SAGA D'UN PETIT HOMME (Tome 2)

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CC.RIDER

SAGA D'UN PETIT HOMME

(TOME II)

Editions Emma Jobber 1


CHAPITRE I

Chronique d'une défaite annoncée

Le gouverneur Nulco de Majypolka arrivait maintenant à mi-mandat aussi épuisé par son agitation qu'un coureur qui serait parti sur un marathon à la vitesse d'un cent mètres. Asphyxié, vidé, carbonisé, l'ex-petit Vizir. Du nord au sud de la Comté, on n'entendait plus que la longue lamentation de l'immense cohorte de ses anciens partisans, tous battus, cocus et mécontents. L'homme pressé de faire éclore la « Comté d'après » avait trahi toutes ses promesses, détruit tous les espoirs et dégoûté jusqu'au plus indulgent de ses électeurs. Dans la Comté devenue « Nulkoland », chacun craignait « qu'ça Nulrkommence ». Le peuple n'avait plus qu'un voeu : repousser à jamais le calice rempli de fiel que son prince lui tendait. Il groumait, grognait et rechignait tout en sachant parfaitement qu'il allait devoir le boire jusqu'à la lie... Dans les ors de son beau Palais Balisé, 2


l'ambiance était glauque, électrique et malsaine. Les accords de la Takemine acoustique de Bianca Biondi, la belle chanteuse ladina, n'y changeaient rien. Les huissiers à chaîne se transformaient en statue de pierre, les Sinistres rasaient les murs, le Premier d'entre eux passait du translucide ectoplasmique au caméléon élégamment discret et les conseillers particuliers avaient revêtus leurs pimpants costumes couleur de muraille. Depuis des semaines, Nulco Ier ne décolérait plus. Et quand il en arrivait à cet état de nervosité, mieux valait ne pas se trouver à sa portée. Bianca lui avait proposé toutes les ressources de la pharmacopée de l'Occident chimique (tranquillisants, euphorisants, coco, amphés, extasy, poppers, uppers et downers), toute la sagesse millénaire de l'Orient mystique (bouddhisme zen, thibétain, yoga, pranayama et autre fuji-yama du kama-sutra) sans oublier les fumées bienheureuses ou défonçantes des pentes de l'Atlas, mais rien n'y faisait : Nulco se réveillait furax, se levait et s'habillait furax, passait des journées furax et se couchait au comble de la fureur. Il restait persuadé que son génie personnel avait été trahi par ses 3


collaborateurs incapables, cette bande de bras cassés et de traîtres dont il s'était entouré. - Conseillers mauvais conseilleurs, hurla-til un matin brumeux de février. Je veux voir la Matelotte dans mon bureau immédiatement! Rosamonde Matelotte, la Sinistre de la Santé Comtoise arriva en héliglisseur et se retrouva déposée en moins de deux sur le tapis persan du bureau du gouverneur. - Vous m'avez fait appeler, votre Altesse ? Commença la grosse bécasse en tailleur rose bonbon. Je suppose que c'est au sujet de la grippe cochonne... - Vous supposez bien, lui répondit sur un ton glacial le petit génie. - Eh bien, j'ai d'excellentes nouvelles à vous communiquer, Monsieur le Gouverneur. La grippe s'est révélée beaucoup moins redoutable que prévu. On ne déplore que très peu de morts, beaucoup moins que pour une grippe saisonnière. En fait, ce n'était qu'une grippette, une sorte de gros rhume... Une épidémie de goutte au nez quoi ! N'est-ce pas mieux qu'une hécatombe ? - Et c'est pour un simple rhume que vous nous avez fait acheter des millions de vaccins, des 4


tonnes de masques chirurgicaux et des quantités industrielles de « Flumita » dont nous ne savons plus quoi faire ? - Ca, c'est sûr, on a vu un peu grand. Mais c'est pas ma faute, Majesté. Je m'étais basée sur les consignes de l'OMSS (l'Organisation Mondiale des Saboteurs de Santé)... Il fallait respecter le principe de précaution gravé dans le marbre de la Constitution ! - Oui, mais nous avons été le pays qui en a commandé le plus. On se gausse de nous partout dans le monde... - J'ai bien essayé de revendre une partie du stock, mais personne n'en a voulu excepté des émirs qui m'en ont pris trois malheureuses caisses à demi-tarif pour vacciner les femmes de leurs harems. Quasiment toute la camelote m'est restée sur les bras... - Les 70 millions de doses ? Hurla le nain furibard. - Ben oui. L'immense majorité des petits Hobbitts s'est méfiée. On avait beau les pourchasser seringue en main dans les rues, sur leurs lieux de travail et même chez eux, ils ne voulaient rien savoir. On a piqué à peine 10% du 5


cheptel. Ils se méfiaient, ces coquins ! - Vous en avez trop fait, Matelotte ou pas assez, trancha Nulco Ier. - Je ne crois pas, votre Grandeur. Tout ça c'est la faute à cette saloperie d'Hyperespace avec tous ces messages qui circulent d'un bout à l'autre de la Toile d'Araignée... - Ne lui parlez surtout pas de cette toile maudite, intervint Bianca. Au seul nom d'Hypernet, il va nous faire une poussée d'urticaire purulente... La Sinistre de la Santé poursuivit : « J'ai bien essayé de refuser de payer, mais ce n'est pas possible. Nous ne serions plus crédibles sur la scène mondiale. Il pourrait même y avoir des mesures de rétorsion. Glumco, le trust qui a le monopole du Flumita, produit également la Superpyrine, le Gragra et la pilule du bonheur. Imaginez qu'il refuse d'approvisionner la Comté, ce serait la révolution garantie... - Alors, creusez-vous ce qui vous tient lieu de cervelle, Matelotte. Trouvez une solution pour nous débarrasser de toute cette chimie ! Les hangars sont pleins, la pandémie est terminée et l'an prochain le stock sera périmé ! 6


- J'ai d'abord pensé qu'on pourrait le déverser discrètement au large de l'Océan Occidental, mais j'ai un peu peur que cela ne soit légèrement toxique et même un tantinet polluant pour le milieu marin et que les associations environnementalistes comme GreenSea ou Robin Wood ne nous tombent dessus... - Mauvaise idée. Oubliez. Quoi d'autre ? - On pourrait envoyer les doses dans l'espace en les embarquant dans la fusée Maryam. Une fois dans la stratosphère, on libérerait les tonnes de produit qui finiraient par retomber sous forme de micro-particules. On ferait ainsi d'une pierre deux coups. On se débarrasserait de la camelote et on vaccinerait tout le monde sans exception ! - Matelotte, vous n'êtes que la plus idiote des truies en Chanel rose... D'ailleurs, c'est la raison pour laquelle je vous avais choisie comme responsable de la Santé de ces crétins de Hobbitts. Mais, arriver à ce niveau, cela dépasse les limites du supportable. Dans l'espace, vos fines gouttelettes resteront éternellement en suspension à cause de l'apesanteur et en plus sous forme de cristaux de glace, nunuche ! Et puis, 70 7


millions de doses ça représente la bagatelle de 700 tonnes. Autant dire qu'il nous faudrait une bonne dizaine de Maryam pour liquider toute la marchandise. Sachant que nos spécialistes mettent huit à dix ans pour mettre au point une nouvelle fusée et qu'une sur trois explose au décollage, imaginez combien de temps et d'argent, il faudrait pour réaliser cette évacuation géniale de débilité... - Je suis désolée, votre Haute Seigneurie, je croyais... - C'est bien ce que je vous reproche, brailla le petit génie en la jetant dehors. Gay-Noeud, votre conseil et vite ! Collé à la muraille, le Grand Conseiller qui était resté totalement silencieux se sentit sommé de répondre illico quelque chose de sensé. D'une voix mal assurée, il se lança : « Laissons croire que nous avons renvoyé le matériel sans payer et gardons-nous d'initiatives calamiteuses. Il suffirait de discrètement reculer les dates de péremption. Les vaccins pourraient alors servir pour les prochaines épidémies... » - C'est pas idiot, cela se fait bien dans les hyperpiceries, admit le Gouverneur. Bon, faîtes 8


garder les hangars par les services spéciaux et placez toute cette affaire sous le sceau du « Secret Défense ». - Et quelle décision prenez-vous au sujet de la Matelotte ? Elle vous a fait bien du tort, dit Gay-HiHan qui ne l'aimait pas. Vous devriez vous en débarrasser, Majesté et la remplacer par une dame du Parti Rose. Il en existe de très capables... - Pas question ! On se la garde. Qui sait si ces abrutis de chercheurs qui cherchent et ne trouvent jamais rien de bien ne vont pas arriver un jour à nous bricoler un bon gros virus vraiment mortel. Dans ce cas, la Matelotte nous sera bien utile... comme repoussoir ! - Votre stratégie est d'un paradoxal ébouriffant, votre Altesse. - Relisez Machiavel, Conseiller, et vous comprendrez, soupira Nulco. *** Un peu confus, le Grand Conseiller GayNoeud piquait du nez dans son coin. Décidément, le petit génie aux courtes pattes avait toujours réponse à tout. Ancien plaideur, il 9


n'était jamais à court d'arguments. Malgré tout son bagout, un voile de tristesse et d'abattement se dessinait sur son visage ravagé de tics divers et variés. « Et si encore il n'y avait que ce fiasco médical, cela serait presque acceptable. Mais comment diantre, cet abruti de Boisson a-t-il pu me saboter mon idée géniale de grand débat sur l'Identité Nationale ? » - Mais, Sire, comment avez-vous pu croire à la fidélité d'un traître et d'un renégat patenté ? - Pourtant, je l'avais bien coaché, ce crétin ! Cette manoeuvre devait me permettre d'achever une bonne fois pour toutes ce vieux débris puant de Grogneux le Menhir. Tout était au point pour ridiculiser à jamais les partisans blafards de la Comté patriotique. Il devait répéter partout que l'on allait bloquer l'Infiltration, que les « clandestinos » seraient rejetés dans les ténèbres extérieures et que les filières mafieuses de trafic humain allaient être démantelées avec la plus extrême sévérité. Et qu'est-ce qu'il a raconté, ce crétin des alpages, hein, qu'est-ce qu'il a raconté ? Le Conseiller GayNoeud se crut obligé de répondre : « Il a dit que la Comté était un conglomérat de peuples venus des quatre coins de 10


l'univers... » - Et ça n'a pas du tout plu dans les chaumières hobbitiques, fit Nulco. La règle d'airain : toujours dire aux gens ce qu'ils souhaitent entendre... Enfin, il a fini par sortir qu'être Comtois c'était être citoyen, républicain, aimer la liberté, l'égalité... - Autant dire que n'importe quel Martien est tout aussi Comtois que nous, grinça le Conseiller. - Ne poussez pas trop loin dans la diversité, GayNoeud ! La devise : « Liberté-EgalitéCouscous », lancée par Boisson, c'est pas si mal. Déjà beaucoup mieux que l'ancienne : « FootTiercé-Choucroute », mais nettement inférieure à « Diversité-Métissage-Soumission »... Vous ne trouvez pas ? - Si je peux me permettre, Votre Majesté, intervint GayHiHan, toutes les études psychosociétales que nous avons commandées sont unanimes sur ce point. Le peuple n'est pas mûr pour le slogan surtout à cause du dernier terme, « Soumission ». - Vous préférez qu'on mette carrément « Slamissage » ? - Non, mais « Consommation » ou 11


« Jouissance » auraient réuni au moins 51,7% d'approbation. - On s'en fout, trancha Nulco. Mais où donc est passé Boisson ? - En ce moment, il séjourne en Berbérie. - Mais, il n'est pas en mission officielle ? - Certes non, votre Grandeur. C'est un déplacement privé... pour préparer son mariage... - Comment, il veut se marier avec cette burette qui pourrait être sa fille ? - Non, c'est la famille de la promise qui l'exige. Sa Zoubida est de très noble extraction. Elle serait apparentée au plus grand des satrapes des sables carthaginois... - Et alors ? - Alors, pas question de vivre dans le péché. Donc mariage obligatoire et avec un vrai croyant. Boisson va devoir se convertir. Nulco partit d'un énorme éclat de rire. Bianca tenta de le calmer : « Ne riez pas si fort, mon amoureux. Ce n'est pas bon pour votre santé. Vous voilà tout en nage. Vous risquez l'apoplexie. Détendez-vous. S'il veut se soumettre aux exigences de la religion des orques verts, cela le regarde... » 12


- Non, mais c'est tellement drôle d'imaginer Boisson le postérieur en l'air et la tronche dans la poussière, lui qui ne croit en rien, c'est d'un comique... - Que ne ferait-on pas par amour, mon amoureux. Vous-même, n'êtes-vous pas devenu à demi-bouddhiste pour moi ? - Ce n'est pas du tout la même chose. Je suis également semi-fidèle du compas, de l'étoile, du croissant et même de la croix. Enfin, disons plutôt un quart de tout cela... - Votre génie vous permet de synthétiser, Majesté, fit GayHiHan, très fier de sa trouvaille. - Oui, et même de syncrétiser, votre Altesse, ajouta GayNoeud qui ne voulait pas être en reste. - Gardez vos grossièretés pour vous, répliqua vertement l'inculte qui avait compris « crétiniser ». - Zen, calme, fit Bianca. Je sens de mauvaises vibrations perturber votre aura, Nulcounet. Ce n'est pas bon du tout pour votre karma. - Ce ne sera pas pire qu'un Boisson revenant enturbanné et avec un petit bout de jonc 13


en moins ! - A son retour, il sera devenu inutilisable. Définitivement grillé dans l'esprit des Hobbitts, commenta Gay-HiHan. - Rejeté comme un vieux débris, surenchérit Gay-Noeud. - Bande de crétins, moi, je vous prédis que ce sera une icône médiatique, vous dis-je ! *** Une poche de glace sur le crâne, Nulco gisait effondré dans son fauteuil-champignon. - Ces érections régionales sont foutues d'avance... Le peuple ne veut pas de ma taxe carbone. Les gens en ont plus qu'assez de cracher au bassinet même pour la meilleure des causes. Tout cela de la faute de ce sac à vin de Bourreleau qui a été incapable de produire un texte qui tienne la route. Résultat, il s'est fait recaler par le Conseil des Sages. Mais attendez, ils ne perdent rien pour attendre. On va la retoquer sa taxette charbon. D'abord, on l'appelera « Contribution de solidarité air pur » ou bien « Don de Solidarité Environnementale » et puis on la rendra 14


universelle comme ça personne n'y échappera et les Sages la valideront ! Efficace, mais terriblement contreproductif en terme de popularité, Eminence, se permit Franck Fion, le Premier Sinistre tristounet. Toute baisse dans les baromètres d'opinion entraîne un désamour pour le parti bleu et une remontée de la cote du rose. C'est automatique, c'est le principe des vases communicants... - Il y a bien longtemps que je sais que les communicants sont des fiotes, reprit le petit homme peu aimable. Et je m'en accommode fort bien. Que les roses remontent dans l'opinion n'est pas une mauvaise chose en soi. J'ai presque autant de sinistres roses que de bleus au gouvernement. Moi-même, je me sens autant rose que bleu. Et vous-même, demi-britton, qu'êtes-vous ? - Autant bleu que rose, si vous le permettez. - A la bonne heure, fit Nulco. Je remarque avec plaisir que vous ne mentionnez plus vos penchants blancs. - Il y a belle lurette que j'ai quitté la secte, Sire. Je ne crois plus du tout au retour triomphal du Grand Hobbitt Majestueux, disons depuis 15


l'époque où j'ai découvert votre impérial potentiel, ô Grand Gouverneur Général. - Flatteur ! - Cela ne nous dit pas comment faire avaler la nouvelle avalanche de détecteurs de vitesse pour charrettes à huile noire. Il y en aura bientôt plus de 4000 sur les routes. Et maintenant vous voulez qu'ils soient indétectables. Bientôt plus aucun Hobbitt ne sera autorisé à conduire ! - C'est voulu. Qu'ont-ils donc besoin de toujours vouloir aller d'un point à un autre, ces imbéciles heureux ? Ils ne peuvent pas rester bien au chaud chez eux à m'admirer dans leurs étranges lucarnes ? - Oui, mais trop de détecteurs va tuer le détecteur. Si vous ramassez tous les permis de rouler, les routes vont devenir désertes et toutes vos belles machines à sous flashantes ne vont plus rien faire rentrer dans les caisses. Pire, elles vont coûter plus cher qu'elles ne vont rapporter. - Nous n'en sommes pas là. Pour l'instant, j'en fais mettre sur les feux rouges. - Cela ne fonctionne pas bien. Ca flashe même les véhicules à l'arrêt, Majesté. - On s'en moque. Le principal c'est qu'ils 16


paient ! - Oui, mais si je peux me permettre, Sire, cela aggrave encore le sentiment de désamour à votre égard. Et puis il y a aussi la loi TROPPTI qui fâche grave, si je peux me permettre, votre Grandeur. J'ai eu beau répéter partout qu'elle va permettre de mieux lutter contre les méfaits de la pédophilie entoilée, personne n'est dupe. Les Hobbitts sont terriblement attachés à leur petit coin d'herbe fraîche. Ils adorent pouvoir se défouler dans l'Hypernet, raconter plein de sottises, poser leur petite crotte, sortir des vannes bidon, lancer des astuces vaseuses et diffuser partout des vidéos débiles. - Oui, concéda Nulco. Mais je trouve que je leur sers un peu trop de tête de Turc. Et quand ce n'est pas moi qui paie, c'est ma Bianca d'amour ou le malheureux Prince Jean qui ne mérite pas autant d'honneur. Donc, qu'ils aillent tous se faire f... La toile sera encadrée ! J'ai dit. Et qu'ils s'estiment heureux, les hypernautes si je ne fais pas venir des E-cops venus du lointain Empire des Orques jaunes pour apprendre aux nôtres comment complètement bâillonner toute cette opposition caquetante. Vous ne vous rendez pas 17


compte jusqu'à quel point ces infâmes me pourrissent la vie, sapent mon pouvoir et détruisent toute ma crédibilité. Bianca dut intervenir car le petit Gouverneur était pris de palpitations. Elle lui fit respirer des effluves d'huiles essentielles de benjoin, curcuma et lavande bio, lui appliqua une pierre du Nord sur le front et dut lui faire répéter cent fois le mantra sacré « Homme Padhimmi mais Homme » pour que la crise de fureur se calme... Fion était dans ses petits souliers. Quand son maître se trouvait dans un état pareil, le pire devenait possible. Il en tremblait de trouille en imaginant l'infarctus ou l'AVC salvateur et définitif, mais sans le souhaiter vraiment. Il savait bien que la chute du petit tyran ne pourrait que marquer sa propre fin. - Voulez-vous que j'appelle le Lama Sergueï, mon amoureux, lui demanda Bianca. Il pourrait vous prodiguer conseils et réconfort... - Laissez-le où il est, celui-là. Son relent de beurre de yak m'incommode trop. Vos soins me suffisent amplement, Bianca chiara... Fion crut le moment opportun pour attaquer sur le problème des retraites. 18


- C'est très simple, trancha Nulco, on donne du temps au temps comme aurait dit le Miteux. On règlera l'affaire à l'automne quand la votation sera passée. Dans un premier temps, les Hobbitts partiront en retraite à 65 ans, puis progressivement à 67 puis à 70... - Oui, la durée de vie n'a fait qu'augmenter, mais elle pourrait à nouveau baisser avec l'aspartame, les graisses trans, les additifs alimentaires et toutes les saloperies cancérigènes que les gens avalent... - Il n'est jamais bon de douter de ma parole, Fion. C'est indigne de vous, Franck... - Excusez-moi, votre immense Grandeur... Un petit moment de faiblesse due au stress... Donc, on retarde la date de jouissance, on réduit le taux des pensions de 10, 20 puis 30% et on augmente d'autant les cotisations... Là, on est sûr d'être extrêmement impopulaire. - On s'en moque, les régionales seront passées... - Et les roses garderont leurs fiefs. Ils vont peut-être même s'offrir le luxe d'un grand chelem. - Qu'ils le fassent ! C'est un cadeau empoisonné que je leur fais, dit Nulco Il va falloir 19


qu'ils s'occupent de tout : des routes, des canaux, des chemins de fer, des lycées, des hôpitaux, des tribunaux et j'en passe. En fait, absolument de tout, vous dis-je. Et comme ils ne savent pas gérer l'argent public, comme ils le balanceront tous azimuts, il leur faudra augmenter les impôts et par conséquent devenir impopulaires, eux aussi. Et là, ça me permettra de rebondir. Par comparaison, j'apparaîtrai comme le sauveur en 120012 pour l'élection reine. - Certainement, approuva Gay-Noeud. - Sans aucun doute, surenchérit Gay-HiHan. *** - Dîtes donc, Conseillers, les gazettes du jour sont-elles arrivées ? - Non, Monsieur le Gouverneur Suprême... Je crois que le syndicat de la presse écrite a lancé un mouvement de grève générale. - Ah ? S'étonna Nulco. Je n'étais pas au courant. Cette bande de fainéants feraient mieux de dire quand ils travaillent... En réalité, si les deux Conseillers lui cachaient les feuilles de chou du jour c'est parce qu'elles diffusaient les derniers baromètres 20


d'opinion sur les intentions de vote des Comtois en cas d'érections pestilentielles. Les résultats étaient plus que catastrophiques pour le comte de Magypolka. Dans tous les cas de figures, Nulco était battu... S'il devait affronter DTP (Denis TroussePoulettes), au second tour, le grand patron du Fond Mondial Intéressé (FMI) l'emportait haut la main avec 54,32% des voix... S'il affrontait Anne Roux du Béarn, le centriste orange décentré, il n'était battu que par 53,7%. Si c'était la Beaubry Rose, le score descendait à 52,95%. Franck Nullande l'emportait moins nettement (51,46%). Quant à la Madone des Chabichoux du Poitou, Acouphène Déloyale, elle ne le dépassait que d'une courte tête : 50,97%. Seul un duel avec Grogneux le Menhir aurait pu lui sauver la mise. Mais ce salopard farciste éplucheur de « détails » ne voulait plus se présenter... Une véritable catastrophe pour le petit Gouverneur qui commençait à manquer de tours de passe-passe pour berner les crédules. 21


(Bien entendu, tous ces chiffres sont fantaisistes, cela va de soi. Votre barde scribouillard habituel dispose néanmoins d'une grille de lecture personnelle lui permettant de pondérer des sondages toujours trompeurs, versatiles pour ne pas dire capricieux... Toute ressemblance avec des personnes existantes ne saurait être que fortuite et due aux hasards créatifs...)

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CHAPITRE 2

Conséquences regrettables d'une défaite

Comme prévu, les élections régionales furent une déroute, que dis-je, une catastrophe, une Bérésina. Le parti bleu du petit gouverneur perdit la suprématie sur la quasi totalité des régions et en attribua la responsabilité à son chef qui, embrouillé dans des décisions et des initiatives contradictoires et incompréhensibles, n'avait jamais su mener la politique claire et volontariste pour laquelle il avait été élu. Un malheur n'arrivant jamais seul, cette défaite s'accompagna d'une nouvelle plongée sur le thermomètre de l'opinion. - Ces salopards de sondeurs de rein et d'âmes me placent si bas que je ne vais pas tarder à découvrir un nouveau gisement d'huile noire, ironisait-il. - Mais non, mon amoureux, tentait de le consoler Bianca, quand tu toucheras le fond de la piscine, tu n'auras qu'à donner un bon coup de 23


talon pour remonter à la surface ! Le sentant affaibli et quasi mûr pour l'hallali, de nombreuses personnalités, telles le baron chauve de Dorbeaux, qui, soit dit en passant, était certainement le seul dans toute la Comté à croire en ses chances, ou le sénéchal Galopin de Villouzeau, son mortel ennemi depuis la nauséabonde affaire du Clair Courant, se déclaraient déjà prêts à briguer sa succession... Sans oublier le discrédit apporté par l'incroyable disproportion avec laquelle le Palais Balisé avait réagi aux rumeurs d'infidélités conjugales au sein du couple suprême... Après les avoir vertement gourmandés, Nulco, à court d'idées nouvelles, dut encore en référer à ses deux grands Conseillers, les Sires GayNoeud et GayHiHan. Quel nouveau grand écart, quelle époustouflante pirouette, quel incroyable tour de passe-passe allait-il être obligé d'effectuer pour pouvoir remonter dans la considération de ces abrutis de Hobbitts frondeurs ? - Qu'avez-vous donc à me proposer d'intéressant, Mauvais Conseilleurs ? A cause de vous, je me suis retrouvé tour à tour ou simultanément, gaulliste, socialiste, gauchiste, 24


communiste, écologiste, trotskyste, néo-zazi, libéral, conservateur, mondialiste, dirigiste, patriote, souverainiste et même turcophile ! Comme transformiste, je suis imbattable, Arturi Braguetto n'a plus qu'à aller se rhabiller ! Mais à vouloir me faire ratisser trop large, je me suis ratissé moi-même, bande d'idiots ! - Que voulez-vous, c'était couru, Majesté, fit GayHiHan, votre stratégie était d'une telle subtilité que les Hobbitts de la Comté du bas n'y ont strictement rien compris... - Oui, opina GayNoeud, trop de stratégie tue la stratégie. Et puis la populace préférera toujours l'original à la copie... - Mais sa Grandeur n'imite personne. Elle est elle-même... Complexe, fluctuante, changeante, protesta Bianca. Et elle tient compte de mes avis. Elle sait que j'en connais un rayon sur toutes les questions sensibles. Complètement effondré, Nulco se laissait aller dans les profondeurs de son fauteuil de cuir blanc : « Messieurs, sortez-moi de cette panade ! C'est un ordre ! » Le ton était sec et cassant. Gay HiHan se risqua timidement car il connaissait la violence des colères de son petit maître : 25


« Monseigneur... Rappelez-vous... Comment êtesvous parvenu sur ce trône ? Pourquoi le peuple vous a-t-il préféré aux deux autres ? » - Parce que j'étais le meilleur, pardi ! Parce que j'étais le plus talentueux, le plus grand, le plus génial... Et aussi, admit-il, parce que j'avais une illuminée pas très crédible comme concurrente... - Certes, certes, fit l'autre, mais surtout parce que vous aviez repris tous les thèmes du vieux Grogneux le Menhir : travail, famille, patrie, sécurité, karcher et racaille. - Et alors ? N'est-ce pas ce que j'ai fait ? - Si peu, Sire, glissa Gay-Noeud d'un ton las. Il vous suffirait de repeindre votre blason aux trois couleurs comtoises, de donner un grand coup de barre à droite, de plonger franchement dans le sécuritaire polymusclé pour retrouver l'amour et la ferveur de votre bon peuple qui n'attend que ça... - Croyez-vous ? Demanda le petit homme dubitatif avec accompagnement de tics faciaux et de haussements compulsifs d'épaule. - Absolument, fit GayHiHan qui semblait pour une fois parfaitement d'accord avec son 26


comparse. De même qu'on ne change jamais une équipe qui gagne, il ne faut pour rien au monde faire varier une recette qui réussit. - Admettons. Mais cela va déplaire au bon docteur Kirchner, à Boisson, à Kirsch, à la mère Marmara, aux journaleux de l'Immonde, à mes potes Bygues ou Bouledorée et surtout à ce pauvre Frédo de la Miteuse Errance... - Depuis quand vous souciez-vous de la valetaille, Eminence, lui lança GayNoeud sur un ton ferme et altier. - Et vous oubliez mon ami l'empereur beige du Soda Sucré... Il n'acceptera jamais que je fasse la moindre misère à ses petits protégés des cités râpeuses. Il les aime tellement qu'il invite chez lui par convois entiers... - Il faudrait savoir ce que vous voulez, ô Grand Prince Gouverneur... Ce que nous vous proposons a quelque chance de vous permettre de remonter à la surface et d'être réélu en 12012. - OK, j'écoute, soupira Nulco. Et pourtant je sais que ça ne va pas me plaire. - Voilà. Il se trouve qu'une équipe de journaleux a réussi à infiltrer et à filmer un méchant gang de dealers de ganja du côté de 27


Frissonnez-en-France, dans une cité pourrie de vos lointains territoires perdus. Il suffirait d'organiser un grand coup de filet dans ces eaux troubles et de coffrer tout ce joli monde avec reportage en direct et en prime time... - Oui, cela serait bon pour mon image, admit Nulco. Et sans grand risque. Les sauvageons n'écoperont de pas grand chose. Les juges leur trouveront toujours des circonstances atténuantes. Ce qui fut dit fut fait. L'ennui c'est que cette opération de salubrité publique mit le feu aux poudres. Dérangée dans son business, la fourmilière se rebella en incendiant des diligences et en caillassant les forces de l'ordre. Et tout cela, largement diffusé dans les étranges lucarnes, fit fort mauvais effet dans les chaumières. L'insécurité était là et bien là. Ce n'était pas une simple obsession de paranoïaque. - Alors, qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Demanda Nulco très contrarié par les évènements. - Sire, fit Gay-HiHan, vous vous rendez le plus vite possible sur ce territoire, sous haute protection, cela va sans dire. Vous y installez 28


solennellement comme procurateur exceptionnel Christophe Berlant, l'ancien patron du ROIDE (le Réseau Organisé d'Intervention, Défense et Exécution) un dur de dur, un spécialiste des opérations coup de poing et autres Fort Chabrol, ça va donner à réfléchir à ces malotrus. Ensuite vous allez consoler les policiers et les gens d'armes sans oublier les vigiles et les pompiers. Disons tous ceux que les orques reçoivent à coup de pierres ou de boulons. - Et surtout vous coiffez à nouveau votre képi de premier flic de la Comté, ajouta l'autre conseiller. Vous jouez des épaules et du menton et vous tenez le discours le plus musclé possible. - Ca, je sais faire... La matraque, le karcher, le « Casse-toi pov'con », le « Madame, on va vous débarrasser de toute cette racaille ! », c'est du déjà vu... - Sans doute, Monseigneur, répliqua GayHiHan, mais cela peut fonctionner à nouveau... - De toutes les façons, nous n'avons pas de plan B, avoua Gay-Noeud l'air un peu piteux. - Vous promettez des actions «sans restriction» contre les trafiquants de drogue, la suspension systématique des allocations 29


familiales aux parents de mineurs délinquants et vous lancez un grand projet de loi pour interdire le voilage intégral des femelles orques verts. - Tout cela me semble bel et bon, reconnut Nulco. J'en parle à B.B. Ces initiales étaient celles de Bruce Boutepeu, son fidèle parmi les fidèles, celui à qui il avait confié le difficile Ministère de la Police et qui n'en ratait pas une avec ses improbables histoires d'Auverpins sympas quand ils ne sont qu'un ou deux parmi les Comtois, mais insupportables quand ils se mettent à proliférer... Dans sa détresse, Nulco oubliait que tout cela allait sentir le réchauffé, la démago peu crédible et ne se révéler que de la poudre aux yeux qui ne tromperait guère. Interdire à des femmes de se recouvrir de tissu de la tête aux pieds ? Au nom de quoi ? Du respect de la personne humaine et du principe d'égalité des sexes, comme le chantait Franck Fion ? Ou de trouble à l'ordre public ? Ce dernier reproche aurait sans doute pu être le moins ridicule de tous, encore eut-il fallu le prouver... Et dans la mesure ou les entoilées volontaires proclamaient partout que cette mode leur plaisait et que dans un état de droit comme la 30


Comté, chacun pouvait se vêtir comme bon lui semblait avec string apparent, saroual ou jean tombant, tatouages, piercings et pourquoi pas entonnoir sur la tête ou plume de paon dans l'arrière-train, cette interdiction risquait fort de n'être qu'un nouveau pétard mouillé négligemment rejeté par tous les Conseils de Sages de la Comté ou de l'Euroland... Décidément, il n'était pas si facile pour Nulco de jouer les fier à bras pour surenchérir sur l'abominable Grogneux et surtout pour en tirer profit. Et bien sûr, truands, dealers et autres voyous se tapaient sur les cuisses en riant des malheurs du pauvre petit Gouverneur malchanceux...

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CHAPITRE 3

Nulco et le vilain polygame - Ca y est Majesté, j'en tiens un ! S'écria un beau matin Bruce Boutepeu. Le bon plan, l'affaire payante, juteuse à souhait... Si on se la mitonne aux petits oignons, elle peut vous rapporter au moins cinq points de bonus dans les sondages... - Raconte, fit Nulco impatienté. Ne me fais pas languir inutilement. Tu sais dans quelles terribles profondeurs je suis tombé. Mes visites à mon ami du Soda Sucré ou à l'Empereur des Orques Jaunes pour son ânerie d'Exposition Universelle ne m'ont pas permis de remonter à la surface... J'enrage ! - Peanuts que tout cela, Majesté... Moi, je vous amène du lourd, du très lourd... Une orque voilée qui conduisait une charrette à huile noire... - Comment elle s'y prenait ? Cela devait être compliqué avec son tissu sur la figure ? - Bof, disons que quelqu'un devait la guider à la voix. Mais là n'est pas l'important. Un 32


homme d'armes l'a verbalisé pour conduite illégale et moi, j'ai mené ma petite enquête. C'est une des femmes d'un orque vert enturbanné qui se dit commerçant et qui en aurait quatre... - Quatre quoi ? - Quatre femmes pardi ! - Ne me dis pas que tu as enfin déniché un polygame, un vrai... - C'est cela, Votre infinie Grandeur. Un véritable polygame ! Et en plus, il cumule les infractions. Chacune de ses femmes touche le tribut pour mère solitaire sans parler de toutes les indemnités familiales pour la douzaine de marmots de cette belle petite famille... - Ah ça oui, approuva le Gouverneur, en voilà une affaire qu'elle est bonne. Vas-y Bruce de Prusse ! Je te donne carte blanche. Tu les casses ! Encouragé par son maître, Boutepeu voulut montrer ses muscles. Il parla même de poursuivre en justice le bonhomme car la polygamie était interdite par la loi de la Comté. L'ennui, c'est que l'individu ne voulut pas se laisser faire. Il argua que personne ne pouvait l'accuser de ce crime car il ne s'était marié qu'une seule fois devant Monsieur le Maire. Ses autres femmes relevaient 33


tout au plus du statut de maîtresses et en cela il n'était guère différent de certains Hobbitts gourmands. Ce qu'il oubliait de dire, le balsafiste, c'est qu'il avait épousé religieusement les trois autres, ce que ne permettait nullement la loi. Mais son argumentation ayant obtenu un écho favorable dans la plupart des médias et un large soutien du côté des officines, associations et groupuscules divers, il poussa son avantage en déclarant à qui voulait l'entendre qu'il envisageait de porter plainte contre le Sinistre de la Police. C'était le monde à l'envers. L'arroseur arrosé. Ca rigolait à gorge déployée dans les quartiers. Les Hobbitts étaient partagés devant tant de ridicule et de faiblesse. Quant à Boutepeu, il se précipita chez son seigneur et maître, tout penaud devant les conséquences inattendues de ses effets de manche. - Eminence, notre affaire tourne mal. Ca sent le roussi. Imaginez-vous que mon polygame délinquant parle de me trainer en justice... - Laisse tomber, mon pauvre Bruce ! La chance n'est pas avec nous en ce moment... Tu n'as qu'à refiler le bâton brenneux à Boisson. C'est son boulot... Et il n'y a pas plus fort que lui 34


pour planquer la poussière sous les tapis... - Oui, mais nous allons passer pour des crétins... Le Grogneux va encore plastronner... - Qu'est-ce que tu veux, c'est comme ça, fit Nulco résigné. Une fois de plus, une fois de moins... Si tu étais à ma place, tu saurais que chaque matin, je dois avaler mon bol de couleuvres au petit déjeuner et certains jours, j'y ai encore droit aux autres repas... Bien meilleur manoeuvrier que son collègue auverpin rouquin, le transfuge rose au regard fourbe déclara qu'il attendrait la décision de justice avant d'entamer quoi que ce soit contre l'honnête commerçant, présumé polygame. Le malin Boisson avait donc botté en touche sachant parfaitement qu'elle allait être la décision des juges. L'opinion comprit que l'affaire était close et qu'on avait fait beaucoup de bruit pour rien. Quant aux polygames et polyandres de la Comté, ils interprétèrent cette nouvelle reculade comme une autorisation tacite. Ils en sortirent renforcés et Nulco un peu plus affaibli bien sûr...

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CHAPITRE 4

Nulco et les catastrophes naturelles

Quelques jours plus tard, Nulco reçut un coup de bigophone affolé de sa sinistrette de l'écologie et du mouvement perpétuel, Juana Thémi Katouraté, nouvellement nommée (promotion tatami) et totalement perturbée par ce qu'elle découvrait. - Majesté, je suis en train de survoler le volcan Nijiyamaanakarakurumymayaparam en compagnie de Nicolas Bulot. Nous sommes très inquiets. Il vient de se produire une éruption monstrueuse ! -Et alors ? Qu'est-ce que j'en ai à battre, grogna le petit homme qui avait bien d'autres chats à fouetter. - Mais c'est qu'il crache des tonnes et des tonnes de poussières de carbone ! Un nuage immense qui s'étend déjà sur des milliers de kilomètres carrés... - Thémi, vous n'allez pas recommencer 36


avec vos histoires de carbone ! Vous aurez beau faire, je ne reviendrai plus là-dessus. La taxe carbone a été renvoyée aux calendes grecques. Et ne comptez pas sur moi pour venir calmer ce volcan ! Je sais que mes pouvoirs sont immenses, mais quand même... Je fatigue un peu ces tempsci. Au fait, où se trouve-t-il ce gros cochon de pollueur ? - En plein centre de l'EastLand, là où Bullberne avait situé le départ de son « Voyage au centre de la terre »... Bien entendu, Nulco ne saisit pas la fine allusion littéraire et répondit complètement à côté de la question : « L'enfer ? La porte des enfers ? Mais qu'êtes-vous donc allée faire dans cette galère ? » - Sire, c'est vous-même qui m'y avez envoyée en mission spéciale. Je devais vous trouver une petite catastrophe naturelle pour faire oublier les autres problèmes. Une brillante intervention de votre part aurait pu redorer votre blason. Et puis Nicolas pensait que... - Il pourrait pas arrêter un peu de penser, le Bulot... grogna le Gouverneur. - Oui mais les experts climatologues et les 37


géologues les plus chevronnés sont tous d'accord, ergota la péronnelle. En recouvrant la totalité de l'Euroland et une partie de l'Empire des Ours Blancs, ce nuage de poussière va gravement perturber tout le trafic aérien. Les engrenages des pédaliers d'aéroplanes vont se gripper, les ventilateurs de refroidissement se retrouver coincés et les panneaux solaires ne pourront plus produire d'énergie... Il va absolument falloir interdire sine die toute circulation dans les airs ! Très dubitatif, Nulco raccrocha. Il posa ses escarpins à talonnettes sur son bureau et resta un long moment songeur. Il commençait à en avoir par-dessus la tête de toutes ces catastrophes naturelles. Il lui semblait qu'elles prenaient un malin plaisir. à s'enchaîner les unes derrière les autres. A peine l'une d'elle était-elle terminée qu'il en surgissait une nouvelle. Et chacune, au lieu de lui permettre d'avoir le beau rôle du sauveteur, de l'organisateur ou du précautionneux, l'enfonçait un peu plus que la précédente. Il avait dû subir l'histoire ridicule de la grippe cochonne (voir épisodes précédents) si bêtement gérée par Rosamonde Bachelotte qu'il s'en était tiré couvert de honte avec 70 millions de doses de vaccins 38


inutilisés et bientôt périmés (bonjour le gaspillage); puis celle du « réchauffement » climatique avec un hiver tellement glacial qu'il avait vite fallu remplacer le terme par « dérèglement », puis par « troubles climatiques » avant de tout balancer aux oubliettes. D'ailleurs, maintenant le professeur Allégro, grand pourfendeur de réchauffistes, avait beau jeu de répéter partout : « Je vous l'avais bien dit... Tout ce réchauffement, c'était que de la c... » Un bobard, une salade de plus dont l'évocation laissait de marbre le bon peuple. Prudent, le gouverneur avait donc mis une sourdine sur le sifflet de la cocotte-minute écologiste en attendant des jours plus favorables tels ceux d'une bonne canicule, sans doute au coeur de l'été, qui lui permettraient de hurler à nouveau avec Bulot et Anus-Bertrand... Puis était survenu le raz de marée Xénia qui avait ravagé le littoral de l'Océan Occidental. Des maisons construites sous le niveau de la mer et derrière des digues datant de Matt Usalem avaient été submergées par des flots peu respectueux de leur grand âge. De malheureux Hobbitts étaient morts noyés. La vraie catastrophe naturelle 39


imprévue. Le concentré de malchance. A défaut de prévenir le mal, il était impératif de faire en sorte que cela ne se reproduise plus jamais, jamais, jamais ! Même si une conjonction de facteurs combinés aggravant, comme une marée de coefficient exceptionnel, plus un vent de force rare soufflant en tempête proche du typhon, ne se produisait qu'en gros tous les demi-siècle, il fallait agir vite et fort, principe de précaution obligeant bien plus que noblesse ! Nulco eut alors l'idée de proposer (c'est à dire d'imposer) que toutes les constructions situées dans les zones à risques soient rasées. Grâce à l'argent du contribuable, l'état comtois indemniserait les propriétaires avec sa munificence habituelle. Le petit homme escomptait obtenir en retour reconnaissance éternelle et admiration béate des heureux bénéficiaires. N'était-il pas l'homme politique le plus génial de la galaxie ? N'avait-il pas jugulé la crise économique mondiale en rejetant les nuages de flouon et de baraton hors des frontières du pays (voir épisodes précédents), n'avait-il pas combattu (presque victorieusement) Hosanna et ses cruels Balitrans dans le lointain Gaganistan ? 40


(voir épisodes précédents) Quoi de mieux qu'un joli raz de marée pour le remettre à flots ? Eh bien non ! Il fallut que des fonctionnaires aussi crétins que zélés inscrivent sur leurs listes noires des habitations n'ayant pas vu arriver la moindre vaguelette dans leur salon pour que le pays du littoral ouest entre en rébellion et pour que la cote de Nulco tombe en dessous du niveau de la mer... - Evidemment, quand on est secondé par des incapables... Une fois de plus, il fallut faire machine arrière et tout geler en attendant que les esprits échauffés se calment... Voilà pourquoi notre homme était devenu méfiant avec ces affaires de catastrophes naturelles. Mais là, le risque était grand que des aéroplanes soient gênés aux entournures et aient l'outrecuidance de s'écraser au sol. Nicolas Bulot l'affirmait, Anus Bertrand le confirmait. Que ne dirait-on pas si on ne faisait rien devant pareil danger ? Il décida donc de provoquer une conférence multilatérale bigophonique à distance avec ses partenaires habituels : Kermel, la teutonne, Morton Blue, l'ongle en fin de course, Bottine, l'empereur des Ours Blancs, Ouba-Ouba, celui du Soda Sucré et 41


pour faire bonne mesure, Fondupuits, l'ectoplasmique chairman de l'Euroland. - Nous devons immédiatement faire cesser tout trafic aérien, fit Nulco. Absolument d'accord, approuva l'empereur beige qui n'était pas concerné car les vents dominants poussaient le gros vilain nuage de poussière loin de son territoire. - Oui, mais ça va coûter des milliards de dolros aux compagnies aériennes. Elles sont déjà dans le rouge... gémit l'Ongle Morton Blue toujours soucieux de ses intérêts économiques. - Moi, je suis sur la ligne du Gouverneur Nulco, appuya Bottine qui savait que ses avions Buboleff à pédales ne valaient pas un clou vu que l'un d'entre eux venait de s'écraser sans avoir absorbé un grain de poussière, entraînant dans la mort le président de la Lopogne, sa femme, tout son gouvernement et tout son état-major militaire ou presque. Mais, après tout, quelle idée de vouloir gratter quelques sous en volant sur des charters avec tarif de groupe ! Seule avec son gros bon sens, la mère Kermel tenta de placer quelques objections : « Avant de clouer au sol les aéroplanes, on 42


pourrait faire quelques essais de vol à vide... Les faire voler à moins haute altitude que le nuage... L'éviter, le contourner... » Mais personne n'en tint compte. Résultat : une paralysie aérienne totale pendant une bonne quinzaine de jours. Des millions de Hobbitts désemparés campant dans tous les aéroports du monde, des pertes financières colossales, une pagaille et un gâchis indescriptible. Des fleurs fanées, des fruits pourris plein les hangars. Un manque de pièces détachées obligeant à arrêter des chaînes de production. Et tout cela, pour revenir sur cette draconienne mesure de précaution et pour reprendre les vols en catimini... Avec comme dégât collatéral mineur : l'impossibilité pour Nulco d'assister aux obsèques du jumeau Katastrovsky, président de Lopogne, ce qui ne le dérangea nullement car il ne pouvait pas blairer ce gros facho... Et avec un autre, majeur pour lui : ses conseillers n'osaient même plus lui montrer les résultats des derniers relevés des thermomètres d'opinion. Les Hobbitts jugeaient à plus de 80% que sa gestion des catastrophes était... catastrophique. Certains l'accusaient même d'ajouter du malheur au 43


malheur, de la tristesse à la tristesse et même de venir achever les rescapés avec des décisions idiotes. Les gens sont méchants... Et c'est sur ces entrefaites qu'il apprit qu'une marée noire exceptionnelle s'avançait vers les côtes sud de l'Empire du Soda Sucré de son grand ami Ouba. Cette fois, il était persuadé qu'il allait enfin pouvoir tirer les marrons du feu médiatique. Et à peu de frais. Il se fendit d'un message de condoléances et de compassion et donna des instructions très précises à Juana Thémi Katouraté : « Vous êtes autorisée à survoler la zone sinistrée en ULM solaire, même en compagnie de l'ami Bulot, si cela vous chante. Mais surtout, vous ne faîtes rien, rien du tout. C'est clair ? » - On pourrait pas envoyer l'armée, la Marine ? - Pas question, malheureuse ! - Faire brûler l'huile noire ? La bombarder pour qu'elle s'enflamme ? - Vous n'y pensez pas. Un coup de vent contraire et avec notre chance habituelle, on se retrouve avec un porte-pédalo d'attaque transformé en brûlot sans parler de la fourgonnée 44


de morts à la clé ! Non, rien, que dalle ! Juste de la compassion et des simagrées... - Oui, mais quand la merde noire aura bien dégueulassé toute la côte, on pourrait envoyer des volontaires ou des troufions pour aider à nettoyer les bayous. Bulot et Bertrand m'ont dit que ce sont des milieux fragiles où plein d'espèces viennent nicher... Majesté, il faut sauver les oiseaux, les poissons, les crevettes... Pensez aux pauvres lamantins, à leur souffrance quand ils vont être goudronnés... - Ne me croyez pas sans coeur, Juana. Ce que vous me racontez, Bianca me le chante tous les jours. Mais quand on a la scoumoune, on ne peut pas agir comme si on avait la baraka... Vous voyez où je veux en venir ? - Pas du tout. Chez moi, on ne m'a pas appris à parler le djeune. - Ecoutez, reine des tatamis. Bourreleau est d'accord. Ce coup-ci, on ne fait rien. On se la joue détaché. Et attention à obtempérer ! Il raccrocha sans attendre la réponse. En bon politique, il n'aimait que les raisonnements simples et les opérations juteuses. Quand il agissait, ou plutôt quand il s'agitait pour faire 45


semblant d'agir, à chaque fois, il y laissait des plumes et finissait toujours par passer pour un incapable ou un crétin. En ne faisant rien, peutêtre allait-il enfin être approuvé par son peuple... Après tout, cette tactique n'avait pas si mal réussi à son prédécesseur Ben Sirak le pas Sage qui avait bâti toute sa carrière sur l'adage : « Il n'est problème qu'une absence de solution ne finisse par résoudre. »

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CHAPITRE 5

Nulco et les peuples voyageurs

En cet été pourri de l'an de grâce 12010, la Comté se retrouva un soir terriblement émue par le saccage de la paisible bourgade de Cruchovillele-haut (345 habitants) par une bande de voyageurs déchaînés. Ces vandales s'acharnèrent sur la Mairie, l'église, l'école et la plupart des équipements communaux et, horreur des horreurs, ils allèrent jusqu'à tronçonner devant les yeux de la population hobbite terrifiée, l'arbre de la Liberté, l'arbre de Mai, l'arbre à palabres et le platane des pétanquistes qui ombrageaient depuis tant d'années la place principale du village, anciennement place du général de la Gaule et rebaptisée récemment Place du Gouverneur Nulco. Mais pourquoi tant de haine et tant de dégâts inutiles ? Parce qu'un des leurs, un jeune voyageur délinquant et multi-récidiviste, s'était pris une balle perdue pas pour tout le monde au 47


cours d'une partie de gens d'armes et de voleurs de basse intensité qui avait mal tourné et qu'il n'avait pas eu l'élégance d'en réchapper. - Mais, bon sang, s'écria Nulco au comble de l'énervement devant les reportages diffusés dans les étranges lucarnes, ils sont tombés sur la tête ces voyageurs ! Se faire descendre, ça a toujours fait partie des risques du métier de voyou, que je sache ! - De moins en moins, Majesté, tenta de corriger son Premier Sinistre, Franck Fion. Avec les nouvelles méthodes douces de nos forces de l'ordre de proximité et de médiation conciliante, tous les déviants commencent à perdre l'habitude de perdre la vie même s'ils la font perdre aux autres... Ils exigent maintenant que l'on use de plus en plus de politesse, d'élégance et de courtoisie à leur égard. Plus de contrôle d'identité inopiné, plus d'acharnement sécuritaire, plus de visite à domicile ni de perquisition surprise. Voyez-vous, Majesté, ces gens ont pris l'habitude de la délinquance confortable, rentable,agréable et sans danger. - Je comprends. Je vais convoquer Bruce Boutepeu pour lui dire d'obliger ses hommes à ne 48


plus utiliser d'armes mortelles. Sifflet, tonfa et fumées lacrymantes devraient largement suffire à calmer les malfrats. Les policiers ongles ne sont pas armés. Les flics comtois n'ont qu'à les imiter... - Je ne crois pas que Boutepeu sera d'accord, votre Grandeur... murmura Fion. - Et puis, tous ces Cruchovillois, ce ne sont que des veaux châtrés ou des moutons apeurés, s'emporta le Gouverneur modèle réduit. Ils pouvaient pas les empêcher de tout saccager, les raisonner ces voyageurs ? Eh ben, non! Ils sont restés terrés au fond de leurs baraques, comme des trouillards, tous volets clos et portes barricadées. - La maréchaussée ne s'est pas montrée plus courageuse... - Et elle a bien fait... Une bavure est si vite arrivée... soupira Nulco. Le Premier Sinistre attendait beaucoup plus de cette entrevue avec son petit homme chéri, aussi enchaîna-t-il sur le thème de la contre attaque : « Eminent Gouverneur, toute cette histoire a fait très mauvais effet dans l'opinion publique... » - L'opinion, l'opinion... Vous n'avez que ce 49


mot à la bouche, Fion ! On dirait que vous ne faîtes pas un pas sans votre thermomètre planté là où je pense ! Moi, je m'assois dessus ! - Mais enfin, Sire, nous ne pouvons pas rester inertes ! Il faut faire quelque chose... ou faire semblant de faire quelque chose... - Ecoutez, Fion, on ne peut pas virer tous les voyageurs de la Comté, cela ferait désordre. Nous devons tenir compte de l'Euroland, de l'OMU, du droit des créatures et des minorités illisibles... Nous avons déjà eu assez de déboires pour ne pas nous lancer aveuglément dans une affaire aussi risquée. Avant de prendre quelque décision que ce soit, j'ai besoin de l'avis d'un spécialiste... - Majesté, j'ai l'homme qu'il vous faut : un expert, une autorité du voyage, Charles-Albert Graffigneux-Allaoui, je le convoque de suite ! Ce Charles-Albert Graffigneux-Allaoui, dit CHAGA pour les intimes ou CHACAL pour ses potaches, était un professeur de sociologieanthropophagie comparées, lui-même certifié par la Faculté KFC de Villiers le Moche. Président d'honneur de l'assoce « Laissez-les donc voyager tranquilles ! » et autorité universitaire et 50


médiatique incontestée.Il se répandait sur les ondes et les écrans et passait pour le grand spécialiste des tribus voyageuses et autres peuples migrateurs qui s'invitaient régulièrement dans la verte et riche Comté laquelle avait l'élégance de se montrer fort libérale sur les indemnités et autres prestations sociales ou médicales. Désirant honorer son invité, Nulco reçut le grand expert dans le salon rose du Palais Balisé, celui habituellement réservé aux satrapes, dictateurs, empereurs, roitelets et autres chefs d'états ou de gouvernements. Il venait de passer une heure en compagnie de la belle Bianca qui l'avait bassiné avec la gentillesse, la créativité et la joie de vivre des peuples voyageurs qui, selon elle, étaient tous d'aimables musiciens, chanteurs ou danseurs si géniaux que sans eux la Comté serait ni plus ni moins qu'un désert culturel rempli de misère intellectuelle, de tristesse morale et de solitude moisissante. Elle avait terminé son exposé en le suppliant de ne pas toucher à un seul cheveu de ses voyageurs bien-aimés. Pour avoir la paix, il avait accepté. Mais tout le monde connait la valeur d'une promesse du petit Gouverneur à talonnettes. C'est donc plein 51


d'énervement et de tics nerveux qu'il reçut l'illustre professeur Chaga. - Votre Altesse Gouverneuriale, commença le gommeux en rajustant ses petites lunettes rondes cerclées de fer et en rejetant en arrière une mèche rebelle qui cachait mal une calvitie précoce, vous devez savoir qu'il n'y a pas un seul peuple migrateur, mais plusieurs, tous différents les uns des autres et ne se mélangeant jamais. Pour ne citer que les plus connus, nous avons les Palouches, les Fitans, les Naomiens et les Rrams. Certains viennent du Sud, d'autres de l'Est et d'autres du Sud-Est. Aucune tribu n'est venue du Nord car ces gens craignent le froid et aucune non plus n'est débarquée de l'Ouest car il leur aurait fallu franchir l'Océan Occidental et tout le monde sait que ces peuples ne savent ni naviguer ni nager la brasse coulée... - Génial, Chaga, vous me donnez une idée ! Il n'y a qu'à les renvoyer au Nord-Ouest, comme cela, on sera sûr de jamais les revoir par chez nous ! - Sauf votre respect, Monsignore, si vous envisagez pareilles horreurs dignes d'un Grogneux le Menhir, brisons-là immédiatement. 52


Je ne saurais entendre un mot de plus ! Nulco comprit que l'autre était en train de prendre la mouche. Il avait l'air vraiment fâché. Ses petits yeux porcins lançaient des éclairs. Le Gouverneur engagea immédiatement la marche arrière. - Je ne faisais que plaisanter, cher Professeur... Je galéjais... Rassuré, l'autre reprit doctement son exposé : « Prenons les Palouches par exemple... Voilà un peuple de musiciens de génie, de virtuoses de la sitarra et de la planche à repasser. Sans eux, point de wouazz... » - Point de wouazz ? S'étonna Nulco qui n'avait jamais entendu parler de cette musique. Il faut dire que dans ce registre ses connaissances étaient limitées voire nulles. - Absolument. Ce sont les Palouches qui ont inventé le wouazz du temps de leur génial compositeur Pongo Mainate, le fameux sitarriste qui pouvait jouer « Cumulus » avec deux doigts... - « Cumulus » avec deux doigts ? Répéta Nulco ébahi. Un morceau aussi difficile ? Même avec les dix doigts de ses petites mains et même en y mettant les pieds, ma pauvre Bianca n'arrive 53


toujours pas à le jouer sur une seule corde... Son prof de musique, Mannick Moah, s'en arrache les dreadlocks, c'est dire... Bien entendu, c'est à cet instant que la belle Ladina fit son entrée dans la salle : « Tu parlais de moi, mon amoureux ? » - Non, ma chérie, je parlais de la virtuosité musicale des Palouches... - Ah oui, les Palouches, ces anges venus du ciel réjouir nos coeurs avec leurs divins accords de sitarra. J'espère que tu n'as pas dans l'idée de leur faire des misères, petit coquin... N'oublie pas que j'ai engagé Pongo Winthermeyer Mainate IV, l'arrière-petit cousin du maître, pour jouer dans mon propre wouazz-band... - Parce que tu te produis avec un wouazzband maintenant ? S'étonna pour la forme Nulco qui poursuivit en se tournant vers Chaga : « Bon, Professeur, parlez-nous des autres tribus... » - Eh bien, au rayon musiciens nous avons encore les Fitans qui viennent du grand Sud. Ils jouent de la mandoline, du bandoléon et des cascoucougnettes. Ils ravissent nos oreilles de leurs accords torrides de clamenso et régalent nos yeux de leurs danses endiablées. Leurs femmes 54


bombent le torse et tapent du talon en faisant virevolter leurs robes à froufrou. Comme les Palouches et pour les mêmes raisons culturelles, ils sont classés au patrimoine culturel de la Comté et de l'Euroland et se retrouvent plus protégés que les phoques-moines à poil long bien qu'eux ne soient pas vraiment en voie de disparition... - Et quelle merveilleuse fête quand ils arrivent dans un village avec leurs jolies roulottes bariolées, intervint Bianca. Je te signale que j'ai aussi un fitan dans mon wouazz-band. Alors touche pas à mon pote ! - Bon, admettons que pour ces raisons très particulières, nous épargnions les Palouches et les Fitans, que nous reste-t-il à nous mettre sous la dent et à désigner à la vindicte comtoise ? - Les Naomiens, Majesté. Ils viennent du grand Est et ont bien moins bonne réputation. Les villageois se plaignent d'eux parce qu'ils leur volent leur oeufs, leurs poules, leurs lapins et parce qu'ils laissent de gros tas d'ordures derrière eux. Ils sont farouches et ne s'entendent pas avec les autres tribus. D'ailleurs aucune n'en supporte une autre. Cela peut aller fort loin, jusqu'à des affrontements avec blessés et morts. C'est pour 55


cela qu'un seul camp de voyageurs par ville c'est totalement insuffisant. Il en faudrait beaucoup plus... Au minimum autant que de tribus ! - Déjà qu'on n'arrive pas à obliger ces idiots de Comtois à en installer un seul... soupira Nulco. Enfin, des fois, je les comprends... La saleté, l'odeur, le bruit, les vols... - Je t'arrête tout de suite, mon amoureux, intervint Bianca. Tu ne vas pas profiter du fait que je n'ai pas de Naomien dans mon orchestre pour les persécuter, les expulser, les stigmatiser et en faire des boucs émissaires. Ce peuple migrateur est d'une immense utilité pour le pays. Il rempaille nos chaises crevées, tresse des corbeilles et affute nos couteaux, autant de travaux ingrats que les Comtois ne veulent plus faire... - Admettons, soupira le petit Gouverneur qui commençait à se lasser. Alors que nous restet-il ? - Les Rrams, votre immense Grandeur, les Rrams, ceux-là tout le monde les déteste. Ils viennent de la très lointaine et très étrange Dachie au Sud-Est du Sud-Est. Là-bas, personne n'en veut plus depuis longtemps. Sales, fainéants, 56


menteurs, tricheurs, et voleurs. Ils ne parlent pas un mot de comtois. Ils vivent dans d'infâmes gourbis, sortes de bidonvilles montés n'importe comment, n'importe où sous les ponts et même le long des voies ferrées. Ils n'ont ni l'excuse de jouer de la jolie musique ni celle de tresser des paniers. Ils estropient leurs gosses et les obligent à mendier, prostituent leurs filles et vivent de combines, de rapines et autres expédients. La disparition de kilomètres de câbles électriques pour récupérer le cuivre, c'est eux. L'arrachage de plaques de plomb sur le toit de la chapelle du Palais Balisé, encore eux. Le vol des panneaux solaires de la maison commune de Bougrabourg, c'est toujours eux ! - Ces gens n'ont donc rien de bon à leur actif ? S'étonna Nulco. - Pas grand chose, admit l'universitaire, mais ce sont de très pauvres bougres. Nous sommes un pays riche. Cette richesse leur fait envie. Nous pouvons leur en céder un petit peu. - Bien sûr, ils sont laids, sales, vulgaires et méchants, reconnut Bianca. Ils ne jouent même pas bien de la musique, mais ce n'est pas une raison pour les montrer du doigt... 57


- Ne t'inquiète pas, lui répondit Nulco, on va faire bien plus fort ! L'Etat va leur verser à chacun une belle indemnité pour qu'ils rentrent gentiment chez eux et de leur plein gré. Une opération gagnant-gagnant. Ils récupèrent une jolie somme et en contre partie, ils débarrassent le plancher. Comme ça tout le monde est content... - Et combien comptez-vous leur donner ? S'inquiéta Fion toujours soucieux des finances publiques. - 300 dolros par adulte et 200 par enfant. Cela devrait leur convenir. Cela représente quand même presque un an de salaire dans leur pays pourri ! - Oui, mais vous en donnez 3000 pour renvoyer un Palien, objecta le professeur. - Ce n'est pas du tout la même chose : le Palien a une utilité. Il ramasse les ordures, balaie les rues ou fait la plonge dans les restaurants. De plus, il a souvent une dizaine de mômes à charge, deux ou trois épouses et toute une smala à nourrir au pays... La consultation en resta là. Le départ volontaire en échange d'indemnité fut décrété pour les Rrams. Dès le lendemain matin, des 58


bataillons de receveurs-payeurs du Trésor Comtois se mirent à arpenter les camps sauvages avec des sacoches pleines de beaux dolros tout neufs à la recherche de candidats au départ. Les fils du vent de l'Est ne se firent nullement prier pour ramasser la monnaie et accepter les billets de retour au pays du Comte Bracula. Seuls les aboyeurs et journaleux y trouvèrent à redire non pas parce que certains Rrams malins arrivaient à revenir plusieurs fois par mois et à transformer ces aller et retour en affaire hautement lucrative mais parce qu'ils croyaient que la Comté était revenue aux heures les plus sombres de son histoire, celles des grands pogroms et des monstrueuses déportations, idée qui faisait bien rigoler les Comtois et même les Rrams d'ailleurs...

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CHAPITRE 6

Nulco et la réforme des retraites - Allo, Nulco, here is Mister Président, Superbaraqué himself... lança une voix à l'accent grasseyant typique du philippin de Chicagoon dans le bigophone rouge cerise posé sur le bureau du palais Balisé. - Enchanté, ô grand Sublime, flagorna le petit gouverneur qui avait immédiatement reconnu la voix de son maître Ouba-Ouba, qu'y at-il pour votre service ? Le grand patron de l'Empire du Soda sucré et du hamburger réunis, le Messie beige, le superman qui devait symboliser l'espoir de tous les opprimés du monde, semblait de mauvais poil ce qui était loin de rassurer Nulco. Il faut dire que le grand homme (par la taille) n'avait rien à envier au petit (par les deux) dans le domaine des catastrophes : crise bancaire, crise économique, crise sociale, marée noire et enlisement dans deux guerres pourries. Et ce n'était qu'un début ! 60


- Petit bonhomme, commença-t-il, (en réalité Nulco qui causait un peu la langue sucrée avait compris « trou du c... de bouffeur de grenouilles », « asshole of a frogeater », mais il n'en croyait pas ses oreilles, le grand homme n'aurait pu dire ni même penser pareille horreur, lui, un personnage si raffiné. Il s'en tint donc à la traduction aussi officielle que simultanée de Georgio Traditore, l'homme qui lui parlait dans l'oreillette) ta petite Comté pleine de hobbitts mangeurs de fromages qui puent commence à sérieusement énerver ma haute finance très distinguée. Ca groume dans l'arbre à came comme on dit à « Windy City »... - Mais comment cela est-il possible, Monseigneur, n'avons-nous pas fait tout notre possible pour nous montrer agréable et complaisant envers elle ? Nous avons doté les riches d'un bouclier anti-taxes, protégé et garanti les fonds de pensions de vos rombières de Floride et autres lieux découverts à marée basse, fait gober à nos banquiers et casquer à nos contribuables un maximum de vos crédits toxiques... - Mpfft, grogna l'autre en mâchant 61


bruyamment une grosse poignée de pop-corns de chez Ronald McMillan. - Nos pauvres banques comtoises en ont tellement avalé de vos sous-primes pour sousprolétaires surendettés qu'elles se sont retrouvées pantelantes, au bord de l'asphyxie et quasi empoisonnées. Il a fallu les renflouer. Nous avons perdu des milliards pour éponger les largesses imaginées par votre marchand de cacahuètes. Ca grogne ici. J'y perds ma réputation à cause de vous. - Normal. On est alliés ou pas ? Nulco eut envie de lui sortir un jeu de mots bidon sur « fou à lier » et « allié », mais il s'en abstint. Il connaissait le caractère ombrageux de son interlocuteur sans parler des problèmes de traduction et de compréhension que pareille taquinerie aurait pu entrainer. - Et puis, continua Nulco, croyant prendre l'avantage, nous vous soutenons dans la guerre du Gaganistan. Cette année, nous avons déjà pleuré la mort de plus de cinquante de nos preux chevaliers. Reconnaissez, gracieuse Majesté, que pour une petite armée comme la nôtre, la note est salée. Chaque jour, nous perdons nombre de nos 62


meilleurs éléments dans les sables et les rocailles de ce foutu pays. Une saignée difficilement acceptable pour l'opinion hobbitte. - Si vous ne supportez pas de faire couler le sang de vos nabots blafards pour aider à instaurer notre belle démocratie dans ce pays de sauvages, vous n'avez qu'à engager plus d'orques dans vos armées et les envoyer guerroyer là-bas ! - Mais, votre Grandeur, les orques verts ou noirs refusent de partir combattre leurs frères de race et de religion... - C'est votre problème. Le mien c'est la crise mondiale qui met en danger l'Empire tout entier. Vous avez vu ce qui est arrivé à la province d'Hellénie et ce qui menace les PIGS, c'est à dire la Lusitanie, la Ritalie et l'Ibérie ? Ces états qui ne tiennent pas leurs finances d'une main ferme, qui gaspillent leur argent, qui sont victimes de la corruption à tous les niveaux, des détournements de fonds, des délits d'initiés, des fraudes aux prestations sociales et j'en passe et des meilleures... Nulco se retint de lui renvoyer que la situation était encore pire dans son Empire du bien et de lui balancer à la figure l'histoire de la 63


paille et de la poutre ou celle de l'hôpital et de l'infirmerie, mais il se retint encore une fois. Face au mastodonte, il est toujours plus prudent de la fermer. Du coup, Baraqué continua : « Je viens d'apprendre que si vous ne faîtes rien, si vous laisser filer vos 2000 milliards de dettes, si vous continuez à creuser le trou de votre Sécu, nos agences de notation, Mouise et Fendart & Bourre ne vont pas vous rater. Votre triple Wouah va sauter ! » - Ah non, pas ça ! Touchez pas à mon triple Wouah ! supplia le petit gouverneur dans le gros bigophone rouge. Nous serions étranglés, Majesté, nous ne pourrions plus vivre à crédit. Ce serait la fin des haricots. De la paix sociale. La Révolution garantie... Les Hobbitts rouges et noirs m'étriperaient et me pendraient à la lanterne avec mes boyaux ! - Raison de plus pour agir et vite, petit bonhomme, ricana le boss beige. Taillez dans le gras. Tapez partout où vous le pouvez. Matraquer d'impôts, de taxes, d'amendes. Renvoyez un fonctionnaire sur deux. Reculez l'âge de la retraite. Dîtes-vous bien que vos Comtois font partie des gens qui partent se la couler douce le 64


plus tôt dans le monde. Réduisez votre facture sociale. Gardez les vieux au boulot. Prenez exemple sur nous. On a plein de papys et de mamys qui bossent encore à 75 ans et plus. Et ils ne veulent pas partir... - Mais il n'y a presque plus de travail par chez nous, tenta d'objecter Nulco d'une voix chevrotante. - Raison de plus pour rallonger la distance. Ca fera encore moins à payer, ricana le sinistre représentant de la World Co. - Mais, risqua le petit gouverneur toujours capable de piocher des arguments dans toutes les poches politiques même les moins nettes, au lieu de repousser la date de départ à la retraite des travailleurs et des travailleuses déjà honteusement exploités par les grands patrons voyous, ne pourrait-on pas taxer un peu plus le gros capital qui se goinfre honteusement au détriment du pauvre peuple. Ainsi, on pourrait financer nos retraites... - Halte-là, ça suffit avec tes solutions imbéciles, bâtard de petit gauchiste. Tu fais ce qu'on te dit ou on te balance dans le même sac que les PIGS. Cappiche ? 65


Et le Prix Babel de la Paix lui raccrocha au nez sans daigner le gratifier de la moindre formule de politesse... C'est ainsi que le pauvre Nulco dut charger du dossier de la nième réforme des retraites Erik Beurk, son sinistre des Finances, personnage peu recommandable, ex-grand argentier de son parti bleu et déjà soupçonné de complicité d'abus de faiblesse au détriment d'une pauvre milliardaire, Annick-Suzanne Bittencoeur, surnommée « Mamie Zinzin » car il était de notoriété publique qu'elle n'avait plus toute sa tête et qu'elle semait l'argent à tous vents comme d'autres les graines de pissenlit. Gigolos, causes perdues et partis vermoulus en avaient déjà largement profité au grand désespoir de sa fille qui voyait de grands pans de son héritage lui filer sous le nez. - Votre truc ne peut pas marcher, lui fit remarquer Beurk. Et en plus, nous risquons de faire descendre dans la rue un sacré paquet de Comtois. Vous allez permettre aux Roses, Rouges, Verts et Noirs de se refaire une nouvelle jeunesse avec cette affaire. Notre parti bleu risque de ne pas pouvoir s'en remettre non plus. Quant à votre réélection, soyez assuré qu'elle sera plus 66


que compromise... - Laissez pisser le mérinos, Beurk, laissez gueuler les cabots et passer les caravanes de manifs. De Pastille à Ration et de Ration à Pastille, ils ont l'habitude... - Disons, mon bon maître, que dans ces bras de fer-là, ça passe ou ça casse... Mais quand ça casse, ça peut faire mal et même très mal. - Beurk, une fois de plus vous n'avez rien compris. Je me demande ce que j'ai fait pour être entouré d'incapables pareils ! Dans notre situation, nous ne pouvons pas faire moins. Nous en sommes déjà au minimum du minimum... - Résultat, sire, dans moins de trois ans, les Roses devront en faire une autre de réforme et cela dès qu'ils arriveront au pouvoir... - Je sais, Beurk, cette répartition, ça ne peut plus marcher, constata tristement le petit homme. J'ai le dos au mur. Je dois réduire la voilure. Les grandes promesses du début sont toutes passées à la trappe. Maintenant, j'en fais le moins possible. Je ne demande plus qu'une chose, c'est que ces enragés ne m'étripent pas et ne me pendent pas à la lanterne avec mes boyaux... - Quelle terrible époque, soupira Erik Beurk 67


qui pensait que Nulco se répétait et donnait dans la paranoïa aigüe. Pourtant il nous reste une faible marge de manoeuvre. On peut laisser quelques sous pour certains métiers pénibles... - Des miettes, Beurk, des rogatons, peanuts ! Les requins des agences de notation sont en embuscade, prêts à nous déchiqueter... A cet instant, la sublime Bianca passa dans le bureau, drapée dans un déshabillé vaporeux, sa guitare sèche à la main. Elle ne put s'empêcher d'intervenir : « Je pourrais peut-être leur chanter une de mes petites chansons pour les amadouer, ces vilains squales... » - Pas question, répondit un peu vite le Sinistre, ce qui surprit Nulco qui réagit immédiatement : « Dîtes-donc, Beurk, elle chante pas bien ma femme ? »

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CHAPITRE 7

Nulco et les preneurs d'otages

Il était une fois une puissante société comtoise appelée « ARIVARI » présidée par une assez jeune et pas trop laide sorcière répondant au doux patronyme de Mame Verdujonc qui s'était spécialisée dans la chasse au mal blanc ou plutôt au mâle blanc. Sans doute pour rester dans l'air du temps, complaire aux lubies du petit gouverneur teigneux, de sa murmurante épouse et de sa cour rosâtre et faire oublier les coupables activités de son entreprise, elle pratiquait avec panache la discrimination positivo-négative en veillant à ce qu'on n'embauchât dans sa compagnie de production d'électricité à partir du feu de Thor ou de Vulcain (selon vos croyances, chers lecteurs) que des orques diverses et femelles. Avec Verdujonc, le hobbitt blanc n'avait plus qu'à passer son chemin sans déposer de CV et éviter ARIVARI, seule société capable de transformer une espèce de saloperie de roche pétillante et 69


toxique en énergie presque inépuisable et pas tout à fait propre. De son côté, Nulco était très fier d'Arivari et gardait une confiance aveugle dans sa sulfureuse présidente. L'indépendance énergétique de la Comté reposait sur ses épaules hommasses. Grâce à l'alchimie du nulconium, la roche magico-magnétique, le pays pouvait faire la nique aux gros poussahs verts vendeurs d'huile noire, sale et puante. Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Les ateliers Verdujonc tournaient à plein régime jusqu'au jour où l'abominable nouvelle fut connue. Un groupe d'ingénieurs et de techniciens d'Arivari avait été enlevé par un commando non identifié quelque part dans une lointaine contrée écrasée de soleil, pleine de caillasses et de sable et peuplée d'orques noirs. En effet, le sol de la verte Comté ne recelait qu'une quantité insuffisante de nulconium par rapport à ses besoins. Et de plus, difficilement exploitable et coûteuse en main d'oeuvre. Le Toubouland lui, représentait un véritable eldorado de la roche pétillante. Là-bas, on le ramassait à la pelleteuse, on l'embarquait par wagons entiers pour à peine 70


plus cher que l'or dur. Mais un soir, cinq néoComtois dont un Gentillais, un Pogolais et un Folgache furent enlevés à leur domicile mal gardé de l'oasis d'Irlate. Par la suite, cet enlèvement fut revendiqué par Al Purrida au Magret Slamique (le terrible APMS), une organisation proche d'Hosanna et de ses balitrans. Les étranges lucarnes diffusèrent assez vite l'unique document dont ils disposaient. Une photo floue montrant cinq malheureux assis sur le sable, mains liées dans le dos, encadrés d'orques des sables en djellabas douteuses, enturbannés jusqu'aux yeux et armés jusqu'aux dents. Devant cette nouvelle catastrophe, le sang du petit homme ne fit qu'un tour. Il téléphona aussitôt à Hervé Forain, son sinistre de la Défense et de l'Illustration. « Débrouillez-moi cette affaire au plus vite et par tous les moyens ! » hurla-t-il dans l'appareil. - Par tous les moyens ? Vraiment, votre Altesse ? - Vous êtes bouché ou quoi, Forain ? Et il raccrocha. Voilà pourquoi, dès le lendemain, il annonça sur un ton conciliant qu'il était ouvert à 71


toute forme de négociation avec les Balitrans du désert du Ahrahssa alors que le jour même il avait donné son feu vert pour une opération militaire de ratissage des sables accompagné de consignes très strictes données aux voltigeurs comtois envoyés sur place : « Fouillez toute la région ! Pas une grotte, pas un gourbi, pas une caillasse ne doit vous échapper. Et retrouvez-moi vite fait mes cinq otages ! » - Mais, répliqua le général Tapedur responsable de l'opération, si nos gars rencontrent un chèche égaré au coin d'une dune ? - Comme d'habitude, ils tirent d'abord, ils envoient les sommations après. Les cinquante chevaliers-voltigeurs Hobbitts et la centaine de leurs auxiliaires locaux eurent beau battre la campagne en long, en large et en travers et zigouiller quelques bédouins au titre des dommages collatéraux, ils ne dénichèrent rien du tout. Un fiasco, un bide complet ! L'APMS avait disséminé les otages dans des endroits introuvables... Forain était donc dans ses petits souliers quand il se retrouva devant un Nulco furibard, arpentant son bureau, tapant du pied, tournant en 72


rond comme un ours en cage, plein de tics et de tocs. - Comment peut-on être aussi nul, Forain ? Evidemment avec un centriste, un homme proche du parti orange comme vous, c'est le milieu, le marais. Ni droite ni gauche, ni chèvre ni chou ! C'est mou, c'est inefficace ! - Mais, Sire, le Toubouland est grand comme vingt cinq fois la Comté, c'est vous dire l'immensité de la tâche ! Nos valeureux voltigeurs ont retourné une à une chaque rocaille de ce foutu désert et ils n'ont rien déniché d'autre que quelques scorpions chanteurs et quelques vipères lubriques des sables. En un mot comme en cent, ils ont fait chou blanc... - Mais qui vous a soufflé l'idée absurde de cette expédition militaire insensée ? - Euh... Vous-même, votre haute Seigneurie... osa Forain. Ca c'est un comble. Quelle outrecuidance ! Pour un orange, vous me semblez drôlement sanguin. On croirait entendre un enragé du parti anti-tout du petit facteur farceur. - Disons que vous m'aviez donné carte blanche, votre Auguste Eminence... Vous aviez dit 73


« Par tous les moyens », alors j'ai compris... - Vous avez fort mal compris, imbécile. Maintenant, avec tous vos dégâts collatéraux, nous avons indisposé et les preneurs d'otages et les derniers amis orques noirs qui nous aidaient encore. - Vous m'en voyez désolé. - Ca ne nous avance pas. Dans ses geôles, le satrape Bongolo N'Golo Danlakaz n'a plus aucun ballitran à proposer en échange. En février dernier, c'est ce brave potentat qui nous a sauvé la mise et qui nous a permis de récupérer vivant l'humanitaire Pierre Savate. Cela m'avait permis de gagner quand même ¼ de point sur les thermomètres d'opinion. Ensuite, j'en ai perdu quinze depuis que ces c... d'orques verts ont découpé en rondelles l'otage suivant, Michel Nagermeau, un pauvre vieux qui trainait dans ce pays paumé avec des biscuits vitaminés et du lait Gogoze pour les femmes affamées et des bonbons acidulés pour leurs enfants aux dents trop blanches. On se demande d'ailleurs ce qu'ils ont dans leur caboche de piafs tous ces humanitaires ! - Disons que pour celui-là, nous n'avons jamais vraiment pu négocier... remarqua Forain. 74


- D'autant plus qu'à l'époque vous aviez déjà organisé un raid foireux, Forain. Cette fois, ça suffit ! Vous allez vous rendre au plus vite au Toubouland et rencontrer les responsables d'APMS. Vous bénéficierez du soutien d'un inspecteur de nos services spéciaux, l'agent 008. - L'agent 008 ? C'est pas le meilleur que je sache... - Sans doute, mais 007 a disparu au Gaganistan. Nous n'avons plus aucune nouvelle de lui depuis des mois. Certains disent qu'il est mort, d'autres qu'il serait occupé à trousser de la burqa à tout va... Au port flottant de Boissy-Charlot-la fine gaule, Forain retrouva son agent d'accompagnement. Il le reconnut à la plume de paon fichée dans un béret basque du plus beau vermillon. C'était un petit bonhomme bedonnant vêtu d'une salopette de plombier bleue à rayures blanches. Il portait de petites lunettes rondes sur un gros nez rouge. Forain eut l'impression d'avoir déjà vu cette trogne quelque part. 008 ressemblait comme deux gouttes d'eau à un comique célèbre mais hélas disparu. - Bonjour, Monsieur le Sinistre. Ravi de 75


vous escorter ! - Bonjour 008, répondit l'autre. Votre visage ne m'est pas inconnu. Pourtant je n'arrive pas à mettre un nom dessus... - Ne cherchez plus, fit l'agent secret avec un clin d'oeil, je suis le sosie parfait du bon clown Balluche. Une couverture idéale il y a quelques années. Maintenant c'est un peu éventé mais que voulez-vous, c'est la misère du côté des services. D'ailleurs, il suffit de regarder nos billets de zeppelins. Troisième classe. Cabines de soute. Sans hublot ni room-service. Vous vous rendez compte ? - A qui le dîtes-vous... soupira Forain. - Je m'en doute. Vous-même vous devez être habitué aux fastes de la République comme le fameux Air Force Couenne, par exemple. - Ne vous faîtes pas d'illusions. Celui-là, je ne le regrette pas. Leurs c... écologiques, j'en ai ma claque. Moi, je n'ai eu droit qu'au pont des galériens avec siège en bois et pédalier mal graissé. Un bon gros Zeppelin à gaz et voiles auxiliaires me convient très bien ! Il alla même jusqu'à apprécier le service : « Pas si mal cette petite compagnie bas-coût, cette 76


Air Blackmale... » - Oui, si on ne tient pas compte de toutes ces fermières qui vont au marché avec leurs poules, poussins, lapins et canards, répliqua l'agent secret. Et si on oublie les trous dans la carlingue... Après un exotique voyage d'environ 48 heures, escales comprises, ils débarquèrent dans la fournaise du désert, furent transférés en 4X4, puis dans une char à boeufs pour finir juchés sur deux chameaux rétifs menés par un homme bleu aux yeux noirs ourlés d'un trait de rimmel et à qui ils trouvèrent un air aussi fier que fourbe. - Vous êtes bien sûr de votre contact, 008 ? s'inquiéta Forain. - Vous n'avez rien à craindre. C'est un tuyau super galvanisé ! Le cheik Emboye est le cousin germain de la soeur de l'oncle du cousin par alliance de l'émir Abdel Abouziyé, le kidnappeur présumé. Pour faire court, ils font partie de la même tribu. C'est cet homme important que nous allons rencontrer dans le désert. Il nous servira d'intermédiaire... Du moment que vous pouvez allonger la monnaie, il n'y a pas de problème ! Une journée sous un soleil de plomb et ils 77


se retrouvèrent en vue de bidon 425, un point d'eau à sec au milieu de nulle part. Une tente de bédouin était plantée là, telle un parasol solitaire sur le bord d'une plage sans océan. Plusieurs toutterrains japonais, neufs mais poussiéreux, complétaient le décor. Et derrière chaque gros rocher, un vaillant combattant attendait leur arrivée, kalachnikov à la hanche. A peine introduits dans la tente, Forain comprit que l'ambiance n'allait pas être aux salamalecs obséquieux arrosés de thé à la menthe chaleureuse, mais plutôt à la soupe à la grimace et aux herbes amères. - Ah, vous voilà enfin, lança le cheik. J'ai failli attendre ! Vous avez mon petit cadeau ? - Voilà, fit Forain en déposant à ses pieds une mallette regorgeant de billets de 500 dolros. Le cheik fit un geste désinvolte. Un garde approcha le contenant largement ouvert devant le poussah vautré sur ses coussins. - Ah, des dolros... fit-il, un tantinet méprisant, toujours votre monnaie de singe... - Désolé, bredouilla Forain, mais dans la précipitation du départ, le service n'a pas eu le temps de les échanger pour des esterlins, des 78


ducats ou des livres tournois. - Vos dolros c'est zéro, ricana Emboye. - Enfin, il y en a quand même un million. C'est une belle somme, cela devrait suffire... - Cela dépend pour qui et pour quoi... - Et bien pour libérer nos cinq otages. Comme convenu, vous apportez la somme à l'émir en prenant votre petite commission au passage. - Comme vous y allez, Sinistricule ! Cela c'était valable avant votre inqualifiable agression... - Alors quelles sont les nouvelles conditions ? - C'est simple. Je garde la mallette pour mes frais personnels. Vous me présentez vos excuses. Je les transmets à l'étage supérieur et vous passez à la seconde phase selon le bon plaisir d'Abouzyié, bien sûr. - D'accord. Finissons-en. Je m'excuse. - On ne dit pas « Je m'excuse », mais « Je vous prie humblement de bien vouloir m'excuser ». - Je vous prie humblement de bien vouloir m'excuser, répéta Forain de mauvaise grâce. 79


- « … Tout comme je prie Jédial le miséricordieux... » Forain qui se vantait d'être athée militant, anticlérical et laïque convaincu, se retrouva aussi c... que vaincu à répéter la phrase exigée. Et son supplice ne s'arrêta pas là. Il dut passer ensuite aux excuses traditionnelles à quatre pattes à embrasser des babouches que le cheik lui tendait, imperturbable de cruauté. *** De retour au Palais Balisé, il s'empressa de rendre compte du résultat de son ambassade assez spéciale. - Alors, Forain, Emboye a-t-il accepté de jouer les intermédiaires ? - Ce n'est pas si simple, Majesté, fit le petit Sinistre. L'émir Amer nous fait un caprice. Il ne veut plus parlementer avec moi. Il tient à négocier uniquement avec vous. - Bon. C'est toujours pareil. Il va encore falloir que je m'y colle. Voilà ce qui arrive avec des collaborateurs aussi calamiteux que vous, mon petit Forain. Vous êtes-vous bien excusé au moins, qu'on reparte sur des bases saines ? - Ca, pour m'excuser, je me suis excusé. J'ai 80


même payé de ma personne. Mais c'était vraiment pas une mission pour moi. Fredo de la MiteuseErrance ou Jack Languedebois auraient fait merveille à ma place. Ils ont l'habitude, eux... - La bitte rude ? Restez correct, Forain et évitez de patauger dans le marécage aux folles. Si vous n'aimez pas ça, n'en dégoûtez pas les autres comme on dit ! Et sur ce, il le renvoya à ses chères études. En désespoir de cause, Nulco se résigna à déléguer Mame Verdujonc pour une nouvelle tentative de négociation qui ne fut pas plus couronnée de succès que la précédente. Sans doute dut-elle aussi se répandre en excuses et repentances. Personne ne put dire par quelles avanies la sorcière dut passer. Une seule chose est sûre. Verdujonc rentra très fâchée au siège d'Arivari et s'empressa d'ajouter le mâle orque vert sur sa liste noire... A l'heure actuelle, Nulco a entamé de grandes négociations ultra-secrètes avec l'émir qui détient toujours les cinq otages. Mais cela est d'autant plus difficile pour lui qu'il ne dispose guère de monnaie d'échange. Il ne détient pas les cinquante balitrans qu'on lui demande car il n'en a 81


plus aucun dans ses prisons. Il ne peut pas non plus proposer de nouvelles constructions d'aires de prières. La moindre bourgade de la Comté en possède déjà plusieurs. Il se murmure que des lance-missiles et des lances-roquettes auraient été offerts et même une bombe hilarante de poche. Quant au montant réel de la future rançon, il reste top secret. Les banquiers en ont assez de prêter de l'argent qui ne revient jamais. Résultat, Nulco se sent bien ensablé... Les cinq otages reverront-ils un jour les verts pâturages de la riante Comté ? Vous le saurez peut-être dans un prochain épisode...

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CHAPITRE 8

Nulco remanie les sinistres

Ah, comme ils en avaient parlé, dégoisé et tartiné depuis des mois et des mois, les aboyeurs et les journaleux de ce remaniement sinistériel que leur promettait le petit gouverneur Nulco de Magypolka. Ils en étaient saturés, écoeurés, les Comtois, ils n'en pouvaient plus, les gentils Hobbitts de toutes ces hypothèses et de toutes ces supputations sur les résultats du grand jeu de chaises musicales organisé par un petit bonhomme qui, au plus bas dans les sondages, n'avait rien trouvé de mieux pour relancer une fin de mandat qui s'annonçait calamiteuse quoi qu'il arrive. Dans le secret de son bureau du Palais Balisé, en compagnie des deux éminences grises, GayNoeud et GayHiHan, qui lui servaient respectivement de cerveau droit et de cerveau gauche et sous la houlette bienveillante de la charmante Bianca Biondi, son épouse chanteuse 83


engagée du côté jet-set, Nulco demeurait perplexe devant la série de photos des actuels et potentiels Sinistres étalés sur la grande table du Conseil. Un casting à ne rater sous aucun prétexte car l'avenir en dépendait. Il fallait ratisser large, faire le buzz et se donner une image sécuritaire pour berlurer le plus d'électeurs possible. En un mot, mettre en branle la meilleure stratégie... - Quel terrible casse-tête... soupira Nulco. Toutes ces tronches de vainqueurs... Pas un pour racheter l'autre ! Rien que des nuls et des malfaisants ! - Comme vous y allez, mon amoureux, tenta de le calmer la belle. Vous ne pouvez pas dire de telles horreurs sur mon petit Fredo qui est si charmant, si brillant. Un journaliste de VoiciVoilà l'a même appelé le « philosophe de la scooter-attitude ». Il est génial, ne trouvez-vous pas ? Et vous devriez aussi faire exception pour le bon docteur Kirchner, l'épistémologue rizicole, comme ils disent dans Watch... - Et pis... quoi ? S'étonna Nulco qui n'aimait pas que sa dulcinée se gargarise de grands mots qu'il ne comprenait pas. Et pisté machin, tu parles ! Diplomate ridicule et catastrophique, oui ! 84


La chanteuse au doux murmure fit mine de n'avoir rien entendu et poursuivit sa distribution de satisfécits personnels :« Et toutes les charmantes personnalités de l'ouverture, de la diversité, vous ne les classez pas dans les nulles, j'espère ? La jolie Ramatoulaye par exemple ? » - Une petite peste sans cervelle... - La délicieuse Marmara ? - Une pétroleuse ordurière que je n'aurais jamais dû sortir de sa cité ! - Et le brave Hervé Forain ? - Un vrai crétin. - Et Jean-Marie Teckel ? Et Eric Boisson ? - Des nazes, des incapables, de la guimauve sur gélatine... Voyant que le petit gouverneur commençait à s'énerver devant son jeu de photos étalées pêlemêle, le grand Con-seilleur GayNoeud crut opportun d'intervenir avant une nouvelle crise : « Majesté, commença-t-il de sa voix la plus suave, je vous suggère humblement de procéder avec ordre et méthode. Pourquoi avez-vous tant besoin de remanier vos Sinistres ? » - Je n'en sais rien... Allez droit au but et ne me fatiguez pas avec vos beaux discours ! 85


- Eh bien, je vais vous le dire... pour assurer votre réélection en 12012 ! Oui mais comment la préparer au mieux ? Par de bonnes mesures et de belles réalisations bénéfiques pour vos sujets ? Non, bien sûr. Cette voie est bouchée, le contexte ne s'y prête pas... D'ailleurs, même si vous arriviez à améliorer leurs conditions de vie, rien ne dit que les gens vous en sauraient gré... Le peuple est tellement ingrat et tellement versatile... - Enfin une parole sensée ! Approuva le petit homme. GayHiHan qui ne voulait pas être en reste se crut obligé d'intervenir : « Si vous ne pouvez pas gagner grâce à vos bonnes actions, il vous est toujours possible de vaincre par défaut, erreur ou malentendu. Il vous suffirait d'organiser la division dans les camps adverses. Chez les roses, c'est déjà fait. Ils ont autant de courants que de partisans et autant de candidats que de courants. En manoeuvrant bien, vous pourriez neutraliser vos plus dangereux concurrents et en marginaliser d'autres... - En somme, vous me proposer de l'emporter en semant partout la pagaille... - Ce qui compte c'est de gagner... La fin 86


justifie les moyens... fit un GayNoeud sentencieux. - Et puis, souvenez-vous, la première fois, vous avez bien été élu sur un malentendu... ajouta fielleusement l'autre conseiller. Les Hobbitts ont vu en vous une sorte de Le Grogneux plus soft, plus présentable, moins hargneux, moins postillonnant... - Et vous croyez qu'on va encore pouvoir leur refaire le coup ? Les deux approuvèrent en hochant la tête comme des chiens-chiens empaillés de lunette arrière de char à huile noire ce qui énerva Bianca qui réagit immédiatement : « Ah, ça non, Nulco, vous n'allez pas encore nous saouler à jouer au facho. Fredo et moi, nous n'en pouvons plus de nous promener avec des pinces à linge sur le nez, c'est très désagréable... » - Dîtes tout de suite que ma politique sent le gaz pendant que vous y êtes... - Si j'ai un conseil à vous donner, mon amoureux, ouvrez encore plus. Embauchez Daniel Bon-Bandit, Arlette Magouillé et le joli facteur de Reuilly ! D'un seul coup, vous allez voir votre cote remonter en flèche ! 87


- Ce n'est pas si simple, répondit Nulco. Par l'intermédiaire de Boisson et de Kirchner, je leur ai fait transmettre à tous les trois de très belles propositions. Je proposais l'écologie au Bandit, l'économie à la Magouillé et jusqu'à la place de Fion au facteur ! Figurez-vous qu'ils ont tous eu l'outrecuidance de refuser en montant sur leurs grands chevaux idéologiques. Arlette leur a balancé une potiche en pleine figure, Bon-Bandit les a virés de chez lui à grands coups de pompes là où je pense et le salopard de petit facteur a eu l'audace de leur balancer qu'il ne voulait pas être enrôlé dans l'équipage du Titanic et encore moins crever sur le radeau de La Méduse ! - Voilà ce qui arrive lorsque vous prenez des initiatives sans daigner nous consulter, lancèrent d'une seule voix les Dupont et Dupond du gouvernement. Sans nous, vous courez au fiasco... - Oh, ne vous la pétez pas trop, cela aurait pu marcher ! Le gouvernement d'union sacré contre la mouise, le pot pourri du meilleur du pire de la politique, le panaché imbuvable et improbable, l'arc en ciel de toutes les couleurs possibles. Je suis sûr que les Comtois auraient 88


adoré... - Vous ne vous seriez tout de même pas abaissé à inviter Océane Le Grogneux, votre Altesse. - Bien sûr que non, fit Nulco péremptoire. Océane Le Grogneux, la blonde benjamine du dinosaure borgne tonitruant accessoirement surnommé le Menhir pour cause de bretonnitude têtue, postulait pour la place de secrétaire générale du parti bleu marine que s'apprêtait à lui laisser son père, très porté sur le népotisme. Son principal adversaire, Bruno Bellemiches, professeur de japonais, chinois et autres langues bizarres de l'Orient lointain, était aussi intransigeant sur la doctrine que sa rivale était coulante sur le camembert laitier. En plus de l'appui de son vieux père, elle disposait de l'appareil du parti alors que l'Orientaliste ne pouvait s'appuyer que sur la frange la plus radicale autant dire pas grand monde. Mais il disposait d'un joker pas forcément décisif : sa brillante intelligence. Ce qui n'était pas le cas de la blonde ex-avocate sans autre cause que celle de la défense d'orques menacés d'expulsion pour entrée illégale sur le territoire.De plus, 89


Bellemiches souffrait d'un lourd handicap. Il était quasiment interdit d'accès aux médias alors qu'on s'arrachait Océane qui voyait s'ouvrir en grand les portes des plateaux télé et des studios de radios. Tous les analystes s'accordaient sur le fait qu'on s'acheminait inéluctablement vers une nième atomisation de cette frange saumâtre du marigot politique. - En mettant en avant l'Océane, on fait coup double, fit Nulco. On se débarrasse du vieux sinisant tout en ridiculisant la blonde. Le clan bleu marine s'entredéchire encore une fois. Et là, il ne s'en remettra plus jamais... - Rappelez-vous, mon amoureux, en 12007, vous y étiez déjà presque parvenu. - Je sais. J'avais écrasé son père, le vieux Le Grogneux qui ne s'en est d'ailleurs jamais remis. Mais j'ai chanté victoire un peu trop vite. Cette fois, je veux mettre toutes les chances de mon côté. - D'autant plus, Haute Eminence, fit GayNoeud, que certains nous pronostiquent un second tour contre la dinde blonde... - Raison de plus pour continuer sur notre lancée... Le rêve... Le front républicain... Le 90


peuple dans la rue... Contre elle et POUR MOI... Allez, je me sens tout à fait capable d'égaler ce grand crétin malfaisant de Ben Sirack le pas sage... (Il voulait parler de son prédécesseur sur le trône de gouverneur. Les deux hommes se détestaient cordialement, tout en se tenant par la barbichette... Mais ceci est une autre histoire que nous vous raconterons peut-être un jour) - Ne nous dispersons pas, votre Splendeur, intervint GayHiHan, procédons par ordre et finissons-en. Votre fidèle premier Sinistre, Franck Fion, vous le jetez ou pas ? Depuis des mois, les gazettes n'en finissent pas de tartiner sur son renvoi... - Toute cette campagne n'a servi à rien. Elle s'est même révélée contre productive. Cet ectoplasme n'a jamais été placé aussi haut dans les sondages. Avec sa tronche de chien battu, il est devenu le chouchou des Comtois. Et moi, avec tout mon génie, je reste dans les profondeurs du classement. C'est injuste. J'enrage... Si je le vire, il pourrait se présenter contre moi et me faire grand tort... - C'est simple. Gardez-le ! - Bonne idée. Comme ça je le neutralise. 91


Mais qu'est ce que je fais du petit Badugrouin ? J'ai laissé courir le bruit qu'il avait des chances pour la place... - Laissez-le là où il se trouve, sur sa voie de garage. Vous n'allez tout de même pas lui faire la courte échelle, dit GayNoeud. - Quand je le regarde; j'ai l'impression de me voir avec vingt ans de moins, soupira Nulco. Même fraîcheur, même allant... Ah, si les vieux caïmans de l'époque ne m'avaient pas mis le pied à l'étrier, je n'en serais pas là. - Vous ne voulez quand même pas vous en mordre les doigts comme eux ? - Non, bien sûr, admit Nulco. Et Bourreleau, qui y croyait dur comme fer... Il va être colère s'il n'a pas la place ? - Quelle importance ! Virez-le et ce sera une bonne affaire pour vous. Il va se désolidariser de votre ligne politique, il va se croire devenu indispensable pour le pays et ça nous fera un candidat de plus dans le camp des centristes. Encore une belle zizanie en perspective ! - Bien vu, approuva le petit gouverneur. Comme ça, je n'aurai plus grand chose à craindre du côté d'Anne Roux du Béarn qui se retrouvera 92


avec Bourreleau et Forain dans les pattes. Génial ! - Mais, votre bienveillante Altesse, vous devrez également vous méfier des anciens Sirakiens qui commencent à se regrouper autour du vipérin Galopin de Villouzeau... - Ne me parlez pas de cet escogriffe prétentieux aux brushings peroxydés. Avec ses affaires du Clair Courant et de l'autobus du Kakistan, il me cause beaucoup de tort... - Il y aurait peut-être un angle d'attaque du côté du Comte d'Ordeaux, proposa GayHiHan, très inspiré. Alain Jupperaide de son vrai nom ronge son frein au fond de ses marécages d'Aquitraine. Lui aussi, ça le démange d'en découdre et il pourrait devenir un concurrent sérieux, presque plus dangereux que le Villouzeau. Embauchez-le et vous le neutralisez celui-là aussi... Tout en affaiblissant les Sirakiens... - Bien joué. L'ennui, c'est qu'il exige une bonne place et même un sinistère régalien. - Et puis quoi encore ? Et pourquoi pas une place dans le lit de Bianca pendant qu'il y est ? - Ne vous énervez pas, mon amoureux, fit 93


celle-ci, pleine de ressources. Déclarez que sa place est régalienne, inscrivez-le en tête de liste et son crâne d'oeuf en luira de plaisir. - Admettons. Son arrivée va permettre à tous les médias de hurler au virage à droite et les bleus marine vont l'avoir dans l'os encore un coup. Mais pour que tout soit aux petits oignons, je vais devoir me débarrasser de mes transfuges roses. - Pas de regret, Majesté, vous pouvez les virer tous, approuva GayHiHan. Ils ne vous rapporteront strictement rien. Les Hobbitts roses voteront rose, soyez-en certain. - Je me garde quand même le petit Boisson. Je l'aime bien et il peut encore servir. - Vous n'allez pas renvoyer les sinistrettes diverses, pleurnichait Bianca. Ne faîtes pas ça, je vous en supplie. - A la porte les deux chieuses. J'en ai trouvé une plus arrangeante pour les remplacer, la petite Jeannette Boudegras. Elle est mignonne et elle a l'air plus souple. - Je vous l'accorde, dit Bianca. Mais quand même, je la trouve moins pimpante que Latifa Patis, moins finaude que Ramatoulaye chérie et 94


nettement moins beurk que la mère Marmara... - Vous voyez qu'on arrive toujours à s'entendre, susurra Nulco à l'oreille de sa belle chanteuse. - En tout cas, je vous interdis de toucher à Fredo, c'est mon chouchou à moi ! - Bon, allez, celui-là, on va le garder. Mais c'est bien pour vous faire plaisir, mon amour. De toutes façons, la culture, on s'en fout ! - Et tous les autres ? Demanda GayNoeud en désignant le tas de photos éparpillées. Qu'estce qu'on en fait ? Tiens, la Matelotte par exemple ? On la passe au court bouillon ? - On la garde ! Trancha Nulco. - Plus gourde qu'elle tu meurs, ironisa Bianca. - Oui, mais grâce à elle, je passe pour un génie des courtes pattes, un Mick de la Pirandole de la politique. Je ne pourrais pas me passer d'un faire valoir pareil. Elle vaut de l'or cette bonne femme ! Il leur fallut encore quelques heures pour choisir celui-ci, garder celle-là, déplacer cet autre et rejeter ceux-là. A l'arrivée, Nulco se retrouva avec un gouvernement Fion3 qui donnait 95


l'impression qu'on avait pris les mêmes pour recommencer. Il fit faire une annonce solennelle un dimanche soir à l'heure de la soupe. Devant leurs lucarnes, au fond de leurs chaumières, les petits Hobbitts s'en foutaient royalement, en général. Les plus remontés contre Nulco attendaient impatiemment le jour où ils allaient pouvoir mettre dans l'urne de bois le petit bout de papier qui allait enfin les débarrasser de l'hyper gouverneur. Mais on pouvait aussi s'attendre à ce que l'immense majorité, lasse de toutes ces années de mensonge, de décadence et de promesses jamais tenues, aille grossir un peu plus les rangs des pêcheurs à la ligne. Nulco jugea indispensable de se fendre d'une intervention filmée diffusée simultanément sur toutes les chaînes de la Comté, croyant orchestrer ainsi sa triomphale remontée vers la surface. Avec des interrogateurs plus que bienveillants, il crut pouvoir développer sa belle éloquence pour emporter le morceau à grands coups d'imparfaits du subjonctif et d'obséquieuse politesse. Mais il ne convainquit personne si ce n'est de sa coupure avec la réalité, laquelle restait grise, collante, tenace. Les Hobbitts, petites 96


créatures craintives et pragmatiques, ne se laissaient plus bercer d'illusions. En tous cas, les siennes ne passaient plus guère l'écran. - Majesté, je crains que toute cette agitation dans un verre d'eau, n'ait pas l'effet escompté, déclara GayNoeud plutôt pessimiste devant les réactions et commentaires divers et variés. - On s'en moque ! J'ai bien semé ma zone à gauche, à droite et au milieu et c'est tout ce qui compte ! Dit le petit homme. Pour moi, c'est mission accomplie.!

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CHAPITRE 9

Nulco et le Printemps des Orques verts Avec la montée de la sève dans les arbres, avec le parfum du jasmin et des rosiers en fleurs, le printemps en vient parfois à faire tourner les têtes les plus bornées. Alors que rien n'avait pu le laisser prévoir auparavant, un vent de révolte se mit un beau jour à souffler de l'autre côté de la Mare Nostrum, dans les royaumes orques verts que chacun croyait condamnés à vivre pour l'éternité dans une insouciante et misérable servilité au soleil. Tout commença par l'histoire d'un petit vendeur de loukoums d'un bled du sud profond à qui un fonctionnaire borné avait interdit d'installer son misérable étal sur le sable de son trottoir habituel. Pour marquer sa désapprobation, le jeune orque irascible s'arrosa d'huile noire et fit craquer une allumette. Un de ses amis filma cette répugnante scène de barbecue humain et la diffusa le jour même sur la Toile d'Araignée où elle fut visionnée des centaines de milliers de fois 98


sur les sites Tchoupub, Débilpotion et autres ce qui déclencha un véritable raz de marée de mécontentement. Des Carthaginois déchaînés se mirent à investir la rue, à monter des tentes sur les places et à brailler toutes sortes de slogans très hostiles à leur chef, le satrape des sables Bennepalie qui n'en revenait pas de voir ainsi s'exciter des gens qui depuis un demi-siècle n'avaient jamais, au grand jamais, élevé la voix ni présenté la plus petite objection à ses géniales décisions. - Je n'y comprends rien, disait-il à son épouse Zoubida, ex-shampouineuse recyclée croqueuse de diamants et embourbeuse de millions. J'ai tout fait comme on m'a dit et voilà que ces idiots ne sont pas contents. Je suis toujours d'accord avec les puissants. Je cire les pompes de tous les empereurs du Soda Sucré et je vais même jusqu'à faire courbettes et ronds de jambe à ce petit crétin prétentieux de Nulco. Jamais Ils ne pourront trouver plus servile que moi. Pense donc, j'ai été jusqu'à serrer la vis aux plus virulents des extrémistes orques verts. - Vous la leur avez tellement serrée qu'ils ont tous été méchamment étranglés... 99


- J'ai construit des hôtels, des restaurants, des piscines... - Oui, ça a donné du travail à toute la famille. - J'ai encouragé le tourisme. Chaque année, des millions de Hobbitts viennent se faire rôtir la couenne sous notre beau soleil pour des prix défiant toute concurrence ! - Dans votre immense générosité, vous avez donné un vrai travail au peuple. - Je ne comprends pas, il devrait m'en être reconnaissant ! C'est quand même grâce à moi s'il peut mettre un bout de collier de mouton dans son couscous du vendredi ! - … et de beaux légumes bio, ajouta l'ancienne coiffeuse d'un air entendu. - Oui, ils ne peuvent pas dire que je n'ai pas fait grimper leur niveau de vie... soupira le dictateur. Et voilà qu'à cause d'un jeune crétin qui joue avec des allumettes, tout un pays bascule dans le chaos... Et l'armée qui refuse de tirer dans le tas... Je ne sais vraiment plus quoi faire... - Appelez le comte Nulco de Magypolka. Lui, il devrait pouvoir nous aider. Après tout, il nous doit bien ça ! 100


Ce qu'il fit illico presto. Mais là, sa déception fut de taille. Le gouverneur de la Comté n'était jamais là ou ne pouvait en aucun cas se libérer pour lui parler. Aussi le satrape en fut-il réduit à traiter avec la mère Allopary, Sinistresse de la Paix, des pommes de terre frites et des fleurs au fusil réunies. - Ma chère amie, au nom de notre indéfectible et inoxydable amitié, je sollicite humblement votre aide bienveillante, commença Bennepalie. - Ce sera avec grand plaisir, lui répondit la blonde à lunettes. Qu'y a-t-il pour votre service, Altesse ? - Ma petite Gisèle, je n'en peux plus. Tous les jours que Jédial le miséricordieux fabrique, la populace manifeste sous mes fenêtres. Des enragés occupent la place centrale et ne veulent pas rentrer chez eux, même en leur demandant gentiment. Ca fait désordre, d'autant plus qu'il y en a qui vont jusqu'à réclamer ma tête ! - Ca, vraiment, c'est pas gentil... - Ce sont des ingrats, Gisèle, bafouilla l'autre avec des sanglots dans la voix. Après tout ce que j'ai fait pour eux... 101


- Je connais votre générosité, Benne. J'en ai bien profité moi-même. Sachez que je demeure votre obligée et que vous pourrez toujours compter sur moi. - Il faut m'aider, Michèle... Si la Comté ne fait rien, je suis perdu... - Voyons, réfléchit tout haut la mère Allopary, qu'est-ce que je pourrais bien vous proposer ? Vingt cinq douzaines de conseillers militaires particuliers ? Toutes nos plus fines lames du ROIDE, ça vous irait ? Ces gars-là savent vous mâter n'importe quelle révolution en trois coups de cuillère à pot ! - Donnez toujours, soupira Bennepalie. Mais j'ai bien peur que vos costauds du ROIDE, comme vous dîtes, ne soient pas assez durs et qu'ils arrivent trop tard maintenant que mon armée a mis la crosse en l'air et que ma police a fait cause commune avec les manifestants. Quand j'y pense, c'est à pleurer. Des gens que j'ai toujours grassement payé... - Je compatis, Benne, je compatis... - Et puis ce n'est pas tout. Il y a encore cette saleté d'Araignée de la Toile qui ne me lâche pas avec sa propagande infernale, ses vidéos et tous 102


ses blogueurs fous. A chaque nouvelle diffusion c'est une ville de plus qui se soulève. Vous ne pourriez pas me bloquer tout cela avec votre grand émetteur-brouilleur de la Tour Ficelle ? - Désolée, Benne, mais pour toutes ces histoires d'Araignée Mondiale, la Comté n'y est pour rien, faudrait voir avec Ouba-Ouba. - Bon alors, qu'est-ce que vous pouvez me proposer d'autre ? Demanda le tyran plutôt déçu. - Je pourrais vous faire envoyer un container de tonfas, ce sont des matraques très efficaces et très ergonomiques... - J'aimerais mieux une cargaison de flashballs, si cela ne vous ennuie pas. - Pas de problème. Je vous en mets combien ? - Un ou deux millions. - C'est peut-être un peu beaucoup. Mais pour vous, je vais faire le maximum. Les lignes de production vont tourner 24/24 et 7/7. - Bien, mais il me faudrait aussi des kazers... - C'est possible... - Oui, mais pas n'importe lesquels. Des bien électrocutants. Il faudrait qu'une fois allumés les 103


types ne puissent plus se relever du tout... si vous voyez ce que je veux dire... - Je vois très bien, admit Allopary avec un sourire forcé que l'autre ne remarqua pas lorsqu'il apparut sur l'écran du visiophone. Avec un voltage double, ça devrait aller. Et avec ça ? Quelques canons à eau de dernière génération ? Des gilets pare-balles en Gévaert composite ? Des bulldozers anti-barricades ? Des containers de bombes lacrymogènes ? Je vous en remplis combien de Franzals ? Le Carthaginois raccrocha un peu rassuré, mais c'était sans compter avec la lenteur et l'inefficacité proverbiale de l'Administration Comtoise qui mit des semaines et des mois pour remplir des bordereaux en quadruple exemplaire, lancer des appels d'offres, trancher entre les différentes propositions des fournisseurs, rassembler l'hétéroclite marchandise et l'acheminer par trains à vapeur, péniches, dirigeables voire barges à pédales jusqu'au grand port d'Arseille où tout se retrouva bloqué sur les quais en raison d'une grève illimitée des Hobbitts Dockers. Mais avant d'avoir pu bénéficier d'un seul 104


pistolet à eau, de la moindre matraque ou du plus petit conseil des gens du Roide, Bennepalie, n'écoutant que son courage, avait déjà déguerpi chez le grand Emir des Orques Verts, dans le Saint des Saints de la Sublime Religion, non sans avoir rempli un Zippolin de lingots d'or, bijoux, diamants, pierres précieuses et liasses de billets verts ou bleus. Dans sa fuite précipitée, il en laissa tant derrière lui que les mauvaises langues ne se privèrent pas de raconter que pendant que le potentat se gobergeait, que la shampouineuse mangeait le caviar à la louche et que toute la famille honnie se baignait dans des piscines remplies de dolros, le pauvre peuple crevait la dalle en comptant une à une les graines de la semoule à mettre dans son couscous quotidien. Ainsi commença le grand printemps des Orques Verts. Un journaleux poète parla de Révolution du Cumin et même de nouveau Printemps de la Démocratie. Par un paradoxe étrange, nombreux furent les Orques qui profitèrent de cette liberté retrouvée pour aller s'embarquer par milliers sur des pirogues, des barges ou des rafiots pourris, pour fuir au plus vite ce nouvel Eden et débarquer dans une petite 105


île appelée Lamédusa qui servait d'entrée secrète en Euroland. Les médias, les politiques, les pipeules et même les Hobbitts s'extasièrent devant pareille merveille à l'exception un peu bizarre du petit gouverneur irascible qui n'avait rien vu venir... Très furieux de la tournure que prenaient les évènements, il convoqua le bon docteur Kirchner, histoire de passer ses nerfs sur quelqu'un... - Où en est-on du côté de Carthage ? - C'est plié, Sire et mieux qu'une serviette à la Tour d'Argent. Le satrape a vidé les lieux avec armes et bagages. Le peuple est victorieux. Nous devons nous réjouir. C'est une merveilleuse avancée pour la libération de nos frères orques verts ! - Sans doute, sans doute, grommela Nulco. Mais, moi, ça m'ennuie de reconnaître officiellement tous ces rebelles. Nous nous entendions si bien avec ce brave Bennepalie. Il nous recevait avec tant d'égards... - Justement. Ca commence à devenir gênant... Il y a eu des fuites dans la presse. On parle de séjours offerts dans les plus luxueux palaces carthaginois, de voyages en aéroplanes 106


privés et même de financement de certaines campagnes électorales. Allopary en a trop croqué, lança Kirchner, sans le moindre souci de solidarité sinistérielle. - C'est mauvais pour mon image, soupira Nulco. - Virez-la, suggéra le bon docteur. - Admettons... Je reçois les enragés... J'annonce une aide exceptionnelle de 99 milliards de dolros et je m'en tire avec le beau rôle... Vous ne croyez pas ? - Oui, c'est pas mal, admit Kirchner. - Vous ne semblez pas convaincu, qu'est-ce que je peux faire d'autre pour rattraper la boulette ? - Je ne sais pas, bredouilla l'autre. - La Comté vous paie pour savoir, justement, espèce de crétin ! - Eh bien... disons... Un envoi massif de sacs de riz... Je me vois bien débarquer sur une plage de l'île de Djellaba, en treillis militaire avec un petit sac sur l'épaule. - Ah, non ! Pas question ! Vous n'allez pas recommencer ! Vous êtes assez populaire comme ça ! 107


Le flamboyant Sinistre se mit à bouder dans son coin. Il en avait raz la casquette du petit gouverneur caractériel toujours prêt à tirer la couverture à lui. Mais son interlocuteur ne l'entendait pas de cette oreille : « Kirchner, je n'en ai pas fini avec vous. Vous êtes Sinistre des Affaires Etranges, vous devez pouvoir répondre à cette question : croyez-vous qu'une contagion soit possible dans la région ? » Kirchner s'empressa de rassurer Nulco : « Vous n'y pensez pas, Majesté. C'est totalement impossible. Carthage est et demeurera un cas isolé, un épiphénomène. Tous les autres états du Magret sont tenus de main de maîtres... Tous les peuples sans exception sont heureux et rassemblés derrière leurs chefs bien-aimés... » - La Grande Pyramidie ? - Rien que du solide, de la maison de maçon ! Elle s'enrichit chaque jour un peu plus grâce au tourisme. - Tout comme Carthage ! Maintenant plus personne ne veut aller en vacances là-bas et c'est la Comté qui récupère un flot de drôles de touristes qui arrivent dans l'autre sens. - Non, il n'y aura pas de contagion, pas de 108


fièvre carthaginoise, je vous en file mon billet ! Bourbarak a une autre poigne que ce pauvre mollasson de Bennepalie. - Acceptons-en l'augure, fit Nulco. Mais du côté de la Libirribie ? - Vous n'y pensez pas ! Ce serait aberrant... Il n'y a pas régime plus solide et dictateur plus adulé au monde. Les libirribiens adorent leur grand bédouin vert, ils lui rendent quasiment un culte, ils en ont fait une sorte de dieu vivant. Aucun risque dans ces sables à huile noire... - J'aimerais être aussi catégorique que vous, Kirchner. Je sais le mal que cette maudite toile d'Araignée peut faire. Et, dîtes-moi, n'y a-t-il pas un risque, aussi minime soit-il, que cette révolte ne donne de mauvaises idées à mes petits Hobbitts travailleurs ? - Aucun. Nous sommes dans un vrai régime démocratique. Le Comtois sait qu'il peut s'exprimer. S'il n'est pas content de vous, il a toujours la ressource d'aller mettre un bulletin dans l'urne en faveur du candidat rose... - Vous avez décidé de me pourrir la journée, espèce de toubib à la noix ! Voter rose, mais il n'en est pas question ! Ils n'ont pas le droit ! Je 109


compte bien obtenir un deuxième mandat et pourquoi pas un troisième ? Et je vais garder le trône pour le passer à mon fils Jean quand je le jugerai capable de me remplacer. Comme ça, la dynastie des Magypolka sera assurée pour mille ans...

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CHAPITRE 10

Nulco et la contagion printanière - Fion, on est mal, on est très mal ! Lança le petit gouverneur à son triste premier Sinistre. - Et pourquoi donc, votre Altesse ? - Vous vous êtes déjà ridiculisé dans l'affaire de Carthage à cause de cette tourte d'Allopary et voilà que la chienlit recommence en Pyramidie alors que Kirchner m'avait assuré du contraire... Mais qu'est-ce qu'ils ont donc tous ces orques des sables à vouloir se rebeller contre notre bon ami BlueBaraque ? - Ils réclament plus de liberté dans les rues et plus de couscous dans les assiettes, Sire... - Envoyez-leur un plein ballon-cargo de merguez et qu'on n'en parle plus ! S'énerva Nulco. - On n'a pas été capable de leur faire parvenir le matériel de pacification qu'on avait rassemblé pour Bennepalie alors vous pensez bien que votre histoire de saucisses... Excusezmoi... Si elles restent aussi longtemps que les 111


tonfas dans les hangars surchauffés des docks d'Arseille, elles risquent d'arriver dans un drôle d'état, Majesté ! - Croyez-vous ? Redatées et bien cuites, ça peut passer... Les orques des sables sont connus pour avoir des estomacs en béton, Fion ! - Vous n'y pensez pas, Sire ! C'est une fausse bonne idée. Une intoxication alimentaire est si vite arrivée. Et de toutes les façons, cette affaire est pliée... - Pliée ? Comme vous y allez... Quand je pense qu'on m'avait garanti qu'il n'y aurait pas de contamination ! Ah, décidément, je ne suis entouré que d'imbéciles et d'incapables ! - Votre Altesse, aux dernières nouvelles, le Raïs Pyramidal et sa famille ont été arrêtés et transférés dans les geôles du pénitencier de Charming Cheick sous une pluie de pierres et de crachats... - Le peuple ne respecte plus rien, Fion... soupira le petit gouverneur rempli de compassion. - BlueBaraque sera le premier potentat vert à être jugé par un tribunal populaire. Il peut s'attendre au pire... - Comment a-t-il pu être lâché 112


pareillement ? S'indigna Nulco. Un homme comme lui, le meilleur allié d'Ouba dans toute la région... C'est à n'y rien comprendre, Franck... - Comme quoi, Majesté, si on veut se faire respecter un minimum, il vaut mieux ne pas être trop bien avec l'Empire du Soda Sucré. Ce géant a des étreintes qui étouffent... - Suffit, Fion ! Vous allez trop loin dans la critique. Sachez que ma diplomatie reste la meilleure possible. Après ces deux échecs, je décide que nous allons changer notre fusil d'épaule, passer de l'autre côté de la barricade et opter ouvertement pour le camp de la liberté, de la démocratie et des forces de progrès... - Ne croyez-vous pas, votre Eminence, qu'il vaudrait mieux rester circonspects. Il y a de drôles de cocos chez ces orques dissidents. Il ne me semble pas très prudent que la Comté se range derrière la bannière d'une bande de lafafistes déguisés en « combattants de la liberté » pour y laisser des plumes et pour le regretter plus tard. Nous devons essayer de prévoir sur le long terme. - Bon sang, Fion, on a déjà raté deux fois le coche. Il n'y aura pas de troisième, foi d'hypergouverneur ! 113


- A la limite, nous pourrions nous contenter de rester neutre, comme les Helvètes... suggéra d'une toute petite voix le Sinistre à la triste figure. - Pas question ! C'est déjà de votre faute si nous en sommes là. Les gazettes qui se sont déchainées contre Allopary s'en donnent maintenant à coeur joie contre vous. - Pfft, siffla Fion... Ils en font du raffut pour quelques malheureuses nuitées dans un village de vacances, une petite sortie en pédalo et un vulgaire aller et retour en aéronef-charter... - Ne prenez pas ces attaques à la légère. Ces affreux journaleux ont déjà eu la peau d'un de mes prédécesseurs pour une sombre histoire de bijoux de pacotille... Votre village de vacances, parlons-en. C'était plutôt un palace cinq étoiles grand luxe. Votre pédalo avait des airs de yacht de milliardaire et votre charter ressemblait un peu trop à un LearJet de nabab de l'huile noire... - Majesté, je n'ai fait que m'inspirer de votre Auguste exemple... Son clou bien rivé, Nulco brisa là. Il n'avait pas envie de s'entendre rappeler ses soirées chez Maximus ni ses virées maritimes sur le navireamiral du milliardaire Bouledorée et encore 114


moins ses séjours dorés sur tranche dans tous les carrés VIP de l'Empire. Le soir même, Nulco remit l'affaire sur le tapis avec un Kirchner plein de modestie et d'obséquiosité. - N'empêche que tout cela fait désordre... Il faut qu'on se rattrape quelque part. Qu'enfin la Comté soit leader, qu'elle impulse fièrement sa propre révolution verte... dit Nulco. - Ce n'est pas du tout évident, votre Grandeur... Les orques verts sont des gens bizarres, pas faciles à manier... - On pourrait tâter le terrain du côté de la Xyrie ? Proposa le petit gouverneur. Leur potentat est particulièrement insupportable. - Vous n'y pensez pas ! Si nous bougeons ne serait-ce que le petit doigt pour aider les insurgés, l'Empire Verse et la Putride Porte vont nous tomber dessus à bras raccourcis. N'oubliez pas que la Porte a la plus puissante armée de la région... - On oublie. Mais, dîtes-moi, l'empire Verse, justement, il n'est pas très solide sur ses jambes... - Non, Majesté, c'est un bien trop gros 115


morceau pour la petite Comté... Et puis, même s'ils y pensent en se rasant tous les matins, ni Ouba-Ouba ni les bleus étoilés ne se sont encore décidés. Nous verrons donc plus tard. - Et au Niémen ? - Trop loin, trop chaud, trop moche... - Et en Djézérie ? - Trop proche, trop dangereux, trop risqué. Personne ne sait quelle pourrait être la réaction de ceux de chez nous... - Vous avez raison, Kirchner, nous avons déjà assez à faire avec les Carthaginois qui débarquent à Lamédusa par dizaines de milliers maintenant qu'ils sont libres et heureux... - Si je peux me permettre, votre Altesse... commença le bon docteur apatride. - Permettez-vous, permettez-vous, je vous le permets... - Vous avez oublié le Prince de Libiribi, le Grand Satrape des Sables, l'homme qui plante sa tente de bédouin n'importe où... - Ah, ça oui, il se sera bien fichu de notre g... celui-là ! Il a osé camper dans mes jardins, il nous a mené en bateau avec l'histoire des aéronefs qu'il devait nous acheter et il continue à défier 116


l'univers entier avec une arrogante insolence... Vous êtes génial, Kirchner, nous le tenons notre homme à abattre, notre grand terroriste, notre monstrueux Satan et son Etat-Voyou. Et celui-là, je suis sûr qu'il est à notre portée... Cependant Kirchner restait un peu dubitatif. - Votre Grandeur, permettez-moi de vous rappeler que nous ne disposons que d'un unique vaisseau-plateforme pour dirigeables de combat, que nous n'avons qu'une seule escadrille d'aéronefs d'assaut plutôt poussifs et que, faute de crédits suffisants, les munitions sont en quantité limitée. - Mais cette opération ne s'éternisera pas. Après un blitzkreig qui va époustoufler le monde entier, ce régime pourri va tomber comme un fruit mûr. Croyez-moi, Kirchner, on va l'écrabouiller le Satrape, surtout si on bénéficie de l'appui de l'Empire. - Rien n'est moins sûr, Majesté. Vous devriez appeler le Président Ouba et tâter le terrain avant de vous lancer... Ce qui fut fait. Mais le messie beige ne voulut rien savoir. Il n'était même pas sûr que ce soit une bonne idée. Le Satrape avait retourné sa 117


veste, il rendait des services et devenait bien utile. Mais Nulco insista. Il lui assura qu'il avait le soutien des Ongles et que, quoi qu'il arrive, ses premiers Zeppelins de bombardement à très basse altitude avaient déjà décollé avec mission de nettoyer le terrain dès le lendemain. - Bon, si c'est comme ça, il n'y aura qu'à dire que c'est une opération de pacification de l'OTAM, avec mandat de l'OMU, visant à empêcher un tyran de détruire son propre peuple. Toujours se garder le beau rôle. Et surtout, pas question d'envoyer au sol des chevaliers ongles ou comtois. C'est un ordre ! - Nous l'avions bien compris comme cela, mon cher Baraqué, répondit Nulco assez déçu de devoir en passer par les volontés du Messie beige sans recevoir la moindre aide en retour. Quand il eut raccroché, Nulco lança à Kirchner : « Vous comprenez, Doc, ce pauvre Ouba est déjà dans la mouise en Babylonie, il s'enlise au Gaganistan, alors il n'a pas envie de se ridiculiser en Libiribi... » - Comme je le comprends... - Et c'est tout bon pour moi. Je vais récupérer toute la gloire. Les orques libérés vont 118


chanter ma louange et laisser le champ libre aux compagnies comtoises d'huile noire. Quant aux petits Hobbitts, ils vont en rester baba... Ma cote va remonter en flèche, je le sens ! - Oui, les Comtois seront fiers d'avoir répandu la liberté et la démocratie jusqu'au fin fond de ces déserts de sable, ajouta Kirchner qui n'en pensait pas un mot. Et ce que craignaient tous les sceptiques se produisit. Le Satrape des Sable se battit comme un beau diable et la guerre de libération s'enlisa. Les bombardements massifs ne suffirent pas pour faire basculer le régime. Il fallut envoyer de vrais spécialistes au sol, aller débusquer un à un les mercenaires orques noirs et se battre pour chaque pan de ruine, chaque tas de sable ou de caillasse. Cette fantaisie nulcienne coûtait chaque jour des centaines de millions de dolros au trésor comtois. Comme prévu, les munitions vinrent à manquer. N'ayant plus de bombes à envoyer, les aéronautes en furent réduits à balancer de la poix, des cailloux ou de l'huile bouillante sur la tête des loyalistes... Après mille tonitruantes fanfaronnades et déclarations martiales ou fielleuses (pensez donc 119


ce monstre osa déclarer qu'il avait financé sur sa cassette personnelle la montée au pouvoir du petit gouverneur et qu'il pouvait en présenter les preuves), le satrape finit par disparaître au creux d'une dune. - Kirchner, c'est la cata ! Ce salopard a pris la poudre d'escampette... Personne ne sait plus où il se cache. Certains racontent qu'il a filé en Djezirie, d'autres qu'il se terre à Myrte... Ca ne me va pas du tout... Nous ne pourrons nous déclarer vainqueurs que quand sa tête sera baladée au bout d'une pique ! - Ne vous inquiétez pas, Sire, tenta de le consoler Kirchner. C'est toujours un peu le même scénario avec les grands chefs orques verts. Quand ça commence à sentir le roussi pour leur matricule, ils disparaissent sans laisser de trace. Souvenez-vous d'Hosanna et de ses balitrans filant dans le no man's land du Kakistan sur la mobylette Pigeot du Ollah Mollard... - Du baratin pour les crétins, soupira Nulco. Hosanna est mort depuis au moins dix ans... Mais ça arrange l'Empire que le monde entier le croit toujours vivant !

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CHAPITRE 11

Nulco et la pathétique fin d'Hosanna « 7h49 : communiqué de l'agence Roteurs/ Aux petites aurores, un commando de phoques marins de la marine impériale s'est emparé du repaire secret du maître d'Alfoirida, le redoutable Hosanna Whirlpoolladen, dans le quartier de haute sécurité de la ville interdite de Quickabarbotté au Kakistan. L'engagement particulièrement violent entre le corps d'élite et les derniers partisans de l'orque rebelle le plus recherché au monde n'a duré qu'une petite dizaine de minutes. Hosanna, surpris au saut du lit en compagnie de trois de ses épouses n'a pas cherché à se défendre, mais comme il brandissait une sorte de manette de mise à feu, il a été immédiatement exécuté. Il s'est avéré que cette manette n'était qu'une vulgaire télécommande de téléviseur, le terroriste passant le plus clair de son temps à regarder les programmes de la chaine musicale Hainetivi. Le commando s'est 121


ensuite replié en glissocoptère vers la plateforme navale « Délivrance » emportant avec lui la dépouille mortelle de l'être le plus répugnant de la planète. Bilan de l'opération : trois morts, vingt cinq blessés et un glissocoptère au tapis côté Empire du Soda Sucré, 1492 balitrans hachés menus et aucun blessé côté orques verts. Le ministère de la Paix se réserve le droit de communiquer ultérieurement sur les dommages collatéraux (femmes, enfants, animaux domestiques). Le cadavre a ensuite été largué en très haute mer dans un endroit indéterminé. Une cérémonie modeste et respectueuse des rites religieux a été organisée. Il n'a été procédé à aucun tournage de film, ni prise de photo, d'empreintes digitales ou d'ADN. » A la lecture de cette stupéfiante nouvelle, Nulco en écrasa l'interrupteur de son visiophone : « Huissier, passez-moi immédiatement le Quai ! » hurla-t-il dans le micro. - Avec qui souhaitez-vous vous entretenir, Monsieur le Gouverneur ? - Avec Kirchner, espèce de crétin des Alpes ! Le Sinistre des Affaires étranges et des 122


rapports bizarres avec les mondes proches, lointains ou sauvages (car tel était l'intitulé complet du maroquin du bon docteur) se retrouva au bout du fil en moins de dix secondes chrono, debout derrière son bureau Louis Caisse, l'index sur la couture du pantalon, raide comme la justice et prêt à encaisser l'assaut qu'il sentait venir. - Vous avez lu la dernière de Roteurs ? - A quel sujet ? Demanda l'autre pour gagner quelques secondes. - L'affaire de Quickabarbotté au Kakistan, voyons ! - Ah oui... C'est une excellente nouvelle, Majesté. Nous voilà enfin débarrassés d'Hosanna. Privés de leur chef charismatique, les Balitrans vont être désemparés, démoralisés, déprimés. Ils vont se débander et peut-être même s'entretuer pour la succession... - Qu'est-ce que vous me racontez là, Kirchner ? Vous êtes frappé de démence ou quoi ? - Je ne comprends pas votre colère, Sire... - C'est bien vous qui m'avez fait parvenir un rapport secret défense datant d'au moins dix ans. Les conclusions de la crème de l'élite de nos services discrets, le groupe des Souris Grises (les 123


SG) et celui des Elégants Rats De Cave (les ERDC), concordaient sur la date et le lieu de la mort de l'odieux personnage. Tous s'accordaient à dire qu'il avait été pulvérisé par une bombe à déflagration hilarante de 3 tonnes 425 alors qu'il tentait de se cacher dans une grotte des montagnes du ChikenKouch au Nord-Est du Gaganistan. On nous a même présenté des preuves de mort. Une nuit sans lune, l'agent 008 s'est présenté discrètement à la poterne sud des jardins du Palais Balisé et je l'ai reçu tout aussi discrètement d'autant plus qu'il avait laissé la salopette du clown Balluche pour revêtir le manteau couleur de muraille de l'homme invisible. Il m'a dit venir de votre part, Kirchner... - C'est bien possible, admit mollement le toubib. - Non, c'est certain ! 008 m'a assuré qu'il avait retrouvé le cadavre, enfin les mille morceaux du puzzle, qu'il avait tout flanqué dans un sac et qu'une fois celui-ci mis en terre, il avait craché sur la tombe ! - Je ne savais pas que 008 s'appelait Vernon Sullivan... - Il s'appellerait Maurice Vian que ça ne 124


changerait rien à l'affaire, rétorqua Nulco dont la culture littéraire se résumait à un demi-tome d'Alexandre Puma et à deux pages de la Princesse de Brève. Tout ce qui compte, c'est que notre agent ait pu constater le décès d'Hosanna et m'apporter une preuve matérielle de sa mort : deux vilaines canines qu'il a fallu retailler tellement elles étaient cariées avant de les enfiler sur un collier qui ne quitte jamais mon auguste cou. - Ce n'est pas étonnant, commenta Kirchner, tout le monde savait que le malheureux était un grand malade qui souffrait d'un nombre invraisemblable de pathologies, diabète sucrésalé, insuffisance vénale, GrouseFezYagoub, AlsaHammer, Wilkinson et je vous passe les maladies sexuelles transmissibles que lui avaient refilées ses moukères pas nettes... - Votre humour manque de légèreté, Doc ! Il ne m'amuse pas... Mais de qui se moque-t-on avec cette histoire de phoques marins d'élite et de commando style Mambo III à la gâchette facile ? A l'époque, la nouvelle devait rester secrète, on ne sait pas trop pourquoi. Ils y tenaient beaucoup du côté de l'Empire. La preuve, la pauvre Peinazouir 125


Putto, quand elle a ouvert sa grande bouche, elle en a aussitôt payé le prix ... Bam ! Pulvérisée elle aussi... - On comprend pourquoi le secret a été si bien gardé. - Et voilà que tout à coup on nous monte cette opération à grand spectacle digne d'un film de Mollywood. Mais pourquoi ont-ils besoin aujourd'hui de retuer ce mort ? - Je n'en ai pas la moindre idée, Monseigneur... - Et c'est bien ce que je vous reproche, mauvais Sinistre. Trouvez-moi une explication logique ! Allez creusez-vous la cervelle ! - Eh bien, bredouilla Kirchner, je dirais qu'Ouba essaie de faire coup double avec ce mauvais scénario. En faisant disparaître documents et même dépouille, il empêche toute sanctification du monstre et en menant grand tapage autour de cette opération sans doute bidonnée de A à Z, il redore à peu de frais son blason terni... - Vous racontez n'importe quoi ! Le blason de Baraque brille toujours de ses mille plus beaux feux de brousse ! 126


- N'en croyez rien, Majesté. Une forte opposition s'est organisée dans l'Empire profond. Elle se fait appeler « Partie de Thé » parce qu'un peu partout dans le pays ses partisans se rassemblent par milliers dans des salons de thé autour d'un grand samovar et de quelques assiettes de cookies aux pépites de chocolat. Tout ce joli monde prépare allégrement l'après OubaOuba. Il se trouve même de méchantes langues pour raconter que le Président serait né en réalité chez les Orques noirs et qu'il aurait fourni un faux extrait de naissance... - Allons, arrêtez de croire à toutes les sornettes qui trainent sur la toile d'Araignée. C'est du plus grand rocambolesque, moi, je n'y crois pas une seule seconde. Trouvez autre chose et vite ! - Je ne vois pas du tout... Ecoutez, votre Grandeur, le plus simple ne serait-il pas que vous vous adressiez directement à l'intéressé ? Très fâché, Nulco en resta là. Une fois de plus, l'Empire menait sa propre politique sans se soucier le moins du monde de ses alliés les plus fidèles. La Comté était si petite, si faible, elle comptait si peu sur l'échiquier du grand jeu 127


galactique. Comme il semblait loin le temps de sa grandeurs, de ses conquêtes, de son extraordinaire rayonnement culturel ! Il ne restait qu'un petit bonhomme à l'égo sur-dimensionné qui faisait sourire les plus indulgents et agaçait au plus haut point tous les autres... Le petit gouverneur dut attendre 48 heures avant qu'un quelconque sous-secrétaire daignât lui passer le maître très contesté de l'Univers. - Ouba, lui fit-il, au nom de notre vieille amitié et de mon indéfectible fidélité, dîtes-moi toute la vérité au sujet de la mort d'Hosanna. - T'as qu'à lire les journaux, mec, fit l'autre en prenant la voix grasseyante d'un mac de Flicago. - Je ne peux pas y croire, Maître... - Et bien, force-toi, blaireau ! Moi, j'ai tout suivi sur mon écran de contrôle dans mon bureau de la Maison Bleue , tout là-haut sur la colline. Comment qu'il a chié dans son froc, l'Hosanna. Il a supplié mes Phoques, il a chialé comme une gonzesse, il s'est planqué derrière ses pouffiasses... Une vraie lopette, j'ty'l'dis Nulco... On est les meilleurs, mec... - Mais pourtant, l'agent 008 avec ses deux 128


canines pourries, les Souris Grises, les Rats De Caves, la mère Putto... Tous sont formels ! - On s'en fout, mec, on s'en bat les burnes de tout ça, tu piges ? - Vous allez quand même pas faire gober au monde entier pareille idiotie. Retuer un mec mort il y a plus de dix ans, c'est quand même énorme... - Yes, we can, répondit calmement l'autre. - Mais si jamais ça se sait que l'Empire ment... - Si tu fais chier, mec, tu sais à quoi t'attendre. Et il éructa un gras « Bang bang » dans le combiné, imitant le bruit de la double détonation d'un Parabellum 9 mm avant de partir dans un grand rire sonore. L'entretien s'acheva sur les habituels salamalecs diplomatiques. Nulco renouvela tous ses serments d'allégeance, se répandit en formules obséquieuses, en courbettes et ronds de jambes virtuels avant de se faire raccrocher au nez. Et le petit peuple des Hobbitts allait avaler sans faire d'histoires cette nouvelle faribole. Plus le mensonge est énorme, disait l'autre, plus il passe facilement...

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CHAPITRE 12

Nulco et l'affaire DTP

Au Parti Rose, tout le monde connaissait le penchant grassement libidineux de son favori, DTP, Denis Trousse-Poulettes. Les femmes victimes de ses tentatives de harcèlement se comptaient sur les doigts des deux mains et même des pieds d'un bataillon entier de secrétaires particulières, mais il n'était jamais bon d'en parler à qui que ce soit. La petite Tristounette Panon en fit la malheureuse expérience. Un jour, écoeurée de ne trouver nulle part oreille compatissante à ses déboires, elle osa déclarer sur le plateau de l'émission du trublion Henri Hardykon que Denis Trousse-Poulettes l'avait attirée dans un guetapens en lui proposant de la recevoir seule dans sa garçonnière pour répondre aux questions d'une interview. Tristounette n'eut pas le temps de sortir carnet et stylo que déjà le rose priapique se jetait sur elle, l'écume aux lèvres, la renversait à terre et commençait à farfouiller sous son pull et à défaire 130


son soutien-gorge. Elle ne s'en sortit que par la grâce d'un jean Slimfit si moulant qu'il parvint à résister aux efforts maladroits des grosses paluches de l'obsédé sexuel. Plus jeune et plus souple que son ventripotent agresseur, elle parvint à se tortiller et à lui échapper. Elle tenta tout d'abord d'en parler à sa mère qui la dissuada aussitôt de porter plainte... - Tu n'y penses pas ma chérie. Je risque de perdre ma place dans le Parti Rose... La mère peu digne faisait allusion à sa propre promotion obtenue sur le canapé accueillant de DTP. Comme la petite insistait, les deux femmes firent une tentative auprès du Grand Secrétaire Général Rose, l'aimable Flanby, surnommé ainsi en raison de sa volonté gélatineuse et de ses résolutions aussi floues qu'un brouillard londonien. En l'occurrence, la chiffe, habituellement molle, se montra inflexible, insensible et intraitable... Elle n'hésita pas à menacer : on ne touche pas à DTP sinon exclusion, bannissement et excommunication... Ni plus ni moins que la mort politique et sociale. Si la fille osait ouvrir la bouche, la mère se retrouverait séance tenante rejetée du Parti Rose. 131


Flanby força même Hardykon à bipper le nom de DTP lors de l'émission pour que le Hobbitt de base ne puisse jamais savoir quel homme politique de haute volée pouvait se permettre de lutiner, harceler et même violer avec une aussi belle constance sans être le moins du monde dénoncé par les médias et inquiété par la justice comtoise si peu indulgente avec les conducteurs de charrettes à huile noire... Aboyeurs et journaleux étaient d'ailleurs tellement au courant des risques que les femmes journaleuses prenaient à se retrouver seules face au monstre qu'elles ne l'abordaient plus qu'accompagnées de photographes bodybuildés ou de caméramen polymusclés. Au siège du Parti, les huissiers à chaîne appuyaient sur une sonnette d'alarme dès que DTP posait un pied sur le perron de l'immeuble. Des voyants rouges s'allumaient dans tous les bureaux des secrétaires particulières qui pouvaient user de leur droit de retrait et aller se réfugier dans une panic-room aménagée à cet effet au sous-sol. Certaines se demandaient comment une pareille furie sexuelle était possible de la part d'un être plus dans la vigueur de la jeunesse. D'autres 132


leur répondaient que c'était son épouse, Anne Bittenheim, dite Saint-Pierre, qui lui fournissait les palanquées de sachets de Gragra qu'il avalait comme autant de bonbons à la sève de pin les jours de mal de gorge. Perpétuellement en rut, le monstre pouvait quasiment être suivi à la trace... Aussi Tartine Beaubry ne fut nullement étonnée quand elle appris que son bon ami DTP avait été arrêté dans la ville de Nouille-Viorque pour agression sexuelle, viol et voies de fait sur une femme de chambre de couleur de l'hôtel Cofidis. La nouvelle fit l'effet d'une bombe dans la Comté qui ne se doutait de rien. Les Hobbitts apprirent que leur futur probable Gouverneur, alors favori sur les baromètres d'opinion et placé très largement devant Nulco, s'offrait des suites dans les plus beaux palaces du monde, vivait comme un nabab et passait son temps à forniquer dans tous les coins. Cela faisait vraiment mauvaise impression pour le soit-disant meilleur économiste du monde. Nulco ne l'avait-il pas fait bombarder Président du Fond Mondial d'Intervention (FMI), organisme qui s'était rendu tristement célèbre en serrant la vis si fort à certains états endettés que de simplement 133


pauvres, ils en étaient devenus ruinés et que d'étranglés ils en passaient à asphyxiés avant d'être laissés carrément pour morts ? Ah, DTP, c'était un spécialiste pour pressurer le pauvre monde, pour faire recracher au plus miséreux jusqu'à son dernier centime de dolro et pour presser le citron jusqu'à sa toute dernière goutte... Ainsi donc une malheureuse orque noire à peine sortie de sa lointaine jungle écrasée de soleil osait accuser un personnage aussi intouchable. On allait voir ce qu'on allait voir. Immédiatement le Parti Rose se mit en ordre de bataille. Un à un tous les ténors, barons, éléphants, écuyers et même second couteaux se relayèrent dans tous les médias pour hurler ou barrir à la présomption d'innocence honteusement bafouée, à l'homme sain et intègre piétiné et à la sombre machination montée de toutes pièces par de monstrueuses officines crypto-farcistes instrumentées au plus haut niveau par tout le monde sait qui. La larme à l'oeil et la main sur le coeur, Tartine déclara solennellement qu'elle était certaine que DTP allait être blanchi de toutes ces accusations mensongères et ignobles. Elle força même les portes du Palais Balisé et telle un 134


typhon rageur, investit le bureau carré du petit Gouverneur. - Vous en avez fait de belles en lui balançant cette grosse pute dans les pattes ! - Ma chère Tartine, vous savez fort bien qu'il n'a pas besoin de nous pour aller chasser la dinde et la débusquer dans les lieux les plus improbables. - Oui, mais cela devait rester circonscrit. Nous avons des équipes de nettoyeurs qui passent derrière lui pour effacer les traces... Et puis ces donzelles ne se plaignent pas toutes de ses « services »... - Vous voulez dire « Sévices », sans doute ? - … Certaines y voient leur intérêt, poursuivit Beaubry négligeant l'interruption ironique. Plusieurs s'en sont même félicitées. Denis a toujours su se montrer généreux avec les dames... - Avec la fortune de sa femme, cela ne doit pas être bien difficile... - Ce n'était pas une raison d'organiser ce lynchage juridique et médiatique ! - Il suffit, Tartine ! Je vous jure que je n'y suis pour rien... 135


- Jurez-moi sur l'honneur que vous n'avez pas mis sur le coup votre super agent 008, ni vos souris grises, ni vos sales rats de caves ! - Je vous en fais le serment, Tartine, ce n'est pas mon genre de tirer sur une ambulance même avec pare-chocs en or massif et jantes en platine. Vous savez quel gentleman je peux être... Rappelez-vous Kirchner, Boisson, Kirsch et tous les autres que je suis allé chercher dans vos rangs pour les honorer... - Nous vous en avons déjà suffisamment remercié. Mais là, DTP c'est notre meilleur atout qui disparaît dans des nuages de stupre et de honte. Tout le Parti Rose va se retrouver discrédité... - Je n'y peux strictement rien. Je veillerai à ce que les troupes bleues restent sages et dignes. Je puis vous assurer que pas une parole désagréable ne sera lancée contre votre héros en mauvaise posture. Je lui ferai obtenir le bénéfice du doute. Et puis vous savez bien que de bons avocats et un gros tas de pognon feront le reste. Je ne me fais pas de souci pour DTP. Un dernier conseil, faîtes confiance à la Justice Impériale ! - Malheureusement, je ne lui en accorde 136


aucune. Laisser filmer un camarade milliardaire menottes au poignet, hirsute, hagard, pas rasé, pas coiffé, juste sorti des geôles sordides de Hacker's Island, le traiter comme un vulgaire chicano, c'est une véritable honte ! - Pour vous être agréable, je veux bien téléphoner à mon ami Ouba pour qu'il use de son influence et qu'on abrège la mascarade. Cet homme est quand même le numéro deux mondial ! - Et futur numéro un de la Comté, rajouta Tartine en le regrettant aussitôt vu que c'était la parole de trop. Nulco voulait bien faire quelques concessions, jouer même les grands seigneurs, mais sa bonne volonté avait des limites. - Je me permets de vous rappeler, Madame Beaubry, que si ce personnage a été nommé au poste qu'il est, c'est sur votre insistante demande. Et maintenant voilà que ce bandard fou nous met tous dans l'embarras ! Le ton était devenu sec et cassant. - Nous avions pris les mesures qu'il fallait. Et puis, rappelez-vous, c'était un marché « gagnant-gagnant ». Vous promotionniez le meilleur des nôtres et nous vous débarrassions 137


d'un concurrent difficile. - Vous m'avez trompé, Beaubry ! Ce gros cochon allait quitter ses fonctions. Il se préparait déjà à venir me disputer mon trône ! Le visage de Nulco était passé à l'écarlate. Il sentait la crise arriver. Cette Beaubry si retorse l'insupportait. Il se demandait ce qui le retenait de la flanquer dehors avec quelques bons coups de tatanes dans l'arrière-train. - Vous êtes vraiment rien qu'une bande de faux-culs malfaisants, vous autres les Roses ! - Et vous une bande de salopards de première ! Hurla la boulotte en se dressant sur ses ergots. Elle aussi se sentait au bord de la crise de nerfs... Une telle réaction du petit Gouverneur signait presque l'aveu de ses manigances... Sûr qu'il avait envoyé l'agent 008, certain que ce salaud avait recruté une péripatéticienne, l'avait encouragée à hurler au charron, à pleurer dans les couloirs du palace et à porter plainte après s'être elle-même couverte de griffures et de sperme. Et toutes ces « souris grises », nul doute que c'étaient autant de provocatrices envoyées par la Comté pour rester collées au basques de Denis 138


uniquement pour le faire craquer. Même l'ascète le plus détaché n'y aurait pas résisté ! Sans oublié tous ces rats de caves stipendiés, papparazzi munis de superzooms pour le piéger à distance, faux plombiers poseurs de micros furtifs et faux reporters acharnés à le filmer en caméra cachée dans d'intéressantes positions. - Salopard, que n'avez-vous pas imaginé pour salir notre meilleur candidat et pour priver notre pays de l'alternance à laquelle il a droit ? - Mame Beaubry, je ne vous permets pas. Dans aucune de nos négociations il n'a été question d'alternance... - Nous savons. Vous rêvez de fonder un Empire, d'instaurer une dynastie. Vous rêvez, pauvre fou, de refiler le trône à votre minus de fils... Ce fut la goutte d'eau qui mit le feu aux poudres, l'étincelle qui fit déborder le vase ou l'inverse. Nulco bondit par dessus son bureau en merisier massif, renversa Tartine sur le tapis persan tel un vulgaire DTP. La malheureuse eut beau se débattre, l'autre serrait, serrait, fou de rage et ivre de jouissance. Il sentait sa pire ennemie devenir molle comme une chiffe sous 139


ses doigts qui lui écrasaient la glotte comme des serres. Il en ressentit un véritable orgasme qui le fit s'oublier sur la robe froissée... Puis ce fut comme un voile noir qui envahit sa conscience. Alertés par le raffut, trois huissier à chaîne de vélo et cinq hommes du service de protection rapprochée se précipitèrent sur les lieux du drame. Heureusement, ces braves serviteurs intervinrent à temps pour séparer les deux combattants. Tartine Beaubry quitta en titubant le Palais Balisé. Elle se sentait dans un état assez voisin de celui de l'orque noire qui avait subi l'assaut de DTP à Nouille-Viorque. Mais cela ne fit pas évoluer son opinion sur l'affaire. Elle ne porta pas plainte contre le Gouverneur. Son seul souci était maintenant : « Comment gérer l'après DTP ? » En effet, la partie était perdue. L'abominable petit potentat avait gagné. Le pauvre Denis était sali. Même blanchie au détergeant azuré, même lavée à grande eau, sa blanche toge de tribun intègre en resterait toujours un peu souillée aux entournures. Et c'est dans un glisseur de grand luxe de marque RollMops la ramenant au siège du Parti, qu'elle prit 140


une grave décision. Elle allait être candidate aux prochaines pestilentielles. « Ah, ce pourri croyait s'en tirer à l'aide d'infâmes machinations ! Eh bien, elle allait se mettre en travers de son chemin. Et elle, elle ne risquait rien. Personne ne pourrait lui coller d'affaires de moeurs sur le dos... » Il ne restait qu'à passer le cap des primaires et de recevoir l'investiture officielle du parti. Une formalité.

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CHAPITRE 13

Nuits de folie au Royaume des Ongles - I want to speak to Chairman Nulco... La voix était à la fois impérieuse et angoissée. La standardiste comprit immédiatement qu'elle avait affaire à une huile. Encore fallait-il savoir quelle en était la nature : arachide, olive, tournesol, vierge ou pas, première ou deuxième, pression ? Les consignes étaient sévères. Nulco refusait tout contact direct avec les huiles de friture ou de vidange arguant que leurs taches sont indélébiles et que leurs relents sont si tenaces qu'ils s'incrustent même dans les complets des meilleurs faiseurs. - Qui k'c'est-y qu'est à causer dans l'appareil, please ? Demanda l'opératrice blonde usant de son plus beau globish-comtois. - I'm the Prime Minister, Sir Morton Blue ! Bécassine ! - Oh, Sire Morton, exquiouze mie, j'avais point reconnu votre voix. Aie ame so sorrie... 142


Don't quittez pas, je vous passe sa Majesté. Bien entendu, la conversation qui suivit aurait dû demeurer ultra-secrète si les services du même nom avaient été moins poreux, si leur patron, le Vidame de Grosseloche, avait manié la truelle, le compas et l'équerre avec plus de délicatesse, si le secrétaire général du Palais Balisé n'avait pas été le petit ami d'Audrey Buvard, journaliste service public et militante rabique du Parti Rose et si sa blondasse de copine n'avait pas compté l'agent 008 parmi ses nombreux amants. En un mot comme en cent, si ma tante en avait eu, on l'aurait appelé mon oncle... - Mon cher Nulco, commença le premier Sinistre Ongle retranché dans son bureau rempli de sacs de sable au 10 de la rue qui descend, Allondon, notre belle capitale et plusieurs autres grandes villes du pays sont en feu ! - Alors, c'est donc vrai ce qu'on nous montre dans nos étranges lucarnes? - Absolument, Gouverneur, et c'est même pire que tout ce que vous pouvez imaginer. C'est la Révolution. Ces sauvages cassent tout, brûlent tout et dévastent tout sur leur passage. La facture 143


des dommages s'élève déjà à plusieurs milliards de libres esterlignes. Vous vous rendez compte ? - Nous avons connu ça de ce côté-ci de chez Chanel. Deux petits malfrats se font courser par la police suite à on ne sait quel délit, se cachent dans un transformateur haute tension, se font électrocuter et déclenchent un immense incendie qui se propage dans tous les quartiers. - C'est presque ça, sauf que chez nous, n'était impliqué au départ qu'un seul orque noir et maintenant, dans les rues, ils sont des milliers à vouloir tout piller et tout saccager. La Couine vient de me convoquer pour se plaindre. Elle ne se sent plus du tout en sécurité dans son Quickhautdegamme Palace. Elle est très mécontente de devoir aller se les cailler dans sa bicoque des hautes terres des Causses d'autant plus que la saison de la chasse à la grosse est passée. - Je vous comprends, moi-même à l'époque, je ne me sentais pas rassuré. On ne sait jamais où ces affaires peuvent mener... - Et ce n'est pas tout, continua Morton. L'Empereur Ouba m'a remonté les bretelles. Il a osé me traiter de ouaciste et de farciste pour avoir 144


discriminé ses petits protégés... S'en prendre à moi, son allié le plus fidèle. Moi, qui l'ai suivi dans toutes ses sottises... - Comme je vous comprends, Morton... Moi-même je me demande certains jours si... - Je me rapproche de vous, très cher ami, car j'ai besoin de votre conseil éclairé pour m'aider dans la gestion de cette crise sans précédent. Ces orques, comment en êtes-vous venus à bout, vous les petits Hobbitts ? - Ecoutez, Morton. Tout d'abord, ôtez-vous de la tête l'idée qu'on peut en venir à bout. Ces émeutes, envisagez-les comme de gigantesques incendies de forêt. Il suffit de laisser faire le feu. Quand il n'a plus rien à brûler, il s'arrête de luimême. - Je sens que je ne vais pas aller bien loin avec ce genre de conseil. Je ne peux pas laisser le très auguste Royaume des Ongles ravagé de fond en comble. D'ailleurs les Brittons commencent déjà à groumer. Partout se constituent des milices... - Des milices ? Pas bon. Monstrueux même ! - Des gens descendent de plus en plus 145


nombreux, cannes, bâtons et battes de base-ball à la main... - Ils osent se montrer dans la rue ? Très mauvais ! - Ils coursent les orques et arrivent à dérouiller les plus lents... - Les dérouiller ? J'hallucine ! Des ratonnades dans votre beau royaume si divers ! Des pogromes comme aux heures les plus sombres de notre histoire ? Mais c'est horrible, je dirais même plus, c'est carrément monstrueux... - C'est bien pour ça qu'Ouba-Ouba est si colère contre moi. Aidez-moi, Nulco bien-aimé. Je ne sais plus quoi faire, je perds les pédales, je suis complètement désemparé. - Je vous aurais bien conseillé de filer en glissocoptère pour rencontrer le général Moussu à Loden-Loden, c'est un truc qui avait fonctionné en son temps... Mais c'est plus possible aujourd'hui. Moussu est mort et enterré. - I don't understand, fit Morton Blue, reprenant le globish pour marquer sa déception. Je ne vous demande pas une solution comtouillarde. Ici, nous n'avons pas de quarteron de fâcheux gradés vicieux et prêts à tout. Nos 146


militaires sont toujours loyaux envers la couronne. Ils refuseraient de faire autre chose que la guerre. - En fait, Morton, vous devez vous en tenir aux grands principes de gouvernement. La guerre militaire aux militaires et la guerre civile aux civils (hommes d'armes et CCS, Compagnies Comtoises de Sévérité). - Je comprends et j'approuve, il ferait beau voir les militaires pratiquer la guerre civile et les civils la guerre militaire... Mais l'ennui c'est que nous n'avons pas de CCS chez nous, nous n'avons que nos braves Goppies. - Mais c'est parfait au contraire ! Réjouissez-vous... Vos Goppies ne sont pas armés... - Résultat ils se font copieusement massacrer par nos gentils orques noirs... - Cela fait partie du dile. Moi-même, j'ai eu des centaines de flics blessés lors des affrontements. Certains se sont fait tirer dessus à balles réelles. Résultat : une belle hécatombe. Mais c'est un prix pas trop cher à payer quand on se refuse à verser le sang orque. Le Premier Sinistre Ongle soupira très fort. 147


« Admettez tout de même que ces gens ne respectent rien. Tant que nos Goppies avaient affaire à des gentilshommes, même délinquants, tout allait bien. Ils attrapaient un Ongle en infraction et lui annonçaient courtoisement : « Sir, au nom de la loi, je vous arrête. A partir de cet instant, tout ce que vous déclarerez pourra être retenu contre vous. Vous pouvez donc garder le silence et ne parler qu'en présence de votre avocat. » Il lui lisait ses droits et l'autre tendait gentiment ses poignets pour qu'on lui passe les menottes. Il n'y avait plus qu'à se rendre calmement à la Cour des Causses pour procéder à un entretien entre personnes de bonne compagnie... - Eh bien, c'était parfait. Ne changez rien à vos habitudes ! - Comme vous y allez ! Avec les Orques noirs cela ne se passe pas du tout ainsi. Ils hurlent à la discrimination, au contrôle au faciès, au harcèlement policier, se débattent comme de beaux diables, frappent les pauvres Goppies, les insultent, leur crachent à la figure. Ils peuvent se montrer très violents. - C'est simple, il faut calmer le jeu, Morton. 148


Faîtes de petites visites dans les hôpitaux, au chevet des flics les plus sérieusement blessés. Dîtes-leur que vous comprenez leur problème, que les fauteurs de troubles seront sévèrement châtiés, que la justice s'exercera avec la plus extrême rigueur et qu'aucun émeutier n'y échappera. - Je note, je note, fit le Premier Sinistre... Mais dîtes-moi donc... Ces belles déclarations, ça fonctionne ou pas ? - Quelquefois. Tenez, moi par exemple, je me suis taillé un joli succès en racontant que j'allais nettoyer les banlieues au jet d'eau à pression de marque Catcheur. La société en question m'a remercié en m'envoyant un joli cadeau : son tout dernier modèle 4 bars de pression avec multibrosse, shampouineuse et tous un tas d'accessoires plus ou moins utiles. Ce sont les mécanos du Palais qui ont été contents... - Allons, Nulco, restons sérieux. L'affaire est grave et même plus grave que chez vous. Des commerçants sortent le fusil et commencent à riposter. - Incroyable ! Ici, ils n'ont jamais osé. Ah, ne me dîtes pas qu'ils font des cartons sur les 149


orques noirs ? - Si, si. - Alors, croyez-moi, vous êtes vraiment dans la mouise. Vous allez avoir toutes les assoces sur le rable, les AuSecoursMonPote, les GRIFFES, Scalpeurs, CriCra, etc... - Ces imbéciles d'orques beiges se débrouilleront avec elles... - Vous avez dit « orques beiges » ? - Oui et jaunes souvent. - Alors ça change tout. - Comment cela ? S'étonna l'Ongle. - Ces gens ne font que se défendre ! Et comme ils sont de pigmentation proche de celle de leurs agresseurs, personne ne peut les soupçonner de racisme. Donc, no problem, vous pouvez laisser faire ! - Ah ! Vous me rassurez... Et les autres ? Ceux qui s'appellent crânement « l'armée de Hainefile », qu'est-ce que j'en fais ? Ils sont tous blancs comme des bidets... - Leur cas est nettement plus ennuyeux. Il faudrait démanteler cette milice au plus vite. Désarmez ces abrutis, inculpez-les et coffrez-les ! Protégez vos orques, que diantre ! 150


- Je vous avoue que je suis vraiment partagé sur cette question. Imaginez que cette « armée » règle le problème elle-même ? Que les orques bien bastonnés retournent dans les trous à rats qu'ils n'auraient jamais dû quitter ? - N'imaginez rien du tout de cela, Morton... Croyez-moi, ce serait le pire scénario possible ! Une milice qui réussit quelque chose, mais c'est une victoire pour le ventre fécond dont va surgir la bête immonde. Si vous les laissez faire, ils vous boufferont le doigt, puis ce sera la main, le bras et finalement tout le bonhomme ! Vous avez envie de vous faire éjecter du 10 de la rue qui descend par une bande de blaireaux menés par un petit peintre moustachu ? - Evidemment, présenté ainsi, ça change tout. Moi, je n'avais vu que le côté pratique de l'affaire. Mon cher Nulco, je vous remercie de tout coeur... I will think about it. En fait, Sir Morton Blue, Lord de Shamallowland & Sugartown, multiplia les appels téléphoniques, les entretiens et les demandes de conseil en tous genres. Il appela Merkel la teutonne, Dimitropoulos, l'Hellène, Garcia Ibanez de la Mancha, l'Ibère, Da Silva de 151


Caramelho, le lusitanien, le lama Sergueï et même le glacial Bottine, empereur des Orques Blancs et grand casseur de Verts devant l'Eternel. Ces parlottes lui prirent des jours et des jours. Les réponses obtenues étaient tellement contradictoires qu'il finit par se réoudre à ne prendre aucune décision et à appliquer l'ineffable maxime du grand BenSirak le pas sage : « Il n'est nul problème qu'une absence de solution ne finisse par résoudre. » D'eux-mêmes et sans doute un peu grâce à quelques coups de triques généreusement distribués, les incendies finirent par s'éteindre, les émeutiers par se calmer et tout revint lentement à la normale au beau et brumeux royaume des Ongulés Brittons.

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CHAPITRE 14

Nulco prend la crise à bras le corps

Le premier mandat quinquennal du nerveux gouverneur tirait à sa fin alors que tout allait de mal en pis dans le monde des Hobbitts. Tout avait commencé avec la crise dite des « sous-primes », ces créances pourries venues en catimini des basfonds de l'Empire du Soda Sucré. Par crétinerie et démagogie, un des prédécesseur d'Ouba le splendide, ci-devant marchand de cacahuètes en gros, avait permis que les banquiers accordent des prêts d'accession à la propriété à des trainesavates, chômistes et autres sans ressources bien définies qui s'étaient vite retrouvés insolvables et aussitôt rebalancés à la rue. Très malins, les banquiers sucrés avaient « titrisé » ces dettes irrécupérables, répandant à travers le monde de véritables nuages toxiques qui étaient sensés être aussi inaperçus qu'un rejet de déchets nucléaires dans les profondeurs de l'Océan Occidental. En son temps, souvenez-vous, Nulco était parvenu, 153


non sans peine, à éloigner temporairement de nos côtes un très vilain nuage de flouon menaçant la douce et verte Comté. (voir Tome 1) Et voilà qu'au moment où le petit génie avait le plus besoin de réussite, d'embellies, voire d'un succès même minime, le ciel s'obscurcissait. De monstrueux nuages noirs chargés de flouon et de baraton s'accumulaient, menaçaient une économie comtoise déjà bien fragilisée par les manigances des Orques jaunes. Nulco convoqua son Grand Argentier, le très jeune et très sémillant Philippe Badugrouin qui n'en menait pas large. - La crise, la crise, toujours la crise ! Y en a marre, Badugrouin ! - Mais, elle est mondiale, Sire... Toutes les banques sont dans le rouge. Les dettes sont abyssales... - Que voulez-vous dire ? Abyssales ou himalayennes ? Ironisa le gouverneur. Les banques, je les ai déjà renflouées ! - C'est parfaitement exact, répondit le petit Sinistre. Nous leur avons injecté des centaines de milliards de dolros... Sans contrepartie. - Vous n'allez pas reprendre à votre compte toutes les sornettes des Roses. C'est sûr qu'elles 154


auraient pu être plus discrètes... Mais que voulezvous le pognon est une drogue dure... - Les Comtois commencent à raconter qu'elle jouent au casino avec leur argent. - Vous découvrez l'eau chaude ! Elles l'ont toujours fait... Sauf que maintenant ça commence à prendre des proportions inquiétantes... Quand je les ai renflouées, elles ont fait d'énormes profits et ont versé de gras dividendes aux actionnaires et des bonus énormes à leurs agents de change. Aujourd'hui, comme la cigale, « fort dépourvue quand l'automne fut venue », elles ont tout paumé et elles viennent pleurnicher sur mon épaule. - Si j'ai bien tout compris de leurs tripatouillages diaboliques, votre Altesse, des petits malins sont capables de gagner de l'argent aussi bien quand la bourse grimpe que quand elle dégringole... C'est beau comme l'antique ça ! Il paraîtrait à ce qu'il paraît que certains ne se gêneraient pas pour spéculer sur la ruine de la Comté... Nulco lui décocha un regard attristé. Il était tellement abattu qu'il ne lança même pas son habituel couplet sur la nullité gravissime de son équipe. Il se rappela qu'hormis être le fils de son 155


Grand Maître échelon 33ème de père, le gamin n'avait été qu'un très médiocre étudiant de la Harvey-Darlington Tech, célèbre école de commerce où il avait passé plus de temps dans les ateliers de mécanique moto que sur les bancs des amphis à étudier les arcanes de la très haute finance... Avec un soupir qui en disait long, il lui lança : « Devant une telle situation, quel pourrait être votre conseil, Philippe ? » - Majesté, vous avez déjà tout fait ce qu'il était possible de faire. Vous avez refinancé nos deux fabricants de charrettes à huile noire, accordé des primes de toutes sortes (à la casse, écologiques) pour inciter les Hobbitts à la consommation. - Reconnaissez que cela a marché un moment. - Effet d'aubaine, Sire. Dès la fin de la distribution, les ventes de véhicules ont rechuté. Pire, les constructeurs ont profité du pactole pour mieux se délocaliser. Il n'y a plus qu'une charrette sur deux de fabriquée chez nous et encore avec un maximum de pièces produites à l'étranger. - C'est un véritable problème. Notre balance commerciale est dans le rouge sang. Notre 156


endettement n'a jamais été aussi énorme. Nous fonçons droit dans le mur, Badugrouin. Ca craque de partout dans la zone dolro. Le pays des Héllènes est carrément en faillite. Il nous appelle au secours tous les jours. Que devons-nous faire ? - L'aider, Sire, sinon il pourrait sortir de la monnaie unique et ce serait le commencement de la fin. Les Lusitaniens, les Ibères et les Romains suivraient. L'Euroland n'y survivrait pas... - La catastrophe des catastrophes... L'Armageddon, l'Apocalypse, la fin du monde... La chute de l'Euroland, ce n'est pas pensable ! Donc il va falloir payer, mais avec quel argent ? Les caisses sont vides. Et moi, je n'ai pas le droit de faire marcher la planche à billets, je ne m'appelle pas Ouba-Ouba, moi. Il va donc falloir emprunter... - Majesté, il y aurait peut-être une solution. Nous empruntons à 7% aux banques privées en profitant de notre note wouah-wouah-wouah et nous prêtons aux Héllènes à un taux préférentiel de 9,99%. Pour eux ce sera mieux que les 27,97 qu'ils subissent. Ainsi, nous avons le beau rôle tout en nous remplissant les poches... - Mais c'est pas bête du tout ! On vous en 157


apprend de belles chez Harvey-Darlington. Je vais aller suggérer ça à Angela Kermel, sûr que ça va l'intéresser. Et c'est assez confiant qu'il monta dans son Air Force Couenne, son jet le plus écologique du monde : 0 gramme d'empreinte carbone grâce à ses panneaux solaires et à ses hélices entraînées par énergie humaine ! Comme les Sinistres se faisaient tirer l'oreille pour venir s'installer sur les inconfortables bancs de pédalage de ses soutes, Nulco s'était d'abord rabattu sur les aboyeurs et journaleux lesquels refilaient discrètement la patate chaude à leurs stagiaires voire à des trainesavates raflés sur le trottoir. Ainsi, au fil des voyages du merveilleux oiseau technologique, la délégation comtoise perdait beaucoup de son panache initial... Quand Nulco eut fini d'exposer à Kermel les géniales propositions de Badugrouin pour sauver l'économie héllène, la teutonne se contenta de répondre après avoir vidé son bock de bière d'une pinte et demie. - Et s'ils ne remboursent pas ? - On ne fera pas de bénéfice, bredouilla Nulco. 158


- Un peu ! Et on aggravera encore nos dettes à tous les deux. Non, cette riche idée ne me dit rien qui vaille. Il ne saurait être question que la Teutonnie paie encore et toujours et finisse par devoir renflouer toute l'Euroland. Nous en avons déjà suffisamment bavé pour sortir de la mouise nos frères de l'Est. S'il faut faire autant de sacrifices pour ces fainéants d'Hellènes, mein volk n'acceptera jamais. - Angela jolie, je peux vous assurer que la Comté se fera un devoir de verser autant que vous. Au dolro près. Nous viderons les poches des Hobbitts, nous raclerons les fonds de tiroirs, nous sacrifierons les bijoux de la couronne, nous fondrons l'or de nos prothèses dentaires s'il le faut... L'enjeu est bien trop important, que diantre ! - Nein ! DAS IST NEIN ! La Teutonnie ne paiera pas ! - Mais, Angela, puisque je vous dit que la Comté mettra sur la table jusqu'à son dernier centime de dolro ! Et, joignant le geste à la parole, il se mit à fouiller frénétiquement dans les poches de son veston Amini. Il n'y trouva qu'un bouton de 159


culotte, un cachou et un vieux cachet d'extasy ou de gragra. Il se tourna vers les gens de sa cour, les exhorta à l'imiter. « Allez, vous aussi, videz vos poches sur la table ! » Le bon docteur Kirchner lâcha une petite poignée de shuckels, Gaynoeud et GayHiHan, quelques centimes de dolros de cuivre rouge. Seul Denis Bouillet put se délester d'un gros sac de pièces jaunes qui fit son petit effet mais ne trompa pas la mère Kermel qui brisa là et sortit en grommelant : « Ach ! Franzosen, Fransozen, schweinehunden ! » Nulco remonta dans son engin volant persuadé que tout était foutu. Si les mangeurs de choucroute refusaient de banquer, tout l'édifice eurolandais allait s'effondrer comme un vulgaire château de cartes. Les indignés allaient se transformer en enragés. Dans les horribles cauchemars qui hantaient son esprit, il imaginait déjà des hordes sauvages monter à l'assaut de son joli Palais Balisé. Nul doute qu'il allait finir raccourci au niveau de la tête sur la place de Rêve ou pendu à la Poterne ou même écartelé par quatre escargots géants à moins que ce soit cloué sur une porte de grange comme une pauvre chouette revêche. 160


Et c'est les jambes flageolantes, l'oeil hagard et la mine blême qu'il atterrit en douceur dans les jardins de son Palais. Trois jours plus tard, une secrétaire lui apporta une étonnante dépêche. Le Boutdegratte, c'est à dire le Parlement teuton, avait voté oui au paiement ! Incroyable, inespéré ! Qu'est-ce qui avait bien pu décider la mère Kermel ? Ses promesses, son vidage de poche ? Il n'en avait pas la moindre idée et peu lui importait. Il poussa un grand soupir, se cala dans son fauteuil et posa les pieds sur son bureau. Conscient d'avoir échappé au pire, Nulco souffla trente secondes... Puis il demanda à ce qu'on écarte les rideaux. Le ciel était toujours aussi sombre. D'innombrables nuages de créances toxiques masquaient les rayons du soleil. Tout le pays restait sous la menace de cette grisaille qui n'attendait qu'une étincelle pour l'engloutir. Sur les trottoirs, les passants se hâtaient de rentrer chez eux. Ils marchaient en gardant le regard fixé sur leurs pieds, de peur de déclencher le cataclysme annoncé rien qu'en levant la tête vers le ciel... - Il va bien falloir qu'un jour je me décide à 161


leur parler, songea Nulco.

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CHAPITRE 15

Entre Siraktion et Kawachigate - Je n'en peux plus, Fion, ces journaleux vont arriver à me faire craquer. Comme si je n'avais pas suffisamment de problèmes ! C'est la crise, c'est la crise, qu'ils répètent sans cesse ! En fait, ce qu'ils veulent, c'est rien de moins que ma peau et ils vont bien finir par l'avoir ! - Mais de quoi voulez-vous m'entretenir, Sire ? Demanda le Premier Sinistre aux épais sourcils, ne sachant pas de quelle affaire il était question. Elles étaient si nombreuses les affaires brénneuses ! Georges Plomb, un des Sinistres du Gouvernement venait de plonger pour une louche affaire de fétichisme du pied femelle. Réponse du berger à la bergère suite au scandale DTP. Tu me salis un cacique, j'en carbonise aussitôt un des tiens. Résultat : quinze partout, envoyez le service... Combien de politiciens véreux et traineurs d'ustensiles de cuisine comptait encore 163


le Parti Bleu ? Il ne savait plus, tant ils étaient nombreux : Ben Sirak le pas sage, Ballamou l'oublié des Terres Hautes, Galopin de Villouzeau, l'homme au brushing de cheveux blancs, Pascual, celui de l'apéritif anisé et corsé tafia... Il avait l'impression d'une liste sans fin. Ses stratèges en communication avaient beau ressortir quelques scuds de riposte et les balancer méchamment dans le camp retranché rose, cela ne suffisait pas. Juges, aboyeurs et journaleux s'entendaient comme larrons en foire pour brasser les sentines du pouvoir et en faire remonter toujours plus de puants remugles... - Et Kawachi, ça vous dit quelque chose ? Hurla Nulco. - Bof, fit l'autre, c'est rien qu'une vieille affaire de pots de vins mal lavés. Les braves Comtois ont déjà oublié. - Une bande de malheureux techniciens morts pour rien dans un bus piégé, cela ne s'oublie pas. - Mais tout le monde sait que ce sont les services pas très discrets du Kakistan qui ont monté ce sale coup, tenta d'expliquer Franck Fion. 164


- Sans doute, répondit le petit Gouverneur, mais il se murmure partout que c'est de ma faute, que c'est moi qui je suis grand responsable de cette horrible tuerie... - Majesté, je ne voudrais pas retourner le couteau dans la plaie, mais, admettez qu'à l'époque, en pariant sur ce tocard de Ballamou, vous n'aviez pas choisi le bon camp. - Tout le monde, même un génie des Courtepattes comme moi, peut se tromper un jour. Il avait les meilleurs chiffres de popularité, est-ce que je pouvais deviner qu'il allait faire un si mauvais score ? Cette erreur m'a coûté un maximum. Ben Sirak me l'a fait payer au prix fort. Et je n'ai pas envie de me farcir la double peine alors que je l'ai abolie pour les orques criminels ! - Les petits Hobbitts ne sont pas tous idiots. Ils savent très bien qu'avant la loi de financement des partis, tout le monde traficotait à qui mieux mieux de la fausse facture, du pot de vin, des dessous de table et autres rétro-commissions... - Je sais, Fion, plaie d'argent, n'est pas mortelle, comme on dit. - C'est sûr, Eminent Hiérarque, si ces 165


affreux juges vous cherchent des poux dans la tête en raison de vos anciennes fonctions de porte-parole du candidat au goitre, c'est parce que l'affaire en question a fort mal tourné quand le grand flandrin bouffeur de tête de veau, votre illustre prédécesseur sur ce trône, a brutalement fermé le robinet à pognon. - Cet abruti, soit disant pour moraliser le système, a tout arrêté du jour au lendemain. Les Orques verts du Kakistan ont vu rouge. Ils ont cherché à se venger et c'est moi qui risque de payer les pots cassés. Ben Sirak m'a toujours détesté, Fion. Ce grand dépendeur d'andouilles me haït parce que je suis plus intelligent, plus brillant, plus charismatique que lui. Ma femme est plus belle et plus jeune que la sienne. D'ailleurs, j'en profite pour vous annoncer que nous allons bientôt avoir un bébé... - Toutes mes félicitations, Majesté. Avec les autres Sinistres, nous avions bien remarqué que Madame Bianca avait pris un peu de poids ces temps dernier. Nous avions mis cela sur les choucroutes pantagruéliques de la mère Kermel. Nous n'osions croire... - Ne vous réjouissez pas trop vite. Bianca 166


refuse que cette naissance soit exploitée médiatiquement comme cela se fait en général. Rappelez-vous Acouphène... Mais quand même, c'est bien ennuyeux. Je n'en tirerai aucun profit. Par contre cette sale affaire que le vieux gaga cornézien m'a flanqué dans les pattes risque de me porter un sale coup. - Je doute qu'il ait pu être capable de se montrer aussi machiavélique que vous le dîtes. A l'époque, il ne pouvait pas deviner que vous alliez lui succéder aussi brillamment... Nulco balaya l'objection d'un revers de main : « Peu importe. Vous allez me museler tout ce petit monde. Secret défense. Intimidation. Ecoutes bigophoniques. Cambriolage. Saisies d'ordinateurs. Visites de plombiers. Agressions bizarroïdes... Pas besoin de vous faire un dessin ! Vous me sortez le grand jeu ! » - J'y cours... - Ah non, il ne sera pas dit que ce salopard va l'emporter en paradis... - Vous voulez dire en enfer, Sire, corrigea doucement Fion. Parce qu'avec toutes les casseroles qu'il traîne, toutes les affaires dont il va falloir qu'il réponde maintenant qu'il ne peut plus 167


bénéficier de l'impunité, il n'est pas sorti de l'auberge, le buveur de bière chicano ! - Je ne me fais pas de souci pour lui. Le bonhomme est retors. Ca fait des décennies qu'il réussit à passer à travers les mailles des filets de la Justice. Il a encore de la ressource le bougre. Nulco avait beaucoup de défauts mais pas celui de la naïveté ou du manque de clairvoyance. Quelques jours après cette conversation secrète, le bon peuple apprit avec stupéfaction que son ancien Gouverneur, Ben Sirak le pas sage, s'était lui-même dispensé de comparution aux audiences de son propre procès pour des raisons médicales. Ses avocats avaient pu présenter à ses juges un certificat médical de complaisance attestant que le vieil homme souffrait de nosonulcosarcomania, une maladie dégénérative extrêmement rare dont les symptômes les plus caractéristiques étaient des pertes de mémoire récurrentes, un oubli total ou partiel des notions de temps, d'espace et plus si affinités. Autrement dit, cette brave crapule de Ben Sirac avait bel et bien perdu la boule. Sans doute cette maladie imaginaire ou pas allait-elle lui permettre d'obtenir un statut d'irresponsable et ainsi d'échapper une fois de plus aux griffes de 168


cette sorcière aveugle nommée Thémis... De mauvaises langues allèrent jusqu'à raconter qu'on avait carrément inventé cette maladie juste pour cet individu et qu'il était bien le seul à en souffrir sur tout le territoire de la Comté... Et ainsi ne se profila à l'horizon aucun Sirakton malgré une liste d'accusation à rallonge (emplois fictifs, valises remplies de billets, caisses noires, argent sale, faux électeurs, vrais tripatouillages et authentiques magouilles diverses et avariées). Bien au contraire. L'immense majorité des petits Hobbitts aussi oublieux que peu rancuniers fut comme prise de compassion pour son ancien grand chef tombé dans la débine et ne jouissant plus de toutes ses facultés. Pensez donc, il avait été jusqu'à raconter qu'aux prochaines pestilentielles, il allait voter Flanby, le bougre. Sûr qu'il avait perdu la boule. Un bleu qui votait rose, on aurait tout vu !

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CHAPITRE 16

Nulco voit la vie en rose

Telle une baleine échouée sur le sable, Bianca Biondi gisait étendue sur l'ottomane de velours rouge du bureau gouvernoral. Nulco qui s'accordait quinze minutes de pause entre deux voyages en province ou à l'étranger, considérait le ventre de la belle ladina d'un oeil intéressé et attendri. - Quand peut-on espérer qu'il va faire son entrée en scène, ce chérubin ? - Je ne sais, mon amoureux, je ne sais, soupira la chanteuse d'une voix à peine audible. - Sais-tu, Bianca chiara, que tu es mon tout dernier atout, mon ultime cartouche ? - Et cela est très loin de me plaire... Je refuse que tu nous instrumentalises, moi et mon bébé. Je m'oppose avec la dernière énergie à ce que tu te serves de nous pour satisfaire ta soif de pouvoir... Je me demande souvent si tu n'es pas un « power addict » bon à désintoxiquer... 170


- Il faut absolument que tu comprennes que la partie s'engage au plus mal. Les Roses viennent de s'emparer de la Chambre Haute. C'est la première fois que cela se produit depuis la création de la 55ème République ! Une véritable claque pour moi et mon parti. La Beaubry et le Flanby croient tenir le bon bout. Ils sentent qu'ils ont le vent en poupe. Si l'élection pestilentielle avait lieu aujourd'hui, je serais battu à plate couture aussi bien par l'une que par l'autre, tous les thermomètres d'opinion sont d'accord làdessus... - Qu'y pouvons-nous ? Tu as fâché les caciques, les bourgmestres et même les petits chefs locaux. Ils se sont vengés. - Ces imbéciles ne se rendent même pas compte des bienfaits que mes choix difficiles et courageux vont apporter dans l'avenir ! - Que veux-tu Nulco, les petit Hobbitts réfléchissent à très court terme, concéda Bianca. Ils te détestent autant qu'ils t'ont adoré, voilà tout... Amor, amor... Elle attrapa sa guitare et égrena un accord en si bémol. - Non, je t'en supplie, ne chante pas. Cela 171


pourrait être mauvais pour le bébé... - Crois-tu ? - J'en suis même certain. Quand Lama Sergueï est venu t'examiner ne t'a-t-il pas dit de ne pas te fatiguer ? - Mais cela fait des mois que je ne fais strictement rien à part enfler comme une outre... soupira la belle. - Il n'empêche que c'est vraiment dommage que tu ne nous permettes pas de profiter du potentiel de sympathie que représente la naissance de ce bébé providentiel... - Tel est mon bon plaisir. - Un gouverneur papa durant son mandat, c'est du jamais vu ! Ca contrebalancerait largement l'image des Roses se pavanant dans le Palais de la Chambre Haute ! - Mon bébé ne contrebalancera rien du tout, na ! - Avoue tout de même que tu ne fais pas grand chose pour m'aider, Bianca... Tu n'as pas voulu passer à l'échographeur. Tu n'as pas voulu savoir le sexe de notre enfant avant qu'il soit là. Tu n'es même pas allée voir un spécialiste. - Et alors... ? Si je ne crois pas à l'efficacité 172


de la médecine dure et si je préfère la médecine traditionnelle tibétaine, cela ne regarde que moi ! - Admettons... Mais il ne m'a pas été facile d'introduire ton lama et tous tes gurus dans la procédure de « l'ultra-secret-défense ». - C'est ton problème. - En tous cas, pas question que tu accouches dans l'eau tiédie de la piscine Solidor, tu n'es quand même pas une otarie ! - Admettons, soupira Bianca. Tu vois que je sais faire des concessions. J'accepte d'aller mettre bas dans ta nurserie pour pétasses friquées, mais à condition que le quartier soit bouclé dès aujourd'hui. - C'est déjà fait, mon amour. Il y a d'ores et déjà un périmètre de sécurité avec cordon d'hommes d'armes et de miliciens placé à cinq cent mètres du lieu ainsi que des tas de policiers en civil en faction sur les trottoirs et dans tous les couloirs de la clinique de la Mutique. - Joyeuse ambiance pour une nativité ! - C'est le prix à payer pour assurer ta tranquillité. Tu ne veux pas de papparazzi. Et tu n'autorises la diffusion d'aucune photo. - Tel est mon bon plaisir, répéta la future 173


parturiente. - Et je le déplore... N'ayant rien obtenu de son épouse, Nulco n'insista pas. Il se contenta de prendre congé. Il avait un énième rendez-vous au sommet pour sauver l'Hellénie, le dolro, l'Euroland, les banques. Dans cet ordre là ou un autre, on ne savait plus, tant les intérêts étaient inextricablement mêlés. Avec la mère Kermel, Morton Blue et Ouba, le petit gouverneur jonglait avec les milliards de dolros dans l'espoir fou que le rouleau compresseur de la plus monstrueuse crise économique jamais vue depuis le début de l'histoire de l'Humanité ne nous écrase tous tels de malheureuses limaces sous la godasse du marcheur un jour de pluie... *** Franck Fion, les deux Grands Con-Seilleurs et toute une fine équipe de communicants enfermés dans un peureux mutisme étaient réunis dans l'aile gauche du Palais Balisé. Une fois de plus, Nulco était très en colère. Les Roses venaient de marquer un nouveau point : ils avaient organisé des « primaires » ouvertes à tous 174


les Hobbitts quelle que soit leur habitude de vote. Moyennant un dolro symbolique et une déclaration de citoyenneté, ils allaient pouvoir choisir l'homme ou la femme qui allait devoir affronter aux élections de 12012 le comte Nulco de Magypolka sous la bannière du parti Rose. - Qu'est-ce que c'est que cette nouvelle mascarade ? S'énervait le petit teigneux. - Des élections primaires citoyennes, Sire, expliqua F.Fion. Ces idiots n'ont rien inventé. Leur truc n'est qu'un copié-collé de ce qui se pratique depuis des lustres dans l'Empire du Soda Sucré. - N'empêche que pendant un mois entier, on n'a plus vu et entendu qu'eux, objecta GayHiHan. - De plus ils vont pouvoir ficher les petits Hobbitts qui vont se laisser embobiner, ajouta GayNoeud. - Croyez-vous vraiment que beaucoup de gens vont ce déplacer pour cette pantalonnade ? Lança Fion dubitatif. - Et puis, ils vont être ridicules ! Six candidats ! Et pourquoi pas douze ou dix-huit ? Lança ironiquement un communicant rasé de 175


frais, cravaté de bleu et costumé Armini. - Ne croyez pas cela, trancha Fion. C'est très sérieux. Chacun représente une tendance du Parti. Les Roses appellent cela un « courant ». Cela va du plus modéré comme le radical (ne pas se fier au nom) Bêleur au plus extrémiste comme le démondialisateur Montaifourre en passant par toutes les nuances de rose avec la Madone du Poitou, le Daniel Valseur et bien sûr les duettistes vedettes, Tartine Beaubry, l'actuelle SuperSecrétaire et Franck de Nullande, le précédent. - Gageons que c'est ce gros mollasson qui va virer en tête, annonça GayNoeud. - Et qu'il va finir par emporter le morceau, compléta GayHiHan qui se piquait souvent de jouer les devins. - Allez, ça ne serait pas une si mauvaise chose pour nous. Flanby est mou, flou, fluctuant, gélatineux même. Il sera plus facile à battre que la mère Beaubry. Elle est plus carrée, plus ferme, plus teigneuse que lui. Un vrai bulldog ! Et là, Nulco qui n'était pas encore intervenu depuis le début de la discussion, ouvrit enfin la bouche : « Messieurs, je ne vous ai pas demandé de plancher sur cette affaire pour vous entendre 176


ricaner sur nos adversaires. Nullande ne se s'appelle pas Flanby et Beaubry ne se prénomme pas Tartine ! Nous ne vaincrons pas en méprisant et en sous-estimant les Roses. Flanby... euh... je voulais dire Franck Nullande peut très bien gagner par défaut, sur un malentendu et en se contentant de profiter de ma décote... » - Certainement, admit le Premier Sinistre d'un air triste. D'ailleurs il va falloir d'ores et déjà songer à organiser nous aussi des Primaires, pour 12017, bien entendu. - En voilà un bel optimiste, grinça un Nulco ironique. Vous nous voyez déjà battus, Fion. C'est encourageant ! - Je ne me le permettrais pas, répondit l'autre qui s'imaginait déjà en compagnie de Galopin, Forain, Jupperaide, Anne-Roux et Doppé derrière un petit pupitre de plexi, en train de répondre aux questions des journaleux sur un plateau de multivision à l'occasion des premières primaires bleues. - Messieurs, je vous en prie, restons sur 12012. Il nous reste 7 petits mois. Vous avez trois heures pour me concocter une réponse cinglante assortie d'une contre-attaque écrasante. Je veux 177


que ça fuse, que ça pétille, que les petits Hobbitts en prenent plein les mirettes. Il va falloir l'écrabouiller, le hacher menu, que dis-je, le pulvériser, l'impétrant rose ! Le faire arriver en lambeaux au jour de la confrontation finale. Vous êtes les picadors, préparez-moi ce taureau châtré pour que je n'ai plus qu'à lui administrer le coup de grâce le jour venu... Voilà. Creusez-vous la cervelle ! Et je vous préviens, si vous ne trouvez rien de valable, je n'y vais pas ! Est-ce bien clair ? Et Nulco quitta les lieux en claquant la porte. Un tel ultimatum laissa l'équipe des cerveaux lents du Gouvernorat sans réaction pendant un bon quart d'heure, puis les duettistes GayNoeud et GayHiHan reprirent la main parce qu'il le fallait bien. - Bon, voyons, fit le premier, chiffrage du programme rose... - Les Himalayas de milliards de dolros gaspillés vont flanquer le vertige aux Hobbitts, commenta le second. - Occupation massive et concertée de toutes les étranges lucarnes, ajouta Fion. Ah, ils vont en bouffer de la Bécasse, du Doppé, de la Médrano et du Lefébure... Je vais faire donner les ténors, 178


les altos, les basses, le ban et l'arrière ban. Je veux que tout le monde soit sur le pont. Est-ce bien clair ? Et quoi que le Comte Nulco décide, on appuie, on soutient, on étaye. - Vous-même, allez-vous vous lancer dans la bataille, Monsieur le Premier Sinistre ? Demanda fielleusement GayNoeud qui connaissait déjà la réponse. - Quelle question ? Fit mine de s'étonner Franc Fion. Vous savez bien que je soutiens Son Excellence comme la corde soutient le pendu. Pour faire court, nous dirons que le staff hyper-diplômé de Nulco, telle la fameuse montagne qui accouchait d'une souris, ressortit les vieilles ficelles usées, les habituelles recettes de ragougnasse politique sans vraiment y croire. Tous s'accordaient cependant sur une chose : les semaines et les mois à venir allaient être riches en turbulences et rebondissements... Le dimanche suivait, Flanby, ayant reçu le soutien des quatre éliminés du premier tour, fut désigné avec un très joli score et une participation inespérée. Il déclara ressentir le commencement du frémissant d'un début de vaguelette rose prête à l'entraîner vers les sommets. Restait à lui 179


donner plus de force, à la transformer en vague, en rouleau, en raz de marée, en tsunami. Lui, se voyait déjà sur le trône doré, mais, en homme modeste et en futur « Gouverneur normal », il se contentait de déclarer : « Ce qu'il faut, c'est gagner... Même d'un petit peu, même de pas grand chose. C'est ce petit peu qui fait toute la différence. Si vous perdez de rien du tout, tout le monde vous console, mais passé le vote, vous n'êtes plus rien. Par contre, si vous gagnez même d'un petit peu, les commentateurs feront la fine bouche un jour ou deux, mais le résultat sera acquis et pour vous, cela changera tout... » A l'écoute de ces fortes paroles, chacun se sentit rassuré sur les capacités du candidat rose. En plus d'un fin stratège, il allait savoir se montrer grand philosophe. *** Sur ces entrefaites, Bianca finit par accoucher d'une petite Guillietta dans la plus stricte des strictes intimités. Nulco engrangea immédiatement un joli bonus de cinq points de satisfaction. Il ne s'en réjouit pas outre mesure car il savait que cette embellie n'allait pas durer. 180


Mille milliers de gros nuages noirs, comme autant d'épées de Damoclès, menaçaient gravement l'avenir de la pauvre petite Comté...

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CHAPITRE 17

Le vain G 20 de la fin

- Ca y est, j'ai réussi à convaincre la mère Kermel de cracher au bassinet ! Lança Nulco à ses deux conseillers, GayNoeud et GayHiHan. Ah, ça n'a pas été sans mal. Elle s'est fait prier pendant toute une nuit, la teutonne. Et il a fallu que je lui promette de poser sur la table autant de pognon qu'elle... De son côté, elle a dû obtenir à l'arraché l'accord d'une majorité de délégués de son Parlement... - En voilà une nouvelle qu'elle est merveilleuse, votre Majesté, s'exclama GayNoeud, dithyrambique. C'est une magnifique victoire pour la Comté, l'Euroland, les Marches de l'Empire, l'Empire lui-même, le Monde et même la Galaxie toute entière... - Je dirais même plus, renchérit GayHiHan qui ne voulait pas demeurer en reste, c'est un magnifique et époustouflant succès pour vous182


même, Sire et c'est le fruit de votre immense talent politique... - En effet, et sans me vanter, vous connaissez ma modestie, si nous avons obtenu ce grand succès à l'arraché, c'est uniquement grâce à moi. Qui c'est qu'était à la manoeuvre ? Bibi. Qui c'est qu'a mouillé la chemise ? Encore Bibi. Et qui c'est qu'a passé une nuit d'enfer à palabrer, parlementer, négocier comme un malheureux ? Bibi, encore Bibi, toujours Bibi ! Et surtout pas ce grand crétin de Dr Kirchner, ni ce prétentieux de BHV, ni même cet abruti de Loosefield avec ou sans ses patins à roulettes. Quant au petit Badugroin, pour ne pas changer, il ne m'a été d'aucune utilité. Je maîtrisais les dossiers économiques bien mieux que lui... Ah, quelle tristesse d'être entouré de nullités, de minus et d'incapables... - Eh bien maintenant, Illustrissime Eminence, il ne vous reste plus qu'à exploiter cette belle victoire en allant la raconter dans les étranges lucarnes des petits Hobbitts, un soir de grande écoute et en diffusion simultanée sur toutes les chaînes qui comptent... Et c'est ainsi que Nulco s'invita dans tous 183


les foyers entre la poire et le fromage. Devant les yeux ébahis de ses administrés, il expliqua que la crise remontait à la nuit des temps, que la Comté, telle la cigale de la fable, n'avait fait que vivre toujours plus à crédit, que les Roses, quand ils avaient été au pouvoir, s'étaient montrés particulièrement dépensiers et qu'ils avaient encouragé la paresse avec leurs histoires de retraite à 40 ans et de semaine de travail de 15 heures... Mais que lui, grâce à son génie inimitable, il avait sauvé à la fois l'Héllénie, le dolro, l'Euroland et le porte-monnaie de la ménagère face à la terrible Kruella Kermel, usurière rapace, pourfendeuse infatigable du gaspillage et pourchasseuse impitoyable de la fraude, du laisser-aller et de la paresse. Il alla jusqu'à annoncer qu'il suffirait d'aligner la Comté sur la Teutonnie, d'en imiter les méthodes besogneuses, sociales et fiscales pour que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles et imaginables. Par un tour de magie, dont tous les deux détenaient jalousement le secret, Nulco et Kermel firent surgir une centaine de milliards supplémentaires de derrière les fagots et retournèrent leur Corne d'Abondance sur 184


la tête des Héllènes, histoire d'effacer la moitié de leur dette d'un seul coup d'un seul. Après tout, les infâmes usuriers lombards, les financiers louches et les banquiers insatiables et adeptes de la martingale s'étant amplement gavés, pouvaient bien laisser quelques plumes dans l'affaire. Nulco annonça également qu'avec sa commère, ils allaient convoquer le premier Sinistre de l'Héllénie, le falot Georgios Socialopoulos, à Cannossa, sur la Costa Azzura, histoire de mettre au point les derniers détails de la remise en route de son peuple juste avant un G20 qui devait tout régler définitivement. Un rappel à la loi, trois coups de tampon et tout serait réglé. La crise ne serait très vite qu'un mauvais souvenir... Merci qui ? Bizarrement, les baromètres de popularité du petit Gouverneur ne grimpèrent que d'un petit point et demi... A peine un frileux frémissement... Les Comtois se méfiaient. Ils ne croyaient pas trop à l'embellie. Il suffisait de jeter un oeil dehors pour arrêter de rêver immédiatement. Les gros nuages noirs continuaient à assombrir le ciel. Le flouon s'accumulait, le baraton ne faisait qu'ajouter à la pagaille et aux risques de 185


catastrophe qui se profilaient. Les gentils Hobbitts savaient très bien qui, au bout du compte, allait devoir payer la facture ! A Cannossa, Socialopoulos déçut énormément. Il ne vint pas en robe de bure et la corde au cou. Au contraire, il osa plastronner et même se la jouer marchand de tapis : « Vous devez comprendre, Madame et Monsieur Riche, que nous autres les pauvres dirigeants hellènes, nous ne pouvons pas demander plus aux gens. C'est déjà insupportable pour eux. Nous avons réduit de moitié les salaires des fonctionnaires et les retraites de tout le monde. Nous avons vendu nos monuments, nos ports et même nos plages. Que voulez-vous qu'on fasse de plus ? Vendre les uniformes de nos Eveuzones aux costumiers de Bollywood ? Prostituer nos femmes et nos enfants ? Partout la révolte gronde. Des milliers de manifestants sont dans les rues. Les Indignés s'indignent, les Casseurs cassent, les Pilleurs pillent et les Kahotent cahotent. La situation est pré-révolutionnaire. - C'est simble comme ponjour, répliqua sèchement Kruella Kermel, il va falloir arrêter une ponne fois pour toutes les Konn..., 186


Socialopoulos. Augmenter les redevances, les taxes, les impôts... - Mais c'est déjà fait, Madame la Chancelière... - Oui, en ce qui concerne les petites gens, mais pas pour les gros nababs et les profiteurs en tous genres... déclara Nulco sur un ton insidieux et moralisateur. Socialopoulos piqua du nez comme un élève qui ne sait pas sa leçon. Il sentait que sa position devenait de plus en plus intenable face à ces deux inquisiteurs impitoyables. - Et puis, vos feignasses d'Héllènes toivent se retrousser les manches, poursuivit Kermel. Les siestes à rallonge c'est fini ! Les trois mois te vacances, c'est terminé ! Les conchés te maladie, les horaires aménagés, il n'en est blus question. Arbeit, arbeit, arbeit !!! - Je ne peux qu'approuver Kruella, abonda Nulco, il faut tous les mettre au boulot, Socialopoulos, et tout de suite ! - Mais, faudrait déjà qu'il y en ait du boulot... soupira l'Héllène. - Vous pourriez mettre en route de grands chantiers de travaux publics, monter de belles 187


infrastructures, bâtir de beaux monuments, une Grande Arche d'Alliance, une bibliothèque géante, une Pyramide de verre, un Opéra en pastilles. Je ne sais pas moi, ayez des idées, prenez des initiatives, suggéra le petit Comte de Magypolka. - On l'a déjà fait au moment des Jeux Intergalactiques, dit Socialopoulos, mais à l'époque, ça a surtout donné du travail aux orques chabanais, les seuls qui ont daigné brasser du béton pour nous. Maintenant que toute l'économie est en panne, il ne nous reste plus qu'à leur donner un coup de main pour qu'ils fassent leurs malles et rentrent dans leur pays pourri. - Quelle horreur, mais n'y songez pas une seconde, Socialopoulos, l'apostropha le petit Gouverneur, veillez tout au contraire à ce que vos orques soient protégés, indemnisés, soignés, logés et vêtus gratuitement. Ils ont construit votre pays, que diantre ! - Et on fait ça avec quel argent ? Demanda l'Héllène. - Celui de notre Korne d'Apondance, schweinehund ! Hurla Kruella, le rouge lui montant au visage et les yeux lui sortant des 188


orbites. Mais achtung, filez droit, grosse krapul ! Au mointre bas de travers, je coube le ropinette à bognon, c'est pien gompris ? - Bon, conclut Nulco, voilà, c'est simple. Vous rentrez dans votre pays de fainéants et vous vous décarcassez comme vous voulez pour faire accepter un nouveau plan de rigueur encore plus austère et encore plus rigoureux que le précédent. Avec ou sans vaseline ! C'est pien gompris ? Nulco était tellement sous l'influence de Kermel qu'il allait jusqu'à imiter son monstrueux accent. La teutonne se demandait si c'était du lard ou du cochon. Le malheureux Socialopoulos tenta bien d'ergoter encore un peu. « Quand un citron, même hellène, a été pressé jusqu'à la toute dernière goutte, il ne faudrait quand même pas espérer en tirer une de plus... » leur dit-il. Mais les deux autres ne voulurent rien entendre. Il rentra donc à Thaines la mort dans l'âme tout en ruminant de sombres pensées d'appel au peuple... Et le lendemain, on apprenait que Môssieur avait l'outrecuidance de vouloir organiser un référendum sur le sujet. Il se proposait de demander aux intéressés ce qu'ils pensaient de cette horrible affaire. Immédiatement la cote de 189


Nulco chuta de façon spectaculaire. Il perdit 10 points d'un coup. Son excitation et sa fureur furent proportionnels au carré de l'hypoténuse de sa déception glandulaire. En clair et net, il péta un câble. Il décrocha le bigophone de sa ligne directe et sécurisée pour engueuler vertement l'Héllène indocile. - Non, mais, Georgios de mes deux, tu serais pas le roi des empaffés ou quoi ? Tout était clair entre nous... Tu nous as quittés parfaitement informé de la position des empires, des cartels et des officines. Tu savais parfaitement ce qu'il te restait à faire ! Et tu nous sors cette c... de référendum ! Tu es malade ou quoi ? Si tu demandes son avis au peuple, tu sais très bien ce qu'il va te répondre... - Non, pas du tout. Je suis juste son représentant. J'ai été élu par lui. J'ai besoin qu'il puisse s'exprimer... J'ai besoin de savoir ce qu'il pense. C'est normal et démocratique... Je me permets de vous rappeler que « République » et « Démocratie » sont deux concepts que nous, les crétins d'Hellènes, avons inventé il y a bien des millénaires, à une époque où étiez encore des primitifs vêtus de peaux de bêtes et justes 190


capables de chasser le mammouth et de vous terrer dans d'insalubres cavernes pleines d'humidité ! - Sombre imbécile ! Et si le peuple déclare qu'il ne veut plus se serrer la ceinture ? S'il exige de quitter le dolro et de revenir au brachme, votre monnaie de singe qui ne vaut pas un bouton de culotte ? - C'est pas le brachme, c'est la krachme, corrigea Socialopoulos. Vous savez, le retour à notre monnaie nationale ne serait pas si catastrophique que cela. Il nous autoriserait plus de souplesse dans notre gestion et rapidement, nous pourrions redevenir plus compétitifs à l'exportation. De grands économistes internationaux comme Jules Soupir le prétendent... - Ouais et ta dette quintuplerait, pauvre crétin ! Sans oublier que ce serait un précédent, que d'autres pourraient être tentés de t'imiter. Alors pas question de quitter le dolro ! C'est un ordre non négociable... - Tu commences à me les gonfler, Gouverneur, fit l'autre en lui raccrochant au nez. Décidément, tout allait de mal en pis. Des 191


rumeurs de plus en plus alarmistes se faisaient entendre du côté transalpin de la Comté. Là encore d'énormes masses nuageuses assombrissaient le ciel de Chrome, la capitale surnommée la ville éternelle. Un déluge de dettes menaçait de s'abattre sur le peuple romain. Le cavaliere, Dario Merluscorni, se retrouvait sur la sellette, le dos au mur et les pinceaux au bord du précipice. Dans ce pays, la dette représentait un sacré morceau, rien à voir avec celle des Hellènes. Et des dettes, on en découvrait tous les jours, en Ibérie, en Lusitanie, quasiment partout... Kermel et Nulco ne savaient plus où donner de la tête. Jamais la Corne d'Abondance n'allait suffire... Jamais la magie ne serait assez efficace pour renflouer tout le monde... D'autant plus que dans la verte et plus guère industrieuse Comté, où l'on savait si bien donner des leçons de morale citoyenne au monde entier, la situation n'était pas plus brillante... Rien n'était réglé. Ainsi donc, dans les jours qui suivirent, le G20, sommet rassemblant les vingt pays les plus aisés du monde, s'ouvrit sous de fort mauvais auspices et dans les pires conditions qui se puissent imaginer. Humiliés et 192


ridiculisés, Nulco avait viré au verdâtre et Kermel au rouge brique. Il fallut qu'Ouba-Ouba le baraqué, du haut de son trône d'Empereur du Soda Sucré, se pose en arbitre des élégances eurolandaises et fasse mine de résoudre un conflit qu'il avait lui-même provoqué en se servant de ses étranges agences de notation, les célèbres «Mouise» et «Fendard & Bourre» et surtout de ses hordes de spéculateurs accros au pognon facile qui se gavaient du malheur du pauvre monde tout en créant une sorte de coupe-feu visant à sauver la mise d'un Empire en totale faillite et déconfiture. Il s'agissait de couler sciemment un partenaire et rival pour tenter de ne pas sombrer soi-même... Au G-rien, les tractations allèrent bon train. Dans la plus totale inconscience, l'Empire des Orques jaunes fut sollicité sans la moindre vergogne. Il ne se fit pas trop prier, se contenta de marchander juste pour le principe. Les montagnes de dolros dont il disposait allaient servir à rafler tout à vil prix et par conséquent à mettre sous sa coupe les impécunieuses cigales eurolandaises. Tout référendum fut interdit, quelles que soient les circonstances. Les peuples n'avaient plus le 193


droit de mal voter. Il fut décidé que Socialopoulos serait immédiatement remplacé par le plus docile Eurolandopolis. Le Premier Sinistre remettrait sa démission et le Président Korruptonaguis ferait juste semblant de désigner son successeur, histoire de sauver les apparences. A Chrome, même scénario, Merluscorni serait débarqué vite fait et sans merci ni indemnités. Sentant le vent du boulet lui chatouiller les rouflaquettes, Nulco se fit plus serpillière, plus collabo et plus obséquieux que jamais. Devant Tchin-Tchin, Ouba et Kermel, il se répandit en courbettes, ronds de jambes et cirage de pompes. Et comme tout flatteur vit grassement au dépens de celui qui l'écoute, il parvint à obtenir une déclaration de soutien du Messie beige pourtant déjà fort décoté chez lui. Les deux potentats s'invitèrent donc chez les Comtois à une heure de grande écoute pour se congratuler, s'envoyer des fleurs et se promettre de marcher d'un même pas et la main dans la main. Les petits Hobbitts se demandèrent ce que cet empereur étranger venaient faire chez eux. Fins observateurs, ils remarquèrent le sourire carnassier de ce grand guerrier Prix Babel de la 194


Paix, de ce pompier pyromane entre les mains duquel leur imprévoyant Gouverneur allait remettre leur sort. Avec Ouba d'un côté et Kermel de l'autre, la Comté allait se retrouver prise entre les deux pinces d'une tenaille qui n'allait pas faire que du bien. En effet, sous les sourires, les mamours et les mensonges («pas de rigueur et encore moins d'austérité»), le tour de vis commençait. Par petites touches, aboyeurs et journaleux rendaient compte des mesures qui filtraient peu à peu. Chacun découvrait les composants de l'amère potion qu'il allait falloir boire jusqu'à la lie, les mécanismes insidieux d'une machine à étrangler les gens et, au bout du compte, à mettre l'économie sur le flanc. Augmentation du premier niveau de la TST (taxe sur tout) qui passait de 5,5% à 7,7% en attendant mieux. De nombreux secteurs allaient être touchés, la restauration, le bâtiment, les fabricants de produits culturels... Minutieux rabotage des « niches » fiscales (mais pas toutes, justes les plus modestes). Gel de l'impôt sur le revenu (en réalité, une charmant euphémisme proche du mensonge par omission pour cacher une augmentation par changement de mode de calcul) 195


Le petit Gouverneur comptait qu'avec une noix de vaseline ces mesures sembleraient indolores ou presque et passeraient comme une lettre à la poste. Il fallait absolument ménager la chèvre et le chou s'il ne voulait pas se la faire dévorer, sa tête de chou, lors de la prochaine votation ! Alors, pour faire bonne mesure, il annonça que son salaire et celui de ses Sinistres serait bloqué. Mais comme tout ce petit monde s'était déjà grassement augmenté auparavant (+ 170% pour Nulco soi-même), cela ne consolait personne d'autant plus que les délégués et médiateurs avaient refusé à l'unanimité que l'on réduisent leurs gages de quelque pourcentage que ce soit... Pour ne pas changer, les Hobbitts allaient donc seuls devoir se serrer la ceinture, tirer la langue et en baver un maximum tout en sachant pertinemment que tous leurs efforts ne suffiraient jamais à éponger un flot aussi gigantesque de dettes. Pour s'en rendre compte, une simple opération arithmétique suffisait. Si on divisait le total de la dette comtoise, soit 2000 milliards de dolros, par le nombre de foyers fiscaux, environ 20 millions de con-tribuables, cela donnait 100 196


000 dolros à rembourser pour chaque famille solvable, c'est à dire environ cent mois de salaire minimum garanti. Et sûrement beaucoup plus car, par la diablerie des intérêts cumulés, cette dette satanique suivait une courbe exponentielle, augmentant d'un montant qui filait, filait, filait et qui obligeait tout le monde à se lancer dans une course illusoire et désespérée... Les Comtois n'avaient plus le moral. Qui aurait pu s'en étonner ? Les énormes nuages ne quittaient plus le ciel de la Comté. Des flots de flouon et de baraton menaçaient de se déverser sur le sol et de former de terribles inondations de produits toxiques. Bientôt chacun pataugerait dans d'immenses cloaques de boues putrides. Finirait-on par être tous submergés ? Comment pourrait-on espérer éponger tout cela un jour ? Sale temps pour les mouches et bien sinistre perspective...

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CHAPITRE 18

Ca sent de plus en plus le roussi - Rien ne va plus ! S'énervait Nulco tout en arpentant de long en large le bureau du Palais Balisé qu'il commençait à craindre de devoir quitter plus tôt que prévu. Ma cote continue à stagner dans les baromètres d'opinion. - Elle est si basse qu'elle ne peut que remonter, Majesté, corrigea son Premier Sinistre, Franck Fion qui craignait que son maître ne se mette à refuser à la dernière minute de sauter l'obstacle et ne l'abandonne en rase campagne. - Et il vous reste encore cent jours pour convaincre, assura GayNoeud, c'est bien plus qu'il n'en faut ! - Vous allez pouvoir vous draper dans la toge du Président protecteur, dans la peau du chevalier blanc qui tend son bouclier et qui se sacrifie pour sauver son pays. Ca sera beau comme l'antique, fit GayHiHan qui ne voulait pas être en reste. 198


- Protecteur ? Bouclier ? C'est n'importe quoi ! Fit rageusement le Comte de Magypolka. Ce ne sont pas vos mesurettes à la gomme, vos trois centimes grattés sur le soda sucré ou sur la TVA des plâtriers qui vont nous permettre d'éponger les milliers de milliards de la dette et chasser les nuages de flouon qui polluent le ciel de la pauvre Comté... - Certes non, en convint Rosamonde Matelotte, surnommée «La Bécasse» et même «La grosse Bécasse rose». Mais votre politique volontariste, vos accords époustouflants avec la mère Kermel et vos négociations marathon jusqu'au petit matin, ça va le faire, comme ils disent, les jeunes... - Mais non, Rosamonde, faut pas croire tout ce que vous lisez dans la presse. J'étais là et je sais bien que j'ai fait un bide. La grosse teutonne n'a pas voulu cracher au bassinet. Elle a même fait casser la planche à billets. On est foutus, je vous le dis comme je le pense ! - Il n'empêche, intervint Lefébure, que grâce à vous, nous allons garder notre précieux triple Wouah ! Sorte de sésame magique, de légion 199


d'honneur du bon payeur, ce fameux WouahWouah-Wouah, décerné par les agences de notation de l'Empire du Soda Sucré toujours prêtes à aboyer de mauvaises choses et à mordre dans le gras de concurrents, permettait surtout d'emprunter à moindre coût sur les marchés financiers et donc de s'endetter toujours plus. - Ce n'est pas sûr du tout, mon petit Lefébure ! S'exclama Nulco. J'attends le verdict de ces caïmans d'une minute à l'autre. Nous pourrions perdre un ou deux Wouah d'un seul coup... - Mais Nulco, se mit à brailler la Médrano en secouant sa tignasse blonde, qu'est-ce qu'on en a à battre de leur triple Wouah ? Ca changera que dalle ! Vous serez toujours le meilleur, le plus beau et le plus intelligent ! - L'ennui, c'est que t'es bien la seule à le penser, ma pauvre Nadine... Pour nous consoler, a-t-on quelque chose d'intéressant à l'intérieur ? Un truc qui me permettrait de décoller enfin ? - Océane Le Grogneux n'arrive pas à récolter ses 500 signatures, annonça François Doppé, tout joyeux. - C'est bon et c'est pas bon. Si elle ne peut 200


pas se présenter, elle hurlera au déni de démocratie. Ca, on s'en tape. Plus grave, elle ne pourra pas participer au second tour. Et si c'est le cas, mes chances de l'emporter en l'affrontant diminuent énormément. - Uniquement dans l'hypothèse improbable où vous vous retrouvez face à elle ! Lança GayNoeud, ce qui fit d'un seul coup souffler un froid sur la petite cellule de riposte qui se retrouva soudain transie. Chacun se regarda sans savoir comment rebondir. Quelques semaines plus tôt, personne n'aurait osé évoquer cette éventualité totalement calamiteuse : pour la première fois depuis les calendes grecques, un gouverneur sortant pouvait se retrouver éjecté dès le premier tour de scrutin. La honte des hontes... L'abomination de la désolation ! Bizarrement Magypolka n'eut aucune réaction violente. Il se contenta de répondre sur un ton monocorde : « Bon, alors on assure. Faîtes passer la consigne suivante à tous les maires, conseillers et élus de notre camp : quiconque donnera son paraphe à la blondasse zazie sera automatiquement passible du pilori. Son nom sera diffusé partout. On lui mettra la tête et les poignets dans les trous de la planche 201


de bois. On l'exposera pendant trois semaines sur la place principale de sa ville ou de son village et tout le monde pourra le bombarder de crachats, tomates, oeufs pourris et plus si affinités. » - Avec ça, nous voilà tranquilles du côté bleu foncé, conclut doctement GayHiHan. - Pas si sûr, objecta Nulco. Il nous reste encore Galopin de Villouzeau, ce grand crétin peroxydé qui se la pète un max... - On s'en bat l'oeil, répliqua Médrano, il fera pas 1% ! - Inscrivez-le quand même sur la liste noire... Pas question de cracher sur 1 seul % ! Prévenez les parrains ! S'énerva Nulco... Bon, il nous reste le petit Forain, mais lui, ça ne devrait pas être trop difficile de le convaincre d'abandonner avant de commencer. - Oui, approuva Fion, c'est un centriste... Rien à craindre... On le tient bien serré. Il sait qu'il a besoin de nous s'il veut exister un peu. Un geste, que dis-je, un simple clin d'oeil de votre Suprême Eminence et ce petit morpion est mort ! - Regardez-moi, je cligne de l'oeil... Mais je ne suis pas rassuré pour autant... - Ne soyons pas trop pessimistes, intervint à 202


nouveau Lefébure, nous avons également des raisons de nous réjouir. Sur notre gauche, Flanby est en plus mauvaise posture que nous... - Comment cela ? S'étonna le Comte. - Le coruscant Jean-Luc Méchanlon vient de le traiter de « Capitaine de pédalo ». Le gélatineux en a perdu les pédales... - Ne vous y trompez pas, Lefébure. Avec son couteau entre les dents et ses manières de vieux stal, Méchanlon n'arrivera jamais au second tour. Et même s'il a passé son temps à conspuer le rose gélatineux pendant toute sa campagne, il se désistera sans état d'âme pour le type qu'il aura traîné dans la boue. Méchanlon, c'est rien qu'un va de la gueule qui a le coeur à gauche et le portemonnaie à droite... - N'empêche qu'il peut salement handicaper Nullande. Et s'il fait un bon score au premier tour, carrément l'empêcher de transformer l'essai... - Allez, vous n'y croyez pas vous-même, Fion ! Ne nagez donc pas dans la politiquefiction, corrigea Nulco. Une finale Le GrogneuxMéchanlon, c'est totalement improbable ! - Surtout si nos braves parrains ont flingué la blondasse avant même qu'elle puisse monter 203


sur ses grands chevaux, ajouta Doppé. - Résumons-nous, synthétisa Nulco. Des difficultés probables pour atteindre le second tour. Et, une fois arrivé là, peu de chances de l'emporter face à un Nullande porté par toutes les catastrophes qui s'annoncent et même face au bégayeur du Béarn qui va pouvoir se présenter comme le seul à se trouver en capacité de rétablir la situation. J'en suis à me demander s'il ne vaudrait pas mieux cesser de flanquer la trouille aux petits élus et même pousser un peu la vague bleue marine. - Faudrait savoir ce que vous voulez, intervint GayNoeud plutôt contrarié. Sur votre ordre, je fais donner l'artillerie lourde depuis des jours pour vous faire passer pour un défenseur de la patrie en danger... - Me parlez plus de vos âneries ! Soupira Magypolka. Ces tirades enamourées que vous m'avez fait prononcer sur la Jeanne d'Arc, c'était d'un ridicule ! - Voulez-vous ratisser sur votre droite, oui ou non ? Souhaitez-vous toujours plumer la volaille bleue marine ? - Sans doute, sans doute, admit Nulco. 204


Mais faudrait aussi songer à ratisser de l'autre bord. - J'ai exactement ce qu'il vous faut, Sire ! S'exclama Fion d'un air radieux. Le râteau King Size ! On va créer une taxe sur les transactions bancaires ! Comme ça, vous couperez l'herbe sous les pieds palmés de Franck de Nullande. - Riche idée en effet, approuva le petit gouverneur fatigué. Mais ça ne marchera pas... - On s'en fout ! Brailla la Médrano. Du moment que vous prenez des points dans les baromètres d'opinion. Et si l'autre mou du genou déclare qu'il va annuler la mesure, c'est gagné ! On le fait passer pour une brêle, un social traitre et tac, vous le coiffez sur le poteau ! - Puissiez vous dire vrai, ma bonne Nadine... A cet instant précis, le téléphone sonna. C'était le petit Badugrouin qui venait annoncer la perte définitive du triple Wouah à son maître bien-aimé. La Comté devrait se contenter d'un simple Wouah-Wouah en attendant encore moins. Flanby allait pouvoir claironner partout que cette dégradation honteuse était due à l'impéritie du gouvernement de Nulco. Grâce à ces salopards 205


d'agents-noteurs, le rose n'allait plus manquer d'arguments pour désigner à la vindicte populaire un sortant accablé de tous les maux... Effondré sur son fauteuil, Magypolka congédia d'un geste las tous ses conseillers non sans leur recommander de minimiser au maximum cette affaire infamante. Il venait de perdre une bataille décisive. Il craignait de ne plus jamais pouvoir paraître crédible. Ca commençait à sentir de plus en plus le roussi dans les cuisines du Palais Balisé. Un canard que tout le monde avait caché au gouverneur présentait même comme probable cette invraisemblable hypothèse d'une finale des outsiders, Anne Roux du Béarn vs Océane Le Grogneux. Les deux pseudos favoris avaient donc de bonnes raisons de se faire du souci...

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CHAPITRE 19

Nulco et les méchantes agences-noteuses

Son entourage eut beau faire, il fut impossible de cacher bien longtemps la triste nouvelle au petit gouverneur nerveux. Elle s'étalait comme un crachat à la une des gazettes et des feuilles de chou comtoises, s'aboyait à longueur de temps sur les ondes et finissait par gicler de toutes les étranges lucarnes bleutées. Le pays effondré apprenait qu'il venait de perdre son si bénéfique triple wouah, la distinction qui lui permettait de se faire entendre haut et fort dans le concert des nations et accessoirement de «lever» du dolro comme on dit en partant des deux principes fondamentaux : on ne prête qu'aux riches et celui qui aboie le plus fort a toujours raison. «Fendard & Bourre», une de ces néfastes agences-noteuses de l'Empire du Soda Sucré, avait osé abaisser la pauvre Comté au niveau d'un minable wouah-wouah+ de pauvre caniche à sa mémère avec menaces d'aller encore plus loin 207


dans le déclassement si la situation ne s'améliorait pas... Depuis 48 heures, Nulco ne décolérait pas. Sa fureur était tellement intense qu'il donnait des coups de poings ou de pieds dans les portes et les murs de son Palais Balisé qui n'y était pour rien, démolissait à grand renfort de hache et de masse le beau mobilier Louis Caisse, brisait de rage vases de Chine et porcelaines de Saxe et allait jusqu'à lancer des fléchettes sur les malheureux huissiers à chaîne qui devaient s'estimer heureux qu'elles ne soient pas empoisonnées. Après avoir longtemps rasé les murs, ses deux Con-seillers privés avaient fini par carrément se faire porter pâles. Quant au pauvre Franck Fion, il ne se présentait plus qu'en tenue capitonnée de maîtrechien avec casque en kevlar et gilet pare-balles tant il avait reçu de coups dans les premières heures de la crise d'hystérie du gouverneur. Seule, la belle Bianca pouvait encore se permettre d'intervenir : « Mais quel bazar dans ce bureau ! s'exclama-t-elle en enjambant les morceaux de bois, de plâtre, de verre et de porcelaine qui jonchaient le sol. Qu'est-ce qu'il s'est passé ici, mon amoureux ? Tes techniciennes de surface se 208


seraient-elles soudain mises en grève ? - Ca va très mal, Bianchita chiara... La Comté a perdu son triple wouah ! - Et alors ? Tu n'aurais pas dû tant t'acharner à en faire un point d'honneur... - Wouah-wouah-wouah et wouah-wouah, c'est quand même pas la même chose ! C'est comme si tu me racontais qu'un rottweiller ça vaut un caniche ou qu'un chihuaha impressionne autant qu'un doberman ! - Allez, calme-toi... Et console-toi en te disant que plein de pays du Dolroland ont aussi été dégradés et certains bien plus que nous. Tiens, les Ibères, par exemple... - Bof... Ils en sont réduit à un petit wouah minable de bichon à sa mémère... Pas étonnant ! Ca joue des castagnettes, ça danse en tapant du talon toute la journée et ça s'étonne de se retrouver dans la cour des roquets... - Ne dis pas de mal des Ibères, corrigea Bianca. Ils sont gentils. Ils veulent te décerner la médaille de la Foison d'Argent, leur plus haute distinction. Tu devrais leur en être reconnaissant... - Rien à secouer ! Fit un Nulco boudeur. 209


Cette vieille quincaillerie ne me rendra pas mon honneur perdu ! - Tu devrais le placer plus haut, ton honneur, chiaro mio, et ne plus t'inquiéter de toutes ces histoires de cabots. - N'empêche que Franck de Nullande, qui se voit déjà à ma place, ne se contente plus d'aboyer, lui. Maintenant, il mord comme un sale petit dogue... - Je sais. Mais il reste dans son rôle d'opposant, tenta de le consoler Bianca. - Tu te rends compte que ce cochon gratté a osé dire que cette dégradation n'était pas due à la crise que traverse le pays mais uniquement à ma politique. Avec tout le mal que je me donne à essayer d'amadouer la mère Kermel, c'est quand même injuste ! - Allez, ce n'est pas si grave que cela, je suis sûre que tu vas finir par rebondir... - Pas facile ! Soupira Nulco. Et d'autant moins que la Teutonne, elle l'a gardé son triple wouah. Je vais me sentir comme un yorkshire devant un doberman la prochaine fois que je vais la rencontrer... Ah ! Ces salopards d'espions planqués, j'aimerais bien savoir comment ils s'y 210


sont pris pour passer à travers les mailles du filet qu'on leur avait tendu ! Et d'un grand coup de corne à brume, il fit rappliquer ventre à terre son Premier Sinistre... - Fion, expliquez-moi comment une pareille catastrophe a pu se produire sans qu'on puisse rien faire pour l'éviter ! J'avais pourtant donné des instructions très précises. Mes services secrets devaient les filer, les suivre à la trace et leur tenir la bride bien courte. Pourquoi on les paie, ces arsouilles incapables ? Vu les circonstances, Fion préféra botter en touche et détourner la foudre vers un autre paratonnerre que lui-même. « Le plus simple, Majesté, serait de convoquer Montaigu pour qu'il vous présente lui-même son rapport... » - Qui c'est ce « Montaigu » ? demanda Magypolka. - Charles-Alexandre de Montaigu, le nouveau patron des Services Discrets... Un joli gandin, très distingué... Vieille Comté rancie... Aristo, quoi... C'est vous qui l'avez nommé le trimestre dernier... Et comme le Gouverneur ne voyait toujours pas de qui l'autre parlait, Fion poursuivit : « Mais 211


si, souvenez-vous... Quand vous avez passé à la trappe le pauvre Rocco Pipaldi un peu trop mouillé dans les affaires de DTP l'obsédé... Trois minutes chrono plus tard, entrait dans le bureau du Gouverneur un grand flandrin à la crinière ondulant au vent, encore en train de rajuster son lorgnon, de brosser son costume pied de poule et de fouiller dans les poches de sa houppelande à la recherche de sa pipe d'écume courbe. Pour ne pas perdre une seconde, le sang bleu n'y était pas allé par quatre chemins : il s'était carrément fait catapulter dans les jardins du Palais Balisé. « Tradition et Modernisme », telle était sa ronflante devise. - Quelle promptitude, Montaigu, apprécia Fion. - L'exactitude est la délicatesse des Princes, répondit l'autre en esquissant une courbette assez élégante. - Il ne vous manque plus que la casquette à oreillettes et la fiole d'éther pour être complètement dans la peau du Shylock Oms, grinça Nulco, agacé devant tant d'éducation, de distinction et de bonnes manières. A la place de ces guignoleries puériles, j'aimerais entendre un 212


rapport sérieux sur le fiasco « Fendard & Bourre »... - Immense et éminente Majesté rayonnante, moi qui m'honore de porter le noble et pluriséculaire patronyme de mes ancêtres les Montaigu de Montmirail et autres dépendances découvertes à marée basse, en des temps moins décadents que ceux-ci, me traiter de Guignol aurait immédiatement demandé une explication sur le pré, rapière au poing. Et je ne doute pas une seconde que je vous eusse embroché en deux coups les gros comme vulgaire poulet de grain sur la rôtissoire du traiteur de la rue de la reine Pédauque ! Pareille tirade déclamée sur le ton hautain qui convenait riva son clou à Nulco. Etait-ce en raison de l'image mentale terrifiante qui envahit son esprit déjà perturbé ou à cause de l'emploi du passé du subjonctif que lui-même maitrisait assez difficilement. Fion vola à son secours : « Venonsen aux faits, Montaigu... Son Eminence aimerait savoir comment des agents étrangers ont pu échapper à la vigilance de ses services, donc à la vôtre... » - C'est assez simple, admit Montaigu. Nous 213


manquons de moyens et de personnel. Il devient difficile voire impossible d'être partout à la fois et de surveiller tout le monde, toujours et partout, dans les gares, les aéroports, les ports, les routes... - Allons, allons, deux espions du Soda Sucré, c'est quand même facile à repérer, fit Nulco que la rage avait remis en selle vite fait. Ca se voit comme le nez au milieu de la figure. C'est gros, gras, ventripotent, ça porte des chemises bariolées, des bermudas et un appareil photo sur le ventre. Et surtout, ça mastique tout le temps de la gomme à mâcher ! Ca boit de la bière, du Kako Kalo ou du wouiski, ça se goinfre d'hommeburgueurs et ça parle du nez dans une langue globale un peu bizarre... - Evidemment, vu comme ça, c'est simple, reconnut Montaigu. Mais sur ce coup-là, ils ont triché. Ils ne nous ont pas envoyé deux gros rouquins plein de taches de rousseur, mais deux types qui faisaient tellement couleur locale que personne ne les a repérés. Des qui se sont fondus dans le paysage urbain. Ainsi, ont-ils pu réaliser leur sale travail et filer avant que mes hommes n'arrivent à les coincer. L'un s'appelait Abou Plouf (passeport bénégalais) et l'autre Osman 214


Oglou (passeport tottoman). Vous vous rendez compte jusqu'où peut aller la perfidie de ces impériaux, Majesté ? - Mais... Comment pouvez-vous savoir tout ça ? Lui demanda Nulco. - Nous l'avons appris trop tard, expliqua l'aristo en lançant quelques ronds de fumée dans les narines de Fion qui se mit à tousser comme un malheureux. Les deux Pendard & Bourre ne sont restés que 48 heures chez nous. Ils ont visité deux ou trois sites sensibles, interrogés quatre ou cinq Comtois en colère et balancé leur rapport par transmission télépathique inversée. Au passage, je me permets de vous signaler qu'avec nos pigeons voyageurs et nos télégraphes Chiasse, notre belle technologie comtoise est totalement dépassée... Enfin, si nous n'avons pas beaucoup d'idées, il nous reste les pierres radiantes et surtout les grandes oreilles de notre programme ultra-secret « Echelle de Yagoub » ! - Seriez-vous en train de faire allusion à notre homme à la tête de chou-fleur ? - Lui-même, le Verge Yagoub Coincebarre, en effet... C'est par son truchement que nous savons tout cela. 215


- Mais je croyais qu'il était mort et enterré ? S'étonna Nulco. - Et alors ? Répliqua vertement le maîtreespion. Certains font bien voter les morts ! C'est quand même plus simple et moins malhonnête de leur faire capter les émissions secrètes de nos ennemis... Les défunts ont tout leur temps. Ils vivent au calme, dans un silence propice et quand ils sont dotés d'aussi belles paraboles que l'ami Verge, ce serait idiot d'en priver les Services de sa Majesté... - Mais, dîtes-moi, comment entrez-vous en contact avec votre zombi-récepteur ? Vous faîtes tourner les tables de loi ? Vous faîtes chanter les sorcières de la Carak ? Ou vous sous-traitez avec la célèbre Zizabeth Tixier ? - Sur ce sujet sensible, Votre très Haute Excellence, lança l'aristo de son air le plus distingué, vous me permettrez de rester d'une discrétion de violette impériale. Secret défense. Sachez seulement que nous savons pourquoi la note de la Comté a autant baissé. Je vous ai amené une copie du rapport que ces affreux ont envoyé à leur siège de Nueva Orca. Et du geste auguste du semeur de vent, il tendit à son 216


teigneux de maître quelques feuillets dactylographiés. Nulco s'en empara d'un geste rageur et découvrit ceci : « Rapport N°1234567890 – Classifié brûlant, ultra confidentiel+++ Emetteurs : Agent ID 0965421 – Alias Abou Plouf Agent ID 6784231 – Alias Osman Oglou Date : 1,19,12012 9 h 54,12 (CMT) Lieu : Comté occidentale – District de Farfouillis en Bière Carrefour D 124/ Chemin de la mare aux canards La Comté ? Un pays si pauvre que les habitants en sont réduits à manger des escargots, des grenouilles et de drôles de fromages qui ne sentent pas bon du tout. Un pays qui a tellement de problèmes d'approvisionnement énergétique que les gens en sont réduits à manger CRUS leurs huitres, leurs légumes verts et leurs laitages !!! Un pays de Hobbitts vivants dans de petites maisons de nains et passant leurs après-midis à jouer à la pétanque (un jeu idiot où il n'y a pas 217


un dolro à gagner...), béret vissé sur le crâne et baguette de pain sous le bras... Avant notre départ, l'image que nous en avions, mon collègue et moi-même, était loin d'être bonne. Mais en bons inspecteurs de l'économie mondiale, nous ne voulions pas nous laisser influencer par des a-priori ou par des idées reçues. Les Comtois, réputés grandes gueules, hâbleurs, jouisseurs et fainéants avaient peut-être évolué dans le bon sens de la globalisation radieuse ? Nous nous devions donc de juger uniquement sur pièces. C'est ce à quoi nous nous sommes attachés et nous n'avons pas été déçus du voyage ! En attendant le dirigeable de l'armée impériale qui devrait venir nous exfiltrer de cette cambrousse glaiseuse (Air Comté est une fois de plus en grève...), voici le rapport, heure par heure et presque minute par minute, de nos deux jours d'enquête au coeur l'exception comtoise. 1,17,12012 8h 12,10 (CMT) Atterrissage à Boissy-Charlton Heston, le caravansérail qui leur sert d'astroport. Grève des agents de surveillance. Echappons de peu à la 218


prise d'otages par un piquet de grève très énervé. Le meneur, un grand bénégalais, nous laisse passer car Abou peut prouver qu'il parle le plouloff aussi bien que lui. L'ambiance passe à la franche cordialité quand tous deux découvrent que leurs familles respectives viennent de deux villages de brousse tout proches l'un de l'autre. Le meneur, enfin Mamadou de son petit nom, nous propose un grand bock de vin chaud, sorte de mixture bizarre à base de gros rouge frelaté bouilli dans des herbes de Province ou d'ailleurs. Pour qu'il accepte de nous oublier, nous en serons quand même d'un petit billet de 100... Notation N°1 : Grève = - 1 Piquet de grève entravant la circulation = 1 Communautarisme (tous les vigiles viennent du même village) = - 1 Corruption (backchich de 100 dolros) = - 1 11h 51,07 (CMT) Impossible de prendre le RER (Réseau Externe Ralenti), un colis suspect ayant été découvert, le trafic est interrompu... Notation N°2 : Velléités d'attentat = - 1 Droit de retrait des agents = - 1 219


12h 47,04 (CMT) Repas au MacOrlan de l'aérogare 2. Cher. Hamburgers ridiculement petits. Soda pas assez sucré. Sauces trop épicées. Café payant. Gâteau trop sec, manquant de couleur et de crème. Notation N°3 : Gastronomie comtoise en baisse = - 1 Hygiène, propreté, aspect général (sale, présence de détritus sous les tables et un peu partout) = - 1 14h 10,04 (CMT) Petit véhicule de remplacement loué chez Mertz. Charrette à huile noire vilaine, et surtout minuscule, juste bonne pour un Lilliputien ! Marque Statoo. Avons eu bien de la peine à nous y caser, même pliés en quatre. Notation N°4 : Transport = -1 18h 27,12 (CMT) Arrêtés en pleine double voie romaine par deux gens d'armes pas commodes. Notre petite charrette roulait à 52 km/h paraît-il. Abou doit souffler dans une sorte de ballon de baudruche qui vire aussitôt au bleu de Prusse sans doute à cause du vin chaud offert par son cousin bénégalais. Embarqués. Garde à vue. 220


Demandons un deuxième essai. Cette fois, avec une sorte de préservatif goût framboise, le truc tourne au rose. Excuses des hommes des forces de l'ordre. Libérés, mais non dispensés d'une amende de 300 dolros qui tombent à 200 si on accepte de payer en liquide. Notation N°5 : Arrestation arbitraire = - 1 Séquestration intempestive = - 1 Mauvaise qualité du matériel de détection = -1 Corruption (les billets ont disparu dans la poche du fonctionnaire) = - 1 23h 45,15 (CMT) Cité sensible des Asphodèles, quartier de la Grandterre. Sommes arrêtés à un feu, attendant qu'il passe au vert. Plusieurs individus cagoulés encerclent notre véhicule, tapent aux vitres et finissent par nous en éjecter avec violence en répétant une sorte de slogan qui ne veut rien dire : « Ziva, ziva, ziva... » Mon collègue Oglou proteste. Sans doute le sang tottoman ? Mauvaise initiative. Il est jeté à terre et roué de coups. Suis bon pour un grand coup de batte de base-ball derrière les oreilles. 221


Notation N°6 : Insécurité = - 1 Agression caractérisée = - 1 1, 18, 12012 7h 08,54 (CMT) Une ambulance nous récupère inconscients dans un caniveau. Très piteux état. Papiers, argent et matériels divers volés. La Startoo, carbonisée à 100 pas de là, fume encore. Pas une grosse perte, mais quand même... Notation N°7 : Vol = - 1 Incendie volontaire = - 1 8h 12,14 (CMT) Arrivés à l'hôpital régional, mais non pris en charge. Service des urgences saturé. Personnel débordé. Prenons notre mal en patience. Nos plaies et bosses ne sont pas mortelles. Il faudra quand même neuf heures avant d'avoir un bilan complet des dégâts : nombreux hématomes. Deux yeux pochés. Un chacun, pas de jaloux. Une côte fêlée pour Oglou. Trois estafilades à recoudre pour moi. Notation N°8 : Temps d'attente honteusement long = - 1 Hygiène et propreté douteuse = - 1 Manque criant de personnel = - 1 222


Saturation du service pour cause d'afflux de miséreux et autres assistés professionnels = - 1 17h 25,54 (CMT) Enfin dehors, direction l'hôtel de Police pour dépôt de plainte. Très mal reçus. Plainte refusée par le planton. Remplacée par un griffonnage sur la Main Courante, un grand cahier qui sert à oublier les doléances. Sûr qu'ils feront rien pour sécuriser ce coin. On nous minimise l'affaire avec : « Ca aurait pu être pire... Estimez-vous heureux d'être encore en vie ! Et puis fallait pas trainer si tard aux Faux As... L'incendie de la charrette ? Pas bien grave, l'assurance paiera... » Notation N°9 : Refus de prendre en compte plainte légitime = - 1 Non assistance à personne en danger = - 1 Manque de compassion = - 1 Manque de personnel musclé et motivé = 1 Manque de matériel = - 1 19h 07,12 (CMT) Visite atelier « La Gaby ». Condamné à fermer ses portes incessamment sous peu. Dernière entreprise de lingerie fine du pays qui 223


disparaît sous nos yeux. Soutifs et strings de dentelle seront confectionnés entièrement chez les Carthaginois. 80 ouvrières comtoises sans emploi. Notation N°10 : Délocalisation sauvage = 1 Démembrement de l'outil industriel = - 1 Plan social dispendieux = - 1 19h 51,47 (CMT) Débarquons sur site Raffinerie huile noire occupée. Société helvète en faillite. Plus de 800 ouvriers ont perdu leur travail. Dorénavant, l'huile noire consommée dans la Comté sera traitée chez les lointains Tottomans. Notation N°11 cf Notation N°10 21h 02,54 (CMT) Dîner Auberge des Trois grenouilles et des Deux canards. Champoigny le bas. Soupe à la grimace Pieds de cochon sauce vinaigrette Fromage de tête Tripes à la mode d'on ne sait plus quand Marouilles chaud sur canapé gluant Pâtisserie maison Pour fêter dignement la fin de nos 224


souffrances, avons commandé un magnum de Dom Patignon qui ne valait même pas un mousseux calédonien. Résultat : Oglou malade comme un chien et moi rendant mes tripes dans les toilettes... Notation N°12 : Gastro = - 1 Hôtellerie (chambre et lits pour nains) = - 1 BILAN GENERAL et DEFINITIF : Avec un total de – 34/20, le triple wouah devient une note honteusement surévaluée. Nous, soussignés Plouf et Oglou, proposons de redescendre la Comté à son niveau réel, c'est à dire un wouah -, sous réserve de la pondération finale de la commission « haddock. » Client pourrait être traumatisé par chute trop brutale.» *** La lecture de ce document accablant laissa le petit Gouverneur effondré dans son fauteuil. - C'est un fiasco, une véritable catastrophe ! Le wouah-woauh ne sera que le tout premier pas d'une longue descente aux enfers... - Si je peux me permettre, Monseigneur notre Gouverneur Général et Particulier, intervint Montaigu, cette affaire est loin d'être terminée... Ce matin même, mes informateurs m'ont signalé 225


l'arrivée imminente des gens de Mouise, l'autre agence noteuse... - Alors, là, mon gars Montaigu, s'écria Nulco soudain plein d'allant, il va falloir mettre le paquet. Vous me les chopez et hop là ! La tournée des Grands Ducs ! Budget no limit. Moulin Noir. Jolies Bergères. Crazy Morse. Petites Comtoises cuisses légères. Et n'oubliez pas le Donjon d'Argent, l'hôtel du Grillon. Les Suites Royale et Impériale ! Le grand jeu ! Ca devrait être dans les cordes d'un grand aristocrate tel que vous, mon petit Montaigu ? - Ne vous faîtes aucun souci, Majesté. Je vais mettre sur le coup deux de mes meilleurs éléments : Luigi Boccherini et Tino Rotti... - Ils sont vraiment fiables ces deux-là ? - Y a pas mieux, affirma le patron des Services. Ils ont largement fait leurs preuves à Flicago aux côtés du grand Al Carbone après des débuts prometteurs en Sybillie. - Dans ce cas... Deux heures plus tard, la douane violente interceptait un petit couple de Gentillais fort strictement vêtus. Longue robe sombre et petit fichu modeste cachant une chevelure crépue pour 226


la femme. Costume noir, chaussures cirées et cravate bleue avec compas, équerre et triangle pour l'homme. La lecture de leurs passeports respectifs montra que Maria Rosa Carioca était native du Nurisame et que son compagnon qui répondait au doux nom d'Arthème Fuyard sortait tout droit des Gentilles Comtoises. Le couple se déclara en mission religieuse à titre de témoins de Jédial. Dans leurs bagages, on trouva un tas de livres plus ou moins sacrés et de petites brochures de propagande. Cette mission qui devait leur servir de couverture à leur activité d'espionnage économique ne fit pas illusion et ne les protégea pas. Rotti et Boccherini prirent le relais des douaniers et embarquèrent les deux oiseaux des îles éberlués dans une magnifique limousine blanche d'une longueur impressionnante... En bons exécutants, les deux macaronis suivirent à la lettre les consignes et crurent même pouvoir se permettre un brin de zèle en ajoutant leur touche personnelle au programme des réjouissances. Ils firent appel à un de leurs oncles qui officiait sur le pavé de Mygalle. Et c'est ainsi que Madame Carioca vit débarquer dans sa suite impériale un magnifique Pipendale polymusclé 227


avec une faveur sur son string panthère et que Monsieur Fuyard, déjà bien titillé par la performance des danseuses du Crazy Morse, reçut la visite surprise d'une bimbo hobbitt spécialisée dans les accompagnements et autres débordements de notables. Cette charmante personne se vantait d'avoir été déniaisée toute jeune par rien moins que le Denis TroussePoulettes (DTP) en personne. Cette rencontre un peu brutale lui avait immédiatement ouvert les portes du meilleur monde... L'intervention intempestive et non programmée de ces deux professionnels du plaisir tarifé fut le grain de sable qui enraya toute cette belle mécanique. A la vue de ce grand mâle blanc à moitié nu qui riait en exhibant toutes sortes de muscles luisants, Carioca poussa des hurlements de frayeur. Elle n'était pas venue dans la Comté pour permettre au diable de lui voler son âme. Comme une folle, elle se mit à tambouriner sur la porte de la suite de son collègue qui mit un fort long moment à ouvrir en se rajustant d'une façon qui ne laissait guère d'équivoque sur ce qui venait de se passer juste avant. Devant les démonstrations de folie furieuse de la témoin de 228


Jédial, la cool girl comtoise en fut réduite à filer à demi nue dans les couloirs feutrés du Palace... Le lendemain, Rotti et Boccherini voulurent reprendre les choses en main. Plus de suite royale ou impériale, mais une cave bien glauque au 3ème sous sol de la Patinoire (nom officieux de l'immeuble secret des services discrets). Plus de festins de nababs au Donjon d'Argent, mais régime pain sec et eau. Plus de spectacles raffinés et de bon goût, mais silence, peur et ennui. - Comment allons-nous pouvoir mener à bien notre enquête pour l'agence « Mouise » maintenant ? Demanda Fuyard qui en voulait un peu à sa collègue. - On en a bien assez vu ! Trancha Carioca. Les Comtois ont eu beau nous montrer tout ce qu'ils avaient de mieux, ce ne sont quand même que de grands mécréants et de gros vicieux décadents et lubriques... - Oui, mais c'est néanmoins un pays agréable et accueillant. Je suis sûr qu'avec le temps, les gens finiront par dire : Heureux comme Jédial dans une roue de Comté ! - Vous n'êtes pas drôle avec vos blagues à deux ronds, mon pauvre ami, soupira la 229


missionnaire de la sacro-économie. Pour ma part, je suis décidée à demander la dégradation pure et simple de ce pays malsain. - Pas moi, objecta Fuyard. Je n'ai rien trouvé à reprocher à ces gens. Le pays est beau, les filles pas farouches, on y mange bien et on boit de bons coups. Les Comtois sont gens chaleureux qui savent s'amuser et profiter de la vie. - C'est loin de suffire... Regardez où ils nous ont enfermés maintenant... Mettant fin à leur discussion, la porte de leur cellule s'ouvrit en grinçant affreusement. Les deux nervis de Montaigu se montrèrent tout de suite menaçants : « Voilà le deal, les deux blaireaux, fit Rotti de son ton le plus mauvais, vous laissez son triple wouah à la Comté ou vous allez avoir affaire à nous... » - Mais , rétorqua la Carioca qui ne voulait pas s'en laisser conter, vous venez de nous faire le coup archi usé de Protopkine qui promenait gentiment ses stars dans des villages russes en carton pâte ! Vous ne nous avez montré que de beaux monuments, des palaces, des restaurants de luxe... Vous nous avez fait vivre dans le strass et 230


les paillettes pour mieux nous amadouer... - Sans aucun doute, admit Boccherini. Et cette méthode douce n'a pas eu l'air de produire les effets escomptés, si j'ai bien compris. Vous voulez baisser votre foutue note, c'est cela ? - Certainement, s'entêta Carioca. Ce pays est permissif, décadent, sans morale et, pire que tout, sans religion. Il ne peut plus avoir droit à un statut aussi favorable que celui du triple wouah. - Et vous, Monsieur Arthème Fuyard ? Demanda Rotti. - Moi, je proposerai le maintien... si vous me libérez immédiatement, cela va de soi... - Bon, eh bien on va passer à d'autres méthodes qui, j'en suis sûr, vont convaincre la petite madame, fit l'espion qui venait du chaud en sortant un pistolet sur le canon duquel il vissa un long silencieux. - Vous n'allez pas nous tirer dessus ? S'inquiéta une Carioca au comble de l'angoisse. - Je vais pas me gêner... Et il appuya sur la détente de son arme. Deux fois. Plop, plop. Logeant une balle de 22 LR dans chacun des genoux de la prisonnière qui se mit à hurler : « Mais vous êtes dingue ! Ca fait 231


mal ! » Elle n'en revenait pas de pareilles manières dignes de celles de gangsters des années 30 d'un siècle révolu. - Et ça, ce n'est qu'un petit acompte. Si vous ne votez pas comme votre petit camarade qui est plus raisonnable que vous, sachez qu'on vous retrouvera n'importe où, même au fin fond de l'Univers... Les gars que nous vous enverrons ne viseront pas les genoux, mais là, entre les deux yeux... - Quels gars ? Pinailla Arthème Fuyard. Vous ne vous chargez pas du sale boulot vousmême ? - Jamais. Le Service sous-traite toujours ce genre d'opération mouillée. Pour l'instant, nous faisons travailler deux tueurs attitrés. On les utilise en fonction de l'effet de sidération désiré. Par exemple, on a le cheik Omar Ben Mansour, un islamiste bien vert et bien fanatique... - Ah ah ah ! Se mit à ricaner Boccherini. Lui, c'est le cheik sans prévision. Il travaille à la ceinture d'explosifs. Redoutablement efficace mais terriblement dégueulasse. Ce salopard n'a pas son pareil pour te retapisser une pièce à l'hémoglobine ! 232


- Arrête, tu vas rendre malade la petite Madame, fit son compère. Juste pour votre information, notre second élément, c'est un barjot scandinave nommé Bjorn Akvavit qu'est capable de flinguer jusqu'à 50 bonshommes en une heure avec deux bâtons de dynamite et un simple fusil à lunettes. Bien sûr ce gros suprématiste avec son tablier en peau de porc, tout comme le gars Omar seront classés irresponsables s'il se font prendre et s'ils passent en jugement... Fuyard n'était pas plus rassuré que ça. Carioca toute tremblante se sentait sur le point de défaillir... Et c'est ainsi que l'agence « Mouise » maintint le triple wouah de la Comté et que Nulco put à nouveau parader sur les tribunes...

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CHAPITRE 20

Nulco et les pauvres chevaliers lâchement massacrés au Gaganistan

Un triste soir de fin janvier, le téléphone sonna dans le bureau du petit Gouverneur qui décrocha en redoutant d'apprendre une nouvelle catastrophe. C'était Gérard Bongay, le Sinistre de la Paix, qui l'appelait pour lui annoncer avec ménagement : « Majesté, la nouvelle que je dois vous apprendre ne va certainement pas vous réjouir et j'en suis tout particulièrement désolé. Notre Ost détaché au Gaganistan vient de subir un terrible revers... Une sorte d'attentat... » - Encore un ? Fit Nulco. Mais quand donc m'appellerez-vous pour m'annoncer une victoire, un succès, une réussite, même toute petite ? - Une fusillade dans la vallée de l'Akka Pizza. Nous avons à déplorer quatre morts et quinze blessés... - Bongay, ne me racontez pas que c'est encore un coup d'Hosanna et de ses Balitrans ! 234


C'est pas possible. Ce coquin est mort et nos amis du Soda Sucré ont balancé son cadavre aux requins. Quant aux Balitrans, il y a belle lurette qu'ils ont été dispersés à tous les vents mauvais du désert. Bien malin celui qui pourrait leur mettre la main dessus... - D'après les premières informations, ces hors la loi ne seraient pour rien dans cette affaire... - Alors expliquez-vous, Bongay... - Voilà, Sire... L'attentat s'est produit à l'intérieur même de la place fortifiée de Couenne... - Couenne ? Ne me dîtes pas qu'ils sont parvenus à nous cogner directement dans le gras... - Malheureusement, c'est encore pire que cela, reprit le Sinistre de la Paix qui se réjouissait de se trouver au bout du fil et non à portée de main de l'atrabilaire hyperactif. Nos gars étaient en train de s'ébattre pour leur petite séance de trottage quotidienne... - Trottage ? S'étonna le Gouverneur. - Oui, disons « jogging » si vous préférez parler « globish »... Au passage, je me permets de 235


vous rappeler que c'est vous-même qui avez introduit dans nos troupes cette pratique nouvelle. Nos braves adorent imiter votre éminente Grandeur jusque dans ses ébats... - Passons, passons, l'interrompit Nulco. N'essayez pas de me faire porter le chapeau du fossoyeur ! Si ces gens sont morts, je n'y suis pour rien... On ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs, que diantre ! Ainsi, le petit homme se défaussait-il à vil prix. Il faisait tranquillement l'impasse sur sa responsabilité dans l'engagement de la Comté dans ce pays hostile, plein de rocailles et de montagnes qui servaient de refuge à nombre d'orques fanatiques et insaisissables. S'il n'avait pas été le premier à envoyer des chevaliers là-bas, -Ben Sirak le pas sage s'en était chargé avant luiil avait quand même été celui qui avait substantiellement augmenté leur nombre et aggravé la prise de risque en acceptant que les responsables de cette expédition aussi ridicule qu'aventurée les placent tout au fond de la vallée la plus dangereuse du pays. - Arrêtez avec le jogging et racontez-moi rapidement la suite. Qui a bien pu se permettre un 236


tel acte de barbarie ? - Nos braves trottinaient donc bien gentiment, tournant en rond, protégés par de hauts murs et des enfilade de sacs de sable, à peine vêtus de braies courtes et de tricots de peau, quand un forcené a arrosé la cour de récréation à grand renfort d'arbalète à répétition, provoquant une abominable tuerie, un carnage odieux... - Mais comment cela a-t-il été possible ? - L'assassin était un soldat de l'armée régulière gagane. Il faisait partie d'un contingent que nos hommes devaient encadrer, éduquer et transformer en soldats de la démocratie, du droit et de la paix réunis... En effet, depuis plusieurs mois, l'Ost, ayant subi de lourdes pertes (82 morts et de nombreux blessés), avait délaissé le conflit ouvert, abandonné le terrain et laissé tomber la traque des tout derniers Balitrans pour aller se retrancher à l'intérieur de fortins hautement sécurisés pour y former ces combattants d'un genre nouveau. Autant dire mission impossible. Comment faire la différence entre un régulier et un balitran ? Ou l'inverse. Ils s'assemblaient et se ressemblaient tellement qu'on pouvait aisément les confondre. 237


Là-bas, le même orque pouvait être l'un ou l'autre en fonction de l'heure de la journée, de la tête de l'interlocuteur, de l'endroit où il se trouvait voire de l'âge du capitaine ou de la longueur du chameau... - A-t-on néanmoins capturé ce F... de P... ? demanda le Gouverneur en avalant les derniers mots pour rester digne de sa noble fonction. - Oui, mais seulement quand l'assassin s'est retrouvé à court de munitions... - L'avez-vous soumis à la Question ? - Et savez-vous pour quelle raison, il a commis ce forfait, votre Hauteur Inégalable et Insurpassable ? - Non, mais vous allez me le dire, j'imagine, Bongay... - Il s'est déclaré révulsé par les agissements des mercenaires de l'Empire, vous savez, ceux qui ont uriné sur de pauvres prisonniers sans défense d'éléphant. - Excuse non recevable, trancha sèchement Magypolka. Vous connaissez aussi bien que moi le stress du militaire en opération. Traumatisé par la fureur des combats, il peut aller jusqu'à pisser de trouille ! Et puis, bon sang, nos preux 238


chevaliers n'ont pas à payer pour leurs collègues impériaux. - Solidarité, Majesté. Nous faisons partie de la coalition, objecta Bongay. - Et bien ça risque de ne pas durer aussi longtemps que les impôts ! Fulmina le petit Gouverneur qui montait pas mal en pression. Faîtes annoncer par tous les crieurs de rues, de lucarnes et d'ondes courtes, moyennes ou longues que la Comté envisage d'écourter le séjour des 3600 hommes de l'Ost qui restent quasiment pris en otage dans ce pays pourri... - Mais qu'allaient-ils faire dans cette galère... soupira Gérard Bongay qui se piquait de savoir bien étaler sa culture sur de jolies tartines de pain beurrée. Transformer des semi Balitrans en vrais faux réguliers ? Ca ne pouvait pas marcher... - Vous n'avez pas tout à fait tort Bongay, mais gardez ça pour vous, admit Nulco. Nos preux sont partis là-bas défendre la liberté, la démocratie, les pommes de terre frites et le soda sucré et nous en resterons là. Pas question d'en démordre, cela ferait mauvais effet. Est-ce bien compris ? 239


- Tout à fait, répondit l'autre. - Donc, dès maintenant, vous annoncez que cet acte odieux est un crime inexpiable. Vous insistez lourdement sur les circonstances du drame, le jogging, la tenue de plage, l'insouciance au soleil, la mission humanitaire, la belle jeunesse éclatante de vie et de santé lâchement assassinée... Et moi, je m'occupe du reste ! Il appela le Gouverneur du Gaganistan, Lamitte Rarecaille, qui ne put que se répandre en salamalecs et plates excuses. « L'assassin de vos soldats sera sévèrement châtré. Choisissez la suite de son supplice et nous l'appliquerons sans le moindre état d'âme. Nos rudes montagnards savent mourir dans les pires conditions sans broncher ni bouger un sourcil... » Et il lui présenta la carte des réjouissances proposées. - Vous me mettez dans l'embarras, fit Nulco qui hésita longuement entre la décapitation à la scie musicale rouillée, la roue de l'infortune, l'estrapade pas extra, l'écartèlement en quatre chevaux, le bûcher des vanités, la pendaison de crémaillère, l'emballement sans rime ni raison, la noyade de poissons pas frais, la bouillabaisse de Mortseille et autre hachis par pans entiers ou 240


découpage en rondelles de saucisson de lion avant de déclarer sur un ton professoral : « Rarecaille, je vous rappelle qu'un état démocratique ne saurait autoriser la torture et encore moins infliger la peine de mort, ce procédé d'une barbarie immonde. Une perpétuité avec peine incompressible de vingt ans pouvant être ramenée à dix ou douze pour bonne conduite devrait amplement Nous suffire... » L'Oriental n'en revenait pas. Ces Comtois l'étonneraient toujours. « Sire, excusez-moi d'insister, mais cette sentence me semble être un peu trop empreinte de mansuétude. Ne pourriezvous pas y ajouter une trentaine de coup de nerfs de boeufs par jour, histoire de faire bon poids ? Le fouet, ça vous redresse le poil et ça vous remet un bonhomme dans le droit chemin en un rien de temps, croyez-moi... » - Vous n'y songez pas, Lamitte... Chez nous, il n'y a plus guère que DTP, le Denis Trousse Poulettes, pour pratiquer ce sport plutôt glauque. Non, j'exige seulement que ce monstre effectue sa peine dans une geôle de la Comté. - Il en sera fait selon les désirs de votre Majesté, répondit obséquieusement Rarecaille. 241


- De plus, vous devez me promettre solennellement que plus aucun attentat ne frappera mon Ost... - Alors là, vous me demandez l'impossible, très affectionné Gouverneur. Le montagnard gagan est tellement fluctuant, fourbe et peu sûr que personnellement, je n'emploie que des Chéchènes et des Stoniens pour ma garde rapprochée... C'est vous dire ! - Si vous ne pouvez pas me fournir de garanties valables sur ce point précis, je vous annonce que la Comté va se retirer de votre pays plus rapidement que prévu. Vous irez chercher d'autres formateurs que les nôtres pour vos gens d'armes et autres traineurs de cimeterres ! Lamitte Rarecaille fit tous ses efforts pour faire revenir le comte de Magypolka sur cette décision hâtive mais aucun de ses arguments n'entama la détermination têtue du petit Gouverneur à talons compensés. Craignant un peu pour son siège et beaucoup pour sa vie, le bougre tremblait comme gélatine secouée car il ne se faisait aucune illusion sur son avenir. Il savait qu'à peine le dernier chevalier rembarqué dans la dernière forteresse planante, une foule 242


innombrable de balitrans surgirait du moindre rocher, de la plus modeste dune, que dis-je du plus petit trou à rats pour s'emparer du pouvoir et lui régler définitivement son compte. Et ses gardes du corps n'y pourraient rien. Avec un courage flageolant, il redoutait une mort horrible. Là-bas, les traitres devaient mourir au minimum trois fois. C'était la tradition. Et qu'y a-t-il de plus traditionnel qu'un balitran ? Deux balitrans ! A peine la négociation avec le Gouverneur de la Comté fut-elle terminée, qu'il alla se plaindre au tout-puissant Empereur du Soda Sucré lequel sonna Nulco dès le lendemain comme si le Gouverneur n'avait été qu'un vulgaire valet de chambre. A sa voix enrouée, le petit homme comprit que le géant beige était très en colère contre lui. Plus de ronds de jambes, plus de formules de politesse, ce qui le mit mal à l'aise tout de suite. - Alors qu'est-ce que j'apprends, nabot ? Tu veux reprendre avant la fin du deal ta bande de buveurs de vinasse et de bouffeurs de fromages qui puent ? Non, mais, tu es tombé sur ta petite tête de crétin de Bohème ou quoi ? - Votre Immense et Radieuse Grandeur, je 243


rentre à l'instant de la cérémonie d'hommages à nos soldats tombés au champ d'horreur. Il faut vous représenter tous les cercueils alignés comme à la parade, la garde d'honneur digne et immobile, la sonnerie aux morts, les drapeaux, les gonfalons et les étendards flottant au vent mauvais. Ca vous noue les tripes. Voir toutes ces femmes, ces mères, ces pères, ces enfants, ces camarades, tous ces gens en larmes, ça m'a totalement bouleversé... - Arrête de faire ta chochotte, bonhomme... C'est la guerre, man, la sale guerre... Les boys qui partent là-bas sont des pros, des Rambos. Ils ont signé. Ils sont volontaires. Ils savent ce qu'ils risquent... Ca fait partie du jeu... Wargame... Live and let die ! - Quand même, très cher et très aimable Baraqué, vous pourriez faire l'effort de comprendre que pour mon opinion publique, un retrait anticipé de l'Ost Comtoise représenterait un réel soulagement. - Pas question, nabot ! On n'en a rien à faire de tes petits Hobbitts mangeurs de grenouilles ! Je dispose de tes chevaliers encore pour deux années pleines et entières. Tu dois respecter ta 244


parole sinon gare à ta fraise... - Oui, mais un retour au pays de nos chevaliers pourrait me faire gagner pas mal de points de popularité. Pour ma réélection, ça m'aiderait grandement. - L'Empire du Soda n'en a rien à cirer de ta réélection, petit bonhomme. Tu as servi. Tu as fait le job qu'on t'a donné. Pas très bien d'ailleurs. Pour toi, it's time now. The show must go on... - Mais, Auguste et Gracieuse Majesté, je vous ai toujours obéi. J'ai été d'une fidélité irréprochable. Je vous ai soutenu sans jamais faiblir... - Eh bien, continue et renonce à ce projet débile, banane ! *** Et voilà pourquoi personne n'entendit plus jamais parler nulle part de départ anticipé des troupes comtoises. Quoiqu'il puisse se produire, l'Ost resterait ensablée au Gaganistan aussi longtemps que l'Empire l'exigerait. Un simple coup de téléphone du grand Ouba-Ouba avait suffi. Encore une bonne carte qui sortait du jeu du petit gouverneur qui n'en pouvait plus de toute cette scoumoune et qui s'en voulait d'avoir été 245


aussi l창che avec plus costaud que lui.

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CHAPITRE 21

Nulco envoie Jupperaide au casse-pipe

Droit dans ses bottes et presque au garde à vous devant son chef si peu aimé, Alain Jupperaide se tenait impassible face au Comte de Magypolka qui commença sur un ton solennel : « Juju, j'ai besoin de vous ! » - Où cela, Majesté ? A Dramas, Théherrant ou Garcelom ? Demanda l'autre, cherchant à lui rappeler ses hautes fonctions de chef du Quai de gare d'Orkset. - Vous n'y êtes pas du tout, mon ami. Votre expertise m'est nécessaire pour affronter à ma place (vu que je ne suis pas officiellement candidat à ma propre succession) Franck Nullande, sur le plateau de l'émission « Aux grands mots, les belles paroles » qui passe ce soir sur toutes les petites lucarnes bleues de la Comté. - Votre très Respectable Altesse, permettezmoi de vous rappeler que ma mission consiste à négocier avec des souverains ou des potentats 247


étrangers et non à m'abaisser au niveau de ce malfaisant gélatineux de Flanby l'abruti. - Juju, ceci est un ordre ! Et cessez immédiatement de mépriser votre adversaire. Ce genre d'attitude passe très mal à l'antenne ! Bon, eh bien appellons-le Roudoudoutoumou, ça sera mieux... Ses amis eux-mêmes le trouvent mou, flou et inconsistant... Alors moi, je peux me permettre ce petit surnom. - Méfiez-vous de l'eau qui dort, elle peut devenir raz de marée. Nullande est déjà crédité de 60% d'opinions favorables alors que je peine à en rassembler la moitié. - C'est énorme, en effet, s'exclama Jupperaide, mais compréhensible. Lui, il fait de belles promesses. Vous, vous agissez et ce que vous entreprenez peut ne pas plaire à tout le monde... - C'est surtout très consternant. Je finis par ne plus y croire moi-même... Nous allons vers la fin d'un beau rêve... Envolés, les espoirs de réélection triomphale, les chimères d'une dynastie qui se perpétuerait sur plusieurs générations. Plus question de passer le flambeau au Prince Jean. Plus de mariage princier pour ma petite Guillietta. 248


C'est tout le travail d'une existence qui va bientôt disparaître... Ma légendaire pêche m'a quitté. Et puis entendre l'autre parler de moi sans jamais citer mon nom, comme si j'étais déjà mort et enterré, ça me déprime. Vous allez voir, si ça continue, je vais me faire lessiver, étriller et essoré pire que dans une machine à laver Worldpoule. Et ça, dès le premier tour de tambour. Je vais sortir en lambeaux de cette affaire d'érections pestilentielles. Et il faudra que je m'estime heureux si j'arrive à quitter le Palais Balisé juste sous les huées et les crachats comme ce pauvre abruti de Briscard-Festin... Pas sûr que les bonnets phrygiens, les sans-culottes et les tricoteuses de veste ne soient pas là à m'attendre avec une belle corde de chanvre terminée par un large noeud coulant, en braillant sur l'air des lampions « Ah, ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne. Ah, ça ira, ça ira, les aristocrates on les pendra.. » Oui, oui, ça s'est déjà vu, Juju, je ne fabule pas ! - Sire, il me semble que vous accusez un gros coup de fatigue. Il faut vous ressaisir. Rien n'est jamais vraiment perdu tant que la bataille n'est pas terminée. 249


- Je vous jure que si je perds, personne n'entendra plus jamais parler de moi ! Seul, je partirai droit devant moi pour traverser le désert... Ou alors je me laisserai dériver sur une vieille pinasse pourrie sur les flots déchainés des 40èmes Rugissants... - Sa Majesté, serait-elle déjà atteinte de Flospinite aigüe ? Si c'est le cas, il faudra songer à consulter au plus vite... Jupperaide faisait allusion au destin de l'ancien Premier Sinistre Rose, Nathanaël Flospin qui, méchamment éjecté dès le premier tour de scrutin, s'était dignement retiré dans une petite cabane de pêcheurs de l'île des Raies et avait passé dix ans à méditer devant la mer dans une solitude hautaine. Le probable succès de Nullande l'avait gentiment remis en selle. Avec quelques autres éléphants roses, il s'était improvisé entraineur-manager et conseiller discret du candidat vu que ça grenouillait ferme pour décrocher quelques places de porte-paroles. - Une consultation chez un toubib ne changera rien à l'affaire... Je ferais mieux de me dégotter tout de suite une thébaïde discrète dans un endroit agréable. 250


- Rien de plus simple, lui répondit l'adroit négociateur des causes perdues, Flospin ne refusera pas de vous sous-louer son petit pied à terre marin. - Trêve de plaisanterie, Juju ! Vous n'êtes pas drôle du tout ! s'énerva Nulco qui réalisait que tout abandon de sa part allait immédiatement entrainer la promotion d'un tas de gens aussi incapables que son interlocuteur. - Maintenant vous comprenez combien votre rôle de contradicteur va être crucial pour mon avenir politique. Moi, je reste en embuscade pour ne sortir qu'au tout dernier moment. Vous, Fion, Médrano, Doppé, Lefébure, GayHiHan et GayNoeud devrez tous vous comporter comme les 7 Yakuzas de l'Apocalypse. Frapper sans pitié. Porter à nos adversaires les coups les plus rudes. Ce soir, cognez, Juju ! N'ayez pas peur de tailler dans le gras ! - Ca ne va pas être facile, maintenant qu'il est devenu tout maigre ! - Eh bien, ridiculisez-le. Soyez méchant, mordant, obligez-le à sortir de ses gonds. Je compte beaucoup sur vous, Juju...

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*** Sur le plateau de verre fumé de la Seconde chaîne, l'émission débutait en douceur. Les journaleux chargés de l'interrogatoire souriaient gentiment et Nullande restait parfaitement détendu et sûr de lui. Courtois échange de questions polies et de réponses allant de soi. Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Serrés devant leurs étranges lucarnes, les petits Hobbitts attentifs découvraient le candidat idéal, séduisant, gentil et adorable aux dires de certaines. Enfin, le peuple allait pouvoir à nouveau rêver du monde des Bisounours de leur enfance insouciante. « Le changement c'est maintenant », martelait le candidat. Dans un petit studio attenant, Jupperaide était sur des charbons ardents. Il lui fallait attendre longtemps son tour avant de monter sur le ring. Pendant ce temps, un économiste au crâne d'oeuf ne s'y retrouvait pas dans ses additions, ses soustractions et autres graphes de chômage dont les tracés filaient vers les cieux. Puis un spécialiste du service politique s'arracha en direct les derniers cheveux qui lui restaient sur le crâne. Comment un candidat sérieux pouvait-il appeler à 252


voter pour un programme qu'il avait déclaré nul la veille ? Seul dans son coin, Jupperaide ne perdait pas son temps. Histoire de fourbir ses arguments, il prenait des notes. Nous avons pu les récupérer dans une poubelle du studio 4. « Roudoudoutoumou (RDDTM) se dit pudique, tenace, lucide, volontaire, juste et clair. Il est donc pétri de toutes les qualités requises pour la fonction de gouverneur de la Comté. Avec un père facho et une mère gaucho, il saura se maintenir au centre... RDDTM pratique l'art oratoire avec une maestria agréable et nettement moins véhémente que cet écarlate de Méchanlon. Il utilise la même gestuelle qu'un précédent gouverneur rose bien connu pour sa roublardise. RDDTM a des réponses à toutes les questions et des solutions à tous les problèmes. S'il n'en a pas, il en trouve. Et s'il n'en trouve pas, il lui suffit d'ignorer le problème pour que celuici disparaisse. Il va sans doute utiliser cette arme de destruction massive pour atomiser le chômage... Il n'existe pas de problème qu'une absence de solution ne finisse par résoudre est donc la formule magique qu'il saura utiliser à 253


bon escient. RDDTM est également un alchimiste de haute volée. Il a appris à transformer le plomb en or et peut-être même le vent en jolis billets de 500 dolros tout craquants. Un exemple de ses talents de magicien : il prélèvera 29 milliards supplémentaires avec lesquels il financera 20 milliards de dépenses nouvelles tout en comblant un déficit de 100 ou 150 milliards... RDDTM va bientôt être couronné du Prix Babel de mathématiques quantiques car il est le seul à pouvoir résoudre l'insoluble équation que voici : 29 – 20 – 100 = Croissance. En fait, c'est pas sorcier, l'état de grâce provoqué par son élection ramènera en un rien de temps la croissance qui boudait Nulco. Il faut dire que RDDTM est beau maintenant qu'il est tout mince et tout bronzé. Grâce à son charme naturel et à ses manières élégantes, il saura séduire la terrible Kruella Kermel et l'amener à renégocier tous les traités. RDDTM est puissant. Il domptera tous les banquiers, usuriers, spéculateurs et autres suceurs de sang du peuple. S'il en est besoin, son ami Denis Trousse Poulettes (DTP) n'hésitera 254


pas à lui prêter le grand fouet dont il se servait pour ses séances sado-maso. C'est à la schlague que RDDTM saura les mettre au pas. Et ils en redemanderont ! RDDTM est juste. Dans le plus grand secret, ses équipes de fiscalistes préparent un nouveau presse-bourses ultra performant qui fera rendre gorge à tous les riches sans exception. Il rabotera les niches fiscales dans lesquelles se cachaient de gras profiteurs tels des rats dans leur meule de gruyère. RDDTM est réaliste. Il taxera autant les entreprises que le travail lequel est déjà le plus cher du monde. Pour chaque dolro versé à un salarié, l'Etat en recevait un autre. Il en prendra encore plus. RDDTM est généreux. Il accordera le droit de vote aux étrangers, régularisera les esclaves clandestins, mariera les homosexuels et financera de nouveaux emplois jeunes rebaptisés « emplois d'avenir ». RDDTM est gentil. Il bloquera les loyers, le prix du litre d'huile noire, celui de la baguette de pain, du saucisson, du kil de rouge et du béret basque entre autres car la liste des produits de 255


première nécessité est fort longue. RDDTM est intelligent et non sectaire. Il maintiendra le service minimum dans les trains et les métros mais discutera pour les aéroplanes. Il supprimera les peines planchers qui pourraient traumatiser les prévenus et les pousser à la récidive. Sincère et plein de convictions, RDDTM saura redonner confiance en l'avenir au peuple le plus pessimiste de la terre. RDDTM est pacifique. Il ira à Washingmachinetown et annoncera calmement à l'Empereur le départ des pauvres chevaliers de l'Ost ensablée au Gaganistan et l'autre, subjugué par tant d'intelligente détermination, acceptera de bon coeur. RDDTM est efficace. Pour réduire les dépenses de l'Etat, il embauchera 60 000 fonctionnaires supplémentaires pour l'éducation, la police et la justice. Il trouvera ces postes sur le quota de non remplacement des départs en retraite d'autres secteurs. Il peut donc déshabiller Paul pour rhabiller Jacques en ne faisant prendre froid à aucun des deux ! RDDTM a une puissance de travail 256


phénoménale. Il recréera les 600 000 emplois industriels perdus en dix ans grâce à des innovations financées par les régions ou par des investisseurs étrangers comme le Kartar, l'Empire des Orques Jaunes ou celui du Soda Sucré. RDDTM est un fin stratège. Il imposera beaucoup les entreprises qui ne sont pas exposées au soleil levant et qui donc gagnent énormément et fort peu celles qui sont si exposées qu'elles ne gagnent déjà plus grand chose et bientôt rien du tout. RDDTM est toujours respectueux des anciens. Les Seniors pourront au choix rester travailler pour former des jeunes, partir en retraite à 60 ans après 41 années de cotisation ou se faire euthanasier sur simple demande en trois exemplaires. RDDTM est fidèle aux idéaux du parti rose. Contre vents contraires et marées noires, il préservera tous les acquis sociaux sans exception : les 35 heures de Tartine Beaubry, les congés payés et les prestations sociales quand elles ne tombent pas dans l'escarcelle des riches. RDDTM est un grand bâtisseur. Il 257


construira 300 000 logements sociaux chaque année. Pas plus, pas moins. RDDTM est un homme normal. Il n'ira pas fêter sa victoire chez Waxim's et ne paradera pas sur le yacht de Bouledorée. RDDTM est ferme et résolu. Il rétablira la justice, l'égalité, la fraternité, fera disparaître les horribles zones de relégation et ne laissera plus aucun jeune quitter l'école sans diplôme... » *** Dans le petit studio, une lampe rouge se mit à clignoter. Tel un boxeur attendant de monter sur le ring, Jupperaide trottinait et sautait sur place en esquissant uppercut et crochets du gauche. Ah, il se sentait chaud bouillant, il allait n'en faire qu'une bouchée du Bisounours bavard... Sur le plateau, il ironisa, critiqua, pinailla et réussit à énerver un tantinet celui qui se disait capable de toujours rester calme et de résoudre intelligemment les pires conflits. Jupperaide se lança dans une bataille de chiffres dont il ne tira même pas une victoire à la Pyrrhus. Il put se consoler quand une de ses astuces obligea Nullande à prononcer enfin le nom honni de Magypolka. 258


Le lendemain, les gazettes titraient : « Emission Aux grands mots, les belles paroles : victoire de Franck Nullande par KO ». Encore un peu étourdis par cet étalage de merveilleuses perspectives, les petits Hobbitts se réveillaient doucement en se demandant s'ils n'avaient pas été hypnotisés par le candidat rose. Plus d'un se rappela alors la fameuse formule de Charles Pascual, ce vieux politicien aux magouilles marinées dans le pastis : « Les promesses n'engagent que ceux qui les écoutent. » Ils avaient dû écouter avec une sacré attention, les petits Hobbitts de la Comté car ce matin-là, toutes les sondes d'opinion avaient encore monté de quelques crans en faveur de Nullande. Raide, sérieux et emprunté dans sa belle armure toute neuve, le futur gouverneur, l'homme qui vendait la peau de Nulco avant de l'avoir tué, planait sur un petit nuage, papillonnait de studios en plateaux, voletait gracieusement d'une usine occupée avant délocalisation à une friche industrielle oubliée après liquidation. C'est sûr, en mai, il allait monter sur le trône. En juin, il obtiendrait un premier rendez-vous avec la belle Kruella Kermel. Il faudrait sortir le grand jeu 259


pour la séduire, celle-là. En janvier de l'année suivante, il conclurait sûrement. Son avenir personnel lui semblait radieux... Pour le sang, la sueur et les larmes, on verrait plus tard. Quand les Hobbitts auraient bien voté...

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CHAPITRE 22

Nulco, GayHiHan et le choc des civilisations

A moins de quatre lunes de l'échéance fatidique des pestilentielles, Magypolka, qui ne voulait toujours pas se déclarer candidat à sa propre succession, faisait donner le ban et l'arrière-ban de ses troupes pour tenter de répondre aux assauts de plus en plus virulents de concurrents avides de prendre sa place. Jusqu'à présent, cette stratégie n'avait pas été vraiment payante, c'est le moins qu'on puisse dire. Face à un Franck Nullande survitaminé par de bonnes sondes, Jupperaide était loin d'avoir convaincu. Dans sa folie amoureuse, la Médrano en faisait tellement que ça devenait agaçant, même pour les gens de son camp. Doppé et Lefébure s'étaient mis en roue libre et louchaient déjà sur les horizons 12017. Seul, Franck Fion avait réussi une belle prestation lors de son passage dans l'émission « Aux grands mots, les belles paroles » face au petit journaleux Pulavase et à Tartine 261


Beaubry. - Et moi, où en suis-je au niveau des sondes à cerveaux de Hobbitts ? Demanda Nulco à son grand Con-seiller GayHiHan. Est-ce que Fion m'a bien fait la courte échelle ? - Majesté, le puits où vous êtes tombé est si profond, soupira l'autre, et l'échelle si courte que c'est à peine si les sondes ont frémi... - Vous en êtes vraiment sûr ? Moi, j'ai trouvé Fion excellent. Son intervention calme, sérieuse et mesurée a dû faire bouger les lignes ou c'est à désespérer de l'intelligence des Comtois... - Sans aucun doute, très altière Eminence, mais cela n'a profité qu'à lui-même. Il a gagné 15 points d'un coup alors qu'il n'est même pas candidat. Pire, un nombre représentatif de Hobbitts interrogés a déclaré qu'il le voyait bien vous succéder ! - Non, mais c'est plus fort que le raifort ! Ces affreux petits gnomes préféreraient un ectoplasme qui a le charisme d'une moule de Marlène-Aileron à un esprit brillant, à un capitaine courageux capable de piloter le disquemonde, à un sauveur du dolro, à un défenseur de la veuve et de l'orphelin tel que moi ? C'est à 262


croire qu'ils sont tous tombés sur la tête ! - Majesté... Vous avez tant promis et si peu tenu, lui dit GayHiHan d'un air attristé. Lui seul pouvait se permettre ce langage. Quiconque se serait autorisé la même chose n'aurait pas échappé à l'estrapade en règle ou à pire... - Peanuts, que tout cela ! Lança Nulco, très décontracté sur le sujet. On ne fait pas de politique sans casser deux ou trois promesses. Allez, c'est la règle du jeu. Et maintenant, c'est votre tour d'entrer en scène. Vous allez me faire un joli discours devant les étudiants du MUNI (Mouvement Universitaire National et Indépendant), une bande de fils à papa boutonneux qui sont tentés de voter pour la fille Le Grogneux... - Bon sang, Sire, ça va pas être de la tarte ! Ces gommeux sont terriblement remontés contre vous ! - Pas quand vous leur balancerez la phrase magique : « Toutes les civilisations ne se valent pas ! » - Je dois vraiment dire ça, Majesté ? - Absolument. Ca et rien d'autre. Rien de plus, rien de moins. Et c'est mon dernier mot, 263


Jean-Pierre ! La formule choc ! Le truc qui cogne, qui frappe les esprits et qui fait parler longtemps dans les chaumières... - Ne croyez-vous pas que reprendre les vieilles blagues pas drôles de Le Grogneux père comme « le détail de l'histoire », « les filles, les cousines et les voisines » ou « le dur à cuire crématoire à feu doux », ça risque de se révéler contre productif ? - Pas du tout, GayHiHan ! Il s'agit de siphonner les voix bleues marine... - Je comprends bien, fit le Con-seiller. Mais quand vous avez plumé une fois la volaille, c'est pas facile de recommencer ! - Je vous trouve bien pessimiste. Moi, je demeure confiant dans mon étoile. D'autant plus que ma formule est intéressante. Elle va me permettre de ratisser large comme pas possible et autant très à droite que très à gauche. - Comment cela ? Demanda GayHiHan qui se sentait dépassé par tant de génie. - Il faut tout vous expliquer, mon pauvre ami... soupira le petit Gouverneur nerveux. Pour les très à droite, si les civilisations ne se valent pas, ça signifie que la nôtre est en tous points 264


supérieure à toutes les autres. Capicce ? Je brosse le vacho, le nazo et le supréspermato dans le sens du poil. Du coup, il en ouvre un large bec et laisse tomber sa voix dans mon escarcelle... - Ca, j'avais compris, je ne suis pas complètement débile... Mais le très à gauche, je ne vois pas... ? - C'est très simple. Pour lui, les civilisations allogènes, les Poupoux, les Gamaks, les Koyoks et autres Orques avec os dans le nez ou plumes dans le c... sont tous supérieurs à nous. Donc trutskos, guchis, moas, attaquants, indignés et rasla-casquette devraient se frotter les mains et me trouver sympathique et toc ! Encore des voix... - Là, ça devient tellement subtil que j'ai comme un gros doute... - Gardez-le pour vous, GayHiHan ! Et dîtes la phrase mot pour mot et au bon moment. Si vous sentez qu'elle n'a pas été bien enregistrée ou qu'elle est passée inaperçue, répétez-la ! Plusieurs fois s'il le faut ! *** GayHiHan quitta très perplexe le bureau gouvernoral. Où était passé l'enthousiasme des débuts ? La Comté d'après. Le changement... Les 265


choses tournaient de plus en plus au vinaigre pas vraiment balsamique. Cette nouvelle initiative à double détente et triple arrière-pensée cousue de fil brun ne sentait pas bon du tout. Pour en avoir le coeur net, il alla consulter le plus grand spécialiste de l'histoire-choc des civilisations, pas Samuel Wellington qui habitait un peu trop loin, mais le brave professeur Burnemol qui descendait juste de sa chaire à l'Université M&M de PoincyPeolia-BVMH, plus connue sous le vocable « Tordbonne ». Quand il lui eut présenté la problématique qui l'empêchait de dormir, l'auguste penseur se gratta l'occiput, astiqua sa paire de lorgnons et manqua d'avaler sa chique avant de répondre doctement : « Les civilisations ne se valent pas ? Voyons, voyons... Qu'est-ce à dire ? Ce langage a-t-il quelle redondante velléité à éventuelle signifiance ? Rien n'est moins sûr. Ne se valent pas, avez-vous dit ? Ce concept impliquerait une notion d'égalité ou d'inégalité. Et qui dit égalité dit : attention, danger, car nous quittons la phénoménologie pour entrer dans la mathématique ! Je conçois bien que 2+2=4 ou que 3X5=15. Je veux bien admettre qu'un homme = une voix. Pour une femme, c'est pas partout le 266


cas. Mais dire qu'un homme en vaut un autre, c'est déjà sujet à caution, jeune homme, vu qu'un homme averti en vaut deux et qu'un tiens en vaut deux tu l'auras. Sans oublier que certains sont plus égaux que d'autres si l'on s'en réfère aux travaux de mon célèbre collègue, le très regretté Michel Ballucchi que de méchants esprits appelaient par dérision « le clown Balluche ». Et nous pourrions multiplier les exemples de ces égalités mathématiques qui n'en sont pas... Une blanche égale deux noires, en musique alors qu'une noire vaut bien deux ou trois blanches si je compte en quartiers d'Orange ou en zones d'Arseille-Nord... » - Ca commence très mal, Professeur. J'ai déjà la tête qui fume... - Mais non, mon jeune ami, reprit Burnemol, c'est ainsi et vous n'y pouvez rien. Je résume. L'égalité, mauvais plan. Un chacal vivant vaut mieux qu'un lion mort, dit le proverbe balouba. Des égalités à la noix, des équivalences bidons, le sage peut en ramasser à la pelle, autant que de feuilles mortes en automne... - Pour moi, un Nulco au fond du trou ne vaut pas un Magypolka sabrant le champagne au 267


Bouquet's, lança GayHiHan pour détendre l'atmosphère et pour montrer accessoirement qu'il avait bien compris la brillantissime démonstration. - Maintenant, voyons ce que d'aucun peut entendre par « civilisation »... Si je me réfère au dictionnaire, je trouve cette première définition : « Ensemble des caractères communs aux sociétés évoluées. Exemple : les bienfaits de la civilisation. » Deuxième définition : « Ensemble des caractères propres à la vie intellectuelle, artistique, morale et matérielle d'un pays ou d'une société. Exemple : la civilisation grecque. » Et là encore, ambiguïté, confusion, à peu près... Voulu, pas voulu, peu importe ! Si je me contente de la première définition, je reste au sens restrictif du concept en raison du terme « évolué ». Du coup, les civilisations dignes de ce nom ne se comptent plus que sur les doigts d'une seule main et encore avec un ou deux de coupés ! Par contre, si je place la focale lexicale sur « caractère propre », là tout et n'importe quoi peut devenir civilisationnel ! N'est-ce pas merveilleux, cher ami ? - Ah, la belle chose que de savoir quelque 268


chose, déclama GayHiHan qui, ne se rappelant plus son prénom de Jean-Pierre, croyait porter celui de Jean-Baptiste et se demandait s'il n'allait pas mourir sur les planches de la Comédie Comtoise. - Avec cette acception, poursuivit Burnemol qui suivait son idée, n'importe quel pays, territoire ou région, n'importe quelle population, smala ou tribu peut devenir civilisation. Des Gayaks à plateau aux Pottoks à gaufrettes en passant par les Orques verts et les Kobolds laineux, tout le monde sans exception a un caractère particulier et des caractéristiques propres... - Oui et c'est plutôt comme ça que les gens comprennent le mot actuellement, reconnut le Grand Con-seiller. - En effet. Et ça peut même aller très loin. On a maintenant la civilisation des banlieues, du rap, du djinn ou du Kalo-Kako, celle du camembert, du couscous ou de la pomme de terre frite sans oublier celle de la quenelle voire celle du string peau de panthère ou de la Dauphine Gordino... - Si je vous ai bien compris, Professeur, tout 269


peut devenir civilisation... - Disons tout et rien. Car quand on arrive au tout, c'est qu'on n'est plus très loin du rien. Vu qu'avoir rien revient à être en mesure d'avoir tout puisqu'on a rien. Bien que tout ne soit pas égal, loin de là ! Et comprenez-moi bien, comparaison n'est pas raison et con qui crie n'a pas forcément raison... - Arrêtez, Professeur, arrêtez ! N'en jetez plus, la cour est pleine ! Et ma cafetière n'est plus très loin de l'explosion ! - Si vous m'autorisez un mot de conclusion, cher ami, je dirai que votre formule est sibylline. - Comment ça, sibylline ? - Au mieux, elle ne veut rien dire. Au pire, elle va faire hurler tout le monde. Car chacun veut être meilleur que tout le monde et personne ne veut se montrer plus nul qu'un autre. Il eut mieux valu dire : « Tout se vaut et réciproquement... » - Mais quand même, tenta d'objecter le Nulco-boy, on ne peut pas mettre sur un même plan Shopenhauer et Oppenheimer, Einstein et Marx, Engels et Riza Rakaille, risqua GayHiHan. - Ils ont pourtant des points communs, fit 270


Burnemol d'un air énigmatique. GayHiHan quitta le distingué universitaire encore un peu plus perplexe qu'avant de l'avoir rencontré. En bon exécutant de la mauvaise musique gouvernorale, il lâcha sa petite phrase poly-calamiteuse et déclencha le hourvari médiatique prévu. Une jolie tempête dans un demi-verre de soda sucré. L'un des plus déchainés fut le journaleux Laurent Rofrin, surnommé par ses pairs « Refrain » tellement il était connu pour rabâcher la ritournelle bien correcte qui se moulinait à longueur de temps sur les ondes et dans les lucarnes. Il put éructer à loisir qu'une civilisation qui avait produit deux guerres mondiales, les bombes hilaratomiques et les camps d'extermination zazis n'avait de leçons à donner à personne. A peu de frais, il pouvait ainsi se payer le luxe de clouer le bec au Comte de Magypolka et réconforter dans la foulée les humanistes, les belles consciences et les bienpensants offusqués devant pareilles horreurs. Océane Le Grogneux en profita pour reprendre quelques belles couleurs bleu marine. Elle s'offrit même le luxe d'ironiser en déclarant que les Hobbitts préfèreraient toujours l'original à 271


la copie, tout comme les ivrognes préfèrent le ouisqui au Banana dry... Traumatisé par la monstruosité du propos en question, un dépité des lointaines Gentilles eut une crise hallucinatoire en pleine séance au parlement, ce qui obligea à évacuer la salle, histoire de bien lui montrer qu'aucun waffenessesse ne se cachait derrière les pupitres... Quant à Nulco, toujours certain que sa stratégie était la bonne, il attendit plusieurs jours en observant fiévreusement les sondes d'opinion et ce qu'il découvrit fut loin de le rassurer. Franck Nullande montait lentement mais sûrement. La bleue marine encalminée, sentait le vent souffler à nouveau dans ses voiles. Pour Anne Roux du Béarn, ça frissonnait aussi, mais mollement. Méchanlon éructait un bon coup et raflait quelques points au passage. Seule Effa Vilaine restait verte de rage car elle ne décollait pas du plancher des vaches, Nicolas Bulot ayant eu la mesquinerie de ne pas lui prêter son bel ULM à pédales... - Et moi, et moi, et moi ? Demandait le gouverneur. La greffe a pris. Ca a bien incubé bien bouzzé et bien jazzé. Est-ce que ça m'a enfin fait gagner quelques points, GayHiHan ? 272


- Je suis désolé de vous l'apprendre, distinguée Altesse, mais selon certains instituts, vous ne bougez pas d'une décimale et selon certains autres, votre phrase vous aurait même fait perdre ½ point... - Comment ça, ma phrase ? C'est vous qui l'avez prononcée que je sache et pas moi ! Assumez votre nullité, Con-seiller !

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CHAPITRE 23

Nulco sort comme un loup du bois

Si l'on voulait bien en croire les médias, le suspens sur la probable candidature du petit gouverneur avait plus qu'assez duré. Quand allaitil enfin se décider à se déclarer ? La tradition comtoise voulait que cet « évènement » intervienne le plus tard possible pour toutes sortes de paradoxales raisons politico-stratégiques : coup de théâtre, « deus ex machina » et entrée triomphale de la vedette bien après que tous les petits candidats et autres amuseurs et fantaisistes se soient épuisés à battre l'estrade pour pas grand chose. Mais là, il semblait qu'il y ait vraiment urgence. Franck Nullande, dit l'ami Molette, caracolait en tête de toutes les prévisions et projections. Quel que soit le cas de figure, il l'emportait au second tour avec rien moins que 60% des suffrages ! - Mais comment m'y prendre pour annoncer ma mue de gouverneur-candidat à candidat274


gouverneur, ma mie ? Demanda Nulco à sa muse à titre de conseil gracieux. - C'est délicat et symbolique, mon amoureux, lui répondit Bianca. - Dois-je lancer un appel solennel depuis mon bureau du Palais Balisé comme le vieux Briscard-Festin ? - Mon mage Sergueï pense que ça pourrait vous porter la poisse... - Dois-je me déclarer sur un trottoir de la rue des Martyrs comme ce pauvre Flospin ? - Irma la douce, ma cartomancienne, trouve que ça fait trop peuple... - Faut-il que je me déplace à Arseille ou à Sex en Probende et que je balance le truc devant un parterre de militants comme le fit en son temps Ben Sirac le pas sage devenu toc toc ? - Fatoumata Bongologo, ma technicienne de surface de massage, et Raïssa Benabdallah, ma shampouineuse préférée, m'ont dit que c'était une très mauvaise idée. Vos militants, faut aller les chercher en car pullman dans les maisons de retraite. La plupart sont vieux et moches. - Je pourrais embaucher quelques acteurs plus photogéniques... 275


- Gardez l'idée pour vos futurs meetings, mon amoureux. Vous en aurez besoin pour remplir les gradins... - Bon, alors, il ne me reste plus que la classique déclaration dans la lucarne magique ? - Je pense que c'est le mieux, le plus classieux et le plus efficace. Ca a bien réussi au Miteux Errant, pourquoi pas à vous ? - Oui, et puis je peux m'inviter sur toutes les chaînes d'un coup, comme ça les petits Hobbitts seront bien obligés de me recevoir à dîner tous en même temps ! - Reste à trouver mon directeur ou ma directrice de campagne... - Si tu veux avoir l'air moderne et branché, tu dois prendre une femme comme porte parole. - Pour l'instant, les femmes ne m'ont pas vraiment rendu les services escomptés. L'expérience n'a guère été concluante avec mes trois pétroleuses des minorités visibles, la calamiteuse Patis avec sa Zohra conçue à Doha, la Marmara, cette insupportable braillarde des quartiers difficiles et la Ramatoulaye qui a osé me faire des infidélités avec ce crétin de Bourreleau... - Oui, admit Bianca, mais une femme c'est 276


toujours plus doux, plus joli et plus intelligent. Ca plait, quelle que soit sa couleur... de tailleur... - Alors, je prends qui pour ramasser les tartes à la crème, la farine et les tomates pourries à ma place ? Nadine Médrano ? - Non, jamais. Elle est trop vulgaire et trop dingue de toi. - Rosamonde Matelotte ? - Trop idiote. Elle est capable de faire imprimer 300 millions de tracts et professions de foi et de te louer des stades de 35 000 places... - J'ai quand même encore pas mal de fans dans ce pays, glissa Nulco. - La grosse en tailleur rose, tu oublies. Moi, je verrais bien une plus jeune... - Qui ça ? Latour-Prendgarde ? Je l'ai collée au FMI pour remplacer le DTP (Denis Trousse Poulettes). - Non, fit Bianca, une rouquine, une sang mêlée comme nous... - J'ai déjà dû subir trois sang de bourbe et je m'en suis mordu les doigts, alors basta ! - Non, pas sang de bourbe, une sang mêlé, trois gouttes de bleu et tout le reste bien rouge, de la noblesse de robe de chambre et autre 277


ascendance par cuisse légère, tu vois... - Je ne vois pas où se niche cet oiseau rare. - Mais si, mon amoureux, tu ne connais qu'elle... La petite écologiste bien propre sur elle, Kukusko-Fleurisaie ! Le profil idéal, la fleur, le prophète et la bio-diversité durable, mais pas trop criarde non plus... - Bon admettons, si tu la sens, celle-là ! - José Mauway l'aime bien. C'est une référence qui ne se discute pas. Et le couple glamour s'en tint là. L'intervention dans les étranges lucarnes fut présentée par la blonde Lolo Ferrari qui servit gentiment la soupe et fut visionnée par des millions de Comtois qui apprécièrent de ne pas être trop gênés dans leur digestion. Le capitaine courageux les rassura. Il ne quitterait pas la barre du navire au moment du naufrage, mais sans doute juste avant... Il restait à trouver une affiche, un slogan, un thème de campagne et surtout il fallait neutraliser les adversaires les plus dangereux, ceux qui venaient de son propre camp ou qui mordaient sur ses marges. - Tu devrais demander l'aide de Jean-Paul 278


Croutte, mon publicitaire préféré, lui suggéra Bianca Biondi, toujours de bon conseil. Il est meilleur que Jérôme Lessoufflé et puis il s'est chargé de la promotion de mon dernier album. Avoir le même génie pour vendre mes chansons et placer tes propositions, ce serait terriblement symbolique ! - Le résultat a été symbolique, lui aussi, ironisa Nulco qui faisait allusion aux ventes assez médiocres des derniers miaulements de la diva sans voix. Comme il n'avait guère le moral, il laissa faire, une fois de plus. Croutte se présenta le lendemain en combinaison de vinyl orange fluo avec crête de cheveux vert prairie et lunettes mauves à monture en bois d'olivier tricentenaire. « Majesté, lui dit-il, j'ai rêvé de vous sur une affiche bleue... » - Va pour le bleu, c'est ma couleur et c'est tendance. - De toutes façons, vous ne pouviez pas prendre le rouge, Méchanlon en a l'exclusivité. Ni le rose, couleur préférée des Comtois en ce moment, mais réservée à Nullande. - Dommage, reprit le petit gouverneur. Le 279


bleu, j'ai peur que ça finisse par lasser... C'est la couleur du parti des nuls qui prétendent me soutenir alors qu'ils m'enfoncent allégrement. - Assumez votre couleur, lui répondit le publicitaire branché sur l'alternatif. J'assume bien ma crête et tout le reste ! - Donc bleu, mais assez soutenu. Presque marine. Il faut que je ratisse très à droite. S'ensuivit une fort longue et ennuyeuse discussion pour choisir la bonne nuance de bleu, quasiment marine, mais à peine un poil moins soutenu. - Et ma photo ? Fit Nulco. Je la veux en pied, bien droit dans mes bottines avec la main droite dans la fente du gilet. - Very bad idea ! Couina Croutte. Oubliez le Corse, très mauvais pour votre image. Et gros plan cadré. Vous êtes si petit qu'on ne peut même pas vous placer à côté d'une fermette... - Je ne veux pas de fermette sur mon affiche. Ca fait cul-terreux ! - Devant un joli petit village ? - Trop vieillot. - Une belle petite église ou une grande cathédrale ? 280


- Trop cul-béni ! - Devant les orgueilleux gratte-ciel de la Défonce ? - On va encore dire que je suis le candidat de la finance cosmopolite et vagabonde, le chien couchant des banquiers véreux et foireux... - Devant un panorama de montagnes enneigées ? - Je ne suis ni skieur de fond ni alpiniste... - Tiens, sur une plage exotique avec de jolis cocotiers, proposa Croutte. Ca nous permettrait d'aller faire un shooting sympa du côté des Merdives avec trois Slippendale et quatre copines de DTP dans nos bagages. - Pas question, Croutte ! Intervint Bianca. Qu'est-ce qui vous arrive ? Vous avez trop sniffé de coco ou trop fumé de mauvaises herbes avant de venir ? Je vous rappelle que le Comte de Magypolka doit incarner, symboliquement bien sûr, le travail, le sérieux, la probité, la détermination, la propreté et le dévouement à la nation. - Tout cela, ma Bianca ? S'inquiéta Nulco. - J'ai bien dit symboliquement, mon amoureux. 281


- Ah bon, j'ai eu peur ! Donc, Croutte, vous me virez vos palmiers dattiers et votre plage de sable fin, ça fait congés payés en goguette. Les nymphettes en string, ça fait kéké des plages. De même que vos Slippendales et autres Village Peuple, je ne mange pas de ce pain là... - Bien, Majesté, mais qu'est-ce qui va nous rester ? - La mer, Croutte, la mer. Les flots, l'océan. Je suis le capitaine, ne l'oubliez pas. Un capitaine courageux. Je cherche à être mandaté pour sortir le vaisseau Comté des quarantièmes rugissants et pour l'amener dans les eaux calmes et paisibles du bonheur programmé. - Joliment symbolique, approuva Bianca. - On pourrait aussi y voir l'appel du grand large, le départ vers l'aventure, les grandes ambitions et le sauvetage du monde. Alors on prend une mer très très bleue, la mer Gégée par exemple. - Vous ne croyez pas, Croutte, objecta Nulco, que ça risque de me porter la scoumoune, cette mer Gégée, ces Hellènes, cette crise systémique, cette dette qui ne veut pas se résorber d'elle-même, ce tonneau des Caraïbes. 282


- Mais non, voyez le côté positif des choses : l'hellénisme, la civilisation, les temples, les philosophes, le raffinement et la liberté des moeurs, les îles de Mykonos, Lesbos, le bonheur, la joie de vivre, le jouir sans entrave. La mer Gégée, c'est tout cela. Ils passèrent un temps fou à choisir un portrait flatteur de Nulco. Trois quart profil, nez raboté et regard d'aigle confiant tourné vers un lointain prometteur. L'attitude ferme et rassurante du héros en tic et toc. Restait à trouver un bon slogan ce qui n'était pas le plus facile. « Le changement c'est à présent » était déjà pris par l'ami Molette. « La rupture », « La Comté d'après » et autres « Réduction de fracture sociétale » avaient fait leur temps et ne pouvaient pas se servir réchauffés. Il fallait trouver autre chose, du neuf, de l'innovant, du surprenant... - La Comté puissante, proposa KukuskoFleurisaie. - La Comté accueillante, aimable, attirante, attrayante, sympathique, lança en rafale un Croutte très inspiré. - Rien de tout cela n'est assez... symbolique, tacla Bianca. 283


- Euréka ! J'ai trouvé ! Brailla soudain Nulco après une séance de brainstorming laborieux. La Comté costaude ! - Trop vulgaire, trancha sèchement la chanteuse. - Et pourquoi pas « Forte », tout simplement, fit Croutte. Le plus simple est toujours le mieux compris et le plus porteur. A bout d'arguments, ils tombèrent d'accord sur ce slogan passe partout que les méchantes langues allaient aussitôt transformer en « Comté morte ». Nulco signa le bon à tirer pour les affiches et les tracts. Quelques jours plus tard, la Comté Forte avec une belle tête de vainqueur était partout. L'équipe de campagne y voyait un capitaine courageux menant au large son fier vaisseau. Pour la majorité des Hobbitts, c'était plutôt un mythomane au regard inexpressif fixant le néant d'un horizon totalement vide, c'est à dire sans espoir. Le symbole d'un « No future » pour un grand nombre et celui d'un « tout est possible (après table rase) » pour quelques rares autres. Pour mettre au point ses thèmes de campagne, Nulco reprit la dream team qui avait si bien réussi à le faire monter sur le trône cinq 284


années auparavant. En plus de Kukusko, Médrano, Lefébure, les ineffables GayNoeud et GayHihan, il muscla son groupe avec l'inénarrable Aymeric de Bouillon qui n'avait que de très improbables liens généalogiques avec l'illustre Godefroy éponyme mais qui était bien utile pour ses très réelles connaissances des rouages secrets du parti des bleus marine. Toute la stratégie de la campagne de premier tour allait se jouer sur ce front très particulier. Comment plumer la belle volaille cocardière ? Comment siphonner les voix de la blonde qui voulait lui faire de l'ombre ? - En allant tondre ses plates bandes ! décréta péremptoirement Bouillon. Lancez-vous allégrement sur le thème des valeurs morales de la Comté éternelle. Travail, famille, Comté pour tout le monde, exactement comme en 12007... - C'est à dire ? - Vous dénoncez le travail au noir, les faux chômeurs, les profiteurs du système, les tires au flanc, les flemmards, les assistés permanents et récidivistes, les parasites répugnants qui vivent aux crochets de la société. - Très bon, ça, approuva GayHiHan. 285


- Moi, y a quand même un truc qui m'ennuie chez la Le Grogneux, dit GayNoeud, le seul qui avait lu le programme de la blonde. Elle arrive à se poser en défenseur de la laïcité et de la démocratie. Elle veut remettre la proportionnelle et organiser des référendums d'initiative populaire comme chez les Helvètes. C'est pas bon pour nous. Ca lui donne le beau rôle. - Nous aussi on pourrait en proposer un de référendum, proposa Aymeric de Bouillon. - Ah non ! Surtout pas de référendum ! S'écria Nulco. C'est un cauchemar, le référendum. Avec tous ces idiots de Hobbitts qui votent toujours mal. - Mais, Sérénissime Majesté, ce ne serait que de tout petits référendums sur des questions secondaires et sans intérêt, genre « Voulez-vous que je lutte contre le travail au noir et la fraude aux allocations ? » - Des sortes de plébiscites quoi ? Fit Nulco. Dans ce cas, je suis d'accord. - Et puis pour cette histoire de droit de vote aux élections locales des orques étrangers, vous dîtes niet, niet et niet, Excellence. Est-ce que les Comtois qui émigrent dans l'empire des Orques 286


jaunes ou dans celui du Soda Sucré votent aux élections locales ? Pas encore que je sache... Avec ce truc, les bleus marine vont vous octroyer un bon point. - Admettons, dit le gouverneur. Et puis, je peux toujours promettre et faire le contraire juste après. - Autre chose et pas des moindres : dîtes niet au mariage des zomos. Ces créatures-là voudraient unir par les liens sacrés du mariage un mâle et un mâle ou une femelle et une femelle. Répétez partout qu'on ne mariera qu'un mâle avec une femelle ou à l'extrême rigueur une femelle avec un mâle et la marine va vous manger dans la main ! - C'est ennuyeux, j'avais déjà promis à Gorgonzola et à sa joyeuse bande de LGPT que je serais coulant sur le sujet... - Oubliez vos promesses pendant quelque temps, lui répondit Bouillon. Mettez la barre à tribord toute. Vous voulez gagner oui ou non ? - Tout cela est symbolique, mon amoureux, approuva Bianca qui, pour une fois, était prête à lâcher ses « amis » pour ne pas perdre un aussi luxueux pied à terre et une aussi gratifiante place 287


de première Madame. - Bon, j'ai bien compris, dit Nulco. Je dégomme les orques et les gays. Pas d'adoption non plus, cela va de soi. Je me drape dans l'armure du chevalier blanc défenseur de la morale et de la famille traditionnelle... Et le travail, je le défends comment le boulot qui fiche le camp partout ? - Tiens, il y a les filles de La Gaby, la toute dernière usine de lingerie fine qui va fermer pour aller se délocaliser chez les orques carthaginois... - Qu'est-ce que j'y peux ? Fit Nulco qui commençait à trouver la mue pénible. - Un de vos amis milliardaires pourrait les racheter pour un temps... - Il y a déjà l'émir du Kartar qui rachète tout ce qu'il trouve depuis que je l'ai dispensé d'impôts. Ca fait déjà mauvais effet. Et il y a aussi l'empereur des orques jaunes qui s'offre de gros morceaux de ports, d'immenses entrepôts et de vastes pans de notre forêt primaire. Ca fait beaucoup également... - Et pourquoi pas un petit atelier de strings et de sous-tifs ? Suggéra Bouillon. Un maroquinier de luxe pourrait leur faire coudre des 288


sacs à main. Les filles passeraient de la dentelle au cuir. Ca ne les changerait pas tant que cela. C'est toujours des travaux d'aiguille. Et puis, ça conforterait votre image de sauveur de l'emploi comtois ! - Bon, pour les thèmes de campagne, je crois que ça va le faire, conclut le petit gouverneur. Reste la neutralisation des adversaires. - Votre principal rival c'est Nullande. Je vous conseille de tirer dessus à boulets rouges, histoire de le faire sortir de ses gonds et de le pousser à la faute. Dîtes qu'il est mou, nul, incapable, qu'il n'a jamais gouverné, qu'il n'a pas la stature, qu'il est petit, maigre et moche. A mon avis, ça ne suffira pas et ça risque même d'être contre productif. Les Comtois vous détestent tellement, votre Haute Altesse Suprême, qu'ils sont prêts à voter pour n'importe qui, même un âne en culotte ferait l'affaire ! C'est dire... - C'est foutu... soupira Nulco. - Mais non, dit GayHiHan. Vous venez de récupérer deux ralliements intéressants : Hervé Forain et Christine Proutain... - Autant dire que dalle, fit un Magypolka 289


désabusé. Ils étaient à 0%... Ce qu'il me faut c'est la peau d'Océane Le Grogneux. - Là, c'est bien parti ! Fit GayNoeud. On la tient la blondasse ! Elle peine à rassembler 300 malheureuses promesses. Elle a posé un recours devant le Conseil des Grands Sages. Je sais de source sûre qu'elle va être déboutée ! - Excellent, approuva Nulco. Si tout se passe comme prévu, l'affaire est pliée. Si les roses, traumatisés par le coup du 2 avril 12002, ne lui filent pas le moindre paraphe et si les nôtres ne flanchent pas, elle est foutue... A dégager, la blondasse et ses c... - Oui, Sire, approuva la petite Kukusko, mais a-t-on pour autant de bonnes chances de l'emporter ? - N'est-on pas trop resté dans le symbolique ? Ajouta Bianca avec inquiétude. Furieux, le petit nerveux les planta sur place. Tous les baromètres d'opinion demeuraient dans un rouge désespérant. Les gesticulations anti-orques et anti-gays n'avaient même pas fait frémir le thermomètre. Le grand mufti des orques verts et Notre Mère de Paris, Bertrande de la Noeud, multipliaient les appels à voter pour l'ami 290


Molette. Quant à l'électorat des bleus marine, il s'apprêtait à partir à la pêche, à voter Jeanne d'Arc, Méchanlon, Anne Roux et même Eva Moche au cas où sa championne resterait sur le carreau républicain et démocratique. Donc pas la moindre lueur d'espoir, même symbolique, à l'horizon désolé du ridicule capitaine de croisière Costa-Comta...

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CHAPITRE 24

Leurre et trompe l'oeil à tous les étages

Comme la blonde Océane Le Grogneux devait passer dans l'émission politique du service public « Aux grands mots, les belles paroles », Nulco se retrouvait dans l'obligation de lui opposer un adversaire autre que lui-même car il ne boxait pas dans la même catégorie. Lors des précédentes rencontres, il avait déjà utilisé Jupperaide et Fion avec le peu de succès que tout le monde avait pu constater. Il pensa envoyer Doppé au casse-pipe, mais celui-ci refusa. Ni Matelotte, ni Médrano, ni Lefébure ne faisaient le poids face à la pétroleuse anti-mondialiste. Il en était réduit à donner l'arrière-garde. Il choisit le grisâtre GayNoeud, l'un de ses deux Con-seillers personnels, moins lanceur de scuds et autres boules puantes que son collègue GayHiHan auquel il avait donné carte blanche pour faire croire aux naïfs Hobbitts que leur Gouverneur restait bien ancré dans le bleu et même dans le 292


bleu le plus foncé. A chacune de ses interventions, les roses et les rouges pouvaient hurler à l'extrémiste fou ce qui aidait Nulco dans sa politique du leurre, du trompe l'oeil, du faux semblant et de la poudre aux yeux. L'émission ou plutôt le spectacle orchestré par David Pulavaze, petit journaleux totalement à la botte du pouvoir, débuta par quelques questions faussement naïves lancées à brule-pourpoint pour déstabiliser la blonde. - Madame Le Grogneux, disposez-vous des 500 parrainages ? - Monsieur Pulavaze, nous n'allons pas perdre un temps précieux avec cette histoire, cela devient lassant ! Dès le premier échange, ça commençait mal. Le Grogneux bottait en touche. Il faut dire qu'elle venait de se faire sévèrement débouter par le Grand Conseil des Vieux Sages qui avait rejeté sa plainte sans doute parce qu'ils n'avaient rien à cirer des états d'âme ou de la trouille des bourgmestres et surtout parce qu'ils trouvaient le procédé rien moins que transparent et démocratique. On passa à quelques questions aussi piégées que des mines antipersonnelles : 293


« Etes-vous favorable à la parité hommefemme ? » Océane était pour l'égalité et non pour la parité qui sous-entendait des quotas. Elle reçut un point vert... - Condamnez-vous fermement le sanglant régime de l'infâme dictateur Pacha El Vachard ? Là, la blonde s'emberlificota dans des explications embrouillées sur la politique étrangère qui restait une affaire complexe et qu'il ne fallait pas prendre à la légère. Toutes ces pseudos libérations démocratiques avaient débouché sur des dictatures théocratiques d'extrémistes verts. Voulait-on que celle-là prenne le même chemin ? Et puis les émirats du golfe et particulièrement le Kartar jouaient un rôle plus que trouble dans cette affaire qui tournait à une guerre civile et religieuse ne concernant en aucune façon la petite Comté. - Donc vous ne condamnez pas ? Fit Pulavaze avec l'air narquois du malin qui vient de marquer un point. -… - Un point rouge. A propos de points, êtesvous favorable au permis à points ? - Je suis contre. Il y a des juges pour sévir 294


contre les délinquants routiers, pas besoin de ce système compliqué et injuste. - Un nouveau point rouge pour vous ! L'interrogatoire se poursuivit avec quelques autres questions tout aussi saugrenues. Puis l'animateur qui se félicitait de la tournure que prenaient les choses, passa la parole à une spécialiste de l'image, de l'apparence et du look qui lui reprocha entre autres choses d'avoir laissé déraper son vieux gâteux de père, multirécidiviste de la provocation, maintes fois condamné par toutes les chambres ardentes. Le Grogneux père avait osé citer un poème du prosateur Robert Brindouillac, fusillé à la Libération pour les nauséabondes idées qui sortaient de sa bouche farciste ou de son stylo made in Germany. De plus, la posture d'appel au peuple lui semblait peu crédible... (Encore un leurre ?) Et surtout, elle manquait terriblement d'originalité. Tous les autres candidats en faisaient autant, du rouge le plus vif jusqu'à Nulco en personne qui venait de découvrir l'eau chaude, c'est à dire le charme discret du référendum alors qu'il était un spécialiste du détournement de volonté populaire. (Leurre également ?) Le Grogneux tenta de se 295


défendre en prétendant être arrivée la première sur ce créneau, ce qui sentait fortement le leurre... C'est là que l'économiste médiatique Adhémar Lallemand, crâne d'oeuf à la voix douce, aux idées fumeuses et à la pensée fluctuante, prit le relais : « Madame Le Grogneux, votre programme économique ne tient pas la route. Si l'on vous suit, vous précipitez la Comté dans la misère. Quand ils auront abandonné le dolro, les Hobbitts perdront plus du quart de leurs petites économies en raison de la dévaluation automatique qui se produira. Vos taxes abusives à la frontière vont grever le pouvoir d'achat des Comtois. Sans oublier que le prix des carburants et des énergies en général va grimper en flèche... » A l'entendre, c'était un programme qui menait à la ruine, au chaos, à l'effondrement économique, social, politique, moral. La blonde eut beau sortir ses notes, citer des éditoriaux de son contradicteur où il disait exactement le contraire de ce qu'il affirmait benoîtement sur le plateau; elle eut beau dire qu'avec deux mille milliards de dettes, l'apocalypse était déjà là et que le sort des 296


Héllènes risquait de devenir l'avenir des Comtois si on poursuivait sur la lancée, elle ne fut que moyennement convaincante sur le sujet. Sans arrêt, les inquisiteurs l'interrompaient, lui coupaient la parole, rebalançaient des giclées de chiffres, de graphes ou de statistiques, histoire de la bousculer et de rendre l'interrogatoire aussi soporifique qu'incompréhensible pour le Hobbitt lambda. Heureusement, il était temps de passer au premier duel. Tel une éminence grise jésuitique, le très terne GayNoeud entra en scène. De son air le plus patelin, il attaqua en disant que les idées de Madame Le Grogneux pouvaient au premier abord lui sembler intéressantes et proches des siennes, mais qu'à la réflexion, il lui était impossible d'y souscrire en aucune manière. Elle allait trop loin. Elle voulait enfermer la Comté sur elle-même, la fâcher avec la terre entière et donner des boutons à l'empereur des orques jaunes et de l'urticaire à celui du Soda Sucré. Il faudrait dénoncer tous les traités déjà signés, ce qui était irréaliste et fort dangereux à cause des mesures de rétorsion qui pourraient s'en suivre. Le Grogneux lui répondit qu'avec lui, rien 297


n'était possible, qu'il fallait tout accepter, se laisser tondre puis égorger comme un mouton, voler comme bourgeois dans un couloir du RER et plumer comme volaille bonne à mettre au pot du bon roi Henri. Enfin, elle marquait un petit point. Le Hobbitt de base pouvait ainsi comprendre qui en avait dans la culotte. Pulavaze tirait un peu la tronche, mais son oeil malicieux pétillait quand même car il savait qu'il allait sortir un super joker de son sac à malices. Il fit entrer dans l'arène le tonitruant bolchevik à la voix de stentor et au couteau entre les dents, Jean-Luc Méchanlon en personne qui bondit sur le plateau l'oeil furibard et l'écume aux lèvres. On allait voir ce qu'on allait voir... - Madame Le Grogneux, vous prétendez défendre la cause des femmes, être pour l'égalité avec les hommes et vous voulez interdire le remboursement de l'avortement... C'est quand même assez paradoxal ne trouvez-vous pas ? - Monsieur Pulavaze, je vous ai déjà dit et répété que je refuse de débattre avec Monsieur Méchanlon car ce monsieur ne se trouve pas à mon niveau dans la compétition. Il est à peine crédité de 9% d'électeurs alors que j'en rassemble 298


plus du double. Vous auriez dû m'opposer à l'un ou l'autre des deux qui sont devant moi ! Je remarque qu'une fois de plus, un traitement spécial m'est réservé... - Pas du tout, répondit Pulavaze, la règle de l'émission veut que le candidat ne choisisse pas son adversaire. Vous êtes la seule à ne pas vouloir vous y plier... - De plus, Monsieur Pulavaze, cet individu m'a insulté à de nombreuses reprises. Je cite : « Madame Le Grogneux est une demi-folle. » - Ca vous en laisse une moitié de sensée, ricana le rouge sanguin. Montrez-la nous ! - Si encore il ne s'agissait que de moi, je supporterai, j'ai l'habitude depuis le temps. Mais je ne laisserai pas insulter les millions de Hobbitts que je représente et en particulier les 40% d'ouvriers qui ont déserté les rangs du parti de Monsieur pour venir rejoindre le mien... Et elle tenta d'expliquer que le bolchevik ne se présentait que pour ratisser très à gauche de l'ami Molette et pour lui en ramener les voix au deuxième tour. Méchanlon n'était donc qu'un leurre, lui aussi ?... L'autre eut beau jeu de répondre que depuis 150 ans, c'était la tradition 299


dans leur famille politique de toujours se désister pour le mieux placé. Un joli pavé dans la mare des bleus de toutes nuances, incapables, par sottise ou lâcheté, de se soumettre au même principe. Et il embraya sur une sombre histoire de revenu minimal pour femme au foyer qui aurait été une arnaque car inférieure au montant de l'allocation parent isolé, mélangeant allégrement torchons et serviettes, vessies et lanternes et enfumant d'autant plus aisément les esprits que la tornade blonde restait totalement inerte. (Encore un leurre ?) - Et regardez-moi dans les yeux, Madame Le Grogneux ! Tonna Méchanlon sur le ton dominateur du kagébiste triomphant. Au comble de la gène, la blonde buvait lentement son verre d'eau minérale, faisait semblant de trier ses notes et prenait la parole pour essayer de parler d'autre chose, histoire de ne pas perdre son précieux temps de parole. Quand elle voulut aborder le sujet du MES, ce monstrueux mécanisme de stabilité monétaire voté dans le secret et l'indifférence générale alors qu'il allait mécaniquement accélérer la ruine de la pauvre Comté, Pulavaze lui coupa la parole et 300


relança le débat en reprenant une à une toutes les interrogations du Rouge Sanguin: « Et au sujet de l'avortement, Madame Le Grogneux, pouvezvous préciser votre position ? » - ... - Et au sujet de l'allocation femme au foyer... ? - ... - Et au sujet de l'égalité homme-femme... ? - ... - Et au sujet du renvoi des orques dans leurs territoires de misère... ? - ... Méchanlon finit par quitter le ring persuadé d'avoir gagné par KO. Il répétait à qui voulait bien l'entendre : « Je suis le premier à avoir été capable de faire baisser les yeux à une Le Grogneux ! » Il est vrai que du temps du Menhir, surnom du vieux Le Grogneux, c'étaient plutôt ses adversaires qui avaient peur de lui et qui, tels le calamiteux Ben Sirac le pas sage et déjà toc-toc, refusaient le dialogue. Ce soir-là, la peur avait changé de camp. La fifille avait trop souvent esquivé l'affrontement et botté en touche. Les 301


Hobbitts bleu marine et nombre de simples sympathisants de la cause en sortaient marris et déçus en se demandant si tout ce cirque médiatique n'était pas fait que de leurres, de faux semblants, de fausses oppositions et de vraies compromissions. N'embrouillait-on pas de tous côtés l'électeur en braquant sur lui des miroirs aux alouettes, en agitant des cartons rouges pour mieux exciter sa juste fureur et en montant en épingle les déclarations de tribuns capables de raconter tout et son contraire ? Si l'on exceptait les délocalisations de travailleurs, le programme économique de Méchanlon n'était-il pas la quasi décalque de celui de Le Grogneux ? Alors pourquoi tant de haine ? Pourquoi tout ce cirque ? Pourquoi tous ces aboyeurs et journaleux se transformaient-ils en inquisiteurs et instruisaient-ils de véritables procès en sorcellerie ? Qu'y avait-il de démocratique dans cette présentation biaisée des choses, dans cette grossière manipulation ? Franck Ousmane Sigisbert, se présentant lui-même comme un pauvre orque discriminé venu du Soda Sucré, fut chargé de la conclusion 302


de cette parodie d'émission informative. Avec sa comparse de l'Immonde, il conclut logiquement qu'Océane Le Grogneux n'avait pas convaincu. Il va de soi que dans le camp bleu foncé chacun éteignit son poste fort déçu que sa championne n'ait pas réussi à tailler en pièces le vilain sénateur rouge. Les bleus ne furent pas plus satisfaits. La médiocre performance de GayNoeud n'avait rien pour les rassurer. Les roses allèrent se coucher en se disant qu'il allait falloir se méfier du tombeur de la blonde. S'il débouchait en force dans la ligne droite, lui et ses gros bras étaient bien capables de ne faire qu'une bouchée d'un ami Molette si con-sensuel qu'il en devenait gélatineux. Par anticipation, ils ressentirent un début de crainte pour l'avenir de leur gentil héros. Et paradoxalement, les orques rouges ne furent même pas satisfaits. Ce n'était pas avec des histoires d'avortements de confort, de vannes ouvertes à tous vents et de pinaillages de mauvaise fois sur des indemnités dont personne ne verrait la couleur que leur clan allait ramener au bercail tous les prolos et autres damnés de la terre passés avec armes et bagages chez les bleus marine... 303


Ah, Pulavaze et ses copains pouvaient être fiers du résultat de cette confrontation pugilistique sans gants de boxes ni respect des règles du noble art. Personne n'avait pu se faire une opinion sur rien, tant ils avaient embrouillé la donne sous prétexte de l'éclaircir. Le plateau éteint, tous ces néfastes se congratulèrent, tout heureux qu'ils étaient d'avoir suscité plein de nouvelles vocations d'abstentionnistes, d'aquoibonistes et de pêcheurs à la ligne. Seuls les deux favoris pouvaient se féliciter de ce paradoxal coup de pouce.

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CHAPITRE 25

Les stratèges de l'enfumage technocratique

Quand Patrice Poisson, grand stratège en chef de l'équipe de campagne de Nulco, fut introduit dans le bureau du petit Gouverneur, il le trouva pâle, amaigri et sans ressort. Depuis des semaines, Poisson était obsédé par une seule et unique question : « Comment rééditer le fabuleux exploit de 12007 ? Comment faire à nouveau la courte échelle au Comte de Magypolka alors qu'il ne pouvait plus faire illusion à grand monde en raison de son bilan calamiteux ? » Il avait bien une petite idée piochée chez Gustave Le Mauvais, grand spécialiste de la psychologie des populaces. Cela avait à voir avec l'apiculture et portait le doux nom d'enfumage... - Mon bon Poisson, tel que vous me voyez, je suis foutu, lessivé, torché, écrabouillé. Les thermomètres d'opinion restent bloqués à 60/40 en faveur de Franck Nullande au second tour, quel que soit le cas de figure et quelle que soit la 305


manière de faire pénétrer l'engin ! - Mais non, Majesté, le rassura l'éminence grise, ça se tasse un peu... Vous remontez légèrement. RDDTM (RouDouDouTouMou, voir chapitres précédents) n'est plus coté qu'à 55 contre 45 aujourd'hui. J'y vois comme une embellie, comme un signe encourageant. Vous commencez à grignoter l'ami Molette... - Et qu'est-ce que ça change ? Au bout du compte, il me pique ma place de toutes façons. - Ecoutez-moi, votre Altesse, nous devons complètement repenser notre stratégie, lui expliqua le binoclard aux cheveux rares et aux bonnes grosses joues. Dîtes-vous que rien n'est jamais perdu tant que la bataille n'est pas terminée. Tout d'abord, autorisez une cinquantaine de vos bourgmestres à donner leur paraphe à la mère Le Grogneux... - Mais, vous êtes tombé sur la tête, Poisson ! S'exclama Nulco soudain repris d'une belle fureur. C'était une stratégie géniale qu'on avait mis au point avec GayHiHan et GayNoeud. On l'avait appelé le « garrot » républicain. On en finissait une bonne fois pour toute avec les bleus marine. Plus de candidate, plus de pognon et plus 306


de grognons. On verrouillait, on nettoyait et ses partisans n'avaient plus qu'à voter pour moi, enfumés qu'ils étaient par toutes mes déclarations nauséabondes. Sans oublier que si la blonde peut se présenter, ce sera autant de voix en moins pour moi ! - Mais, Excellentissime Excellence, le Hobbitt électeur n'est pas un pion que vous pouvez déplacer à votre guise sur un échiquier. Pensez stratégie, psychologie, Machiavel. Si vous voulez que ces gens-là votent pour vous au second tour, il faut les laisser se défouler un max au premier... - J'ai bien l'impression que vous jouez aux apprentis sorciers, Poisson... - Pas du tout. Les balais, les seaux d'eau sale et les serpillières, c'est pas mon truc. Croyezmoi, c'est la stratégie bidon de vos deux Gays qui est la plus risquée. Si vous laissez Le Grogneux se faire évincer de cette manière, les bleus marine vont tous aller voter Anne Roux du Béarn, Nullande ou Méchanlon, rien que pour vous sanctionner méchamment. Et alors là ! Adieu le deuxième tour ! - Ce n'est pas complètement idiot, admit le 307


Comte de Magypolka un peu déçu quand même, mais prêt à tout et n'importe quoi pour garder sa place de locataire du Palais Balisé, ses voyages en Air-Couenne One, ses réceptions de nababs ou de potentats et ses dîners en tête à tête avec Kruella Kermel, la charmante chancelière teutonne. *** « Et c'est ainsi, chers petits Hobbitts, que Jédial est grand et qu'Océane le Grogneux obtint les 500 parrainages qui lui avaient fait passer tant de nuits blanches. Qu'elle poussa un grand ouf de soulagement qui décoiffa Galopin de Villouzeau. Qu'elle put se faire débloquer un très gros prêt par les banques certaines que le contribuable rembourserait sans se plaindre. Et qu'elle prit sa plus belle planche pour aller surfer sur la vague bleue marine qu'elle s'imaginait raz de marée, typhon voire tsunami... Il n'en fut pas de même pour le reste des petits candidats bleus. Nulco n'appréciait pas l'écologiste rondelette, détestait le peroxydé et Bianca haïssait le chasseur. Une stratégie intelligente lui imposait de réduire au maximum la concurrence, même la plus minime. 1% par ci, 0,5% par là, ça pouvait finir par handicaper surtout quand le moindre 308


petit bulletin même crasseux, même moisi, même puant, était indispensable pour faire flotter encore un peu son radeau de la Méduse. Frédéric Minus, le chasseur, avait jeté l'éponge tout comme Forain, Proutain, Charles Langue, Déchainement, Bourreleau, Gouvernator et tant d'autres. Mais il restait encore tellement de candidats à la succession... Une dizaine. Trois bleus, un orange, deux roses, un vert et trois rouges. Plus qu'un arc en ciel, une vraie palette de barbouilleur du dimanche. Raison de plus pour la jouer fine... » Christian Sorbier, le fin druide politologue à l'écharpe rouge, à la mèche plate et au long nez, fit une pause pour reprendre son souffle. Il regarda les trente petits élèves assis en tailleur autour de lui. Tous l'écoutaient attentivement, conscients des enjeux et fiers de leur appartenance à la prestigieuse école Chancepot, pépinière avec l'Enane, son alter égale, de tous les futurs technocrates et dirigeants politiques de la Comté. Le ciel était bleu, le soleil brillait, les rossignols chantaient et l'herbe de la pelouse leur semblait confortable. - Maître, intervint un jeune au regard vif et 309


aux cheveux en bataille, s'il y a pléthore de candidats, n'est-ce pas parce qu'ils représentent toutes les nuances de la pensée politique comtoise ? - Sans doute, Sigisbée, mais si l'on creuse un peu les choses, on s'aperçoit que certains programmes sont interchangeables et font carrément doublons pendant que d'autres sont quasiment inclassables... Pouvez-vous me dire quelle tendance représente Messire Cheminable ? Silence dans les rangs. Les plus futés se rappelaient qu'il s'était désisté pour Acouphène du Poitou lors de la précédente Pestilentielle, mais personne ne savait pour quelle raison. - Donc, chers petits Hobbitts, je reprends mon exposé. Qui dit campagne, dit grandes réunions, vastes rassemblements des troupes, en un mot « mitinngues ». Quand l'ami Molette rassemble 3000 personnes, le Gouverneurcandidat en veut 5000. Du coup, le Rose en rameute 6000, puis l'autre 10 000. Et ça n'en finit pas dans la démonstration de force, dans l'escalade militante. - Mais, professeur Sorbier, comment fontils pour arriver à remplir des salles de plus en 310


plus immenses ? - Les Roses affrètent de pleines diligences de militants qu'ils vont chercher de plus en plus loin. Les Bleus en font autant et même nettement plus. Si ce ramassage ne suffit pas, ils embauchent des figurants, payés 1 dolro de l'heure de présence avec 0,50 centimes de bonus s'ils acceptent d'agiter sans arrêt un drapeau tricolore. Tous n'acceptent pas. C'est déjà pénible d'écouter d'interminables discours, s'il faut en plus attraper des crampes dans les bras, ça fait beaucoup pour un seul intermittent. Rires dans le cercle des apprentis crâne d'oeuf. Le druide politologue enchaîna alors sur la stratégie particulière de Nulco : « Le Gouverneur cherche à surprendre l'électorat, à surgir sur des terrains où on ne l'attend pas. Chaque jour, il annonce une mesure nouvelle et oblige ses adversaires à la commenter, donnant l'impression qu'il reste le maître du jeu. Les observateurs attendent en vain son programme, son chiffrage, ses solutions innovantes. Hormis une cascade de nouveaux impôts, rien ne vient. Il cultive le flou, le paradoxal, toujours pour faire le buzz. Sur 311


certains thèmes comme celui des orques invasifs, il se veut plus bleu que les bleus foncés et sur d'autres comme celui des impôts, plus rouge que Méchanlon le vermillon... » - Mais, Maître Sorbier, demanda une blondinette au nez en trompette, cela revient à faire un grand écart qui peut devenir dangereux pour ses petits muscles pelviens. - Vous avez tout compris, Hildegarde Prendgarde. Magypolka vient d'annoncer à grands renforts de tambours et de trompettes qu'il va faire rendre gorge aux richissimes exilés fiscaux. Il leur fera payer la différence entre l'impôt local et l'impôt comtois... - Oui mais, objecta un élève plus déluré que les autres, le candidat rose veut cogner encore plus fort. Il va les taxer jusqu'à 75%, rétablir l'impôt sur l'indécente fortune (l'ISIF), jeter le bouclier anti-impôts aux ordures et surtout renégocier les conventions fiscales avec les Helvètes, les Francs-Bourgeois et autres protecteurs de la faune jet-setteuse en voie de dissimulation. Avec lui, vous allez voir les amis, les richards vont vraiment morfler !!! - Ne vous réjouissez pas trop vite, jeune 312


homme. Ce ne sont que paroles verbales et bruits de bouche. Rien de tout cela ne sera jamais appliqué. Le Sire de Nullande l'a même déclaré officiellement aux usuriers grands britons de Voile-Strip. Il a discrètement rassuré les joueurs de soule, de paume, de canne au trou, les acteurs, chanteurs, danseurs et comédiens, sans oublier Verger et sa ribambelle de copains milliardaires roses. - Mais, Maître Sorbier, intervint une Hobbitt au regard coquin, n'ont-ils pas d'autre moyen pour se démarquer que cette surenchère idiote dans la taxe, l'impôt, la contribution ou la redevance ? - Ils ne manquent pas d'idées de coups tordus. Par exemple, l'autre jour, Nulco a voulu démontrer que Nullande n'avait pas de crédibilité sur la scène internationale. Il s'est arrangé avec sa copine Kermel et quelques autres pour qu'aucun chef d'état ou de gouvernement n'accepte de l'inviter à sa table... - Oui, mais l'ami Molette ne s'est pas démonté. Il a fait remarquer, qu'une fois élu, tous ces mauvais joueurs mettraient les petits plats dans les grands pour le recevoir, rétorqua un 313


certain Sigisbée, tout fier d'être aussi au courant des derniers potins de l'actualité. - Chers élèves, il faut que vous compreniez que tous sans exception veulent faire la course en tête ou à la rigueur se retrouver second avec l'espoir de retourner ensuite la tendance. L'ennui c'est que Nulco est détesté, Le Grogneux pas crédible, qu'Anne Roux s'essouffle et que le consensuel Nullande semble bien ramollo. Tous promettent, mentent, enfument pour draguer des voix... La stratégie du bonimenteur, du camelot de foires et marchés. - Comment peut-on vouloir autant tromper son monde ? S'étonna un rouquin qui n'avait encore rien dit. - C'est que la place est bonne, mon garçon. Elle fait bien des envieux. Tous ces avantages, ces honneurs, ce pouvoir, ça monte à la tête, ça devient comme une drogue dont on ne peut plus se passer. Nulco est prêt à tout pour garder sa place... Et les autres pour la lui ravir... Quitte à présenter des programmes qui ne tiennent pas une minute la route. Combien de fois n'avez-vous pas entendu dire qu'avec un taux de croissance de 2 à 2,5%, il suffisait d'augmenter la dette d'un gentil 314


petit 1% pour qu'elle commence à baisser et que s'enclenche enfin le cercle vertueux du désendettement. L'ennui, c'est que toutes les prévisions sérieuses plafonnent à 1 ou 1,5%. Donc aucun candidat éligible n'est crédible sur le sujet.. - Quid des « petits » ? Demande une curieuse. - La question ne se pose pas. Ils n'arriveront pas en finale. Par ce simple fait, leurs promesses ne sont que brassage de vent, enfumage et incantation. - Mais, interrogea un autre, ne croyez-vous pas, cher Maître, que cette façon qu'ont les médias de désigner d'avance les deux finalistes peut énerver les Hobbitts et les amener à d'autres choix ? - Peut-être. Les Comtois ont la réputation d'être râleurs, rebelles et frondeurs. Ils pourraient très bien, sur un coup de sang, renvoyer dos à dos les deux favoris. C'est d'ailleurs le seul espoir des trois outsiders. Mais c'est une hypothèse peu probable. Chaque jour, chante la douce voix des sirènes du vote utile. Il faudrait une volonté de fer pour lui résister. 315


- Si j'ai bien tout compris, intervint une dernière fois le petit déluré, des gens-là promettent des choses qu'ils ne feront jamais et attendent que ceux qui les ont combattu pied à pied, vilipendé et traîné dans la boue viennent gentiment se rallier à eux au second tour... N'estce pas paradoxal ? - Totalement. Mais que ne ferait-on pas, combien de couleuvres n'avalerait-on pas pour un joli maroquin de ministre, pour un carrosse doré avec chauffeur ou pour une douillette sinécure au sein d'un quelconque Comité Théodule... Et le druide-professeur à la belle écharpe rouge conclut en leur disant qu'entre les cinq les mieux placés, le jeu restait encore relativement ouvert. A quarante jours de l'échéance, rien n'était tout à fait plié. Et pourtant, à moins d'un évènement d'une gravité exceptionnelle, genre ultime krach boursier, cataclysme, révolution, déclaration de guerre ou chute de la Tour Ciffelle, l'affaire était quand même « in the pocket » pour Franck Nullande. Ne doutant de rien, les éléphants roses s'étaient d'ailleurs fait livrer plusieurs charrettes de vin pétillant et réservé des orchestres pour fêter la future victoire, Place de la 316


Pastille. A 31 ans de distance, tous y voyaient comme un clin d'oeil envoyé par le divin Sphinx depuis sa résidence secondaire des lointains pâturages célestes.

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CHAPITRE 26

Aux abris, ça flingue à tout va !

Malgré des promesses de premier tour passé en tête, toutes les prévisions étaient mauvaises pour le second et donc pour la réélection du comte de Magypolka. Pour la nième fois, ce dernier réunissait la dream-team composée par les trois branquignols qui faisaient office de think tank : les deux Gays, Noeud et HiHan et l'inénarrable Poisson dit « le bouffi ». - Messieurs, commença le petit homme, tout va mal ! Tout va très mal ! Tout va de plus en plus mal ! Rendez-vous compte... Bianca a demandé au lama Sergueï de dessiner le mandala de mon avenir dans la cour du Palais Balisé. Le résultat n'a rien eu de rassurant. Ca a donné, tenez-vous bien, un lapin avalé tout cru par un boa lequel a fini écrasé par un éléphant ! Inutile de vous raconter que le lapin c'est moi. Et quand on sait qu'en astrologie bénalaise, Anne Roux du Béarn est du signe du boa et que Franck Nullande 318


est de celui de l'éléphant, pas la peine de vous faire un dessin ! - Majesté, fit GayHiHan, vous n'allez quand même pas accorder la moindre importance à toutes ces sornettes bouddhinistes ! - Personnellement, je n'y crois pas, mais, par respect pour Bianca, j'ai laissé son gourou étaler ses petits pâtés de sable coloré partout. L'ennui, c'est qu'il n'est pas le seul à me prédire pis que pendre. Dans sa boule de cristal, la mère Irma, la voyante attitrée de la concierge du Palais, est certaine de m'avoir vu pendu à la lanterne. Ca m'a tellement énervé que j'ai manqué de l'étrangler, cette vieille chouette. - Quelle étrange idée, Monseigneur, d'aller consulter cette folle ? Intervint GayNoeud. Vous auriez mieux fait de vous adresser à Zizabeth Fessier. Elle a de jolis diplômes universitaires et de sérieuses références celle-là ! - C'est déjà fait ! Elle a interrogé les astres et dressé la carte de mon ciel personnel. Il paraît que j'ai le Mont de Vénus dans ma Toison de Jupiter et mon Mercure gelé dans la troisième maison de l'anneau de Saturne. Il paraît que c'est la pire configuration qui soit... 319


- Pas étonnant, fit Poisson. Fessier a toujours eu un faible pour les Roses. C'était l'astrologue attitrée du Miteux Errant. Vous auriez mieux fait de consulter le Mage Hikh, lui au moins, il est de notre bord... - C'est fait également... Mais comme son marc de café décaféiné était tout moisi, il a préféré me faire tirer quelques cartes du tarot d'Arsouille. Et là, nouvelle catastrophe annoncée ! Je me suis retrouvé avec la faucheuse, la guillotine, la potence et le puits sans fond ! Et pas le moindre joker... - Allons, mon amoureux, trop de guigne tue la guigne, intervint la belle Bianca qui tentait de réconforter son cher et tendre avec cette formule démarquée de « trop d'impôt tue l'impôt », le seul et unique aphorisme qui restera parmi tous les discours du pitoyable Ben Sirak le pas sage, transformé par magie judiciaire en Ben Sirak le toc-toc. - Non, fit Nulco, il me faudrait un événement exceptionnel, une affaire dramatique qui laisserait pantois les Comtois. Une sorte de catastrophe nationale qui me permettrait de leur montrer quel grand homme d'état je suis et 320


combien mes adversaires sont nuls. - Tout le monde sait qu'ils ne vous arrivent pas à la cheville, Sublissime Eminence, flagorna le joufflu. - Alors expliquez-moi pourquoi tous ces crétins de Hobbitts ne veulent plus voter pour moi ! - Grande question, fit GayNoeud, qui relève de la physique quantique, de la symphonie harmonique des sphères et de la parapsychologie anthropologique des paradigmes... - Stop, GayNoeud, j'ai déjà mal au crâne et Freddo n'est pas là pour décoder vos âneries prétentieuses. Je me demande pourquoi je vous fais écrire tous mes discours... A ce moment précis, GayHiHan profita de la mise en difficulté de son alter ego. Il savait qu'il ne faut jamais sortir sa Princesse de Clèves, son Shopenhauer, son Kirkegaard ou tout bêtement sa science devant Nulco. La culture, surtout étalée comme la confiture, lui file de l'urticaire et s'il s'écoutait, il sortirait son karcher. Mais il se retient car il ne veut pas ressembler à l'autre vert de gris qui sortait son pistolet. - Au Ministère, nous avons peut-être trouvé 321


quelque chose pour vous... Devenu Ministre de toutes les polices, GayHiHan en avait profité pour dénicher une triste histoire de vente de deux roues à pédales et moteur à huile noire qui avait tourné à l'embrouille et s'était soldée par la mort du vendeur. Apparemment les deux protagonistes n'avaient pas dû tomber d'accord sur le prix de l'engin. - Expliquez-vous, GayHiHan ! Et ne me faîtes pas perdre mon temps. J'espère que votre trouvaille pourra être intéressante pour nos affaires. - La victime était un militaire. Ca s'est passé à PinkTown... - PinkTown ? Le fief des Roses ? Pas bon ça. Origine du militaire ? - Orque vert, Majesté. - Mauvais. - Et que sait-on du tueur ? - Presque rien. Il serait resté casqué, botté et ganté. Son méfait accompli, il aurait filé sur un gros deux roues vers une champignonnière de bas quartier... - De plus en plus mauvais. Ca pue le crime 322


ouaciste. Bonjour la récupération. Laissez tomber. Trouvez-moi mieux ! Trancha le petit Gouverneur. Quatre jours plus tard. Même modus operandi. Deux morts et un blessé grave à ajouter au palmarès de l'individu aux deux roues. - Cette fois, l'incident s'est produit à Monturban, Majesté... - Oui et alors ? - Encore des militaires... - Mais kicéki peut bien vouloir trucider nos braves preux fraîchement rentrés de l'enfer du Gaganistan ? Dit Nulco en faisant mine de s'intéresser vaguement. - Les policiers ne savent pas trop. Mais l'émotion est forte dans le coin... Quand on pense à ce qu'ils subissent là-bas... Revenir vivants pour finir comme ça... - Attention au pathos, GayHiHan. Ca peut être n'importe quoi, un pétage de plombs par exemple. - Il paraît que l'homme s'est attaché une petite boite filmante sur le ventre pour enregistrer ses exploits. Les vidéos risquent de se retrouver diffusées dans l'infosphère... 323


- Pas bon du tout, fit le petit homme. Ce genre de truc va être visionné des millions de fois et d'autres abrutis vont trouver amusant de l'imiter... - Il faudrait les en empêcher, interdire les accès, embastiller les voyeurs... - Nous en sommes donc à 4 macchabées, dit Poisson, ça commence à faire un peu désordre... - Et comment je fais, moi, trépigna le petit homme, pour rester le Gouverneur le plus sécuritaire à l'ouest du Rio Grande si tous les quatre jours ça défouraille à tout va ? - Il faut bien admettre qu'avec toutes ces odeurs de poudre noire, ça sent le roussi pour votre matricule, Votre Munificence, reconnut le joufflu avec un sourire en coin. - GayHiHan, approchez ! Ordonna Magypolka. Reprenons l'enquête. Origine des victimes ? - Orques verts et gris. - Encore ! Vous le faîtes exprès ou quoi ? - Je n'y peux rien, Majesté. Dès que j'aurai le numéro du tueur, je lui demanderai de respecter les quotas en ajoutant un Hobbitt bien pâle et deux Comtois pur jus sur sa liste de victimes. 324


- Il n'y a pas que la culture de l'autre qui me sort par les yeux, répondit Nulco. Il y a aussi votre humour, HiHan, il est à ch... - Mille excuses, Excellence, c'était juste pour dérider... - Pas bon, cette affaire, pas bon du tout pour nous, conclut le petit homme. L'autre revint à la charge. Il avait besoin de consignes. Pas question de prendre des initiatives intempestives qui pouvaient agacer. « Y a peutêtre un truc à en tirer... Comment on exploite ? » - On n'exploite pas, trancha Nulco. Cette affaire peut se transformer en boomerang qui va nous revenir en pleine poire ou en boule puante qui va nous empester grave... - Alors qu'est-ce qu'on fait ? - Service minimum. Vous me programmez un hommage solennel dans la cour de la caserne avec tout le tralala habituel : bidasses au carré, sonnerie aux morts bien lugubre, drapeaux en berne et familles en larmes... - A ce propos, fit GayNoeud qui cherchait à racheter sa cuistrerie par une louche de compassion, la femme d'une des victimes était enceinte de sept mois. Très mauvais pour l'image. 325


Ca va faire pleurer dans les chaumières... - Et un tueur fanatique genre géozazi, vous croyez que ça va plaire ? Lança Nulco très en colère. - Sûrement pas... Il n'y aurait rien de pire pour nous que d'avoir un Vraibic comtois sur les bras ! (NDA : Vraibic est un assassin viking célèbre pour avoir trucidé à l'abalète lourde des dizaines de jeunes campeurs au nom d'idées aussi nauséabondes que le zazisme, la bétonnerie et la secte-Douille. D'abord déclaré irresponsable par un aréopage de druides de l'âme pas très nets, il fut ensuite considéré comme digne d'être jugé. Il a déclaré ne rien regretter et finira ses jours à se cailler les miches dans quelque geôle glaciale des lointains confins du Septentrion et il ne l'aura pas volé.) Je me demande donc s'il n'est pas urgent d'attendre. Peut-être que le dingue va finir par se calmer de lui-même... - C'est cela, GayHiHan, restons prudents... Wait and see, comme disent les Britons. Et puis, 3,5 bidasses d'abattus, ça fait partie des risques du métier après tout. Quand ils signent, ils savent qu'ils peuvent y rester. C'est dans le contrat. - Sauf que la Comté ne fait pas partie du 326


théâtre des opérations, Sublissime Altesse, objecta GayNoeud. - Pas encore et manquerait plus que ça ! Fit Nulco. Enfin, espérons que tous les abrutis qui veulent me piquer la place vont avoir la décence d'observer un temps de silence et mettre une sourdine à leurs jérémiades... - On peut toujours rêver, Majesté, persifla Poisson. Et en effet, il se murmurait déjà un peu partout que la Comté devenait un pays dangereux, que Nulco y laissait oeuvrer un monstrueux tueur ouaciste et qu'il était bien incapable de l'arrêter. Quatre petits jours plus tard, le monstre récidiva. Mais cette fois, il prit pour cible l'école Davidienne Tora, Tora, Tora de PinkTown. Déboulant sur son engin repeint en blanc, il trucida d'autorité trois malheureux bambins et leur religieux de père. Et avec un sang froid à vous glacer sur place. Allant jusqu'à les achever dans la cour de récréation. Des témoins horrifiés le virent attraper une petite fille par les cheveux et l'abattre comme on le ferait d'un petit animal. On atteignait maintenant le summum de l'horreur et de la barbarie, l'abomination de la désolation. 327


Jamais personne n'avait assassiné de façon aussi cruelle de pauvres petits davidiens innocents. L'émotion soulevée dans tout le pays était si énorme que Nulco mit son compère Couardfini sur le coup avec ordre de mettre les bouchées doubles. Plus question de tergiverser. - L'affaire est trop grave, dit le Gouverneur, il me faut un coupable et au plus vite. Ca ne sent plus le roussi, mais carrément le cramé. Anne Roux du Béarn et RDDTM (RouDouDouTouMou) sont en train de me faire porter le chapeau, enfin, disons le bonnet d'âne. Ils racontent partout que si je n'avais pas surfé sur les fractures sociétales et si je n'avais pas dressé les Comtois les uns contre les autres, avec vos petites phrases GayHiHan, cela soit dit en passant, le ouacisme et l'antimimétisme ne se seraient pas déchaînés ainsi... - Dans votre malheur, il y a de petites éclaircies, intervint le joufflu. Méchanlon s'en est encore pris à sa cible favorite, la blondasse Océane Le Grogneux. Il a dit que si elle avait accepté d'avaler son steak caché en faisant moins de chichis, c'est à dire sans chercher à savoir si la viande était pâle ou chère, elle n'aurait pas donné 328


l'idée à un zazistérique furieux d'aller trucider de pauvres petits bambins qui ne demandaient qu'à vivre heureux. Du coup, elle vient de perdre 2° sur les thermomètres... Cette fois, Nulco fit mettre le paquet pour retrouver l'enragé. Toutes les polices, tous les prévôts, tous les gens d'armes et hommes de guet de la Comté furent mobilisés. Et à peine 48 h plus tard, Couardfini, le grand patron des services discrets, lui annonçait fièrement : « Ca y est, Excellence, je sais qui a fait le coup ! Cet idiot s'est fait piéger par une trace de bave dans l'infosphère, par son adresse huppée et par ses appels de bigophone à roulettes... » - On s'en tape ! Grogna Nulco. Cékikaféssa ? - … J'ai mis mes meilleurs profileurs sur l'affaire, mes rois de l'écoute, mes plus grands mages, mes plus distingués devins, mon détecteur de carré magique de troisième dimension et même mon lecteur de disques durs. Ils se sont retrouvés avec la bagatelle de 574 suspects et autant de présumés coupables sur les bras. Et bien mes gars, ils l'ont trouvé le type et plus facilement qu'une aiguille à tricoter dans une motte de 329


beurre. C'était le seul qui était allé en villégiature au Gaganistan... - Qu'est-ce que vous me racontez, Couardfini ? Ce serait un orque vert lui aussi ? Le monstre ne serait pas issu du ventre fécond de la bête immonde ? - Bien sûr que non, Majesté. L'orque en question s'appelle Mahmoud Al Arhame. Un jeune paumé bien connu du prévôt. Il s'est retranché avec armes et bagages dans l'une de ses demeures... - Parce qu'il en a plusieurs ? Serait-ce un noble ou un joueur de soule ? - Non, il n'est ni sang bleu ni sportif de haut niveau. Et oui, il dispose de deux ou trois habitations. Rien de bien luxueux, juste des clapiers en hauteur. Ce qui est un peu bizarre c'est qu'il a plusieurs charrettes et carrosses à huile noire et tout un arsenal : épées, poignards, arcs, flèches, arbalètes, masses d'armes, frondes, lanceboulettes et même une cuirasse en parfait état de marche... - C'est bien ennuyeux... Quoi d'autre ? - Il a travaillé un temps dans la réparation de carrosses, puis s'est retrouvé au chômage après 330


un court séjour à l'ombre, dit Couardfini. Inculpé à 15 reprises, il était bien connu de mes agents. Il vivait d'expédients et du Revenu Social de Survie (RSS, 400 dolros net) Et c'est là que l'impayable GayHiHan crut bon d'intervenir : « On envoie qui pour arrêter l'orque forcené ? Le JGAN, les justiciers-gens d'armes-neutralisateurs, ou le RAID, le réseau d'adoucisseurs pour imbéciles déchaînés ? - Je choisis le RAID, lui répondit Nulco. Le forcené n'a pas pris d'otage. Le groupe des adoucisseurs me semble plus à même de négocier en douceur avec l'orque Mahmoud et de l'amener gentiment à se rendre sans faire d'histoire. - Et pourtant le JGAN aurait pu régler l'affaire plus vite, objecta GayHiHan. - Pas question ! Je ne veux pas d'eux. Ce sont des covebois. On sait comment ils procèdent. Ils tirent d'abord et ils discutent ensuite. Moi, il me le faut vivant ! Vous entendez, vivant ! Ne m'en faîtes pas un martyr de la cause verdâtre ! L'affaire dura plus de trente interminables heures. Les négociations ne menèrent à rien. L'orque déclara refuser de finir les armes à la main avant de dire le contraire. Cette capture 331


s'éternisait. La Comté devenait la risée du monde entier, alors Nulco donna le feu vert pour l'assaut final. D'un seul coup, ça se mit à flinguer à tout va ! Une fusillade digne des pires films de Corentino ! Trois cent trous de balles, vingt explosions, trente vitres en miettes et un orque vert sautant par la fenêtre avec une arbalète dans chaque main. Tirant jusqu'à s'en prendre une entre les deux yeux, le seul point faible dans la cuirasse de l'animal. Bilan final : un règlement de comptes type OK Floral sans John Payne ni Flint Westwood, occupés ailleurs, et sans images, ce qui n'est pas trop bon pour l'audience et au bout du compte favorable à personne. Le Grogneux y laissa deux plumes de paon et se fit clouer le bec à grands coups d'amalgames plus ou moins dentaires. Anne Roux du Béarn et l'ami Molette regrettèrent secrètement d'avoir perdu leur sang-froid et d'avoir cru voir des zazis partout. Méchanlon en fut pour ses postillons et ses coups d'épée dans l'eau. Il gardait son score à deux chiffres et n'en fanfaronnait que plus. Quant à Nulco, après avoir porté un temps de chapeau, il ne raflait pas la mise, loin de là. Trop d'agitation, trop de 332


tergiversations et trop de mauvaises pioches. Rien de ce qui s'était passé n'était pour rassurer les braves Hobbitts. Et tant de questions restaient sans réponse... - Combien restait-il d'autres illuminés du même acabit ? - Comment ces sauvages se finançaient-ils ? - Pourquoi ce monstre s'en était-il pris aux Davidiens, aux braves orques verts et finalement à tout le monde ? - Dans quelle boutique low coast se procurait-il ses armes de guerre ? - Etait-il crédible qu'un tueur solitaire ait pu agir sans bénéficier de la moindre complicité ? - Pourquoi n'avait-on pas utilisé de boules puantes pour le faire sortir de sa tanière ? - Pourquoi ne l'avait-on pas surveillé plus étroitement ? - Qui avait été assez idiot pour croire à son histoire de tourisme au Gaganistan ? - Pourquoi l'Empire du Soda Sucré le trouvait-il dangereux au point de lui interdire l'entrée sur son sol et pas la Comté ? - Pourquoi ? - Comment ? 333


Une seule chose était sûre : maintenant, l'orque tueur ne répondrait à aucune de toutes ces questions. Et c'était bien dommage...

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CHAPITRE 27 Panique à bord ! Ca sent la fin, sauve qui peut !

Le petit homme avait eu beau rassembler une impressionnante foule de hobbitts bleus place de la Discorde, le coeur n'y était pas. Franck Nullande avait rameuté largement autant de supporters roses sur l'esplanade de VingtScènes. Et avec concerts gratuits, barbe à papa, eskimos glacés et boules de gomme en prime. Le bras de fer entre les deux favoris continuait de plus belle sur fond des drapeaux blancs du changement de maintenant et des gonfalons tricolores empruntés aux bleus marines d'Océane Le Grogneux. Les spécialistes s'étaient livrés à une bataille de chiffres. Combien de bleus entassés sous la pluie ? Combien de roses de l'autre côté de la capitale ? Combien de cars payés pour rameuter toutes ces foules ? Personne ne cherchait à savoir combien tout cela avait coûté aux Comtois. Seuls les candidats moins fortunés se plaignaient de ces rassemblements monstres. Travaillant toujours 335


dans la finesse et la dentelle, Le Grogneux père parla même de rassemblements dignes de Nuremberg et de NS comme national-socialiste... - Avec ses déclarations à la noix, ce gros porc zazi va m'empêcher de siphonner les votes de ces abrutis de Hobbitts bleus marines, se lamentait Nulco. La blondasse va me tailler des croupières et le RDDTM (RouDouDouTouMou, tel était le surnom que le petit gouverneur donnait à son futur successeur) va virer en tête dans la ligne droite du premier tour de piste. C'est quand même dur de se faire doubler par un apparatchik incompétent... Dans les ors de ses appartements privés du Palais Balisé, il se sentait bien seul avec Bianca Biondi, sa tendre épouse qui ne savait comment consoler le futur pré-retraité, et comment lui insuffler assez d'énergie pour aborder l'ultime combat avec un moral de vainqueur. - Pourquoi ne prendrais-tu pas quelques-uns de ces excellents cachets, mon amoureux ? Lui fit-elle en lui proposa toute une poignée de pilules multicolores. - Qu'est-ce que c'est ? Tu sais que je refuse de prendre la moindre drogue. Je suis un sportif. 336


100% clean. Tous les jours, je me coltine des kilomètres de bicyclette à pédales et de trottinage sans moteur ni roulettes... - Ca ne me rassure pas du tout... Regarde la vilaine mine que tu as. Tu es tout maigre, tu fais pitié... - Ca fait partie du scénario, Bianca. Il faut que j'apitoie... Une idée de GayNoeud... Mais ça ne marche pas tellement. J'ai beau supplier les Hobbitts de m'aider, ils n'ont pas vraiment l'air de vouloir... - Avale ce que je te donne. Tiens, commence par deux roses, je te les conseille. - Qu'est-ce que c'est ? - Rien que des extraits de plantes, rien que du naturel. Dans les roses, c'est de la rose. Dans les oranges, de l'orange... - Et dans les rouges ? De l'hémoglobine ? - Rassure-toi, c'est juste du jus de tomate ou de l'extrait de bigarreau à la gelée royale... - Ouf, j'ai craint le pire, soupira Nulco. Tous ces abrutis de conseillers ont beau me seriner de me faire caméléon, non seulement je n'y arrive pas mais en plus je n'y crois plus du tout ! Plus béarnais que le Roux, plus hollandais que l'ami 337


Mollette, plus verdâtre que l'omelette norvégienne oubliée dans une cave... - La pauvre, elle a glissé sur une peau de banane pas bio et elle est tombée dans l'escalier ! Tu n'as pas honte de te moquer ? Tu es vraiment cruel... - Et plus bleu que la vague d'un exutoire marin... - Ah, ça non ! Moi, je te déconseille cette surenchère bleuâtre, c'est nauséabond et contreproductif... - Pourtant, mes Grands Con-seillers m'y poussent allégrement. - Et moi, je vote Nullande si tu persistes... - C'est ennuyeux, parce que depuis que je fais donner du drapeau tricolore, ma cote a bien remonté. Je vire en tête au premier tour et tu sais combien c'est vital pour moi. - Arrête de te faire des films ! L'enquête d'opinion dont tu parles, tu sais de qui elle provient... - Oui, ce sont des copains... - Ils veulent te remonter le moral. Ils ont flanqué la Grogneux à 12 et le Méchanlon à 14. Tout ça c'est du pipeau et tu le sais parfaitement. 338


- Ca pourrait marcher. D'ailleurs Nullande appelle au vote utile dès le premier tour. C'est signe qu'il n'est pas si sûr de son affaire. Nulco avait avalé son lot de pilules. Il était un peu plus calme. Les tics s'espaçaient, les grimaces et les rictus se faisaient moins nombreux mais le moral ne remontait toujours pas. « Ce qui m'inquiète, c'est le second tour. Toutes ces saletés de sondes me donnent battu et largement... » - Ce ne sont que des estimations, voulut le rassurer Bianca, d'ordinaire tu dis toujours que leurs thermomètres, tu te les mets quelque part... - Je n'ai plus la tête à la rigolade. Qu'est-ce que je vais devenir quand ces enflés de Comtois m'auront jeté dehors comme un malpropre ? - Tu es avocat, tu pourras reprendre ton activité... Et puis tu deviendras conseiller pour des entreprises ou pour des gouvernements. Tu suivras la voie royale de tes alter égos, Gorbie, Quinton ou Blur... - Tu crois que je vais trouver de riches gogos assez bêtes pour m'embaucher ? - Arrête de te dénigrer comme ça ! Ah tu n'es pas drôle quand tu n'as pas le moral... Qu'est339


ce que ça va être quand tu auras pris ta pâtée, tu ne vas pas nous faire une grosse déprime quand même... Allez ! Hauts les coeurs ! On filera sur le yacht de Bouledorée, on se tapera la cloche aux Gentilles, il ne manquera pas de milliardaires pour nous inviter ! Ils nous doivent bien ça quand même... A cet instant, on frappa à la porte du bureau et un huissier à chaîne demanda d'une voix obséquieuse : « Puis-je introduire une importante délégation de ministres, secrétaires d'état et députés qui demande à être reçue ? » - Que me veulent-ils ? - Ils s'inquiètent pour leur avenir... - Quel avenir ? Est-ce que j'en ai un d'avenir ? Vous-même, en avez-vous un d'avenir ? Si les roses s'emparent du Palais Balisé, tout le monde sera viré, même vous, huissier ! - J'en doute, Majesté Suprême, car cela fait plus de trente ans que je suis enchaîné ici... Les gouverneurs passent et les huissiers restent... - Incroyable, fit Nulco. Vous n'avez quand même pas servi sous feu le Miteux Errant ? - Si, votre Altesse, même qu'il m'a tapoté l'épaule un soir où il était bien luné, répondit 340


l'autre avec une brume de nostalgie dans le regard. - Ca, c'est de la longévité, apprécia le petit homme. Ne faîtes entrer que le responsable du groupe. Le reste de la bande de nuls n'aura qu'à attendre dans l'antichambre. L'huissier sortit. Nulco se demanda si ce type n'était pas multi-carte. Pour avoir tenu si longtemps et avoir résisté à toutes les purges, il devait être rien moins qu'un agent double, un Janus, un bi-face, moitié bleu, moitié rose. Pas étonnant que lui-même ait été si mal secondé pendant ces cinq ans, avec une telle flopée de traitres et d'incapables... Il ne fut qu'à demi étonné quand il vit entrer Rosamonde Matelotte, boudinée dans un tailleur rose crevette de chez Fior. - Votre très haute Eminence, étant la déléguée représentative d'une large majorité de votre ancienne majorité gouvernementale, je tiens à vous remercier d'avoir accepté de me recevoir dans les temps difficiles que nous traversons... - Foin de palabres, venez-en au fait, Matelotte ! Que me voulez-vous encore ? - Je représente toutes celles et tous ceux qui 341


vous ont toujours été fidèles et qui le sont encore. Nous ne sommes pas comme ces gens de la diversité qui ont déjà quitté le navire comme des rats sentant arriver le naufrage. N'étant pas roses comme certains de vos sinistres d'ouverture, nous n'avons pas de pénates à réintégrer... Elle faisait allusion à la pétaradante Farida Marmara et à quelques autres qui, sentant venir la fin d'un règne, s'étaient rapidement rebarbouillés de rose et s'étaient ralliés sans le moindre état d'âme à Nullande. Tout l'art de la politique étant surtout de sentir d'où vient le vent et de toujours voler au secours de la victoire. Marqué du sceau infamant de la défaite annoncée, Nulco ne pouvait compter que sur l'appui d'une Proutin dévaluée, d'un Bourreleau alcoolo ou d'un Forain à 0%. Autant dire que dalle et nib de bulle ! - Je prends bonne note de votre fidélité, répondit-il d'un air hautain. Mais que ne m'avezvous soutenu plus vigoureusement pendant toute cette campagne ? Nous n'en serions pas là aujourd'hui ! Jamais vous n'avez été à la hauteur ! Et je n'aurais pas la cruauté de vous rappeler vos millions de doses de vaccins gaspillés, Matelotte ! - C'est de l'histoire ancienne, répondit la 342


femme politique. Aujourd'hui, ce qui importe c'est de savoir ce que nous allons tous devenir après la catastrophe... - Je ne me fais aucun souci pour vous. Vous ferez comme Franck Fion qui se présente aux élections de bourgmestre à Métropolis ! Ni plus ni moins... - Et si nous nous ramassons une veste ? Vu que, dans la foulée de l'arrivée de Flanby au pouvoir suprême, il y a fort à parier que la vague va plutôt être rose que bleue... - Vous retournerez à vos chères études, Matelotte. Je suis sûr que dans la pharmacie, ils sauront vous renvoyer l'ascenseur... - Je n'en suis pas aussi certaine que vous, votre Altesse. Et puis je pense aux autres, la petite Florizay, le gentil Doppé, le brave Fernand, la gentille Médrano, le petit Badugroin, qu'est-ce qu'ils vont devenir ? Vous n'allez quand même pas les envoyer pointer au Pôle Emploi comme de vulgaires prolos... - Faîtes comme moi ! Reprenez vos anciennes professions en attendant des jours meilleurs. Car ils viendront les jours meilleurs. Avec la situation que va trouver RDDTM, je lui 343


donne pas trois mois pour se transformer en syndic de faillite. Il va pas faire long feu le trip bisounours-chamallows... - C'est facile de retrouver une activité quand on est avocat, mon chéri, intervint Bianca. Pense un peu aux autres, à tous ceux qui ne sont qu'énarques de base, sans grande qualification, bons à tout et bons à rien. Ils n'ont pas ta chance... - Arrête, Bianca ! Tu viens de me donner une idée. Tu vas voir, elle est géniale ! Je fais paraître un décret-loi qui donne la possibilité à toute personne ayant exercé des responsabilités ministérielles pendant, disons trois mois, de les faire valider par un diplôme qui leur permettra de devenir AUTOMATIQUEMENT AVOCAT, sans passer par la case fac de droit ! C'est-y pas merveilleux ça ! Un immense sourire de gratitude s'étala sur la large face rubiconde de Rosamonde qui se confondit en remerciements et courut annoncer aux autres la bonne nouvelle... - De l'art d'entretenir l'amitié, fit Bianca très en verve ce jour-là. *** Quelques jours plus tard, les Hobbitts, fort 344


las d'une campagne électorale aussi longue et aussi terne, allèrent voter nombreux, ce qui surprit fortement sondeurs et politologues distingués. Le dépouillement donna les résultats attendus... Enfin presque... Nullande (28%) caracolait en tête. Nulco (27%) se retrouvait le premier gouverneur classé second pour sa réélection. Pour une claque, c'en était une grosse ! Le Grogneux (18%) était toute fiérote d'avoir obtenu un meilleur score que son vieux père. Méchanlon (11%) l'avait mauvaise et se sentait floué. Il rongeait son frein, en attendant un troisième tour social bien saignant. Anne Roux du Béarn (9%) regrettait ses autres 9% perdus... où, comment ? Il n'en savait rien. Les cinq autres se partageaient de ridicules 1 ou 2%... Nulco réunit encore une fois son staff de choc : les deux Gay (Noeud et Hihan), Jupperaide, Doppé et Médrano qu'il avait aligné comme une bande de mauvais élèves mis au piquet. Ils restaient debout, mains au dos et tête basse. L'heure était aux comptages et recomptages de voix. Comment faire pour contrer le mauvais sort ? Comment inverser la tendance ? Comment faire aimer ce qui est détesté ? 345


Comment faire prendre des vessies pour des lanternes ? Ou un pyromane pour un pompier ? Telles étaient les angoissantes questions qui occupaient tous ces grands esprits. - Débrief, lança le petit homme, débriffons, débriffez ! - Ce n'est pas si mauvais, Nulco, se lança Médrano qui, toujours embrumée par les vapeurs de son idolâtrie maladive, en avait oublié jusqu'aux formules de politesse exigées par l'étiquette. - Je comprends que ces résultats vous mettent la tête à l'envers, Médrano, répliqua sèchement le petit gouverneur. Néanmoins, la dignité de la fonction n'autorise pas ce genre de familiarités... - Excusez-moi, Sire-Majesté, je voulais juste dire qu'en s'y prenant bien, rien n'est encore vraiment perdu. On pourrait rameuter les abstentionnistes... - C'est fait. Les Comtois ont voté plus nombreux que prévu... - Ca aurait dû être bon pour vous. - Et bien, ça l'a pas été ! - On pourrait ramasser les Oranges... insista 346


Médrano. - Cette tête de bois d'Anne Roux du Béarn ne veut rien entendre. Et les sondes disent que ses électeurs vont se rabattre sur le 50/50... - C'est pas une affaire ! - Il vous reste toujours les 20% de bleus marine. - C'est pas gagné. La blondasse veut ma peau pour faire exploser le parti bleu et reformer autour d'elle un nouveau pôle à droite. - Elle prend ses désirs pour des réalités, cette toquée, fit Jupperaide. - N'empêche que là encore, ça va donner du 50/50... - Même pas sûr, rétorqua le crâne d'oeuf toujours aussi pessimiste. - Moi, ce que je ne comprends pas, fit Doppé, c'est comment s'additionnent les voix. Si j'ajoute tout, ça me donne 28 + 11 + 2,2 + 1,2 + 0,7 + 0,3 soit 43,4 pour Nullande et 27 + 18 + 9 + 1,9 soit 55,9 en faveur de votre immense Eminence. Arithmétiquement, vous devriez gagner ! - Doppé, vous me décevez. Pour arriver à ça, il faudrait que je siphonne la totalité des voix 347


bleues marine et la totalité des voix oranges. Vous vous rendez compte du grand écart que vous me demandez de réaliser. Tous se regardèrent en pensant aux jambes ridiculement courtes de leur lider maximo. Sûr que si la nature ne s'y prêtait pas, cette prouesse d'acrobate de cirque n'allait pas être facile. - Non, c'est pas gagné, confirma Jupperaide. Car moi qui sais aussi me servir de la calculette, je ne rajoute que les 50/50 des deux guignols et ça me donne 43,4 + 5,5 + 4,5 soit 53,4 pour Nullande. - Et là, c'est râpé, fit Nulco en s'effondrant dans son fauteuil. Que les carottes soient râpées ou cuites, c'est foutu ! D'autant plus que pour certains, les votes s'accumulent alors que pour d'autres, ils se retranchent. Et chaque jour qui passait rendait un peu plus certaine la défaite annoncée par les thermomètres d'opinion. Les sondes étaient unanimes pour un joli 54/46 au second set et les manoeuvres dilatoires du genre trois débats au lieu d'un seul entre les deux tours n'y changeaient rien. L'ami Mollette pouvait même se permettre de mener la danse et de refuser cette triple 348


rencontre au nom de la tradition dĂŠmocratique et des pommes de terre frites...

349


CHAPITRE 28

« Je suis seul responsable de ma défaite »

Quelques jours après le coup de gong qui marqua la fin définitive des ambitions de Nulco, dans le grand amphi de Chancepot, officiait sur le sujet, le célèbre druide-politologue Christian Sorbier. Echarpe rouge autour du cou, mèche dans l'oeil et visage blafard en lame de couteau, ce grand intellectuel des médias et éditorialiste de l'hebdomadaire « Le Rapide », donnait une conférence très attendue devant un parterre de jeunes étudiants très divers et pas très attentifs. En effet, depuis quelques années, de nombreux orques de différentes couleurs avaient été admis dans cette prestigieuse grande école rien que sur leur bonne mine et mauvaise volonté et, ce jourlà, ils étaient venus en masse assister au cours. Sorbier leur proposait de décrypter les raisons de la chute de la maison Magypolka en faisant retour sur les derniers jours et les dernières heures de ce que certains dans la Comté libérée appelaient « les années de plomb de Sarkoléon » et d'autres 350


simplement : « La Saga d'un petit homme ». - Sans doute vous demandez-vous comment un personnage aussi brillant, aussi médiatique et aussi universellement apprécié à l'étranger a pu aussi facilement passer à la trappe, c'est à dire de la lumière à l'ombre, des feux de la rampe et des ors de la République à la petite chaumière du Cap Noir où il se terre actuellement en compagnie de la toujours belle Bianca Biondi. Il faut vous dire, mes jeunes amis, que « la roche Tarpéienne est proche du Capitole... » Il arrêta un instant sa péroraison, réalisant qu'il venait de franchir sans le vouloir une ligne rouge culturelle. Déjà les jeunes regards se troublaient. Les étudiants s'agitaient, s'interrogeaient entre eux ou se mettaient à tapoter fébrilement sur leurs pads et autres palms. - A quoi venez-vous de faire allusion, maître ? Lança une jeune orque noire dépourvue de tout complexe. - Faut-il donc toujours tout vous expliquer, jeunes gens ? soupira Sorbier en levant les yeux au ciel. Suivre le cursus à Chancepot demande un minimum de culture générale, que diantre ! - Oui, ben, on y a pas eu droit dans nos 351


boîtes ripoux because la scrimination ! Alors à vous de pallier à nos blems ! Répliqua du tac au tac une jeune Comtoise d'origine péniboise en secouant de longues dreads adornés de perles en plastique. - « Pallier nos problèmes », si vous n'y voyez pas d'inconvénient. Pallier est un verbe transitif, Mademoiselle. - Tu vas pas gonfler la soeur avec tes putains de verbes, bouffon, contrattaqua un orque vert passablement agressif. Accouche avec tes histoires de roches et de tarpés ! C'était quoi c't'affaire ? Du shit ou de la gounia ? - Rien à voir avec de la drogue, répondit Sorbier en se forçant à garder son calme et en se disant qu'avec un tel public il ne volait pas l'argent qu'il gagnait. La roche Tarpéienne, jeunes gens, est une crête rocheuse située à l'extrémité sud-ouest du Capitole à Rome. C'était de là qu'étaient précipités les criminels et même ceux qui souffraient d'une déficience physique ou mentale. - Voilà une idée qu'elle est bonne, s'écria un tondu, on aurait dû faire pareil avec Nulco ! Le balancer dans un précipice ! 352


- Ouais, on aurait vu s'il aurait été capable de voler, ajouta un autre. -... Et ceci jusqu'à la fin de la République Romaine, reprit Sorbier sans se démonter. Et comme le Capitole représentait le lieu du pouvoir suprême, cette citation latine « Arx Tarpeia Capitoli proxima » est encore employée de nos jours pour signifier qu'après les honneurs, la déchéance peut rapidement arriver... Les étudiants se sentaient à la fois déçus de cette explication et envieux du savoir de leur druide. Un grand barbu mal débarbouillé en profita pour glisser méchamment : « On s'en bat les c... de la romantique, qu'elle aille se faire enc... ailleurs. Nous, ce qu'on veut que vous nous racontiez c'est comment ils lui ont bien niqué sa mère à cette saloperie de nain de jardin... » Pour tout dire, ils ne s'en lassaient pas. La chute du petit homme avait servi de prétexte à des soirées de fêtes bien arrosées et bien ventilées à l'aide de fanions et oriflammes de toutes sortes de tribus lointaines. Et ces gens ne semblaient pas fatigués le moins du monde. Ils en redemandaient. - C'est très simple, reprit Sorbier en rajustant son écharpe rouge. Le comte de 353


Magypolka n'avait plus qu'une seule et unique carte à jouer. Une sorte de va-tout, de dernière chance pour inverser la tendance. Du moins le croyait-il peut-être, quoi que j'en doute. Tout pouvait basculer lors du Grand Débat, cette dernière joute, cet l'ultime duel. Nulco était persuadé qu'il allait carboniser, vitrifier, pulvériser Nullande. Qu'enfin sa nullité et son incapacité à diriger un grand pays comme la Comté allait sembler évidente aux petits Hobbitts. Mais rien ne se passa comme il l'avait prévu. Super préparé par son staff, RouDouDouTouMou, (RDDTM), bien dopé au gragras et aux flénoïdes ouallons, arriva tout dur, bien décidé à ne rien lâcher et sût rester ferme sur ses positions pendant trois longues heures. Nulco se retrouva dans la mauvaise posture de l'outsider contraint à ferrailler sur le terrain de son adversaire qui le renvoyait sans arrêt dans les cordes, c'est à dire à son bilan calamiteux. - Mais intervint une charmante orque jaune aux mirettes à peine bridées. Son bilan n'était pas aussi mauvais que vous le dîtes ! Sur la même période, bien des états de l'Eurolande avaient eu de pires résultats économiques que ceux de la 354


Comté... - Ouh, ouh, ouh... hululèrent plusieurs grandes gueules juchées en haut des gradins. Qu'est-ce qu'elle nous chante la niaquée ? Le Nulco c'était rien qu'une pauv' tar' de balletringue, un sale enc... de sa race, normal que tout le monde a voté cont'lui, tassepé ! - S'il vous plait, messieurs, intervint le druide-politologue dont la pâleur virait au vert, n'insultez pas votre camarade qui, dans l'absolu, n'a pas complètement tort et pas totalement raison non plus. En politique, rien n'est vraiment quantifiable objectivement. Beaucoup de choses relèvent du ressenti, de l'impression... Pour en revenir au débat, les deux compétiteurs s'embrouillèrent dans des batailles de chiffres à n'en plus finir. Nulco citait ceux du BIT... - Oh, le dégueu... , brailla un crétin qui ne savait pas que cet acronyme signifie « Bureau International du Travail ». - ...Alors que Nullande se référait à ceux de l'OCDE, continua Sorbier bien décidé à aller au bout de son exposé sans se laisser interrompre par d'aussi sottes interventions. Vous devez comprendre que Franck Nullande avait beau jeu 355


de répéter à qui mieux mieux qu'il n'était pas question de continuer une politique qui n'avait pas marché et qu'il était préférable d'embrayer sur son « Changement de maintenant » ! Avec lui, tout le monde allait se rassembler, les finances seraient rétablies et l'économie réactivée. Nullande se faisait donc fort de ranimer l'espoir dans un avenir meilleur alors que Nulco n'avait que « du sang, de la sueur et des larmes » à proposer. - Et de la scrimination, ce sale ouacisse, marmonna quelqu'un. - Puis, Franck Nullande embraya sur une sorte de très longue litanie dans laquelle chaque phrase commençait par « Moi, Président de la République... », une anaphore, jeunes incultes, une anaphore magnifique qui marqua les esprits au fer rouge. Avec maestria, il pratiqua la très efficace technique du matraquage ou du martelage inspirée du célèbre forgeron Vulcain... Avant que vous ne m'interrompiez avec des « Qui c'est Vulcain ? », je vous explique que chez les Romains, Vulcain était le Dieu du feu, des métaux et de toutes les matières qui brûlent. Il était toujours représenté par un colosse aux 356


impressionnants biscotos en train de frapper sur l'enclume avec un gros marteau... - Sorbier, putain, tu nous les gonfles grave avec tes histoires de vieux Romains ! Lança un hurluberlu tatoué et piercé de partout. Finissonsen avec la fin du nabot qu'on puisse aller signer la feuille de présence et toucher la prime ! - Je vois combien la fin dramatique d'un personnage aussi éminent vous passionne, ironisa Sorbier. Pour vous complaire et ne pas abuser de votre patience, je vais faire court. Nulco tenta de ramener à la règle d'or (si chère aux oranges), c'est à dire à une gestion saine des finances publiques, mais il se retrouva vite rejeté dans les cordes. Il était plutôt mal placé pour donner ce genre de leçons. Alors il parla d'un choix stratégique, d'un monde dangereux et de ses capacités à tenir le cap avec fermeté. Il osa même une tirade sur sa « passion pour la France », sans doute pour charmer les oreilles des bleus marine. A titre de scud ravageur, Nullande lui balança qu'il avait exercé « un gouvernorat partisan ». Nulco manqua d'en avaler sa chique, lui qui avait pris des sinistres roses ou zissus de la diversité dans tous ses gouvernements ! Il reprit un tout 357


petit peu l'avantage en sortant qu'il avait participé à tous les débats européens alors que Nullande n'avait participé à aucun. Et pour cause, il n'était pas aux affaires. Nulco reprocha vertement à Nullande de ne pas avoir voter la loi interdisant le bâchage des femelles orques vertes. Il ironisa sur sa « normalité qui n'était pas à la hauteur des enjeux ». Bien entendu, l'autre se battit pied à pied, récusa tous les arguments et se permit même une pointe d'humour en remarquant que Nulco était toujours content de lui quoi qu'il fasse. Résultat : le candidat-gouverneur ressortit du plateau lessivé, démoli et presque atomisé. Il serra la main de son adversaire en lui disant « A bientôt », une façon de prendre date pour la remise des clés du Palais Balisé. Il savait qu'il avait perdu et que quoi qu'il fasse, il ne pourrait jamais rattraper son retard... - Ouais mais Nulco ou Nullande, c'est bonnet blanc et blanc bonnet ! Lança d'une voix de stentor un orque noir assez déchaîné. Jusqu'à quand allons-nous devoir supporter ce genre de gouverneurs bidons, nous autres, les divers ? On pourrait pas arriver quand même à faire monter sur le trône un homme qui nous ressemble ? 358


- Cela viendra sans doute un jour; mon garçon, lui répondit Christian Sorbier avec un grand calme. Un peu de patience. Vous aurez votre Ouba, vous aussi. Mais permettez-moi d'en finir avec ce débat qui ne régla rien. Nulco eut beau pointer chez Nullande le mariage des invertis, le droit de vote accordé aux orques étrangers, le matraquage fiscal et même faire une lourde allusion aux turpitudes de l'obsédé sexuel rose, Denis-Trousse-Poulettes, rien n' y fit. Il sortit battu à plate couture. Nullande lui avait tenu la dragée haute. Il avait mené le débat de bout en bout. Sans commettre la moindre erreur, il avait réussi à convaincre et à ratisser large, ce qui était son but. Nulco ressortit en regrettant de n'avoir pas pu charger plus sur les soutiens venus d'orques verts douteux comme le sulfureux Barrick Abadan, l'intellectuel partisan d'un moratoire pour les lapidations d'orques femelles ou sur les affaires peu ragoûtantes de certaines officines roses des confins de la Comté. En fait, il n'avait rien à regretter. Chaque tir de torpille supplémentaire aurait immédiatement déclenché une riposte de même niveau. Franck Nullande avait gardé sous le coude l'histoire du bus piégé 359


de Kawouachi au Kakistan et le crapuleux financement de la précédente campagne de Nulco par le Grand Satrape des Sables... - Vous savez, Maître, nous, on a pas vraiment suivi le truc, fit une jeunette avec des mèches rouges et vertes, c'était trop long et trop nul ce débat... - Bien sûr, je comprends que la politique puisse vous sembler rébarbative, admit Sorbier. Mais enfin, si vous êtes inscrite à Chancepot, Mademoiselle, c'est quand même pour y suivre des études politiques. Un jour, peut-être serezvous à la place de ces messieurs. Vous réaliserez alors que rien n'est simple, que rien n'est jamais acquis et que la politique est un art difficile... - Oui, mais les places doivent être drôlement bonnes, répliqua un grand rouquin barbu, sinon, ils ne se les disputeraient pas avec autant d'acharnement. - Vous ne croyez pas si bien dire, jeune homme, admit le politologue. Mais revenons aux dernières heures de Nulco. Peu de temps après, il apprit rien moins qu'une suite de très mauvaises nouvelles. Jusqu'à la fin, les sondes restaient bloquées sur la victoire de Nullande. Elles 360


annonçaient des 53/47 et même des 54/46. Déjà les Roses réservaient un peu partout places publiques, salles des fêtes et gymnases. Le champagne était déjà au frais et les orchestres déjà prêts à faire danser jusqu'au matin le peuple des Hobbitts libérés du petit tyran teigneux. Et pour achever l'animal, personne ne daigna se rallier à Nulco. Océane Le Grogneux déclara qu'elle voterait blanc. Pire, Anne Roux du Béarn annonça qu'à titre personnel il voterait pour Nullande et qu'il laissait chacun libre de son choix. Le véritable coup de sabot de l'âne. Pas si étonnant après tout. Les courtes pattes de Nulco ne lui avaient pas permis de réussir le grand écart salvateur. Sans parler des erreurs de tactique, du mépris pour ceux qui n'étaient pas de son bord et surtout du rejet viscéral ressenti par une majorité de Comtois. Une sorte d'écoeurement, de ras le bol général... Le jour du premier mai, fête du « vrai » travail (autre dérapage malheureux), les trois rassemblements rose, bleu et bleu marine qui furent organisés dans la capitale ne changèrent rien aux rapports de force. Et le dimanche, les Comtois allèrent gentiment accomplir leur devoir électoral sans trop se faire d'illusions. La plupart 361


étaient plus ou moins conscients que nombre de catastrophes et autres affaires calamiteuses restées en suspens à cause de cette campagne électorale n'allaient pas manquer de leur tomber sur la tête une fois la parenthèse refermée, le champagne cuvé et les flonflons remisés. Aucun gilet pare-balles, aucun parapluie et aucun casque lourd ne serait suffisant pour s'en prémunir. A 20 heures précises, le score final tomba : 52/48. Il s'affina au fil des heures jusqu'à 51,6 contre 48,4. Nulco était battu assez nettement. Ses sinistres tentèrent d'atténuer le coup en disant que ce n'était pas la véritable plate couture et que tous les autres gouverneurs avaient été balayés ces derniers temps pour cause de crise. Franck Nullande fêta sa victoire dans sa bonne ville de Nulle. Nulco reconnut sa défaite avec dignité. Il poussa l'élégance et le fair-play jusqu'à dire qu'il était seul responsable de cette défaite et qu'il ne postulerait plus jamais à aucun mandat de ce type. Ses troupes atterrées découvrirent que leur minihéros se retrouvait atteint de flospinite aiguë, le soir même où Nathanaël Flospin ressortait de sa thébaïde de l'île de Raie et reparaissait sur les plateaux, rose et détendu après dix années d'exil 362


volontaire. Enfin débarrassés de l'homme qu'ils tenaient pour leur mauvais génie, les petits Hobbitts firent une grande fête sur la place de la Pastille en compagnie de nombre d'orques de toutes couleurs agitant toutes sortes de drapeaux et d'oriflammes exotiques. Une page se tournait. La Saga d'un petit homme s'achevait dans les rires, les danses et les chants !

FIN

(La « Saga d'un petit homme, tome 2 » est un livre inédit de CC.RIDER. Tous droits réservés. Copyright 2012) Pour retrouver d'autres productions du même scribe : http://www.etpourquoidonc.fr/

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