congélation des surplus pour une utilisation ultérieure, recours à des aides. À noter que cette sous-traitance de l’activité culinaire auprès d’aides ménagères ou de jeunes filles de la campagne, accueillies, nourries et logées en ville en échange de leur travail domestique, renvoie à un déplacement des inégalités. En effet, ce sont souvent des femmes qui restent en charge de la cuisine, éventuellement de classes sociales inférieures. La cuisine peut aussi être externalisée : cantines, street food, restaurants. Avec l’augmentation des niveaux de vie en ville, une large offre de restauration s’y est développée et rend accessibles des nourritures diverses répondant aux contraintes de nombreux régimes alimentaires, souvent peu chères et perçues comme qualitatives. À noter que pour les femmes, manger chez des amis ou en famille, au restaurant ou dans la rue, permet d’introduire des ruptures, temporaires ou périodiques, avec l’activité culinaire. Si les pratiques liées à la cuisine et les rapports de genre associés évoluent, ces changements sont encore lents. Le retour forcé à la cuisine domestique provoqué par les confinements et la fermeture des restaurants liée à la pandémie de Covid-19 ne semblent pas s’être traduits par une véritable redéfinition de la division genrée du travail. Au Maroc, si le contexte du confinement s’inscrit dans une continuité en matière de rapports de genre, dans le sens où la majorité des femmes se sont vu obligées d’assurer l’ensemble de la préparation des aliments et de la confection des

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repas, il a tout de même laissé apparaître de nouvelles pratiques masculines en relation avec la cuisine, notamment relayées via les réseaux sociaux (Zirari et al., à paraître). À l’inverse, les femmes malaisiennes qui jouissaient d’une certaine liberté par rapport aux activités culinaires ont été soumises à l’injonction de redevenir les gardiennes de l’espace domestique (Dasgupta et Mognard, 2020). Dans la société malaisienne, les aliments faits maison sont toujours très appréciés, bien que, selon le baromètre alimentaire malaisien publié en 2014, ce pays présente peut-être l’une des fréquences les plus élevées au monde de consommation d’aliments hors domicile et une forte corrélation avec l’urbanisation (Poulain et al., 2015 ; 2020).

— Comment valoriser économiquement le travail culinaire ? Il est singulier de constater que dans les encouragements à valoriser la cuisine plutôt que le recours aux aliments transformés, la référence implicite est bien souvent celle de la cuisine domestique, dans les deux sens du terme : à la maison et sous forme d’un travail non marchand. Certes, le passage dans la sphère marchande de la préparation des repas peut apparaître à certains comme une victoire de la marchandisation du monde. On constate d’ailleurs que la restauration est devenue un (nouveau) secteur d’activité qui attire les investisseurs du fait, en particulier, du développement d’outils numériques. La généralisation de l’accès à Internet et des smartphones, surtout dans les villes, facilite la possibilité de commander à distance. Les entreprises de livraison et certaines chaînes de restaurants investis­ sent aujourd’hui dans des activités limitées à la production de plats cuisinés sur commande : micro-cuisines en conteneur ou en sous-sol dédiées à la réalisation d’une seule spécialité, appelées « dark », « virtual », « cloud » ou encore « ghost kitchens ». Cette marchandisation de la cuisine prend aussi d’autres formes, moins « industrielles ». On s’intéresse ici aux opportunités offertes par la marchandisation de la cuisine domestique pour faire évoluer les rapports de genre relatifs à l’activité culinaire. Depuis des décennies, il existe par exemple dans certaines villes africaines des pratiques de vente de plats surnuméraires par rapport aux besoins de la famille. Des femmes qui cuisinent chez elles vendent des portions de plats excédentaires à des « abonnés » (célibataires, ruraux venus passer quelques mois en ville, etc.). Ils prennent un « abonnement » pour une durée déterminée qui leur garantit un accès quotidien à un plat « familial ». Ils peuvent soit emporter le plat qu’ils viennent chercher, parfois se le faire livrer par un enfant de la famille, soit venir le consommer sur place, souvent avec d’autres abonnés. Cette pratique permet à la fois à des familles de réduire le coût de revient de leur alimentation et à des consommateurs d’accéder à une cuisine de type familial à coût très raisonnable. Au Brésil, cette pratique existe également et se développe grâce aux réseaux sociaux. Les plats proposés par des familles sont indiqués sur des sites Internet où il est possible de les commander à

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l’avance avant de les récupérer. Les achats d’ingrédients se font en demi-gros et donc à des prix plus avantageux, et la cuisson en relativement grande quantité permet des économies d’énergie. Les clients s’affranchissent de la charge mentale d’organiser et de cuisiner les repas, accèdent à une cuisine variée, qui peut valoriser des spécialités culinaires régionales ou intégrer des préoccupations nutritionnelles ou environnementales (légère, sans viande, bio, etc.). Les prix sont en outre intéressants car équivalents, voire inférieurs à ceux des repas préparés soi-même. En Asie, on constate une augmentation de la vente d’aliments faits maison, qui doivent être commandés à l’avance en ligne. Il ne s’agit pas ici d’une stratégie visant à vendre des aliments « excédentaires » : cette forme de commercialisation est le fait de micro-entreprises à domicile qui font leur promotion sur les réseaux sociaux. Toutefois, en l’absence de règles formelles d’hygiène et de contrôles indépendants, ces dispositifs informels peuvent être suspectés de risques sanitaires, argument souvent brandi par les entreprises industrielles et les associations de consommateurs. La confiance dans la qualité des plats est en fait assurée par des relations interpersonnelles et par la réputation des cuisiniers ou cuisinières, que l’on se recommande par le bouche-à-oreille ou par les notations de satisfaction sur les réseaux sociaux. Que les femmes délèguent la cuisine soit à des aides ménagères qu’elles hébergent et nourrissent ou rémunèrent, soit à des amies ou des proches ayant du temps libre et qu’elles payent, soit à des restauratrices réputées du quartier, soit encore qu’elles vendent une part supplémentaire de ce qu’elles cuisinent elles-mêmes pour la famille, il s’agit bien d’une marchandisation de la cuisine domestique. La reconnaissance du savoir-faire, de la charge mentale et du travail n’est plus seulement sociale et symbolique, elle devient économique. Et, de ce fait, elle modifie les rapports de genre. D’une part, elle contribue à l’augmentation de l’autonomie économique et financière des femmes et fait reconnaître, par les revenus générés, un travail jusque-là invisible (Abarca, 2007). D’autre part, et parce que l’activité devient lucrative et sort de la sphère purement domestique, cette marchandisation peut éventuellement permettre de redéfinir les frontières genrées des espaces économiques. Des hommes se lancent ainsi dans la restauration, comme ils l’avaient déjà fait dans la mécanisation et la motorisation de certaines activités de transformation faites par les femmes à la maison : décorticage et mouture des grains, pressage des huiles, etc. À l’inverse, on voit aussi des femmes s’investir dans des activités culinaires jusque-là dominées par les hommes comme le grillage de la viande (Boubakar-Akali, 2020). Et lorsque la cuisine marchandisée sort du domicile pour devenir une activité commerciale, le comportement des femmes peut devenir proche de celui que l’on reconnaissait « symboliquement » aux hommes, jusqu’à dénommer, comme on le voit à Abidjan en Côte d’Ivoire, ces artisanes commerçantes comme des « femmesmâles » (Egnankou, 2020).

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— Conclusion La marchandisation de la cuisine domestique, en ce qu’elle rend disponibles des plats qui non seulement valorisent les cultures alimentaires, mais constituent aussi une alternative à une nourriture industrielle pas toujours saine et à une offre de restauration éventuellement onéreuse, produit des effets intéressants. Cette marchandisation permet en outre aux femmes qui y ont recours de retirer un bénéfice, notamment financier, de leur activité culinaire. Toutefois, il convient de garder à l’esprit qu’en restant assignées au travail culinaire, les femmes demeurent attachées à des fonctions peu valorisées, qui relèvent de l’allant de soi et sont encore majoritairement invisibilisées. Aussi, au-delà des opportunités offertes par la marchandisation de la cuisine domestique, la remise en question de cette assignation reste une priorité.

Ce chapitre s’inspire en partie des trois colloques sur le thème Manger en ville organisés par le Cirad et la Chaire Unesco Alimentations du monde. Les auteurs remercient Damien Conaré, Mathilde Coudray et Tristan Fournier pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

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Chapitre

Partie

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Prendre ses distances avec le local ? Damien Conaré, Nicolas Bricas

Où l’on apprend que la relocalisation de notre alimentation permet notamment de restaurer des liens de confiance entre producteurs et consommateurs, souvent rompus par l’industrialisation et la globalisation des chaînes alimentaires. Mais où l’on réalise qu’il est tout à fait possible de reproduire localement des dysfonctionnements constatés à d’autres échelles ou de promouvoir un localisme étriqué. Et où l’on découvre l’idée d’un localisme cosmopolite…

On observe depuis plusieurs années un engouement très médiatisé pour une alimentation de proximité. Portée par les acteurs économiques et associatifs, les consommateurs et les pouvoirs publics, cette tendance vise à reconnecter mangeurs et producteurs. Elle se manifeste à travers la reterritorialisation des systèmes alimentaires, c’est-à-dire l’affirmation d’un ancrage territorial des productions et des transformations ; leur relocalisation, à savoir la réduction de la distance géographique entre les lieux de production et de consommation ; ou encore le développement de circuits courts, à savoir des modes de commercialisation avec peu ou pas d’intermédiaires (Chiffoleau, 2019 ; Wallet et al., 2017). Dans le foisonnement des nouvelles façons de construire de la proximité, le local émerge en particulier comme un nouvel attribut qui semble paré de toutes les qualités. Mais attention au « piège du local » tendant à considérer cette échelle comme vertueuse par nature…

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— Une demande de proximité Installation d’agriculteurs sur des terres urbaines par des collectivités territoriales ; promotion de l'agriculture urbaine ; développement de « fermes verticales » dans les villes ; édition de catalogues de fournisseurs de produits locaux ; ouverture de magasins de producteurs ou de drive fermiers ; développement de l’approvisionnement local dans la restauration collective ; développement de filières locales dans la grande distribution… Il semble bien que s’engage un mouvement d’institutionnalisation et de massification du consommer local, à l’instar de ce qui s’est passé pour le bio. Ce mouvement est ancien et se développe un peu partout dans le monde. Au Japon, des groupements d’achat direct de produits alimentaires à la ferme, les teikei (提携), se sont développés à la fin des années 1960. Ils sont nés sous l’impulsion de jeunes femmes citadines, soucieuses de s’approvisionner en produits issus de l’agriculture biologique (lait notamment) pour leurs enfants, dans un contexte de nombreuses intoxications alimentaires liées à un usage excessif d’intrants chimiques (Amemiya, 2011). Aux États-Unis et au Canada, le mouvement des Community Supported Agriculture (CSA, littéralement « agriculture soutenue par la communauté »), né dans le courant des années 1980 et inspiré d’un modèle développé en Suisse, permet aux consommateurs de réserver par avance une partie de la récolte à venir dans une ferme. Ces partenariats locaux solidaires, à l’ampleur encore limitée, partagent généralement un même engagement pour le maintien de petites exploitations aux méthodes respectueuses de l’environnement (Pouzenc, 2020). En Italie, à partir des années 1980, le mouvement Slow Food a très vite promu les effets bénéfiques de la consommation d’une alimentation locale de qualité. Au Brésil, en 1993, la ville de Belo Horizonte (2,4 millions d’habitants à l’époque) a lancé une politique publique de sécurité alimentaire fondée sur la promotion des aliments produits par les petits agriculteurs familiaux périurbains : restaurants populaires à prix subventionnés, marchés paysans en ville, banques alimentaires, loi qui prévoit 30 % d’achats locaux dans le cadre des appels d’offres publics pour la restauration scolaire, etc. (Rocha, 2001). Sur le continent africain, la promotion des productions locales s’est faite en réaction aux changements d’habitudes alimentaires (Touré, 1982), à l’augmentation des importations alimentaires et à la dépendance économique qu’elles génèrent. Par exemple, au Sahel, dès 1987 et pendant près de dix ans, le Programme régional de promotion des céréales locales (Procelos) est intervenu sur l’ensemble de cette zone pour favoriser une reconquête des marchés intérieurs par les mil, sorgho, maïs, riz et fonio africains (CTA, 1989). Par ailleurs, suite à la crise des prix alimentaires sur les marchés internationaux en 2008 et 2011, le Comité français pour la

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solidarité internationale (CFSI) a lancé « les batailles du consommer local en Afrique de l’Ouest » (Eloy et al., 2019). Le local renvoie alors à l’espace national, voire régional, par opposition aux marchés internationaux, plutôt qu’à un espace territorial plus restreint. En France, au début des années 2000, s’est développé le réseau des Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap). Il s’inspire en partie du modèle des CSA nord-américains : des consommateurs s’abonnent à des paniers alimentaires fournis par des producteurs locaux. Par ailleurs, au-delà des démarches très anciennes de vente directe par les agriculteurs sur les marchés ou sur leur exploitation, une grande diversité d’initiatives ont émergé pour favoriser les approvisionnements en produits locaux des ménages ou de la restauration hors domicile (Dedinger et al., 2021). À l’origine souvent contestataires de l’agriculture conventionnelle et de la commercialisation via la grande distribution, ces initiatives se voient aujourd’hui soutenues par la puissance publique et sont aussi reprises par un secteur privé opportuniste sur ce nouveau segment de marché. Les grandes enseignes mettent ainsi en avant les producteurs locaux dans leurs rayons, en particulier les chaînes d’indépendants, où chaque patron est libre de ses approvisionnements. L’agriculture urbaine suscite également l’intérêt de nombreuses entreprises. Les fermes urbaines Lufa à Montréal sont un exemple qui inspire villes et supermarchés, qui commencent à installer des exploitations sur leurs toits (Pouyat, 2018).

— Les promesses du local Il n’existe pas de définition officielle pour désigner un produit local. La distance géographique « raisonnable » entre le lieu de production et celui de consommation varie selon le lieu et les produits. Par exemple, en France, il est de quelques kilomètres à moins de 150 km pour les « circuits de proximité », tels que définis par l’Agence de la transition écologique (Ademe, 2017). En Afrique, la notion de local s’étend aux productions nationales, voire des pays voisins. Dans les pays industrialisés, les démarches de relocalisation sont le plus souvent présentées comme alternatives au modèle conventionnel dans leurs modes de production, de transformation, d’organisation et/ou leur volonté transformatrice, qualifiées de « promesse de différence » (Le Velly, 2017). Ces initiatives sont généralement considérées par leurs promoteurs comme contribuant à : • restaurer des liens économiques et sociaux de confiance entre consommateurs et producteurs, proposant à ces derniers une rémunération jugée plus équitable à travers un « prix juste » (Chiffoleau, 2019) ; • redonner du sens, tant à l’activité de production qu’à l’acte de consommation, et donc redonner de la valeur à l’alimentation ; • valoriser des qualités de fraîcheur et de saisonnalité des produits ;

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• diminuer les emballages ; • diminuer les pertes et le gaspillage le long du circuit du fait de la diminution du nombre d’intermédiaires et de la valorisation de produits jugés « hors calibre » pour des chaînes longues ; • maintenir des activités agricoles et de transformation et donc contribuer au développement économique local et à l’emploi ; • sensibiliser les consommateurs aux modes de production de leur alimentation ; • rééquilibrer les rapports de force entre les acteurs de la chaîne alimentaire au profit des producteurs et des consommateurs ; • réduire les impacts environnementaux en matière de dépenses énergétiques et d’émissions de gaz à effet de serre (GES). D’une manière générale, le local a été analysé comme une réponse aux impasses sociales, économiques et environnementales d’un système alimentaire « dominant », « conventionnel », « intensif », « agro-industrialisé » ou encore « productiviste » (Deverre et Lamine, 2010 ; Renting et al., 2003). Ce système, également considéré comme « global », produit des aliments détachés des lieux et des conditions de leur production. Ce sont des aliments déterritorialisés, soit des « aliments de nulle part » (food from nowhere), par opposition à des aliments ancrés dans leur contexte social et culturel, soit des « aliments de quelque part » (food from somewhere) (Fonte et Papadopoulos, 2010). L’échelle globale a été celle de la pétro-chimisation de l’agriculture, de la marchandisation des semences, de la mondialisation des transports, du développement des grandes chaînes de distribution ou encore de la financiarisation des marchés agricoles. L’essor du local apparaît alors comme un pendant de la critique du global, comme le lieu de résistance à une logique globale jugée anomique (DuPuis et Goodman, 2005 ; Paddeu, 2017). La relocalisation de l’alimentation peut également être considérée comme une réponse aux différentes formes de distanciation (géographique, économique, politique, cognitive et sensorielle) entre le mangeur et son alimentation (chapitre 6). Une distanciation déjà relevée par Walter P. Hedden (responsable du bureau du commerce du port de New York) dans son ouvrage How great cities are fed (Comment les grandes villes sont nourries), publié en 1929. Il y montre comment la ville de New York, qui dépendait d’un approvisionnement alimentaire lointain (laitues de Californie, citrons d’Italie, beurre du Danemark, etc.) et perdait ses terres agricoles environnantes du fait de l’étalement urbain, serait en danger si cet approvisionnement était interrompu (Cohen, 2011 ; McCabe, 2010). Hedden est le premier à utiliser le concept de foodshed (bassin alimentaire), par analogie avec le watershed (bassin versant), c’est-àdire l’ensemble de la zone géographique à partir de laquelle les aliments parviennent aux mangeurs. Il inclut les terres agricoles, les installations de transformation et de distribution, les systèmes de transport, les grossistes et les détaillants. Ce faisant, il note que les fruits et légumes parcourent en moyenne près de 2 500 km de la

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ferme à la table des new-yorkais. De sorte, explique-t-il, que « l’écart grandissant de la distance physique entre le lieu de production et le lieu de consommation a sa contrepartie dans l’atténuation du contact et de la compréhension mutuelle entre producteurs et consommateurs » (Hedden, 1929). C’était il y a presque cent ans… Le terme de foodshed sera repris beaucoup plus tard par le permaculteur Arthur Getz (1991), comme une façon de se demander « d’où vient notre alimentation et comment nous parvient-elle ? ». Un concept qui, au-delà de la métaphore, révèle que les consommateurs sont souvent tellement éloignés de la source de leur alimentation qu’ils ne peuvent pas comprendre les conséquences de leurs habitudes d’achat (Kloppenburg et al., 1996). La reconnaissance par une personne de son bassin alimentaire peut lui conférer un sentiment d’ancrage dans des réalités biologiques et sociales, mais aussi de responsabilité envers ce territoire. Avec la fermeture des frontières et les restrictions de circulation, la crise de la Covid-19 a été l’occasion pour de nombreux pays d’interroger leur degré de dépendance alimentaire vis-à-vis d’autres nations. En France, la question de la souverai­ neté alimentaire1, revendication ancienne de l’organisation paysanne Via Campesina en réaction à la libéralisation des marchés internationaux dans les années 1990, est apparue dans le débat public. Les craintes de pénuries ont même conduit certains acteurs à promouvoir des formes d’autonomie alimentaire2 (Rouillay et Becker, 2020).

— Attention au piège du local Certains des arguments en faveur de la relocalisation doivent toutefois être relativisés. En premier lieu, il faut rappeler qu’historiquement les villes ne se sont pas toujours développées au cœur de bassins alimentaires capables de les nourrir, tant s’en faut. Bâties pour certaines en bord de mer ou de fleuves, elles ont largement recouru aux échanges lointains, comme l’a bien montré Braudel (1993), échanges multipliés dès lors que se sont développés des moyens de transport peu coûteux à partir de la Révolution industrielle (chapitre 5). De plus, produire localement n’est pas possible partout. Même en remettant en culture toutes les friches et les interstices urbains, en gagnant des surfaces de production sur les toits d’immeubles, l’agri­ culture urbaine ne peut rester qu’une contribution marginale à l’alimentation des villes. Par exemple, en décuplant la surface agricole de Paris pour atteindre 33 hectares, on peut espérer produire 500 tonnes de nourriture par an, soit 0,26 % de ce 1. Selon la Via Campesina, la souveraineté alimentaire est « le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée produite avec des méthodes durables, et le droit des peuples de définir leurs propres systèmes agricoles et alimentaires ». 2. Le degré d’autonomie alimentaire d’un territoire désigne sa capacité à produire localement, avec des ressources agricoles locales, les aliments (bruts, élaborés, transformés ou cuisinés) consommés par ses habitants. Selon une étude du cabinet-conseil Utopies (2017), le degré d’autonomie alimentaire moyen des cent premières aires urbaines françaises était de 2 %…

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que la ville consomme (Leray, 2018). On peut bien sûr aussi considérer une échelle plus large, celle des départements français par exemple (en moyenne l’équivalent en surface d’un cercle de 43 km de rayon). Le calcul de l’empreinte agricole montre que la moitié de la population française vit dans 25 départements dont la surface agricole ne permettrait pas d’en nourrir la population si on décidait de reconvertir cette surface à produire tout ce qu’on y consomme (Bricas, à paraître). Relocaliser la production agricole au plus près des bassins de consommation rendrait nécessaire une complète reconfiguration des productions agricoles et un relatif abandon des spécialités régionales. Celles-ci ont pourtant fait l’objet, dans beaucoup de pays, d’une politique de valorisation et de protection de la typicité des produits et des savoir-faire associés face à une standardisation alimentaire. Il s’agit donc de trouver un compromis entre deux tendances a priori contradictoires : diversifier pour réduire les effets négatifs de la spécialisation ou spécialiser pour tirer parti des caractéristiques d’un territoire. La relocalisation est souvent perçue comme bénéfique du point de vue environnemental car elle réduit les distances parcourues. C’est pour cette raison qu’avait été promue la méthode de calcul des food miles (kilomètres alimentaires), proposée par Tim Lang et formalisée par Angela Paxton (1994), avec l’objectif de l’afficher sur les produits alimentaires pour aider les consommateurs à réduire leur empreinte carbone. Depuis, les calculs d’analyse de cycle de vie sur les systèmes alimentaires ont révélé la part finalement limitée des émissions liées au transport. En France par exemple, le transport représente moins de 14 % des émissions de GES du système alimentaire, alors que la production agricole pèse pour les deux tiers environ (Barbier et al., 2019). Raccourcir la distance d’approvisionnement ne pèse donc que peu sur le bilan carbone du système alimentaire. Ainsi, un aliment produit localement, mais hors saison sous serre chauffée, pourra consommer plus d’énergie et rejeter plus de GES qu’un produit importé, cultivé en plein air, même en incluant le transport. En outre, l’organisation logistique est primordiale : de grands volumes, transportés de manière optimisée sur de longues distances, peuvent émettre moins de GES par tonne transportée que des petits volumes, transportés sur de faibles distances, dans des camionnettes peu remplies ou revenant à vide (Ademe, 2017). Les impacts sont également fortement liés aux déplacements des consommateurs : multiplier ses déplacements pour aller s’approvisionner auprès de divers producteurs pas forcément regroupés peut ainsi s’avérer très coûteux d’un point de vue environnemental. Par ailleurs, la vente directe par des producteurs de proximité peut faire peser sur eux le coût et le savoir-faire du travail de distribution (préparation de commandes, etc.), alors qu’ils ne sont pas nécessairement préparés à cette charge de travail (et mentale) supplémentaire. De plus, une étude sur le fonctionnement des Amap en région Rhône-Alpes soulignait la crainte évoquée par certains agriculteurs de se sentir « intégrés » par les consommateurs (Mundler, 2007). Une crainte qui indique

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les rapports de domination qui pourraient s’installer entre des consommateurs disposant généralement d’un fort capital social et culturel et un agriculteur dont le revenu dépendra de la solidité de l’engagement de ces mêmes consommateurs. Ainsi, dans les faits, la solidarité qui s’établit peut être descendante, des consommateurs vers le producteur. Notons toutefois que les producteurs allient généralement plusieurs canaux de distribution, ce qui leur permet de se ménager une certaine marge de manœuvre (Maréchal, 2008). L’échelle locale, comme toutes les autres, n’est pas une entité indépendante, avec des qualités inhérentes. L’échelle en soi n’est pas donnée : c’est une construction sociale, qui dépend des acteurs et de l’agenda qu’ils se sont fixés. Et c’est le contenu de cet agenda qui produira des objectifs de durabilité ou de justice sociale, non pas l’échelle à laquelle cet agenda est mis en œuvre (Born et Purcell, 2006). De sorte qu’un système alimentaire relocalisé aura tout autant de chances d’être plus ou moins durable ou plus ou moins solidaire qu’à une autre échelle (Stein et Santini, 2021). Le local n’est pas « bon » par nature. La proximité géographique ne garantit pas le non-usage de grandes quantités de pesticides (notamment sur des terres péri­ urbaines où le prix du foncier incite à intensifier les productions) ou le non-recours à une main-d’œuvre étrangère surexploitée. Elle ne garantit pas non plus une offre alimentaire meilleure du point de vue sanitaire, gustatif ou nutritionnel. Enfin, si indéniablement la relocalisation crée des opportunités d’inclusion et de participation de nouveaux acteurs, l’échelle locale reste dépendante de l’économie politique dominante, et on peut donc y reproduire les privilèges sociaux existants en défendant les intérêts d’une petite « élite locale », repliée sur son territoire alimentaire « protégé » (Allen, 2010 ; DuPuis et Goodman, 2015). Le local possède également une face sombre, marquée par une dimension identitaire, de repli sur soi et de rejet de l’altérité, où il s’agit de flatter spécificités et authenticités. Un discours assez répandu, repris par les partis d’extrême droite, promeut un « localisme » dans une version défensive (Charbonnier, 2018 ; Hinrichs, 2003 ; Winter, 2003), traditionaliste et étriquée. L’autre risque serait de voir une concurrence s’établir entre des territoires qui parviendraient à gérer des systèmes alimentaires locaux (grâce à des capacités sociales, économiques, géographiques ou politiques) et ceux qui échoueraient (Allen et Guthman, 2006 ; Feagan, 2007). L’activation du local peut également s’avérer contradictoire avec un objectif d’intégration territoriale dans des pays qui cherchent avant tout à apaiser des risques de conflits internes et à construire leur unité nationale. C’est finalement sans doute par la mobilisation des acteurs – producteurs, citoyens consommateurs, politiques – et par la construction de nouvelles modalités de gouvernance pour reprendre la main sur les systèmes alimentaires que l’échelle locale s’avère particulièrement intéressante. Les projets alimentaires territoriaux qui se multiplient, notamment en France, en sont le témoignage. Ils mettent généralement

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l’accent sur les principes et valeurs associés à la durabilité et à l’équité. Et même en poursuivant ces objectifs, ces projets doivent réaliser des compromis entre bénéfices des agriculteurs et accès des consommateurs à faible revenu, et parvenir au bon équilibre politique entre une réforme au niveau local et une poursuite de changements systémiques à des échelles plus larges (Feenstra et Campbell, 2014). En somme, il s’agit bien de faire en sorte que les initiatives locales ne détournent pas notre attention des politiques et des structures macroéconomiques qui organisent notre agriculture et notre alimentation, comme la politique agricole commune à l’échelle européenne. L’enjeu est que, progressivement, ces gouvernances territoriales puissent se fédérer en réseaux et constituer de véritables forces politiques pour peser dans les instances de gouvernance nationale ou internationale des systèmes alimentaires (chapitre 22).

— Pour un localisme cosmopolite Dès le petit déjeuner, nous mangeons le monde en buvant notre thé, café ou cacao, éventuellement avec du sucre (Grataloup, 2017). Par nature, l’alimentation nous relie à d’autres territoires (chapitres 2 et 5). Ainsi, selon une étude du Centre international d’agriculture tropicale, les deux tiers des aliments que nous consommons sont historiquement originaires d’autres régions du monde, et ce, quel que soit l’endroit où nous nous trouvons (Khoury et al., 2016). Il semble donc bien que le monde entier se niche dans nos assiettes, fruit d’une longue histoire de diffusion de productions alimentaires, de migrations humaines, de conquêtes, de grandes découvertes et d’échanges commerciaux. Bruno Latour (2021) nous propose de parler de « territoires de subsistance » : « Dites-moi de quoi vous vivez et je vous dirai jusqu’où s’étend votre terrain de vie. » Il s’agit de passer d’une définition cartographique et administrative du territoire (vu d’en haut), avec une démarcation nette entre le dedans et le dehors, à une vision plus horizontale de dépendances et d’interactions avec d’autres territoires, aussi lointains soient-ils. C’est la différence entre le territoire à l’intérieur duquel on se situe (« le monde où l’on est ») et les territoires éloignés dont on dépend, voire dont on profite (« le monde dont on vit »). Car, en matière d’alimentation, il est des territoires soumis à d’autres. C’est évident dans l’histoire avec le commerce des épices ou le système esclavagiste des plantations. Mais encore aujourd’hui, nous consommons par exemple des bananes cultivées sur des terres « d’ailleurs », aux Antilles, qui ont été consciemment polluées avec un pesticide pourtant interdit en métropole, le chlordécone (Ferdinand, 2019). Reconnaissant que nous sommes liés entre territoires alimentaires, engageons-nous pour un « localisme cosmopolite », qui invite à « chérir un lieu particulier, tout en étant conscient de la relativité de tous les lieux » (Sachs, 1992). Un local

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inscrit dans une dynamique globale, où les communautés ne sont pas isolées les unes des autres mais interconnectées, dans un monde de circulations (Manzini, 2007). En matière d’alimentation, le commerce équitable et les produits sous signe de qualité et d’origine (indications géographiques protégées, appellations d’origine contrôlée, etc.) illustrent parfaitement cette solidarité entre territoires et la possibilité d’un translocalisme (Ho, 2020), en transportant une origine territoriale d’un endroit à un autre. Même s’ils viennent de régions éloignées de là où vivent les consommateurs, les produits de terroirs, « localisés » (dont on connaît l’origine, voire même les conditions de production), permettent ce rapprochement cognitif (Bazzani et Canavari, 2017). De même, certaines villes soutiennent une agriculture garantissant l’accès à des produits de qualité dans les territoires qui les approvisionnent via l’établissement de contrats de solidarité, comme le fait la ville de Hanoï, au Vietnam, avec des provinces qui la ravitaillent, ou un collectif d’acteurs de Rennes avec son projet « Terres de source » (Zeggoud, 2021).

— Conclusion C’est là que réside tout l’intérêt des processus d’hybridation entre approvisionnements locaux et plus lointains, permettant un ancrage territorial sans pour autant s’enfermer dans un espace local. Ces processus sont définis par certains comme des « systèmes alimentaires du milieu », aux configurations intermédiaires par leur taille et hybrides par leurs acteurs, leur organisation et les valeurs qu’ils portent (Chazoule et al., 2015). Le local prend alors ses distances et s’en trouve valorisé au-delà d’un espace circonscrit. Car finalement, nous consommons toujours le local d’un autre…

Les auteurs remercient Mathilde Coudray, Ronan Le Velly et Coline Perrin pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

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Une écologie de l’alimentation

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Affilations des auteurs Damien Conaré : Chaire Unesco Alimentations du monde, Univ Montpellier, Cirad, Institut Agro, Montpellier, France. Nicolas Bricas : Cirad, UMR MoISA, F-34398 Montpellier, France ; MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/c17

238


Chapitre

Partie

4 18

Le consom’acteur, moteur du changement ? Nicolas Bricas

Où les individus, convaincus de faire leur part grâce au pouvoir dont ils disposent à travers leurs actes d’achat, comprennent les limites de leur responsabilité dans la transition vers des systèmes alimentaires durables. Ils découvrent que leurs comportements de consommation sont malgré tout contraints par un environnement matériel, social et politique et ne peuvent constituer les seuls moteurs du changement.

Les comportements individuels ont des effets sur la durabilité des systèmes alimentaires. Les quantités consommées, la composition du régime alimentaire avec plus ou moins de produits animaux ou de produits transformés, le choix des aliments en fonction de leur mode de production ou encore les pratiques d’approvisionnement, de cuisine ou de gestion des déchets ont une influence sur la santé, l’environnement et l’équité sociale. Les sociétés industrialisées, dans lesquelles l’offre alimentaire s’est accrue et diversifiée au cours du xxe siècle (chapitre 5), ont atteint des niveaux et des styles de consommation qui ne sont pas généralisables à la population mondiale, au risque de dépasser largement toutes les « limites planétaires », dont plusieurs sont déjà franchies (chapitre 7). Face à ce constat, le 12e Objectif de développement durable des Nations unies, « consommation et production durables », appelle à adopter des modes de consommation en faveur d’un « avenir plus durable » en « faisant plus et mieux avec moins » (Nations unies, 2021). Ce chapitre discute des leviers pour orienter la

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Une écologie de l’alimentation

consommation et les comportements individuels. Il aborde en particulier une idée courante, qui considère que les consommateurs sont un moteur puissant, si ce n’est, pour certains, le principal moteur de ces changements nécessaires.

— La responsabilité des consommateurs La souveraineté ou la responsabilité des consommateurs, ou des « consom’acteurs », la consommation citoyenne ou engagée (Dubuisson-Quellier, 2009), le boycott et le buycott (Friedman, 1996) ou encore le consumérisme politique (Micheletti et al., 2004) sont devenus des mots d’ordre pour la transition vers une alimentation durable. On peut y voir une approche néolibérale du changement, qui prône la réduction du champ d’intervention de l’État et défend la liberté individuelle, considérant que chacun est le meilleur juge de son propre bien-être. Ses choix économiques, au travers de la consommation, sont alors censés être efficaces pour satisfaire ses propres intérêts. La souveraineté des consommateurs dans leurs pratiques d’achats renvoie à une forme de démocratie dans laquelle les individus sont libérés des contraintes et des limites de leur appartenance sociale et de classe, intériorisées sous forme d’habitus (Bourdieu, 1979). Dans cette approche, former, sensibiliser et éduquer les consommateurs et les laisser libres de choisir et d’arbitrer, en toute connaissance de cause, est considéré préférable que de confier à l’État le soin de définir ce qui est bon pour la société. Pour les entreprises, les choix des consommateurs constituent des signaux qu’elles captent pour orienter leurs innovations et leur offre. Elles utilisent ainsi les outils du marketing pour repérer « les attentes des consommateurs », puis les mesurer en « consentement à payer » pour de nouveaux attributs. Ce moyen d’agir présente l’avantage d’être peu coûteux pour l’État : il se limite à définir un cadre général et à informer les consommateurs. Il est donc peu contraignant pour les entreprises, qui sont, dans une certaine mesure, libres d’agir « en réponse à la demande ». Cela évite aux États de leur imposer des règles et de devoir ensuite les faire respecter, ce qui comporte toujours le risque qu’elles soient contournées. Mais l’intérêt d’encourager l’action individuelle est aussi de permettre aux citoyens de s’engager pour le changement, dans un contexte où ils ont perdu la confiance dans l’action politique. Plutôt que de désespérer de l’immobilisme politique, autant commencer à « faire sa part », pour contribuer à un monde plus durable, même très modestement, par un changement de comportement.

— Les pratiques du consumérisme politique Les engagements individuels peuvent prendre plusieurs voies, plus ou moins contraignantes. Le choix des produits en fonction de leur qualité, et notamment de leur mode de production et d’échange, est la plus courante : produits de l’agriculture

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18 • Le consom’acteur, moteur du changement ?

biologique, sans huile de palme, issus du commerce équitable, affichant une évaluation de la qualité nutritionnelle, d’origine géographique spécifiée, etc. La labellisation des aliments sur diverses dimensions de durabilité s’est considérablement développée et permet aux entreprises de vendre une valeur ajoutée environnementale, sociale ou nutritionnelle. Le prix de ces produits est d’ailleurs souvent plus élevé que celui des produits « conventionnels ». Les choix engagés des consommateurs peuvent aussi porter sur certains types de modes de distribution et d’achat : circuits courts, supermarchés coopératifs, boycott des grandes surfaces, etc. D’autres formes d’engagement peuvent être plus contraignantes. Quand elles se traduisent par une réorganisation de pratiques alimentaires coûteuses en argent, en temps, en déplacements ou en recherche d’information ; et quand elles créent une différenciation par rapport à une norme sociale : achats en vrac, autoproduction alimentaire, végétarisme ou véganisme, maximisation du fait maison (chapitre 16), etc. Certains engagements individuels ne passent pas par la consommation à proprement parler – c’est-à-dire qu’ils ne se jouent pas dans l’espace marchand – mais par des changements de pratiques domestiques : jardinage pour sa consommation personnelle, recours aux listes de courses pour ajuster les achats au mieux des consommations prévues, cuisine pour la semaine, réduction des quantités consommées, tri des déchets, etc. (Daniel et Sirieix, 2012). Toutes ces actions individuelles sont autant de tactiques pour faire face aux contraintes, tant du côté de la demande – se débrouiller avec un pouvoir d’achat limité – que de l’offre – faire avec ce qu’on trouve. Elles permettent de s’approprier son alimentation en reprenant prise sur sa consommation. Les échanges de bons plans, de conseils pour « se débrouiller avec ce qu’on a » se multiplient sur les réseaux sociaux. Par exemple, les vidéos « Retours de course » ou les groupes « Gestion budgétaire, entraide et minimalisme » (GBEM), autrement appelés « les Licornes » sur les réseaux sociaux, témoignent de ces inventions du quotidien et de ces braconnages culturels (de Certeau, 1980 ; de Certeau et al., 1994).

— Les limites de la responsabilité individuelle Pourtant, l’hypothèse d’un changement du système alimentaire par les seules évolutions des pratiques individuelles rencontre certaines limites. La première concerne l’illusion de l’information parfaite des consommateurs et la reconnaissance de ses limites cognitives. Toutes les consommations alimentaires ne proviennent pas d’un choix raisonné des mangeurs. Elles sont en partie guidées par des processus émotionnels, notamment le plaisir (Jacquier et al., 2012). Elles résultent aussi de routines non raisonnées qui peuvent, certes, être remises en cause, mais qui facilitent les comportements d’achat. Elles évitent par exemple d’avoir à choisir, même si les mangeurs savent que ces routines ne sont pas forcément optimales

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Une écologie de l’alimentation

(Dubuisson-Quellier, 2006). Elles peuvent aussi résulter d’addictions. S’il existe encore des controverses sur ce sujet, certains composés alimentaires comme le sucre, le sel, le gras et les produits ultra-transformés sont fortement suspectés de provoquer une accoutumance physiologique et comportementale (Gordon et al., 2018). Dans le même ordre d’idées, la taille des portions constitue une incitation discrète qui détermine les quantités consommées (Wansink, 1996) compte tenu des biais cognitifs qu’elle génère (Chandon et al., 2017). Une partie des effets de la consommation échappe à la conscience des consommateurs. Par exemple, la présence de pesticides, de résidus médicamenteux ou de microplastiques dans les aliments est invisible. Ou encore, l’impact environnemental de la trajectoire des aliments est encore très peu mesuré et n’est pas signalé aux consommateurs compte tenu de la difficulté de le faire. Les effets sur la santé ou l’environnement de certains produits (OGM par exemple) sont encore incertains. Faut-il pour autant les rendre visibles pour permettre aux consommateurs de choisir en connaissance de cause ? Ou bien faut-il légiférer pour les protéger malgré eux des risques que ces produits font courir par leur consommation ? D’autres effets sont mieux connus mais encore controversés, parfois du fait de campagnes de dénigrement de résultats scientifiques gênants pour certains acteurs : les OGM, les pesticides, l’herbicide glyphosate ou les produits ultratransformés par exemple. La multiplication de messages contradictoires finit par instiller le doute dans l’esprit des consommateurs et à augmenter leur difficulté à choisir. D’autant qu’ils ne disposent pas forcément des connaissances techniques pour comprendre les enjeux et arbitrer entre ces informations. C’est ce que Claude Fischler (1990) appelle le « brouhaha diététique » et la « cacophonie alimentaire ». Plus largement, la multiplication de l’offre en produits alimentaires, censée augmenter la liberté de choix, génère un effet pervers analysé comme « le paradoxe du choix » : la frustration augmente face à un trop large choix, qui rend difficile la comparaison des différentes possibilités et laisse le consommateur convaincu qu’il n’a sans doute finalement pas trouvé l’optimum (Schwartz, 2005). Aujourd’hui, des applications numériques se multiplient pour accompagner les individus dans leurs arbitrages. Elles proposent une notation des produits sur divers critères de durabilité. Mais ces critères peuvent être controversés et leur choix échappe à un arbitrage par la puissance publique (Soutjis, 2020). Le caractère privé de ces dispositifs techniques pose alors la question de leur légitimité et de leur gouvernance. Une seconde limite d’un pilotage du changement du système alimentaire par les pratiques individuelles concerne l’effet d’exclusion d’une partie des consommateurs. Parce que les produits durables sont souvent plus chers ou nécessitent plus de connaissances pour être évalués comme tels, ils ne sont réservés qu’à une frange de la population disposant d’un certain capital économique ou culturel. En « votant avec leur porte-monnaie », les consommateurs disposent d’autant plus de pouvoir d’orientation du système alimentaire que leur capital est élevé ;

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18 • Le consom’acteur, moteur du changement ?

c’est ce qu’on appelle la ploutocratie (du grec ploutos : dieu de la richesse, et kratos : pouvoir). Dans son ouvrage The Sum of Small Things, Elizabeth CurridHalkett (2017) montre comment cette somme de petites choses discrètes – par exemple, l’achat de légumes bio, de produits du commerce équitable, la cuisine de plats végétariens – pratiquée par les jeunes diplômés de New York et les stars d’Hollywood incarne, plus qu’une position économique, une supériorité morale. Le discours de cette élite et la visibilité de ses pratiques dans les quartiers gentrifiés ou dans les médias mettent en défaut tous ceux qui n’ont pas les moyens de les adopter par manque d’argent, de temps, d’espace et de connaissances sur le sujet. Leur inaccessibilité génère une dissonance cognitive : on sait ce qu’il faudrait faire pour adopter des comportements d’achat vertueux mais on ne peut pas le faire. En résulte soit une frustration ou un sentiment d’injustice, soit un rejet des valeurs portées par les élites. La réalité des problèmes environnementaux, considérés comme des lubies de ces élites, s’en trouve contestée. Une troisième limite tient à la part restreinte que représente la consommation des ménages dans les impacts environnementaux ou de santé de l’ensemble du système alimentaire. Par exemple, l’adoption d’une consommation frugale dans un pays riche comme la France ne contribue qu’à une partie de l’effort à fournir pour atteindre l’objectif de l’Accord de Paris pour limiter le réchauffement climatique (encadré) et ne doit pas faire oublier les nécessaires économies de ressources des procédés industriels de production. Une quatrième limite de la responsabilité individuelle est liée aux inégales « facilités » d’accès à l’offre alimentaire. Ces facilités peuvent être physiques : il est plus facile d’acquérir des produits trouvés à proximité que faire l’effort de se déplacer. Les déserts alimentaires (food deserts) (Cummins et Macintyre, 1999) désignent des quartiers pauvres démunis de commerces de proximité vendant des aliments sains, et les « bourbiers alimentaires » (food swamps) des quartiers où se concentrent des commerces vendant des aliments malsains du point de vue nutritionnel. Ces deux environnements alimentaires, et surtout le second, sont suspectés de constituer un facteur de surconsommation de produits gras, sucrés et salés, défavorable pour une nutrition équilibrée (Cooksey-Stowers et al., 2017). Les facilités d’accès sont aussi économiques, le prix n’étant alors pas considéré comme le résultat d’un équilibre entre une offre et une demande, indépendantes l’une de l’autre, mais bien comme un facteur d’orientation de la demande. Choisir une option souhaitable, mais qui demande un important effort cognitif, physique ou économique, et qui n’apporte qu’une satisfaction morale limitée parce que non observable (ce qui est le cas des bénéfices environnementaux ou de santé à long terme), sature rapidement la motivation. C’est ce qui peut expliquer que la préoccupation d’équité dans le commerce ou de respect de l’environnement soit satisfaite avec seulement quelques produits : le café dans le premier cas, ou une consommation intermittente dans le second cas (Lamine, 2008).

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Une écologie de l’alimentation

Simulation de l’impact carbone d’une consommation alimentaire frugale L’Agence française de la transition écologique (Ademe) fournit un calculateur permettant de simuler l’effet de changements de consommation sur leur impact carbone. Pour rappel, l’empreinte carbone de la consommation des Français est d’environ 9,8 tonnes CO2e*/pers/an (dont 2,8 tonnes pour l’alimentation, 2,8 tonnes pour le transport et 2,1 tonnes pour le logement). L’objectif à atteindre pour rester dans la limite d’un réchauffement inférieur à 2 °C en 2100 est de parvenir à une empreinte d’environ 2 tonnes de CO2e/pers/an, soit une réduction d’environ 8 tonnes. Le tableau suivant montre les effets d’un changement de régime et de pratiques alimentaires sur le bilan carbone. Tableau 18.1. Effets d’un changement de régime et de pratiques alimentaires sur le bilan carbone. Régime moyen actuel

Régime frugal

Fréquence

kg CO2e

Fréquence

kg CO2e

Petit-déjeuner

7 ×/sem

135

7 ×/sem

135

Repas avec viande rouge

4 ×/sem

1 310

1 ×/sem

330

Repas avec viande blanche ou fromage

4 ×/sem

280

2 ×/sem

140

Repas végétarien

4 ×/sem

105

8 ×/sem

210

Repas végétalien

2 ×/sem

40

3 ×/sem

60

Boissons sucrées

2 l/sem

120

1 l/sem

60

Bière, vin

1 l/sem

100

0,5 l/sem

50

20

20

Non

710

Oui

210

Boissons chaudes Zéro déchets Total

2 800

1 215

L’adoption d’un régime alimentaire que l’on peut qualifier de frugal permet de diviser par plus de deux l’empreinte carbone de l’alimentation, autrement dit de la réduire d’environ 1,2 tonne CO2e/pers/an, soit 15 % de la réduction de l’empreinte nécessaire pour rester sous un réchauffement maximal de 2 °C. En ajoutant une nette réduction du transport en voiture (remplir sa voiture avec 2 personnes en moyenne, contre 1,2 actuellement, réduire ses déplacements de 10 000 à 2 000 km/an), on économise encore 1,1 tonne/pers/an, et en abaissant la température hivernale de son logement

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18 • Le consom’acteur, moteur du changement ?

de 1 °C, on économise 0,2 t/pers/an, soit 3,7 tonnes au total. Si d’autres économies, plus marginales, peuvent être faites, cette simple simulation montre qu’un effort significatif de réduction de l’empreinte carbone de la consommation des ménages dépasse difficilement une économie de 4 t/pers/an CO2e, soit la moitié de l’effort à fournir. L’autre moitié ne peut être gagnée qu’en améliorant la performance environnementale des procédés de production agricole, industrielle et des services. Ces données de consommation moyenne ne doivent pas cacher de grandes différences d’émissions selon les niveaux de vie des ménages. Si on observe peu de différences d’empreinte carbone de l’alimentation selon le niveau de revenus, cellesci sont importantes en matière de transport ou de logement : l’empreinte carbone de deux allers et retours par an en avion vers une destination à 2 000 km est estimée à 1,2 tonne ; la possession d’un SUV par rapport à une voiture moyenne augmente de 1,2 tonne l’empreinte carbone des déplacements. C’est ainsi que Kartha et al. (2020) estiment que 10 % des ménages les plus riches du monde, soit 630 millions de personnes, émettent 52 % des gaz à effet de serre, alors que 50 % des plus pauvres n’en émettent que 7 %.

* CO2e pour « CO2 équivalent » : mesure utilisée pour comparer les émissions de divers gaz à effet de serre en fonction de leur potentiel de réchauffement.

Enfin, une dernière limite à la responsabilité individuelle concerne la conformité aux normes sociales. Consommer ne vise pas seulement à satisfaire un besoin individuel, mais aussi à manifester son appartenance à un groupe social ou, au prix d’un risque de marginalisation, sa singularité (chapitre 1). Le végétarisme ou le véganisme sont un exemple de pratiques en cours de reconnaissance d’une normalité, mais qui restent encore, dans certaines cultures, difficiles à assumer dans des situations où compte la conformité aux normes (repas de famille, banquets par exemple). Se conformer à ce que font les autres autour de soi, et donc ne pas s’encombrer à faire des choix, est aussi un moyen de réduire sa charge mentale.

— Les déterminants des comportements individuels Deux champs disciplinaires ont vu converger ces dernières années de nouveaux cadres d’analyse des déterminants des comportements individuels qui remettent en cause le modèle économique standard d’une maximisation de l’utilité. À partir d’une nouvelle approche de la santé, officialisée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avec la Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé (OMS, 1986), la reconnaissance du rôle des environnements alimentaires (food environment) sur les comportements alimentaires a émergé dans le domaine de la nutrition. Sont

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Une écologie de l’alimentation

classiquement distingués les environnements sociaux, qui définissent des modèles comportementaux et des normes sociales, les environnements physiques sur les lieux de vie, qui déterminent des conditions d’accès à des aliments, et des macroenvironnements constitués des politiques, législations, stratégies et pratiques des acteurs de l’offre alimentaire. Ce modèle de représentation a été reconnu récemment, notamment par le Panel d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition (HLPE) au travers de son rapport sur « Nutrition et systèmes alimentaires » (HLPE, 2017). En psychosociologie, plusieurs décennies de recherche, notamment synthétisées par Saadi Lahlou (2018) dans sa théorie des installations, conduisent à un modèle similaire. Celui-ci appréhende la liberté des choix individuels comme étant encadrée par trois types d’« installations », de nature mentale, physique et sociale (figure 18.1). Figure 18.1. Dessin de Pierre-Emmanuel Godet représentant les trois types d'installations (mentale, physique et sociale) qui encadrent les comportements. Illustration de couverture de l'ouvrage de Saadi Lahlou Installation Theory. The societal construction and regulation of behavior, Cambridge University Press, 2017.

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Avec de tels modèles, l’éducation, l’information et la sensibilisation des consommateurs apparaissent certes nécessaires, mais insuffisants pour modifier les comportements. L’exemple de la pratique du vélo illustre bien cette idée : il ne suffit pas d’expliquer aux individus que le vélo est bon pour la santé et l’environnement (installation mentale) pour qu’ils utilisent ce mode de déplacement. Presque tous en sont déjà probablement convaincus. Il faut aménager des pistes cyclables ou des parcs à vélo sécurisés (installations physiques), et se déplacer en vélo doit devenir la norme sociale et la voiture l’exception si ce n’est l’anomalie (installation sociale). La responsabilité du changement de pratiques individuelles n’est donc plus seulement celle des individus mais doit être partagée avec les acteurs qui organisent l’offre alimentaire. Les politiques publiques, qui réglementent la qualité des aliments ou incitent les entreprises à l’améliorer, jouent sur les prix pour encourager ou décourager la consommation de certains produits, régulent la publicité, luttent contre des déserts ou des bourbiers alimentaires. Ils restent donc indispensables dans la conduite des comportements individuels. On peut aussi s’interroger sur les risques du développement d’outils numériques pilotés par les multinationales du big data pour « conduire les conduites », pour reprendre l’expression de Michel Foucault, autrement dit pour organiser une autodiscipline des individus non plus par la « contrainte extérieure et correctrice s’exerçant sur les corps, mais une volonté intériorisée par voie de suggestion, de prévention et de manipulation » (Le Texier, 2011).

— Conclusion La somme de comportements individuels suffit-elle à faire changer le système ? L’exemple du boycott des produits Nestlé à la fin des années 1970 pour protester contre la promotion du lait maternisé en biberon remplaçant l’allaitement maternel (Sasson, 2016) est intéressant : il a été organisé et relayé par un mouvement politique qui a pesé dans les rapports de force et conduit à l’adoption du Code international de commercialisation des substituts de lait maternel. Cet exemple pose la question du risque de dépolitisation de l’engagement individuel si celui-ci n’est pas relayé politiquement (Michel et al., 2020). « Voter avec son porte-monnaie », et envoyer ainsi un signal aux entreprises et aux politiques, n’est pas le seul moyen de manifester les préoccupations des citoyens. Car finalement, une telle forme d’engagement ne fonctionne qu’en réaction aux propositions des offreurs, par une adhésion ou un refus, mais en aucun cas par une négociation permettant de coconstruire des positions. Ne faut-il pas repenser la gouvernance des systèmes alimentaires pour permettre aux citoyens de participer à la définition de l’alimentation qu’ils souhaitent ? Cela peut se faire au travers d’espaces comme les conventions citoyennes, les maisons solidaires de l’alimentation ou encore des dispositifs de conventionnement des produits d’une sécurité sociale de

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Une écologie de l’alimentation

l’alimentation à imaginer. Des espaces où s’élaborent, par la discussion, des propositions citoyennes négociées avec des acteurs publics et privés, pour orienter l’offre alimentaire, construire des paysages alimentaires, définir des politiques de solidarité et des chemins de transition vers des systèmes durables (partie 5).

Une partie de ce chapitre est inspirée de Figuié et Bricas (2009) et de discussions au sein du panel IPES-Food sur la souveraineté des consommateurs. L’auteur remercie Mathilde Coudray pour sa relecture de ce chapitre et ses propositions d’amélioration.

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Affilation de l’auteur Nicolas Bricas : Cirad, UMR MoISA, F-34398 Montpellier, France ; MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/c18

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5

Partie

« Exister cʼest “entre-exister”. Vous ne pouvez pas exister seul, de vous-même. Vous ne pouvez exister qu’en interdépendance avec tout ce qui existe. » Thich Nhat Hanh, The Heart of Understanding (1988)


Une écologie de L’alimentation l’alimentation vue comme relations pour transformer les systèmes alimentaires Répondre aux problématiques de durabilité que rencontrent nombre de systèmes alimentaires est un enjeu majeur pour le présent et le futur de l’humanité. De plus, c’est une opportunité à saisir pour instaurer un nouveau rapport au vivant, humain ou non-humain. Cette réponse implique une autre organisation de nos modes de production et de consommation alimentaires, fondée sur un système de valeur renouvelé et partagé par l’ensemble des acteurs. Cette dernière partie de l’ouvrage appelle à la mobilisation des citoyens (chapitre 19), des entreprises (chapitre 20), de l’enseignement et de la recherche (chapitre 21) et des pouvoirs publics (chapitre 22), qui ont tous un rôle à jouer et qui, ensemble, ont le pouvoir d’inventer de nouveaux possibles. Ainsi, cette partie cherche à susciter de l’inspiration et transmettre de l’enthousiasme. Elle présente les voies de changement déjà empruntées par certains acteurs. Certes, les freins existent et aucune voie ne suffirait à elle seule à faire advenir le changement. Mais qu’importe : nous nous intéressons ici aux opportunités, aux coopérations, aux tentatives et aux réussites qui prouvent que les volontés sont nombreuses et les leviers d’action multiples. Et c’est par la force des liens qui les animent que ces volontés parviennent à faire bouger les lignes.


Une écologie de l’alimentation

Sur la base d’expériences partagées au cours des dix dernières années d’existence de la Chaire, il est question de présenter des démarches menées par différents acteurs pour œuvrer à la transformation des systèmes alimentaires, et de faire quelques propositions tirées d’une approche écologique de l’alimentation.


Chapitre

Partie

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Les initiatives citoyennes et leur changement d’échelle Nicolas Bricas, Mathilde Douillet

Où l’on constate que le monde d’après s’expérimente déjà aujourd’hui, au travers d’initiatives citoyennes qui se multiplient et inventent de nouvelles façons d’organiser l’alimentation. Et où l’on explore plusieurs voies pour que ces initiatives changent d’échelle et permettent la nécessaire transformation des systèmes alimentaires.

Pendant le premier confinement lié à la pandémie de Covid-19, les références au « monde d’après » se sont multipliées en France. Celui que le passage transformateur de la crise permettrait d’atteindre, celui que les collapsologues appellent de leurs vœux : un monde plus respectueux de l’environnement, moins prédateur de ressources non renouvelables, garantissant la santé des humains, des non-humains et de la planète, permettant un climat vivable, un monde plus équitable, inclusif, démocratique, etc. (Lancement et Lévêque, 2019). Le grand soir semblait enfin arrivé et de nombreux regards se sont tournés vers ces citoyens qui tentaient déjà d’inventer et d’expérimenter ce monde, au-delà de nouvelles pratiques de consommation (chapitre 18), avec de nouvelles façons de produire, d’échanger, de gérer et de gouverner.

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— Le monde d’après existe-t-il déjà ? Car depuis des années, ce monde d’après semble en germe sous l’impulsion de citoyens et d’entrepreneurs, comme l’ont par exemple initié les pionniers de l’agri­ culture biologique ou du commerce équitable. On constate la multiplication d’initiatives très diverses qui cherchent à construire d’autres systèmes alimentaires, fondés sur des principes de recours à des ressources renouvelables, de relocalisation (chapitre 17), de réduction du nombre d’intermédiaires dans les circuits de commercialisation, de solidarité entre producteurs et consommateurs, de participation inclusive, de groupements d’achats coopératifs, etc. En France, ce foisonnement d’initiatives fait l’objet d’études et de recensements1. Parmi d’autres, la Fondation Daniel et Nina Carasso a soutenu nombre de ces initiatives en France et en Espagne, considérant que ces « audacieuses et audacieux » font émerger des solutions dont la société doit s’emparer (Fondation D. & N. Carasso, 2019). À l’échelle mondiale, mais surtout dans les pays industrialisés, elles sont soutenues par des acteurs de la philanthropie qui s’intéressent aux systèmes alimentaires durables2. Les acteurs qui portent ces initiatives sont divers mais ont en commun de partir de l’engagement citoyen. Leur statut est très variable selon les législations nationales, les opportunités de financement public et les possibilités de recours au bénévolat. En France, ces acteurs sont regroupés dans l’économie sociale et solidaire (ESS), avec des formes de plus en plus diverses, notamment d’entreprises sociales dont certaines font le choix de s’inscrire dans l’économie de marché capitaliste (chapitre 20). Ces acteurs ont en commun de chercher à répondre à une ou plusieurs des préoccupations environnementales, sociales, sanitaires et de gouvernance, qu’ils estiment insuffisamment prises en compte dans les modèles dominants. Ils cherchent à inventer et expérimenter des alternatives, avec un discours souvent contestataire des systèmes alimentaires industrialisés, même si certains s’appuient en partie sur ce modèle. Quasiment toutes ces initiatives sont menées à une échelle locale : celle d’une ferme, d’un atelier, d’un quartier, voire d’une petite ville, et ne concernent souvent que quelques dizaines à quelques milliers de personnes. Ces initiatives font l’objet d’une abondante littérature scientifique, qui les caractérise et s’interroge sur leur rôle dans la transformation des systèmes alimentaires. Elles constituent ce que de nombreux auteurs qualifient d’innovations sociales, qui couvrent un éventail plus large que les initiatives citoyennes. Ces innovations apportent des réponses nouvelles à des besoins sociaux mal ou peu satisfaits. Elles 1. Voir par exemple l’observatoire Resolis ou le Transiscope, la collection de témoignages de l’association « On passe à l’acte » et la vidéo « Ça bouge pour l’alimentation » (https://vimeo.com/251774302), et les études de cas des étudiants du Mastère spécialisé® Innovations et politiques pour une alimentation durable (MS IPAD) (Conaré et al., 2015 ; Albert et al., 2016 ; 2017 ; 2018 ; 2019 ; 2020 ; 2021). 2. Par exemple, la Global Alliance for the Future of Food met en avant ces initiatives dans son programme « Beacons of Hope » (Biovision Foundation for Ecological Development et Global Alliance for the Future of Food, 2019 ; Global Alliance for the Future of Food, 2021).

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sont nombreuses à se revendiquer d’une agroécologie comme mouvement à la fois technique, social et politique (Gliessman, 2007), et sont souvent analysées, dans le monde anglo-saxon, comme des « réseaux alternatifs d’alimentation » (Alternative Food Networks) (Roep et Wiskerke, 2012). Il faut noter que plusieurs de ces initiatives sont originaires de pays à philosophie politique plutôt libérale, où sont valorisés les individus ou les communautés pour prendre en charge des questions environnementales ou sociales : la permaculture a été théorisée en Australie ; les Amap sont fondés sur le principe des Community Supported Agriculture étatsuniens ; les tiers-lieux alimentaires s’inspirent en partie des Centres communautaires d’alimentation au Canada. En France, où l’État est plus interventionniste, l’intérêt pour ces initiatives est plus récent. Dans les domaines agricole et alimentaire, elles ont été longtemps ignorées, que ce soit par les pouvoirs publics, la recherche académique, la formation professionnelle ou encore les institutions de conseil et de financement. Elles ont par contre trouvé un appui avec le développement de l’économie sociale et solidaire (ESS) (Bardot, 2020). Ces initiatives s’appuient sur certains principes d’actions : respect de tous les savoirs, participation inclusive, émancipation, pouvoir d’agir des personnes vulnérables (Chiffoleau et Paturel, 2016). Elles inventent des possibles et expérimentent des alternatives pour faire la preuve de leur faisabilité et de leurs performances (Lutz et Schachinger, 2013). Pour autant, quel est l’effet transformateur de ces initiatives ? Comment peuvent-elles dépasser le stade d’expérimentations locales et circonscrites pour gagner en importance dans les volumes produits et consommés, pour véritablement influencer massivement et positivement l’environnement, la santé, l’équité sociale et la gouvernance ?

Les innovations sociales dans les pays des Suds Dans les pays des Suds, une contestation de l’agriculture industrielle émerge aussi, portée en particulier par des organisations paysannes dans la mouvance du mouvement d’origine brésilienne la Via Campesina. L’agroécologie est défendue par de nombreuses organisations de la société civile qui expérimentent sa mise en œuvre (IPES-Food, 2018 ; HLPE, 2019), avec l’appui croissant de la recherche, comme au sein de The Transformative Partnership Platform on Agroecology*. Ces mouvements restent encore relativement marginaux face à la forte pression des acteurs dominants qui cherchent à étendre leurs modèles de production et de consommation dans les pays où émerge une classe moyenne (supposée) attirée par la société de consommation. Dans les pays des Suds, certaines pratiques agricoles non industrialisées peuvent être considérées « durables » au sens où elles n’empruntent pas (encore) les trajectoires technologiques de l’agriculture de la chimie, désormais contestée là où elles sont dominantes. Les agriculteurs innovent depuis des décennies en matière

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de gestion de la fertilité, de la biodiversité, des maladies des plantes et des animaux spécifiques aux milieux. Autant de savoirs inspirants pour trouver des alternatives à l’agriculture conventionnelle. La qualification de ces pratiques pose question, comme cela a été montré pour les productions alimentaires en Ouganda, pays par ailleurs très engagé dans l’agriculture biologique pour les marchés à l’exportation. Qualifier ces pratiques de « traditionnelles » ne rend pas compte de leurs évolutions et des capacités d’innovation des agriculteurs, et risque de les reléguer dans une position de refus de la modernité. Les qualifier d’« agriculture biologique par défaut », puisqu’aucun produit chimique n’y est utilisé, pose le problème de les comparer à celles de l’agriculture biologique, contrôlée par un cahier des charges et une certification. Les qualifier d’« agriculture conventionnelle », puisque ce n’est que récemment que l’agriculture de la chimie se développe dans ce pays, pose le problème de la confusion avec l’agriculture conventionnelle des pays industrialisés. Les femmes qui la pratiquent parlent d’agriganda, raccourci de « agriculture » et « Ouganda », désignant une pratique que l’on pourrait qualifier d’« agriculture de terroir » (Bendjebbar, 2018). On observe le même phénomène dans la transformation et la commercialisation alimentaires. L’artisanat alimentaire, le commerce de rue ou les marchés de quartier subissent la concurrence des plus grandes industries internationales et des supermarchés. Cette industrialisation est critiquée pour les risques de pertes d’emplois qu’elle fait courir, mais aussi plus récemment pour ses effets négatifs sur l’environnement, la santé ou la gouvernance des systèmes alimentaires. L’artisanat et le commerce « informels » apparaissent alors comme un modèle à soutenir. Dans un cas comme dans l’autre, il est difficile de qualifier ces initiatives d’alternatives au sens où elles ne visent pas à remplacer un modèle dominant. Mais nombre d’auteurs leur reconnaissent une capacité d’appréhender les activités économiques indissociablement des enjeux sociaux et/ou environnementaux (Leloup, 2018). Plutôt que de considérer ce secteur comme « informel », ce qui le définit par rapport à un secteur formel, Jacques Bugnicourt et les équipes d’Enda Tiers Monde ont proposé de les qualifier d’« économie populaire » (Bugnicourt, 1973 ; Ndione, 2015). La reconnaissance et la légitimation de ces activités font cependant toujours débat : secteur porteur de créativité pour une agriculture durable ou une économie sociale et solidaire pour les uns (Nyssens, 1999), signe d’une pauvreté à éradiquer dans le processus de modernisation pour les autres (Maloney, 2003). D

* https://glfx.globallandscapesforum.org/topics/21467/page/TPP-home.

— Trois cadres conceptuels pour penser la transformation La plupart des analyses scientifiques et de nombreux programmes de soutien à ces initiatives supposent que leur multiplication est appelée à « faire système »,

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c’est-à-dire à interagir et à se mettre en synergie pour entraîner de larges transformations dans le système alimentaire conventionnel existant. On peut distinguer trois cadres conceptuels majeurs mobilisables pour penser la transformation des systèmes alimentaires : • le plus utilisé, celui des transitions sociotechniques, notamment popularisé par Franck Geels (2002), est issu de l’économie évolutionniste et des science and technology studies. Les transitions résultent d’interactions entre un paysage sociotechnique, un régime de règles et des niches d’innovations. Ce sont dans ces dernières que se situent les initiatives citoyennes et autres innovations sociales, qui se saisissent des opportunités créées par la contestation et la déstabilisation du régime de règles pour finir par le faire changer et aboutir à un nouveau régime écologique et social ; • la théorie des food regimes (Friedmann et McMichael, 1989), issue de l’économie politique, insiste davantage sur les rapports de pouvoir dans la contestation du régime dominant. Les innovations sociales représentent une force critique qui cherche à le délégitimer. Ce régime dominant répond à cette contestation sous la forme d’une offre de produits dotés de nouveaux attributs environnementaux et sociaux, au travers de leur certification et de leur signalisation, sans véritablement se remettre en cause. Comme précédemment, cette théorie est mobilisée pour une analyse à l’échelle des sociétés, critique et plus descriptive, et ne dit rien du potentiel de changement d’échelle des initiatives alternatives ; • la sociologie pragmatique regroupe la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour et Michel Callon et la sociologie de la critique issue des travaux de Luc Boltanski, Laurent Thévenot et Francis Chateauraynaud. Elle porte plus d’attention à la pluralité des formes d’engagements des « actants », aux changements fins en train de se faire au travers d’une analyse des pratiques ordinaires et des controverses entre acteurs. En empruntant à ces trois cadres conceptuels, Lamine et al. (2015) nous amènent à considérer les initiatives sous une nouvelle question : incarnent-elles un réel changement de paradigme, ou bien relèvent-elles du business as usual ?

— Trajectoires alternatives ou réformatrices On peut schématiser le développement de ces initiatives en deux catégories : les trajectoires alternatives et les trajectoires réformatrices. Les trajectoires alternatives se situent dans une tentative de construire, généralement localement, un système s’appuyant sur des valeurs radicalement différentes et en rupture avec le modèle dominant capitaliste, voire marchand. Elles proposent des réponses aux différents enjeux environnementaux, sociaux, sanitaires, culturels et de gouvernance des systèmes alimentaires par des initiatives multidimensionnelles. La permaculture incarne ce type d’alternative. Dans son ouvrage Permaculture : principes et pistes d’action pour un mode de vie soutenable, David Holmgren (2002) oppose ainsi les principes

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de l’agriculture industrielle à ceux de l’agriculture soutenable et ne considère pas de compromis possible entre les deux. L’agriculture soutenable ne peut advenir qu’après le déclin inéluctable de l’agriculture industrielle, après un climax chaotique post­ moderne. L’enjeu est donc d’expérimenter des solutions alternatives, de les préparer dès aujourd’hui pour un monde d’après, et, comme il l’indique, d’« utiliser des solutions lentes et à petite échelle ». Dans son étude sur l’alimentation durable et l’ESS, Florence Bardot (2020) constate que les porteurs d’initiatives multidimensionnelles ont comme préoccupation principale de construire et de stabiliser leur projet dans les singularités du contexte, et qu’ils ont besoin de plus de temps pour cela par rapport à ceux qui ne s’attaquent qu’à l’un de ces enjeux. C’est pourquoi ils peinent quelquefois à « capitaliser » leur expérience et à en donner les grands principes pour faciliter leur reproduction ailleurs. Pour ces acteurs, la question du changement d’échelle ne se pose donc pas forcément, car ce n’est pas une priorité. Certains peuvent même y être réticents, craignant de perdre la maîtrise du processus et de voir les valeurs qu’ils portent être dévoyées dans l’institutionnalisation des innovations. Les trajectoires réformatrices jouent, elles, le jeu du développement de nouvelles niches de marché, par alliance ou compromis avec les acteurs du système dominant. Les porteurs de ces trajectoires peuvent être de simples opportunistes, qui voient dans l’intérêt suscité par ces initiatives des marchés possibles à exploiter, sans chercher pour autant une véritable transformation du système. C’est là que l’on retrouve en partie le social business et nombre d’innovations dénoncées par ailleurs comme du green-washing ou du fair-washing. Dans leur ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999) ont bien montré cette capacité du système dominant à rester à l’écoute des critiques qu’on lui adresse, même les plus radicales, et à les prendre comme sources d’inspiration pour en marchandiser les réponses : produits labellisés respectueux de l’environnement, de l’équité sociale, etc. C’est ce qui rend le capitalisme si résilient, si capable de surmonter ses critiques… en les absorbant sans véritablement se remettre en cause. D’autres acteurs sont quant à eux convaincus que cette alliance avec le système dominant est génératrice de réformes favorables à la construction de systèmes alimentaires durables. La labellisation « commerce équitable » a ainsi permis de faire sortir la question de l’équité dans les échanges internationaux hors des cercles militants pour sensibiliser le grand public. L’institutionnalisation de l’agriculture biologique a accru son importance et permet d’espérer un impact environnemental à large échelle. Ces réformateurs se revendiquent pragmatiques : reconnaissant la force du système dominant et l’impossibilité de le remplacer à court terme, ils cherchent plutôt à le réformer de l’intérieur. Dans un cas comme dans l’autre, les innovations portées par ces acteurs concernent souvent une seule, voire deux dimensions de la durabilité : l’environnement ou l’équité sociale, et au mieux la double ambition, comme la labellisation « bio et équitable ». Intégrer l’ensemble des questions environnementales, sociales, sanitaires et de gouvernance est très compliqué.

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Derrière cette distinction entre trajectoires réformatrices et alternatives se situe bien sûr une réalité complexe, et des trajectoires intermédiaires existent qui évoluent au cours du temps. Ronan Le Velly (2018) montre que certaines démarches dites « alternatives » ne le sont finalement pas toujours tant que ça. Souvent, elles sont hybridées avec des dispositifs issus du système dominant. Par exemple, ces initiatives alternatives sont nombreuses à utiliser largement les outils numériques des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Elles peuvent aussi se définir en référence au système qu’elles contestent, comme dans le cas du commerce équitable, qui instaure une prime d’équité pour les producteurs à partir du prix du marché conventionnel. Dans un programme de recherche collectif coordonné par Pierre Gasselin et al. (2020), ces initiatives ont été analysées sous l’angle de leurs relations avec les systèmes dominants. Cette approche remet en cause des visions évolutionnistes qui considèrent les différents systèmes alimentaires comme autant d’étapes depuis des systèmes domestiques, puis artisanaux, puis plus industriels, pour évoluer dans le futur vers de nouveaux modèles durables. Si une telle vision a le mérite de définir des modèles simples et peut séduire par un narratif « moderniste », elle rend par contre difficile de penser les zones grises, les zones hybrides, celles des coexistences dynamiques entre systèmes artisanaux, industriels ou alternatifs où se jouent des complémentarités, sources de résilience.

— Le changement d’échelle Le changement d’échelle de ces initiatives est généralement perçu comme le moteur principal de la transformation des systèmes agroalimentaires conventionnels. C’est bien leur manque d’impact « à l’échelle » que critiquent leurs détracteurs. Michele-Lee Moore et al. (2015) proposent de distinguer trois types de changement d’échelle : • le scaling out correspond à l’augmentation du nombre de personnes ou de structures impactées. Il peut se faire par la duplication de l’initiative dans d’autres territoires (multiplication des épiceries sociales et solidaires ou des jardins partagés) ou par la fertilisation, c’est-à-dire la diffusion de principes ou de savoir-faire, notamment au travers de cahiers des charges ou de labels (commerce équitable certifié par exemple). C’est par un essaimage, une multiplication, que les acteurs des initiatives alternatives envisagent souvent le changement d’échelle de leurs innovations. Comme l’énonce l’un des principes de la permaculture, il s’agit de « penser global mais d’agir local » ; • le scaling up correspond à l’institutionnalisation de l’initiative, se traduisant par une inscription dans des politiques publiques ou des réglementations, au risque d’une simplification et d’une atténuation des principes initiaux. L’agriculture biologique connaît un tel processus de changement d’échelle ;

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• le scaling deep correspond à un changement profond des valeurs culturelles et des croyances qui s’enracinent dans la population. L’attachement aux aliments « locaux », qui tend à devenir une norme très partagée en France, pourrait illustrer un tel processus (chapitre 17). On peut considérer un quatrième type de changement d’échelle : la diversification. Elle est centrale pour les initiatives alternatives multidimensionnelles décrites précédemment et illustrées par les tiers-lieux alimentaires canadiens qui se développent en France. Elle consiste en l’intégration d’une nouvelle activité visant une nouvelle dimension de la durabilité pour enrichir son modèle (ajout de préoccupations sociales dans des activités initialement surtout environnementales par exemple). Elle peut également se traduire par des dynamiques collectives de coopération, comme on l’observe souvent dans des projets alternatifs très ancrés dans leurs territoires (partenariats entre acteurs sociaux et acteurs de la production agricole pour des paniers solidaires par exemple). Ces différents types de changements d’échelle sont variés et en réalité se combinent ou se succèdent dans le temps, en fonction de l’évolution de l’initiative (Avise, 2021). Une question centrale peu explorée par la littérature concerne le rôle des soutiens publics pour le développement des innovations citoyennes d’alimentation durable, leurs changements d’échelle et leur maintien dans l’économie de marché actuelle. Dans un contexte de diminution structurelle des financements publics, on observe un développement de l’idéologie libérale inspirée des pays anglo-saxons qui circonscrit les soutiens au développement de ces innovations à un temps court, à un modeste accompagnement au changement d’échelle, et valorise principalement les entrepreneurs sociaux qui cherchent une rentabilité par un modèle commercial. Certaines initiatives, qui remplissent un service public, ne peuvent pourtant pas être rémunérées par le marché actuel et nécessitent des soutiens publics pérennes. Les changements d’échelle de ce qui s’invente par les initiatives citoyennes requièrent, pour accélérer la transformation des systèmes alimentaires, des politiques publiques créant des environnements favorables pour l’accès aux services financiers, aux formations, aux recherches, etc. La philanthropie peut jouer un rôle de soutien aux précurseurs et de soutien à l’innovation, mais ne peut remplacer le soutien public sur le long terme.

— Conclusion On constate, en interrogeant les acteurs engagés dans des initiatives « alternatives », que la plupart d’entre eux sont tellement préoccupés par la mise en œuvre de leurs projets qu’ils n’ont pas forcément le temps, ni les compétences, pour définir leur contribution aux changements des systèmes alimentaires qu’ils appellent de leurs vœux. Ce n’est d’ailleurs pas forcément leur rôle et c’est là tout l’enjeu des

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interventions de soutien, voire des politiques qui s’appuient sur ces initiatives : accompagner la réflexion et déployer l’action au-delà d’actions circonscrites. Par exemple, une initiative municipale de restauration scolaire pour réduire le gaspillage, améliorer la nutrition, permettre l’accès à un repas équilibré aux plus démunis, etc., mobilise une énergie considérable. Mais il faut se rappeler que la restauration scolaire ne représente pas plus de 2 % des repas pris par l’ensemble de la population d’une ville. L’enjeu n’est donc pas seulement d’améliorer cette restauration dont l’ampleur est limitée, mais bien aussi de travailler sur son effet d’entraînement sur le reste du système alimentaire. La recherche publique a un rôle important à jouer dans ces réflexions et cet accompagnement (chapitre 21). Il faut également garder à l’esprit le contexte « contrefactuel » dans lequel se développent ces initiatives : un système alimentaire industrialisé qui nourrit massivement la population à faible coût économique (possible du fait d’un coût caché environnemental et social très important). Il faut reconnaître que les solutions alternatives ont souvent des conditions d’accès économiques et sociales, mais aussi des discours, qui rendent difficile une véritable inclusion sociale. Comme nous l’avons entendu au cours d’une enquête de terrain, « le meilleur lieu de la mixité sociale dans la ville, c’est le supermarché… ». Déjà bien mise en évidence pour les projets dans les pays en développement (Chambers, 1990), la difficulté de diffuser les initiatives à toute la population, et en particulier à la grande masse de celle qui dispose de peu de marge de manœuvre en argent, en temps et en espace, s’observe également dans diverses initiatives pour une alimentation durable. Malgré la conviction de leurs promoteurs, souvent très éduqués et sensibilisés, l’adhésion à leur discours par toute la population n’a rien d’évident. Sortir de l’entre-soi et veiller à l’inclusion sociale qui se construit dès la conception des projets est un enjeu crucial lors du changement d’échelle (Lepiller et Valette, 2021). Enfin, même si les initiatives peuvent être reconnues comme porteuses de solutions, elles viennent perturber des jeux d’acteurs en place et en contester implicitement ou explicitement certains. Tant qu’elles restent marginales, elles sont peu combattues. Elles sont ensuite parfois ouvertement contestées lorsqu’elles deviennent véritablement influentes3. Pouvoir se défendre dans les arènes de négociation suppose une force politique dont les acteurs dispersés ne disposent pas. S’il existe divers réseaux qui relient ces acteurs pour une alimentation durable, on constate que ceux-ci sont souvent consacrés à organiser des échanges de bonnes pratiques et d’expériences. Ils ne commencent que depuis peu à se constituer en force politique, capable de négocier comme les acteurs dominants. C’est là sans doute une voie pour une véritable transformation des systèmes alimentaires demain.

3. Voir la déclaration aux travailleurs du vêtement du syndicaliste américain Nicholas Klein en 1918 ou celle de Gandhi dans son journal Young India du 9 mars 1921 : « D’abord ils vous ignorent, ensuite il vous raillent, ensuite ils vous combattent et enfin, vous gagnez » (Refalo, 2019).

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Une écologie de l’alimentation

Les auteurs remercient Damien Conaré, Mathilde Coudray et Marie Walser pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

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19 • Les initiatives citoyennes et leur changement d’échelle

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Une écologie de l’alimentation

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Affilations des auteurs Nicolas Bricas : Cirad, UMR MoISA, F-34398 Montpellier, France ; MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. Mathilde Douillet : Fondation Daniel et Nina Carasso, Paris, France. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/c19

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Chapitre

Partie

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Les entreprises : vers de nouveaux modèles ? Myriam Kessari, Magalie Marais, Maryline Meyer, Florence Palpacuer, Leïla Temri, Marie Walser

Où l’on découvre deux formes d’engagement des entreprises du système alimentaire : lʼéconomie sociale et solidaire (ESS) et la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Si ces deux mouvements se sont développés indépendamment l’un de l’autre, ils tendent aujourd’hui tous deux à contribuer à la transformation des systèmes alimentaires.

Parmi la multitude d’acteurs qui peuvent influer sur la durabilité des systèmes alimentaires, les entreprises ont un rôle de premier plan à jouer. Les réponses qu’elles apportent sont aussi variées que la diversité des entreprises elles-mêmes, qui se distinguent selon leur fonction (production, transformation, distribution, services, etc.) et leur profil (statut, taille, mission, situation géographique, mode de gouvernance, etc.). Se pose alors la question de la marge de manœuvre de ces entreprises, tout comme celle des motivations et des formes concomitantes d’un tel engagement (Marais, 2014). Deux voies principales sont utilisées par les entreprises du système alimentaire pour s’inscrire dans une démarche de responsabilité économique, sociale et environnementale : l’économie sociale et solidaire (ESS) et la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Ce chapitre s’intéresse aux intérêts et aux limites de ces deux dispositifs et discute des opportunités offertes par leur articulation.

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Une écologie de l’alimentation

— L’ESS : la solidarité comme ancrage L’ESS trouve ses racines en Europe au cours de la Révolution industrielle (Nicolas, 1988). Avec la formation d’une classe ouvrière à la fin du xixe siècle se forment les premiers syndicats, mais aussi les premières coopératives de consommateurs avec le cas emblématique des Équitables Pionniers de Rochdale au Royaume-Uni (1866) : des tisserands qui se sont rassemblés pour réaliser des achats communs en gros et ainsi accéder à de meilleurs prix. En France, quelques années auparavant (1834), dans la lignée de l’utopie socialiste pensée par Charles Fourier, Michel-Marie Derrion expérimente à Lyon les toutes premières coopératives de consommateurs (épiceries, boulangeries, vêtements, etc.) dans le cadre d’un « commerce véridique et social ». Mais c’est au tout début du xxe siècle que le mouvement coopératif prend de l’ampleur avec la création de grandes coopératives de consommateurs : La Bellevilloise, La Prolétarienne, L’Union, La Ménagère, etc. (Gautier, 2012). Ces établissements se développent également dans d’autres pays d’Europe, en Italie notamment. Les coopératives agricoles naissent dans cette même vague : il s’agit pour les agriculteurs de mettre en commun leur production, puis de la transformer et la commercialiser par eux-mêmes, en se passant des négociants. La première coopérative viticole, créée dans l’Hérault en 1901 sous le nom des « Vignerons libres de Maraussan » (Draperi et Touzard, 2003), vendait d’ailleurs son vin en direct à la Bellevilloise à Paris. Au cours du xxe siècle, les coopératives ont progressivement pris place dans l’économie européenne et mondiale. En 2021, l’Alliance coopérative internationale faisait état de l’existence de plus de trois millions de coopératives dans le monde, principalement dans le secteur agricole, mais aussi dans la finance et l’assurance. En France, les structures relevant de l’ESS sont définies historiquement par leur statut. Ce sont des associations, des mutuelles, des coopératives ou des fondations, qui respectent les mêmes principes éthiques de gouvernance partagée, de nonrentabilisation du capital et de satisfaction des membres. Depuis la loi de 2014 relative à l’ESS, cette définition devient inclusive : quel que soit son statut, une entreprise de l’ESS est considérée comme telle si elle poursuit un but autre que le seul partage des bénéfices, si elle a une gouvernance démocratique et si elle met en œuvre une gestion à lucrativité limitée. Cette évolution permet d’intégrer des entreprises dites « classiques » qui s’engagent à respecter les principes de l’ESS. En France, il existe une grande diversité de modalités d’organisations collectives et de formes juridiques des activités agricoles et alimentaires. Les actions portées par les structures de l’ESS dans le domaine de l’alimentation et de l’agriculture tendent à s’inscrire dans une forte dimension collective et coopérative, dans laquelle il est question de « penser en commun ». Dans le domaine agricole et alimentaire, les coopératives restent les acteurs emblématiques d’une telle contribution, même s’il semble difficile de circonscrire précisément leur engagement et leurs impacts sociétaux. On peut citer le cas de deux coopératives :

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Biocoop (distributeur) et Ethiquable (importateur, transformateur), engagées dans des démarches de soutien à l’agriculture biologique ou de commerce équitable, lequel s’appuie en amont sur des groupements de producteurs (coopératives ou associations). Les structures de l’ESS sont généralement ancrées dans le « local », « au service de » et « en lien avec » leurs communautés. Selon Jérôme Blanc (2008), il existe une forme de durabilité dans l’ancrage territorial des entreprises de l’ESS qui rend difficile d’envisager, par exemple, « que les salariés sociétaires votent la délocalisation d’une activité qui les fait vivre ». La frontière qui peut exister dans les entreprises classiques entre parties prenantes externes (usagers, fournisseurs, clients) et internes (salariés, propriétaires) est en partie abolie dans les entreprises de l’ESS, ce qui élimine de nombreux obstacles liés au développement d’initiatives durables (Akhabbar et Swaton, 2011). L’ESS ouvre par principe une voie de développement de modèles économiques tournés vers l’intérêt général. Les initiatives citoyennes qui se développent dans les domaines de l’agriculture et de l’alimentation durables sont nombreuses à s’ancrer dans les principes de l’ESS (chapitre 19). Elles visent à l’insertion professionnelle, au développement de l’économie circulaire, au commerce équitable, au développement de modes de production, de transformation et d’approvisionnement plus solidaires et coopératifs, etc.1 Le principal objectif n’est pas la reproduction de capital mais bien la recherche d’une utilité sociale. Si les entreprises de l’ESS sont en avance en matière de gouvernance démocratique, elles pèchent parfois dans les domaines de l’environnement (Nyssens et Petrella, 2015). Elles sont aujourd’hui encouragées à mieux formaliser leurs initiatives responsables, à améliorer la mise en œuvre de leurs principes fondateurs (Bidet et al., 2019) et à mesurer de façon concrète leurs impacts sociétaux et environnementaux. À travers ses fondements militants et les spécificités de ses formes organisationnelles, l’ESS offre une voie prometteuse pour co-construire de nouveaux récits communs à l’échelle du territoire, et un nouveau contrat social à l’échelle nationale (Bernon et Morvan, 2021). Parallèlement, les entreprises dites « classiques » du système alimentaire, et notamment les géants de la transformation et de la distribution, sont aussi appelées à changer.

— L a RSE : quand les entreprises « classiques » prennent leurs responsabilités La RSE trouve ses origines au sein de grandes entreprises concentrant capitaux, outils de production et moyens humains dès la fin du xixe siècle, notamment aux 1. Pour illustration, voir le rapport Alimentation durable et économie sociale et solidaire : les liaisons fertiles (Bardot, 2020).

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États-Unis. Sous une impulsion religieuse, d’inspiration protestante – ou catholique en France – et dans une perspective initialement philanthropique, les dirigeants se sont posé la question de la responsabilité de leur entreprise vis-à-vis de la société, et des communautés dans lesquelles elle opérait. Il s’agissait aussi, pour partie, de restaurer leur légitimité alors contestée par divers mouvements sociaux. Cette notion est entrée dans le monde académique au milieu du xxe siècle avec les travaux de Howard Bowen (1953). Dans cette perspective, il est question pour l’entreprise d’avoir une mission complémentaire et distincte de son but lucratif. Dans l’univers anglo-saxon, cette ambition se formalise dans les années 1970 par la notion de purpose (but) d’entreprise. À titre d’exemple, le glacier Ben & Jerry’s, créé en 1978, fait office de pionnier en déclarant dès ses premières années poursuivre une « triple mission » : économique, sociale et produit (Utopies, 2021). Dans les années 1980, la responsabilité sociétale des entreprises s’insère dans le courant du « développement durable ». Le rapport Bruntland (Notre avenir à tous, 1987) a très largement contribué à la popularisation de cette notion. Dans les organisations, ce sont des cabinets de conseils (comme SustainAbility dès 1994) qui font la jonction entre RSE et développement durable. En 1995, les grandes entreprises mondiales constituent le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD). L’Europe, quant à elle, s’empare de la RSE à partir des années 2000, avec en particulier la publication d’un Livre vert (Commission européenne, 2001), qui donne de la RSE une définition de référence la désignant comme « l’intégration volontaire par les entreprises des préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec les parties prenantes ». Depuis, la définition a évolué et insiste plus sur les impacts que sur la seule intégration volontaire. On parle désormais de « la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société » (Commission européenne, 2011). Selon le niveau d’engagement de leurs dirigeants et les perspectives de marché associées, il existe différents degrés de mise en œuvre de la RSE. Elle va de l’évitement, ou de la simple publication d’indicateurs lorsque la RSE représente un enjeu périphérique à l’activité de l’entreprise, jusqu’à la transformation au cœur même du business model (Abdirahman et Sauvée, 2014). La démarche RSE peut être le résultat d’une intégration de la part des entreprises de la critique qui leur est adressée. En effet, le système alimentaire industriel est critiqué pour les risques (économiques, sanitaires, environnementaux, etc. ; voir chapitre 7) qu’il présente et pour l’opacité dont font preuve certaines multinationales. Il se nourrit de cette critique et y répond au travers de ses innovations (Boltanski et Chiapello, 1999 ; Lepiller et Yount-André, 2019). Dans ses formes les plus opportunistes, les démarches RSE sont peu consistantes et représentent surtout des niches commerciales (qui restent à distinguer du greenwashing, des pratiques marketing qui visent à donner une image illusoire de responsabilité écologique). Ainsi, certaines entreprises peuvent investir de nouveaux marchés, d’abord considérés comme des niches, mais au fort potentiel de

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développement comme le commerce équitable, l’agriculture biologique ou les pro­ téines végétales. Ces nouveaux fronts commerciaux sont le plus souvent associés au respect de cahiers des charges et de procédures de certification qui garantissent la durabilité des produits (Alphandery et al., 2012). Les entreprises peuvent développer leur démarche RSE après avoir été « bousculées » par leurs parties prenantes, qui exigent d’elles un engagement en faveur de comportements plus responsables. Ces parties prenantes sont situées au sein même de l’entreprise (salariés, actionnaires, etc.), dans la chaîne de valeur (fournisseurs, clients, consommateurs), ou sont des prestataires de service et sous-traitants, des partenaires économiques (banques, etc.), des pouvoirs publics, des médias, des syndicats ou encore des ONG, communautés de citoyens ou d’habitants. Les publications documentées de certaines ONG sur les pratiques des entreprises peuvent avoir un fort impact sur l’évolution de celles-ci. Pour exemples de publications, le rapport Oxfam2 La face cachée des marques (Hoffmann, 2013) a évalué en 2013 les politiques sociales et environnementales de dix des entreprises les plus puissantes au monde du secteur alimentaire et des boissons3, et le rapport Soy Scorecard (WWF, 2016) a examiné en 2016 les engagements et les actions de plusieurs grands groupes en matière de responsabilité sur l’utilisation de soja. En mobilisant le pouvoir citoyen et l’opinion publique, ce type d’organisations peut exercer une pression sur les géants de l’agroalimentaire et les pousser à faire évoluer positivement leurs pratiques pour éviter d’être dénoncés. C’est ce que Weaver (1986) appelle les « politics of blame avoidance » (politique d’évitement de la critique). À l’heure de l’impact investing, ou « investissement responsable », les rapports tels que celui de la Food Foundation (notant les supermarchés et restaurateurs anglais) jouent un rôle croissant auprès des investisseurs et actionnaires, de plus en plus nombreux à vouloir soutenir des entreprises responsables. La mise en œuvre effective de la RSE passe par de très nombreux référentiels, élaborés par différentes organisations. Au niveau international, on peut citer le Global Compact des Nations unies (2000) et les Principes directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à l’attention des entreprises multinationales, déclinés en 2016 pour « des filières agricoles responsables ». Notons également les standards de reporting du Global Reporting Initiative, organisation internationale indépendante fondée en 1997 à la suite de la catastrophe environnementale d’Exxon, ou encore le Food and Agriculture Benchmark de la World Benchmarking Alliance. Enfin, la norme ISO 26000 est le résultat de la coopération de plus de 400 représentants de 99 pays membres d’ISO (dont 69 sont des pays en développement) et de 42 organisations des secteurs public et privé. Cette norme propose seulement un guide car elle n’est pas certifiable. Elle a été déclinée pour la 2. Organisation internationale de développement qui a pour objectif de mobiliser le pouvoir citoyen contre la pauvreté. 3. Associated British Foods (ABF), Coca-Cola, Danone, General Mills, Kellogg, Mars, Mondelez International (anciennement Kraft Foods), Nestlé, PepsiCo et Unilever.

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chaîne alimentaire en 2019, avec la norme ISO/TS 26030. À noter que les Principes directeurs des Nations unies sur les droits de l’Homme et les entreprises (2011) ont également fourni un cadre à la RSE par le respect des droits humains, notamment dans leur chaîne d’approvisionnement ou « sphère d’influence ». Parmi les initiatives privées les plus emblématiques à l’échelle internationale, il faut mentionner la labellisation privée B Corp qui certifie les entreprises pouvant faire la démonstration d’impacts réels dans cinq grands domaines : la gouvernance, l’environnement, les communautés, les collaborateurs et les clients. L’ambition de la communauté internationale des entreprises labellisées B Corp est de générer un écosystème d’entreprises visant à améliorer leur impact sociétal et environnemental au-delà de leurs performances économiques et à essaimer leurs « bonnes pratiques » auprès de leurs fournisseurs, partenaires ou clients. Le géant de l’agroalimentaire Danone offre un exemple d’entreprise ayant exprimé la volonté d’intégrer des enjeux de RSE au cœur de sa mission. Le double projet fondateur de l’entreprise d’allier performance économique et progrès social, mis à mal par l’influence croissante des logiques financières à partir des années 1990, a suscité de multiples initiatives au cours de la décennie suivante pour restaurer sa légitimité sociale. Comme par exemple la création du fonds solidaire Danone Communities4 ou la collaboration avec des petits exploitants agricoles afin de leur garantir « une vie décente ». En devenant la première filiale B Corp de Danone, l’entreprise Les prés rient bio (Les 2 Vaches), qui développe notamment une filière laitière bio durable en Normandie (par des aides à la conversion et des contrats innovants avec les éleveurs laitiers partenaires), montre qu’une multinationale peut s’engager dans la préservation de l’intérêt de ses parties prenantes, même les plus modestes. Les grandes entreprises actionnariales, malgré les transformations de leur gouvernance ou de leur management inspirées par une volonté de s’engager dans une durabilité forte, restent soumises à des logiques capitalistiques guidées par des exigences de rentabilité économique immédiate et de rémunération de leurs actionnaires, qui peuvent fragiliser leurs engagements sociétaux et environnementaux. De leur côté, les entreprises de l’ESS, fortes d’un engagement « socialement responsable » fondateur, sont également confrontées, dans la réalité des pratiques, à leurs propres tensions.

— Vers une convergence des modèles ? Si l’ESS et la RSE sont deux formes d’engagement distinctes, chacune avec sa trajectoire, on constate aujourd’hui certains points de convergence. Certaines entreprises de l’ESS font le choix de s’inscrire dans un processus de labellisation « classique » en RSE, de manière à renforcer leur légitimité et à répondre aux exigences du 4. Fonds d’investissement social créé en partenariat avec le prix Nobel de la paix Muhammad Yunus.

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marché. En effet, l’intégration de nouveaux enjeux sociétaux et environnementaux fait l’objet d’une demande croissante émanant des clients, des négociants ainsi que des distributeurs de l’industrie agroalimentaire. Elle reflète une vigilance accrue, notamment de la part des consommateurs, à l’égard des pratiques de la filière. C’est ainsi qu’un petit groupe de caves viticoles coopératives (structures de l’ESS) a créé en 2017 l’association Vignerons en développement durable (VDD) pour porter une démarche collective en RSE. Leur objectif est d’accompagner les actions des producteurs de la filière vin dans une démarche globale de développement durable, pour valoriser leur différenciation et apporter de nouvelles valeurs ajoutées à leur production. Au-delà des enjeux marchands, cette démarche collective renforce l’identité coopérative en professionnalisant les pratiques par la mise en œuvre d’une démarche de RSE structurée. Elle permet aux coopératives de se « reconnecter » avec leurs parties prenantes, principalement les coopérateurs. L’engagement dans des exigences environnementales nouvelles renforce la solidarité coopérative, ce qui redonne du sens à ce modèle organisationnel (Meyer et al., 2017). Les coopératives souhaitent ainsi jouer un rôle politique et démontrer que, au-delà d’une multiplication des labels dans l’industrie agroalimentaire qui vise avant tout à envoyer des signaux au marché, une démarche authentique d’agriculture responsable, fédératrice et transformationnelle peut exister. Pour autant, la multiplication des labels et certifications (Alliot et al., 2021) pose question, dans la mesure où elle laisse la possibilité à toute entreprise, engagée ou non, d’afficher un tampon « vert », « local » ou « social » sur les produits alimentaires. À cette marchandisation exacerbée de la RSE, qui questionne la capacité transformative des initiatives volontaires des entreprises « classiques », répondent d’autres limites potentielles des entreprises de l’ESS, lorsque celles-ci tendent à privilégier la croissance, par exemple, en mettant à mal leurs valeurs fondatrices. Ainsi, les statuts particuliers des coopératives, mutuelles ou associations peuvent-ils apparaître comme des conditions nécessaires, mais non suffisantes, d’une contribution effective de l’ESS à des systèmes alimentaires plus durables. C’est bien plutôt la combinaison d’un projet politique fort, porté par des organisations engagées au service d’une transition, et d’une forme de gouvernance garante de la priorisation des finalités sociales et environnementales sur une dimension économique (alors envisagée comme moyen, et non comme fin), que résident les potentialités les plus prometteuses. Parallèlement au mouvement précédent, on voit évoluer les démarches de RSE vers une reconnaissance des fonctions sociales et environnementales des entre­prises. Ainsi, en France, la loi Pacte de 2019 introduit la qualité de « société à mission » permettant à une entreprise de déclarer sa raison d’être à travers plusieurs objectifs sociaux et environnementaux au-delà de leur seule mission économique à laquelle elles étaient jusqu’alors circonscrites (Segrestin et al., 2021). Dans la lignée de son double projet économique et sociétal initié dès 1972 par Antoine Riboud,

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Une écologie de l’alimentation

Danone a été en 2020 la première entreprise française du CAC 40 à se doter de ce statut, suivie par d’autres entreprises de l’agroalimentaire comme le groupe de coopératives agricoles InVivo. Au sein d’une société à mission, un comité réunissant différentes parties prenantes est destiné à garantir le suivi de la mission, et la mise en œuvre des engagements est évaluée par un organisme indépendant. La création de ce statut semble rapprocher la RSE de l’ESS, mais une différence subsiste entre les deux démarches. Dans le cas de la RSE et même de l’entreprise à mission, la fonction première de l’entreprise reste le profit. Ce qui est reconnu est de pouvoir afficher, en complément pourrait-on dire, des fonctions environnementales et sociales. Ce statut ne génère aucune contrainte sur la redistribution des dividendes ou sur la politique salariale, au contraire de l’ESS. Et le risque subsiste qu’en continuant de privilégier le rendement financier, les objectifs sociaux et environnementaux soient marginalisés et empêchent la création d’un impact sociétal véritable (Marais et al., 2020). Il n’empêche que cette loi marque une évolution vers la reconnaissance de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, même si les conditions de sa mise en œuvre et son véritable impact posent encore question (Morteo et Tchotourian, 2019). Une autre évolution mérite d’être mentionnée qui porte sur l’inscription des entreprises dans des dynamiques territoriales comme les projets alimentaires territoriaux (PAT) ou les pôles territoriaux de coopération économique (PTCE). Dans les domaines de la production et de la distribution alimentaires, ces projets ou ces pôles s’inscrivent dans des modèles architecturés en réseaux qui, en se substituant à une organisation agricole linéaire, favorisent le partage, voire la mutualisation de moyens logistiques et de compétences, la conception de nouveaux services, l’exploitation des ressorts de l’économie circulaire et l’implication des consommateurs (Bernon et Morvan, 2021). Ces initiatives reposent sur la collaboration d’entreprises de l’ESS et d’entreprises classiques.

— Conclusion Le monde des entreprises semble prendre la mesure d’un besoin de transformation des systèmes alimentaires face aux enjeux de la durabilité. Les deux formes d’engagement dans ce sens que constituent l’ESS et la RSE rencontrent directement un certain engouement. Dans plusieurs régions du monde, cet engagement fait l’objet d’une institutionnalisation juridique, qui reconnaît un statut spécifique aux entreprises qui se donnent une autre finalité que la seule finalité économique : Benefit Corporation aux États-Unis, Società Benefit en Italie, Sociedades de Beneficio e Interés Colectivo en Colombie, Sociétés à mission en France, etc. (Utopies, 2021). La pression du marché, demandeur d’aliments présentant des garanties sur les conditions de production et d’échange, mais aussi la pression politique exercée par les ONG qui dénoncent les pratiques de certaines entreprises ont largement contribué à cet intérêt pour ces formes d’engagement.

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Pour parvenir à véritablement jouer un rôle dans la transition vers des systèmes alimentaires durables, les leçons que l’on peut tirer des expériences passées montrent la nécessité de coupler un fort engagement politique de l’entreprise et une forme de gouvernance participative et élargie adaptée en interne. Ce sont ces deux éléments qui peuvent garantir le maintien, dans la durée, des fonctions sociales et environnementales de l’entreprise. Il faut à la fois un projet fort et des instruments pour le mettre en œuvre. Sur ce dernier point, des progrès restent à faire pour transformer l’environnement dans lequel évoluent les entreprises. La finance est un des éléments cruciaux de cet environnement. Même si se développe encore timidement une forme de responsabilité sociale et environnementale des investisseurs et actionnaires, ils ne sont pas véritablement les moteurs de l’évolution des entreprises vers leur responsabilité sociétale. Dans la gestion financière des entreprises, le développement de la comptabilité verte, permettant de mesurer non seulement les résultats financiers mais aussi environnementaux, montre la voie (Rambaud et Richard, 2015).

Les auteures remercient Nicolas Bricas, Damien Conaré, Mathilde Coudray et Mathilde Douillet pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

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20 • Les entreprises : vers de nouveaux modèles ?

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Affilations des auteures Myriam Kessari : MoISA, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Univ Montpellier, Montpellier, France. Leïla Temri : MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. Florence Palpacuer : MRM, Univ Montpellier, Montpellier, France. Magalie Marais, Maryline Meyer : Montpellier Business School, Montpellier, France Marie Walser : Chaire Unesco Alimentations du monde, Univ Montpellier, Cirad, Institut Agro, Montpellier, France. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/c20

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Chapitre

Partie

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Les rôles de la formation et de la recherche Nicolas Bricas, Stéphane Fournier, Olivier Lepiller, Élodie Valette

Où l’on s’intéresse aux implications d’une écologie de l’alimentation pour la formation et la recherche, et où l’on constate que des changements sont en cours, tant sur les sujets que sur la façon de les traiter. Où quelques pistes sont données pour penser ces évolutions.

Les systèmes alimentaires de demain seront construits et gouvernés par les étudiants d’aujourd’hui. Si de nombreuses réflexions et initiatives pour former au développement durable émergent, la demande est pressante pour que cette évolution s’accélère, notamment de la part des étudiants eux-mêmes (Lebard, 2021). L’enjeu est double : former à la résolution de problèmes de durabilité et former autrement, tant la résolution de ces problèmes exige d’autres façons d’agir que celles qui ont prévalu jusqu’à présent. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une formation qui doit se transformer, et donc d’une « trans-formation ».

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— P our une (trans)formation aux systèmes alimentaires durables Plusieurs études ont récemment analysé la question de la formation à la transition, au sens large de transition écologique et sociale, dans l’enseignement supérieur. Le Campus de la Transition, créé en 2018 par un collectif d’enseignants-chercheurs, d’entrepreneurs et d’étudiants, est un lieu de formation mais également un laboratoire de recherche travaillant « sur de nouvelles pratiques pédagogiques pour enseigner des pensées complexes et des processus de changement systémique ». Pour répondre à une étude commanditée en 2019 par le ministère français en charge de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, ce laboratoire a coordonné un collectif pour « travailler de manière interdisciplinaire à l’élaboration d’un socle commun de connaissances et compétences auxquelles tout étudiant de licence devrait pouvoir avoir accès ». Le résultat de ce travail (Renouard et al., 2020) établit un « parcours » comprenant différentes « portes » qu’un citoyen, un étudiant individuellement ou un programme d’enseignement pourront emprunter : « acquérir une vision systémique pour habiter un monde commun (oikos) ; discerner et décider pour bien vivre ensemble (ethos) ; mesurer, réguler et gouverner (nomos) ; interpréter, critiquer et imaginer (logos) ; agir collectivement à la hauteur des enjeux (praxis) ; se reconnecter à soi, aux autres et à la nature (dynamis) ». Plus récemment encore, suite à une demande du même ministère, Jean Jouzel et Luc Abadie (2020) ont rendu un rapport détaillant les mesures à prendre pour « faire en sorte que, à brève échéance, 100 % des étudiants sortant de l’enseignement supérieur en formation initiale, aient été formés aux enjeux, voies et moyens de la transition écologique ». Cela passe également par l’établissement d’une matrice de compétences établie en concertation avec les établissements d’enseignement supérieur, en cours de définition. Quels sont les défis que les formations dédiées à la transformation des systèmes alimentaires doivent relever ? Le Mastère spécialisé® Innovations et politiques pour une alimentation durable (MS IPAD)1 peut servir d’exemple. Il a été créé en 2011 par Montpellier SupAgro et le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), en lien étroit avec la Chaire Unesco Alimentations du monde. En tant que formation « post-master » ou « post-ingénieur » (bac + 6), il cherche à former des cadres de haut niveau qui interviendront dans des entreprises, des associations, des bureaux d’études, des organismes d’appui, des collectivités locales, des ministères ou des organisations internationales au service de la transformation des systèmes alimentaires. Pour ce faire, cette formation porte différents partis pris :

1. https://www.montpellier-supagro.fr/ipad

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21 • Les rôles de la formation et de la recherche

• elle s’est ouverte dès son origine à des étudiants et à des professionnels ayant des formations et des parcours variés, pas forcément agronomiques, afin d’entretenir, tout au long de l’année, les échanges interdisciplinaires et intersectoriels nécessaires à la transition alimentaire. Les diplômés doivent pouvoir jouer un rôle de pilote d’innovation en animant et en coordonnant des systèmes d’acteurs hétérogènes ; • elle cherche en permanence à articuler les échelles, du local au global, des initiatives citoyennes territorialisées aux coordinations internationales, en passant par les politiques alimentaires locales, urbaines notamment ; • elle met l’accent sur une compréhension fine du contexte (à différentes échelles) et sur l’appropriation de méthodes d’évaluation des impacts (en cherchant à agréger les différentes dimensions de la durabilité) ; • enfin, elle laisse la plus grande place possible aux travaux de groupe, à la participation et aux débats au sein de la promotion et avec les intervenants, mais également au sein de la communauté de diplômés, et à l’acquisition de compétences communicationnelles. En parallèle, la Chaire Unesco Alimentations du monde anime depuis 2011 un séminaire annuel ouvert à tous les étudiants sur les enjeux contemporains de l’alimentation. Ce séminaire a été créé à la demande de responsables de masters de Montpellier pour redonner un cadre général sur les enjeux de durabilité de l’alimentation aux étudiants très spécialisés et un sens à leur formation. Le séminaire est désormais suivi par les étudiants d’une dizaine de masters en agronomie, en économie, en sciences politiques et sociales, en génétique, en technologie alimentaire, en architecture et urbanisme, etc.

— Pour une recherche reliante De la même façon que la formation évolue, la recherche se transforme elle aussi, à la fois dans la définition de ses finalités et dans ses modalités de travail. Les réflexions récentes pour construire une « science de la durabilité » fournissent des pistes intéressantes pour penser cette évolution. Sur la base d’une analyse de 1 129 publications se revendiquant des sciences de la durabilité, Julien Blanco et Clémence Moreau (2021) identifient trois piliers fondateurs de la science de la durabilité : comprendre les socio-écosystèmes et leur dynamique ; coconstruire des connaissances entre disciplines et avec des acteurs ; transformer en assumant le caractère engagé de la science de la durabilité au service d’une transformation des rapports des humains à leur environnement. Dans leur plaidoyer pour une science de la durabilité, quatre chercheurs et responsables de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) définissent également des pistes pour « chercher autrement » (Verdier et al., 2020). Sur la base de ces réflexions, et en les croisant avec

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les propositions d’une écologie de l’alimentation, on peut suggérer de rassembler les évolutions actuelles dans la recherche sous l’expression de « recherche reliante ». Dans la perspective de contribuer à une transformation des systèmes alimentaires, des programmes de recherche orientés vers la résolution de problèmes se multiplient. C’est ce que des établissements comme le Cirad appellent la « recherche finalisée ». Ces programmes se différencient de l’exploration de fronts scientifiques disciplinaires, tout en reconnaissant l’utilité de ces recherches plus fondamentales. Certains projets orientés par des finalités de résolutions de problèmes trouvent toutefois encore difficilement des financements s’ils ne garantissent pas une amélioration de la compétitivité internationale des équipes qui proposent le projet, compétitivité surtout fondée sur l’avancée sur des fronts scientifiques académiques. Construire et conduire des programmes de recherche finalisée signifie assumer une recherche engagée (chapitre 10), dont le but n’est plus seulement l’augmentation des connaissances pour la connaissance, mais pour la résolution d’un problème. Dans la science de la durabilité telle que la propose Olivier Dangles à l’IRD, la problématique générale consiste à envisager un développement des sociétés dans une bande circulaire délimitée d’un côté par les « limites planétaires » (Rockström et al., 2009) et de l’autre par le plancher social « constitué des besoins fondamentaux et des déterminants minimaux du bien-être qui devraient permettre à toutes et tous de mener une vie digne ». Ces deux limites définissent la zone « sûre et juste » en forme de doughnut dans laquelle pourrait s’épanouir l’humanité (Raworth, 2012) (figure 21.1) Une telle perspective de recherche finalisée par la résolution de problèmes exige de faire du lien entre les chercheurs et d’autres acteurs (chapitre 9). La complexité des problèmes à résoudre et la nécessité de tenir compte des effets de solutions possibles sur les différentes dimensions de la durabilité exigent une mobilisation de différentes disciplines. C’est ce que la méthode « Urbal » d’identification des effets d’innovations alimentaires sur les différentes dimensions de la durabilité tente de faire (encadré ci-après sur la méthode Urbal). Si la pluridisciplinarité est souvent une porte d’entrée, la mise en dialogue des résultats ouvre la voie vers une interdisciplinarité (encadré ci-après sur la pluri-, multi-, inter-, disciplinarité). Celle-ci tente le dialogue, dès la conception du programme de recherche, pour aller vers une fertilisation croisée des disciplines, voire, au-delà, vers une transdisciplinarité qui tenterait le dépassement des disciplines. Dans les recherches sur l’alimentation, les espaces interdisciplinaires varient selon les pays. Les pays anglo-saxons développent les food studies, sur le modèle des cultural studies, alors que les Français privilégient une perspective ouverte à l’interdisciplinarité, mais disciplinairement ancrée, par exemple, dans la socio-anthropologie (Poulain, 2017).

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Figure 21.1. Le doughnut de Raworth, Oxfam (source : Raworth, 2012). Les 11 fondations des limites sociales répondent aux priorités des gouvernements définies lors du Sommet de Rio + 20 en 2012 et les « limites planétaires » sont celles définies par Roström et al. (2009).

Pluri-, multi-, inter-, transdisciplinarité Pluri- ou multidisciplinarité : notions équivalentes de juxtaposition d’approches disciplinaires sans chercher particulièrement une interaction entre ces approches. Nombre de projets de recherche divisés en work packages, chacun étant disciplinaire, sont des projets pluri ou multidisciplinaires. Chacun publie dans les revues de sa discipline, ce qui correspond d’ailleurs à la demande des institutions d’évaluation de la recherche qui définissent les revues légitimes pour chaque discipline. Interdisciplinarité : interaction entre disciplines. Elle oblige à un dialogue méthodologique et conceptuel entre disciplines pour tenter une représentation originale de la réalité : physico-chimie, socio-économie, agro-économie sont par exemple des champs interdisciplinaires. Transdisciplinarité : approche qui dépasse les disciplines, qui tente une nouvelle façon d’analyser avec ses propres méthodes.

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L’interdisciplinarité est plus facile à dire qu’à faire. En effet, l’environnement d’évaluation de la recherche tend à privilégier l’excellence académique par l’exploration des fronts de recherche de sa propre discipline plutôt que le dialogue entre disciplines. La Chaire Unesco Alimentations du monde tente depuis 2011 d’organiser des espaces pour faciliter ces échanges. Pour ce faire, elle monte des projets de recherche mobilisant plusieurs disciplines (par exemple le projet Foodscapes sur les paysages alimentaires) dont elle suscite l’interaction en diverses occasions. Par exemple lors de la discussion de résultats de recherche ou lors de la rédaction de documents qui les traduisent en recommandations pour l’action (la série des policy briefs « So What? »). Articuler les savoirs se fait aussi par le biais de rencontres, comme celles organisées chaque année autour d’un thème relatif aux enjeux alimentaires contemporains et qui croisent les regards scientifiques de plusieurs disciplines avec les regards professionnels et artistiques. La Chaire est également attentive à ce que les chercheurs moins visibles dans la communauté scientifique puissent exprimer leur point de vue. Il s’agit des scientifiques travaillant avec moins de moyens ou ayant un moindre accès aux financements, aux réseaux ou aux publications. À cet égard, les colloques organisés sur le thème Manger en ville ont donné l’occasion à des chercheurs africains, latino-américains et asiatiques de développer un point de vue « des Suds » sur la problématique de l’acculturation alimentaire liée à l’urbanisation (Soula et al., 2020).

Un exemple d’approche interdisciplinaire et participative : la méthode Urbal Développée depuis 2018, Urbal est une méthode participative de suivi-évaluation des impacts des innovations alimentaires sur toutes les dimensions de la durabilité. Elle a été conçue par une équipe pluridisciplinaire associant le Cirad et la Chaire Unesco Alimentations du monde à Montpellier, le think tank Està à Milan et l’université Wilfrid Laurier à Waterloo, au Canada*. Elle s’inspire d’une part de la méthodologie d’élaboration participative de modèles causaux de situations nutritionnelles (Beghin, 2002) et de la méthode ImpresS développée par le Cirad (Barret et al., 2017). Cette méthode a été expérimentée dans un premier temps sur quinze innovations alimentaires dans dix pays du monde, toutes en milieu urbain, terreau fertile en innovations sociales tant se concentrent en ville les problèmes de durabilité. L’objectif d’Urbal est d’aider les porteurs d’innovations, les décideurs politiques et les bailleurs en position de les soutenir à mieux connaître, anticiper et évaluer leurs impacts, autrement dit, leurs effets à relativement long terme. Urbal s’appuie sur une évaluation conçue pour être économe en ressources (humaines, temps, argent). Celle-ci est fondée sur le concept de « chemins d’impact ». Elle est qualitative, dans le sens où son objectif n’est pas de quantifier des impacts, mais d’identifier et de représenter, sous la forme de cartes cognitives, ces chemins d’impacts : des chaînes causales qui relient les activités (ce que font concrètement les innovations) à leurs conséquences. Il est nécessaire de distinguer les effets directs (produits, ou outputs), de moyen terme (résultats, ou outcomes) et de plus long terme (impacts), tout en

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identifiant les conditions du passage entre chaque étape. Des conditions de réussite nécessaires ou facilitatrices, des obstacles ou des freins peuvent alors être identifiés. Les impacts finaux se rapportent aux différentes dimensions de la durabilité. Urbal en considère cinq : économie, environnement, socioculturel, santé nutritionnelle et sécurité alimentaire, gouvernance. La méthode s’organise en trois étapes. La première, fondée sur des entretiens, l’analyse de la documentation disponible et une revue de la littérature scientifique, consiste à caractériser l’innovation en restituant son histoire, en dressant la carte de ses acteurs et en identifiant précisément ses activités innovantes productrices de changements. La suivante est dédiée à l’organisation d’un atelier participatif multiacteurs destiné à identifier collectivement les principaux impacts et leurs chemins. Elle se prolonge dans une phase d’analyse des données collectées, pour les affiner et les préciser. La troisième étape vise à restituer, faire valider et discuter, dans le cadre d’un nouvel atelier participatif ou d’une réunion, les chemins d’impacts identifiés. Cette troisième étape peut mettre plus ou moins l’accent sur l’une ou l’autre des grandes fonctions d’Urbal : informer le pilotage de l’innovation, la promouvoir, la mettre en réseau, partager son expérience, informer la prise de décision quant à son soutien, ou encore préparer une évaluation quantifiée des impacts. C’est en effet une quatrième étape possible : utiliser Urbal comme base pour une évaluation mesurée. La méthode est alors utilisable pour faire un choix d’indicateurs parmi le grand nombre d’options existantes, ou pour élaborer des indicateurs spécifiques. Urbal se présente donc comme une alternative aux méthodes d’évaluation quantitatives. Elle est facilement praticable par des innovateurs sociaux disposant souvent de peu de moyens. Les connaissances produites le sont collectivement. L’idée générale étant que la diversité des regards et des expériences des parties prenantes, ainsi que leur confrontation, permettent d’appréhender l’étendue de la gamme des impacts. En resituant cette diversité des impacts par rapport aux différentes dimensions de la durabilité, la méthode met au jour les synergies entre différentes dimensions, ou au contraire leurs contradictions, révélant des arbitrages ou priorisations nécessaires entre les différentes activités. La dimension participative d’Urbal est aussi gage de la pertinence sociale de l’évaluation, ce qui lui donne une dimension politique. D’un côté, parce qu’elle permet de fonder collectivement des choix en matière de production de connaissance sur les impacts. De l’autre, parce que la connaissance produite est partagée au sein d’un collectif réuni par la mise en pratique d’Urbal, et au sein d’une communauté de pratiques plus large, via le partage en accès libre des résultats (sous licence Creative Commons). En favorisant le partage d’expérience entre innovations et la construction d’une connaissance commune, Urbal est utile au changement d’échelle des innovations (chapitre 19). Elle sert aussi ce dernier en informant la prise de décision relative au soutien politique (autorités locales) ou financier (bailleurs, investisseurs) des innovations (Valette et al., 2020). D * L’expérimentation de cette méthode est cofinancée par trois fondations : Agropolis Fondation, la Fondation Daniel et Nina Carasso et la Fondazione Cariplo.

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L’enjeu d’une recherche finalisée est aussi d’articuler savoirs scientifiques et professionnels. De plus en plus de projets de recherche sont conduits en partenariat avec des acteurs du système alimentaire : politiques, ONG ou entreprises. De tels partenariats ne visent pas seulement à discuter ensemble de la pertinence des questions ou des hypothèses mais permettent, en cours de déroulement du projet, de maintenir ce cap, et de réagir ensemble aux situations inattendues. Ce qui suppose la création de partenariats entre les scientifiques et les acteurs dans la durée et pas seulement limitée au seul projet de recherche. Ceci permet, d’un côté, une analyse scientifique des savoirs professionnels ou citoyens, et, de l’autre, un regard critique des acteurs et citoyens sur le travail scientifique. Organiser cette relation se fait par le biais de think tanks comme le Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires (IPES-Food) ou l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), qui synthétisent des expertises pour renforcer les capacités d’argumentation et de plaidoyer des acteurs engagés à accélérer la transformation des systèmes alimentaires. Le dialogue science-société concerne également les relations entre chercheurs et citoyens. De nombreuses initiatives existent pour diffuser les résultats scientifiques auprès du public. La diversification des supports de communication a facilité cette diffusion, en même temps qu’elle a ouvert la possibilité d’une multiplication des informations fausses contribuant à brouiller les pistes et à décrédibiliser les savoirs scientifiques. Mais le dialogue entre sciences et citoyens peut aussi se faire par la participation de ces derniers à la production scientifique. L’expression « science citoyenne » englobe cette pratique, et recouvre dans les faits une diversité de méthodes (Silva et al., 2017). La façon dont sont analysées des données d’enquêtes auprès d’une population peut en outre permettre de légitimer les savoirs citoyens. Par exemple, les analyses en déviances positives, qui commencent à être utilisées en nutrition, consistent à identifier, au sein d’une catégorie de population aux caracté­ ristiques semblables, des comportements d’individus « déviants » qui ont su trouver, mieux que d’autres, des solutions par rapport à un problème posé (Marsh et al., 2004). Les solutions ne sont plus le monopole de la recherche, et celles mises en œuvre par des citoyens deviennent des modèles. Dans une perspective de recherche finalisée, les acteurs scientifiques qui cherchent à contribuer à la transformation des systèmes alimentaires font preuve d’un certain degré d’engagement. Dès lors, quand ils dépassent le cadre de la production de résultats de recherche pour faire de l’expertise ou exposer une opinion, les chercheurs doivent être en mesure de faire preuve d’une réflexivité suffisante pour trouver la bonne distance entre leur activité de recherche et leur prise de position politique. Et, de fait, le choix d’un chercheur pour son objet d’étude ou ses méthodologies ne relève pas seulement d’une volonté de faire progresser la connaissance. Ce choix traduit également des implicites qui renvoient à des valeurs et à des sensibilités sociétales. Les sciences sociales prennent un soin tout particulier à en faire un

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examen critique afin de garantir l’objectivité, la neutralité interprétative et les limites de la posture du chercheur (Grignon, 2015). Cette réflexivité permet aux scientifiques de se soustraire autant que possible à l’influence des modes intellectuelles et à l’instrumentalisation. Et si l’on parle de réflexivité, une science responsable ne peut pas l’être seulement sur l’utilité des connaissances qu’elle produit, mais aussi sur la façon dont elle le fait. La recherche peut ainsi avoir un coût environnemental, quand on pense aux risques sanitaires qu’elle peut faire prendre aux sociétés par l’application sans recul et sans débat de ses innovations. Mais aussi un coût social, quand on pense à la précarité des jeunes travailleurs des laboratoires et aux pratiques dévoyées de mandarinat. Là aussi, de nouvelles pratiques se développent dans les universités, les écoles et les laboratoires pour mettre en accord fond et forme de l’enseignement et de la recherche.

— Conclusion Qu’il s’agisse de formation ou de recherche, un grand nombre d’acteurs se mobilisent aujourd’hui pour à la fois répondre aux enjeux de l’alimentation durable et tenter de le faire autrement. Diverses approches philosophiques ou épistémologiques fournissent des pistes pour penser ces évolutions nécessaires. Par exemple, les sciences de la durabilité cherchent à articuler les savoirs pour transformer les systèmes et les approches complexes (Morin, 1990), et à étudier les agencements et les combinaisons. Le concept de « rhizome » (Deleuze et Guattari, 1976 ; 1980) propose un modèle de représentation de l’organisation sans subordination entre les éléments. Il est une forme de résistance aux modèles hiérarchiques que les auteurs jugent oppressifs. Toutes ces approches montrent que changer les façons de se représenter le monde est déjà une façon d’initier son changement.

Les auteurs remercient Damien Conaré, Mathilde Coudray et Marie Walser pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

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Affilations des auteurs Nicolas Bricas, Olivier Lepiller : Cirad, UMR MoISA, F-34398 Montpellier, France ; MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. Stéphane Fournier : Innovation, Univ Montpellier, Cirad, INRAE, Institut Agro, Montpellier, France. Élodie Valette : Cirad, UMR ART-Dev, F-34398 Montpellier, France ; ART-Dev, Univ Montpellier, CNRS, Univ Paul Valéry Montpellier 3, Univ Perpignan Via Domitia, Cirad, Montpellier, France. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/c21

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Chapitre

Partie

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L’alimentation en politiques Damien Conaré, Nicolas Bricas

Où il est question de politiques publiques d’alimentation au Brésil, au Canada ou en France, menées aux échelles nationales ou locales. Un foisonnement d’initiatives qui permet d’associer de nouveaux acteurs de la société civile dans les systèmes alimentaires et de répondre ainsi à de nouvelles préoccupations. Reste à relever les défis de l’intersectorialité, de la participation, et à entrer dans l’arène pour imposer de nouveaux rapports de force.

Les pratiques des consommateurs (chapitre 18), les initiatives citoyennes (chapitre 19) et les démarches de responsabilité sociale et environnementale des entreprises (chapitre 20) contribuent à la transformation des systèmes alimentaires. Mais elles ne suffisent pas pour mener cette transformation à bien : elles doivent être accompagnées par des politiques publiques porteuses de changements structurels. Historiquement, les questions alimentaires ont été traitées par les politiques publiques sous deux angles principaux. Le premier a été de garantir des disponibilités alimentaires suffisantes pour nourrir la population. Ceci s’est traduit soit par des politiques agricoles visant à augmenter la production alimentaire pour assurer une certaine autosuffisance, soit par des politiques commerciales pour recourir à des importations d’aliments à bas prix depuis les marchés internationaux. Le second angle des politiques a été de garantir une qualité sanitaire, voire nutritionnelle, qui protège la santé des consommateurs.

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Les autres dimensions de l’alimentation – sociale, culturelle, éthique et environnementale – ont été relativement absentes des débats et de l’agenda des politiques publiques, mais semblent être redevenues des sujets légitimes (Fouilleux et Michel, 2020). De nouvelles politiques d’alimentation, qui intègrent davantage les questions de durabilité, sont désormais conduites à différentes échelles. Elles permettent d’intégrer de nouveaux acteurs du changement et contribuent ainsi à bousculer des rapports de force souvent établis de longue date. Tout l’enjeu est là, à la fois de viser la transversalité de ces politiques, qui devraient rompre avec les approches sectorielles de l’alimentation (régies de façon assez cloisonnée par des services ou des ministères en charge de l’agriculture, de l’environnement, de la santé, de l’éducation, de l’économie, du social, de la culture, etc.), et d'assurer la complémentarité et les interactions entre les différentes échelles politiques.

— De l’échelle des régions urbaines… La fin du xxe siècle a vu, partout dans le monde, les métropoles reprendre du pouvoir social, politique et économique. Une montée en puissance qui, outre le poids démographique qu’elles représentent, s’explique en partie par un désengagement financier des États en matière d’aménagement du territoire et par les mutations des systèmes productifs dans un monde globalisé (Brand et al., 2017). Ainsi la mondialisation a-t-elle pu couper les plus grandes villes de leur économie nationale, voire les éloigner de leur ancrage territorial. Dès lors, le secteur de l’alimentation représente une formidable opportunité pour les villes de renouer un lien parfois perdu avec leur environnement productif et nourricier. Mais aussi de renouer avec leur passé de « ville organique » qu’elles ont connu avant la Révolution industrielle, époque où les villes étaient encore littéralement façonnées par l’alimentation (Steel, 2008). Depuis le début des années 1990, les villes s’intéressent de plus en plus aux moyens de répondre aux attentes des citadins afin d’améliorer leur alimentation. Ce mouvement se traduit au niveau des territoires par une multiplication d’initiatives autour de la relocalisation de l’alimentation (chapitre 17). Ce foisonnement d’innovations commence à s’inscrire dans des stratégies alimentaires développées par des gouvernements locaux urbains (villes, agglomérations, métropoles, etc.) qui disposent à cet effet d’un certain nombre de leviers d’action : les appels d’offres pour l’approvisionnement en restauration collective (cantines scolaires, hôpitaux et autres institutions publiques) ; la protection du foncier agricole ; l’urbanisme commercial et la gestion des infrastructures ; la mise en place de dispositifs de gouvernance comme les conseils locaux d’alimentation (food policy councils) ; les actions de solidarité avec les plus démunis ; etc. (Battersby et Watson, 2019 ; Cabannes et Marocchino, 2018 ; Dansero et al., 2017 ; Deakin et al., 2016 ; Tefft et al., 2020).

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La ville de Belo Horizonte au Brésil (2,5 millions d’habitants) est souvent considérée comme pionnière pour avoir développé une politique intégrée de lutte contre l’insécurité alimentaire à partir de 1993. Coordonnée par un Secrétariat municipal pour la sécurité alimentaire et nutritionnelle, cette stratégie a été marquante par son cadre d’action (de la production à la consommation), la flexibilité de ses mesures, son attention aux liens urbain-rural et son objectif de justice sociale (Rocha et Lessa, 2009). Différentes mesures ont été mises en œuvre et ont ensuite inspiré de nombreuses autres municipalités : financement de restaurants populaires servant jusqu’à 20 000 repas par jour à prix subventionnés ; programme de cantines scolaires dans plus de 200 établissements ; soutien à des épiceries pour vendre des fruits et légumes à prix réduits ; établissement de marchés paysans en ville pour les agriculteurs périurbains ; programmes d’éducation à l’alimentation ; etc. Le succès de cette politique, qui a très vite obtenu des résultats en matière de lutte contre l’insécurité alimentaire, tient à plusieurs facteurs : la volonté politique de lancer un vaste programme ; la compétence et la motivation d’une équipe municipale désireuse de prouver qu’une politique publique de lutte contre la pauvreté pouvait être efficace et, dernier argument, tout cela avec un coût estimé de 1 à 2 % du total du budget municipal pour une population ciblée estimée à près de 800 000 habitants chaque jour (Rocha, 2001)… Les régions urbaines d’Amérique du Nord ont également expérimenté des politiques, ou plutôt des stratégies, alimentaires depuis le début des années 1990 (Neuner et al., 2011), avec notamment la métropole canadienne de Toronto comme symbole (Blay-Palmer, 2009). Elle a initié en 1992 un Conseil de politique alimentaire comme instrument de promotion de la « démocratisation alimentaire », regroupant des activistes communautaires, des politiques, des universitaires, des syndicats et des représentants du secteur agricole et du milieu des affaires (Welsh et MacRae, 1998). Depuis, ces conseils locaux de l’alimentation se sont répandus, stimulant des processus de démocratie locale (Guthman, 2008 ; Lang et al., 2009 ; Starr, 2009). Et, plus généralement, des politiques alimentaires urbaines se sont multipliées un peu partout dans le monde comme, parmi beaucoup d’autres exemples, à Mexico City, Medellín (Colombie), Rosario (Argentine), Gampaha (Sri Lanka), Nairobi (Kenya) ou encore Accra (Ghana). En 2015 a été signé le Pacte de Milan pour des politiques alimentaires urbaines. Il regroupe aujourd’hui 211 municipalités à travers le monde qui s’engagent volontairement « pour le développement de systèmes alimentaires durables et la promotion de régimes alimentaires sains », en adoptant des actions en matière de gouvernance, d’équité sociale, de soutien à la production, d’approvisionnement, de lutte contre le gaspillage, etc. Cette mise en réseau à l’échelle internationale des mouvements alimentaires urbains ouvre des opportunités d’échanges et, surtout, permet de renforcer la légitimité de ces actions à l’échelle locale.

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Toutefois, les politiques alimentaires urbaines mises en œuvre sont encore souvent parcellaires et ne traitent que l’une des multiples facettes des systèmes alimentaires, voire ne cherchent pas à agir explicitement sur le système alimentaire à d’autres échelles (Hodgson, 2012). En effet, les activités liées à l’alimentation représentent un défi pour les gouvernements urbains car elles demandent l’intégration de représentants de différents segments de la société (citoyens, entreprises, recherche, pouvoirs publics), de différents niveaux de gouvernance (du local à l’international) et de différents secteurs de politiques publiques (agricole, sociale, santé, éducation, environnement, urbanisme, etc.). Sans compter que des politiques nationales, ou régionales, peuvent venir limiter, voire contredire, l’autorité municipale dans ses actions. Par exemple, le Conseil d’État français refusant fin 2020 aux maires de prendre des arrêtés « anti­ pesticides ». Il est également souvent constaté l’absence de mécanismes efficaces pour assurer l’engagement de secteurs et d’acteurs multiples (De Cunto et al., 2017). Plus précisément, l’analyse comparée de très nombreux documents de politiques alimentaires urbaines révèle plusieurs éléments (Candel, 2020 ; Sonnino, 2019) : • une grande similarité dans les objectifs fixés, avec en particulier quelques thèmes qui apparaissent le plus souvent : l’agriculture et la production locale, l’éducation et le développement économique. Un grand absent étant l’attention portée à l’atténuation des changements climatiques ; • la faible utilisation d’instruments de régulation et le manque d’objectifs de mise en œuvre précis, associés à des échéanciers ; • l’existence d’un « milieu manquant », à savoir l’absence d’objectifs ou d’intégration des acteurs de la transformation et de la distribution. Des activités le plus souvent régulées aux échelles régionale, nationale et internationale. Ce dernier point montre que les villes intègrent peu dans leur stratégie alimentaire les espaces hors des territoires qui les nourrissent. Ceci peut les amener à perdre de vue des enjeux systémiques plus larges et révèle le fait que, par leur stratégie, elles n’agissent en réalité que sur une faible partie de leur système alimentaire. C’est pourquoi investir dans la connaissance des flux alimentaires qui traversent les villes leur permet d’identifier comment elles s’inscrivent dans un système alimentaire plus vaste, les enjeux que cela soulève, et ce qu’elles peuvent faire pour y remédier (Gaspard, 2020). Enfin, en matière de gouvernance, une analyse comparée des dynamiques de politiques d’alimentation de Toronto et Bruxelles insiste sur la nécessaire réflexivité des acteurs engagés (Manganelli, 2020). C’est-à-dire leur capacité à se réajuster sur la durée, à se réinventer ou à reformuler des objectifs et réviser des actions afin de s’adapter aux changements inévitables de l’environnement socio-économique et institutionnel local (élections, modifications administratives, etc.). Il semble également important de bien documenter ses succès et de ne pas prendre pour acquise la légitimité de l’action alimentaire à l’échelle locale.

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— … aux échelles nationale et régionale L’expérience brésilienne est tout à fait emblématique d’une politique nationale d’alimentation qui s’est nourrie d’expériences locales, et les a nourries en retour. Ainsi, un facteur important de la persistance dans le temps des programmes de sécurité alimentaire menés à Belo Horizonte, évoqués précédemment, s’est joué à l’échelle nationale. Le président Lula da Silva, élu en 2003, a immédiatement exprimé le principal objectif de sa présidence : éliminer la faim au Brésil et regrouper pour ce faire différentes parties prenantes des systèmes alimentaires au sein d’un Conseil national de sécurité alimentaire et nutritionnelle (Consea). Avec succès d’ailleurs puisqu’en 2014, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a déclaré que le Brésil ne figurait plus sur la « carte de la faim », avec moins de 5 % de la population considérée en sous-alimentation. La stratégie nationale « Faim Zéro » développée sous le gouvernement Lula à partir de 2004 a repris bon nombre des programmes développés à Belo Horizonte dix ans plus tôt et alloué des ressources aux initiatives locales de sécurité alimentaire. Ainsi, la stratégie Faim Zéro a, à son tour, été très importante pour la poursuite et la croissance des programmes à Belo Horizonte : après 2004, en partenariat avec le gouvernement fédéral, la ville a pu augmenter le nombre de restaurants populaires, développer sa banque alimentaire et améliorer son programme de repas scolaires. Et grâce au Programme fédéral d’acquisition de denrées alimentaires (PAA), la ville a été incitée à acheter les produits destinés à ses restaurants populaires et à sa banque alimentaire directement auprès de petits agriculteurs familiaux. Enfin, la législation dans le cadre du Programme national de repas scolaires (PNAE) exigeait désormais que 30 % des fonds fédéraux soient réservés à l’achat de denrées alimentaires produites par des exploitations familiales (Rocha et al., 2012). De même, au Canada, les initiatives menées aux échelles métropolitaines à partir des années 1990 ont fini par stimuler une dynamique nationale pour établir une « Politique alimentaire pour le Canada ». Adoptée en 2019, et dotée d’un budget d’investissement sur cinq ans de 134 millions de dollars, cette politique s’est donnée comme vision générale que « toutes les personnes vivant au Canada puissent avoir accès à une quantité suffisante d’aliments salubres, nutritifs et culturellement diversifiés, et que le système alimentaire du Canada soit résilient et novateur, protège l’environnement et soutienne l’économie ». Les domaines d’action prioritaires concernent le soutien aux collectivités locales, la promotion du « Achetez canadien », la sécurité alimentaire des communautés nordiques et autochtones et la lutte contre le gaspillage alimentaire. Cette politique est notamment le fruit de consultations publiques menées en 2017 auprès de nombreux acteurs du système alimentaire canadien et bénéficie de l’appui d’un Conseil consultatif canadien de la politique alimentaire (Levkoe et Wilson, 2019).

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En France, la loi d’avenir de l’agriculture de 2014 a promu le lancement de projets alimentaires territoriaux (PAT) visant à construire « un diagnostic partagé de la production agricole locale et du besoin alimentaire dans un bassin de vie ou de consommation ». Dans les faits, la grande majorité des PAT sont conduits par des collectivités urbaines. Cette impulsion donnée par l’État, mais sans financements dédiés, a initié un vaste mouvement d’actions locales autour de l’agriculture et de l’alimentation. Il a été renforcé par l’objectif de la loi Egalim de 2018 d’atteindre un taux d’approvisionnement de 50 % de produits durables et de qualité, dont 20 % de produits issus de l’agriculture biologique dans la restauration scolaire, et des financements dédiés aux PAT relativement importants dans le cadre du plan de relance français de 2020-2021. Certes, ces innovations, principalement centrées autour de la promotion de pratiques de maraîchage plus vertueuses, du développement de circuits courts de distribution, de la préservation du foncier agricole, de l’approvisionnement localisé de la restauration collective ou d’initiatives de solidarités alimentaires, ne concernent qu’une petite partie de notre régime alimentaire quotidien. Et en cela ne mettent pas complètement au défi les systèmes alimentaires conventionnels. Il n’empêche, les PAT sont l’occasion d’ouvrir sur un territoire de nouveaux types de partenariats autour de l’alimentation entre des acteurs qui n’avaient pas l’habitude, ou l’occasion, de collaborer ensemble. Par exemple entre chambres d’agriculture, collectivités urbaines et acteurs de l’action sociale. Des relations qui se sont avérées particulièrement utiles, et efficaces, quand il s’est agi de répondre en urgence à des situations de grande précarité alimentaire pendant les périodes de confinement liées à l’épidémie de Covid-19 (France Urbaine, 2020). En France, cette décentralisation des politiques alimentaires tranche avec des politiques publiques plus centralisées et menées séparément. Dès le début du xxe siècle, les politiques alimentaires ont d’abord visé la régulation de la sécurité sanitaire des aliments et les politiques de labellisation et autres signes de qualité des produits alimentaires. L’enjeu central étant de construire de la confiance dans les aliments échangés, achetés et consommés. Puis, à partir des années 2000, se sont mis en place des Programmes nationaux nutrition santé (PNNS) successifs, pilotés par le ministère de la Santé. Ils ont marqué l’avènement d’un processus de « nutritionnalisation » des politiques alimentaires (chapitre 9). Le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation a quant à lui conservé la main sur un Plan national pour l’alimentation (PNA), articulé au PNNS (Fouilleux et Michel, 2020). Enfin, la crise de la Covid-19 et la paupérisation qu’elle a entraînée ont accéléré l’actualisation de la politique de lutte contre la précarité alimentaire avec la mise en place d’un Comité national de coordination de la lutte contre la précarité alimentaire (Cocolupa) et d’une nouvelle feuille de route marquant une volonté de sortir d’une réponse exclusive par l’aide

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alimentaire. Elle tend à reconnaître que l’alimentation a une dimension sociale et culturelle et ne se limite pas à la satisfaction des besoins nutritionnels (chapitre 15). À l’échelle européenne, les politiques agricoles nationales sont d’abord dictées par la politique agricole commune (PAC), d’un budget annuel de près de 60 milliards d’euros, qui vise à soutenir les producteurs pour faire face aux risques sur les marchés de matières premières agricoles et stabiliser leurs revenus. La PAC assure une cohérence régionale et une protection du marché intérieur européen vis-à-vis de potentiels dumping sociaux et environnementaux dans la concurrence internationale. Les réformes successives visant à « verdir » la PAC, c’est-à-dire à conditionner les aides versées aux agriculteurs à des pratiques agricoles plus respectueuses de l’environnement, sont toujours décevantes. Il faut dire que, très centrée sur la production et les échanges, la PAC échappe largement au débat public qui est peu familiarisé avec cette politique d’une grande complexité technique. Elle s’appuie sur des formes de régulation ou des processus décisionnels dans lesquels les représentants du secteur ont un poids particulièrement important et défendent le statu quo pour éviter de perdre des soutiens financiers acquis depuis de nombreuses années : la « profession agricole », à travers ses syndicats majoritaires ; les industries d’amont de l’agriculture (fournisseurs d’intrants – semences, matériels agricoles et produits phytosanitaires) et les industriels de l’agroalimentaires (Fouilleux et Michel, 2020). Une situation qui contribue à verrouiller et, d’une certaine manière, à institutionnaliser les différentes dimensions sociotechniques d’un système alimentaire agro-industrialisé (De Schutter, 2017).

— Les politiques alimentaires sont un sport de combat Dans l’idée de faire de l’alimentation un objet politique approprié par les citoyens à l’échelle européenne, une coalition d’acteurs de la société civile (ONG, think tanks, syndicats, acteurs de la recherche, associations de consommateurs, etc.) s’est réunie au sein de la European Union Food Policy Coalition (EUPFC). Cette coalition promeut une politique alimentaire européenne intégrée, en remplacement de la PAC, qui prenne en compte différentes préoccupations : la souveraineté alimentaire, les changements climatiques, la protection de l’environnement, la justice sociale et la solidarité internationale ou encore le bien-être animal. Cette coalition réalise des actions de lobbying et de plaidoyers à Bruxelles pour imposer de nouveaux sujets à l’agenda des négociations de la PAC et faire en sorte que les propositions émanant du Parlement européen suivent leur cours dans le processus décisionnel. Les positions de la coalition se fondent en particulier sur un rapport d’étude du Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables : Vers une politique alimentaire commune pour l’Union européenne – Les réformes et réalignements

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politiques nécessaires pour construire des systèmes alimentaires durables en Europe (IPES-Food, 2019). Les politiques alimentaires territoriales, et notamment urbaines, où les préoccupations des consommateurs occupent une place bien plus grande que dans les politiques agricoles, ont inspiré les propositions pour cette politique européenne. Un autre moyen de faire évoluer les rapports de force entre acteurs des systèmes alimentaires serait de favoriser une montée en échelle des collectivités territoriales afin qu’elles pèsent au sein de processus décisionnels qui les concernent (la PAC encore par exemple), mais où elles ne sont encore que peu, ou pas, représentées. À cet égard, il est intéressant de constater comment évoluent les réseaux natio-­ naux et internationaux de collectivités territoriales : Terres en ville, France Urbaine ou l’Association des Régions de France dans l’Hexagone, le réseau européen des villes bio (Organic Cities Network Europe), les villes signataires du Pacte de Milan, les membres du réseau des gouvernements locaux pour la durabilité (ICLEI) ou encore le réseau des villes engagées dans des actions climat (C40). D’une activité très centrée sur les échanges d’expérience, ces collectifs commencent à se doter d’une activité de plaidoyer pour pouvoir peser sur des instances nationales ou internationales, où se discutent et s’élaborent des politiques qui dépassent l’échelle des territoires mais les impactent énormément. Dans un scénario prospectif de transformation des systèmes alimentaires à l’horizon 2045, la société civile est invitée à « reprendre le flambeau » contre un scénario de « maintien du statu quo agro-industriel » (IPES-Food et ETC Group, 2021). Pour ce faire, la société civile, constituée en un « mouvement visionnaire », doit développer des collaborations plus profondes, plus larges et plus efficaces que jamais. Ce scénario est représenté par quatre voies interdépendantes : • ancrer les systèmes alimentaires dans la diversité, l’agroécologie et les droits humains ; • transformer les structures de gouvernance ; • réorienter les flux financiers (financements de la recherche, subventions aux produits de base, « externalités » et revenus non taxés des entreprises) ; • repenser les modalités de collaboration de la société civile. Le rapport souligne toutefois certaines difficultés à l’instauration d’un tel « mouvement visionnaire » : les victoires obtenues risquent d’être seulement temporaires, voire potentiellement récupérées par d’autres acteurs ou insuffisantes face aux principaux défis qui se présentent (changements climatiques, perte de biodiversité, déclin de la fertilité des sols).

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À une échelle peut-être moins ambitieuse, la prise de flambeau par la société civile, ou directement par les citoyens, s’opère déjà dans des processus en cours d’expérimentation ou restant à inventer. En France, les États généraux de l’alimentation (EGA), lancés en 2000 par le Premier ministre Lionel Jospin, puis par le président de la République Emmanuel Macron en 2017, ont réuni l’ensemble des parties prenantes des questions agricoles et alimentaires et ont donné la parole aux citoyens par le biais de consultations publiques. À l’échelle territoriale, des ateliers participatifs ouverts aux citoyens ou des consultations électroniques ont également été organisés pour contribuer à l’élaboration de politiques alimentaires territoriales. Par exemple, la région Occitanie a lancé une première consultation électronique en 2018, avec la participation de 55 000 habitants et l’organisation de 14 réunions publiques dans différents lieux pour identifier des pistes d’action à mener. Cette consultation a été analysée pour construire le « Pacte régional pour une alimentation durable en Occitanie », dont les grandes orientations ont été mises au vote au travers d’une seconde consultation électronique qui a recueilli 45 000 réponses. Si de telles consultations ont le mérite d’associer à la réflexion les citoyens, il faut reconnaître que ce sont surtout des citoyens « éclairés » qui se mobilisent. Pour mieux prendre en compte l’avis de tous, le modèle des conventions citoyennes, fondé sur un tirage au sort, a été mis en œuvre à l’échelle nationale en 2019 pour le climat, et en 2020 pour le Plan stratégique national de la future politique agricole commune (PSN-PAC) (CNDP, 2021). Ce dernier débat a touché plus de 1,8 million de personnes et conduit à plus de 1 000 propositions. De même, à l’échelle territoriale, de telles conventions ont été mises en œuvre comme à Paris en 2021 pour élaborer la politique d’alimentation durable de la ville. Ces consultations ont bien révélé le décalage entre les propositions issues de citoyens et les politiques mises en œuvre jusqu’à présent (Cholet, 2021). Et certaines des politiques qui en sont sorties, comme la loi Egalim issue des EGA, la loi climat et résilience issue de la Convention citoyenne pour le climat ou encore le PSN-PAC, ont été jugées décevantes par la société civile, révélant l’influence considérable des lobbies pour le maintien du statu quo ou pour une transition lente malgré les urgences environnementales. Il n’empêche que ces nouvelles formes d’expression citoyenne ont légitimé le souhait de la population d’une transformation rapide et ambitieuse des systèmes alimentaires. Et on peut faire l’hypothèse que les acteurs dominants de ces systèmes ne pourront pas rester très longtemps indifférents à cette aspiration. Elles ont pu contribuer à ouvrir la voie à de nouvelles formes de démocratie alimentaire, de laquelle pourrait découler par exemple la mise en œuvre d’une sécurité sociale de l’alimentation.

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Pour une sécurité sociale de l’alimentation Dominique Paturel

En s’appuyant sur la conception de la « démocratie alimentaire » (Paturel et Ndiaye, 2020), nous ne pouvons que constater que l’accès à une alimentation libre d’une part et à une alimentation produite plus sainement d’autre part est d’une inégalité flagrante. Les caractéristiques de ces inégalités d’accès sont banalisées et rendent opaques les rapports de classe. Elles deviennent visibles dès que nous faisons un pas de côté en adoptant la position de « mangeur », position qui nous est commune. En outre, les politiques sociales et sanitaires généralisent ces inégalités par la désignation d’une population dite « vulnérable » et à laquelle on destine des dispositifs d’assistance. Le présupposé repose sur une conception libérale de la solidarité fondée sur une approche néopaternaliste. La proposition d’une réponse fondée sur notre modèle de protection sociale est une piste intéressante : il s’agit de reprendre la main sur le ou les systèmes alimentaires par l’ensemble des habitants en France et d’être dans les conditions pour le faire. La réponse ne peut pas venir que du seul côté des citoyens « éclairés » ou militants. Le modèle du régime général de la sécurité sociale nous semble le bon cadre pour avancer. Deux points d’appui sont aux fondements de la sécurité sociale de l’alimentation : • l’un est fondé sur l’effectivité d’une démocratie sociale dont le droit à l’alimentation durable est la pierre angulaire. L’organisation basée sur le déploiement de caisses locales d’alimentation durable doit se réfléchir à l’aune de la remise en question des formes classiques de la démocratie (notamment la démocratie représentative) ; • l’autre est fondé sur une démocratie économique dont la cotisation sociale et le conventionnement avec les acteurs du système alimentaire sont centraux. Dans ce cadre, tous les outils de politique publique existant en matière d’accès à l’alimentation (la restauration collective, les différents plans alimentaires et la création d’une allocation à l’ensemble de la population pour accéder à des produits frais sur le modèle des allocations familiales, etc.) doivent être mis au service de cette approche politique systémique. La sécurité sociale de l’alimentation doit donc s’appuyer sur l’ensemble de ces éléments pour asseoir sa légitimité. Elle devient alors l’outil majeur pour actionner la transition et la transformation alimentaires, et réduire le poids de l’alimentation dans les enjeux de changements climatiques.

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— Conclusion L’enjeu d’une transformation des systèmes alimentaires n’est plus de sensibiliser et de convaincre de l’aggravation de la situation. Les changements climatiques, l’effondrement de la biodiversité, la paupérisation et la précarisation alimentaire, l’explosion des inégalités et l’accaparement des richesses par une frange toujours plus fine de la population sont criants. Le système qui a produit cette situation est aux mains d’acteurs qui en ont fait leur richesse et leur puissance et tiennent à conserver leurs positions, comme le démontrent les échecs successifs des débats sur les politiques agricoles, et notamment la PAC. C’est donc bien au niveau d’un rééquilibrage des rapports de force qu’il faut s’employer désormais. De nombreuses actions citoyennes, stratégies d’entreprises et mesures politiques sont aujourd’hui identifiées et expérimentées pour accélérer la transformation des systèmes alimentaires. Les revendications sont largement portées par les organisations de la société civile et par des citoyens « éclairés » et militants. Les résultats des conventions citoyennes montrent que, pour peu que les citoyens puissent s’informer et en débattre, leurs propositions appellent également à d’ambitieux changements. Les collectivités locales qui s’emparent de ces sujets sont également des alliés. L’alimentation est redevenue une question éminemment politique, tant mieux…

Ce chapitre s’inspire en partie des ouvrages Construire des politiques alimentaires urbaines (Brand et al., 2017) et Quand l’alimentation se fait politique(s) (Fouilleux et Michel, 2020). Les auteurs remercient Mathilde Coudray et Mathilde Douillet pour leur relecture de ce chapitre et leurs propositions d’amélioration.

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Une écologie de l’alimentation

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22 • L’alimentation en politiques

Rocha C., Burlandy L., Maluf R., 2012. Small farms and sustainable rural development for food security: the Brazilian experience. Development Southern Africa, 29(4) : 519-529. https://doi.org/10.1080/0376835X.2012.715438 Rocha C., Lessa I., 2009. Urban governance for food security: the alternative food system in Belo Horizonte, Brazil. International Planning Studies, 14(4) : 389-400. https://doi.org/10.1080/13563471003642787 Sonnino R., Tegoni C.L.S., De Cunto A., 2019. The challenge of systemic food change: insights from cities. Cities, 85 : 110-116. https://doi.org/10.1016/j.cities.2018.08.008 Starr A., 2010. Local food: a social movement? Cultural Studies – Critical Methodologies, 10(6) : 479-490. https://doi.org/10.1177/1532708610372769 Steel C., 2008. Hungry city: how food shapes our lives, London, Chatto and Windus, 383 p. Tefft J., Jonasova M., Zhang F., Zhang Y., 2018. Urban food systems governance – Current context and future opportunities, Rome, FAO, World Bank, 212 p. Welsh J., MacRae R., 1998. Food citizenship and community food security: lessons from Toronto, Canada. Canadian Journal of Development Studies/Revue canadienne d’études du développement, 19(4) : 237-255. https://doi.org/10.1080/02255189.1998.9669786

Affilations des auteurs Damien Conaré : Chaire Unesco Alimentations du monde, Univ Montpellier, Cirad, Institut Agro, Montpellier, France. Nicolas Bricas : Cirad, UMR MoISA, F-34398 Montpellier, France ; MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. Dominique Paturel : INRAE, UMR Innovation, Montpellier, France ; Innovation, Univ Montpellier, Cirad, INRAE, Institut Agro, Montpellier, France. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/c22

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Conclusion

L’alimentation est une rencontre avec le monde… tout le monde Nicolas Bricas, Damien Conaré, Marie Walser

Nous l’avons vu, l’alimentation représente un formidable élément de relation et de rencontre au sein du monde du vivant, doublé d’un vecteur d’engagement politique très singulier : l’alimentation concerne tout le monde au quotidien, elle touche de très nombreux domaines (environnement, santé, éducation, solidarités, plaisirs, identités, etc.) et elle est connectée à un grand nombre d’activités économiques dont elle dépend. L’alimentation n’est pas un champ clos sur lui-même. Elle est façonnée par des facteurs externes et, en retour, façonne le monde dans lequel on vit. Plutôt que défendre un statut spécifique de l’alimentation, une « écologie de l’alimentation », compte tenu de la diversité des relations qu’elle prend en compte, propose plutôt de s’en servir comme un moyen de repenser le monde. Un monde en crise, qui appelle à inventer et expérimenter d’autres relations, et l’alimentation, « fait humain total », peut être le terrain de cette aventure. Une aventure que nous imaginons sous forme d’un « banquet du monde », une petite histoire imaginaire pour raviver nos enthousiasmes en des temps bien perturbés…

— Manger le monde… Sous de grands arbres qui procurent ombre et fraîcheur à cette chaude matinée d’été, une trentaine de personnes s’affairent. Elles installent de grandes tables rondes, transportent des chaises, étalent des nappes, apportent des couverts et des fleurs. Un véritable ballet se joue entre un grand bâtiment ancien et cet immense espace sous la canopée où près de deux cents convives sont invités à manger. Les assiettes, toutes les mêmes, ont été fabriquées pour l’occasion. Elles reproduisent

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Une écologie de l’alimentation

les motifs que les poissons-globes mâles dessinent sur le sable des fonds des mers du Japon pour séduire les femelles : une sorte de mandala sculpté, parfaitement géométrique, qui révèle que l’art n’est pas le propre des humains. Un art qui révèle une « esthétique relationnelle », selon le commissaire d’exposition et historien de l’art Nicolas Bourriaud, pour qui « l’art est un état de rencontre »1. Sur les verres, sculptés aussi pour l’occasion, ont été reproduits des dessins de poteries du Néolithique. Car chez les humains, l’art a peut-être commencé par la décoration des ustensiles de cuisine. Les tables se dressent, une brise légère s’est levée… Le grand bâtiment a des allures de fourmilière. Là s’entassent des sacs d’oignons, des riz, des pommes de terre, des ignames et des racines de manioc. Là encore sont stockées des bouteilles de diverses huiles, des tomates, des œufs, des poissons et des coquillages disposés dans des paillettes de glace. Hommes et femmes de toutes origines cuisinent autour de plusieurs dizaines de fourneaux. Sur de grandes tables, on épluche, on coupe, on verse, on touille, on goûte, dans un incroyable mélange d’odeurs. On parle toutes les langues du monde ou presque : il y a là au moins une centaine de nationalités différentes, de tous les continents, qui représentent autant de peuples et de paysages. Des groupes se sont constitués : une trentaine de personnes cuisinent chacune un plat de leur pays avec l’aide d’autres participants, d’autres pays. Demain, ce seront d’autres groupes qui cuisineront d’autres plats. Il a fallu décider des ingrédients de base communs à toutes les cuisines. Ils ont été achetés à des agriculteurs qui sont venus les livrer directement, curieux qu’ils étaient de voir cette assemblée dont on parle tant dans les médias. Chaque cuisinier a également apporté des ingrédients propres à sa cuisine : des graines, des noix, des épices, des fruits, des légumes, etc. Un Indonésien fait goûter le galanga, une Sénégalaise fait sentir le yet, un Burkinabé le soumbala, une Amazonienne le cupuacu, un Grec l’origan et une Mexicaine fait comparer des piments. On rit beaucoup et des expressions de curiosité, de plaisir et d’étonnement éclairent les visages. Chacun a aussi apporté des ustensiles de cuisine : couteaux, grandes cuillères, tamis, râpes, baguettes, pilons, etc. Chacun enfin tient ses habitudes et croyances alimentaires. Un Japonais explique comment sa gastronomie, attachée aux saisons et aux goûts naturels, propose des émotions liées aux représentations de la nature. C’est aussi une Peule d’Afrique de l’Ouest qui précise que ce qui « rend humain » n’est pas l’acte de manger en lui-même (les bovins mangent aussi) mais celui de partager, qui permet de créer du lien avec les autres, avec la nature et avec les esprits. Ces mêmes esprits qui, renchérit une Coréenne, conduisent le processus apparemment magique et incontrôlé de la fermentation dans la préparation du kimchi (chou fermenté). Car à l’évidence, toutes ces identités alimentaires s’hybrident et se recombinent, les unes au contact des autres. Évoquant les pensées africaines antiques, l’historien et philosophe Achille Mbembe inspire nos convives : 1. Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Éditions Les presses du réel, 1998.

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Conclusion • Lʼalimentation est une rencontre avec le monde…

« Il n’y avait d’identité qu’éclatée, dispersée et en miettes. Du reste, l’important n’était pas le soi en tant que tel, mais la façon dont on le composait et recomposait, chaque fois en relation à d’autres entités vivantes. En d’autres termes, il n’y avait d’identité que dans le devenir, dans le tissu de relations dont chacun était la somme vivante. L’identité, dans ce sens […], était ce que l’on confiait à la garde des autres, dans l’expérience de la rencontre et de la relation, laquelle supposait toujours le tâtonnement, le mouvement et, surtout, l’inattendu, la surprise qu’il fallait apprendre à accueillir. Car dans l’inattendu et la surprise gisait l’événement »2… Notre événement justement… Il est l’aboutissement d’un processus engagé depuis plus de deux ans. Celui-ci a fait suite aux crises à répétition que la planète a connues depuis 2020. Diverses crises sanitaires ont affecté les humains, les animaux et les plantes. Les événements climatiques extrêmes sont devenus plus fréquents et plus graves. L’effondrement de la biodiversité et l’épuisement des sols et des ressources en eau ont entraîné, localement, une chute dramatique des rendements agricoles. Des migrations massives engendrées par ces crises ont créé de vives tensions. En 2040, après des mois de négociation et sous la pression de centaines de mouvements citoyens devenus de plus en plus puissants, les nations se sont mises d’accord, non sans mal, pour lancer un processus de construction participative, depuis les territoires, de propositions pour transformer les systèmes alimentaires. Des centaines de collectifs se sont constitués un peu partout dans le monde pour imaginer leur alimentation de demain, celle qu’ils souhaitent, celle dont ils rêvent. Ils sont ainsi des milliers, citoyens volontaires ou tirés au sort, professionnels et experts, élus locaux, etc., à s’être investis pour proposer de construire de nouveaux systèmes alimentaires. Les centaines de propositions imaginées par ces collectifs ont été compilées, analysées et synthétisées. Et il est apparu, au-delà des spécificités et des différences, voire des contradictions, un large consensus pour construire une alimentation durable, dans une trajectoire bien différente de celle dans laquelle étaient engagés de nombreux pays. Bien loin d’une fuite en avant biotechnologique conduisant à une production alimentaire industrielle à base d’algues, de bactéries ou de champignons, permettant d’abandonner l’agriculture jugée prédatrice et mortifère comme le proposaient certains dans les années 20203. Le consensus proposait au contraire d’inventer une agroécologie qui s’appuie sur une négociation entre vivants humains et non humains. Le mouvement politique qu’ont constitué ces milliers de contributeurs a alors proposé d’élaborer une « Déclaration universelle des droits des vivants ». Car on ne parle plus seulement des humains, mais bien des vivants, humains et non-humains.

2. Extrait de la chronique « Les métaphysiques africaines permettent de penser l’identité en mouvement », publiée dans le journal Le Monde, 15 décembre 2019. 3. Voir sur le site internet de la Chaire Unesco Alimentations du monde : https://www.chaireunesco-adm.com/Veganisme-ferming-transhumanisme-de-nouveaux-fronts-pour-un-capitalisme-post

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Une écologie de l’alimentation

Deux collèges ont alors été créés : l’un constitué de représentants tirés au sort parmi ces milliers de contributeurs à leur projet alimentaire de territoire. L’autre constitué de représentants des animaux, des forêts, des cours d’eau, des plantes, etc. Ils ont travaillé pour devenir leurs porte-parole, les étudiant et tentant de communiquer avec eux, avec quelques étonnants succès, prouvant qu’il était juste de leur reconnaître des formes d’« intelligence ». Mettant surtout en action une « écologie du sensible », chère à l’écologue Jacques Tassin, pour qui « le sensible échappe à la théorisation, c’est une réserve d’invisible où se nouent des liens fondamentaux dans l’entrelacs desquels se meut chaque être vivant : le sensible nous relie les uns aux autres. […] Ne pas parler d’harmonie avec la Nature mais plutôt chercher à reprendre une place dans cette matrice vivante »4. Tous ces représentants ont décidé de refaire le monde en commençant par ce que tous, sans exception, font chaque jour : manger, et avant cela cueillir et produire, transformer, cuisiner, servir. Car la façon dont on se nourrit (et dont on s’organise pour le faire) définit le monde dans lequel on vit. C’est donc par là qu’il fallait commencer : que voulons-nous manger demain ? Comment voulons-nous que cette alimentation soit produite ? Avec quelles conséquences et quelles incertitudes acceptables pour nous et nos descendants ? Car il ne s’agissait pas de revenir à des temps anciens ni de figer le temps présent, mais bien de définir collectivement quelles évolutions on se permettait pour ne pas obérer le bien-être des générations futures. Réunis dans un village, tous ces représentants sont venus des quatre coins du monde pour cuisiner et manger ensemble et discuter pendant plusieurs semaines pour élaborer cette « Déclaration universelle ». Alors que l’on apporte les multiples mets qui ont été cuisinés, les convives s’installent autour des tables. Deux pies perchées au loin sur un arbre s’amusent du ballet et commentent les tenues bariolées des convives. La veille, une des participantes a cuisiné un plat dans lequel elle a ajouté un ingrédient magique qui procure aux mangeurs le don du personnage de Tita, du roman et du film Como agua para chocolate : celui de transmettre, dans les plats cuisinés, les sentiments de la personne qui cuisine. Du coup, alors que tout le monde commence à manger, les convives se sentent soudain pris d’amitié, de bienveillance, de générosité, d’humour, de rire, d’amour sensuel et de poésie. Car ce sont bien ces sentiments qui ont prévalu lors de la préparation du repas. Et alors que quelques musiciens ont commencé à jouer, des participants se mettent à danser sous les encouragements. Les arbres bruissent de plaisir et les oiseaux accompagnent la musique de leurs chants…

4. Jacques Tassin, Pour une écologie du sensible, Éditions Odile Jacob, 2020.

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Conclusion • Lʼalimentation est une rencontre avec le monde…

— … avec tout le monde Retour au réel, en 2020, quand la région Occitanie a organisé une convention citoyenne pour faire émerger des propositions en vue d’améliorer le bien-être individuel et collectif, de réduire les fractures sociales et territoriales et de retrouver une confiance dans la société et ses institutions. Une centaine de citoyens tirés au sort ont discuté de leurs préoccupations, et il est apparu très rapidement que la question de l’alimentation, alors qu’elle n’était pas mentionnée au départ, occupait une large place dans les discussions. Pratiquée par tous, plusieurs fois par jour, elle faisait l’objet d’interrogations croissantes sur les risques, sanitaires et environnementaux, et sur les mots d’ordre relayés par les médias. Chacune et chacun s’estimait à la fois concerné et compétent pour en parler, s’appuyant sur ses pratiques quotidiennes, mais reconnaissait être un peu perdu dans la multiplicité des discours et des informations contradictoires. Qui croire aujourd’hui ? Comment une chose aussi simple que manger pouvait être devenue aussi compliquée ? C’est donc en référence implicite à l’alimentation que de nombreuses propositions ont été discutées lors de cet exercice démocratique. Cette expérience a révélé deux enseignements importants : le premier est que l’alimentation est un sujet qui mobilise pour repenser la société. Certes, c’est sans doute particulièrement vrai en France, pays qui aime tant parler de nourriture. Mais le fait qu’au quotidien, chacun mette en pratique des principes pour essayer de bien manger est plus mobilisateur pour les citoyens que de repenser, plus théoriquement, la gestion des ressources naturelles par exemple. L’alimentation est donc bien une bonne entrée pour repenser nos relations à nous-même, aux autres et à l’environnement. Le second enseignement, et la teneur des discussions l’a révélée maintes fois, est qu’il existe un décalage entre deux mondes. Entre, d’un côté, un discours savant : celui des experts qui alertent sur les risques ; celui des militants qui proposent de nouvelles normes de conduite et celui de consommateurs aisés qui disposent de ressources (financières et cognitives) pour expérimenter de nouvelles pratiques alimentaires. Et, de l’autre, celui d’une grande partie de la population à faible marge de manœuvre, qui dispose de peu d’argent, de peu d’espace ou de peu de temps pour s’investir dans une alimentation plus durable et qui peut recevoir le discours des « engagés » comme décalé par rapport à ses enjeux quotidiens. On rencontre justement cette population lors de ces conventions citoyennes… Une partie d’entre elles échappe désormais aux enquêtes d’opinion, réalisées de plus en plus par Internet avec de longs questionnaires à remplir. Elle échappe également en partie aux radars sociaux quand elle est en situation de précarité, ne pouvant ou ne souhaitant pas aller chercher de l’aide alimentaire. Enfin, elle reçoit certains discours stigmatisants avec

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Une écologie de l’alimentation

une certaine violence, frustrée de ne pouvoir mettre en application des recommandations par manque de ressources. Certains peuvent même contester les nouvelles normes qu’on leur propose comme un moyen d’échapper à ce décalage entre ce qu’il faudrait et ce qu’on peut concrètement faire. Ce « Parlement des invisibles », comme le définit l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon, se sent incompris, oublié, non pris en compte5. C’est en ce sens qu’un enjeu sans doute crucial de la transformation des systèmes alimentaires est de créer des espaces inclusifs de dialogue et de construction de propositions dans une mixité sociale, générationnelle et culturelle. C’est dans cette direction que la Chaire Unesco Alimentations du monde souhaite s’engager dans les années à venir, considérant l’alimentation comme une formidable opportunité quotidienne de rester en éveil à la diversité et à la beauté du monde, de le manger… avec tout le monde.

Affilations des auteurs Nicolas Bricas : Cirad, UMR MoISA, F-34398 Montpellier, France ; MoISA, Univ Montpellier, Ciheam-IAMM, Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. Damien Conaré, Marie Walser : Chaire Unesco Alimentations du monde, Univ Montpellier, Cirad, Institut Agro, Montpellier, France. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3/cc

5. Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Seuil, 2014.

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Liste des auteurs, contributeurs et relecteurs

Arlène Alpha, chercheuse en économie politique au Cirad, UMR MoISA (Montpellier Interdisciplinary center on Sustainable Agri-food systems), Montpellier, France. Sylvie Avallone, enseignante-chercheuse en sciences des aliments et nutrition à l’Institut Agro, UMR Qualisud (Démarche intégrée pour l’obtention d’aliments de qualité), Montpellier, France. Nicolas Bricas, chercheur socio-économiste au Cirad, UMR MoISA (Montpellier Interdisciplinary center on Sustainable Agri-food systems) et titulaire de la Chaire Unesco Alimentations du monde, Montpellier, France. Damien Conaré, agronome à l’Institut Agro et secrétaire général de la Chaire Unesco Alimentations du monde, Montpellier, France. Mathilde Coudray, chargée de mission à l’Institut Agro, Chaire Unesco Alimentations du monde, Montpellier, France. Nicole Darmon, chercheuse nutritionniste à INRAE, UMR MoISA (Montpellier Interdisciplinary center on Sustainable Agri-food systems), Montpellier, France. Benoit Daviron, chercheur en économie politique au Cirad, UMR MoISA (Montpellier Interdisciplinary center on Sustainable Agri-food systems), Montpellier, France. Anindita Dasgupta, professeure associée et directrice de la School of Liberal Arts and Sciences, directrice associée du Centre for Asian Modernisation Studies, Taylor’s University, Kuala Lumpur, Malaisie. Vincent Devictor, chercheur en écologie au CNRS, Isem (Institut des sciences de l’évolution), Montpellier, France.

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Une écologie de l’alimentation

Mathilde Douillet, économiste, responsable de programme « Alimentation Durable » à la Fondation Daniel et Nina Carasso, Paris, France. Anne Dupuy, enseignante-chercheuse sociologue à l’Université Toulouse Jean Jaurès, UMR Certop (Centre d’étude et de recherche Travail Organisation Pouvoir), Toulouse, France. Muriel Figuié, chercheuse sociologue au Cirad, UMR MoISA (Montpellier Interdisciplinary center on Sustainable Agri-food systems), Montpellier, France. Claude Fischler, chercheur émérite au CNRS, UMR IIAC (Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain, EHESS), Paris, France. Estelle Fourat, chercheuse sociologue à l’IRD, UMR MoISA (Montpellier Interdisciplinary center on Sustainable Agri-food systems), Montpellier, France. Stéphane Fournier, enseignant-chercheur en économie à l’Institut Agro, UMR Innovation (Innovation et développement dans l’agriculture et l’alimentation), Montpellier, France. Tristan Fournier, chercheur sociologue au CNRS, Iris (Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux), Paris, France. Michelle Holdsworth, chercheuse nutritionniste à l’IRD, UMR MoISA (Montpellier Interdisciplinary center on Sustainable Agri-food systems), Montpellier, France. Bernard Hubert, chercheur émérite écologue à INRAE, directeur d’études EHESS, UR Écodéveloppement et Centre Norbert Elias, Avignon, France. Aurélie Javelle, enseignante-chercheuse anthropologue à l’Institut Agro, UMR Innovation (Innovation et développement dans l’agriculture et l’alimentation), Montpellier, France. Myriam Kessari, enseignante-chercheuse économiste au Ciheam-IAMM, UMR MoISA (Montpellier Interdisciplinary center on Sustainable Agri-food systems), Montpellier, France. Olivier Lepiller, chercheur sociologue au Cirad, UMR MoISA (Montpellier Interdisciplinary center on Sustainable Agri-food systems), Montpellier, France. Ronan Le Velly, enseignant-chercheur sociologue à l’Institut Agro, UMR Innovation (Innovation et développement dans l’agriculture et l’alimentation), Montpellier, France. Jean-Marc Louvin, chef de projet Eating Cities, ancien stagiaire à la Chaire Unesco Alimentations du monde (2017), Aoste, Italie.

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Liste des auteurs, contributeurs et relecteurs

Danièle Magda, chercheuse écologue à INRAE, UMR AGIR (Agroécologie, innovations et territoires), Toulouse, France. Éric Malézieux, chercheur agronome au Cirad, UR Hortsys (Fonctionnement agroécologique et performances des systèmes de culture horticoles), Montpellier, France. Magalie Marais, enseignante-chercheuse en sciences de gestion à Montpellier Business School, MRM (Montpellier Research in Management), Montpellier, France. Maryline Meyer, enseignante-chercheuse en sciences de gestion à Montpellier Business School, MRM (Montpellier Research in Management), Montpellier, France. Claire Mouquet-Rivier, chercheuse nutritionniste à l’IRD, UMR Qualisud (Démarche intégrée pour l’obtention d’aliments de qualité), Montpellier, France. Marie Mourad, sociologue et consultante indépendante, New York, États-Unis. Paule Moustier, chercheuse économiste au Cirad, UMR MoISA (Montpellier Interdisciplinary center on Sustainable Agri-food systems), Montpellier, France. Florence Palpacuer, enseignante-chercheuse en sciences de gestion à l’Université de Montpellier, MRM (Montpellier Research in Management), Montpellier, France. Véronique Pardo, anthropologue, Ocha (Observatoire Cniel des habitudes alimentaires), Pôle Prospective, CNIEL, Paris, France. Dominique Paturel, chercheuse en sciences de gestion à INRAE, UMR Innovation (Innovation et développement dans l’agriculture et l’alimentation), Montpellier, France. Coline Perrin, chercheuse géographe à INRAE, UMR Innovation (Innovation et développement dans l’agriculture et l’alimentation), Montpellier, France. Jean-Louis Rastoin, professeur honoraire en sciences de gestion à l’Institut Agro, fondateur et ancien titulaire de la Chaire Unesco Alimentations du monde, Montpellier, France. Pauline Scherer, sociologue-intervenante, association Vrac & Cocinas (Coopérations citoyennes pour l’alimentation et la solidarité), Montpellier, France. Audrey Soula, anthropologue, chercheuse au Cirad, UMR MoISA (Montpellier Interdisciplinary center on Sustainable Agri-food systems), Montpellier, France. Jacques Tassin, chercheur en écologie au Cirad, UPR Forêts et Sociétés, Montpellier, France.

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Une écologie de l’alimentation

Leïla Temri, enseignante-chercheuse en sciences de gestion à l'Institut Agro, UMR MoISA (Montpellier Interdisciplinary center on Sustainable Agri-food systems), Montpellier, France. Laurence Tibère, sociologue, enseignante-chercheuse à l’Université Toulouse Jean Jaurès, CNRS, UMR Certop (Centre d’étude et de recherche Travail Organisation Pouvoir), Toulouse, France. Gilles Trystram, enseignant-chercheur en génie des procédés à AgroParisTech, UMR SayFood (Paris-Saclay Food & Bioproduct Engineering), Paris, France. Élodie Valette, chercheuse en géographie au Cirad, UMR ART-Dev (Acteurs, ressources et territoires dans le développement), Montpellier, France. Marie Walser, agronome à l’Institut Agro, Chaire Unesco Alimentations du monde, Montpellier, France. Hayat Zirari, anthropologue, enseignante-chercheuse à l’Université Hassan II, Laboratoire Communication, Société et Organisations, Casablanca, Maroc.

Les auteurs, contributeurs et relecteurs des organismes de recherche Cirad, INRAE, Institut Agro, IRD et Ciheam-IAMM dont les unités de recherche sont à Montpellier font partie du consortium de l'Université de Montpellier (France). Ciheam-IAMM : Centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes - Institut agronomique méditerranéen de Montpellier Cirad : Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement Cniel : Centre national interprofessionnel de l’économie laitière CNRS : Centre national de la recherche scientifique INRAE : Institut national de recherche pour l’agriculture l’alimentation et l’environnement IRD : Institut de recherche pour le développement

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Dessin de couverture Nathalie Le Gall Pictos figure 8.2 The Noun project Édition Juliette Blanchet Maquette couverture et pages intérieures Denis Delebecque Mise en pages et infographie Laetitia Perotin-Meslay Dépot légal imprimeur Novembre 2021


epenser nos alimentations, c’est repenser nos sociétés. Car partager un repas et même faire ses courses sont des moyens de se relier aux autres. La façon de nous nourrir construit notre santé. Nos modes de production agricole façonnent nos paysages et définissent notre place dans la nature. Gérer des ressources pour produire, pour transformer et pour distribuer les aliments fonde nos économies. Nos registres du comestible, nos cuisines et nos manières de table racontent nos cultures. Enfin, et surtout, manger est un plaisir… C’est en reconnaissant toutes ces dimensions avec une égale importance que cet ouvrage aborde les enjeux contemporains de l’alimentation. La proposition d’une écologie de l’alimentation s’ancre dans le double registre d’une science des relations et d’un engagement politique. Une telle approche permet de revisiter, parfois de façon inattendue, les mots d’ordre de l’alimentation durable. Elle vise aussi à nourrir les démarches citoyennes, publiques et privées engagées dans la transformation des systèmes alimentaires. Entre essai d’experts et récit illustré d’exemples tirés des quatre coins du monde, cet ouvrage s’adresse aussi bien aux professionnels qu’à un grand public curieux des questions d’alimentation durable. Nicolas Bricas

Chercheur socio-économiste de l’alimentation au Cirad, MoISA, titulaire de la Chaire Unesco Alimentations du monde et codirecteur du Mastère spécialisé® Innovations et politiques pour une alimentation durable (MS IPAD).

Damien Conaré

Ingénieur agronome, secrétaire général de la Chaire Unesco Alimentations du monde à l’Institut Agro, Montpellier SupAgro.

Marie Walser

Ingénieure agronome, chargée de mission à la Chaire Unesco Alimentations du monde à l’Institut Agro, Montpellier SupAgro. En couverture : illustration de Nathalie Le Gall, Montpellier, 2021. 21 €

ISBN : 978-2-7592-3352-6

Réf. : 02796


Articles inside

21. Les rôles de la formation et de la recherche

20min
pages 275-284

20. Les entreprises : vers de nouveaux modèles ?

21min
pages 263-274

22. L’alimentation en politiques

24min
pages 285-298

19. Les initiatives citoyennes et leur changement d’échelle

24min
pages 251-262

18. Le consom’acteur, moteur du changement ?

21min
pages 237-250

9. Décloisonner les savoirs sur l’alimentation

35min
pages 135-152

8. Pourquoi une approche écologique de l’alimentation ?

16min
pages 125-134

11. Faut-il doubler la production alimentaire pour nourrir le monde ?

24min
pages 165-176

7. Les limites des systèmes alimentaires industrialisés

28min
pages 107-124

10. S’engager pour la transformation des systèmes alimentaires

18min
pages 153-164

13. Vous reprendrez bien un peu de protéines ?

19min
pages 185-194

14. Lutter contre le gaspillage alimentaire ?

20min
pages 195-204

6. L’évolution des habitudes alimentaires

21min
pages 95-106

3. L’alimentation pour se relier à la biosphère

22min
pages 55-68

Préface. La dimension phagique

22min
pages 9-20

1. L’alimentation pour se relier à soi

21min
pages 29-40

PARTIE

1min
page 4

Introduction. L’alimentation dans toutes ses dimensions

9min
pages 21-28

2. L’alimentation pour se relier aux autres

27min
pages 41-54

4. Aux origines de l’agriculture industrielle

23min
pages 69-80

5. L’industrialisation de l’offre alimentaire

28min
pages 81-94
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