La zone d’intérêt de J. Glazer : chef d’oeuvre

The Zone of interest, d’après le roman de feu Amis, est du niveau des films de Kubrick. Ce dernier retira son projet Arian papers à cause de La liste de Schindler de S. Spielberg (Schindler’s List, 1993) qui, malgré son succès, suscita quelques remous à sa sortie. Comment représenter l’irreprésentable ? Quelques rares films ont réussi le pari ardu : l’étonnant La dernière étape de Jakubowska (Ostatni etap, 1948), La passagère (Pasazerka, Munk et Lesiewicz, 1963), le nécessaire Shoah de Lanzmann (1985) et Le Fils de Saul de L. Nemes (Saul fia, 2015, Grand prix à Cannes).

Glazer, qui nous émerveilla avec son incroyable Under the skin (2013) où Scarlett Johansson, en alien séductrice et dangereuse, déroute et joue l’un de ses meilleurs rôles, développe un dispositif surprenant, glaçant à la Haneke et pertinent. Filmer à distance avec dix caméras des plans lointains, un cadre fixe comme les frères Lumière, un montage strict, l’effet Koulechov sidérant, des contre-plongées déformantes, un bruit de fond incessant pour le hors champ, avec un énorme travail très fin sur le son. L’ouverture est un écran noir avec une musique dissonante de Mica Levi, égale à Ligeti ou Penderecki. Ensuite, des fleurs en gros plans, interrogeant la beauté, le statut de l’image entre le cinéma et la photographie.

Nous suivons le quotidien, presque comme Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles de C. Ackerman, (1975), d’une vie bourgeoise de la famille Höss se déroulant à côté du camp d’Auschwitz-Birkenau que le mari dirige. La femme, haineuse et cupide, vivant dans le déni, jouée par la désormais indispensable Hüller (Anatomie d’une chute, J. Triet, 2023), tente de rester belle en essayant une fourrure spoliée dans d’atroces conditions, s’occupe de ses nombreux enfants et de sa belle-mère, réveillée en pleine nuit par sa conscience, se consacre corps et âme à sa maison Bauhaus, à son jardin, à son train de vie, martyrise une servante – une jeune femme réduite à l’esclavage, y compris sexuel -, se soucie jusqu’à l’obsession de la possible mutation de son mari et de sa perte de confort et de qualité de vie. Un pique-nique bucolique en famille avec forêt de bouleaux que jouxte une rivière. Des transats dans le jardin. Jeux d’enfants. Discussion d’adultes dans la serre. Une réunion technique, remémorant La conférence (Die Wannseekonferenz, M. Matti Geschonneck, 2022) à propos des fours crématoires, dont nous voyons la fumée, tournants donc plus efficaces. A faire frémir.

Des échappées poétiques, une respiration, comme ces scènes d’intermède, régulières, en caméra thermique avec images en noir et blanc : un conte de Gretel en voix off, à partir d’un poème bouleversant d’un déporté en sous-titres, avec une petite fille, résistante, qui dépose la nuit des aliments pour les évadés ou exploités. La scène finale relève de l’installation d’art contemporain dans une photographie à la Gurski : le nettoyage dans un musée après un gros plan sur une pyramide de chaussures. Ce film, Grand prix à Cannes, est fascinant par sa richesse, où toutes les sensations sont convoquées, par le langage cinématographique original, par sa rudesse sans concessions. A voir absolument.

La Zone d’intérêt, The Zone of interest (Jonathan Glazer, 2023, US-UK-Pologne, couleurs) avec Sandra Hüller, Christian Friedel et Freya Kreutzkam.

Osage, etc.

Le 27e long-métrage de Scorsese est bon mais long. Il s’agit, à partir de l’enquête de David Grann (La note américaine, Globe, 2018), cet auteur de The lost city of Z, adapté lourdement par J. Gray (2016), d’une traditionnelle, voire classique, fresque historique américaine – dont j’ai nettement préféré Le temps de l’innocence (The Age of Innocence, 1993, d’après le roman d’E. Warthon, prix Pulitzer) -, un génocide, comme La porte du paradis (Heaven’s Gate, M. Cimino, 1980) mais aussi bien d’autres westerns où les indiens massacrés ont été souvent joués par des acteurs, souvent blancs, ridiculement grimés. Il s’agit de crimes commis entre 1918 et 1931 sur la communauté Osage du Grand Cheval en Oklahoma, assise, pour son malheur, sur du pétrole – j’ai préféré There will be blood (P. T. Anderson, 2007, ce membre du néo-Hollywood de C. Eastwood à J. Gray) quoique parfois artificiel. Pas de prohibition, pour éliminer les indiens à l’alcool ! Nous retrouvons une relation triangulaire, fondement de la tragédie : un vétéran débile interprété lourdement par Di Carpaccio, avec force prothèses à la Brando, le rapprochant d’Aviator (2004) et de reds necks, De Niro, à la tronche plissée, tout chafouin, et Mollie, jouée par l’éclatante Lily Gladstone (Certaines femmes, Certain Women, 2016 et First cow, 2019 de Kelly Reichardt), une interprétation qui sera retenue, laissant songer à la Mollie de l’Ulysse de Joyce. C’est un des plus beaux portraits de femmes depuis Bertha Boxcar (1974), Alice n’est plus ici (Alice Doesn’t Live Here Anymore, 1974), Le temps de l’innocence (The Age of Innocence, 1993) et Casino (1995). J’ai beaucoup ri en voyant les trognes plissées de Di Carpaccio, co-producteur, et De Niro cabotinant, j’avais l’impression d’assister à une caricature de théâtre japoniais, de la Commedia dell’arte à fond les potards, surtout quand les deux sont en gros plans. Etait-il nécessaire de se fader beaucoup de meurtres avec une complaisance dans l’horreur, vraiment gore, à l’autopsie ? La création du FBI, par cette ordure d’Hoover, sujet central du livre, aurait pu être développée. Jesse Plemons apporte sa touche d’étrangeté.

      Outre une caméra virtuose dans les plongées et, parfois, dans les contre-plongées expressionnistes, je retiens deux scènes. La scène de la punition chez les franc-maçons avec plafond bas à la Welles – dont nous notons ici les fausses images d’archives comme dans Citizen Kane (1941) – avec un cadrage hallucinant, englobant tout, en angle hollandais. La scène de l’incendie, laissant songer à Les moissons du ciel (Days of Heaven, T. Malick, 1978), ne s’exonère point d’une charge christique, comme une passion et une montée en croix – Scorsese n’a pu s’empêcher. La scène est graphiquement belle. J’aurais aimé plus appréhender la mode de vie des Osage, en plus de trois heures, cela aurait été possible. Reste, à la fin, à se rassasier de ce kaléidoscope humain lors d’une cérémonie Osage pour un western décalé, mâtiné de polar. La trop longue scène finale, juste un peu avant, est un moment de compassion – le cinéma filme la radio – où Scorsese, contrit et ressemblant de plus en plus à Woody Allen avec ses sourcils en circonflexe, émeut. Hommage est rendu au musicien de The Band, qui fit la musique avant de décéder peu après.

Allen : mort à Venise

Après une conférence de presse en catimini dans le jardin d’hiver de l’Institut Lumière où le tricard serine sa chance, Woody Allen, 87 ans avec le dos courbé, et son bob Hermès, en compagnie de de Laâge, Poupaud et Schneider se présente au public à l’Institut Lumière de Lyon pour l’avant-première de Coup de chance, un 50e film – entièrement tourné en français (faute de financement américain suite aux accusations sexuelles où Woody est ressorti blanchi par la justice), ponctué de jazz rebattu et répétitif comme Cantaloupe Island de Nat Adderley, tout comme un Paris de carte postale – comme déjà Minuit à Paris (2011) ou Emily in Paris du même producteur, Benoliel – avec Tour Eiffel à l’arrière-plan de l’Avenue Montaigne et l’écrivain, forcément bohème, dans les combles mais pas de baguette au bras comme Dujardin pour la cérémonie d’ouverture de la coupe du monde de rugby-, faible, peu inspiré, ennuyeux, un film du dimanche à la papa, au scénario et au dialogue paresseux, bien éclairé par Storaro (couleurs automnales, dans un ton cuivré lourd, saturées puis désaturées vers la fin ou le noir domine en intérieur : le passage est gros), inspiré de Mais qui a tué Harry (The Trouble with Harry, 1955), un film moyen d’Hitchcock. Deux longues ovations pour Woody pour l’ensemble de sa carrière. A noter Lemercier, surprenante, en détective (on a échappé à l’agence Duluc) qui nous extirpe momentanément de notre léthargie. La seule saillie drôle : être « délicieusement solvable« . Le dialogue de Niels est plat. Ce film n’est pas le coup de chance que fut le très réussi Match point (2005), révélant Scarlett. Allen, tout comme Polanski, est mort à Venise : leur carrière est derrière eux mais une surprise du dernier moment n’est pas impossible.

[Cinéma] Beau Limbo : noir, c’est noir

Une vraie baffe, ce seizième long métrage, un thriller flippant, entre Les bas-fonds de Renoir (1936) et Kurozawa (Donzoko, 1957), option Chien enragé (Nora inu, 1949) – mon polar préféré – à cause du flingue perdu, et les mains de mannequins dans Le baiser du tueur (Killer’s kiss, 1955) de Kubrick. A cause de la censure – le film hongkongais, très violent à faire passer Se7en (Fincher, 1995) et The Chaser (Chugyeokja, Na Hong-jin, 2008) pour des bluettes, est légitimement interdit aux moins de 16 ans -, le film est passé de la couleur au noir et blanc pour notre plus grand bonheur grâce à l’expressionnisme poisseux du directeur de la photographie, Cheng Siu Keung, proche du cinéma japonais des années 60-70 (Kobayashi, Okamoto, Misumi). Une scène de fuite d’un parking, quasi en split screen, est d’une beauté suffocante.

« Vous qui entrez ici, laissez toute espérance. », telle est l’inscription sur la porte de l’Enfer dans La divine comédie de Dante : pluie, déchetterie, poubelles, détritus dans un labyrinthe, sans abris (« On est pauvres et paumés, personne ne veut de nous »), parfois junkies, peuplent un univers clos et oppressant lardé d’un métro aérien noctambule. L’immigré japonais fou à bec de lièvre, un peu comme dans La charrette fantôme (Körkarlen, V. Sjöström, 1921 ; J. Duvivier, 1939) s’attèle à couper systématiquement la main gauche de jeunes femmes à l’aide d’instruments contendants rouillés comme une pelle, viole l’appât. Comme l’affirmait Renoir, chacun a ses raisons. Le scénario, un arc narratif circulaire (épanadiplose) et diabolique, tiré du roman Wisdom Tooth de l’écrivain chinois Lei Mi, est signé Kin-Yee Au, auteur de PTU (R, 2003), Judo (Yau doh lung fu bong, 2004), Triangle (Tit sam gok, 2007) de Johnnie To qui l’a parfois produit.

Le fils d’Ang Lee se tape une rage de dent, justifiant le titre en mandarin de Dent de sagesse, au sein d’un duo classique, jeune flic sortant de l’école contre vieux flic bourru. L’actrice et chanteuse chinoise Cya Liu, serinant « Je ne veux pas mourir. » tout en faisant montre d’une force de vie hors du commun, ne bénéficiera pas, dans le film, d’un traitement très #me too.

Grâce aux mérités prix de la photographie du Festival international du film fantastique de Catalogne 2021, prix du meilleur scénario, de la meilleure actrice, photographie et du meilleur décor du Hong Kong Film Awards 2022, Grand Prix et Prix de la critique du Reims Polar 2023, grâce à la pression du pręsident du jury – le plus américain des français -, Gimenez, Grand prix (prix du public) et prix du jury lycéen aux Hallucinations collectives 2023, le film sort finalement sur les grands écrans. De quoi être scotché au fond du siège.   Honni Soi qui mal y pense !

Limbo de Soi Cheang (2021, n & b, Hong Kong, 1h58, interdit au moins de 16 ans) avec Gordon Lam, Cya Liu, Mason C. Lee Sun, Ikeuchi Hiroyuki, Fish Liew, Hugo Ng, Sammy Sum, Hana Chan, Kumer So, Iris Lam, Fung Yuk-Cheung.

[Cinéma] Il Boemo : tout un poème !

Ce film, un biopic – classique, en flash-backs, sans être académique – est un miracle d’autant qu’il a failli ne pas exister, par manque d’argent : Václav exhume un compositeur émérite – formé, grâce à la bourse du comte Vincent von Waldstein, à Venise par l’organiste et compositeur Giovanni Battista Pescetti (1706-1766) -, baroqueux finissant, contemporain de Gluck et Haydn, précurseur du romantisme, l’imprononçable Josef Mysliveček (Prague 1737- Rome 1781, mort seul et pauvre de syphilis à cause de vénériennes vénitiennes), «  Il (divino) Boemo », le minotier aisé officiant essentiellement en Italie (Venise, Naples et Rome ; Turin, Milan, Bologne, Padoue, Florence), vingt-trois opere serie dans un style classique, plus de 80 symphonies, des oratorios, environ 8 concertos essentiellement pour violons, de la musique de chambre, des trios, quatuors et octuors. Ses opéras n’ont jamais été représentés après sa mort. Il existe peu d’enregistrements : un par Magdalena Kožená, trois enregistrements des années 70-80 de qualité médiocre de ses opéras. Fils de musicien et de documentariste, le réalisateur, de nationalité désormais française, a rencontré l’historien américain Daniel Freeman qui a publié aux Etats-Unis Josef Mysliveček, Il Boemo, The Man and His Music et Vaclav Luks, corniste, claveciniste, musicologue, chef d’orchestre et fondateur de l’ensemble Collegium 1704, pour tourner le portrait documentaire Confessions d’un disparu (Zpověď zapomenutého, 2015, Fipa d’or dans la catégorie Musique et spectacle en 2016), sur Josef Mysliveček, alors que Luks venait de monter l’opéra d’il Boemo, après avoir retrouvé la partition en 2013, L’Olimpiade, après des recherches à la BNF (Richelieu), la bibliothèque de l’Arsenal, les archives de Naples et la lecture de récits de voyage de Sade, Denon et le traité musical, Voyage musical, de Burney, les Mémoires de Casanova et le précieux témoignage de Mozart (1756-1791) – incarné ici par le jeune pianiste virtuose allemand Philip Amadeus Hahn loin de l’insupportable cabotinage d’Hulce dans le trop hollywoodien Amadeus de Forman (1984) qui rêvait de tourner un film sur Josef Mysliveček -, puisqu’ils se sont rencontrés deux fois (juillet 1770 à Bologne et, en 1777, à Munich), quand le génie avait une dizaine d’années, l’admirant au point de lui emprunter deux oratorios et l’ouverture de son premier opéra italien Mitridate à partir de l’ouverture de La Nitteti. Il a fallu réunir pour le chant diégétique, Raffaella Milanesi pour Se cerca, se dice, chanté par le castrat Marchesi, Emöke Barath et sa fraîcheur, Giulia Semenzato, Krystian Adam et Philippe Jaroussky, Simona Saturová, toute en rondeur soprano, chante hors cadre sous les traits de l’inénarrable diva Gabrielli (1730-1796), jouée par l’actrice italienne Barbara Ronchi. Ruiné, il Boemo fut physiquement ravagé par la syphilis, le génie Mozart l’éclipse, comme Dylan dans la fin d’Inside Llewyn Davis (frères Coen, 2013).

Images sobres à la lumière naturelle et bougies comme certaines séquences de Barry Lyndon de Kubrick (1975) – ce rogaton impressionnant de Napoléon – dont O’Neil semble se mirer dans l’acteur principal, très ressemblant, d’Il Boemo, Dyk, jouant un queutard où, comme chez Fellini, chaque femme ouvre un chapitre (l’élève énamourée et dévouée, l’aristocrate libertine, l’insupportable diva et la femme mariée avec mari méfiant et jaloux). Le choix du cadre est précis. Retrouvant la qualité légendaire de la photo chez les tchèques, citons la direction photo : Diego Romero. La caméra à l’épaule – beaucoup de plans rapprochés – permet de ne pas évoluer dans un film historique amidonné, nous sommes proches des personnes. Les scènes tournées à l’opéra au Teatro Sociale de Côme en son direct sont vivantes : l’opéra comme lieu de rencontres, y compris sexuelles ; parler ; manger ; des détritus jetés des loges de l’opéra avec dédain par les aristocrates sur le peuple du parterre. C’est un film, une étude de mœurs, sur un XVIIIe où, malgré les effusions de sentiments, les libertins, les classes sociales sont compartimentées avec inégalités, la condition de la femme n’est pas extraordinaire à cause de la soumission dans des rapports patriarcaux de domination, le statut de l’artiste, au destin instable, est peu enviable. Une scène, le roi de Naples, Ferdinand IV, déféquant devant le compositeur est un hommage à la culture italienne où il est recommandé au bébé, qui doit en être fier, de bien chier (ben cagato) dans le pot. Le Roi lui commande, dans cette posture, un opéra, Il Bellerofonte, qui triomphe en 1767 au Teatro San Carlo grâce à l’interprétation d’une des plus grandes cantatrices de l’époque, Caterina Gabrielli.

Il Boemo, film tchèque, italien, slovaque de Petr Václav. Avec Vojtech Dyk, Elena Radonicich, Barbara Ronchi, Lana Vlady, Alberto Cracco (2h20).

« Cinéma spéculations » de Tarantino : une tuerie

Préquel

                                Après la novélisation (2021, 2022) peu convaincante d’Il était une fois Hollywood, développé en minisérie (2019) – produits dérivés, quand tu nous tiens ! – après le film éponyme (2019) qui cartonna, QT étale noir sur blanc son débit de mitraillette, à faire pâlir Scorsese : les phrases, oralisées, transmettant l’énergie débordante de QT, sont entrelacées d’argot bienvenu – j’ai même découvert, malgré mon Dictionnaire des mots du sexe d’Agnès Pierron, une dénomination que j’ignorais pour « couilles » (merci au traducteur, Nicolas Richard); le cool se révèle gonzo – pire que la plume fine de Phil Garnier, spécialiste de contre-culture, de rock et de good Goodis[1] the bad – surtout quand il cause du cool Steve McQueen à l’art minimal. Tel fut le cas, sans traduction simultanée ou sous-titre, pour la modique somme de 44 à 77 euros avec téléphones portables consignés dans des pochettes, comme au concert de J. White, du Tarantino show, sans extrait de film, au Grand Rex lors des giboulées de mars, avec Frémaux, Directeur de l’Institut Lumière en Sieur Loyal mais pas au point de nous ramener dans l’ancienne capitale des Gaules, le gonze, qui fut prix Lumière 2013, au point de l’électriser (faire crier « Merci Simca » par le public pour la séance de Le Voyou de Claude Lelouch, 1970), présent lors du prix Lumière Deneuve 2016 pour booster un cru flagada[2]. Le mecton envoie du bois grave : son initiation n’est pas Dernier atout de Becker (1942), comme chez le trop intello mais curieux Tavernier – admirateur de Tarantino – qui échoua l’entrée de Sciences po Paris, au désespoir du père dont il n’est jamais arrivé à la cheville. Le livre hommage de Frémaux, Si nous avions su que nous l’aimions tant, nous l’aurions aimé davantage (Grasset, 2022), n’y fera rien : Tavernier restera plus comme passeur (QT cause d’A. Polonsky, Phil Karson et B. Boetticher comme Bébert) et engagé que comme réalisateur – un cinéaste de deuxième zone comme ce raté Dans la brume électrique (2009), le pompon, pour un spécialiste du ciné ricain (remémorons-nous l’interview de QT dans Amis américains), de se faire entuber par un producteur US, avec quelques rares saillies tout de même comme Le juge et l’assassin (1976), Coup de torchon (1981) et, surtout, Un dimanche à la campagne (1984). Ici, c’est une autobiographie en creux, un portrait diffracté d’un ciné-fils (S. Daney), que maman Connie emmenait joyeusement pour, notamment, le double programme qui tue, pour l’ado, le sidérant La Horde sauvage (The Wild Bunch, S. Peckinpah, 1969) et le stupéfiant Délivrance (Deliverance, J. Boorman, 1972), qui a mis, au fur et à mesure, art et transgression au même niveau.


           Parti pris

                QT nous présente des films (1967-1981), souvent des Revengeamatics, genre défini, contextualisé, avec la mauvaise foi réjouissante du cinéphile, et une analyse fine. Dégommer, au détour d’une note, Richard Brooks, aussi bien excellent réalisateur qu’écrivain, ce qui est rare, nonobstant engagé, je ne suis pas d’accord même si quand Quentin sulfate, c’est de la balle ! Trouver le remake Le convoi de la peur (Sorcerer, W. Friedkin, 1977), l’un de ses films préférés des années 1970, supérieur à l’original Le salaire de la peur (Clouzot, 1953 ; malgré le mauvais premier rôle de Montand, en Camargue, qui s’en sort uniquement avec ses qualités physiques enrobées dans son Marcel sexy) est abusif. Bonnie et Clyde (Bonnie and Clyde, A. Penn, 1967) par cet ancien critique de mauvaise foi, dans le mauvais sens cette fois, qui fit des films somme toute plan-plan – à part le cycle Doinel (1959, 1962, 1968, 1970, 1979) -, Truffaut, fort bien, mais il oublie d’écrire que Godard aussi a été mis brièvement sur le coup ! Lalo Schifrin, c’est bien, c’est riche, mais pourquoi au détriment de Quincy Jones, aux multiples talents (l’un de mes films préférés est Le prêteur sur gages, The Pawnbroker, S. Lumet, 1964) ? Il est possible d’aimer les Who et The Rolling Stones, non ?

Ce qui est génial, c’est que, outre le fait que QT ramène les jeunes à la lecture et au ciné, il contextualise : dans l’époque, contre quelle époque, les films contemporains ou simultanés, les inspirations mais surtout dans quelle salle de cinéma. QT est intarissable sur le Nouvel Hollywood – sans les délires baudrillardesques, chiants et pseudo intellos du Thoret ton comme tout français qui ne se respecte plus – en partant de l’inévitable Biskind qu’il dépasse, des « movie brats » (le « parrain » De Palma, alors que, classiquement, c’est plus Coppola qui détient cet honneur, Bogdanovich, Scorsese, Lucas, Milius, Spielberg et Schrader), distincts des réalisateurs anti-establishment (Altman, Rafelson, Penn, Friedkin, Cassavetes-le-maître) en remarquant que les fins de films des années 1970 devenaient cyniques jusqu’au premier Rocky (J. G. Avildsen, 1976), revenant au happy end.

Restent quelques petits essais autofictionnés et concis de QT (l’introduction « Little Q regarde de grands films » est la chronique la plus roborative ; « Samouraï équipe 2 Un hommage au critique K. Thomas » ; « Le Nouvel Hollywood des années 70 » ; « Cinéma Spéculations » – qui donne le titre au bouquin alors qu’il en est assez peu question – « Et si c’était Brian De Palma qui avait réalisé Taxi Driver et non Martin Scorsese ? » ; « *Floyd, note de bas de page »). Ce qui est bonnard, Pierre, c’est que QT nous assomme de références, parfois à découvrir, d’où le plaisir, avec une langue simple, qui parle à tous, c’était l’objectif. Un vrai page turner, très addictif, avec quelques anecdotes croustillantes, heureusement non prédominantes comme chez ces pipelettes de Chirat et Tavernier. Le sexagénaire Quentin est notre grand frère. Il nous offre une généreuse master class en nous prenant par la main, avec, au passage, un éloge d’Almodóvar, le « rapport entre le déplaisant et le sensuel ».

Disque dur

Bon, les films, commentés par ordre chronologique, sont dans le jeu des 7 familles viriles : Bullitt, P. Yates, 1968 – pour moi un bon téléfilm, à la rigueur une série B de bonne facture, réhaussé par l’interprétation de McQueen (excellent acteur, toutefois peu crédible, tout de même, en jazzeux Rocky dans Une certaine rencontre, Love with the Proper Stranger, R. Mulligan, 1963), dont les excellents choix scénaristiques son dus, rendons à César ce qui est à César, à sa femme, Vaughn, qui n’a malheureusement jamais dépassé la célébrité depuis ses interprétations dans les séries, et la musique de Schiffrin ; L’Inspecteur Harry par le chirurgien de combat Don Siegel, 1971, – stupidement qualifié, sur le modèle de la critique anglo-saxonne, jugée réactionnaire parfois, par QT, par exemple Ebert ou la très crainte Kael (1919-2001), de « fasciste » à sa sortie dans la presse française, notamment de gauche (nous avons décidément la critique la plus bête du monde si nous tenons compte de Truffaut, taclé par QT – La mariée était en noir, 1968 révèle un « côté amateur empoté à la Ed Wood » – après Costa-Gavras et Lelouch, et ses inepties mais aussi de Kaganski, prix Chardère 2012 de la critique au Festival Lumière, qui qualifia Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, J.-P. Jeunet, 2001, de « film pétainiste » [sic] – passé crème au Masque et la plume, L’Inrockeux -, qui devrait écouter l’éthique critique selon QT, à savoir « ne jamais se juger supérieur aux films que l’on est payé pour chroniquer ») -, QT tempère avec le qualificatif, plus juste, de « réactionnaire », pour un réalisateur symbolisant le passage du western au film d’action, le serial killer notamment, que nous avons pu visionner au premier prix Lumière 2009 décerné à l’incernable Clint avec une belle section Don ; le cru mais nécessaire Délivrance, J. Boorman, 1972 où vous ne voyez plus et n’entendez plus le banjo comme avant ; la chronique de QT la plus longue pour l’incroyable Guet-apens, S. Peckinpah, 1972 (avez-vous remarqué que, sans tomber dans la moraline, le viol d’une femme est présent dans chacun des films de Peckinpah-le-sanglant, celle-ci n’en éprouvant pas de déplaisir ?) dont Tarantino a sa propre copie IB 35mm Technicolor – n’oublions pas qu’il est propriétaire depuis 2007 d’une salle à Los Angeles, le New Beverly, dont il assure personnellement la programmation – et compare les différences entre le film monté, le scénario et le roman de Thomson ; le formidable Echec à l’organisation de J. Flynn, 1973, le meilleur Parker de Westlake avec Duvall au sommet, Ryan, cet ancien boxeur, impeccable comme d’habitude, et Timothy Carey toujours aussi sobre – avec son improbable chemise, même mort, il bouge encore, avec un Kubrick noir (L’ultime razzia, The Killing, 1956) dans les pattes -, qui ne vaut tout de même pas que Point Blank, Le point de non-retour, J. Boorman, 1967, soit dégommé, tout comme Lee Marvin, qui jouerait « comme un arbre déplumé de ses feuilles », certes figé et statique, mais moins que Charles Bronson (toutefois très surprenant dans Le chevalier des sables, The Sandpiper, V. Minelli, 1965) alors que certaines scènes sont visuellement ébouriffantes ; Sœurs de sang, Brian De Palma, 1973 – pas le meilleur De Palma selon moi (« C’est l’impératif commercial qui a donné naissance à son visage hitchcockien. »), je préfère sur une thématique proche, Faux-semblants, Dead Ringers, de Cronenberg, 1988 avec G. Bujold, actrice et scénariste, à laquelle Tarantino consacre des lignes enamourées concernant d’autres rôles dans d’autres films ; Daisy Miller, P. Bogdanovich, qui aurait dû s’abstenir, malgré l’opposition de Jeanne Moreau, pour la reconstruction de l’imbuvable De l’autre côté du vent (The Other Side of The Wind, O. Welles, 1970-1976, 2018), avec sa femme C. Shepherd, 1974, la chronique la plus courte (6 p.); Taxi Driver, M. Scorsese, 1976, redécouvert au prix Lumière Scorsese 2015, où Tavernier était absent à cause de son cancer, avec un son extraordinaire à l’Amphi 3000 et la musique entêtante d’Herrmann, De Niro, Jodie Foster – dont on espère qu’elle obtienne enfin un prix Lumière, car elle coche toutes les cases, alors que l’Institut Lumière la piste depuis des années au point d’être sur la short liste avec S.S. aka Spielberg à qui QT rend hommage à travers Les dents de la mer, Jaws, 1975 -, Keitel (présent depuis le premier film du fidèle Martin, Who’s That Knocking at My Door, I Call First, 1967) pour, coup double, le placer de toute façon et calmer la communauté noire, sensible sur le sujet, mais rien sur la chaleur new-yorkaise, les mafieux soudoyés, la population récalcitrante d’après Martin himself ; le génial et méprisé Légitime violence, J. Flynn, 1977 avec la superbe étoile montante qui ne brilla pas, Devane-au-gros-melon, et, surtout, T. Lee Jones qui n’aurait pas démérité dans le rôle principal, sans omettre la scène mythique de torture au broyeur ; La Taverne de l’Enfer, Paradise Alley, S. Stallone, 1978 ; Saint Quentin commente le génial L’Évadé d’Alcatraz, Don Siegel, 1979 ; Hardcore, P. Schrader, 1979, scénariste et réalisateur, boussole de QT, qui a comme défaut non seulement d’avoir une « faiblesse criante : il ne sait pas écrire un film de genre » mais aussi, selon moi, comme J.-C. Carrière, de partir de concepts forts mais pas toujours cinématographiques voire didactiques, pour seriner ses idées, avec en sus la patine protestante, peu légère, ici ; Massacres dans le train fantôme, T. Hooper, 1981, Massacre à la tronçonneuse, The Texas Chain Saw Massacre, 1974 étant perçu comme un film parfait.  

Défauts

Quelques défauts : le bandeau imprimé sur la couverture, concept marketing inconnu mais qui risque de faire florès ; le titre mal traduit, pour être proche de l’intitulé original – selon la petite bourg’ à particule, de Lamberterie au Masque et la plume Littérature, détestant le corpus filmique étudié, ne se fonde sur rien pour affirmer qu’il existe des erreurs manifestes de traduction ; la phrase « Nous ne regardons pas le viol de Bobby, nous en sommes des témoins oculaires. » (p. 97 ; au regard du viol homo présent également dans Pulp Fiction, 1994, non évoqué ?) n’est pas bien claire et mériterait développement à propos de Délivrance (Deliverance, J. Boorman, 1972) ; les liens ne sont pas faits entre le corpus étudié des années 70 et ses films ; il existe de nombreuses redites ; si il existe un index (28 pages en tout), l’un, général, l’autre, des titres des films et de séries, permettant d’alléger le corpus de texte, nulle table des matières ; le peu de photo (gageons que le marketing de l’édition nous agrémente d’une réédition cartonnée et hors de prix avec de nouvelles photo en couleurs)  – ici, le peu présenté est en noir et blanc et uniquement sur l’addiction de Lugosi à la drogue (« The True Facts Behind Lugosi’s Tragic Drug Addiction » par B. Brown, Castle of Frankenstein #10, 1966) ; aucun remerciements à Miramax et les frères Weinstein – nous savons pourquoi, Quentin s’est exprimé là-dessus – qui, en tant que producteurs, le lancèrent. Il est étonnant que le livre ne soit pas publié chez Actes sud / Institut Lumière, l’achat des droits a dû être redoutable à la Reservoir dogs (1992) : Quentin, avec son book tour à la Twain, vaut une poignée de dollars sonnants et trébuchants mais ceci n’est que spéculations.

The last picture show

Total : Quentin a terminé le script de The Movie Critic qui se déroule en 1977 – rien à voir avec un biopic de Kael (pures spéculations !) qui soutint, entre autres, Siegel, Peckinpah, Coppola, Scorsese et De Palma mais dégomma, entre autres, Eastwood, Lean et Kubrick, qu’elle n’a jamais compris -, avec tournage, si tout va bien, en automne. Cut dit QT. Après, il y aurait écriture et théâtre. Attendons Melville qu’il affectionne mais il ne s’autorisera aucun commentaire sur Le convoi de la peur (Sorcerer, W. Friedkin, 1977) ou Apocalypse now (F. F. Coppola, 1979), paralysé par l’admiration.

Michaël-« Kael »

Tarantino, Quentin. Cinéma spéculations. Paris : Flammarion, 2022. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard. 440 p. 25 €

Le Masque et la plume, France Inter, 02/04/23, à 41’30 :

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-masque-et-la-plume/le-masque-et-la-plume-du-dimanche-02-avril-2023-5095000

Entretien Salamé / Tarantino, France Inter 30/03/23 :

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-jeudi-30-mars-2023-9237933

[1] Garnier, Philippe. Retour vers David Goodis. Paris : Éditions de la Table Ronde, 2016. 365 p. 978-2-7103-7889-1 ; Tourneur, Jacques (réal.) ; Goodis, David (aut. Adapté). Nightfall. Stirling Silliphant, scénario ; George Duning, comp. ; Aldo Ray, Brian Keith, Anne Bancroft… [et al.]. [Paris] : Wild side vidéo, [2012]. Classics confidential. 1 DVD (2 h 10 min) : n. et b. (PAL), sonore, Copa Production, 1956 + 1 livre Garnier, Philippe. Le noir n’est pas si noir : le cinéma de David Goodis. 80 p. Bonus : Jacques Tourneur, à l’ombre du film noir : entretien avec Michael Henry Wilson (26 min). Bande annonce (2 min). Galerie photos. 3700301028426 ; Garnier, Philippe. Goodis : la vie en noir et blanc. [Paris] : Éd. de l’Olivier, 1998. Petite bibliothèque américaine. Éd. révisée et augm. d’une postface. 244 p. 2-87929-198-4.

[2] Un moment rare : au Lumière Terreaux, dans la plus grande des petites salles, le dernier film de Litvak, La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil, The Lady in the Car with Glasses and a Gun, 1970, d’après le polar de Rossi / Japrisot, projeté en 35mm dans une copie rosée – ce qui était étrangement parfait même si ce n’était pas bon signe – en présence de Tavernier, Tarantino et Isabelle Huppert. Cette dernière, en tournage dans notre région, négociait avec QT sa participation à Il était une fois … à Hollywood, Once Upon a Time… in Hollywood, 2019 : ils se sont engueulés; elle aura moins de chance que dans La porte du paradis, Heaven’s Gate, 1980, M. Cimino – puisque aucune actrice américaine ne voulait jouer une pute dénudée et Cimino a dû insister auprès de la production – qu’elle présenta au Festival Lumière 2012 avec le réalisateur à la froide Halle Tony Garnier.

Première photo en haut : Nathanaël B.

Bong Joon-ho, l’intranquille

Bong Joon-ho est en France pour promouvoir la ressortie de The Host (Gwoemul, 2006) en 4k.

Thierry Frémaux [Délégué général du Festival de Cannes, Directeur de l’Institut Lumière, Lyon]                      Il y a une grande force visuelle dans votre cinéma. Quelle est la part de la mise en scène par rapport au scénario ?

Bong Joon-ho             Je prévisualise les images, anxieuses et qui font peur, avant le scénario. En filmant, je peux contrôler mon anxiété et ma peur car je suis très anxieux. Sauf pour Memories of murder (Salinui chueok, 2003) où j’avais peur. Peut-être que le coupable est venu voir le film ! Kim Jee-Woon a un vrai impact visuel. Lee Chang-dong est plus stylé que moi. Kim Ki-duk, il ose.

TF       A Cannes, Iñárritu a dit : Parasite (Gisaengchung, 2019), c’est quelque chose.

BJH     Ca qui compte, c’est l’impact de la mise en scène.

TF       Es-tu un cinéaste anarchiste ?

BJH     Les protagonistes ne sont pas anarchistes, ce n’est pas leur philosophie. Ils sont démunis, maladroits, ils se débrouillent comme ils peuvent. Ils sont loin de l’Etat, du système social qui les laisse de côté. Ils sont rejetés du système qui ne veut pas d’eux.

TF       C’est le prolétariat coréen ?

BJH     Tout est mélangé avec le système militaire traditionnel très prégnant. J’ai connu la dictature, la violence est répandue ; il y a eu des mouvements de grèves, violents, les ouvriers étaient révoltés. Cet aspect existe toujours.

TF       Les personnages sont créés dans le cadre de la famille.

BJH     Mother (Madeo, 2009) aussi. Il s’agit du rapport mère / enfant. Elle est exclue du système et du pays ; c’est émotionnel. J’utilise l’humour noir, c’est plus vivant.

TF       La famille est solidaire, aimante, affectueuse.

BJH     C’est la relation plus solide. En Corée, on s’occupe beaucoup de la famille, comme en Italie (cf. Rocco et ses frères, Rocco e i suoi fratelli, Visconti, 1960).

TF       Song Kang-ho, la rencontre ?

BJH     C’est vrai qu’il est comme Mastroianni chez Fellini. Je l’ai rencontré avant, quand j’étais assistant, j’étais débutant sur un film où Chris Doyle a été chef opérateur, pas un film de WKW. J’étais aussi assistant sur Green fish (Chorok mulkogi, Lee Chang-dong, 1997) sur le milieu mafieux.  Song Kang-ho en Pan-su était fabuleux. On a beaucoup discuté autour d’un café. Kim Sang-kyung a été rencontrée sur Memories of murder (Salinui chueok, 2003). Sur 8 films, j’en ai déjà tourné la moitié avec Song Kang-ho.

TF       The Host (Gwoemul, 2006) est une grosse production tournée avec des acteurs familiers.

BJH     C’est le premier film avec des effets spéciaux générés par informatique. Chaque acteur de la famille, je les ai choisis, sauf la fille, sur audition.

TF       Tu choisis les acteurs ou tu as un directeur de casting ?

BJH     Je choisis. Pour Mother (Madeo, 2009), j’avais déjà choisi l’actrice principale. Parfois, c’est un mix des 2 : j’écris le scénario et je choisis les acteurs après.

TF       Et Snowpiercer, le transperceneige (Snowpiercer, 2013) ?

BJH     Je n’ai pas choisi en amont. Il y a un premier casting étranger avec une équipe étrangère ; c’était la première fois. Au début, j’avais prévu un vieil homme et puis j’ai changé pour une actrice. Ce n’était pas Tilda Swinton au début.

TF       The Host (Gwoemul, 2006) est ton 3e film, celui de la maturité, de l’accomplissement.

BJH     J’ai ajouté un côté réaliste par rapport au monstre généré par informatique. C’est un genre documentaire. La bestiole pourrait être dans le National Geographic. Le film est réussi grâce aux efforts de toutes les équipes. L’interprétation des acteurs est exceptionnelle, Song Kang-ho regarde fixement, tout est dans le geste. Il a une sorte de stabilité. Avec l’interprétation des acteurs, le monstre réagit différemment.

TF       Le dialogue : tout est écrit ?

BJH     Tout est écrit, le story-board est conçu dans ses moindres détails. Il est possible que le dialogue soit modifié par les acteurs, jamais le story-board. Je suis un obsédé, un control freak. Je story-board moi-même sauf si il y a trop d’effets spéciaux (notamment pour The Host, Gwoemul, 2006). Sinon, je suis très nerveux, paniqué. Il n’y a aucune improvisation dans la mise en scène ; les acteurs, eux, peuvent improviser.

TF       Et le montage ? Il y a des modifications par rapport au story-board ?

BJH     Je bénéficie du système coréen, qui est différent du système américain : le montage s’effectue en même temps que le tournage au sein d’un système de production coréen, très particulier par rapport au reste du monde. Les coréens sont impatients.

TF       Des cinéastes d’auteur réécrivent le film au montage.

BJH     Le story-board est complet mais dans la salle de montage, il y a de nombreuses choses à faire, il faut être créatif. Les acteurs sont étonnés car tout est lié, séquences par séquences.

TF       Ford et Hitchcock story-boardait de telle manière que le montage du studio ne peut que suivre. Clouzot et Chabrol sont des influences pour toi. Quelles sont-elles dans le cinéma français contemporain ?

BJH     Je trouve Alain Guiraudie très intéressant, notamment L’inconnu du lac (2013), Rester vertical (2016). Ses films sont étranges. Je suis attiré.

TF       Il y a aussi les courts-métrages de Guiraudie.

BJH     Le metteur en scène aime ce qui est différent, ce qu’il ne sait pas faire. On rêve d’avoir une autre technique. J’admire Hong Sang-soo. Il écrit le matin et donne aux acteurs l’après-midi, c’est impensable pour moi car tout est fini un mois avant sinon je suis angoissé. Spielberg ne fait pas de story-board, je crois [confirmé par quelqu’un du public].

TF       Pour Hitchcock, tout est dans la préparation.

BJH     Je veux être comme ça.

TF       Dans le cinéma coréen, il y a 3 traditions : l’historique (films en costumes) ; films de genre ; films d’auteur.

BJH     Im Kwon-taek est notre J. Ford. Park Chan-wook et moi sommes des cinéphiles ; après nous avons réalisé ; après avoir digéré. Hong Sang-soo est vraiment un auteur ; il cite souvent Rohmer. Lee Chang-dong a écrit un roman.

TF       Vous voulez être ministre ?

BJH     Non.

BJH     Je ne veux pas que Barking dog (Peulandaseui gae, 2000) soit vu même si c’est film précieux car les acteurs sont bons et l’équipe magnifique mais je n’en suis pas fier. Je suis passé, grâce à ce film, d’amateur à professionnel. Mon père, professeur à l’Université, n’aime pas ce film.

TF       The Host (Gwoemul, 2006) est parfait !

BJH     Sauf une scène qui est ratée mais je ne vous dirai pas laquelle [TF insiste tout le long de la conversation]. Je voudrais l’enlever. Pour Parasite (Gisaengchung, 2019), je suis satisfait.

TF       Comment a été vécue le succès de Parasite (Gisaengchung, 2019) ?

BJH     J’ai eu le même rythme de travail. Pendant la pandémie, j’ai vécu un moment calme avec mon chien. J’ai écrit deux scripts dont un terminé Micky 17 (appelé Micky 20 avant) pour 2024 [avec Robert Pattison].

TF       Tu viens de finir un film anglo-saxon ?

BJH     Micky 17 était prévu avant Parasite (Gisaengchung, 2019) ; l’autre, c’est un script d’animation qui sera prêt en 2024-25. J’aime réaliser des films : Okja (2017) et Micky 17 sont produits par Brad Pitt avec sa société de production, Plan B. Pour mon dernier film, d’animation, en stop motion sur un projet écrit d’après une histoire originale, Very deep sea creators, je m’inspire des photographies marines d’Abysses de Claire Nouvian, l’élue écologiste.

TF       Tu restes un cinéaste coréen ?

BJH     Oui, je reste coréen. Un autre réalisateur s’est déplacé. Je veux rester à Séoul. Je suis avant tout un cinéaste coréen.

TF       The Host (Gwoemul, 2006) est l’un des plus grands succès coréens en 2006 avec 13 millions d’entrées.

Tu as collaboré avec Carax et Gondry pour Tokyo ! (segment Shaking Tokyo, 2008). Tu vas collaborer à nouveau ?

BJH     Les 3 réalisateurs ont été réunis à Cannes après avoir tourné dans 3 endroits différents. Carax ne parle pas beaucoup ; mais il m’a aidé à réparer mes lunettes à Cannes. Je l’ai revu pour Annette (2021). Pourquoi ne pas renouveler mais il y a forcément comparaison entre nous et cela me génère du stress.

Questions du public

Vous avez un rapport ambivalent à la violence ?

BJH     Pour moi, il y a deux genres de scènes violentes : la violence que j’ai vécue et la violence qui me fait peur. Le slapstick, la violence avec l’humour, c’est ce que je préfère. J’aime les scènes maladroites, où les genres de violence sont mêlés. Ce n’est pas de la violence à la Tarantino, avec le sang qui jaillit ; ce n’est pas la vérité mais un effet de cinéma. Dans White man ( , 1993), il y a la chanson « C’est si bon ». On y retrouve le nom du jus dans une publicité avec la chanson « C’est si bon ».    

The Host (Gwoemul, 2006) ?

BJH     Ce que dit le film, c’est que, en cas de catastrophe, on n’est pas protégés. Il ne faut compter que sur nous-même. C’était le cas avec le grand naufrage de bateau Sewol en 2014 (308 morts). Si on revoit les funérailles, il s’agit d’un traumatisme coréen. En cas de catastrophe, c’est nous qui devons nous en sortir tout seul ; il ne faut pas compter sur l’Etat.  Dans Memories of murder (Salinui chueok, 2003), la catastrophe, ce sont les femmes des villages qui ne sentent pas protégées. J’avais le même sentiment, enfant. Au fond, tout coréen se sent angoissé, inquiet. C’est ce qu’on voit dans The Host (Gwoemul, 2006) ; Song Kang-ho dit « Pourquoi personne ne nous aide, pourquoi personne ne vient ? ». C’est très coréen.

Le monstre est une métaphore de l’arrêt du monde. Le monstre aussi est une victime. On a de la pitié pour lui. Etre addict au travail, comme je le suis, comme le sont mes personnages, cela représente la Corée. C’est avant tout un film de famille, sur la famille.

Il existe une manière démocratique, avec chaque personnage notamment dans l’action ou la prise de décision dans la famille. Comment, dans ce cadre, concevoir le rôle des acteurs et le thème de la déshumanisation ?

BJH     C’est dans le story-board. Quand je parle avec un acteur, il a mieux compris que moi. L’acteur m’offre un cadeau en jouant, je suis prêt à recevoir. Je ne veux pas avoir de tensions, pour laisser libres les acteurs, pour qu’ils puissent se concentrer. La position de la caméra est de toute façon dans le story-board. J’explique le mouvement de la caméra aux acteurs. Ensuite, l’acteur s’exprime pour le détail. Je choisis tout, du plus petit rôle aux rôles majeurs. La qualité de l’interprétation est déjà définie. J’ai l’œil pour choisir les bons acteurs pour les rôles.

D’où vient cette fascination pour la cave, le sous-sol ?

BJH     Quand j’étais étudiant, il y avait un sous-sol long et sombre. Je me souviens de balles de ping-pong avec qui les gardiens jouaient ; les femmes de ménage faisaient leur travail. Le sous-sol, c’est l’espace surréaliste, de l’imagination. Comme dans Barking dog (Peulandaseui gae, 2000). Je me sens plus libre pour imaginer. L’idée de la cave dans Parasite (Gisaengchung, 2019) est venue tard dans le scénario ; cela développe l’imagination.    

Je fais un mix de genre mais je ne prévois pas ; cela me vient comme ça et c’est intégré au scénario. Je ne prévois pas un découpage comédie / noir. C’est mélangé. On suit une histoire, une scène.

[Question d’une coréenne en coréen puis traduit en français par ses soins] Vos

films sont l’image de la société coréenne : la famille a une valeur spécifique. La société coréenne évolue vite. Les films vont changer. Sur quels sujets pour vous ?

BJH     La génération Z et post Z est incarnée par le chauffeur de camion dans Okja (2017). Le prochain film pourrait être une fille qui fait un stage sur le terrain. J’ai eu l’idée l’année dernière à Cannes. Ce qui m’intéresse, c’est la réalité que vivent les jeunes. Je veux montrer le ressenti des jeunes. A 53 ans, je montre les 2 générations. J’ai un fils de 26 ans [avec une scénariste], cinéaste.

*

Dans « Monstre de bonne compagnie », Quentin Girard, Libération, 07/03/23, s’inspire de la master class, la veille, au Grand Rex, rénové, à Paris : la gueule immonde du monstre dans The Host (Gwoemul, 2006) est inspirée de celle de Steve Buscemi ; « Je dirais plutôt que c’est le cycle de l’histoire. A l’époque, il n’y avait pas le Covid, mais le Sras. Ça m’a beaucoup influencé. » ; son amour de la nuit et de la pluie et son rejet du soleil au point que « Je ne comprends pas comment les gens peuvent être heureux en Californie. » ; il jure qu’il « n’a pas étudié la politique, l’économie » [il s’était inscrit en Sociologie à l’Université] ; « Mon psy me dit que je suis un inquiet qui a toujours peur de ce que les autres pensent de lui. Mais ce n’est pas forcément négatif. Au contraire, c’est un moteur. Pendant l’écriture du scénario, le story-board, le tournage, c’est mon anxiété qui me pousse à ce que cela soit le mieux possible. » ; le comédien coréen Song Kang-ho est « un mélange d’Al Pacino, de Joaquin Phoenix et de Michael Shannon » ; « Quand je travaille avec lui [Song Kang-ho], je me sens plus à l’aise, plus sûr de moi. Je sais que son jeu, son énergie, persuadera le spectateur.» ; son grand-père, écrivain célèbre, est passé en Corée du Nord ; « Quand on s’intéresse aux animaux, on arrive à parler de l’essence de l’être humain. Okja est l’âme sœur de la petite fille, mais, pour tous les autres, ce n’est que de la nourriture. C’est ce fossé entre les perceptions qui m’intéressait. » ; il connaît Goscinny, avec Astérix, et le Petit Nicolas ; il pointe le paradoxe d’une société coréenne « avec Internet le plus rapide au monde mais des familles coupées en deux. […] Notre passé est si tumultueux, les sources d’histoires sont inépuisables. Chaque Coréen a énormément de choses à raconter. ».

Quand sur le tard, l’art de Tàr rate

 

Le générique est expérimental, comme chez A. Kiarostami ou G. Debord, avec, sur écran noir, un défilé de mentions techniques d’un générique de fin, sur le son d’Elisa Vargas Fernández, une chamane péruvienne de la tribu des Shipibo-Konibo, enregistrée par Tàr pour sa thèse de musicologie. S’ensuit un échange de SMS sur Tàr alors qu’elle dort dans un avion, entre deux lieux, leitmotiv de sa vie mondialisée entre hôtels aseptisés. Commence alors une trop longue scène d’exposition : le vrai journaliste A. Gopnik expose le parcours impressionnant de Tàr (premier prix de piano, thésarde en musicologie à Vienne, cheffe résidente du Berliner Philharmoniker après la direction du Cleveland Orchestra, compositrice) qui pontifie, avec force Big Five ou les cinq plus prestigieux orchestres symphoniques des États-Unis, Mahler et M. T. Thomas, free bowing ou jeu à contre-archet (spécialité d’un Stokowski tombée en désuétude), en relatant les origines de son métier jusqu’au au Grand Siècle avec Lully, mort d’une gangrène à cause d’un lourd bâton de direction en battant la mesure sur son orteil pour le Te deum pour la guérison du roi soleil atteint d’une fistule anale à cause d’un plumassier défaillant, puis cite quelques rares consœurs (Nadia Boulanger ; Nathalie Stutzmann, contralto, à l’Orchestre de Philadelphie après Atlanta, vue à l’Auditorium de Lyon dans le Concerto pour violoncelle en si mineur, op. 104 de Dvořák et la Symphonie n° 5 en mi mineur, op. 64 de Tchaïkovski ; Simone Young, Laurence Equilbey, Armenouhi Simonian) et son approche de la 5e Symphonie de Mahler enregistrée pour Deutsche Grammophon.

L’excellente Noémie Merlant, actrice (le beau et figé Portrait de la jeune fille en feu, C. Sciamma, 2019 ; Les Olympiades, J. Audiard, 2021 ; L’innocent, L. Garrel, 2022) et réalisatrice (Mi iubita, mon amour, 2021), s’envole ici vers une carrière internationale en incarnant une assistante admirative, mutique, renfrognée, frustrée. Nina Hoss joue une lucide Konzertmeisterin qui l’a dans l’os dans son appartement design aseptisé de béton brut à côté d’une voisine maltraitant sa mère déclinante.

Tàr, Todd Field (Film américain et allemand, 2h38, couleurs) avec Cate Blanchett, Noémie Merlant, Nina Hoss, Sophie Kauer.

Fabulous « The Fabelmans »

Voici, par le « joueur à la montagne » ou « montagne de jeu » (« play-mountain »=Spiel-berg) devenu homme-fable pour un film-somme, un bel amer Portrait de l’artiste en jeune homme. Il s’agit d’un vieux projet de 1978 – Growing up développé par Zemeckis  et Gale, vite supplanté par E.T., l’extraterrestre (E.T. the Extra-Terrestrial, 1982), où D. Wallace incarnait, tiens, tiens, une mère divorcée – réactivé grâce au Covid, décidément propice à réflexions (introspections avec Armageddon time, J. Gray, 2022 et Bardofausse chronique de quelques vérités, Bardo, falsa crónica de unas cuantas verdade, A. G. Iñárritu, 2022 ; le 7e art qui réfléchit sur lui-même avec Babylon, D. Chazelle, 2022 en référence au croustillant livre Hollywood Babylone, 1959 du cinéaste expérimental K. Anger). C’est le film le plus personnel de Spielberg, ce raconteur d’histoires issu du Nouvel Hollywood (Duel, 1971, téléfilm pour la tv), promoteur de blockbusters – comme quoi, il ne faut pas désespérer.

Son intimité est touchante jusqu’au déchirement (comme le souligne l’oncle d’Amérique tiré du théâtre yiddish, joué par le génial J. Hirsch et son inoubliable trogne, souvenons-nous de Des gens comme les autres, Ordinary people, R. Redford, 1980 et A bout de course, Running on empty, S. Lumet, 1988), tiraillé entre une mère créative et fantasque, ayant renoncé à sa vocation, et un père, sobrement interprété par l’impeccable P. Dano (Little Miss Sunshine, J. Dayton et V. Faris, 2006 ; There will be blood, P. T. Anderson, 2007 ; 12 years a slave, S. McQueen, 2013 ; Love & Mercy, la véritable histoire de Brian Wilson des Beach Boys, Love & Mercy, B. Pohlad, 2014 ; Okja, Bong Joon Ho, 2017), scientifique et rigoureux, sur fond de triangle amoureux, d’années 50-60 à la American graffiti (1974), cet autre teen movie de l’ami G. Lucas, devenu directeur de franchise et d’effets spéciaux.

Il ne fait pas bon être cinéaste, si nous nous référons, par exemple, à l’enfance de Bergman et ses angoisses (Fanny et Alexandre, Fanny och Alexander, 1982, film, 1983, tv), au voyeurisme traumatique de Brian de Palma, à l’asthme dans un quartier mafieux de New York pour Scorsese, à l’ennui de Tim Burton à Burbank (LA) avec un père absent (Big fish, 2003 avec l’excellent A. Finney), surtout si l’antisémitisme, avec harcèlement, s’immisce, comme en Californie. Les références filmographiques citées le long de cet article démontrent l’attachement de Spielberg à une enfance revisitée, fantasmée.

La lanterne magique devient ici caméra Super 8 ; nous revivons la préhistoire du cinéma avec les essais enfantins et artisanaux de Spielberg à coups de colleuse et de ciseaux avec, au mieux, son Arriflex (reconstituer un accident de train à la suite de Sous le plus grand chapiteau du monde, The greatest show on earth, Cecil B. De Mille, 1952, ce pré blockbuster, qui inspira Le Train fantôme, Ghost train, 1985, Histoires fantastiques, Amazing stories, saison 1, épisode 1, tv ; une bataille avec des figurants scouts annonçant Il faut sauver le soldat Ryan, Saving private Ryan, 1998 ; une scène de tempête préfigurant La Guerre des Mondes, War of the worl worlds, 2005).

Une scène clé, poignante, se révèle être une leçon magistrale de cinéma : sur une musique classique (l’Adagio du Concerto en ré mineur, BWV 974 de Bach), jouée par la mère Mitzi (superbe M. Williams, Le secret de Brokeback Mountain, Brokeback Mountain, A. Lee, 2005 ; Blue Valentine, D. Cianfrance, 2010 ; My week with Marilyn, S. Curtis, 2011 ; Manchester by the sea, K. Lonergan, 2016) – une fée Clochette, sortie de Hook ou la revanche du Capitaine Crochet (Hook, 1991), en danse éthérée de camping, digne d’une famille fantasmée à la Capra -, le cinéma devient voyeurisme avec une triste révélation comme dans Blow-up (M. Antonioni, 1966), Blow out (B. de Palma, 1981) et Conversation secrète (The conversation, F. F. Coppola, 1974). Derrière la catharsis et la fameuse résilience, c’est une réflexion, par mise en abyme, sur le statut de l’image dont il s’agit, de son rapport à la vérité.

Pour cela, il s’adjoint son équipe de choc : Tony Kushner (Munich, 2005 ; Lincoln, 2012 ; West side story, 2021), prix Pulitzer pour l’indispensable pièce Angels in America (superbe Al Pacino dans l’adaptation en série, 2003) et un Tony Award, avec qui Spielberg signe son scénario – fait rare (Rencontres du troisième type, Close encounters of the third kind, 1977, où apparaît le Truffaut de Les quatre cents coups, 1959, L’enfant sauvage, 1970 et L’argent de poche, 1976 ; A.I. Intelligence artificielle, A.I. Artificial Intelligence, 2001, d’après une idée originale de Kubrick); J. Kaminski (Il faut sauver le soldat Ryan, Saving private Ryan, 1998 ou La liste de Schindler, Schindler’s List, 1993; sorti de sa retraite, J. Williams à la musique ; montage par Sarah Broshar et Michael Kahn ; la productrice K. Macosko Krieger, citée plusieurs fois aux Oscars (Pantagon papers, The post, 2017 ; West side story, 2021). Spielberg s’est reconstruit une famille, celle du cinéma, le seul langage avec lequel le prince de l’entertainment peut s’exprimer – enfin ! – sous le sceau de l’impérieuse nécessité.

La scène avec l’impénétrable et menteur Ford (L’homme qui tua Liberty Valance, The man who shot Liberty Valance, 1962 est cité plusieurs fois sous différentes formes), incarné par Lynch, restera dans les annales. Les bruits de l’allumage de cigare restent en tête. Rien de tel qu’un hommage au cinéma en ces temps de salles vides, sauf pour Avatar (J. Cameron, 2009, 2022).

Si les Américains ne se sont pas précipités au box-office depuis novembre, The Fabelmans a déjà raflé le prix du public au Tiff (Toronto), du Meilleur film dramatique et du Meilleur réalisateur aux Golden Globes. Un Oscar est assuré pour celui qui reçoit un prix pour l’ensemble de son œuvre à la Berlinale.

The Fabelmans, USA, 2022, couleurs, 2h31 : avec Gabriel LaBelle, Michelle Williams, Paul Dano, Mateo Zoryon Francis-DeFord, Seth Rogen, Judd Hirsch.  

Soucis, sourcils et les banshees

N’Aran

            Voici un conte pastoral cruel, une tragicomédie gore, un surprenant film Disney par McDo, reconstituant le duo gagnant Farrell (Coupe Volpi ou prix d’interprétation à Venise pour le dublinois dans Banshees ; prix du meilleur scénario à la Mostra) / Gleeson dans Bons baisers de Bruges (In Bruges, 2008) et la rugosité de Three Billboards (Les panneaux de la vengeance, 2017 ; meilleur scénario à Venise, quatre Golden Globes et deux Oscars pour la coennienne Frances McDo – très John Wayne – et Rockwell).  Ici, c’est de l’irish pur et dur, trognes d’îliens (l’idiot du village, obsédé, pas si dingue, superbement interprété par le dérangeant dublinois Barry Keoghan, décidément à suivre, qui tourna avec Colin dans La mise à mort du cerf sacré, The killing of a sacred deer de Y. Lanthimos, 2017 ; ce sale père de flic porté sur la bouteille et pire encore ; nous échappons au prêtre pédophile ; la commerçante commère qui ouvre les courriers) et accent à l’appui devant pintes de stout dans un pub perdu, bacon et porridge mais sans stew. L’anglo-irlandais Mc Do, entre Londres et Galway, a tourné entre Inishmore (Inis Mór, la plus grande des îles avec ses murets en pierre sèche côté ouest jusqu’aux falaises abruptes) et Achill (ses falaises vertigineuses comme celles de Croaghaun, ses plages comme Keem Beach, ses montagnes, ses tourbières sur la Wild Atlantic Way) dans l’archipel d’Aran, déjà filmé par l’Américain Flaherty (Aran, l’île des tempêtes, Man of Aran, 1934). Nous ressentons physiquement l’Irlande, nimbée de mythologie avec les banshees, ces créatures surnaturelles, messagères de l’autre monde ; nous n’en voyons qu’une. 

« Je suis meilleur que cet enculé de Shakespeare ! » clamait Mc Do, suscitant quelques sarcasmes. The Banshees of Inisherin, jamais développé au théâtre, est le dernier volet de la trilogie des îles d’Aran après les pièces à succès The Cripple of Inishmaan (1996) et The Lieutenant of Inishmore (2001).

Le trèfle fend le cœur

L’image de Ben Davis est à couper le souffle, le travail de la lumière, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, est remarquable. Le long plan-séquence du parcours rapide sur la plage de la sœur Siobhán (Kerry plus Condom que Condon, à suivre, tant l’indépendance et la lucidité mènent malheureusement à être la vieille fille) remémore le superbe La fille de Ryan (Ryan’s Daughter, D. Lean, 1970). La maison de Colm, le clown blanc au nom beckettien en diable (solitude, vacuité, peur de la mort entêtante, absurdité ; Pinter n’est pas loin sur fond de musique du coenien C. Burwell), est un clin d’œil, avec son toit en chaume et le mur blanchi à la chaux, à L’homme tranquille (The quiet man, J. Ford, 1952).

L’irish coffee tourne à l’aigre. Le motif est ténu, l’intrigue, mince, avec une problématique universelle sur le sens de la vie, telle que Faut-il se satisfaire du quotidien ou réclamer plus à la vie avec désordre pour conséquence ? : l’ânesse Jenny, décidément tendance, poney, vaches versus chien ; il s’agit d’intranquilles, ne manquant pas d’Eire, dont l’un veut cesser son amitié avec l’Auguste à sourcils en circonflexe et regard perdu, affligé comme un cocker, le paysan creux Pádraic Súilleabháin (Colin Farrell), pour se consacrer à l’art pour éventuellement laisser une trace sur fond, en écho à la violence des rapports interpersonnels, de fin de la guerre civile irlandaise (1922-1923) suite à la guerre d’indépendance (1919-1921). Autant dire que nous sommes loin du ripoliné Belfast (2021) du shakespearien Kenneth Branagh.

*

La réalité dépasse la fiction : il m’est arrivé que des amitiés cessent sans explications, ce qui laisse pantois, une forme de sidération (souvenons-nous du morceau de bravoure de Cyrille Martinez à propos d’une poétesse dans Le poète insupportable : et autres anecdotes, Questions théoriques, Forbidden Beach, 2017) ; j’ai parfois coupé abruptement le cordon mais j’en connaissais les raisons et la personne en face également. Plutôt qu’un Aran ou un Tyrconnell, je conseille, puisque le whisky est d’origine irlandaise, un Ledaig 10 ans, mention spéciale si embouteillée aux Orcines, iodé, tourbé, smoke & spice (très adapté aussi pour le superbe Je sais où je vais, I know where i’m going !, Powell-Pressburger, 1945, qui se déroule à l’île de Mull, Tobermory, Ecosse ou l’incroyable The wicker man, R. Hardy, 1973) – malheureusement le regretté poète Gil Jouanard ne peut plus discuter autour du whisky. A consommer avec modération. Cité dans huit catégories pour les Golden Globes, un Oscar au moins semble probable pour ce beau film, profond, un peu trop long.  

Les Banshees d’Inisherin de Martin McDonagh (Grande-Bretagne, Irlande, Etats-Unis, 2022, 1h54) avec Colin Farrell, Brendan Gleeson, Kerry Condon, Barry Keoghan.

[Ciné, Eo] Donkey is a key

Eo est une belle fable picaresque et écologiste, à l’esthétique expérimentale, sur la condition animale et l’ânerie de l’homme.

« Je me suis concentré peu à peu sur la condition animale parmi les hommes. Ce film est devenu un chant d’amour et un cri de protestation pour les animaux, pour changer nos attitudes et le traitement que nous leur infligeons. » affirme Skolimowski qui a le génie pour capter l’esprit du temps tout en lui donnant un coup de pied de l’âne.

Avec steadicams et tracking shots, la caméra est alerte pour un rendu au petit format, quasi carré, comme lors du cinéma muet. Jerzy, cet octogénaire en armoire à glace, qui fut poète, éclairagiste pour concerts de jazz, batteur, boxeur et acteur, nous revient en pleine forme filmique, s’extirpant de sa peinture en pleine forêt en Mazurie (Pologne). « Et que je peigne ou que je tourne un film, c’est la même chose : je choisis toujours une couleur dominante. Ici, je n’ai pas hésité une seule seconde. Le rouge symbolise le sang, et plus précisément le sang des animaux, qui à un moment du film forme une rivière. ». Avec l’homme de Lodz et sa célèbre école de cinéma, où il rencontra Polanski pour travailler sur Le couteau dans l’eau (Nóz w wodzie, 1962) et le prochain The Palace, une comédie noire tournée à Gstaad le soir de la Saint Sylvestre à la veille du nouveau millénaire, le rouge est mis, son fil rouge étant le carmin comme Pialat travaillait le bleu dans Van Gogh (1991).

« J’en ai assez des films chronologiques et des performances d’acteurs qui en font toujours trop. » déclare Jerzy, rejoignant ainsi Au hasard Balthazar (1966) du sobre et hésitant Bresson plus intéressé par le parcours christique, une passion, de l’âne (les 7 péchés capitaux : l’orgueil avec l’instit’, la paresse incarnée par les voyous, la luxure avec Marie, la gourmandise avec l’alcoolique Arnold, l’avarice du marchand de grains, la colère de Gérard et Arnold et l’envie avec le dresseur du cirque) dont Tavernier, ancien attaché de presse, affirmait dans son Voyage à travers le cinéma français (2016) que les actions se succèdent autant que chez … Tarantino ! Voilà qui nous éloigne enfin – et ce, pour moins de deux heures – de cette pléthore de films nombrilistes d’autofiction jusqu’à Armageddon time de Gray (2022) compris – on s’en fout de sa vie, d’autant qu’aucune universalité ne se dégage à part, peut-être, le racisme et les relations familiales. Peu de dialogues et d’acteurs, Kasandra, au prénom prédestiné, jouée par S. Drzymalska, sera sa Âne Wiazemsky ; la surprenante Huppert, transformée par la chirurgie esthétique, en aristocrate italienne décadente, incestueuse et blasphématoire, dans une scène incongrue, la bankable, en demande – où n’est-elle pas ? -, étant probablement imposée par son agent et les crédits du Latium. Les héros, salués par le metteur en scène recevant le prix du jury à Cannes 2022, ex aequo avec Les Huit Montagnes (Le otto montagne, F. Van Groeningen et C. Vandermeersch) sont les ânes : Tako, Hola, Marietta, Ettore, Rocco et Mela. « Mais l’âne, lui, est parfait tout le temps, égal à lui-même, car les animaux ne jouent pas. Ils sont. Ils ne se perçoivent pas en train d’exécuter quelque chose. Il n’y a pas de meilleur acteur que cela. »

Eo (Hi-Han) de Jerzy Skolimowski avec Sandra Drzymalska, Isabelle Huppert, Lorenzo Zurzolo

Un générique époustouflant de rouge paré. Un âne inanimé, ressuscité par l’équilibriste Kasandra, sur un mouvement stroboscopique rouge, dans un cirque animalier de province, Orion. L’enfer étant pavé de bonnes intentions, des militants de la cause animale – bonnet d’âne ! – libèrent l’ongulé, traumatisé de la séparation avec sa maîtresse, cette femme qui murmurait à l’oreille de l’âne, la seule personne aimante du film avec son muffin aux carottes pour son anniversaire, avec les enfants handicapés. Commence alors un road-movie, une odyssée, un Donkey Kong, de la Pologne à l’Italie (Lazzio) au gré des financements, avec diverses séquences, structure non linéaire assez souple pour parer aux complications dues au Covid, où trois directeurs de la photo se sont succédés. « C’est probablement le film le plus difficile que j’aie jamais tourné, mais, dans la tourmente, nous étions aidés par son côté fragmentaire, composé de séquences très indépendantes. » renchérit Jerzy. Nous retrouvons l’articulation entre l’animal et la machine avec la casse auto, prétexte à composition picturale, la chorégraphie du chien-robot arrivant comme la séquence des lapins dans Inland Empire de Lynch (2006), la splendeur de la nature, de la forêt notamment, comme dans Essential Killing (2010)  avec les variations sur la fuite, Gallo en afghan en cavale, sur le blanc avec des travellings sidérants de drone, d’une rivière et d’une nature, belle mais inquiétante, avec la chouette, autre animal philosophique, une araignée, un renard figé, un loup qui hurle, animaux de contes – une scène bien plus réussie que celle, artificielle et irregardable, dans La nuit du chasseur (The night of the hunter, C. Laughton, 1955, d’après Grubb) -, un nuage de chauves-souris échappant d’un tunnel, une nature animiste expurgée du catholicisme lourd de Malick, le rapport cheval – au ralenti, en majesté puisque l’équidé est à l’origine du cinéma avec le chronophotographe du physiologiste E.-J. Marey qui en étudia le mouvement pour étendre ses études à d’autres espèces dont l’homme – / âne – en retrait, observateur, révélateur comme Candide de Voltaire ou le prince Mychkine, l’idiot de Dostoïevski. Foi de Pastoureau, la symbolique a inversé le rapport tout comme l’ours a été détrôné par le lion par la chrétienté, qui censurait l’animalité dont les proéminents attributs génitaux de l’âne. Beauté technique, l’éolienne, avec qui nous tournons dans un magnifique paysage toutefois dénaturé par l’icelle, s’avère mortelle avec cet oiseau mort tombant fauché. L’aube rougeoyante, un barrage hydraulique en pierres régulières crachant de façon symétrique les flots. Sous les voûtes dans un village typique et désert à la Delvaux, l’âne s’arrête devant une vitrine avec un grand aquarium plein de poissons. Dans une scène comique, des pompiers l’arrêtent. Une réfugiée est prise par un camionneur tatoué amateur de métal ; un inconnu le tue sauvagement.

Il existe deux façons de critiquer la société : le polar ou la SF, prétexte à description sociologique souvent acide ; l’autre, extérieur et observateur, des persans, un e.t. ou un âne. Mascotte d’une équipe de foot victorieuse, l’âne est tabassé par les mauvais perdants – haro sur le baudet. Un discours – « Asinus asinum fricat » (« L’âne frotte l’âne ») – rappelant la ridicule période communiste qui valut l’exil à Jerzy suite à Haut les mains ! (Rece do góry, 1981). Un couloir, avec des cages pour animaux destinés à la fourrure, contre laquelle le monde de la mode a fini enfin par se rebeller, remémore le couloir de cette curieuse piscine initiatrice dans le magnifique Deep end (1970). La fin, l’abattoir au milieu des vaches, remémore tant les camps de la mort où a fini, entre autres, le père, résistant polonais, de Skolimowski, que les magnifiques scènes de troupeaux à Abilene dans divers westerns. Beauté et mort, un indémodable pour une courte et intense expérience esthétique dans un conte moral, au sens noble du terme. Le tout sur une magnifique musique du compositeur P. Mykietyn, auréolé du prix Cannes Soundtrack. Un film immersif proche de l’art contemporain, comme Bardo d’Iñárritu. « On peut dire qu’il s’agit d’un poème ou d’un récit moral. Ou bien d’un essai philosophique, en effet» conclue Skolimowski.    

Eo, Jerzy Skolimowski, 1h26, couleurs, Pologne / Italie ; Tako, Hola, Marietta, Ettore, Rocco et Mela ; Sandra Drzymalska, Lorenzo Zurzolo, Mateusz Kosciukiewicz, Tomasz Organek, Isabelle Huppert.

[Ciné, Netflix] Cogite Bardo

Un choc rare

Bardo est un film total, un gros choc depuis 2001, l’Odyssée de l’espace (2001 : A Space Odyssey, Kubrick, 1968) : une expérience de vie. Comme le 8 ½ de Fellini (1963), il narre itou. « C’est la première fois que je m’essaye à un film sans structure», « C’est très difficile de faire un film qui n’a pas de centre gravitationnel. » déclare le mexicano-américain au tournant de sa vie et de sa carrière artistique. Daniel Gimenez Cacho (La Mauvaise éducation, La mala educación, P. Almodóvar, 2004, Blancanieves, P. Berger, 2012, Memoria, A. Weerasethakul, 2021) est le double d’Iñárritu comme Marcello l’était avec Fellini au point qu’Iñárritu souligne que, tout comme lui, l’acteur, qui s’approprie totalement son rôle, est marié depuis longtemps, a deux enfants. Inspiré par Buñuel et Borges (« Borges a toujours mélangé le temps et l’espace de manière labyrinthique. C’est la source d’inspiration pour moi. »), Iñárritu vous immerge totalement dans son univers grâce à de longs plans-séquence en grand angle, frisant le fish eye (65 mm, 2:39), en demandant à ce que « La lumière cloche grâce à Darius [Khondji] : c’est métaphysique. », une caméra légère, fluide tout en étant en mouvement, des plans soigneusement composés, et à un sound design hallucinant. Il s’y était déjà essayé avec un court-métrage en VR, Carne y arena (2017).

Taillé sur le vif

Bardo est du pur cinéma que tout le monde pourra voir sur grand écran Imax … sauf les français, au grand regret du réalisateur, pour raison, anachronique et absurde, de chronologie des médias. Vive le pays où le cinéma est né ! Essayant de financer ce film sur ses deniers personnels, deux vagues de Covid passant par là, il a dû se tourner vers Netflix, comme distributeur et non producteur, auquel il a soumis ses conditions. Le film durait initialement quatre heures. Suite à la projection à Venise où il avait à peine terminé le montage et les effets spéciaux, Iñárritu a coupé 22 minutes : « J’ai cherché une possibilité de synthèse. Avec les changements, j’ai pu rendre les scènes plus compactes et musclées. Je travaille jusqu’à ce que je ne puisse plus enlever. Il faut rendre plus pur, jusqu’à l’épure. ». Une séquence où le personnage principal se tape la discute avec un chauffeur de taxi à Mexico a été ajoutée. Le film fera donc plus de deux heures.

Un film « guacamole »

Bardo correspond, dans la philosophie bouddhiste tibétaine, à un état mental intermédiaire, qu’il est possible d’atteindre par la méditation, le rêve ou lors de la mort, quand l’âme se détache de l’enveloppe corporelle. Il s’agit ici des trois dernières minutes d’un journaliste mexicain venu recevoir son prix à Los Angeles. Selon Iñárritu, c’est un film « guacamole ». La figure dominante est le cercle comme la spirale de la mémoire labyrinthique : un appartement familial circulaire envahi de sable mexicain, l’éternel retour de la scène d’envol.

Souvenirs, souvenirs

« Il n’y a rien de mieux que la fiction pour raconter le réel. ». Au programme, ses souvenirs comme la disproportion dans la taille du personnage face à son père en géant, les liens familiaux avec sa femme et ses enfants, le bébé perdu qui rôde sous forme de minuscule être rejeté à la mer pendant que la famille y disperse les cendres du nouveau-né décédé, ses hantises, le passé comme le présent sur le plan personnel et historique, avec sa violence, ses discriminations et ses féminicides, l’identité (« trop américain pour les Mexicains et trop mexicain pour les Américains »), les références à la mythologie aztèque avec l’axolotl et le dieu du feu, le succès, la mortalité.

Politique

Le film est également politique : il critique l’impérialisme américain avec un discours sur la guerre américano-mexicaine (1846-1847), avec deux personnages discutant de la façon dont les États-Unis ont acquis la moitié du Mexique pour seulement 50 millions de pesos impliquant un complexe d’infériorité (« Quand tu es mexicain et que tu dis des choses, tu es prétentieux. »), il relate la bataille de Chapultepec, reconstituée avec son château, la guerre des classes, il pose des questions sur la nationalité, le protectionnisme (la scène de passage de la douane à l’aéroport de Los Angeles est marquante), la nature fabriquée de l’Histoire (la mise en abyme avec le film sur le conquistador Cortés sur une pyramide d’aztèques massacrés), d’un pays où disparaissent des milliers de gens, sur la relation de la télévision (l’invitation de l’ami Luis dans son show télévisé) aux sponsors ou sur la méfiance envers les informations.

Rêve et sensations

Le film débute comme Birdman (2014) – un unique plan-séquence virtuose des coulisses d’un théâtre à l’univers mental d’un acteur sur le déclin : Iñárritu réussit, grâce à une scène de vol dans le désert, à nous faire revivre nos rêves, universels, d’envol. Normal, Bardo a été coécrit avec Nicolás Giacobone, avec qui il avait déjà collaboré sur Biutiful (2010). Une scène comique mais profonde, digne de la psychomagie de Jodorowsky : à la naissance, le retour du bébé, ne souhaitant pas vivre dans ce monde, dans l’utérus de sa mère. S’inspirant de Buñuel, « Un film est un rêve dirigé. », Iñárritu déclare «  C’est une expérience sensorielle. Un rêve. ». Il ajoute : « La même histoire va prendre une tournure très différente selon le point de vue adopté. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la réalité d’une situation, mais la vérité qui se dessine à travers la superposition de ces points de vue. ».

Let’s dance !

L’ancien DJ de radio, nous agrémente, lors d’une scène de fête, d’un Let’s dance de Bowie a capella – sans doute pas la meilleure période du musicien. C’est la foule fellinienne. Mon moment préféré est un court passage dans une rue de Mexico où vous traversez une synthèse de la vie mexicaine avec les bruits et les odeurs qui vous envahissent. Ce serait une sensation réussie d’un voyage touristique, c’est  ici le parcours d’une vie dont se dégage un sentiment de nécessité vitale.

Bardo, fausse chronique de quelques vérités, Bardo, falsa cronica de unas cuantas verdades, 2022, mexicain, couleurs, 2h14.

[Festival Lumière 2022; Avant-première] Bardo : Iñárritu offre une expérience unique bien qu’il « n’aime pas tourner »

Présentation généreuse et intime du film inédit Bardo, une œuvre personnelle, immersive et expérimentale intense (Netflix, sortie le 1er déc. 22) :


Iñárritu « Le film est tourné à Mexico. C’est la 1ère fois que j’y retourne depuis Amours chiennes (Amores perros, 2000). Je suis parti en Californie avec un sentiment d’identité fracturée, de dislocation. Mes sentiments sont mêlés. Il s’agit d’introspection ou d’autofiction intime. J’ai le sentiment d’être un immigré ; l’absence cruelle de mon pays c’est faite ressentir. C’est la première fois que je m’essaye à un film sans structure. J’ai voulu aller jusqu’à ce qui marque historiquement [microcosme / macrocosme]. C’est un film guacamole : ne pas être rationnel au pays de Descartes [crainte du réalisateur ; oubli que le surréalisme est né aussi ici]. Il faut se laisser aller. « Un film est un rêve dirigé. » (Buñuel). C’est une expérience sensorielle. Un rêve.« 


Frémaux Sur la folie du film ?


Iñárritu « Il ne faut pas expliquer. C’est mon film le plus personnel. Formuler, c’est trahir. Le film parle de tout et de rien. Il s’agit de sensation personnelle et universelle. Le subconscient.« 

Du réalisme au surréalisme ?


Iñárritu « Le réalisme m’intéresse moins. La mémoire oublie, il n’y a pas de vérité mais simplement une conviction émotionnelle avec l’impact de l’évènement en moi ; du pur émotionnel. Tout se transforme lors de la vie. C’est peut-être la crise de la cinquantaine [rire]. C’est ici une fiction honnête, une émotion honnête.« 

Frémaux Un changement de forme par rapport au réalisme, un changement de chef opérateur ?


Iñárritu « Oui, c’est le franco-iranien Darius Khondji. Dessner est à la musique. Le rêve réclame un son spécifique. Tout le film se concentre sur les 3 dernières minutes de la vie du protagoniste [cf. Outremonde, Underword de de Lillo]. C’est la vie ; le rêve, c’est la vie ; le rêve, ce n’est pas l’hallucination. Nous passons 40% à dormir ; c’est là que nous sommes le plus vivant. La réalité est en décalage. Nous sommes au-delà du surréalisme, au-delà de la partition corps/esprit. C’est métaphysique. La lumière cloche grâce à Darius : c’est métaphysique, au-delà de la physique.« 


Terrence Malick ?


Iñárritu « Je n’aime pas tourner, c’est tortueux, difficile. J’aime l’intoxication de l’idée qui infuse. J’aime ma vie. Tout est pause et silence. Et puis, il faut vomir à un moment donné cette intoxication. Ce n’est pas moi qui choisit le film, c’est le film qui me choisit. Je revis dans la solitude du montage. Je n’aime pas faire la promo, c’est un moment délicat. Il y a un grand malentendu avec le plaisir de faire du cinéma. Ce qui m’intéresse, c’est la naissance des idées, puis leur sculpture. Le pire, c’est de rechercher les financements.« 


Quelle est votre position personnelle concernant Netflix ?


Iñárritu « C’est un film personnel, il n’y a pas eu de (re)lecteur de scénario. J’ai essayé avec mon financement personnel. Il y a eu 2 arrêts à cause du Covid. Le film était en danger. Netflix a suivi. J’ai posé mes conditions de liberté : ce devait être mon scénario ; je veux utiliser le 65mm ; je vise l’expérience visuelle et sonore (design). Il y aura une sortie en salle pendant 6 semaines au Mexique, 7 semaines ailleurs. Sauf en France, et je le regrette, à cause de la chronologie des médias. « 

Le montage final est différent de celui de Venise ?


Iñárritu « Les effets visuels sont complexes, les plus difficiles que j’ai eu à réaliser. J’ai fini un premier montage avec les effets visuels pour le montrer à Venise. Je n’ai pas eu le temps de le projeter à des gens de confiance pour qu’ils me conseillent. J’ai cherché une possibilité de synthèse. Avec les changements, j’ai pu rendre les scènes plus compactes et musclées. Je travaille jusqu’à ce que je ne puisse plus enlever. Il faut rendre plus pur, jusqu’à l’épure. Du coup, j’ai enlevé de mon fait 22 minutes car c’est moi qui monte. « 


[Iñárritu inaugure, agréablement surpris, sa plaque sur le mur des cinéastes, rue du premier film; il filme le public; des mexicaines viennent chanter avec lui avec le drapeau mexicain : un moment plein de vie, très touchant.]

Marilyn de risque

Les arcanes des festivals de ciné


   Frémaux, dégueulé général, souhaitait la présence au Festival de Cannes de Blonde de Dominik, un film Netflix qui a mis une dizaine d’années à émerger pour des problèmes de droits, de financement, résolus grâce à Brad Pitt et sa boîte de prod. Plan B Entertainment et la plateforme, refroidie par un « film d’art et d’essai vague et obtus », le peu de dialogue, les scènes de sexe impliquant une interdiction (- de 17 ans aux USA) allant jusqu’au conflit sur le final cut avec le metteur en scène heureusement tenace. Netflix aurait opté pour ne pas présenter Blonde en 2021 aux Oscars pour favoriser Don’t Look Up : déni cosmique (A. McKay, 2021), d’où un retard de plus. Refus de Netflix car Frémaux imposa la catégorie Hors compétition au Festival de Cannes. Voilà encore une fois comment la Mostra de Venise a damé le pion au festival français.


Mais, grâce à Frémaux, schizophrène à Cannes à cause des exploitants, nous bénéficions, grâce à son carnet d’adresses et sa diplomatie, d’une projection à l’Institut Lumière d’un film Netflix, aux abois depuis la perte d’abonnés avec la guerre en Ukraine, la fin de la pandémie, la crise et le manque d’argent, et les abonnements pirates.

 
Un angle enfin singulier


Blonde est un film long tourné à partir du pavé brillant de plus de mille pages de Joyce Carol Oates où les scènes en italiques devenues voix off alternent de façon fluide avec les actions de Marilyn (1926-1962) à partir de sa psyché complexe, tourmentée par des traumas d’enfance tels qu’une mère folle et actrice ratée qui ne la désirait point, un père absent (« l’homme-dans-le-cadre ») au point de qualifier ses maris, entre un Di Maggio violent et un Miller méprisant – incarné par l’excellent Brody, the tarin, perdu des radars depuis son Oscar pour Le pianiste (The pianist, R. Polanski, 2002) -, de « daddy » comme dans Le Milliardaire (Let’s Make Love, G. Cukor, 1960) où elle chante « Mon cœur est à papa / You know, le propriétaire » sur un schéma freudien basique, une fille ballottée entre différentes familles d’accueil, un producteur qui la viole, une maternité contrariée dont un avortement pour pouvoir tourner Les hommes préfèrent les blondes (Gentleman prefer blondes, H. Hawks, 1953), l’écart, de plus en plus abyssal, entre Norma Jeane Mortenson/Baker et la glamour Marilyn Monroe (« Le cercle de lumière est le vôtre » lâche-t-elle aux paparazzi) qui commença comme pin-up (« Marilyn était à la fois l’armure et la prison de Norma Jeane. » selon de Armas) ; bref un chemin de croix qui finit par une passion (« Où s’arrête le rêve et où commence le cauchemar ? », demande Marilyn Monroe lors d’une audition). Oates précise : Marilyn est « complice de sa propre exploitation, qui ne s’extirpa jamais de la machine à broyer, qui accepta son calvaire »).


Le ton du roman et du film est original grâce à une construction en synecdoque au cordeau, une mise en abyme comme dans Requiem for a dream de Darren Aronofsky (2000) : le biopic – car c’en est tout de même un – saisit Marilyn autrement, de l’intérieur jusqu’à quelques rares pointes de mauvais goût comme la vue du vagin via le spéculum (nous échappons à un cunnilingus pendant les règles), un fœtus de synthèse qui parle à Norman Jeane/Marilyn. Pas mieux concernant l’orgasme illustré par les chutes du Niagara en référence au film (Niagara, H. Hathaway, 1953), ce porc, addict au sexe, de Kennedy – dont l’image, enfin exacte, ne ressort pas redorée – qui bande tout en regardant à la tv l’érection de lance-missiles lors de la crise des fusées à Cuba (1962) en attendant une fellation imposée, avec monologue intérieur, alors que le Président répond au téléphone à quelqu’un qui le met en garde contre ses frasques – scène très difficile à voir mais nécessaire à la narration. « Je pense qu’il a réussi à montrer l’expérience de Norma Jeane Baker de son point de vue, plutôt que de la voir de l’extérieur, le regard masculin sur une femme. Il s’est immergé dans son point de vue. » déclare Oates.

Qui est Dominik ?


Dominik est un réalisateur intéressant en tant qu’il arrive à investir un genre, bien calibré par définition, tout en apportant une originalité, un pas de côté, un petit décalage passionnant comme dans L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford (The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford, 2007 avec Brad), Cogan (Cogan – Killing them softly, 2012, avec Brad). Pas étonnant qu’il ait porté longtemps le projet Blonde avec sincérité : c’est un bon film, un biopic légèrement décalé, lui aussi. Le roman est difficile à adapter pourtant ; CBS en eut les droits pour une adaptation tv.


Dominik utilise parfois les mêmes procédés que Luhrmann dans l’hideux Elvis (2022) sans pour autant être aussi kitsch que Baz car tout est dans le dispositif établi par le réalisateur. Les changements de formats (1:37, 1:85) et de couleurs, de visions subjectives en anamorphoses expérimentales – beaucoup plus réussis que chez Tony Scott – n’y sont pas étrangers : « J’ai voulu recréer au détail près certaines images ou scènes très connues de la vie de Marilyn dont certaines étaient en noir et blanc. De ce fait, vous êtes en permanence en train de voir des images que vous connaissez pour partie mais le sens que je leur donne est différent. C’était ça l’idée visuelle du film : solliciter la mémoire collective que nous avons d’elle et, en même temps, donner le sentiment qu’elle veut échapper à cette image. » précise Dominik. Le spectateur devient alors schizophrène, entre voyeurisme pour le glamour et empathie avec une descente programmée aux enfers dont nous sommes lointainement les complices.

Ainsi, nous évitons le poncif resservi du « Happy birthday Mister President » le 9 avril 1962, ce qui est un bon signe. La scène de crise de nerfs de Monroe avec Wilder, qui, toujours vachard mais perspicace, déclara que « Marilyn avance sur deux pieds gauches », sur le tournage de Certains l’aiment chaud (Someone like it hot, 1959) est marquante tout comme la robe de William Travilla dans Sept ans de réflexion (The seven year itch, B. Wilder, 1955) qui se soulève longtemps et plusieurs fois à cause du ventilo mimant le souffle de la bouche de métro – pour l’anecdote la scène retenue sera retournée en studio où Marilyn doublera sa culotte de coton blanc ; la première séance, imposée par la Fox, étant publicitaire, avec un « Quel bonheur d’être en robe, je vous plains dans votre pantalon ! » censuré par le code Hays. Dominik poussera la précision jusqu’à tourner dans la maison même où Norma Jeane a bon an mal an grandi et dans celle où elle a été retrouvée morte.


De Armas : de Bond à Blonde


Naomi Watts – ici, on ne peut pas ne pas songer à Mulholland Drive (Lynch, 2001), réinterprété à l’aune de Blonde, pour l’onirisme noir, le passage de la brune à la blonde ou de Norman Jeane à Marilyn -, Chastain ont été envisagées. Et bien, ce sera de Armas, complètement investie à vous faire dresser les poils tant la ressemblance, externe et interne, est affolante : elle tient son rôle à Oscar ; « Elle changera de dimension, comme Julia Roberts avec Pretty Woman », prédit Bruno Barde, le directeur de Deauville qui a auréolé l’actrice cubano-espagnole du mérité prix du Nouvel Hollywood. A star is born !

Elle a été repérée, face à Keanu, dans I Knock Knock (2015) un thriller érotique d’Eli Roth, le « roi de l’horreur ». Elle avait déjà cartonné dans la série espagnole El internado (2007-2010). Elle a éclaté en James Bond girl voire en James Bond Woman dans Mourir peut attendre (No Time To Die, C. J. Fukunaga, 2021) en mettant ses adversaires KO en jupe fendue, porte-jarretelles et talons hauts. Assayas, ex critique aux Cahiers du cinéma, qui l’a filmée dans Cuban network (2019) ne tarit pas d’éloges : « Elle aimantait la caméra, faisait décoller chaque plan. Avec une intelligence intuitive, elle a aussitôt compris le parti à tirer de l’espace de liberté. (…) La largeur de sa palette est assez unique, de la fantaisie la plus débridée aux nuances les plus intimes de l’émotion. Elle a une étonnante capacité d’adaptation, de transformation. ». Jamie Lee Curtis, son amie depuis le tournage de À couteaux tirés (Knives out, Rian Johnson, 2019, où elle joue Marta Cabrera, une infirmière au service d’une famille aisée qui donne la réplique à Danny Craig pour qui « Elle a du cran, elle sait tout jouer. » dans une comédie policière façon Agatha Christie dans un manoir du XIXe siècle de la côte est des États-Unis), l’a comparée à Sophia Loren. Elle donnait déjà la réplique à Ryan Gosling, comme hologramme amoureux, et Harrison Ford en 2017 dans Blade runner 2049 (D. Villeneuve). Les critiques sur l’accent cubain de de Armas, soutenue par la famille de Marilyn, pourtant critique sur certaines scènes de Blonde, sont absurdes. De Armas se lance dans la coproduction avec une comédie d’aventure, Ghosted, bientôt sur Apple TV+.


Good Cave


La musique laisse songer à Robert Wyatt. Quelle ne fut pas ma surprise de voir qu’il s’agissait de Kick Ink Nick Cave et de son complice Warren Ellis puisque Dominik leur a consacré un documentaire, This much I know to be true (2022) ! La partition, éthérée comme une lettre au-delà de la mort, est magnifique.

Conclusion

Voici un beau film sensible et original pour commémorer la mort de Marilyn, le 4 août 1962. La perception de Marilyn correspond à la mienne à l’aune des nouvelles données, du recueil de poèmes, du livre de Michel Schneider – de la famille de la regrettée Maria Schneider, récemment disparu, sur les rapports de Marilyn avec son psy -, des images – Marilyn nue dans et au bord de la piscine – du film inachevé (Something’s got to give, George Cukor, 1962) car interrompu par la mort de Marilyn, restée heureusement non élucidée dans Blonde bien que le roman penche pour l’assassinat. La scène clé – l’une des plus belles de l’histoire du cinéma -, la porte d’entrée pour comprendre Marilyn est, pour moi, sa crise de nerf lorsque Gable capture des mustangs dans le dernier film, maudit, Misfits – Les désaxés (The misfits, J. Huston, 1961) où Norman Jeane perce Marilyn en un moment de vérité d’une rare intensité comme un documentaire sur l’actrice. Cette scène n’est pas présente dans Blonde mais d’autres crises de nerfs y ressemblent fortement. J’ai appris sa relation à la Jules et Jim avec Charlie Spencer Chaplin jr et Edward G. Robinson jr, des rejetons de célébrités délaissés par leurs pères.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/sans-oser-le-demander/blonde-de-joyce-carol-oates-qui-a-tue-marilyn-7600757

[Ciné] Ennio l’éruptif

Ennio est un documentaire-somme, passionnant mais trop long, sur Ennio Morricone de Giuseppe « Peppuccio » Tornatore qui témoigne dans le film comme metteur en scène. 11 collaborations avec celui qui succéda au « copain » d’enfance Sergio Leone (6 collaborations) – « Je t’aime, moi non plus » au point de faire rater par exclusivité une collaboration entre Morricone et le mélomane Kubrick pour Orange mécanique (A Clockwork Orange, 1971) ! -, Mauro Bolognini (12 collaborations depuis son premier film, Les poings dans les poches, I pugni in tasca, 1965) et Giuliano Montaldo (13 collaborations). Et aussi, Pasolini, De Sica, Bava, Comencini, son grand ami Pontecorvo, Dmytryk, Ikeda, von Trotta, Lautner, Verneuil (son Peur sur la ville, qui m’effraya tant quand j’étais enfant – cet œil de verre tombant sur le toit hante mes cauchemars), Polanski, Boisset, etc.

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Name dropping

Dans le documentaire, parfois un name dropping hagiographique à l’américaine et répétitif, sont également présents : Joffé (« Le voir composer, c’est comme regarder un athlète au travail. » ; Ennio, artisan et bourreau de travail, dégaine les notes à une vitesse hallucinante avec une maestria autre que celle, supposée, de l’insupportable Michel Legrand formé par la géniale Nadia Boulanger), Malick, Stone, Tarantino qui en fait naturellement des tonnes (rien sur leur polémique où Ennio, très franc voire abrupt, avec raison, aurait déclaré à Playboy, « Il n’a rien des grands d’Hollywood, comme John Huston, Alfred Hitchcock ou Billy Wilder. Tarantino ne fait que du réchauffé. » ; rien de plus vrai), Wong Kar-wai, co-producteur du documentaire, Bertolucci (ce fils de poète, co-scénariste avec Argento, d’Il était une fois dans l’OuestC’erà une volta il west, 1968 déclare : « Il a fusionné la prose et la poésie. »), les frères Taviani en relations très sinusoïdales, Cavani, l’excellente et trop peu connue Wertmüller, le metteur en scène et musicien Eastwood, l’incroyable Quincy Jones, le subtil Williams et le musicien bourrin Zimmer, Baez, Springsteen, Hetfield, leader de Metallica, qui ouvre tous ses concerts avec une musique de Morricone. Passons sur les samples de rap.

Les musiciens proches : le siffleur incroyable et multi-instrumentiste Alessandroni, Pieranunzi, Buttà, dell’Orso – cette chanteuse magnifique, trop peu présente ici, qui me tire des larmes tant le chant est parfait et mélancolique -, Dulce Pontes, etc. Le témoignage le plus pertinent, à part le malicieux Ennio lui-même sur 11 heures d’interviews avec un montage initial de 6 heures pour 5 ans de travail (du grain à moudre pour les bonus DVD), c’est le guitariste Pat Metheny, très fin. Il est très émouvant de voir des témoignages de personnes disparues, récemment ou non.

            Le spectateur perçoit le côté casanier d’Ennio dans son grand appartement bourgeois romain avec lustre et piles bordéliques de livres, lui qui venait d’une famille nombreuse et modeste du Trastevere avec un père trompettiste de boîte qui le détournera de sa vocation de médecin. Il est très amusant de débuter par un métronome, instrument utilisé par son inspirateur, Ligeti, symbole du côté mathématique pour le joueur d’échecs Ennio.

De la musique avant toute chose

Ses inspirations ? Le contrepoint chez Frescobaldi et surtout Bach, son professeur de musique classique Petrassi, Nono, Berio et Dallapiccola pour le contemporain. La période qui m’intéresse le plus est celle du Gruppo di Improvvisazione Nuova Consonanza (1966-1980) avec Macchi et Evangelisti. De là, proviennent l’utilisation des marranzani ou guimbardes siciliennes, de la cloche, du fouet, de la guitare électrique, du sifflement, des onomatopées. Ce qui me fascine, c’est cette alliance parfaite de musique savante, fondée sur de solides apports classiques (Monterverdi, Puccini, Rossini, Beethoven, Tchaïkovski, Stravinsky que l’on voit en archive), agrémentée de musique contemporaine, du dodécaphonisme à Cage en passant par la musique concrète, et le populaire (tarantelle, variétés).

Alimentaire, Watson !

Côté alimentaire, il a dû arranger pour la variété (Rai, RCA avec Bruno Nicolai et l’Argentin Luis Bacalov) avec la superbe Mina (Se telefonando), Morandi (Fatti mandare dalla mamma), très présent dans le film avec sa chirurgie esthétique ratée de la jetset à la Brazil (Gilliam, 1985), Paoli (Sapore di sale), Pavone (T’ho conosciuto), Vianello (O mio signore), Fontana (Il Mondo), Anka (Stasera resta con me). Exit Aznavour, Depardieu ou Buarque. « Ces années d’arrangements m’ont appris à apprivoiser les contraintes. À trouver un espace de liberté dans un projet qui n’était pas le mien ». Après avoir cachetonné avec sa trompette, il a été longtemps nègre pour la variété et le cinéma – Ennio en a conçu quelque amertume – qui ne le lui a pas tellement rendu avec si peu d’Oscars. Ennio est miné.

Sa carrière décolle avec Leone – rien sur l’escalier romain du Trastevere où Ennio & Sergio jouaient ensemble enfant alors qu’une scène de Les Incorruptibles (The Untouchables, 1987) de de Palma (le seul qui ait tenu à ne pas témoigner suite à fâcheries dont Ennio était coutumier), se référant à Le cuirassé Potemkine (Bronenosets Potemkin, Eisenstein, 1925). Musique concrète notamment au début d’Il était une fois dans l’Ouest (C’erà une volta il west, Leone, 1968) après avoir entendu le grincement d’une échelle manipulée par un machiniste dans un théâtre de Florence. Par contre, rien sur la pression sur l’harmoniciste jusqu’à l’étrangler après de multiples prises de son pour le thème de l’homme à l’harmonica. Les lettres de « Bach » se dissimulent derrière Le Clan des Siciliens (Verneuil, 1969), musique composée par juxtaposition de couches par le pieu Ennio. La musique d’Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (Indagine su un cittadino al di sopra di ogni sospetto, 1970) du drôle et pénétrant Petri est disséquée par Ennio.

523 BO, Morricone connaissait le chiffre exact qu’il ne se privait pas de remémorer aux journalistes. Mais, ce dont il était le plus fier, c’est de plus de 120 pièces, de la musique de chambre à la symphonie, dite de « musique absolue » comme Simenon écrivait des « romans durs ». A la fin du documentaire, se succèdent des extraits lassants de concerts XXL hors de prix avec force musiciens, comme s’il cherchait le succès avec les dents, sur le terrain, tout en pratiquant son art de chef d’orchestre. Le spectateur est immergé dans sa musique de façon simple, il a l’impression d’être dans son cerveau, sans complexités musicologiques.

            Sale caractère

            Ce qui se dégage de sa musique, c’est de la mélancolie, de la tristesse. Nous ne voyons rien du sale caractère, atrabilaire et irascible, d’Ennio, de son mépris et de sa condescendance parfois, de son manque total de modestie à cause d’une insécurité profonde acquise depuis l’enfance. Il déclare ne pas aimer la mélodie alors qu’il est un « mélodiste formidable, possédait un langage harmonique très élaboré et un sens des timbres audacieux. » selon Stéphane Lerouge. Faut-il avoir sale caractère pour être un génie ? Le doute m’habite. Cette conception romantique est éculée. Pas d’éloge sans évocation de part d’ombre, pour reformuler Beaumarchais.

*

A cause de l’utilisation de nombreuses archives, passionnantes, plusieurs formats d’image se succèdent, générant un effet étrange mais inévitable.

Ce documentaire, la lettre d’un ami intime envoyée à un proche, disparu depuis 2 ans, a reçu de nombreux prix. C’est mérité.

Ennio, G. Tornatore, 2h36, Italie, noir et blanc, couleurs.

[Ciné] En corps, c’est le pied !

Le générique est à couper le souffle avec une musique forte à la Led Zep en Egypte (le chorégraphe israélien, entre danses tribales chtoniennes, sauts et jeux de mains de fêtes traditionnelles juives et clubbing, qui joue son propre rôle comme acteur, compose une musique percussive au rythme haletant ; Thomas Bangalter, l’un des deux de Daft Punk, met ses doigts de fée à la pâte). Le générique se termine par une image au ralenti qui se réfère à une étude du mouvement de l’homme par le physiologiste E.-J. Marey avec son chronophotographe, à l’origine du cinématographe – objet du court-métrage de Klapisch, Ce qui me meut, devenu le nom de sa maison de prod. -, de mouvements d’avant-garde comme le futurisme italien ou Nu descendant un escalier de M. Duchamp. Quant au générique de fin, il est du même tonneau, restez bien jusqu’à la fin !

            Après Les chaussons rouges de Powell-Pressbuger (The red shoes, 1948), les films de Donen sur les coulisses de Broadway ou d’Hollywood, Soleil de nuit (White Nights, Taylor Hackford, 1985 avec Baryshnikov), Black Swan de D. Aronofsky (2010) où Portman mit le pied dans la danse via Benjamin, Pina de Wim Wenders (2011 ; l’un des rares films où la 3D est vraiment intéressante), En corps est l’un des meilleurs films sur la danse. Klapisch avait signé un documentaire sur Aurélie Dupont (Aurélie Dupont, l’espace d’un instant, 2010), ici remerciée. Dans En corps, après le ballet classique avec tutu et pointes de Petipa sur La Bayadère, nous voyons des danseurs de hip-hop se déhancher dans cette ancienne fabrique de marbre funéraire, Le 104, le chorégraphe contemporain Hofesh Schechter au travail – sensible, intuitif et fluide – lors des répétitions de Dead duets dans Grande Finale en Bretagne ou le ballet Political mother de l’israélien à la Halle de la Villette où les danseurs s’envolent également sur les pavés mouillés, nourrissant le docu de Klapisch sur Hofesh pour Arte. Filmer la danse est encore plus compliqué que de capter un concert où tout est codifié : Klapisch est prodigieux en saisissant l’instantanéité des différents groupes de danse sur scène (solo, duo, réunion en groupes), en restituant l’énergie. Caricaturer en distinguant le ballet classique qui serait aérien et éthéré et le contemporain qui serait plus ancré dans la terre est tout bonnement faux.

            Le film débute par une scène muette réussie où le spectateur comprend facilement dans un théâtre à l’italienne, le Palais Garnier, façon Hitchcock, où les incriminés disparaissent dans le clair-obscur. Avec Amigorena au scénar’, nous rions beaucoup (le kiné bobo-écolo-bio au chignon si bien campé par François Civil, « La Bretagne, c’est pas Goa. » ; Podalydès en père engoncé façon Servillo en Andreotti dans Il divo de Sorrentino, 2008, le « plaide-boy » selon le baveux bavard ; la sœur féministe qui se met tout le monde à dos ; Pio Marmaï, un cuisinier dans son food truck rétro tendance, en crise pour manque de yuzu, pour qui le « tutu est cul-cul. », qui bouge des mains comme Chaplin, et mime une scène gore marquante ; Muriel Robin est irrésistible en Yoda ou marraine gâteau larguée), au milieu de séquences d’émotions très bien construite (la rupture, les secondes chances, comment survivre, le rapport père/fille). Malgré des cernes imposantes, Marion Barbeau, première danseuse à l’Opéra de Paris, montre une danse pointue, un jeu simple et efficace et, ce qui est rare pour une danseuse, de beaux pieds. Le côté choral, très inclusif ici, est toujours aussi réussi chez Klapisch, sa marque de fabrique. Il réactualise un Paris contemporain de carte postale : l’image et les prises de vues sont incroyables. Bref, c’est beau et populaire. Avec l’usage épisodique de l’anglais, le film coche toutes les cases pour l’export. Mieux vaut En corps que Coda (Sian Heder, 2021) inspiré de La famille Bélier (Éric Lartigau, 2014). Quand vous sortez du film, vous avez envie d’exprimer votre énergie en esquissant des pas de danse : chacun cherche son entrechat.

Michaël Moretti

En corps, 1h57, France, couleurs avec Marion Barbeau, Hofesh Shechter, Denis Podalydès, Muriel Robin, Pio Marmaï, François Civil, Souheila Yacoub.

[Ciné] Freak, c’est chic !

Attention : chef d’œuvre ! Il faut sauver le soldat del Toro car la fréquentation en salle, malheureusement trop faible (pandémie – avec interruption de tournage ; concurrence avec un blockbuster du même producteur, Disney, Spider-Man : No Way Home, Jon Watts, 2021), malgré un bouche-à-oreille favorable et une critique excellente, risque de forcer les réalisateurs créatifs et singuliers à se cantonner aux plateformes et au streaming. Si del Toro assure ses arrières avec, en parallèle, une comédie musicale sous le fascisme en stop-motion pour Netflix, Pinocchio, avec Blanchett, Turturro, McGregor, Swinton et Waltz, sur une musique de Desplat, les studios, frileux, risquent de faire payer cher l’échec de ce film d’auteur, Nightmare valley, pourtant le plus beau de del Toro à ce jour. Plus tragique que noir (Cain, Westlake et Chandler), le film atteint un niveau digne de Kubrick, del Toro s’inspirant, entre autres, du Baiser du tueur (Killer’s kiss, 1955, notamment la scène finale visuellement forte de poursuite au milieu des mannequins dans les hauteurs du magasin). Même Scorsese a dû prendre sa plume dans le Los Angeles Times pour défendre ce chef d’œuvre incompris qui deviendra certainement un classique alors que Le charlatan (Nightmare alley, E. Goulding, 1947 ; le rôle préféré de Tyrone Power), dont del Toro s’inspire, n’avait pas trouvé son public en son temps pour devenir finalement le meilleur film, révéré des cinéphiles, du réalisateur anglais, disponible en DVD chez Sidonis.

Comme Mad Max : Fury Road (George Miller, 2015) et Parasite (Gisaengchung, Bong Joon Ho, 2019, Palme d’or), il existe également une version noir et blanc de Nightmare alley : elle est d’une beauté rare grâce à la direction photo du fidèle danois, Dan Laustsen. Il s’agit d’un conte cruel, à partir du best-seller de l’étonnant Gresham (« Tristan Corbière du Maryland », selon Phil Garnier ; Edgar Allan Poe, voire William Blake, n’est pas loin), ou grandeur et décadence d’un Elmer Gantry (Elmer Gantry, le charlatan, Richard Brooks, 1960 d’après le roman de 1927 de Sinclair Lewis, prix Nobel de littérature 1930) sur fond shakespearien, d’un déclassé de la Grande Dépression à la Steinbeck qui s’élève comme self-made-man et pèche par orgueil malgré les avertissements de trois femmes (l’humaniste voyante Zeena, Toni Collette, qui l’initiera aux ficelles du métier d’illusionniste puis de mentaliste ; l’ingénue Molly, Rooney Mara, en Elektra ou femme électrique ; la bien nommée Lilith, Cate Blanchett en psy – « Découvrir par quoi ils sont effrayés et le leur revendre. Voilà la clé. » -, au sommet de son art inspiré de la femme fatale chez Bacall, Crawford, Davis et Stanwyck mais surtout Veronika Lake – « Tu es pourrie, et moi aussi » ; « Tu ne bernes personne, Stan. ») qui jalonneront le parcours initiatique en boucle de Carlisle (Cooper, coproducteur du film ; au début Di Caprio a été envisagé).

Après un crime refoulé dans un paysage à la Moissons du ciel (Days of Heaven, Terrence Malick, 1978), la première partie, où la pâte de del Toro est la plus reconnaissable, est l’occasion de présenter, sous un ciel plombé, la pluie et dans la boue, un freak show à la Tod Browning (Freaks, Freaks, la monstrueuse parade, 1932) : contorsionniste à claquette, prestidigitateur, géant (l’acteur fétiche de del Toro, Ron Perlman, en Hercule fatigué, qui attira son attention sur le roman de Gresham), nain, femme-araignée, geek qui croque un poulet vivant pour le plaisir du public hébété, bébés dans le formol dont le mythique Eunoch. Mieux que F for Fake (Vérités et mensonges, O. Welles, 1973) et Le prestige (The Prestige, C. Nolan, 2006), nous découvrons, stupéfaits, les coulisses peu reluisantes de l’illusion. Willem Dafoe en Clem Hoatley, taulier cynique et roublard (« Les gens aiment toujours payer pour se sentir supérieurs, ou se mettre en avant », « People are desperate to tell you who they are », « Les gens ne demandent qu’à être déchiffrés »), protecteur et menaçant, Monsieur Loyal à la voix éraillée, impressionne par sa brève prestation. A la recherche du geek, il évolue dans un décor peuplé d’yeux comme dans La maison du Docteur Edwardes (Spellbound, Hitchcock, 1945, décor de Dali).

Après la courbe de la cage ou de la piste comme une descente dantesque en Enfer, succède une deuxième partie rectiligne, froide du Buffalo ou New York Art déco de la haute bourgeoisie. Le bureau de la psy Lilith Ritter (Cate Blanchett), engoncée dans des robes hautes coutures (costumes de Luis Sequeira), est hallucinant grâce à la direction artistique de Tamara Deverell avec un luxueux bureau en bois laqué, des espèces de tests de Rorscharch imprimés sur les murs. – Nabokov aurait apprécié le parallèle entre le spectacle de l’illusion et la psychanalyse -. La précision maniaque des dessins et des plans de del Toro est au service de la beauté. La scène révélatrice finale est digne de la fin de Shining (Kubrick, 1980), buée sortant de la bouche en plus. Le spectateur comprend vite le dénouement car c’est le cheminement qui intrigue : le scénario, limpide et efficace, écrit par Kim Morgan, la femme de del Toro, est proche du roman, sombre et brut. « Cette histoire fait écho à l’époque actuelle avec son complotisme, ses mensonges et sa paranoïa. » insiste del Toro. Du grand art et plus qu’un hommage, malgré quelques scènes se terminant par un obturateur fermé à l’iris.

Nightmare alley, Guillermo del Toro (États-Unis, 2h30, une version couleur, une version n & b, 2021). Avec Bradley Cooper, Cate Blanchett, Rooney Mara, Willem Dafoe, Toni Collette, Richard Jenkins, David Strathairn, Ron Perlman.

[Ciné] Un film sévèrement burné

Red Rocket

« Red Rocket », c’est, en argot, un pénis de chien en érection, voilà le ton donné. Un acteur de porno de L.A., inspiré d’un vrai pilier de l’industrie du porno sauce sociopathe narcissique à la masculinité toxique, incarné par un acteur excellent, Simon Rex – « Désespéré, forcé de me débattre pour survivre, oui, j’ai déjà été dans cette position » ; son walk of shame : acteur de porno gay (Young, Hard & Solo), mannequin sous-vêtements égérie de Tommy Hilfiger, Calvin Klein, Versace et Levi’s, second rôle dans des séries (sitcom Jack & Jill, Alerte à Malibu, Summerland), acteur dans les Scary movie, VJ à MTV et rappeur (Dirt Nasty) -, en un adulescent genre JCVD de la teube, retourne la queue basse – que mesdames pourront admirer – sur le mode survie dans un milieu white trash texan (tatouages, dents pourries ou manquantes, obésité, maisons en ruines) avec une belle-mère (Brenda Deiss) à la tronche incroyable qui conforterait François Hollande. Nous sommes loin du misérabilisme facile de Nomadland de Chloé Zhao (2020). La peu farouche Strawberry, une Lolita, dépasse les stéréotypes d’Harmony Korine, de Larry Clark voire, parfois, Gus Van Sant : le peps de l’actrice (Suzanna Son qui crève l’écran) étonne ainsi que ses talents de compositrice, surtout quand elle joue du clavier poitrine nue. Sur fond de campagne de l’éructant Trump (ce panneau de triste mémoire : « Make America Great Again ») contre Hillary Clinton en 2016 comme Shampoo d’Hal Ashby (1975) lors des roueries de Nixon, un « Red Rocket », c’est également un « État rouge », qui vote pour les républicains, tel le Texas que nous voyons ici comme jamais. Nous sommes loin des facilités de We  blew  it ! de J.-B. Thoret (2017), trop fasciné par son sujet.

« Affreux, sales et méchants »

Réalisé en 23 jours avec une équipe de 10 personnes et 1 millions de dollars, ce film, inspiré par l’urgence à la Cassavetes avec force improvisations, est une totale réussite tant sur le fond (une critique caustique et drôle de la société américaine : son optimisme forcené jusqu’au ridicule, « quelqu’un qui aspire au succès sans se soucier des dommages collatéraux », la débrouille, un dingue à la tronche d’oncle Hô qui se fait passer pour un ancien combattant émérite, la condition pavillonnaire avec son rêve kitsch américain aux couleurs saturées à la Martin Parr, le très Pop Donut Hole – des trous, encore des petits trous) que sur la forme (lumières esthétiques, décors puissants comme ces raffineries aux ronronnements inquiétants et à la lumière parfois floutée rendant féérique le morose et glauque). A noter aussi Brittney Rodriguez, photogénique en fille de la baronne black de la drogue dans un minable trafic de proximité à l’aide de bras cassés. Un picaresque proche des frères Coen avec une bonne bande son.

Un prix du jury et de la Critique au Festival de Deauville 2021 bien mérité : être stupéfait tout en riant d’un univers glaçant de laissés-pour-compte avec une fin ouverte. Amateurs de politiquement correct, ce film n’est pas pour vous !

Red Rocket de Sean Baker (USA, couleurs, 2h10 ; interdit aux moins de 12 ans avec avertissement) avec Simon Rex, Bree Elrod, Suzanna Son.

[Ciné] Benedetta : in godmiché we trust

Personal Jesus

Personal Jesus

« J’ai ce rêve récurrent depuis trente ou quarante ans d’être confronté à une puissance supérieure et maléfique. Le jour de ma perte, c’est-à-dire le jugement dernier, n’est-ce pas ? A chaque fois, je me réveille en hurlant. » Verhoeven est obsédé depuis l’enfance par Jésus. Pentecôtiste pendant sa jeunesse, avec crise de foi à la clé, membre du Jesus Seminar, un groupe d’étude consacrée à la véritable histoire du Christ (Robert Funk, 1985, Santa Rosa, Californie), il a commis un livre sérieux, Jésus de Nazareth (2008). Dans Turkish Délices (Turks fruit, 1973), Olga (Monique van de Ven) tombe sur un lit en imitant la croix ; dans Le Quatrième Homme (De vierde man, 1983), l’écrivain Gerard Reve (Jeroen Krabbé) picole tellement qu’il hallucine au point que son obsession, le bellâtre Herman (Thom Hoffman), se change en Jésus sexy sur sa croix avant d’apparaître mutilé, émergeant des eaux, enveloppé d’un linceul teinté de sang ; l’officier Murphy est démembré façon crucifixion par des malfrats puis marche sur l’eau (RoboCop, 1987). Dans Benedetta, dans une iconographie volontairement sulpicienne, donc kitsch, concurrençant Les Diables (The Devils, Ken Russell, 1971), Jésus décapite avec un glaive, comme dans un péplum du bon vieux temps, des serpents menaçants, se marie en grande pompe avec Benedetta qui a quelques visions lors d’un mystère en s’envoyant en l’air grâce à un système de poulies tout en remuant des jambes, s’approche du Christ crucifié en lui enlevant, à sa demande, le drap tout en constatant qu’il n’a pas de … petit Jésus.

Conditions sine qua nonnes

Le scénariste de Verhoeven, Gerard Soeteman, auteur des scripts de la plupart des films hollandais (de la série Floris, tournée en 1969 avec Rutger Hauer, jusqu’à Black Book, Zwartboek, 2006), lui présente logiquement le livre de l’historienne de Stanford, Judith C. Brown, Immodest Acts – The life of a lesbian Nun in Renaissance Italy (Sœur Benedetta, entre sainte et lesbienne : « Toute nouveauté est dangereuse et toute singularité est suspecte. »). D’après les archives et minutes du procès, la schizo Benedetta, pour qui « C’est son histoire à elle avec son Jésus à elle. », profite, comme dans Basic Instinct (1992), de son autorité pour assouvir son appétit sexuel, sous l’apparence de l’ange Splenditello, sur la jeune novice Bartolomea, violée par l’abbesse. Si Jean-Claude Carrière, avec qui Verhoeven avait tenté de développer son projet sur Jésus à partir de son livre et de L’Evangile selon Saint Matthieu (Il vangelo secondo Matteo, Pier Paolo Pasolini, 1964 ; dans Benedetta, le Buñuel de Viridiana, sur la folie religieuse, Palme d’or cannoise controversée en 1961, plane), a été envisagé, c’est finalement David Birke, auteur du scénario de Elle (2016) qui a été choisi. Les thèmes du « Hollandais violent » Verhoeven sont présents puisqu’ils sont au fondement de la civilisation : violence, désir, sexe, religion, pouvoir. D’où son intérêt également pour « Trump, Caligula et Hitler », un film sur le putsch raté de ce dernier en 1923 est sur le feu.

Une attention est portée à l’accessoire symbolique : un pic à glace dans Basic instinct (1992 avec Sharon Stone, en Catherine Tramell, devenue star) ; ici, un gode « un peu rugueux » taillé dans une sculpture en bois de la Vierge possédée depuis l’enfance, le MacGuffin parfait, le scandale assuré. Il est curieux que, pour un film pour les moins de 12 ans produit par Pathé – il est difficile de ne pas mentionner les producteurs comme SBS car ils sont martelés trois fois -, les catholiques, dont le primat des Gaules, comme par exemple feu Decourtray, manipulé et parti en guerre contre La dernière tentation du Christ (The Last Temptation of Christ, Scorsese, 1988), ne se manifestent pas, peut-être est-ce dû à une sortie estivale. Tant mieux !

Les poules du couvent couvent

Le film de couvent est au croisement de plusieurs courants avec la critique institutionnelle dans Mère Jeanne des Anges (Matka Joanna od Aniolów, Jerzy Kawalerowicz, 1961), La Religieuse de Rivette (1966, énorme scandale amplifié par le performeur J.-J. Lebel), Au-delà des collines (Dupa dealuri, C. Mungiu, 2012), le côté sérieux avec Dans les ténèbres (Entre tinieblas, Almodóvar, 1983), Thérèse (A. Cavalier, 1986, prix du jury à Cannes), l’érotique septante de la nonnesploitation avec le pink Le Couvent de la bête sacrée (Seijû gakuen, N. Suzuki, 1974), Lettres d’amour d’une nonne portugaise (Die Liebesbriefe einer portugiesischen Nonne, J. Franco, 1977), Intérieur d’un couvent (Interno di un convento, W. Borowczyk, 1978).

Dans Benedetta, le Batave Verhoeven s’inspire de la vie de Benedetta Carlini di Vellano (1590-1661) lors de la Contre-Réforme où les tétins ne sont point dédaignés au couvent des Théatines au péché de Pescia (Toscane) à une époque où le lesbianisme était inenvisageable (« péché muet ») selon les conceptions en vigueur puisque seule l’homosexualité est masculine car pénétration il y a. De même que dans Basic Instinct (1992) où la question se pose encore de savoir qui est la tueuse, Sœur Felicita (Charlotte Rampling, véritable star de Benedetta, excellant avec des répliques délicieusement acides au grand plaisir de l’actrice : « Le couvent n’est pas un lieu de charité : il faut payer. » ; « Tu es une fille intelligente, ça peut être dangereux, ma petite, et pas que pour les autres. » ; « Aucun miracle ne se produit dans un lit. »), une sceptique, une voyeuse, pose la problématique du film lorsqu’elle recueille Benedetta, une lettrée de 9 ans, issue d’une famille aisée : sœur Benedetta est-elle une vraie mystique ou une intrigante ? Plane constamment L’ombre d’un doute (Shadow of a Doubt, A. Hitchcock, 1943) à propos de l’insaisissable Benedetta, héroïne d’un film intitulé d’abord Sainte Vierge (Blessed Virgin).

Certes, Dieu l’habite mais « c’est par l’exercice de sa propre croyance qu’elle parvient à faire exister les choses ou à créer l’événement. » ou rouée méthode Coué selon Efira. Pour Verhoeven, « Benedetta s’invente un Jésus qui l’autorise à avoir des relations sexuelles avec Bartolomea. ». Le film repose sur cette merveilleuse ambiguïté qu’incarne parfaitement le visage poupon, magnifié grâce à la guimpe, de la fausse blonde (« à la fois Marilyn Monroe et Gérard Depardieu » selon Edouard Baer) belgo-française Virginie Efira, omniprésente comme Kad Merad, Berléand ou Huppert, qui joua déjà un petit rôle de bigote dans Elle (2016). Benedetta va commettre le péché de chair, quand elle s’éprend d’une novice tentatrice, au parler charretier et aux pets-de-nonne faciles dans une scène de chaise percée à la Brueghel (le réalisme des primitifs flamands – où dans le tableau Le Vagabond dit Le Colporteur dit Le Fils prodigue de Bosch, 1490-1510, l’arrière-plan est croustillant – jusqu’à RemBrandt, qui n’est pas un frigo, dessinant des femmes pissant, contre les films américains où « il n’y a plus que des super-héros qui ne baisent pas et ne vont jamais aux toilettes » selon PoPaul dans le journal Elle), violée par son père et ses frères, sœur Bartolomea (incarnée par la belgo-grecque Daphné Patakia, Djam, T. Gatlif, 2017, Eleanor dans la série Versailles, 2018, Véra Clouseau dans OVNI(s), 2021), et la soif de pouvoir. « Ce qui fait que lorsqu’elle a du pouvoir, elle l’utilise, et ne voit plus sa propre médiocrité. Elle croit en plus grand qu’elle, ça me touche beaucoup, mais ça va aussi l’amener à croire en son invincibilité, à basculer de l’autre côté. » selon Efira, sensible au thème shakespearien, secondée par un coach psy & religion et remise en forme à coups de régime et d’abdos pour obtenir un corps normalisé. Efira ajoute qu’« Elle utilise sa foi pour soumettre les gens à sa volonté. » tout en posant la question essentielle post #MeToo : « si la femme détenait le pouvoir, en ferait-elle bon usage ? Ne se croirait-elle pas elle aussi investie d’une forme d’impunité ? ».

Toutes les figures d’autorité sont déboulonnées. L’abbesse – nommée d’oxymore – Felicita (C. Rampling) dénonce par jalousie et s’enflamme. Le nonce (L. Wilson), représentant du pouvoir patriarcal, arriviste, cauteleux, vicieux, lubrique à souhait, sado-maso avec son enquête, comme pour Maria de la Visitation (Lisbonne, 1580), avec torture à la bonne poire d’angoisse et l’envoi de l’abbesse au bûcher – la fin de Jeanne d’Arc est le fantasme de toute actrice, de Falconetti à Bergman en passant par Seberg et Delay – pour blasphème, hérésie et bestialité, drag-queen avec son chapeau, sa cape, ses bijoux, ses talons, gore enfin vers la fin. Jouissant d’une aura dès 1619, en arguant d’une transplantation du cœur du Christ, en contrefaisant ses stigmates (paumes, pieds, côtes et front) mais en épargnant la peste à la population conquise, Benedetta s’affirme en étant une abbesse autoritaire et exigeante tout en profitant de sa position pour libérer son corps. Il lui a été intimé depuis l’enfance que « Votre plus grand ennemi, c’est votre corps » jusqu’à enfiler une robe de bure urticante alors que sœur Jacopa, qui mourra d’un cancer du sein, rêve d’avoir « un corps en bois avec le nom de Dieu gravé dessus. ». La voix gutturale de la possédée du précepteur qui éructe « blasphème », remémorant L’Exorciste (The Exorcist, W. Friedkin, 1973), n’est pas du meilleur goût.

Lapoirie d’angoisse

Ce film est une nonne Bouvelle. La lumière, à la de La Tour, grâce aux bougies, LEDs et rampes à gaz, est incroyable moyennant une production à plusieurs dizaine de millions de dollars. « Vous, les directeurs de la photo français, vous n’éclairez quand même pas beaucoup ! » lance Verhoeven, taquin. C’est pourquoi il choisira Jeanne Lapoirie (Les roseaux sauvages, A. Téchiné, 1994 ; Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, 2000, 8 femmes, 2002 et Le temps qui reste, 2005 de F. Ozon ; Michael Kohlhaas, A. des Pallières, 2013 ; 120 battements par minute, R. Campillo, 2017 ; Valeria Bruni Tedeschi et C. Corsini) qui a la particularité de travailler au zoom (avec  des Angénieux sphériques : jusqu’à une sensibilité de 1600 ISO, une ouverture d’obturateur à 300° en se battant contre son chef électro !), à deux caméras à l’épaule dans le même axe. « Les blancs devaient être atténués, et toutes les couleurs étaient permises à condition qu’elles soient estompées, jamais vives ou saturées. » selon le metteur en scène (Positif, n°725-26). Avec une femme à la photo et au cadre, pas besoin de « coordinatrice d’intimité » dans les scènes de nu où les ébats, chorégraphiques avec un « doux Jésus » échappé dans un soupir, sont moins ridicules que dans La vie d’Adèle (Kechiche, 2013, Palme d’or à Cannes).

Les références sont : Ivan le terrible (2e partie, La conjuration des boyards, Ivan Groznyy. Skaz vtoroy: Boyarskiy zagovor, S. M. Eisenstein, 1958 «  avec ses plans longs caractéristiques, d’un point de vue photographique » et pour ses noirs et blancs) et Le septième Sceau (Det sjunde inseglet, I. Bergman, 1957 avec, pour emprunt musical, le Dies iræ d’Erik Nordgren) pour la séquence de procession ; Huit et demi (81/2, F. Fellini, 1963) et les films d’Hitchcock comme La Mort aux trousses (North by Northwest, 1959).

Choisissant au maximum la lumière naturelle et le décor réel, il a fallu intégrer les plans truqués comme ceux de la comète – fait réel d’époque -, dont la lumière a été recréée sur la place véritable avec des SkyPanels Arri, dans le ciel rouge, Verhoeven ayant été échaudé par les effets spéciaux sur Mars dans Totall Recall : Voyage au centre de la mémoire (Totall Recall, 1990). Les extérieurs ont été tournés dans la petite ville de Bevagna (Lazio) et le Val d’Orcia entre Florence et Rome, Montepulciano (Toscane), les intérieurs dans les abbayes du Thoronnet (Var) et de Silvacane (Lubéron).

Dans une séquence d’anthologie, un suicide de nonne, Verhoeven mêle, avec une montée des marches, digne de Carlotta, filmée à la caméra à l’épaule, Sueurs froides (Vertigo, Hitchcock, 1958) et Le Narcisse noir (Black Narcissus, M. Powell, E. Pressburger, 1947) soit la place de Bevagna en extérieur nuit, le vrai toit de l’abbaye et un tournage en fond vert. Une dernière séquence offre une ambiance bucolique, comme les églogues d’époque, entre poils pubiens en triangle versus ticket de métro réduit à confetti où Benedetta, confiance chevillée au corps, médite sa reconquête.  

L’étalonnage a été effectué en deux semaines, sans Verhoeven, bloqué à Los Angeles. Le film a été projeté avec un grand décalage à cause d’une opération de la hanche pour le réalisateur âgé de plus de 80 ans puis les vagues de Covid. La pandémie actuelle permet d’interpréter ce film sous un autre angle avec la métaphore de la peste, déjà présente dans La chair et le sang (Flesh+Blood, 1985) avec force bubons tant l’intuition sûre de Verhoeven permet de capter l’esprit du temps dans un « film au contenu oblique avec un personnage merveilleusement complexe » selon Efira.

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La musique est un mélange d’inévitables chants d’Hildegarde von Bingen (XIIe siècle) et de la musicienne Anne Dudley puisant chez Szymanowski et les cantiques sacrés de Stravinsky.

Mobilisé par ses projets, Verhoeven planche sur la trahison et l’entourage de Jean Moulin, un thriller contemporain se déroulant à Washington, une mini-série tv d’après Bel Ami de Maupassant (1885) avec son scénariste Soeteman.

Benedetta, P. Verhoeven, 2021, 2h07, couleurs, franco-hollandais. Avec : V. Efira, D. Patakia, C. Rampling, L. Wilson, L. Chevillotte, C. Courau.

[Ciné] Nomadland, Snif movie : madland aux Badlands

Nomadland est un snif movie, un Ken Loach labellisé Disney sur une Amérique alternative de carte postale où il semble qu’il existe plus d’une aube et d’un coucher de soleil par jour. Si Frances McDormand joue bien, le décalage avec les bons acteurs amateurs est patent, sur un scénario tenant sur un confetti.

Un scénario chiche

            Autant Zhao arrivait dans The Rider (2017, grand prix de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes et celui du Festival américain de Deauville) à s’immerger complètement dans l’univers du rodéo dans la réserve indienne Sioux Lakotas de Pine Ridge (Dakota du Sud) avec un scénario fluide et cohérent joué par des acteurs non professionnels, autant – en emporte le van – Nomadland, ce film Disney, semble malheureusement artificiel, tant fiction et documentaire ne s’imbriquent pas parfaitement, à partir, cependant, de témoignages réels, compilés en un road movie servant de prétexte. L’histoire entre les deux seuls acteurs professionnels, jouant pourtant bien au point que Frances McDormand, enfant adoptée par un pasteur itinérant, devient McNomadland avec son 3e Oscar (Fargo, Frères Coen, 1996 ; 3 Billboards. Les panneaux de la vengeance, Three Billboards Outside Ebbing, Missouri, McDonagh, 2017), comme Katharine Hepburn et Meryl Streep, ne tient pas une minute. Le liant entre les tranches abruptes de vie des acteurs amateurs ne prend pas. « Je ne suis pas le genre de scénariste-réalisatrice qui peut créer ses personnages toute seule dans une chambre sombre. » déclare Zhao au New York Magazine. Le problème provient probablement de là et inquiète le spectateur pour son prochain film Marvel, un blockbuster, Eternals, (la phase IV des Éternels créés par Jack Kirby : un comics à la Malick, tout un programme !) avec Angelina Jolie et Salma Hayek, avec un premier super-héros gay et un personnage sourd pour rester dans la tonalité sociale pour la fan de mangas, ainsi que pour sa prochaine version western futuriste de Dracula chez Universal. A voir ! Le public risque de ruer dans les brancards vus ses prochains films contrastant sérieusement avec les précédents.

La technique bien rôdée de Zhao est la suivante pour sa trilogie : une équipe réduite (20-25 personnes ici), un angle documentaire pour initier la fiction, une enquête de terrain rigoureuse en amont, des acteurs non professionnels rencontrés sur place (Swankie, 76 ans, Linda May, Noodle – pas celui de Il était une fois en Amérique, Once upon a time in America, S. Leone, 1984 -, Derek, Doug, Ryan ou Bob Wells), une esquisse de scénario – qui malheureusement ne reste qu’une esquisse ici -, un peu d’improvisation ; changement de dialogues au dernier moment, montage effectué par la réalisatrice au fur et à mesure. Quand, au début du film, chacun parle de sa vie autour d’un feu de camp, c’est une lourde scène d’exposition, le scénario est déjà plombé. En effet, le film repose sur le livre-témoignage Nomadland : Surviving America in the Twenty-First Century de Jessica Bruder paru en 2017, traduit en français en 2019. Une moitié  détaille la vie nomade ; l’autre partie est un reportage d’infiltration. Immédiatement, McDormand et Peter Spears, producteur de Call Me By Your Name (Luca Guadagnino, 2017 sur un scénario de James Ivory), achètent les droits. Ensuite, porteuse du projet, McDormand contacte Zhao – enchantée par la star et par des moyens accrus afférents – qui lui offre le rôle principal, rassurant ainsi producteurs et distributeurs (« Si Frances était d’accord pour interpréter Nomadland, nous pourrions attirer plus facilement l’attention du public. C’était une décision logique et pragmatique, Positif, 721, mars 2021)». Ce genre de démarche mène souvent aux Oscars. Aussi Zhao remporte-t-elle 3 Oscars : Oscar du meilleur film et de la meilleure réalisatrice après Kathryn Bigelow, ex-compagne de Cameron, réalisateur que Zhao admire (« La première chose qui m’avait donné envie de découvrir l’Ouest, ce sont les films de James Cameron. »), avec son film Démineurs (The Hurt Locker, 2008). Que d’OsCars pour un film sur les vans et « van dwellers » (« habitants des caravanes ») ! Cette moissonnée de prix (prix du public au TIFF de Toronto ; Lion d’or à Venise, soit la 5e femme en 88 ans ; 4 Bafta ; 2 Golden Globes où elle est deuxième femme à être lauréate dans la catégorie de la meilleure réalisation, après Barbara Streisand pour Yentl, 1984) s’explique par la rencontre avec l’esprit du temps – contestataire, et la mise à nue d’une réalité cachée puisque les invisibles trouvent enfin une visibilité et une dignité.

Madland

            Le snif-movie fait pleurer dans les chaumières. Etre obligé d’errer dans un van à cause de la crise des subprimes en 2008 est déjà une cruelle réalité à la Ken Loach, mais rajouter que Swankie, jouant son propre rôle, atteinte d’une leucémie, va s’éloigner jusqu’en Alaska-aux-beaux-souvenirs pour mourir d’un cancer avec un hommage posthume consistant à jeter des pierres dans un feu, c’est la larme de trop qui fait déborder le vase. « L’héroïne, Fern, est sans doute plus solitaire que la plupart des gens que j’ai rencontrés. Parce que c’est un personnage de fiction qui reprend à la fois certains traits de Linda May, de moi servant de point d’entrée dans ce monde et de Frances McDormand elle-même, qui raconte qu’à un moment elle pensait que, à 65 ans, elle laisserait tout tomber, prendrait la route avec un camping-car et une bouteille de whisky. » déclare Zhao. Si je suis resté au bord de la route, un beau moment de vérité se dégage toutefois quand le télévangéliste, le vrai Bob Wells, auteur de How to live in a car, van or RV, youtubeur et à l’initiative du rassemblement annuel de retraités routards Rubber Tramp Rendez-vous (Arizona), sort de son prêchi-prêcha (« I’ll see you down the road », « on se recroisera sur la route ») pour se confesser à Fern (Frances McDormand). Certains perçoivent dans Nomadland une ode à la liberté, aux grands espaces, l’Americana hérités des pionniers sur fond de transcendantalisme à la Thoreau et Emerson pour le wilderness. C’est une interprétation.

L’étude ethnographique avec force détails (apprendre à « comment gérer sa merde », conseils de vandwelling, se nourrir de boîtes de conserve, aller aux toilettes dans un seau, uriner le long d’une clôture, plier ses culottes, se vider bruyamment les boyaux, aménager l’intérieur d’un van, troquer, changer de pneu en absence de roue de secours, etc.), digne de Declerck sur les clochards, conduit à penser que les personnes sont prisonnières de leurs fêlures, psychologiques voire psychiatriques, d’autant plus qu’elles sont enfermées dans un immense paysage. Elles sont d’autant plus solitaires, souffrantes qu’elles sont dans la fuite du monde mais surtout d’elles-mêmes. On a beau partir à Pétaouchnock, on emmène toujours, résilience ou non, sa merde avec soi, c’est une règle intangible. Les grands espaces deviennent étouffants, même avec un ciel magnifique. Il s’agit de personnes en rupture. La situation n’est pas choisie mais subie, même avec résignation au fur et à mesure : par exemple Fern perd époux, travail et maison ; la bourgade d’Empire (Nevada) est rayée de la carte, au point que son code postal a été supprimé car elle n’existait que grâce à une mine de gypse, pour fabriquer des plaques de plâtre, désormais abandonnée. Fern (« fougère ») est donc obligée de prendre son van Ford qu’elle nomme Vanguard – nom d’un satellite, autre frontière dans une autre dimension -, pour aller vers l’Ouest. La dignité de l’écorchée vive, qui ne se plaint jamais, consiste à affirmer devant une famille empathique, connue dans la vie d’avant où elle était professeure remplaçante : « I’m not homeless. I’m houseless. » (« Je ne suis pas sans toit. Je suis sans maison… »). Vivre dans la terreur que quelqu’un frappe n’importe quand à votre fenêtre ou porte pour vous chasser, est-ce la liberté ? Passée la soixantaine, vivre de petits boulots – manutentionnaire chez Amazon en enchaînant automatiquement les paquets, trieuse de betteraves, serveuse de cafétéria ou employée dans un camping en lavant la merde des autres, tâche qui n’est pas sans noblesse -, est-ce la liberté ?

L’envers du rêve américain

Il s’agit plutôt de l’envers du rêve américain : en cela, le film est politique. Certes, les personnes se réunissent brièvement dans des rassemblements ou TAZ mais finalement chacun repart individuellement selon son chemin façon « I’m a poor lonesome cowboy », la solidarité, réelle, est temporaire. Les nomades, si chers à Attali, sont monades. Certes Zhao ne critique pas frontalement, contrairement au livre, le système épouvantable d’Amazon qui exploite notamment des retraités, sous couvert de faire du social tout en leur donnant gentiment un travail, et des saisonniers pour empaqueter lors des fêtes de Noël mais le plan large à la Gursky d’une lambda perdue dans la masse et la technologie froide et répétitive est déjà un parti-pris critique suffisant. C’était le prix à payer pour pouvoir tourner là-bas : même la cantoche Amazon paraît sympa, c’est le même sourire que sur le logo !

Par moments, la captation de la désindustrialisation laisse songer au point de vue de Cimino (notamment Voyage au bout de l’enfer, Deer hunter, 1978). Chez Zhao, l’Amérique est aussi froide et triste avec ses laveries aseptisées. Les gros plans sur les rides des personnes âgées remémorent les portraits photographiques d’oakies par Walker Evans lors de la Grande dépression et le plan photo du New Deal (FSA) qui inspirèrent le magnifique Les raisins de la colère (The grapes of wrath, J. Ford, 1940, d’après le roman du Nobel Steinbeck, 1939). Bien que, comme Rohrwacher avec sa famille en Italie, vivant dans une communauté hippie à Ojai (Californie), avec son compagnon britannique Joshua James Richards, chef opérateur sur ses films, Zhao loue l’entraide (la gamelle prêtée au voisin, le feu donné à un jeune étranger en errance), la solidarité, il est également possible d’interpréter ce film comme l’échec non seulement du capitalisme néo et e-libéral (pas de sécurité sociale, pas d’indemnités de chômage, pas de RSA, retraite moins que chiche) mais aussi l’échec de l’entraide alternative et éphémère, de la route, cette mythologique frontière repoussée vers l’ouest avec ses hobos, de la Beat generation, dont bien des membres ont eu une vie ruinée par l’alcool ou la drogue, des aspirations des acteurs reflétant celles d’une génération dans Easy rider (Dennis Hopper, 1969), film qui se termine lucidement mal, de l’utopie hippie enfin. C’est la fin pessimiste de Point limite zéro (Vanishing point, R. C. Sarafian, 1971), de Macadam à deux voies (Two-Lane Blacktop, 1971) de Monte Hellman, récemment disparu.

Malick et demi

            Emigrant à l’adolescence d’une famille pékinoise riche qu’elle rejette vers un pensionnat d’Angleterre puis aux Etats-Unis pour étudier les sciences politiques au Massachusetts puis le cinéma à la New York University, avec Spike Lee pour professeur, Zhao a la foi rigide des derniers convertis avec ses successions de clichés éculés de grands espaces faisant croire qu’il existe plus d’une aube et d’un coucher de soleil par jour, filmés en grand-angle, nappés d’une musique simple d’Einaudi (Intouchables, Toledano, Nakache, 2011), mais redondante, envahissante et, finalement, insupportable. La fascination de la naïve Zhao conduit à une Amérique alternative de carte postale éreintante œuvrant pour un softpower d’un autre temps. Les haltes « touristiques » au parc Custer ou à Sequoia (serrer l’arbre dans une pseudo communion à la Malick dont s’inspire maladroitement Zhao : « je suis tombée amoureuse de Terrence Malick. Il m’a influencée non seulement visuellement, mais aussi dans la philosophie de son approche, par les questions que posent ses films, la manière dont il invente et bâtit un univers. Sans lui, je ne serai pas devenue celle que je suis aujourd’hui. ») sont pesantes. « Si vous regardez bien, la question des personnes âgées, victimes collatérales du capitalisme, est présente à chaque plan. C’est juste qu’il y a un beau coucher de soleil derrière. » rétorque Zhao mais c’est précisément le problème ! Il y a une vraie pensée, une cosmogonie complexe, bien que trop érigée comme chrétienne, chez Malick. Zhao n’arrive pas à restituer une cosmogonie alternative, animiste ou panthéiste, personnelle.

Chine-USA

            Il est intéressant de constater que ce film est un révélateur du conflit géopolitique et économique entre la Chine et les USA. Avant, Zhao était perçue comme une « fierté » par la Chine. Depuis sa déclaration en 2013, qui est mystérieusement réapparue récemment, dans Filmmaker Magazine sur le fait que tout est mensonge dans l’Empire du Milieu, Zhao est brocardée par les nationalistes comme « traîtresse » à sa patrie. Depuis 2018, le cinéma chinois ne dépend plus administrativement du bureau d’Etat chargé de la presse, publication, radio, cinéma et télévision, mais directement du bureau de la propagande du Parti communiste. En cas de coproduction internationale, la Chine tente d’imposer une « clause de patriotisme ». Les comportements interdits sont : consommer de la drogue, être saoul au volant, « nuire aux traditions culturelles de la nation », se produire en play-back. L’Association chinoise des arts du spectacle a publié une liste recommandant dix comportements et en interdisant quinze autres. Les chinois nationalistes appellent au boycott de Nomadland. The Rider n’avait déjà pas été distribué en Chine, Nomadland a été déprogrammé. Le hashtag #nomadland a disparu des réseaux sociaux comme Weibo. Les félicitations des internautes chinois et du consulat américain ont été effacées. Le code Hayes va être de la roupie de sansonnet à côté ! Voilà un avant-goût du monde d’apprêt.

Nomadland, 1h48, USA, Couleurs, Drame, Scénario, réalisation & montage Chloé Zhao Avec Frances McDormand, David Strathairn, Charlene Swankie, Linda May, Gay DeForest, Douglas G. Soul, Bob Wells.

[ciné] Voyage à travers le cinéma français, Tavernier

L’idée du documentaire est née grâce à une proposition de la BBC à Tavernier, relevant de la gageure. Il devait  raconter le cinéma français … en moins d’une heure ! Après avoir été jeté par Studio Canal et recalé par deux fois par l’Avance sur recettes, Frédéric Bourboulon, le tenace producteur, a mis un an pour boucler le budget. Gaumont et Pathé, les Seydoux donc, se sont associés pour la première fois, Canal+ a suivi. « Une production artisanale et biologique » résume Tavernier.

Les autres compagnons sont : Emmanuelle Sterpin, documentaliste et première assistante (« nous devions retrouver tous les héritiers et légataires d’une centaine de films. »), Stéphane Lerouge, conseiller musical (un double CD de BO en produit dérivé ; Bruno Coulais, auteur de la musique originale de Benoît Jacquot, Anne Fontaine, Jacques Perrin et tant d’autres, crée une bande son originale), Guy Lecorne, monteur, Jean Ollé-Laprune, critique de cinéma et compagnon de route.

Derrière la passion soulignée par un prologue cosigné avec Godard (« Nous sommes les enfants de la libération et de la Cinémathèque » avait déclaré le suisse à l’Institut Lumière), la lassitude sourd pour ce qui apparaît comme un film testament : « J’en ai ma claque de mendier pour arriver à faire des films. ».

Coq en stock

« C’est un film qui, à travers tous les metteurs en scène évoqués, parle de la France. Il dit quelque chose de l’amour qu’on peut avoir pour son pays. J’espère que ça vous donnera envie de voir leurs films, parce qu’ils sont vivants, actuels : ça n’existe pas, le vieux cinéma ! » lance Tavernier. Ce qui me gêne, c’est le côté défense du patrimoine français par celui qui défendait avec véhémence l’exception française : « La civilisation qu’on sent derrière ces films, on sent qu’elle est française : il y a une façon de penser, de ressentir certaines choses, de mettre en valeur tel comportement plutôt que tel autre, qui est très très très française ». Outre Charlie, la mascotte de Pathé, « Le coq est le seul animal à chanter les pieds dans la merde » fustigeait Coluche. Pourquoi cette défense comme si nous étions sempiternellement en danger ? Certes, contrairement à ce que pensent les américains et autres étrangers, le cinéma français ne s’est pas arrêté à la Nouvelle vague !

Bref, six ans de travail, 582 extraits de 94 films choisis, plus de 950 films vus et revus, plus de 700 documents d’actualités visionnés – cédons au quantitatif américain digne d’une bande annonce marketing pour blockbusters – pour arriver à évoquer l’épure, l’acuité, l’attention à la réalité, la justesse des personnages, l’étude précise d’un milieu, d’un métier (« la décence ordinaire ») chez Jean Becker, le rythme à travers le mouvement de Renoir, le sens de la camera, hérité de Duvivier, et l’intérêt pour les dialogues, l’art du déplacement, la virtuosité dans les scènes de colère mais aussi la subtilité de Jean Gabin, sur lequel Tavernier insiste trop, l’acteur n’étant pas inconnu, pour jouer le charme ou la tendresse (« Il est plus qu’un acteur légendaire, explique Tavernier, il est à l’initiative de nombreux films, il achetait des droits, il s’engageait dans la production. [« Sans lui, la Grande Illusion, J. Renoir, 1937, ne se faisait pas, Quai des Brumes, M. Carné, 1938, non plus… »] Je ne vois aucun acteur aussi actif dans la création. Et j’avais envie de rendre hommage à son héroïsme pendant la guerre. Il a racheté son contrat avec Universal pour s’engager dans les fusiliers marins. Audiard a salué son courage sans vantardise par une réplique merveilleuse. Conversation, souvenirs de guerre : ‘Et toi, où tu étais?’ Réponse laconique de Gabin: ‘Sur les plages…’» Anecdote toujours).

Ego-histoire du cinéma

Tavernier a été un « assistant calamiteux » puis attaché de presse (pour Melville qui prétendait par ailleurs qu’il avait voulu rejoindre les Forces françaises à Londres juste pour voir « Le colonel Blimp », « The Life and Death of Colonel Blimp », Michael Powell et Emeric Pressburger, 1943), Sautet, cet excité à la clope au bec, pas si pompidolien pour un ancien communiste désireux d’« enrober sa noirceur », qui disait des « Choses de la vie », 1970, en répondant à un critique : « ce n’est pas un film sur le Code de la Route, c’est l’histoire d’un homme qui décide de mourir pour ne pas avoir à choisir », « Le Mépris », 1963, « Pierrot le fou », 1965, J.-L. Godard, etc.) avant de réaliser ses propres films.

Grâce à ses archives, nous avons des images inédites du « ressemeleur » de scénar’ Sautet, avec Piccoli imitant ses colères comme dans la scène du gigot dans « Vincent, François, Paul… et les autres » (1964), une scène improbable avec Georges de Beauregard (« C’était formidable de travailler sur les films de Godard. Le producteur Georges de Beauregard me poussait à mentir, à dire aux journalistes que le nouveau Godard suivait un scénario. C’était faux. ») et Chabrol en anarchiste potache pour qui Tavernier a travaillé, du studio rue Jenner (Paris 13e) du dingue Melville, où, pourtant friand d’anecdotes, il omet de dire que l’assistant Volker Schlöndorff (« Le Doulos », 1963 ; « Léon Morin, prêtre », 1961) a été mis au placard en ne portant que les grues et le matériel car il était costaud. « Quelle leçon j’ai retenu de mon travail d’assistant auprès de Melville ? Comment ne pas se comporter sur un plateau de cinéma ! ». Melville et Sautet ont été ses parrains de cinéma (cinéma et copinages !) jusqu’à tenter de convaincre son père tant le cancre Bertrand désespérait ses parents.
Son documentaire subjectif voire autobiographique à force de complaisances (c’est à 6 ans, dans un sanatorium de Saint-Gervais, en Haute-Savoie, car, tel les borgnes d’Hollywood, il a un œil touché par la tuberculose, mal soigné, avec des séquelles au niveau de la rétine, qu’a lieu le premier éblouissement cinématographique, avec la projection de « Dernier atout », 1942, une comédie policière enlevée de Jacques Becker – qui n’est quand même pas Kubrick !) est émouvant, n’eût été un immense ego. Il s’agit plus de « Mon voyage dans le cinéma français ». Et cette voix off condescendante : « ce film, c’est un peu de charbon pour les nuits d’hiver ». Ben voyons ! Sortez les mouchoirs avec un oh! d’admiration.

Tavernier affirmait les poings sur la table que s’il ne pouvait pas filmer les épisodes suivants, il s’exilerait. Les voici donc, même s’il aurait préféré en filmer 10 plutôt que 8, format infligé par France tv, et pas forcément diffusé à 23h30 à France 5 en même temps que Le cinéma de minuit, délaissant la possibilité du replay. Les génériques identiques des épisodes laissent songer justement à celui de Le cinéma de minuit : « L’Atalante » (J. Vigo, 1934) et la musique de Jaubert, jingle de feu Projection privée de Michel Ciment sur France culture, Panique (Duvivier, 1946) qui revient deux fois, l’inévitable et, selon moi, surestimé marivaudage « La règle du jeu » (Renoir, 1939), « Casque d’or » (1952) et « Le trou » (1960) de J. Becker, « Ascenseur pour l’échafaud » (L. Malle, 1958), « Alphaville » (Godard, 1965), un film non identifié avec Lino Ventura, un autre avec Arletty et Gabin.

 L’aspect inattendu de ces épisodes est de nous montrer l’état physique qui se dégrade de Bertrand Tavernier. Ayant mangé du mouton avec sa tremblante, il sucre les fraises. Il reste passionné mais on sent que c’est son testament, ce qui est émouvant. C’est donc avant tout, de façon inattendue, un documentaire sur la mort au travail. Ah la voix d’André Marcon ! Les épisodes manquent d’ouverture sur l’extérieur, tant rares sont les images d’archives, la voix off de Marcon est irritante à la longue. Les extraits de l’émission de TMC, avec témoignages d’acteurs ou autres, ne sont pas du meilleur effet à cause de la piètre qualité VHS – ce qui fait un peu amateur -, mais il est vrai qu’Ollé-Laprune, présent dans cette émission, collabore ici avec Tavernier.

1 Mes maîtres : Grémillon, M. Ophuls, Decoin

 Becker, Ophuls que je goûte peu. Becker est classique voire académique, la fameuse « qualité » française pour moi, au sens noble comme un bon artisan, mais a été un peu oublié. Bon faiseur comme Tavernier, dont il s’inspire. S’il y a des choses intéressantes, le cinéma de Becker a globalement mal vieilli. Il devait être un bon directeur d’acteur, l’humaniste, car les comédiens sont extraordinaires. Les métiers sont saisis avec une concision journalistique mais conservent malheureusement cette teneur sans la transcender.

 A part « Madame de … » (1953) que je trouve charmant et fluide, d’après un roman de Louise de Vilmorin laissant songer au collier de la reine chez Dumas père, avec une Danielle Darrieux et un de Sica extraordinaires, j’ai beaucoup de mal avec ses autres films, tous baroques, qui veulent en mettre plein la vue. Certes, les films sont bien tournés, construits, image et chef op’ impeccables, mais, je n’ai jamais su pourquoi, l’univers d’Ophuls, peut-être trop prétentieux et trop carton-pâte, me révulse, rien à faire. Un gros gâteau viennois dégoulinant de sucre. Il faut distinguer l’homme de l’œuvre, mais Ophuls était un sale type qui cognait femme et enfant. Dans ses films, le spectateur sent que le réalisateur, certes déraciné et ancré dans un univers, comme un Stroheim, bien plus inventif voire expérimental, est un être tourmenté. Par contre Tavernier mentionne ses films américains qui sont passionnants, notamment « Pris au piège » (« Caught », 1949) avec J. Mason, aussi flippant, Barbara Bel Geddes, qui sera, après des épisodes d’Hitchcock presents, dans « Sueurs froides » (« Vertigo », 1958) puis la matrone de Dallas, et Robert Ryan.

 Grémillon est lyrique parfois jusqu’à la niaiserie. Si ce metteur en scène est attachant, il sent le suranné. « Remorques » (1941) est limite ennuyeux tant il est répétitif. « Le ciel est à vous », mouais.

 Decoin est un type incroyable : issu d’une famille pauvre, il devient champion olympique de natation puis devient journaliste – ce qui aura une forte influence sur ses scénarios. Puis il fut résistant et décoré en tant que tel. Reste que, peut-être par peur de retomber dans la pauvreté, il a beaucoup tourné et pas que des chefs-d’œuvre. Il était/est vu comme un cinéaste commercial. Se dégagent « Les inconnus dans la maison » (1942 avec une touche antisémite comme chez Simenon dont le film est tiré), l’incroyable « Les amoureux sont seuls au monde » (1948), une ode à sa femme séparée, l’actrice Danielle Darrieux très attachée, avec un air de musique accrocheur, objet d’intrigue, le très noir « La vérité sur Bébé Donge » (1952), d’après Simenon, où Gabin est en faiblesse, et donc en valeur, lors de longs des flash-backs, le classique « Razzia sur la chnouf » (1955) où le milieu de la drogue est décrit, presque sur un ton documentaire, dans sa dureté, une vingtaine d’année après « Stupéfiants » (K. Gerron, un acteur qui joua le magicien dans « L’Ange bleu », « Der blaue Engel », 1930, de Sternberg, aussi von que Trier, aux côté de Dietrich, 1932) et avant « L’homme au bras d’or » (« The Man with the Golden Arm », O. Preminger, 1955) où Gabin n’a pas le beau rôle mais satisfaisant sa morale personnelle. A noter le peu réaliste « De onze heures à minuit » avec un dialogue de Jeanson qui fuse tant il fait flèche de tout bois, une délectation. Decoin, formidable directeur d’acteurs et grande force physique, a touché tous les genres.

2 Pagnol-Guitry / Bresson-Tati

 Les réalisateurs du verbe pour un amateur de théâtre, Tavernier. Guitry est un conteur. Faire de Guitry, le prédécesseur de Tarantino (la parlote qui domine, appuyé par le délirant Assayas, ancien des Cahiers du cinéma qui en compte tant, Douchet en première ligne, et son débit de mots insupportable : et pourquoi pas Nanni Moretti pendant que nous y sommes ?) et de la Nouvelle vague me fait littéralement bondir hors de mon siège tant c’est faux et incongru. Sacha qui se contemple en permanence, toujours content de lui, égratigne les femmes de façon mesquine. Sacha, avec sa ridicule voix nasale et son pédantisme, finit par nous faire rire avec ses dialogues au cordeau. Avec sa clique artistique héritée de son père, au fond Guitry poursuit le travail des Lumière en sauvegardant la mémoire d’une époque révolue (Monet aveugle, Renoir aux mains déformées, etc.).
A part quelques films de Pagnol trop ignorés, rien de neuf sous le soleil marseillais. Faire de Pagnol un moderne prête au ridicule. Il était un bon dialoguiste, un bon directeur d’acteur mais c’est tout. « Regain » doit tout au texte de Giono où l’insupportable Fernandel paraît incongru. Un bon dialogue ne suffit pas à faire un bon film.

 Tavernier était impressionné par Bresson qui faisait tout pour, jusqu’à la caricature. Ce qui est dit sur Bresson est assez juste mais souligner qu’il se déroule autant d’évènements dans « Au hasard Balthazar » (1966) que chez Tarantino (« On est frappé par le nombre de péripéties que contient le scénario. On est quasiment devant un film de Tarantino. Le contraste entre le nombre des péripéties et la manière dont Bresson les filme, donne un ton extraordinaire et souvent bouleversant ») est d’une grande débilité de cinéphile aveuglé par sa passion (pourquoi pas « Lancelot du lac » avec un début et une fin gore qui confine au nanar d’horreur ?) qui donne des références parlantes pour le spectateur actuel. A propos de « Un condamné à mort s’est échappé » (« Le vent souffle où il veut », 1956 ; « Œuvre limpide et mystérieuse, équilibrant l’expérimental et le cinéma traditionnel »), tourné à Lyon, aucune référence à « Le trou » (1960) de J. Becker, film radical à la magnifique beauté plastique où Jeannot a été piocher chez Robert, qu’apprécie pourtant Tavernier puisqu’il en cause dans un autre épisode. Le témoignage de Casarès (« Les dames du bois de Boulogne », 1944, d’après « Jacques la Fataliste » de Diderot lui-même inspiré de Laurence Sterne), actrice au jeu éculé et emphatique se complaisant dans la tragédie mélodramatique, est sans complaisance mais indique les exigences de Bresson qui affirme, dans un entretien, être solitaire sans aimer cela. Bresson, c’est un peu le Thelonious Monk du ciné : ça sonne faux. Ce qui compte, c’est le montage (Eisenstein, Koulechov) et les rapports entre les plans qui marquent. Rien sur le « Diable, probablement » (1976), titre magnifique et durassien pour un film revendicatif et écologique, pas plus sur « L’argent » (1977). Bresson n’a pourtant tourné … que 13 films !

Le parallèle avec Tati, pourquoi pas sur la radicalité, le rejet de la modernité et ses appareils, le travail du son et la post synchronisation, mais enfin un pascalien ennuyeux et un comique, si triste au fond, venu du music-hall et de la pantomime n’ont que peu de rapports, eu égard à l’absence de comique chez Bresson. Les approches sont radicalement différentes. Etonnamment, alors que la musique, bien sous-estimée en général, envahit littéralement le propos ad nauseam (vente du cd de musique de film en produit dérivé ?) dans chacun des épisodes de Tavernier, aucune mention n’est faite de la musique de Francis Lemarque, primordiale, chez Tati (nostalgie de l’enfance, manège, etc.). Il n’est pas possible de tout dire en si peu de temps mais omettre qu’Etaix, qui figure dans « Pickpocket » (R. Bresson, 1959) était l’assistant de Tati, c’est un peu gros. Plus intéressant que de pointer Balkany comme danseur dans « Playtime » (J. Tati, 1967) en tout cas. On a échappé à une section Balkany au ciné (« Soleil noir », de La Patellière, 1966, « J’ai tué Raspoutine », R. Hossien, 1967). Dire du compositeur J.-J. Grünenwald (chez J. Becker avec « Falbalas », 1945, « Antoine et Antoinette », J. Becker, 1947, « Édouard et Caroline », 1951 ; chez Bresson avec une fabuleuse partition dans « Les anges du péché », 1943 aussi forte que J. Williams dans « Seconds », J. Frankenheimer, 1966 ; je n’apprends rien sauf que pour qualifier les œuvres de Giraudoux, il faut dire giralducien – bon pour le scrabble ; « Les dames du Bois de Boulogne », 1945, « Journal d’un curé de campagne », 1951 entre autres) que, alors que c’était un organiste amateur de Bach, c’est le prédécesseur de Phil Glass (« La vérité sur Bébé Donge », H. Decoin, 1952), c’est d’une erreur et d’un anachronisme, concernant l’histoire de la musique, énormes; rien à voir avec la choucroute des répétitifs américains.

3 Les chansons / Duvivier

 Sur la chanson, l’approche, vendeuse, est intéressante. A se demander si l’un des commanditaires n’est pas la Sacem. Enfin, enquêter sur un réalisateur à partir d’une chanson qu’il (co-)écrit est original même si biaisé. Mais il oublie que nombre de nanars des années 30 et après comportent des chansons. Aller hop le Ducreux d’ « Un dimanche à la campagne » (1984), mon film préféré à partir d’autochromes Lumière du cinéaste de deuxième zone Tavernier, et pour cause vus ses cinéastes de chevet, d’après un roman à écriture blanche – mais pas avec la voix off idem comme chez Bresson, pitié ! -, de l’un de ses scénaristes après Autant-Lara, Bost. Si la comédie musicale française a été abondante dans les années 30-40, elle est devenue de plus en plus rare. Je ne supporte pas le kitsch Demy et encore moins Michel Legrand, rien à faire. La transition est habile avec chant et Duvivier.

 Seul un borgne s’est tardivement rendu compte que J. Duvivier était l’un des plus grands metteurs français. Si Tavernier a la grandeur de reconnaître ses erreurs, il démontre, bien qu’il le dénonce, le parti-pris au sein de chapelles cinéphilique (les macmahoniens du Nikelodéon / Positif vs  Cahiers du cinéma – querelle intellectuelle âpre bien française qui ne lasse point d’étonner les étrangers). Il fallait vraiment avoir une poutre dans l’œil, Gabin ne s’y était pas trompé, lui. Pessimiste, je veux bien mais n’a-t-il pas tourné, entre autres, « Don Camillo » (1951), l’excellent et réjouissant « La fête à Henriette » (1952) avec ses mises en abyme ? Dire que Duvivier se moque de lui-même dans le dernier film cité en référence à « Un carnet de bal » (1937), le sketch en angles hollandais expressionnistes avec le grand acteur Pierre Blanchar, est une grave erreur d’interprétation. « David Golder » (1931) est raté tant il sent encore les débuts du parlant malgré Harry Baur qui porte le film sur ses épaules et un scénario bien ficelé à partir du roman assez autobiographique d’Irène Némirovsky. Grande envie de voir « Le paquebot Tenacity » (1934) qui a déjà été conseillé à l’Institut Lumière. Plaisir de voir des archives avec Duvivier, un homme rare et timide, présenté comme sec : il est dans ses œuvres, pourquoi s’expliquer ? Divers témoignages de Spaak sont de première main. Tavernier tente de le rendre humain, ce qui est évident. Homme du Nord, il était simplement pudique. Tavernier tente de le comprendre par le biais de Ford, mouais. Le corps de Duvivier était usé par son travail de metteur en scène. Il est important de souligner l’effort physique que réclame le métier de metteur en scène. S’il a trop tourné, par peur de perdre la main, il n’en reste pas moins qu’il est l’un des plus grands réalisateurs français – d’ailleurs, c’est le seul qui occupe toute une demi partie d’un épisode tant il a tourné des films divers.
4 Les cinéastes étrangers dans la France d’avant-guerre / Le cinéma sous l’Occupation / L’après-guerre

Première vague avec les russes fuyant la révolution de 1917. Tourjansky est un cinéaste mineur, il n’est qu’à voir « Volga en flammes » (1934). Je ne savais pas qu’il avait tourné un film désormais perdu, « Nostalgie » mais est-ce vraiment une perte ? « La Peur » (« Vertige d’un soir », 1936 malgré Gaby Morlay, Charles Vanel, Ginette Leclerc et Suzy Prim, Thirard en chef op’ et Piménoff au décor ; un pataud Kessel et un Feydeau au dialogue), film aux multiples tons d’après une nouvelle du Musso de l’époque, S. Zweig, qui a été mal tourné ensuite par Rossellini, le dernier et si raté avec Bergman (« Non credo più all’amore (La paura) », 1954, malgré Amidei au scenar et Kinski, est un sous Hitch plat avec poncifs sur l’Allemagne restauré par Immagine Ritrovata de Bologna, projeté lors du Festival Lumière 2014 en présence d’Isabella Rosselini : « Jamais film ne fut moins fignolé que celui-ci, exécuté en moins de trente jours par un cinéaste nerveux, incisif, charnel, impatient et soucieux de capter la vie à sa source, la juste expression d’une actrice à la première prise d’un plan et qui envie au cinéma d’actualités et de reportage sa spontanéité vraie et sa fulgurante vérité. », François Truffaut, Arts n°576, 11-17 juillet 1956) avec une chanson de Maurice Chevalier – aucune allusion à son comportement pendant la guerre, au regard de Trenet par exemple -, est rédhibitoire (« mélodrame fiévreux » selon Tavernier alors que c’est une daube ?). « Je te déteste, Je te déteste, Je te déteste » de Gaby Morlay qui annoncerait « Je ne t’aime pas, Je ne t’aime pas, Je ne t’aime pas » de « Madame de … » / Darrieux (Ophuls, 1953), bien que le contexte soit différent, pourquoi pas. Le dernier long-métrage de Tourjanski avant son retour en Allemagne, « Le mensonge de Nina Petrovna » (1937), remake du muet de Hanns Schwarz (« Die wunderbare Lüge der Nina Petrowna », 1929, UFA d’après l’oeuvre de Hans Székely) semble meilleur, grâce notamment à Jeanson au dialogue ainsi qu’Isa Miranda, Fernand Gravey, Paulette Dubost et la toujours excellente Dorziat.  Rien sur l’immense acteur Ivan Mosjoukine, qui a tourné d’ailleurs avec Tourjansky (« Michel Strogoff », 1926 d’après Jules Verne, évidemment) ou d’autres réalisateurs comme Volkoff et Protazanov.

La deuxième vague fuit le nazisme, avec Eugen Schüfftan – qui a travaillé, tiens tiens, avec Ophuls -, Curt Curant, etc., rien sur l’exode due à la guerre en Espagne. Siodmack a effectivement réalisé au moins un chef d’œuvre, bien oublié : « Mollenard » (1938, Spaak, Schüfftan, Trauner), film noir du Front populaire avec Harry Baur, au personnage complexe, et la Dorziat, Préjean, le paniquard Dalio, Pierre Pitoëff, Pierre Renoir, Spaak au scénar au sommet de leur art. Le témoignage de l’ancien dirlo de la cinémathèque suisse, souvent présent au festival Lumière, dans le superbe jardin d’hiver de la Villa Lumière, est intéressant). Dans « Pièges » (1939 dont l’horrible et kitsch Sirk fit un remake « Des filles disparaissent », « Lured », 1947 avec la sexy Lucille Ball et le noir et cynique George Sanders, les trognes Charles Coburn et  Boris Karloff), un film à sketch moyen style patchwork, les stars défilent (Marie Déa  en Adrienne Charpentier, Mademoiselle Blanche, Gabrielle Deny, Adrienne Du Pont et Raymonde Blanchard ; Pierre Renoir, Erich von Stroheim) dont Maurice Chevalier qui s’essaye, plutôt bien, au rôle dramatique pour se donner une légitimité.

Rien sur « Liliom » (1934, un certain Fritz Lang, metteur en scène pourtant cité, d’après Ferenc Molnár, avec l’omniprésent Charles Boyer, un certain Artaud, Viviane Romance, un excellent second rôle Alcover, un petit rôle de Roquevert ; c’est un remake d’un film du pleurnichard et insupportable Borzage, 1930), c’est tout de même étrange car c’est un film emblématique de multiples reprises par des réalisateurs multiculturels qui parfois sont restés, même brièvement, en France. Marcel L’Herbier retoqué par Jeanson : « Il ne connaît qu’un seul patriotisme, celui du porte-feuille » cité goulûment par Tavernier fort amateur de piques. Savoir que Feyder, auteur d’un film pour le pavillon germanique de l’Expo universelle de 1937, a dénoncé d’autres metteurs en scène, fussent-ils étrangers en France, est terrassant (« ils mangent le pain des français » avec force manifs) – comme Autant-Lara, d’ailleurs ; mais ce dernier nous a habitué à pire.

L’occupation, c’est le grand thème de Tavernier. Sur la guerre, Tavernier s’offre le luxe de s’auto-citer deux fois : le documentaire (« Lyon, le regard intérieur », 1988), genre où Bébert excelle, avec son père, René, écrivain et directeur de Confluence, hommage peu pertinent au papa bien plus talentueux que son fils qui le désespérait tant, et « Laissez-passer » (2002). Heureusement, il a la décence d’indiquer qu’il n’est pas historien – manquent les témoignages de J. Siclier ; il faut dire que l’autodidacte a raté toutes les écoles possibles comme sciences Po et autres. Encore moins historien du cinéma : il est un passionné averti et cultivé. Il faut dire que dans le riche « Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain » (« A Personal Journey with Martin Scorsese Through American Movies », 1995), le cultivé Martin s’était adjoint l’aide du précieux historien du cinéma, Michael Henry Wilson, plus sérieux qu’Ollé-Laprune. Pourquoi Tavernier n’a pas travaillé avec l’excellent N. T. Binh de Positif, revue née à Lyon ou Rissient avec qui il a été attaché de presse par exemple ? L’apport des étrangers est primordial, Tavernier a raison. Ont profité des départs, Becker, Clouzot, Autant-Lara, ces derniers affirmant qu’il s’agit d’un âge d’or, ce qui choque mais nombre d’enfants de l’époque ont bien clamé que c’était une période dorée. Affirmer que les metteurs en scène ou personnels du cinéma ont eu globalement un comportement exemplaire relève de l’aveuglement idéologique digne de Clément envers les travailleurs du chemin de fer (« La bataille du rail », 1946) – souvenons-nous de la perte du procès par Lipietz contre la sncf et les transports de juifs, entre autres, dans les camps. Tavernier s’extasie sur un passage chez Guitry (« Donne-moi tes yeux », hum … 1943, film vanté comme relatant les difficiles conditions pendant la guerre – il ne faut pas pousser !) où le spectateur ne voit que les jambes des protagonistes, éclairées par une lampe torche, avec les paroles échangées en voix off. Un type aussi cultivé que Tavernier ne peut ignorer que cela a déjà été pratiqué dans un film muet de la Gaumont dans les années 10 (« Des pieds et des mains », Ravel, 1915 d’après « Histoire d’une paire de jambes », auteur inconnu, 1909). Rien sur le rôle trouble de Guitry pendant la guerre, thème qui nourrira pourtant un épisode suivant de la série de Tavernier, bizarre. Certes l’acteur Francis Huster, d’origine juive, défend Guitry becs et ongles, Sacha a défendu le droit de jouer en toute circonstance mais les doutes subsistent. Mais n’est-ce pas une redite par rapport à Guitry cité plus amplement dans un autre épisode ? Pourquoi ne rien dire de la paradoxale Arletty, proche de Céline et pour qui son « cul est international », qui a aidé à ce que Trauner travaille malgré un froid persistant en studio ?

Tavernier casse le mythe du cinéma, pourtant majoritaire, pro-résistante en s’appuyant sur « Jericho » d’Henri Calef (1946 avec Heymann et Spaak au texte). Il était certain que Tavernier rajouterait une couche sur son chouchou et bien oublié, mais aucunement un réalisateur majeur, Le Chanois (« L’école buissonnière », 1949, … « Sans laisser d’adresse », 1951). Il a manifesté contre les scandaleux accords Blum-Byrnes mais le sulfureux Autant-Lara devait être de la partie. Ouf, nous évitons la référence à « Les portes de la nuit » (Marcel Carné, 1946), film raté mais symptomatique d’une époque où Jean Vilar est exceptionnel et Yves Montand, remplaçant Gabin en ticket avec Dietrich, pitoyable. Quelques films que je ne connais pas : un film à sketchs (« Retour à la vie », 1949, André Cayatte ; « Le retour de Tante Emma », Henri-Georges Clouzot ; « Le retour de Jean », où Jouvet joue admirablement un prisonnier revenu des camps, Jean Dréville ; « Le Retour de René » ; « Le Retour de Louis »). « Le silence de la mer » (1949) de Melville, le parrain de Tavernier en cinéma, avec un Vernon peu crédible en allemand. Une partie trop courte au regard de la complexité de l’époque.

4 La nouvelle vague de l’Occupation

Cher Autant-Lara malgré. Tavernier en scrute toutes les contradictions, et elles sont nombreuses. Jeanson a dit « C’est un con mais il a du talent ». Quoique classique et rigidifié par ses principes. Son atout, c’est son équipe (ses scénaristes, Aurenche et Bost, ses décorateurs, métier qu’il a pratiqué lui-même, les Douy, son musicien attitré Le Cloerec, son chef op’, et sa femme Ghislaine). Il rechignait à faire tourner Odette Joyeux qui est tout bonnement exceptionnelle dans « Le mariage de Fonfon » (1942 avec travelling sur voix off suite à l’erreur du producteur : les inventions naissent de hasards et d’erreurs), « Douce » (1943, cote 5, à proscrire, de la centrale catholique « utilisation sadique des chants de Noël », qui devient cote 6, au-delà de proscrire, dans un épisode suivant, avec un conflit de classe bien marqué) dans lequel la réponse à la tirade de la Moreno, coupée pendant quelques temps par Anastasie (« Je te souhaite la patience et la résignation. » ; « Souhaitez-lui l’impatience et la révolte ! ») par Aurenche et Bost a donné envie à Tavernier de tourner.

 Mon chouchou Clouzot est revisité par l’auteur D. Lehan : « Il ne nous dit pas, ‘Regardez comme le monde est laid’ mais plutôt ‘Regardez ce que nous en avons fait’. ». On ne saurait mieux dire. Tavernier démêle les problèmes de Clouzot pendant la guerre de façon limpide : il décevait tant les allemands, qui le trouvaient trop pessimiste, que les français qui le qualifiaient, injustement, de collabo. Le Chanois, juif et à la tête d’un réseau de résistance, témoigne en faveur de la Clouz. Personne n’a pardonné à Clouzot de mettre le fer sur la plaie. C’est pourtant le boulot de l’artiste. Le rôle des femmes, notamment l’invalide, Ginette Leclerc en Denise Saillens, dans « Le corbeau » (1944 cote 6, au-delà d’à proscrire, de la centrale catholique), est éminent. Dans « Quais des orfèvres » (1947), le côté humaniste du père commissaire lors des interrogatoires, avec explication de l’expression « se mettre à table », lors de ses rapports avec son fils dans une ambiance coloniale voire colonialiste. Son côté chrétien, apparu après un certain temps, et surtout sado-masochiste, flagrant dans son dernier film, « La prisonnière » (1968) est gommé. Le travail avec les artistes (Picasso, « Le mystère Picasso », et Karajan) est malheureusement occulté par le documentariste Tavernier, dommage. Il revient plusieurs fois sur « Manon » (1949, d’après le roman de l’Abbé Prévost), ce chef d’œuvre malgré Cécile Aubry que Clouzot a pas mal maltraité. Tavernier tente maladroitement de réhabiliter le raté, de quelque façon qu’on le prenne, « Les espions » (1957), sans oublier le bon mot de Jeanson, « Il a fait Kafka dans sa culotte ».

5 Les oubliés

 Maurice Tourneur a bercé ma jeunesse et mon amour pour les années 30. Mais pourquoi Tavernier oublie-t-il ce chef d’œuvre « Le val d’enfer » (1943) ? Si j’avais adoré jeune « Justin de Marseille » (1935) à cause des nombreux changements de tons, j’ai été horriblement déçu à la revoyure au Festival Lumière en copie neuve : comédie musicale avec les poncifs sur Marseille. « Les gaîtés de l’escadron » (1932), c’est « Le gendarme et les gendarmettes » (Jean Girault, 1982) de l’époque. Rien sur sa prolifique carrière tant ignorée lors du muet dans un épisode précédent.

Litvak est peu connu malgré une grande filmographie. Litvak n’est pas russe comme l’indique Tavernier mais ukrainien sous le régime soviétique, cela est fort différent, outre le contexte politique, géopolitique et historique, lorsque l’on connaît l’importance de l’école ukrainienne de Dovjenko (« La Terre », « Земля », « Zemlia », 1930) à Chepitko (« Les ailes », « Krylya », 1966). Il insiste sur « Cœur de lilas » (1932) tourné après avoir travaillé à la UFA. Le côté engagé (« Pourquoi nous combattons », « The nazis strike, Divide and conquer », 1943-1945, films de propagande au côté de Franck Capra et Ford) est souligné. Il mentionne rapidement l’excellent thriller « Raccrochez, c’est une erreur » (« Sorry, Wrong Number », 1948) avec le bon soldat d’Hollywood, Barbara Stanwyck, et Burt Lancaster, film projeté dans la très prisée section Art of noir avec Eddie Muller de Frisco et le taciturne mais belle plume Phil Garnier lors du Festival Lumière 2013 avec remise de prix à … Tarantino. Exit « La Fosse aux serpents » (« The snake pit », 1948), un film sur la folie avec Olivia de Havilland, la délicieuse et surannée adaptation de Sagan avec « Aimez-vous Brahms ? », « Good-bye again », 1961 avec Ingrid Bergman, Yves Montand et Anthony Perkins. Finir avec le fait que Tarantino trouve sa fin de carrière, avec « La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil (The lady in the car with glasses and a gun », 1970 en eastmancolor d’après un roman de Japrisot), cool, apporte peu de choses – c’est un effet du relationnel, mot poli pour évoquer le copinage éhonté, lors du Festival Lumière 2016.  

 Grâce au Festival Lumière j’avais découvert Raymond Bernard, le fils de Tristan. C’est classique (« Les croix de bois », 1932, avec des scènes de batailles sidérantes où nous sommes embarqués comme dans « Il faut sauver le soldat Ryan », « Saving Private Ryan », S. Spielberg, 1998) mais de haute tenue. Pour une fois, Tavernier a raison : son adaptation de « Les Misérables » (1934) est la meilleure car proche du roman populaire de Hugo, avec des acteurs extraordinaires (Harry Baur en Valjean, Charles Vanel, cet acteur vieux déjà jeune, en Javert, Dullin et Moreno en inoubliables teigneux Ténardier ; les opérateurs pleurèrent sur le plateau lors de la mort de Gavroche) et des plans hollandais expressionnistes, malgré la tonalité réaliste, pour coller au livre.

 René Clair est réévalué mais pas sur le bon axe : ce qui est important, c’est ce mélange dadaïste/surréaliste, de réalisme et de rêves entremêlés. En faire un tenant du classicisme et de la qualité française est donc bien, comme l’indique Tavernier, une imbécilité de critiques.
René Clément a été épinglé « qualité française » avec « Les maudits » (1947). Il est presque pré Nouvelle vague avec « Monsieur Ripois » (1954), un homme dans la foule, toujours avec cette notion de mouvement ; Tavernier n’aborde pas ce point. Que « Jeux interdits » (1952) soit une extension d’un court métrage ne m’étonne point tant le propos est vain. Il est vrai toutefois que c’est l’un des rares films où l’on voit l’exode. « La bataille du rail » (1946) a été un film de commande, intéressant sous l’angle des enjeux de mémoire, qui a entretenu le mythe de la France entièrement résistante, ce qui est totalement faux : c’est un film de propagande ou de manipulation mémorielle, même si c’est pour la bonne cause.    
  Un hommage au musicien Van Parys était nécessaire tant il a œuvré dans le cinéma français. Mais nous sommes abreuvés de comédies musicales, certes de bonne humeur mais tout de même de seconde zone, de Jean Boyer. Encore une fois des spectatrices dans leur siège fredonnent faussement les airs – insupportable.

 Au total, nous n’apprenons personnellement pas grand’chose à part quelques détails insignifiants, souvent des anecdotes inutiles, ne changeant aucunement la compréhension de l’histoire du cinéma.

6 Les méconnus

 Oubliés, méconnus, quelle différence ? Vallée, ne connais pas mais ne paraît pas impérissable. Premier film en couleur en 1936 ? C’est oublier les films muets coloriés à la main, au pochoir puis en kinorama, etc. Arte y avait consacré une série avec Loïe Füller et ses disciples.
Pierre Chenal inconnu ? Il l’est tellement qu’il a fait l’objet de remakes importants tels que « Le facteur sonne toujours deux fois » (« The Postman Always Rings Twice », Tay Garnett, 1946 avec rien moins que Lana Turner et J. Garfield) et celui, encore plus sulfureux, de Bob Rafelson (1981) avec Jessica Lange et Jack Nicholson à partir du « Dernier tournant » (1939), adapté du roman de James M. Cain, film qui n’est même pas cité alors que c’est son plus connu ! Ceci m’a donné envie de voir « Rafles sur la ville » (1958), film mineur, pour voir Vanel vieux alors que même jeune, il l’était déjà, vieux. Méchant, il l’était déjà dans « La belle équipe » (J. Duvivier, 1936 : film à deux fins !), un film symbolique du Front populaire, nettement supérieur au lourd « Le crime de Monsieur Lange » de Renoir où l’excellent Jules Berry cabotine.
Calef, son assistant, n’a tourné qu’une dizaine de films qui n’ont pas marqué l’histoire du cinéma. Et voilà que Tavernier recite « Jericho » (1946) – que de redites décidément ! Il n’a pas réalisé que des Dossiers de l’écran pour la tv. Viviane Romance et Anouk Aimé dans « La maison sous la mer » (1947), ok. Mais quid de Max Dalban, Gabrielle Fontan et Dora Doll ? Rien dessus ! « L’heure de la vérité » (1965), très bien ; sujet original et dérangeant. Rien sur l’acteur principal Karlheinz Böhm (passons sur les « Sissi », 1955,56,57 mais l’incroyable « Le voyeur », « The piping tom », 1960 par un Michael Powell que Tavernier révère, en plus ; « Les quatre cavaliers de l’apocalypse », « The Four Horsemen of the Apocalypse », V. Minelli, 1962 ; l’excellent « Rififi à Tokyo », 1963 par son pote Deray). Aucune mise en relation de Corinne Marchand, actrice principale de « Cléo de 5 à 7 » (Varda, 1962), alors qu’il cause de Varda plus loin ! Hallucinant !

Sur les réalisatrices, il a l’honnêteté de citer Alice Guy et Germaine Dulac. La filmographie d’Audry, sœur de Colette (le scandaleux érotique « Histoire d’eau ») et de la famille du politique Doumergue, est classique sur une petite dizaine de films même si les thématiques sous-jacentes sont osées. Aucune audace stylistique : son cinéma a vieilli. Néanmoins « Olivia » (1950) a un charme suranné où Edwige Feuillère excelle à lire des textes classiques (Racine, Lamartine), Noiret a un rôle croquignolet. Mais le témoignage de Delorme, épouse d’Yves Robert, sur une mauvaise VHS dans cette émission de TMC où participait le conseiller historique peu éclairé, Ollé-Laprune, est d’une qualité digne d’un film amateur ! « Minne, l’ingénue libertine » (1950) est une bluette où Tissier en fait des tonnes comme d’habitude. « Les malheurs de Sophie » (1946), un classique de la littérature enfantine pour jeune fille, n’a pour seul intérêt de montrer Marguerite Moreno. « La caraque blonde » (1953) n’a que pour intérêt quasi documentaire de présenter la Camargue.

 Varda et ses courts (« Les glaneurs et la glaneuse », 2000), ses longs mais reste-t-il un grand film ? A part « Cléo » … Rien sur son plus connu, « Sans toit ni loi » (1985). Kaplan et sa célèbre « Fiancé du pirate » (1969), comme un manifeste féministe. Sur 6 films …

 Grangier, là il touche une corde sensible. C’est un immense metteur en scène que Tavernier admire tellement qu’il le qualifie de « Becker mineur », ça serait plutôt l’inverse ! A mettre, pour certains de ses films, juste derrière Melville ! C’est le metteur en scène qui a le plus travaillé avec Gabin car ils étaient potes et leurs femmes aussi : « Le désordre et la nuit » (1958) bien sûr, comme étalon du film noir selon l’excellent et regretté Alain Corneau. « Le cave se rebiffe » (1961) bien sûr ; Audiard, d’accord, mais qu’a-t-on à faire de l’anecdote du BSA l’extrapiste ? Rien sur l’incroyable « Le rouge est mis » (1957), l’un des meilleurs noirs tous pays confondus des années 50. « Gas-oil » (1955) a un charme où Moreau est révélée comme Bozzu ou encore Girardot dans un autre de ses films. Grangier a une profondeur dans la prise en compte du quotidien – comme chez Jules Dassin -, qui n’est qu’un fond journalistique chez Decoin ou Becker. Tavernier donne envie de voir « Le sang à la tête » (1956) d’après Simenon.

Contre & pour

Tavernier est trop sur les anecdotes, c’est fatiguant. Peu nous chaut de l’inconnu qui, en pleine séance, a ouvert une boîte de conserve, l’a faite chauffer sur un réchaud et a mangé ses petits pois à la cuillère sans quitter l’écran des yeux. Rien à faire de Macao, le paradis des mauvais garçons (Macao, Josef von Sternberg, Nicholas Ray, 1952) découvert à la Cinémathèque dans une copie doublée en vietnamien.

Le montage est mauvais parce que brouillon (« le montage des extraits sera intuitif. » : marabout, bout de ficelle, Becker►Signoret►assistant de Renoir, etc.) malgré les 80 semaines de travail. Les mêmes extraits (mille euros la minute soit pas de friendly prize ou tarif préférentiel trois fois inférieur comme pour Scorsese mais est-ce un argument ?) sont réutilisés, peut-être à cause des ayant-droits, pour répéter le propos.

L’analyse de films, moins délirante que chez Douchet, est assez faible (« C’est un film de cinéphile et de cinéaste, pas un film de critique ou d’historien »; « je ne suis pas guide de musée »). Sa fuite devant Henri IV et Sciences Po se fait sentir : à chaque pore, cela sent le complexe de l’autodidacte content de jouer dans la cour des grands.
Par contre, il évite l’écueil des guerres de clans chez les cinéphiles. Celui qui fut un éphémère critique à Positif et aux Cahiers du cinéma explicite : « la politique des auteurs, les histoires d’écoles, de chapelles, ne m’intéressent pas. Seuls m’intéressent les combats des metteurs en scène pour faire exister leurs films. ». Ailleurs : « C’est un mal français d’avoir une vision biaisée de certaines œuvres ou de certains cinéastes : souvent, on s’est obligé à aimer des cinéastes contre d’autres. » Ou encore : « ‘le réalisme poétique’, par exemple. Je me suis toujours demandé ce que ça pouvait bien vouloir dire »). Il avait tout de même été membre des MacMahoniens. Il était l’un des piliers du ciné-club Nickelodéon.

[Ciné] Tout est bon dans le Viggo

    

La vieillesse est un naufrage, à l’artiste d’en faire de l’or. Falling est un film important. Hanté par la mort, Mortensen fait dire au père qui s’adresse tendrement au bébé, « Désolé de t’avoir mis au monde pour que tu meurs » ou Heidegger mis en pratique par un cul terreux de père. Autant dire que ce n’est pas un Harold Lloyd !

Le multilingue Viggo Mortensen est venu de Madrid, où il vit, en voiture pour présenter au Festival Lumière Falling, son premier film avec d’emblée un mérité label Festival de Cannes 2020. Long fut le parcours pour l’acteur, auréolé du prix Donostia du 68e Festival de San Sebastián 2020, qui était régulièrement coupé des scènes de film, chez Woody notamment (La rose pourpre du Caire, The Purple Rose of Cairo, 1985). Mortensen a déjà essayé de faire un film il y a 23 ans mais l’argent manqua. Il écrivait un autre scénario de reconstitution historique avec chevaux depuis 2015 quand sa mère, atteinte de Parkinson, est morte. Tout est remonté, un autre scénario a été écrit rapidement. Les deniers ne poussant pas sous le sabot d’un cheval, Mortensen, également poète, éditeur et photographe, a non seulement dû produire (au début du film, les logos se succèdent comme une grande production asiatique), jouer dans son film mais aussi composer la musique en s’asseyant devant le piano, sans souligner fortement façon Hollywood. Outre une scène comique concernant Picasso, le peintre abstrait Viggo créé une toile avec le flou des lumières sur l’aéroport et les signalisations de l’avion qui décolle. Le tournage a duré 5 semaines, en grande partie au Canada. Il a retenu de son travail avec Farrelly (Green Book, 2018) remercié ici, Cronenberg (A History of Violence, 2005 ; Les Promesses de l’ombreEastern Promises, 2007 ; A Dangerous Method, 2011) et Jackson (Aragorn dans Le seigneur des anneaux, The Lord of the Rings, 2001-2003) que le plan de travail et les répétitions, n’excluant pas la souplesse et l’écoute, doivent être réglés bien en amont.

Le film est sur le rapport d’un père déclinant – salop, atteint d’une maladie dégénérative et, semble-t-il, du syndrome de Gilles de la Tourette, à rendre Trump d’extrême-gauche[1] -, et son fils, pilote d’avion homo maqué avec un professionnel de santé américano-hawaio-asiatique très tatoué, avec qui il a adopté une enfant. Le tour de force est de réussir ces fluides flux de conscience avec mélanges présent / passé, ponctués de flash-back, où les prénoms d’ex femmes deviennent ceux des chevaux. Le principe du montage, comme la musique, c’est le rythme. L’acteur principal, c’est la mémoire : le « film traitait de la subjectivité de la mémoire et du manque de fiabilité de nos perceptions. C’est que, vous voyez, la mémoire est une chose très étrange, très faillible. C’est une histoire que nous nous racontons. Un même moment, on va tous s’en souvenir d’une façon différente : vous et moi, nous sommes assis ici en train de bavarder et, dans quelques années, je raconterai peut-être que nous avons dit ceci ou cela, et vous direz non, on a dit autre chose, et je dirai peut-être que le mur était bleu, et vous direz qu’il était rouge… Je pense que la mémoire nous fait nous raconter une histoire et que cela tient à notre désir de vouloir contrôler ce qui nous entoure ». Mortensen est parti d’émotions et de souvenirs d’enfance et d’adolescence comme ces scènes de chasses dans l’americana, un cerf remémorant Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter, M. Cimino, 1978). C’est également en creux un portrait d’une Amérique divisée.

Lance Henriksen, méritant ici l’Oscar tant il est l’Amstrong du ciné, est un acteur de genre (L’étoffe des héros, The Right Stuff, Philip Kaufman, 1983 ; supporter actor dans Terminator, James Cameron, 1984 et Alien, David Fincher, 1992, Paul W.S. Anderson, 2004). Henriksen, entouré de corneilles et de bagouses aux doigts, déclare avoir eu une enfance difficile. C’était très dur de faire appel à ses émotions profondes, de faire face à ses angoisses. Son personnage, odieux, lui a demandé beaucoup d’énergie, c’était fatiguant. Après un space mountain émotionnel, le spectateur sort le mouchoir. Une longue ovation au festival Lumière.

[1] Portrait du red neck qui aimait les chevaux : beurre frit contre bio, bière contre eau, macho contre homo, blanc raciste contre couple mixte, McCain versus Obama.

Falling, Viggo Mortensen, 2020, 1h52, USA, couleurs.

Pas la moyenne pour Maïwenn

ADN a tous les défauts du film français : bavard, égocentrique, mal filmé. ADN est un film fatiguant : tenir la caméra avec la tremblante du mouton n’est pas gage de réalité – édulcorée. ADN est un film totalement égocentré où Maïwenn se complaît à pleurer devant la caméra pour montrer sa douleur comme une pleureuse d’ancien temps. Une simple psychanalyse suffirait. Avec le scénario de … Maïwenn et Mathieu Demy, le dialogue de Louis Garrel, pas toujours audible, est un délicieux contrepoids, la scène de clash mère (Ardant) / fille (Maïwenn) est très réussie et aurait suffi à un court-métrage.

Le seul intérêt du film est le croisement entre une famille nettement dysfonctionnelle (la troupe en action : Vacht joue la sœur Isild le Besco ; le père, un intello qui vote Le Pen, joué par Françon ; Caroline Chaniolleau, une actrice de théâtre disparue du cinéma depuis les années 1990, comme une tante abrupte et ombrageuse ; Dylan Robert en Kevin – ce prénom stupide) et l’Histoire avec sa grande hache en Algérie, d’où Neige pour Nedjma. 5,7 / 10 sur Imdb, c’est peu, c’est mérité. Une ode bobo lourde au multiculturalisme.

Un beau jardin intérieur

Intériorité dans un triangle

          Voilà un film délicat. Yokohama, au sud de Tokyo, début des années 1990. Deux jeunes filles à la croisée des chemins d’une longue vie qui se profile. L’une, Noriko (Haru Kuroki, ours d’argent de la meilleure actrice à Berlin en 2015 dans La Maison au toit rouge, Chiisai ouchi, Yōji Yamada, 2014) indécise, réservée, de classe moyenne, qui se projette vaguement comme éditrice, incarne la voix off puisque le film est inspiré du roman autobiographique Morishita, Noriko. La Cérémonie du thé ou comment j’ai appris à vivre le moment présent, 2010 où il est écrit que la cérémonie du thé est « une religion du beau qui cherche à atteindre le « rien » »). Enfant, Noriko est allée voir avec ses parents La Strada (Fellini, 1954). Elle s’y est ennuyée. Plus tard, elle l’aimera – féru de Fellini, je n’ai jamais apprécié ce film, terriblement fauché et, pour une fois, sobre, malgré le jeu incroyable de Giulietta. Si Noriko n’est pas la plus douée pour la cérémonie du thé, elle est la plus assidue. Les nombreuses scènes d’intérieur alternent avec les premières expériences de Noriko, son renoncement au mariage au profit d’une libre vie amoureuse, ses visites régulières chez ses parents vieillissants.

L’autre, Michiko, spontanée, volontariste, rêve de voyages, d’amour, de fonder une famille pour finalement se fondre dans le mariage arrangé.

Madame Takeda, la maîtresse de cérémonie du thé est une professeure rigoureuse, bienveillante et facétieuse, aux gestes fluides. Elle est jouée par le « trésor national » Kirin Kiri (une partie de l’œuvre de Kore-eda Hirokazu de Still Walking, Aruitemo aruitemo, 2008 jusqu’à la palme d’or à Cannes en 2018, Une affaire de famille, Manbiki kazoku, en passant par I Wish – nos voeux secrets, Kiseki, 2011, Notre petite sœur, Umimachi Diary, 2015 ou Après la tempête, Umi yori mo mada fukaku, 2016 ; le très beau et émouvant Les délices de Tokyo, An, Naomi Kawase, 2015) dont c’est l’un des derniers films avant sa mort en 2018.

Nippon éternel

Entre, le chanoyu (« eau de thé »), cette cérémonie du thé, issue de la spiritualité bouddhiste zen, avec une série de gestes réitérés – le cheminement spirituel consiste à la découverte de soi, de la liberté dans la répétition ; l’art de vivre consiste à être en cohésion avec soi-même et la nature environnante – avec infimes variations, et méticuleux (« Il faut que la tranche de vos petits doigts touche le tatami en posant la jarre d’eau. ») avec le maniement de la boîte laquée pour la poudre de thé, une louche en bambou (hishaku), une spatule (chashaku), le fameux fouet en bambou (chasen) avec vitesse et position du poignet encore plus précises que pour créer la vinaigrette ou la béchamel, le bol en céramique (chawan) et ses diverses positions selon les saisons (les Géorgiques sont les petites chaleurs, les frimas de l’automne, le premier jour de l’hiver ou des grands froids, la douceur du printemps mais Nagori de Ryoko Sekiguchi[1] nous apprend qu’il existe beaucoup plus de saisons au pays du soleil levant), pour préparer le thé. Le salon de la maîtresse est la salle de thé (chashitsu), un vrai pavillon de thé un peu plus grand que la cuisine dans les Tontons flingueurs (Georges Lautner, 1963) mais guère plus, que jouxte un petit jardin (plantes sensuelles, vibrations, jeux de lumière), cet espace de civilisation (wabi : raffinement, sobriété et calme) à l’abri des tourments de la vie quotidienne (l’excellence et l’efficience exigées dans le travail dans une société à forte pression sociale – l’une sera écrivain ; l’autre, femme d’affaire ; la condition de la femme, réduite à un petit boulot ou à se consacrer à sa famille ; vitesse), orné, comme la librairie de Montaigne, d’idéogrammes en kakemono tels que le carpe diem nippon, « chaque journée est une belle journée ».

Le son est précis comme la constante attention au présent et le lien entre l’environnement et l’intériorité : le froissement d’une serviette, l’eau qui bout, le pas feutré d’une élève sur le tatami, le mouvement d’une porte, le vent contre le rebord d’une fenêtre. Grâce à la photographie précise du jeune chef opérateur Kenji Maki, les intérieurs de la maison de Madame Takeda reflètent le cycle des saisons. Les mouvements de caméra sont fluides et souples, le cadrage rigoureux, les plans sont fixes afin de capter le moindre détail, la délicatesse d’Ozu n’est pas loin – même si ce n’est point filmé au ras du tatami et où le saké est évidemment exclu.

Qui est le réal’ ?

Ōmori est né en 1970 à Tokyo. Il est l’enfant de l’artiste d’avant-garde Akaji Maro, fondateur du butô Dairakudakan. Ōmori débute en jouant dans Scarred Angels (Kizu darake no tenshi, Junji Sakamoto, 1997), ce qui aidera dans l’habile direction d’acteurs. Il est également producteur de Nami (Hiroshi Okuhara, 2001, primé à Rotterdam, 2003). Son deuxième film A Crowd of Three (Kenta to Jun to Kayo-chan no kuni, 2010) gagna le prix du meilleur nouveau réalisateur de la Guilde des réalisateurs du Japon. En 2013, The Ravine of Goodbye (Sayonara keikoku) a reçu parmi les nombreux prix, celui spécial du jury au Festival de Moscou. Dans un jardin qu’on dirait éternel (Nichinichi kore kôjitsu) est son dixième film, le premier à enfin sortir en France. Regretté Rissient.

Ōmori, Tatsushi. Dans un jardin qu’on dirait éternel, 1h40, Japon, couleur.


[1] Une belle méditation sur le temps (et la mort – dans la vie) à partir de la réflexion de chacun. Si l’intérêt est une ouverture anthropologique, il manque peut-être, outre les Géorgiques de Virgile, la profondeur d’une réflexion philosophique (le texte laisse songer aux discours ou dissertations d’Académie). Sur Fukushima, éthique et esthétique est un vieux débat mais l’art gagnerait à séparer les deux : pas de Céline, pas de Stockhausen écrivant sur la beauté de la destruction des twin towers par exemple. Sur le temps chez Anne-Sophie Pic, il n’est pas mentionné qu’elle a travaillé au Japon, ce qui l’a influencé grandement. Il n’est pas mentionné non plus le blet ou quand les fruits et légumes sont dans un stade délicieux juste avant la décomposition – Amélie Nothomb, qui a vécu au Japon, s’en targue suffisamment. N’est pas évoqué non plus, le gibier faisandé – une spécificité française. Pour préciser, les grandes vacances d’été en France sont liées au fait que les petits filles et garçons, quand la population était majoritairement paysanne, étaient préemptés pour les travaux des champs, la moisson notamment. J’ai regretté l’emploi malheureux d’un mot usité comme adverbe : « saisonnairement » ou « saisonnement ».

Tenet, un film pas net, net

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            Il est un temps où le palindrome (le titre du film et l’entreprise Rotas dirigée par Sator;  un peintre mystérieux cité se nomme Arepo, cet [h]apax de Pompéi en référence au carré magique Sator Arepo Tenet Opera Rotas) était le titre d’un film radical, In girum imus nocte et consumimur igni (1978), par un situationniste, Debord, et le temps, objet de réflexions avec le séminal court métrage La Jetée de Chris Marker (1962) dont s’est inspiré L’armée des 12 singes (Twelve Monkeys, 1995) de T. Gilliam.

 

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Tinette : attention, danger !

   Comme C. Eastwood, D. Fincher, P.T. Anderson, J. Nichols, D. Villeneuve – les moins pires -, J. Gray, ce fondu de pellicule, W. Anderson, Nolan est également membre de ce néo Hollywood : blockbuster « auteuriste », magnifique oxymore marketing, jusqu’à la franchise du comics Batman ou la logique économique poussée à son terme ; salmigondis pseudo scientifiques[1], philosophiques[2] et politiques (nous sommes la cause de dégâts écologiques ; retourner dans le passé permettrait de corriger nos erreurs), loin des réflexifs Cronenberg et Lynch[3] ; académisme virant au classicisme avec scénario alambiqué pour plus de consistance sur des idées simplistes, images léchées mais sans originalité (la côte italienne est très carte postale), enchaînements de scènes d’action – non à ce canon !

   Ce qui est dangereux, c’est l’idéologie contestable sous-tendue en cette période anxiogène : des connaissances avérées[4] et des faits reconnus[5] mais non corrélés entre eux sont amalgamés de façon à nourrir, en terme poppériens, une théorie cohérente et close du complot, de structure paranoïaque donc, qu’il est impossible de réfuter. A l’ère du soupçon et des complots[6], nous vivons, en période sophistique, dans une dangereuse remise en cause de la réalité, héritée du post-modernisme, mal compris, de Lyotard à Baudrillard[7], et du relativisme du dangereux Rorty, le tout sur un terreau hégélien, mal assimilé, en géopolitique notamment, par un Fukuyama, sur fond de romantisme (Faust de Goethe et son inévitable pacte faustien, récurrent ici). Après la déconstruction derridienne, les reconstructions irrationnelles sur un fondement pseudo rationaliste, l’esprit a horreur du vide. C’est pour cela que Nolan a du succès : sur la séduction intellectuelle de la mise en abyme et de l’interconnexion, Nolan surfe sur la mode relativiste, dangereuse car nourrissant les populismes croissants, de gauche comme de droite, en temps de crise. Ce soft power divertissant, qui ne mérite évidemment aucune censure, est extrêmement dangereux à notre époque décadente mais en même temps il la révèle et en témoigne. Captant l’esprit du temps, il le conforte.

            L’art, à part le regretté Claude Régy, est pourtant très en retard en prenant peu en compte la mécanique quantique, ce changement paradigmatique copernicien, pourtant découverte il y a plus d’un siècle. L’avenir est aux incertains ordinateurs quantiques. Avec ses défauts soulignés ci-dessus, il n’y a guère que Christopher Nolan pour intégrer, de façon grossière et maladroite, cette donnée fondamentale[8]. L’écriture du scénario, qui aurait duré 6-7 ans, semble datée au mieux des expérimentations des années 20 (Wolf, Joyce, Faulkner) sans en avoir la qualité artistique.

Timefall

   Le politiquement correct est sauf : le héros, Washington Jr (Malcom X, 1992 et le lourdaud BlacKkKlansman – J’ai infiltré le Ku Klux Klan, BlacKkKlansman du spice Spike Lee, 2018) est noir – ce dont on ne devrait plus s’étonner, enfin ; comme dans Inception (2009), le film de Nolan le plus abouti dont Tenet s’inspire largement (convergence des temporalités; tenet, c’est l’inception), un asiatique dans l’équipe satisfera le quota mais aussi l’export que confortent des scènes en Inde puisque le marché asiatique est nettement majoritaire[9]. Nolan pense mondial, avec placement de produits (alcools dont vodka et whisky, montres, vêtements, voitures, etc.) comme cette autre franchise d’espionnage des Broccoli, James Bond[10], et aussi le côté sf-fantasy avec Star Wars, Lucas puis Disney. Après Batman, Nolan tournera-t-il un 007 qu’il semble convoiter en lançant un sérieux appel de pied ?

   Le film s’ouvre sur une magistrale scène d’opéra digne d’Hitchcock (L’homme qui en savait trop, The man who knew too much, 1956) mais avec le suspense, qui aurait été généré par le montage, en moins. Le saisissant effet de réel a posteriori, c’est l’usage du masque à cause de la covid 19 et les masques à oxygène dans le film pour un casse-test, le passage d’un état à un autre. Le nonsense du mathématicien pédophile Lewis Carroll était toutefois plus fécond avec De l’autre côté du miroir (Through the Looking-Glass, and What Alice Found There, 1871).

 

FoRewind

   L’intérêt principal du film est de matérialiser le retour en arrière non seulement par l’image mais aussi par le son, ce que G. Martin à Abbey Road ne s’était pas privé, moyennant quelques psychotropes, avec les Beatles sniffant du kb, attirés par le sitar de lou Ravi Shankar. Le spectateur à l’impression, fausse, d’assister au montage en direct, donc au cœur du procès filmique. – Au passage, passées les longues et dégoulinantes plages de cordes à la Hans Zimmer[11], les beats technos de Ludwig Göransson (les derniers Rocky et Black Panther, R. Coogler, 2018, dont l’acteur principal, C. Boseman, vient de mourir) sont une grave tuerie, sans omettre le même auto-Tune, plus écoutable, utilisé dans le dernier single de Sébastien Tellier -. La seule chose à retenir, c’est une scène de combat inversée, répétée (effet Koulechov), aussi marquante que celles du wu xia pian Tigre et dragon (Wo hu cang long, Ang Lee, 2000) ou de Matrix (The Matrix, frères/sœurs Wachowski, 1999).

   Remontons le temps, c’est dans la thématique. Déjà les frères Lumière, avant Méliès – l’un des premiers acquéreurs de la caméra Lumière après la projection au salon indien -, filmaient cet effet spécial, l’un des premiers avec la surimpression, le retour en arrière (La démolition d’un mur, 1897[12]. Qui n’a pas vu la chute d’une tour de banlieue explosée à l’envers ?). C’est l’occasion d’affirmer enfin que la traditionnelle partition Lumière (neutralité et objectivité, documentaire) / Méliès (divertissement) est totalement fausse et artificielle – une querelle intellectuelle et une dichotomie, comme il est dit dans le triste sérail, bien françaises.

   Le début du XXe, c’est le cinéma, né en 1895, qualifié, stupidement, de « primitif » et la découverte de la théorie de la relativité restreinte d’Einstein (parution en 1905). A ce titre, le train est classiquement la métaphore des deux. Dans Tenet, le travelling rapide sur la grille, décomposant le mouvement, lors de la scène primordiale de l’attente de la mère à l’école (clin d’œil à la scène familiale finale d’Inception, 2009 répétée précédemment avant sa résolution) remémore les travaux du physiologiste E.-J. Marey ainsi que ceux de Muybridge ; les rotors bicolores des hélicoptères rappellent, sans walkyrie, le cache sur l’obturateur dans le projecteur et l’effet d’optique dont s’inspira Duchamp pour ses rotoreliefs vantés au concours Lépine.

 

*

 

   Warner aurait pris un risque : un blockbuster est sorti pour la première fois en Europe avant les Etats-Unis. Les pros du marketing tremblent dans leur sombre veste. Les chiffres Warner ne sont communiqués que le lundi 31 août, du jamais vu. Peut-être, foi de clair-obscur, que nous ne comprenons rien, qu’il faut ressentir – sans arriver à une immersion digne d’une installation d’art contemporain – comme l’indique la bande-annonce, mais dès le début, nous pressentons très vite qui fait quoi. Voir le shakespearien Branagh avec l’accent russe ne manque pas de piquant : il a cachetonné. Paradoxe amusant aussi de voir le cockney Caine, un fidèle de Nolan, en Sir. Pattinson est un faire-valoir potable, avec une dose de mystère, sans être un Sancho Panza – le film manque d’humour comme tout complotiste qui se respecte.

   Kubrick, auquel la scène de guerre fait référence (Full metal jacket, 1987), serait fou : pour voir dans de bonnes conditions Tenet en Europe, il faudrait aller … dans la salle Imax 70mm de Londres, c’est un peu loin ! Sinon Bruxelles voire, mais en moins bien, Montpellier, peut-être des copies 70 mm à Paris – pour un pays qui a inventé le cinéma, c’est chiche … J’avais vu Interstellar, ce film au scénario tenant sur un confetti, dans la salle Imax de Vaux-en-Velin dite La Soie où l’image était gonflée en hauteur et largeur. Ici, en Dolby cinéma, soit un billet à un peu moins de 20€, c’est cher le siège qui se déplie pour s’allonger, surtout pour enfoncer continûment des boules Quiès tout du long, tout comme lors de Dunkerque (Dunkirk, 2017), son film le plus réussi sur les temporalités et leurs convergences !

Tenet, Christopher Nolan, 2h30, USA, couleurs, Imax 70mm, Dolby digital.

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[1] Le tourniquet remplace ici l’invraisemblable « tesseract » d’Interstellar, avec encore le physicien théorique Kip Thorne comme caution autour de ses travaux sur la théorie de la relativité générale d’Einstein ; l’entropie introduite par Clausius à partir du principe de Carnot dans la deuxième loi de la thermodynamique et pourtant aucune évocation de son inverse, la néguentropie ; l’évocation du modèle standard des forces mais pour autre chose ; les algorithmes qui disputent la résilience – revivre après les chutes des twin towers – au podium de l’idée reçue mise à toutes les sauces.

[2] Préceptes ; méditation autour du temps, et ce, depuis son premier film Following – Le Suiveur (Follower, 1998), qu’il soit linéaire en occident, loin toutefois de Saint Augustin, soit circulaire comme chez les hindouistes, forts présents ici notamment sur la conséquence de nos actes, et les bouddhistes mais nous sommes plus en confusionnisme qu’en confucianisme; la remise en cause du principe de causalité bien mis à mal depuis la découverte de la mécanique quantique, angle mort de la pensée einsteinienne pour qui « Dieu ne joue pas aux dés » ; le renouvellement éthique depuis Aristote et Kant avec le Principe responsabilité d’Hans Jonas, disciple d’Heidegger.

[3] Quoique le transcendantalisme, artistiquement fructueux, dont se réclame Lynch n’est pas loin d’être une secte avec les dangers afférents.

[4] La science à la portée des caniches : la relativité d’Einstein, la physique théorique avec le paradoxe du grand-père (cf. Le Voyageur imprudent de R. Barjavel, Retour vers le futur, R. Zemeckis, Terminator, J. Cameron), l’évocation du spectaculaire Feynman, la vulgarisation évoquant avec humour le fait de « pisser contre le vent ».

[5] Le projet Manhattan dirigé par Oppenheimer contre lequel s’était finalement opposé Einstein et d’autres ; sans le talent d’un Tarkovsky (Stalker, 1979), Stalsk 12 repose sur le modèle des villes soviétiques fermées, secrètes (Zato) destinées à la fabrication nucléaire qui ont bien existé ; l’uranium 235, le plutonium, etc.

[6] Platistes ; anti darwinisme avec les créationnistes, les tenants de la singularité ; révisionnisme concernant différents faits historiques, des camps de la mort avec les révisionnistes et négationnistes Faurisson et consorts, à la covid 19 soi-disant échappée d’un labo P4 chinois croisée avec le cytomégalovirus (sida) en passant par le remise en cause du 11 septembre – Tenet était le nom de code du directeur de la CIA – par le réseau Voltaire, etc.

[7] Dont se réclame ce spécialiste du Nouvel Hollywood, le critique de cinéma J.-B. Thoret. Voir les dénonciations par Sokal et Bricmont dans Impostures intellectuelles (1997) de l’utilisation peu pertinente et abusive des concepts ou vocabulaire des mathématiques ou de la physique chez Lacan, Kristeva, Irigaray, Latour, Baudrillard, Deleuze, Guattari et Virilio.

[8] Le titre du livre, autre produit dérivé, sur les coulisses du film est : The Secrets of Tenet : Inside Christopher Nolan’s Quantum Cold War.

[9] La plupart des films de Nolan ont connu leur deuxième meilleur chiffre d’affaires en Chine.

[10] Un temps, il a été envisagé un 007 noir puis une 007 noire lesbienne.

[11] L’horrible musicien habituel de Nolan était indisponible car prévu pour le Dune de Villeneuve qui ne peut être que meilleur que celui de Lynch (1984) !

[12] Suite à un incident de l’opérateur Lumière oubliant d’éteindre la lampe à arc lors du rembobinage du film devant un public effrayé. L’invention vient de l’erreur – même si c’est faux pour la tarte tatin qui ne s’est pas renversée en tombant.

Arc narratif [Schéma] :

[Ciné] Été 85 violent

« La seule chose qui compte, c’est de réussir d’une manière ou d’une autre à échapper à son histoire. »

Dance On My Grave, A. Chambers / Été 85, F. Ozon

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  Introït

   J’avais osé Ozon et puis j’en ai eu ma claque de la subversion facile pour bobos autour du sexuel. Bien qu’Ozon n’ait pas l’impression de tourner des films « genrés », marre aussi de ces films qui se complaisent sur les homos comme si le choix d’une sexualité est révolutionnaire comme se teinter les cheveux en bleu, rouge, blanc ou autre, porter des tatouages ou des piercings, c’est devenu banal au point de presque devenir une injonction : si tu n’es pas lgbtqia+, tu n’es pas in voire pas contestataire ou transgressif – il est pourtant possible de l’être comme ceci mais autrement aussi. Dans une société française globalement encore homophobe, actes malveillants à l’appui, les valeurs changent lentement : ce n’est certainement pas aussi violent de se déclarer homo actuellement que dans les années 80 sur fond, en plus, de sida – toujours présent, il ne faudrait pas que la covid 19 nous le fasse oublier. Que chacune, chacun fasse ce qu’il veut, la liberté est pour tous ! La France, qui a certes encore de grands efforts à fournir, n’est tout de même pas l’Iran, l’Arabie Saoudite ou la Russie. Le film se situe avant la conscience globale des dangers du sida et avant la mode du coming out.

Bref, je me suis rabiboché grâce au film-dossier nécessaire Grâce à dieu (2018). Suite aux problèmes, notamment judiciaires, à la sortie, Ozon a voulu tourner ensuite un film plus léger en puisant au fond de lui-même.

*

   Après avoir lu ado le livre controversé et fondateur paru en 1982, qui a infusé en lui, Dance On My Grave[1] à la construction intéressante[2] ainsi que la présence d’un travestissement[3], d’une morgue[4], d’un cimetière[5], d’une transmission prof/élève[6], du britannique Aidan Chambers[7], inspiré d’un fait divers lu dans The Guardian en 1966, Ozon voulait l’adapter[8] pour son premier film[9]. Bien qu’Ozon ait rêvé également que Gus Van Sant[10] ou Rob Reiner[11] tournent l’opus[12], il sera le 23e film du prolifique[13] Ozon, comme Fassbinder qu’il a adapté[14]. Il a l’intelligence ici de ne pas faire de l’homosexualité son sujet central, racontant une passion de vacances entre deux personnes tiraillées par leurs désirs, énonçant des fragments de discours amoureux discordants en pratique[15] où les protagonistes ont « le même tempo, mais pas le même pattern »[16] comme le démontre cette importante scène débutant dans une discothèque avec boule à facettes et strobo où l’un, croquant la vie, libre, sauvage (« Plaire, aimer et courir vite » C. Honoré, 2018), danse frénétiquement alors que l’autre, demandeur, romantique est passionné, possessif, avec son walkman sur les oreilles[17] sur Sailing de Rod Stewart (1975)[18]. La longue scène, magistrale, se termine sur un feu de camp à la plage où les potes reprennent la chanson à la guitare. Le tube sera repris, plus lourdement, pour une scène-clé avec chorégraphie du coucou par Preljocaj aussi forte que le final de Beau travail (C. Denis, 1999).

A noter que des scènes en plan fixe dans lesquelles les acteurs exécutaient l’intégralité des positions du kamasutra[19] ont été heureusement coupées au montage : Ozon nous épargne enfin des scènes gratuites de cul voyeuristes qui brouillent la narration, ouf, point de très porc ! Après les zones érogènes, les zones d’ombre.

Le temps de l’innocence

            Adolescence, intrigue, décennie et génération dépeintes, scène de fête avec musique rock du moment, super 16, ce film aurait pu rétrospectivement figurer dans la série Arte initiée par le regretté Chevalier, Tous les garçons et les filles de leur âge, avec des films projetés ensuite en salle en 1994 : Les Roseaux sauvages (Téchiné), L’Eau froide (Assayas) et Trop de bonheur (Kahn). Rien de tel qu’Été 85 en été sur les toiles, avec le label Cannes 2020, malgré l’offre alléchante de Netflix. Ozon résiste et tourne pour le cinéma, pas pour la tv ou une plateforme en streaming ; c’est un acte politique remarquable.

L’argentique capte la sensualité des corps, sature les couleurs en écho aux sentiments exacerbés ; la photo est granuleuse. La photo du chef opérateur Hichame Alaouié[20] est très travaillée : une scène avec une veste blue jean sans manches sur un fond marin avec trois bleus différents à la Rothko ou De Staël ; un bleu lumineux derrière une vitre translucide en angle façon Hopper ; la station balnéaire populaire du Tréport[21] avec ses falaises de craie blanche reflétant les sentiments exacerbés et remémorant l’Angleterre[22] du roman adapté tout comme cette anglaise[23], jeune fille au pair, qui se pare d’un brushing à la Cure comme Ozon à l’époque à l’aide de coca voire de salive.

Côté costumes, grâce à la fidèle Pascaline Chavanne : des pantalons retroussés, des jeans moulants façon Cyril Collard, des costumes canadiens en duo de jean superposés, un prof avec un pull façon motif de chaussettes Burlington à concourir au championnat du monde du pull moche (l’ambigu et excellent Poupaud[24]), des vestes lookées sport, des blousons trop larges, des Converse All Star aux pieds, des bandanas, des coupes mulet.

Alors qu’un révisionnisme tend à faire croire que les années 80 étaient l’acmé musical[25], le spectateur se délecte tout de même d’In Between Days[26]« Come back come back / Don’t walk away / Come back come back / Come back today  ; Reviens reviens / Ne t’en va pas / Reviens reviens / Reviens aujourd’hui ») de The Cure, qui fit finalement passer, à cause de Robert Smith, le film de 1984[27], année fondamentale[28], à 1985[29] ; Toute première fois de Jeanne Mas ; Cruel Summer des ludiques Bananarama ; le chœur masculin de Self-Control de Laura Branigan ; une daube qui m’a échappé, Stars de la pub de Movie Music dont est fan Jean-Benoît Dunckel, la moitié d’Air, qui signe ici une bande son discrète avec guitare acoustique, cordes et programmation électronique.

Dans la pièce d’ado, la photo de Balavoine sévèrement nuqué, du charismatique chanteur de Queen, Freddy Mercury en basquets, survêt’ et marcel, du regretté Daniel Darc sur une pochette de Chercher le garçon de Taxi girl, un poème de Verlaine[30] récité par un ado, Ovomaltine au petit-déj.’, du papier Clairefontaine dans la réserve d’un magasin. Et même une DS ! Que de souvenirs !

Eros & Thanatos : « L’amour à la plage » (Niagara) et la mort ou Être et avoir été 85

            Pour Ozon, « c’était important qu’on soit dans la tête d’Alex, qu’on partage ses émotions, qu’on partage sa vision complètement idéalisée de sa relation avec David, et puis tout à coup un retour au réel. Ce retour au réel est douloureux mais, ce que j’aime chez ce personnage, c’est qu’il a une capacité à s’échapper du réel puis à finalement l’affronter, à aller de l’avant en sublimant son histoire par l’écriture. Parce que tout ce qu’on entend en voix off, c’est lui qui écrit. Il y a ce jeu de mise en abyme par rapport à la création : il réinvente cette histoire, il essaie de la raconter au juge, à l’assistante sociale, et il en fait un roman. ». L’histoire débute donc, à l’ancienne, par une voix off : « Entrée en scène de David Gorman. C’est lui le futur cadavre. » énonce sur un ton neutre Alexis entre deux gendarmes. Sur le bateau Le Tape-cul, Alexis chavire à la suite d’un orage. Le bellâtre David, avec sa dent de requin sur son poitrail exhibé symbolisant la fureur de vivre, sur la Calypso[31] le sauve. Coup de foudre, le cœur chavire, intermittences dudit cœur. Le filon Plein soleil (R. Clément, 1960) n’est exploité que pour la photographie. Ozon se concentre sur la psychologie d’adolescents fragiles, leurs relations mouvantes comme le temps normand. Les comédiens Félix Lefebvre[32], et, le déjà horripilant, Benjamin Voisin[33], fils d’un prof du Cours Florent qu’il fréquenta, fan de Belmondo et Dewaere, s’inspirent avec complicité de teen-movies[34].

            Si dans La vie d’Adèle (Kechiche, 2013, Palme d’or à Cannes), la famille d’Adèle mange des nouilles à la sauce tomate bolognaise tandis que celle de l’arty Emma, plus bourgeoise, s’empiffre d’huîtres[35], dans Été 85, la mère[36], pudique, déboussolée, neurasthénique, inquiète et tendre, qui peine à comprendre les troubles, sans les ignorer et sans rejeter le fiston ou l’oncle Jacky, épluche des patates au Tréport tandis que les plats se multiplient chez la gérante de « la Marine », une boutique locale de matériel pour la pêche et accastillage, une petite bourgeoise d’Yport, mère juive excitée ou mère poule exubérante et possessive (« Ma mère voit que ce qu’elle veut bien voir. » dit David), endeuillée incarnée par Valeria Bruni Tedeschi, une habituée d’Ozon[37], qui change inexplicablement de coiffure au cours du film. Ici tout est non-dit, « il y a des mères qui se doutent de l’homosexualité de leur enfant mais qui ne disent rien, un père [docker] qui, peut-être, n’en pense pas moins ». Alexis, renommé Alex par l’amant – car ce qui s’approprie se réintitule -, s’entiche, comme Ozon enfant, de rites funéraires de l’Égypte ancienne. Nous apprendrons également comment se déroule l’enterrement chez les juifs.

*

            Un beau film, charnel, mais au faux suspense décevant malgré quelques interprétations ouvertes. Une intéressante nouvelle piste d’Ozon où la nouvelle voie, ou le poncif de l’art comme thérapie, pointe au bout d’une initiation marquée par un trauma. La mort hante : le prochain film, avec Sophie Marceau, sera une adaptation du roman d’Emmanuelle Bernheim[38], Tout s’est bien passé (2013) dans lequel elle raconte la fin de vie de son père.

 

Été 85, François Ozon, 2020, 1h40, 1:85, 35mm, France, couleurs.


[1] Danse sur ma tombe, titre traduit en français « logiquement » en La danse du coucou.

[2] Avec dessins, extraits d’articles de presse, changements de points de vue, reprises de séquences sous un autre regard.

[3] Une robe d’été, Ozon, 1996, Une nouvelle amie, Ozon, 2014.

[4] Sous le sable, Ozon, 2000.

[5] Frantz, Ozon, 2016.

[6] Dans la maison, Ozon, 2012.

[7] « Après trente-huit ans d’attente, François m’a donné ce que j’attendais. Le résultat est un beau film – à mon avis l’un de ses meilleurs – et je me dis qu’aujourd’hui à 85 ans ça valait la peine d’attendre. »

[8] Un scénario, perdu, intitulé en référence à Vian, J’irais danser sur ta tombe, plus linéaire et violent, avec un contexte effacé (assistante sociale, différences de milieux, judaïsme), avait été écrit, très jeune, avec un ami.

[9] « J’ai essayé de faire le film pour l’adolescent que j’étais. Quand on est ado, on aime bien le mélange des genres. On peut passer de la farce au tragique, du rire aux larmes. »

[10] My Own Private Idaho, 1991, entre autres.

[11] Réalisateur de Stand by Me (1986).

[12] Un réalisateur français, un italien et un danois ont dû lâcher l’affaire par manque de moyens financiers.

[13] Les films de genres comme le drame psychologique, le thriller érotique, la comédie musicale et le drame ; le romanesque d’après Elizabeth Taylor, Ruth Rendell et Joyce Carol Oates, les pièces de théâtre adaptées de Robert Thomas, Montherlant, Barillet & Grédy et Juan Mayorga.

[14] Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, Ozon, 2000.

[15] « L’histoire est vraiment faite de la confrontation de deux conceptions amoureuses. De quelqu’un de très naïf, qui est dans l’idéalisation de l’autre, et de quelqu’un qui a plus de maturité, d’expérience et qui est peut-être plus cynique par rapport aux sentiments. » précise Ozon.

[16] Duo, Katerine / Angèle + Chilly Gonzales, Confessions, Katerine, 2019.

[17] Référence explicite à La Boum (Cl. Pinoteau, 1980).

[18] Ce slow pour pub anglais, repris des Sutherland Brothers (juin 1972), où le chanteur écossais, partant aux USA pour un problème d’impôt, clame son mal du pays, sa solitude (« I am dying, forever crying », « Je me meurs, je pleure à jamais »).

[19] « On va faire nos scènes à la Kechiche. » (rires).

[20] Nue Propriété, 2006 et Élève Libre, 2008 de Joachim Lafosse.

[21] Côte d’Albâtre, Seine-Maritime, Normandie, Ozon abandonnant sa Bretagne préférée.

[22] La station balnéaire ouvrière de Southend-on-Sea au sud-est.

[23] Une norvégienne dans le roman. L’Anglaise est jouée par l’anglo-belge Velge.

[24] Déjà présent dans Le Temps qui reste, 2005, Le Refuge, 2009, Grâce à dieu, 2018.

[25] Et pourtant, selon Ozon, « on a tendance à idéaliser les années 80 aujourd’hui, alors que c’était une période politiquement d’ultra-libéralisme ; il y a le sida qui nous tombait dessus, l’explosion du chômage… Dans mon souvenir, les années 80 étaient des années ingrates. Les costumes étaient affreux, les gens s’habillaient mal, la musique était nulle. Mais en même temps, je me suis dit qu’il pouvait y avoir encore quelque chose de sexy dans les années 80 ».

[26] Single de l’album The Head on the Door, 1985.

[27] Référence doublée à Été 42, Summer of ’42, Robert Mulligan, 1971.

[28] L’évêque sud-africain Desmond Tutu Prix Nobel de la paix ; le secrétaire général de l’ONU, Javier Pérez de Cuellar appelle à la mobilisation contre la famine en Afrique ; Pinochet rétablit l’état de siège au Chili ;        réélection de Ronald Reagan ; Indira Gandhi est assassinée en Inde par ses gardes du corps sikhs ; catastrophe de Bhopal ; guerre du Liban, un camion-suicide explose devant une annexe de l’ambassade des États-Unis à Beyrouth ; guerre Iran-Irak ; mort de Iouri Andropov, le Politburo choisit Konstantin Tchernenko en URSS ; grève des mineurs britanniques ; Jacques Delors est nommé président de la Commission européenne ; les élections européennes marquent la percée du Front national et le recul historique du PCF ; poignée de main entre François Mitterrand et Helmut Kohl à Douaumont ; le père Jerzy Popieluszko est assassiné en Pologne ; attentat contre le train Naples-Milan ; la loi Savary et ses manifestations ; mort de Foucault, Truffaut, l’éditeur Leibovici est assassiné ; l’affaire du petit Grégory ; la naissance de Canal+ et du Top 50 ; Fabius premier ministre ; le premier vol de la navette spatiale Discovery ; le premier Macintosh d’Apple ; les JO de L.A. ; l’accident de Michaël Jackson, Marvin Gaye assassiné par son père. L’année d’Orwell ; 1984 d’Eurythmics ; Maman a peur de Mylène Farmer.

[29] Année entre autre de la mort de Rock Hudson à cause, officiellement, du sida.

[30] Pas le Sonnet du trou du cul, co-écrit avec Rimbaud, qui valut à un prof de français d’être viré de l’Education nationale.

[31] Référence Cousteau et France Gall.

[32] Un sosie de River Phoenix, qui a déjà joué dans L’heure de la sortie, Sébastien Marnier, 2018 et la série Infidèle, 2019.

[33] Il a joué dans la mini-série Fiertés sur Arte de Philippe Faucon, 2018, La Dernière vie de Simon, Léo Karmann, 2019, un film hommage aux années 80 des Zemeckis ou Spielberg, et Un vrai bonhomme, Benjamin Parent, 2019 où il est récompensé au Festival du film romantique de Cabourg ; prévu en Lucien de Rubempré avec Depardieu, Jeanne Balibar, C. de France, Vincent Lacoste et Dolan dans La Comédie humaine de X. Giannoli, 2020 d’après Les Illusions perdues de Balzac ; dans le prochain film de Morgan Simon, il sera un astrophysicien incapable de séduire une femme.

[34] Grease (Randal Kleiser, 1978), Outsiders et l’esthétisant  Rusty James (Francis Ford Coppola, 1983), La folle journée de Ferris Bueller (Ferris Bueller’s Day Off, John Hughes, 1986), Call Me by Your Name (Luca Guadagnino, 2017), Quand on a 17 ans (A. Téchiné, 2017) mais aussi Le genou de Claire (1970), Pauline à la plage (1983) et Conte d’été (1996) d’Eric Rohmer qui fut le professeur d’Ozon (« C’est un teen movie, qui s’adresse aux adolescents d’aujourd’hui et aux adultes qui ont encore une part d’adolescent en eux. »).

[35] Métaphore peu subtile !

[36] L’excellente comédienne et metteure en scène Isabelle Nanty, pendante ici de Balasko dans Grâce à dieu, 2018.

[37] 5×2, Ozon, 2004, Le Temps qui reste, Ozon, 2005.

[38] Qui inspira récemment Alain Cavalier (Être vivant et le savoir, 2019).

 

[Ciné] Lucky strike met le paquet sur le polar gore

Lucky Strike (Jipuragirado jabgo sipeun jibseungdeul, Beasts That Cling to the Straw), Kim Yong-hoon, 2020, 108 mn, Corée du sud, couleurs.

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Monde d’apprêt

Retrouver enfin les salles obscures pour se faire une toile malgré des injonctions paradoxales (porter le masque en mouvement ; possibilité de l’enlever dans la salle, moyennant le respect des distances mais en omettant la possibilité réelle de diffusion du virus par la climatisation – quand elle ne vous transit pas sur place – vantée comme argument de vente lors des canicules). La distanciation dite sociale est pratiquée de fait : les salles sont vides – ce qui plaide en faveur de ma thèse pessimiste de la disparition progressive, à déplorer, des salles de projection au profit du streaming individualisé dans une transition globale vers une économie, donc un mode de consommation, numérique dite dématérialisée tout aussi polluante (data centers), contrôlable à souhait et, finalement, plus chère pour le consommateur. Il faut dire que, pour une reprise – l’industrie cinématographique se tire une balle dans le pied -, le spectateur n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent. Alors que, à cause du confinement, le trou (du tournage à la post-production en passant par la communication) ne devrait être sensible qu’en 2021, ressortir – pour finir leur cycle de première vie – des films moyens, interrompus de projection au printemps, sortir des films bas de plafond, ne suffit point puisque les salles UGC et Pathé comblent les vides avec des films plus anciens, comme ceux, par exemple, de C. Nolan, en attendant son blockbuster Tenet. Le cinéma n’est pas à la fête ! Les dés auraient pu être jetés autrement en bousculant enfin nos habitudes avec des films importants en plein été : l’occasion, unique, n’a pas été saisie par frilosité, belle métaphore du « monde d’après ». Peninsula (Train to Busan 2, Yeon Sang-ho), suite très attendue du Dernier train pour Busan (Busanhaeng, Train to Busan, 2016) a été logiquement reporté. Depuis un certain temps, l’ancestral cinéma sud-coréen me console, à quelques exceptions près, des blockbusters décérébrés d’une industrie hollywoodienne en panne d’inspiration rongée par l’entertainment ou divertissement infantilisant pour un jeune public cible désertant les salles ou de lassants films européens d’auteur au scénario creux tenant sur une unique idée, parfois originale mais insuffisante, pour contenter les cinéphiles – pilier de la silver économie – saturés de surproduction subventionnée, le tout se réfugiant de dépit dans des séries au scénario et aux effets visuels parfois plus inventifs, repères de metteurs en scène prestigieux pouvant enfin s’exprimer sur la longueur dans un système économique viable pour eux. Bref, et vlan, me voici à promouvoir un bon film, réjouissant, drôle et glaçant, au titre de marque de cigarette malgré la loi Evin ! Ça bout au pays des matins calmes : chaque été, un polar sud-coréen bien saignant sur le plateau !

Buitoni pimentée sur ketchup sur kimchi

Le titre du film, Lucky Strike (Jipuragirado jabgo sipeun jibseungdeul), signifie « Les bêtes qui s’accrochent à un brin de paille » (Beasts That Cling to the Straw). Lucky Strike – vanité de la superstition -, c’est le paquet qui porte chance avant d’achever d’un cancer. Lucky Strike désignait aussi le coup de bol qui, d’une chiquenaude, basculait la vie d’un prospecteur tombant sur le filon lors de la ruée vers l’or. Get Lucky ! Le réalisateur part du point de vue suivant : « J’avais envie d’interroger les spectateurs : que feriez-vous si vous tombiez sur un sac de billets ? ». L’argument est classique, de l’hard boiled hollywoodien (la femme fatale, le brave type honnête, l’homme endetté jusqu’au cou, le gangster méchant, le flic corrompu) jusqu’à Tarantino (narration éclatée ; personnages bavards avec, ici, scène de repas où trois personnages croquignolets dissertent à table sur la découverte d’un corps découpé pêché au fond d’un lac ; scènes étirées sans être ici ennuyeuses ; explosions de violence comme cette baillive toute tatouée prenant un malin plaisir à torturer sa victime en balançant, clope au bec, quelques blagues ; la mystérieuse mallette noire dans Pulp fiction, 1994; Jackie Brown, 1997), les frères Cohen (« excellents pour créer le suspens tout en générant de l’humour à l’intérieur de ce suspens. » : Sang pour sang, Blood simple, 1984 ; Fargo, 1996 ; No country for old men, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme, 2007) voire G. Ritchie en passant par E. Leonard beaucoup adapté (Monsieur Majestyk, Mr. Majestyk, R. Fleischer, 1974; Paiement cash, 52 Pick-up, J. Frankenheimer, 1986 ; Get Shorty, B. Sonnenfeld, 1995; Hors d’atteinte, Out of Sight, S. Soderbergh, 1998; QT) : touchez pas au grisbi ! Le MacGuffin est un sac d’une marque française de luxe avec moult moula. « Quand tu as de l’argent, tu dois te méfier de tout le monde, même de tes parents », telle est la sagesse de la Madame Claude ou macrotin au tatouage de requin. Au menu, 8 salopards, en réaction en chaîne alimentaire comme des plats coréens défilant sur tapis roulant sous le nez titillé du badaud au resto, avec des trognes caractéristiques (notamment le bouffon, la Carpe, joué par Park Ji-hwan digne de Trainspotting, Danny Boyle, 1996) correspondant à un archétype du cinéma asiatique : un douanier louche (Jung Woo-Sung), une maquerelle psychopathe (Jeon Do-Yeon), un flic pot-de-colle, léthargique au point d’être à côté de la plaque sans l’être, un mafieux tatoué prêteur sur gage sanguinaire (Jeong Man-Sik), un ouvrier laborieux, une ménagère sans histoire, une femme battue et hôtesse de bar, cynique (Shin Hyun-Bin) et une jeune petite frappe, clandestin chinois, teinté blond. A cette galerie pittoresque, s’ajoute un adjoint mafieux mutique – Bae Jin-woong en sorte de requin / shark chez James Bond agent 007 -, tatoué jusqu’aux ongles et cannibale (magnifique plongée sur dégustation marine crue et gluante) – la figure cannibale est récurrente dans le cinéma coréen de genre. Gangster style. Mais encore ? Une forêt trempée de pluie, une casse automobile, une love room éclairée de néons dans un Pigalle coréen brillant de mille feux ; des coups bas entre mafieux, des psychopathes, des putes, des pigeons et un flic.

Explosif wok on the wild side

Le casting est aux petits oignons pour un marigot dans l’aquarium : Jeong Woo-Seong (hits commerciaux avec Steel Rain, Gangcheolbi, 2017 ; Le Bon la brute et le cinglé, The Good, The Bad, The Weird, Joheunnom nabbeunnom isanghannom, 2008), Jeon Do-yeon (prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes 2007 pour son rôle dans Secret Sunshine, Milyang, Lee Chang-Dong, 2007 ; The Housemaid, Hanyo, Im Sang-Soo, 2010), Bae Seong-woo (The Great Battle, Ansisung, Kwang-shik, 2018), Jeong Man-sik (Chronicle of a Blood Merchant, Heosamgwan maehyeolgi, Ha Jung-woo, 2015; Man of Will, Daejang Kimchangsoo, Lee Won-Tae, 2017), l’actrice doyenne Youn Yuh-Jung (La femme insecte, Chungyo, Kim Ki-young, 1972; Une femme coréenne, Baramnan gajok, 2003, Le vieux jardin, Orae-doen jeongwon, 2006, In Another Country, Da-reun na-ra-e-seo, 2012, Hill of Freedom, Ja-yu-eui eon-deok, 2014, Un jour avec, un jour sans, Ji-geum-eun-mat-go-geu-ddae-neun-teul-li-da, 2015, Ha ha ha, Hahaha de Hong Sang-soo, 2010; Geuddae geusaramdeul, 2005, L’ivresse de l’argent, Donui mat d’ Im Sang-soo, 2012) ici en mamie gaga, incontinente mais lucide sur l’histoire chaotique de son pays (« Tant que nous sommes vivants et que notre cœur bat encore, il y a de l’espoir… »).

Du coup, le réalisateur a pris la « décision d’adapter la lumière à chaque personnage. Par exemple, une lumière blanche pour Yeon-hee, bleue pour Tae-young etc. Au-delà des personnages eux-mêmes, j’ai essayé de penser à des lumières qui correspondent au mieux à ce qu’éprouvent les protagonistes. Par exemple, quand nous essayions de faire ressentir l’anxiété et la solitude du personnage de Tae-young, nous avons utilisé un néon. Pour Jung-man, qui est le personnage le plus “ordinaire”, on a davantage travaillé avec une lumière naturelle. » Le travail du chef de la photographie, Kim Tae-sung (Best Cinematography Award en Corée en 2018 pour Keys to the heart, Geugeotmani Nae Sesang, Choi Sung-Hyun ; il a travaillé sur des films importants comme Hard Day, Kkeut-kka-ji-gan-da, Kim Seong-hun,  2014 ou Tunnel, Teo-neol, Kim Seong-hun, 2016), est hallucinant de maîtrise et de beauté (par exemple, ce mur d’angle centré, partageant l’écran en deux, avec bagnole en rade au milieu d’une étrange lumière ; traversée de plan à toute allure sous un ciel entre chien et loup, etc.).

La dream team ne s’arrête pas là : la directrice artistique, chargée des décors et des accessoires – le réalisateur étant réputé pour son sens du détail – est Han Ah-rum qui a travaillé sur A Single Rider (Sing-geul ra-i-deo, Lee Zoo Young, 2017), l’excellent polar Sans Pitié (Bulhandang, Byun Sung-hyun, 2017, remémorez-vous : « J’aime pas les poissons morts, t’as l’impression qu’ils se foutent de ta gueule et j’ai l’impression qu’ils me racontent des  conneries. ») et, récemment, dans 1987 : When The Day Comes (1987, Jang Joon-Hwan, 2017) ; la responsable des costumes Cho Hee-ran, qui a déjà habillé les acteurs dans A Man and A Woman (Nam-gwa yeo, Lee Yoon-ki, 2016), A Violent Prosecutor (Geom-sa-oe-jeon, Lee Il-Hyeong, 2016) ou Sans Pitié (Bulhandang, Byun Sung-hyun, 2017), permet au spectateur d’identifier les différents personnages sans qu’il ne s’y perde.

 

La qualité est exceptionnelle, jusqu’au magnifique générique de fin très graphique, pour un premier film, sélectionné au festival du film policier de Beaune dans la section sang neuf et primé (prix spécial du jury) au festival international du film de Rotterdam. Après avoir étudié le cinéma à l’université, Kim Yong-hoon a été, à l’ancienne, assistant réalisateur (sur Man On High Heels, Le flic aux talons hauts, Hai-hil, Jang Jin, 2014), puis dans la production, avant de travailler sur l’écriture de scénarios. Kim Yong-hoon a tourné des courts-métrages et des documentaires. Kim Yong-hoon signe le scénario de Lucky Strike adapté du roman noir à succès du japonais Keisuke Sone, transposé ici à 70 km de Séoul dans la ville portuaire de Pyeongtaek où se côtoient différentes personnes de diverses classes sociales. « C’est un roman qui a les codes d’un genre et qui montre par ailleurs comment l’homme se transforme en animal. J’ai beaucoup réfléchi à la façon dont il fallait transposer la saveur de l’écriture à l’écran. ». Le point fort du film, c’est sa maîtrise d’une construction rigoureuse, non chronologique, donc non linéaire bien que fluide, découpée en chapitres (6 ici) comme dans Kill Bill (Tarantino, 2003, 2004), d’abord déroutante puis réjouissante avec force retournements. Le spectateur est loin d’être passif !

Strike dans jeu de quilles !

Comme Parasite (Gisaengchung, Bong Joon-ho, 2019) et les polars depuis l’origine, la critique sociale, si elle est ici comique, n’en est pas moins acide : tout le monde aspire, à tout prix, jusqu’à se transformer en monstre, à une vie meilleure où l’argent, plus une fin qu’un moyen, est roi dans un capitalisme en crise où chacun essaye de sauver sa peau comme il le peut au mépris de l’autre. Les clients arrivistes, pétés de thunes, défilent, comme des coqs à poil décomplexés, dans le couloir du sauna, lieu de monstration et de domination, face à un employé laborieux – harcelé et rabaissé par son jeune patron, nouveau riche, exploiteur et imbu, jouant logiquement au golf virtuel et rivé à son cellulaire -, perclus de dettes, essayant, plus mal que bien, de payer les études de sa fille, taquiné par son épouse, femme de ménage au bord de la rupture et subit une mère rogue façon Tati Danielle (Étienne Chatiliez, 1990). Chez lui, la tv débite des faits divers communs ou atroces (piéton renversé, maison brûlée, cadavre déterré, corps retrouvé démembré) sur un même ton neutre et aseptisé où tout s’enchaîne en flux tendu et continu. Le réalisateur veut « montrer un échantillon particulier de la société moderne qui sombre peu à peu, et comment tous les maux et afflictions ont dans ce cas tendance à s’assembler ». La salutaire contestation est, depuis quarante ans, décidément sud-coréenne.

 

[Ciné, Festival lumière 2019] The Irishman : un terrible irish coffee

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  Encore un film Netflix, puisque ce sont malheureusement les seuls à financer les 175 millions de dollars du pharaonique budget alors que le projet était en développement depuis 2008 et abandonné par Paramunt pictures en 2011. Scorsese a raison : les studios de cinéma n’investissent de l’argent actuellement que dans des franchises Marvel ou le pire stade de la disneylandisation du monde, avec scénario débile tenant sur un timbre-poste, pour atteindre un jeune cœur de cible. Ici, 117 lieux de tournage différents, 309 scènes distinctes, une caméra virtuose (excellente photo de Rodrigo Prieto, déjà présent sur Le loup de Wall Street, The Wolf of Wall Street, 2013, sur le pilote de la série Vinyl en 2016 et sur Silence, 2016 ainsi que chez Iñárritu, Almodóvar ; ici, gros plans, le cadrage de plusieurs personnages dans un même plan, une rue en v saisie d’un seul tenant) avec des mouvements complexes (usage de grues).

 

      Le plus cher est le fameux effet spécial, le de-aging, développé par Industrial Light & Magic (ILM, société créée par George Lucas) ou rajeunissement du visage d’un acteur comme dans L’Etrange histoire de Benjamin Button (The Curious Case of Benjamin Button, David Fincher, 2008, d’après une nouvelle de Francis Scott Fitzgerald), les « fameuses » productions Marvel avec un Samuel Jackson rajeuni dans Captain Marvel (Anna Boden, Ryan Fleck, 2019) ou dans le récent et raté Gemini Man (Ang Lee, 2019) avec l’insupportable Will Smith. Le problème est que Pacino (79 ans), qui rejoint enfin le clan mythique, De Niro (qui garde la même corpulence jeune ou vieux), ayant présenté le projet à Marty comme Raging bull (1980) en son temps où le réalisateur était au fond du trou, et Pesci (76 ans, ce dernier ayant dû se faire longtemps prier) semblent brûlés comme des homards au soleil de Floride. Bobby, en grande partie avec son visage de constipé, tout en tronche plissée, indiquant les cruels dilemmes, les nombreuses tensions ou tempêtes sous le crâne de Sheeran l’irlandais, a une lueur étrange dans les yeux, augmentée par l’effet des lentilles bleues. Il est tout de même plus reconnaissable que dans Joker (Todd Phillips, 2019), proche de La valse des pantins (The King of Comedy, Scorsese, 1982). Tel Saint-Denis, les visages sont détachés des corps. Bref un procédé qui fera rire dans quelques années. « Je pourrais rallonger ma carrière de 30 ans », énonce Bob De Niro dans un sourire.

      C’est l’histoire du criminel de Philadelphie, Frank « The Irishman » Sheeran, et son rôle décisif dans la mystérieuse disparition en 1975 de Jim Hoffa, patron du syndicat des Teamsters acoquiné avec la mafia. Le scénariste Steven Zaillian a adapté le best-seller de 2004, I Heard You Paint Houses, J’ai tué Jimmy Hoffa de Charles Brandt, l’avocat du syndicaliste – ce qui remémore, par exemple, le principe de Le mystère Von Bulow (Reversal of Fortune, B. Schroeder, 1990 d’après le livre de l’avocat Dershowitz). Par la même occasion, l’assassinat des Kennedy est résolu comme une évidence, loin d’Oliver Stone (JFK, 1991). Il s’agit en effet d’une fresque, sur un ton à la Ellroy, sur les crises de maturité d’une démocratie, qui a perdu son innocence, en permanente construction soit la deuxième partie du XXe siècle. D’où l’évocation de Castro, du Watergate et, évidemment, de la collusion de la politique et de la mafia. Scorsese au XXIe siècle nous propose un film archéologique décisif qui nous indique d’où nous venons avec le règne de la rex et pax americana. Nous retrouvons la Little Italy de New York de l’enfance de l’asthmatique Marty, présente depuis Mean Streets (1973) avec Edward Hooper en grande inspiration picturale. Le rôle, d’abord secondaire, de De Niro rappelle l’ambiance du quartier new-yorkais de Il était une fois le Bronx (A Bronx Tale, 1993). Dans The Irishman, nous retrouvons avec délectation les petits bouis-bouis italo-américains ou repères de la pègre, les restaurants cossus avec les tractations en arrière-salle. L’odorat est suggéré avec quelques scènes de cuisine que la longueur du film (3h29) permet d’exposer comme une madeleine de Proust – qui était, originellement, du pain grillé. Le particulier, voire le singulier rejoint l’universel, selon la grande leçon de Faulkner. Voix off d’une voix brisée de la conscience malheureuse, découverte émerveillée de la pègre, meurtre originel, violence, amitié et fraternité donc loyauté, montée en grade, grandeur puis trahison, malhonnêteté, devoir, impossibilité de choisir son destin, décadence, constat d’une vie ratée, notamment du côté du privé, faillite émotionnelle, voilà un mouvement shakespearien, tant capté par Welles, qui clôt la trilogie Les Affranchis (Goodfellas, 1990), Casino (1995). Et tout ceci avec une fluidité que Scorsese souligne dans son costard bleu électrique : « Il s’agit d’une structure solide avec de l’improvisation dedans ».

      Loin de glorifier la mafia, comme Scorsese en fut accusé, comme De Palma avec Scarface (1983), elle se révèle pathétique. Car le génie de ce long film, où Scorsese peut enfin s’exprimer pleinement, c’est de mélanger et renouveler road trip / road movie ou axe spatial et fresque historique ou axe temporel avec force flashbacks et mise en abymes shakespaerienne avec flashbacks de flashbacks. C’est le côté proustien du Temps de l’innocence (The Age of Innocence, 1993 d’après le roman brillant, prix Pulitzer, d’Edith Wharton, finalement son film le plus violent) et les dernières séquences pathétiques du Temps retrouvé à la fin de 2001, l’odyssée de l’espace (2001 : A Space Odyssey, 1968) ou Barry Lyndon (1975) de Kubrick, la totalité de Les gens de Dublin (The Dead, 1987), le dernier film de J. Huston. Bref, il s’agit d’une méditation, plus nostalgique que mélancolique (quelle trace laisser ?), drôle parfois (le choix d’un cercueil et l’escroquerie du marché funéraire) sur le vieillissement et la mort. Nulle rédemption ici. C’est son film fleuve, son œuvre-monde, son Il était une fois en Amérique (Once upon a time in America, S. Leone, 1984), son Le Parrain 1,2 et 3 (The Godfather, F. F. Coppola, prix lumière 2019, 1972, 1974, 1990). Si Visconti n’a pas réussi à tourner son Proust, Scorsese a réussi le sien avec son prisme.

 

      Outre des dialogues trop longs comme dans Les Affranchis (Goodfellas, 1990 ; je songe à la scène où dans le resto, Pesci se vexe et joue tout en jonglant sur un seul mot) repassés à la moulinette de Tarantino, restent quelques scènes piquantes. Frank Sheeran (De Niro), fraîchement reconverti en tueur à gage après avoir participé à la deuxième guerre mondiale, jette un revolver ayant servi à un assassinat dans la rivière qui traverse Philadelphie. Un plan sous-marin nous montre l’arme couler au fond du fleuve, pour venir s’entasser sur des centaines d’autres armes rouillées, jetées par d’autres gangsters, après de multiples assassinats. Si l’effet spécial est un peu grossier (prix des effets spéciaux Hollywood Film Awards 2019 ; la froideur de l’image remémore Hugo Cabret, Hugo, 2011), les rires sont assurés. En écho, plus tard dans le film, ce sont des taxis qui sont immergés dans la même rivière. Ici, effets visuels assurés. Une superbe scène visuelle avec des quartiers de viande alignés en attentes plus près de Menace dans la nuit (He Ran All the Way, John Berry, 1951) que de Rocky (Stallone, 1976). Lorsque Frank revient à la maison pour apprendre que l’épicier local a « poussé » sa fille préférée, Peggy, il vient, emporté par ses passions, le corriger. Ce sera pourtant le début du fossé qui va miner Frank : mafia vient de figlia, « non toccare ma figlia » (« ne pas toucher à ma fille ») selon un code éculé. Frank rencontre son mentor sur le fait de repeindre des maisons. Ici Scorsese repeint la toile : il réinvestit son genre préféré, qui lui colle, à l’insu de son plein gré, comme un shrapnel, à la peau, pour offrir une nouvelle synthèse cinématographique (bande son/image, dilatation du temps, dont les ralentis, et séquences rythmées), une vraie leçon.

 

The Irishman, Martin Scorsese, 3h29

 

Poussière blanche dans rivières et lacs

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Les Eternels (Ash is purest white), Jiang hu er nü, Jia Zhang-ke, Chine, 2h17, 1:85.

 

   A l’heure où chaque citoyen est désormais noté, le récent député chinois Jia Zhang-ke, réalisateur de la 6e génération, celle de Tiananmen, nous envoie, avec ce 9e film de fiction, une nouvelle carte postale de la situation, de l’évolution glaçante de la vie dans l’empire du milieu en pire. Moins formaliste que le magnifique A Touch of Sin (Tian zhu ding, 2013, inspiré de A Touch of zen, Xia nü, King Hu, 1971), Les Eternels est un film (néo)réaliste – Vittorio De Sica première période est l’une des influences majeures de Jia -, fluide sublimé par la photo du français Eric Gautier (chef op’ d’Assayas, spécialiste du ciné asiatique, marié un temps avec Maggie Cheung, avec Irma Vep, 1996, Les destinées sentimentales, 2000, Clean, 2004, L’heure d’été, 2008, Après mai, 2012, avec Desplechin avec Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), 1996, Esther Kahn, 2000, Rois et reine, 2004, Un conte de Noël, 2008, avec Chéreau avec Ceux qui m’aiment prendront le train, 1998, Intimité, 2001, Son frère, 2003, Gabrielle, 2005, avec Resnais, Cœurs, 2006, Les herbes folles, 2009, Vous n’avez encore rien vu, 2012 ; Into the Wild de Sean Penn, 2007) n’omettant pas les classiques du noir avec un éclairage à la James Wong Howe lors de la tombée de la pluie sur les escaliers semblables à ceux de la piazza di spagna voire du Cuirassé Potemkine (Bronenosets Potemkin, Eisenstein, 1925) sentimental ou le néon vert se reflétant dans une chambre glauque d’hôtel dans une scène clé entre les deux protagonistes, purifiés par l’ancestral brasero, à l’instar de la révélation spectrale de Eslter / Barton via Carlotta dans Sueurs froides (Vertigo, Hitchcock, 1958). Il s’agit plus d’un film sur le délitement d’un couple façon Rossellini (Voyage en ItalieL’amour est le plus fort, Viaggio in Italia, 1954 ou aussi L’Avventura, M. Antonioni,  1960, film adoré par  Zaho Tao; « je me suis intéressé à l’effet du temps sur l’individu, sur une durée de dix-sept ans, aux modifications physiques des personnages principaux, et , en parallèle, à l’évolution de leurs sentiments. J’avais envie que l’on sente une dynamique, due aux effets du temps. Donc se concentrer sur le couple était important. » selon Jia), que sur la pègre, déclinée toutefois en organisation pyramidale dans les années 30, héritée de la dynastie Tsing, dont la patronne est aussi la femme, une jianghu inspirée d’une biographie de She Aizhen formant un couple à la Bonnie et Clyde (Bonnie and Clyde, Arthur Penn, 1967), puis sur le modèle des wu xia pian hongkongais plus rythmés (rivalités entre clans ; anciens / modernes ; respect de l’aîné ; Qiao Qiao n’utilise-t-elle pas comme dans Still Life, San xia hao ren, 2006, à partir d’improvisations initiées par la comédienne Zaho Tao, la femme du réalisateur, une bouteille d’eau comme arme d’art martial, comme refus de relation amoureuse, comme ténacité et impossibilité de communiquer derrière une porte vitrée ?) type Election de To (Hak se wui, 2005 ; Hak se wui: Yi wo wai kwai, 2006), et en malfrats locaux ordinaires après 1949 avec la corruption quotidienne contre laquelle manifeste, de dépit, le père de Qiao, ancien mineur sur le carreau, les maisons de jeux clandestins dans les arrières boutiques présentes partout sur fond de désindustrialisation à La Cimino (Voyage au bout de l’enfer, The Deer hunter, 1978), ici les mines abandonnées, les entrepôts miteux du Shanxi (nord-est), contrastant avec les chantiers pharaoniques comme ce stade (aussi impressionnant que ce collisionneur en construction dans De l’eau tiède sous un pont rouge, Akai hashi no shita no nurui mizu, Shôhei Imamura, 2001), les ensembles immondes d’immeubles, filmés en plongée depuis les airs, de villes actives surpeuplées à cause de l’exode rural. Les rapports s’inversent au cours du temps entre les deux membres du couple : parce que c’était lui, parce que c’était elle ; chacun a ses raisons ; vases communicants. Ni le titre français, Les Eternels, ni le sous-titre anglais, Ash is purest white (Les cendres sont de la plus pure blancheur) ne rendent justice à la subtilité du propos : tel Au-dessous du volcan (Under the Volcano, J. Huston, 1984, d’après le roman ésotérique de Malcom Lowry, 1947), le volcan de Datong, symbole du fatum omniprésent, éteint comme un amour qui disparaît, contient un débris de cendres de la lave qui, à très haute température lors de l’éruption, devient blanc, soit l’amour de la femme pour l’homme. Cette pureté serait aussi tant le code d’honneur avec justice (Bin, joué par Liao Fan, héros dans Black Coal, Bai ri yan huo, Yi’nan Diao, 2014, médiateur, concilie), droiture, fidélité et loyauté (la scène avec le « frère » endetté qui porte le même nom que celui du réalisateur) que l’insertion dans le circuit économique par reconversion (Bin s’occupe d’une centrale électrique ; l’étudiant en droit des affaires et conseiller mafieux devient un riche homme d’affaire) mais aussi et surtout la pureté des sentiments corrodés par la vie. Ici, nul couple figé dans la lave comme à Pompéi. La femme est, comme d’habitude chez Jia Zhang-ke, perdante mais battante et, pour tout dire, moins lâche que les hommes : blessée, elle renaît de ses cendres. Le film se déroule en trois actes avec force ellipses délicates (2001, 2006, 2016) ponctués par des coups sourds comme au théâtre. Le metteur en scène a eu l’idée du film en voyageant jusqu’à Shanxi dont est originaire Jia Zhang-ke. Comme dans Still life (San xia hao ren, 2006), il choisit l’image du barrage des Trois-Gorges (Yangzi Jiang, Hubei, centre) et de l’inondation de lieux de vie, comme en Turquie (mais c’était déjà le cas avec la politique de Roosevelt aux USA, cf. Le fleuve sauvage, Wild River, Elia Kazan, 1960) symbole de la politique autoritaire et d’une modernité ravageuse. Le titre original n’est-il pas Les Hommes et les femmes des rivières et des lacs soit une métaphore de la pègre ? En un split screen digne de de Palma (Snake Eyes, 1998, par exemple), l’individu n’est plus qu’un personnage sur un écran vidéo de contrôle, une tache pixelisée, tramée.

Le film, d’abord un road movie dont la donnée principale est la durée, est si riche que des pistes sont ouvertes sans être pourtant exploitées complètement : science-fiction avec évocation d’extraterrestres ; western avec un plan panoramique sur un désert chinois du Xinjiang en proie aux projets touristiques fous ; l’ethnologie avec ce travelling sur les personnages présents au port ; la comédie musicale, suscitée par l’ancienne danseuse Zhao Tao, avec cette fois YMCA de Village people qui remplace Go West dans Au-delà des montagnes (Shan he gu ren, 2015), où les gangsters se convertissent à la danse de salon, cet autre couple alerte de danse acrobatique, ce rocker qui chante faux.

Malgré les multiples producteurs, dont Arte et MK2, et producteurs exécutifs, tout le monde s’étonne que ce film soit reparti bredouille d’un Cannes 2018 plutôt falot.

 

Les Eternels (Ash is purest white), Jiang hu er nü, Jia Zhang-ke, Chine, 2h17, 1:85.

Papy Godard fait de la résistance

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« du visible dans le non-vu, de l’audible dans le non-entendu, du compréhensible dans l’incompris, de l’aimable dans le non-aimé. » (Jean Epstein, Le Cinéma du Diable).

Jean-Hulk a gobé des rayons gamma. Longtemps que j’ai décroché de Godard. Trainé des pieds. Et là, la claque, la commotion. C’est l’un des grands films de cette année, n’en déplaise aux dernières déclarations d’Eddy Mitchell / Moine. Je dirais même plus : nous ne sortons pas dans le même état que dans lequel nous sommes entrés, cela se nomme art. Comme une évidence en temps d’urgences. Limpide.

Le livre d’image sera peu diffusé en salle (« les images doivent passer sur une toile réservée à la peinture ») car l’œuvre se positionne entre l’installation d’art contemporain et poésie, au sens étymologique de faire (poiesis), visuelle et sonore (voire électroacoustique avec son choral dispersé en 7.1, une sorte d’Ecrits/studio réussi, il n’y a pas de mal) avec des moyens artisanaux (un écran plasma sur lequel Aragno, l’un des collaborateurs comme monteur, filmeur et producteur, « Ou des fois je lui laisse faire, je lui dis : « Faites à votre idée », et puis ça me donne d’autres idées. Ou bien on garde et puis, disons, il régularise la chose pour la livraison. Au tournage, il fait aussi bien le son que l’image comme quelqu’un en documentaire. » selon JLG, précise qu’« Aujourd’hui, sur les téléviseurs 8K, le contraste entre le noir et le blanc est de 10 000, alors qu’en salle, on arrive à peine à 2000. Le livre d’image a été fabriqué sur un grand écran plat, avec 10 000 de contraste. Projeté sur un écran blanc, le noir n’est jamais noir. C’est de la non-lumière sur du blanc, toujours un peu grisâtre. Tandis que sur un écran plat, LED ou plasma, c’est noir noir. Un gouffre. », et deux hauts parleurs éloignés pour que le son soit découplé au maximum de l’image puisque « Le but était de séparer le son des images, qu’il ne soit pas le compagnon de l’image mais qu’il la commande. Les frères Lumière qui n’avaient pas le son, à leurs débuts, étaient des contemporains des impressionnistes, ils ont utilisé les couleurs » – le projet initial était un film-sculpture pour trois écrans, ce qui a déjà existé avec Napoléon d’Abel Gance, 1927, en cours de restauration, que j’ai eu la chance de voir dans le dispositif original dans les arènes de Nîmes). La projection se déroulera dans des théâtres (comme le Vidy à Lausanne du 16 au 30 novembre), au Centre Pompidou, à la Galerie nationale de Singapour, au musée Reina Sofia à Madrid et dans un musée new-yorkais. D’où le privilège de l’avoir vu – Claire Denis était également dans la salle -, à l’Institut Lumière (Lyon), là où le cinéma est né (3 versions de La Sortie des usines Lumière, 1895), précisément.

*

   Le sous-titre du film est : Image et parole (« Parce que les Américains et les Allemands, ils n’ont pas de mot pour ‘parole’. Ils disent ‘Worte’ ou ‘words’. Même Hamlet dit : « Words, words, words. » Mais il n’y a pas de mot pour ‘parole’ »). C’était le titre initial du film, avec papyrus entre parenthèses. Il s’agit, dans la lignée de ses Histoire(s) du cinéma (1989, 1999, 2005) – aporie esthétique annonçant les plus classiques Scorsese (Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain, A personal journey with Martin Scorsese through american movies, 1995 ainsi que Mon voyage en Italie, My voyage to Italy, Il mio viaggio in Italia, 1999), Frears (A personal history of British cinema by Stephen Frears, 1995) et Tavernier (Voyage à travers le cinéma français, 2016, 2017) -, d’un travail de collage (images d’actualité, archives, extraits de films en HD,  morceaux d’œuvres, transformées ou non, fragments textuels ou musicaux, surimpression et surexposition des images, titres, surtitres, intertitres), comme chez Schwitters, Heartfield, Ernst ou de montage (par exemple, des victimes de Daech sont jetées à l’eau d’où James Stewart sauve Kim Novak dans Sueurs froides, Vertigo, Hitchcock, 1958; un monstre de Freaks de Tod Browning, 1932, se retourne confus devant une image porno – montage facile mais efficace) plus que de tournage.

Jeux de main

L’expérience est en cinq parties, comme les cinq doigts de la main – « Et – enfin ! – ma main vit, ma main voit. »; la geste étant omniprésente comme dans l’art religieux et l’histoire de l’art en général -, mais le dernier doigt, selon Godard, est aussi le centre, la partie centrale de la main :

1- « Remakes » (constat de l’invariable répétition des guerres, qualifiées de « divines » en tant que constante de la nature humaine, et des catastrophes au cours de l’histoire, en confrontant les conflits d’antan avec ceux d’aujourd’hui ; toute civilisation est fondée sur un génocide, « C’est une brève histoire que celle de l’extinction en masse des espèces » ; Remakes rime avec rimes, à condition de le scinder en Rime(ake)s; remake, c’est aussi la copie),

2- « les Soirées de Saint-Pétersbourg » (la superbe plume du philosophe savoyard contre-révolutionnaire et ultramontain, ambassadeur de Napoléon en Sardaigne, Joseph de Maistre – choix étrange pour un Godard de gauche bien que son portefeuille soit à droite, à la place du cœur – dont l’ermite de Rolle aurait pu choisir l’ouvrage du frère Xavier, Voyage autour de ma chambre, 1794),

3- « Ces Fleurs entre les rails, dans le vent confus des voyages » (sur ces vers de Rilke, nombre d’extraits de films apportés par la chercheuse Nicole Brenez où le train – « Сomme si c’était un train, le cinéma était la locomotive et la politique, tout ça, était le dernier wagon », déjà présent dans la catastrophique exposition Voyage(s) en utopie, à la recherche d’un théorème perdu à Pompidou en 2006, cause de fâcherie provisoire avec Païni, objet de Reportage amateur, ersatz du projet initial Collage(s) de France, archéologie du cinéma, d’après JLG laissé en chantier, maquettes comprises -, est présent dès L’arrivée du train en gare de La Ciotat, frères Lumière, 1896, reflet du procédé cinématographique avec le travelling et sa dite morale, évoque, comme dans Le mécano de la Générale, The General, de Keaton,  1926, les mouvements conjoints de l’histoire, dont les camps de la mort ou l’exode dans Manon de Clouzeau, 1949, d’après le roman de l’abbé Prévost, et des images),

4- « l’Esprit des lois » (Henry Fonda incarnant le jeune Lincoln dans Vers sa destinée, Young Mr Lincoln, J. Ford, 1939, avant celui, jouant un homme enfermé à tort, du Faux coupable, The Wrong Man, Hitchcock, 1956 ; la politique où la justice passe avant la loi ; le cadre d’après Montesquieu dans une société actuelle où la notion de contrat des Lumières tend à être obsolète sans modèle alternatif viable; une chanson de Vissotski évoquant les règles et le dépassement des règles pour survivre),

5- « la Région centrale » (titre emprunté à Michael Snow, 1971; un Touareg caresse délicatement le menton d’une innocente gazelle comme dans une aquarelle ou une peinture de Delacroix ; allusion à l’Arabie heureuse d’Alexandre Dumas, le Moyen-Orient fantasmé par Godard sur le fondement du chemin de fer en Turquie de Smyrne, construit par son grand-père maternel, à un petit endroit qui s’appelait Cassaba, nom de son premier chien, par l’occident avec Salammbô de Flaubert avec tournage à la Marsa, sur l’ancienne Mégara, et l’inévitable Shéhérazade des Mille et une nuits, Saint Louis, mort à Carthage; Jeancul God cause des religions du livre, « les hommes vénèrent beaucoup trop les textes, la Bible, le Coran, la Torah », et du rapport à la guerre; l’actrice Ghalia Lacroix, qui joue en Tunisie, pays où plusieurs plans ont été tournés par Aragno, le rôle de Djamila dans For Ever Mozart, 1996 – où il était question déjà d’« une saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d’explication » selon Manoel de Oliveira en 1993 -, et qui apparaît à plusieurs reprises, sans oublier Beyrouth et la Jordanie pour Ici et ailleurs, 1976 réalisé avec Jean-Pierre Gorin ; bref, un long chapitre, naïf sur le plan géopolitique – Bruno Etienne où es-tu ? Kepel sera ton disciple -, son Automne à Pékin sur le Moyen-Orient sentimental et sa satellisation par le reste du monde, où revient la question lancinante « Les Arabes peuvent-ils parler ? » avec l’occident qui ne comprend rien telle Bécassine car « les arabes et les musulmans n’intéressent personne », sont-ils audibles par des personnes sachant les écouter voire les entendre ?, à travers plusieurs extraits, lus par lui, du roman Une ambition dans le désert, 1984, Dofa, la « misérable oasis de Dofa » où régnait une paix souveraine, « car là où il n’y a rien, même les scélérats se résignent à l’indigence » alors que le premier ministre, Ben Kadem, dirige – car chacun se rêve actuellement roi mais personne ne se rêve Faust – tout en organisant de faux attentats révolutionnaires dans son propre État pour attirer l’attention des grandes puissances car privé de ressources pétrolières, bien que son sage cousin, Samandar, déplore que les bombes pleuvent, de l’écrivain égyptien francophone Albert Cossery habitant à l’hôtel Louisiane à Saint-Germain; Hasards de l’Arabie heureuse, titre en français dans le texte, de l’américain Frederic Prokosch; l’extrait du philologue palestino-américain Edward Said, Dans l’ombre de l’Occident, offre un apport critique : « la représentation, plus précisément l’acte de représenter (et donc de réduire) implique presque toujours une violence envers le sujet de la représentation; il y a un réel contraste entre la violence de l’acte de représenter et le calme intérieur de la représentation elle-même, l’image (verbale, visuelle ou autre) du sujet. » – Marie-José Mondzain aurait à disserter sur le sujet, le statut de l’image ; finalement, la région centrale, c’est l’amour, présent par exemple avec un couple tragique dans La Terre, Zemlya, de Dovjenko, 1930).

5 comme les cinq doigts de la main – reçue 5 sur 5 -, par quoi l’homme pense, accomplissant sa véritable condition dans cet Essai à la Montaigne : « La vraie condition de l’homme, c’est de penser avec ses mains » selon Rougemont cité ; « Avec ce film, je me suis intéressé aux faits, à ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. J’espère que mon film montre ce qui ne se fait pas. Il faut parfois penser avec les mains et non la tête ». Leroi-Gourhan, l’homo faber de Bergson. Godard fait main basse : « Par exemple tendre la main au dehors et rassembler en un faisceau, du simple geste de la refermer, les voix qui passent du monde. Un simple geste de la main. » comme l’écrit Cholodenko.
« Un crime derrière chaque mot ! » écrit Novarina dans Le drame de la langue française dans Le théâtre des paroles. Godard fait un doigt avec son contestable « Que des gens lancent des bombes, ça me paraît normal, que faire d’autre ? Je serai toujours du côté des bombes… » compréhensible d’un certain sens mais quid du Bataclan et ailleurs ?

Godard aime le côté artisanal de la collure au montage (« Vous savez, moi je ne suis qu’un fabricant de films ») : il utilise le montage analogique avec de vieux appareils, 7 ou 8 machines qui remplissent la pièce datant d’il y a 10, 15 ans, dont l’un ne permet pas de revenir en arrière – aucune erreur possible. Constatant, de façon réaliste et logique, que nous sommes en guerre (« On n’est jamais suffisamment triste pour que le monde soit meilleur » Elias Canetti, clamait à Cannes sa productrice Mitra Farahani, Ecran noir; « La guerre est là…», nous annonce Yoda avec une faible et vieille voix tremblotante au souffle coupé par trop de cigares ; « tout ce qui vit doit être immolé sans relâche »), le sujet proposé par Godard est l’histoire des images et leur utilisation pour comprendre les régimes autoritaires (l’image arrêtée de l’armée israélienne suivie d’un plan du Cercle de la merde dans Salo ou les 120 journées de Sodome, Salò o le 120 giornate di Sodoma, Pasolini, 1975; dans le film de Rossellini, on les voyait jeter à la mer, pour signifier la fin de la guerre, et puis après dans le film islamiste on les voit rejeter à la mer), le fascisme, l’obscurantisme (les islamistes dans Timbuktu de Sissako, 2014), la mythologie et l’art.

Au début est le noir. Et la lumière fut. Faisant fi des Schtroumfs, Godard invoque Bécassine : « Les maîtres du monde devraient se méfier de Bécassine parce qu’elle se tait ». « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » concluait Wittgenstein dans son Tractatus Logico-Philosophicus écrit dans les tranchées. Antépénultième : « Même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré, ça ne changerait rien à nos espérances » Peter Weiss. La fin : l’association (samples et boucles, surimpressions et monologues, cut-up), principe essentiel du dispositif godardien agrémenté de la translation comme chez Proust inspiré de Ruskin ou Claude Simon qui faillit être peintre, de la « révolution » (« Il doit y avoir une révolution. ») et de l’image finale d’une chute. Le dernier plan, emprunté à Le plaisir (Ophuls, 1952), c’est un couple de la Belle Epoque exécutant la danse du Masque de façon survoltée ; l’homme, un dandy sans visage, bouge comme un pantin, s’écroule d’un coup, raide mort, disparaît du champ ; sa cavalière poursuit sa danse, puis recouvre ses esprits, se retourne – on achève bien les chevaux. Les derniers mots : « ardent espoir ».

Le monde est bleu comme un orage

Les portraits défilent : Rimbaud, trafiquant aux semelles de vent arrivé à Aden, puisque le film est sous le sceau de Les Illuminations où le livre d’image serait, en une fausse piste, parsemé d’enluminures et de fulgurances guidées par de puissantes intuitions qui mériteraient parfois d’être développées, Céline, « Faites passer sur nos esprits, tendus comme une toile, vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons. » (Voyage, Baudelaire), ralenti sur Jean Gabin, un fond de Scott Walker, l’un des modèles de Bowie qui contribua à faire connaître Brel dans le monde anglo-saxon, le C. F. Ramuz de l’enfance, écrivain si oublié et pourtant si contemporain avec ses répétitions hypnotiques, un plan sur Cocteau foudroyé avec l’emphase que nous lui connaissons, Caillebotte, Eddie Constantine (souvenons-nous d’Alphaville, 1965), Depardieu, Odile Versois, Rosa Luxembourg très présente, Gauguin, sa compagne Miéville avec le plan sur son livre, préfacé par Jean-Luc, Images en parole où un extrait poétique est lu, etc. Au gré, sont reconnaissables, comme des restes archéologiques, Le dernier des hommes (Der letzte Mann, Murnau, 1924), le fameux œil tranché, ou métaphore du cinéma qui nous plonge dans une scène d’horreur qui marque comme aux débuts du cinéma, du Chien andalou (Luis Buñuel, 1929 avec Salvador Dalí), le père Jules (Michel Simon) et, dans un autre extrait, la jeune mariée (Dita Parlo) dans L’Atalante (J. Vigo, 1934), Berry en diable dans Les Visiteurs du soir (M. Carné, 1942), le kitsch Johnny Guitar (Nicholas Ray, 1954), La strada (Fellini, 1954), En quatrième vitesse (Kiss Me Deadly, R. Aldrich, 1955), Alenka (Alyonka, Barnet, 1962), Hamlet (Franco Zeffirelli, 1990), Elephant (Gus van Sant, 2003), etc. ; il ne s’oublie pas avec des extraits du Le Petit Soldat et Les Carabiniers (1963), de Week-end et La Chinoise (1967) et d’Hélas pour moi (1993). Si aucun droit n’est demandé aux auteurs, le tout figure dans un générique digéré dans le film, comme dans le catalogue dada.
Outre le train, le symbole le plus parfait du cinématographe est cet extrait de Mouchette (Bresson, 1967, d’après un roman de Bernanos), mais aussi bien dans La règle du jeu (le marivaudage de Renoir, 1939), parfois mis en ralenti par Godard, de ce lapin chassé, entre vie et mort, présent et futur débouchant sur le passé, où Mouchette projette son destin malheureux. C’est sa flèche de Zénon. Ici compte le mouvement, le contrepoint (« le contrepoint est une discipline de la superposition des mélodies », dans une perspective où les arrangements prévalent sur l’harmonie et la différence des mélodies sur leur parenté), l’ascétisme (Godard retire, élague, d’où son équation, omettant pourtant un nombre imaginaire dans sa conférence de presse cannoise en FaceTime sur un téléphone portable où les journaleux défilent un à un : « Un film c’est plutôt une équation que peut résoudre un enfant. C’est X+3=1. Si X plus 3 égale 1, alors X égale à -2. Autrement dit, quand on fait un film, pour pouvoir trouver une image, il faut en supprimer deux. C’est la clef du cinéma. Mais si c’est la clef, il ne faut pas oublier la serrure », c’est-à-dire l’image), le rapport entre les plans par le montage avec un effet Koulechov décuplé. Godard retire comme les affiches lacérées de Hains : aller à l’os. Gilles Jacob a raison de qualifier Godard de « Picasso du cinéma », sachant qu’ayant dépassé sa période bleue, il revient à cette couleur.

« Nous nous demandions comment dans l’obscurité totale / Peuvent surgir en nous des couleurs d’une telle intensité ». Le livre d’image a failli s’intituler Tentative de bleu ou Le grand tableau (noir). Nous plongeons dans le bleu, couleur primaire (cyan), comme dans une installation de James Turrell (exposition La beauté, Avignon, 2000), en évitant le bleu Klein, l’océan, la méditerranée, les qualifiés de migrants ou réfugiés sur des Radeau de la méduse, Lesbos, la poésie, Ulysse (Le mépris, 1963). Godard choisit des extraits et les triture avec un appareil spécifique qui amplifie le signal : les aplats de zones saturées à dominante bleue, l’étalonnage en bleu laissent songer nettement à Nicolas de Staël qui était exposé à Voyage(s) en utopie, à la recherche d’un théorème perdu (le tableau Les musiciens, souvenir de Sidney Bechet, 1953 mais également La Blouse roumaine d’Henri Matisse, avril 1940). Loin de Van Gogh, dominé par le bleu, de Pialat (1991), anciennement peintre, JLG utilise des couleurs, un noir et blanc triturés, parfois sursaturés, solarisés, pixellisés, jusqu’à la dégradation volontaire (le bal dans Guerre et paix, Voyna i mir, Sergey Bondarchuk, 1966 d’après Tolstoï en souvenir de l’invasion allemande en Russie ; l’érudit Eisenschitz fournit en films russes). Aragno remonte et retravaille sur ordinateur (HD, 3D) afin de rechercher une définition meilleure, éviter les problèmes de trame. L’apport numérique révèle la matière, vivante, organique, argentique du cinéma par le grain de l’image, les perforations de la pellicule. Le résultat : l’expressionnisme numérique.

Le changement de format en cours de projection (4/3, 16/9 : « Je veux dire qu’autrefois les peintres, ils peignaient avec ce qu’ils avaient à disposition. Quand on a inventé les tubes de peinture, ça a beaucoup changé, l’impressionnisme etc. Donc, on fait rien que le réel. (…) Même la télé : il n’y a pas un téléviseur qui fasse pareil que l’autre. Donc, on n’y peut rien. Il faut tâcher qu’il reste une chose et c’est cette chose qu’on doit choisir au départ et chercher, si vous voulez. »), de cadre, en jouant sur la télécommande, comme ce qui est possible de faire avec la tv, n’est pas maîtrisé et pas heureux. Le texte comme valeur cardinale justifie le titre Le livre d’image où les mots à l’écran sont comme des images : « Avec les religions du livre, le texte des lois, les Dix Commandements, nous avons sacralisé le texte. Il fallait le livre d’image. ». La qualité de Godard est sa capacité à recevoir. JLG réinvente le visuel en réaffirmant que la langue ne sera jamais le langage.

Le son du chaos du monde

« On a perdu un peu la sensation d’espace, beaucoup même, qu’il y avait dans les premiers films avant la Deuxième Guerre mondiale. Tout est devenu plus à plat, si vous voulez, et très différent de la peinture. Une bonne photo à un moment parle mieux qu’une image. Même les travellings : je me souviens de la phrase de Cocteau qui disait que faire un travelling était complètement idiot parce que ça rendait l’image immobile. » « Pendant quatre ans, j’ai cherché à trouver quelque chose, certains sons qui pourraient raconter quelque chose. Parce qu’il faut quand même raconter quelque chose ! Je pense que le texte peut s’accrocher aux images ». Et encore : « la recherche d’un son qui est l’équivalent d’une image et qui est plus près de la parole au sens profond ». Si Adieu au langage (2014) explorait la 3D en image, ici le 3D est sculpté par le travail sonore spatialisé. Son tournoyant et décalé pour les voix off du réalisateur, on dirait une production de l’INA/GRM mais il s’agit d’une élaboration là aussi artisanale : pression acoustique, baffle Jbl des années 80 avec une belle rondeur dans le son, nul max msp. Si les 3 panneaux centraux de l’écran sont utilisés comme d’habitude, les panneaux latéraux sont mis à contribution, non pour un dolby ou autre, pour un effet sidérant, immersif et saisissant, même si la voix de Godard est parfois inaudible, à cause d’un mauvais dosage, au point de se reporter aux sous-titres en anglais auxquels Godard avait d’abord renoncés car en « américain ». Le découplage image/parole, notamment pour les bombes et les explosions, est justifié contre « le son [qui] va avec l’image et qu’on croit ce qu’on voit ».

*

Si Artaud prônait un séminal théâtre de la cruauté, Godard révèle ici un cinéma de la cruauté : être une pensée par l’image et une image de la pensée dans le chaos du monde. Inspirant.

Pour ces 50 ans de mai 68, où l’affiche de Cannes piochait dans Fierrot le pou (1965) où Bébel embrasse son ex Karina, une palme d’or spéciale a été créée. Cate Blanchett a salué « un artiste qui fait avancer le cinéma, qui a repoussé les limites, qui cherche sans arrêt à définir et redéfinir le cinéma ».

[Welles, Lumière 2018] The other side of the mouise

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The Other Side of the Wind, Orson Welles, 1970-76/2018, 2h02, noir et blanc et couleurs.

Rocambolesque

Vérités et mensonges (F for Fake, 1973) augurait fort mal de la suite. Oja Kodar, sculptrice d’origine croate, la compagne d’Orson, jouait déjà, montrée sous toutes les coutures. La suite, c’est un projet écrit en 1950, tourné entre 1970 et 1976 puis bloqué par un financier, beau-frère du Shah d’Iran, puis par un conflit entre Kodar et la fille cadette du metteur en scène, Béatrice, Jeanne Moreau aussi, paraît-il. Résultat : 1 000 bobines de rushs, soit des centaines d’heures, restaient conservées dans un dépôt de Bagnolet sans être exploitées ; Welles, échaudé, avait heureusement sauvé 42 mn qu’il a ramené aux Etats-Unis. Stone et Lucas s’y sont ensuite cassés les dents. En 2015, trois producteurs – louons leur travail -, Frank Marshall, qui a produit Spielberg, Jens Koethner Kaul, Filip Jan Rymsza, directeur de Royal Road Entertainment et réalisateur de deux films (Dustclouds, 2007, Sandcastles, 2004) – ce dernier était présent à la présentation, d’ailleurs indigente, où Frémaux déclare l’avoir pris au début pour un charlatan-, firent appel au monteur Bob Murawski pour le montage titanesque (2 ans) vu la variété du matériel (super 8, image tv, 16mm, 35mm, images d’archives, etc.). Frémaux, qui, d’un revers de main, ne reconnaissait pas officiellement la faible représentation des réalisatrices au Festival de Cannes en 2017 avant de récupérer de façon opportuniste le mouvement #metoo suite au scandale Weinstein, bien que la défense de la projection sur écrans de cinéma soit légitime et nécessaire, a loupé le coche à Cannes 2018, malgré les suppliques de la fille cadette de Welles. Netflix a finalement présenté The other side of the wind à la Mostra de Venise, festival créé sous et par Mussolini, rappelons-le, qui a damé le pion à tous les niveaux cette année au festival français (Lion d’or à Roma de Cuaròn qui ne devrait malheureusement pas sortir sur les écrans alors qu’il a été tourné en 65mm pour le cinéma).

Daube de taureau

          La séance du Festival Lumière 2018 commence mal malgré la présence dans la salle, soulignée par Frémaux, de Claire Denis et de Schatzberg, pote de Tavernier présent chaque année – même Chardère, le fondateur de l’Institut Lumière et de Positif est là, nombre de spectateurs sont sur les marches : Peter Bogdanovich, acteur principal du film, ami d’Orson Welles qu’il a interviewé (Moi, Orson Welles : entretiens avec Peter Bogdanovich, 1993, This is Orson, 1992, 1998), obligé moralement de terminer le film à cause d’une promesse, n’est pas présent (j’apprends ensuite qu’il sera absent pour sa master class car il vient de rentrer à l’hôpital : il a chu) ; le film lancé en 35mm est … This Other Eden (1959) de Muriel Box où le point commun serait vaguement l’Irlande ; Frémaux, le granthomme qui veut qu’on l’applaudisse et qui ne saurait avoir tort malgré le nombre de bêtises et de questions stupides qu’il profère, cabotine en disant que c’est une blague ; enfin Frémaux remercie Netflix, ce qui ne manque pas de piquant.

Le film commence par un accident, image statique qui ne laissera pas de souvenir comme dans Les choses de la vie (Claude Sautet, 1970 d’après un roman éponyme de Paul Guimard) mais les moyens diffèrent, il est vrai. A retenir le principe du flash-back global comme dans Citizen Kane (1941). Nous voyons dans The other side of the wind, une Oja Kodar souvent nue, comme si le voyeur et exhibi (« Je prépare un film cochon » avait-il déclaré à Bogda), l’obèse ourson et vieux Orson, était content de présenter sa jeune et jolie conquête (Pocahontas), néanmoins co-scénariste, en pâture au spectateur dans des scènes opportunément hippies et beat-nique, avec scène de baise dans la bagnole sous un orage violent où elle chevauche le John/Bob, sur une musique originale psyché rendant la bande-son jazz 2018 de Michel Legrand (« Le sujet du film me touche : l’idée du passage du temps, le renouvellement de l’inspiration » ; il est question dans le film de jazz et de nains), qui travailla sur l’indigent Vérités et mensonges (F for Fake, 1973), omniprésente et obsolète. Le voyeur spectateur se rince l’œil – pourquoi pas. « Plusieurs voix raconteront l’histoire, expliquait le réalisateur dans son livre de mémoires écrit avec Peter Bogdanovich qui lui insuffla l’idée du film. On entendra des conversations enregistrées, sous forme d’interviews, on verra des scènes très diverses qui se déroulent simultanément. Il y aura des gens qui écrivent un livre sur lui. Des documentaires. Des photos, des films. Plein de témoignages. Le film sera un assemblage de tout ce matériau brut. ». Malheureusement, nous sommes loin d’un Joyce, Dos Passos ou A. Schmidt au cinéma : la simultanéité n’est que successions, aucun split screen (L’affaire Thomas Crown, The Thomas Crown Affair, Norman Jewison et L’étrangleur de Boston, The Boston Strangler, Richard Fleischer, 1968 par exemple), alors que cette pratique existe depuis le muet, ou autre ; bref, aucune recherche formelle originale.

Dans une longue fête goyesque à la Arkadin (Dossier secret, Mr. Arkadin, 1955) Welles propose un montage effréné (y a-t-il au total plus de plans que dans Othello, The Tragedy of Othello: The Moor of Venice, 1951 ?) , voire fatiguant, où alternent les scènes en noir et blanc et en couleur – ce qui ne gêne pas pour les films muets mais qui sont ici plus que contrariants, ou se succèdent une multitude de personnages (Peter Bogdanovich, Mercedes McCambridge, Edmond O’Brien, Lilli Palmer, Dennis Hopper, qui n’a pas besoin de forcer pour avoir les yeux exorbités par la came, la Strasberg, Claude Chabrol, symbole d’une nouvelle vague ici mal comprise, qui fait une saillie drôle, Stéphane Audran, Norman Foster, Gary Graver, Curtis Harrington, Paul Mazursky, etc.) qui s’invectivent, se questionnent, s’agressent à coup d’aphorismes souvent hilarants (« On a dit de lui qu’il était le Murnau américain ! Mais j’ai oublié qui était Murnau »). L’humour est aussi léger que dans Falstaff (Campanadas a medianoche, 1965), d’ailleurs il est encore question de Shakespeare mais comme un cheveu sur la soupe, sur fond de flamenco car Orson est amateur de tauromachie en Espagne – le personnage principal, joué fort peu légèrement par John Huston incarnant un porc velu aux propos antisémites et homophobes, lorgnant sur une petite fille et terrorisant son entourage, n’est-il pas présenté ici comme le Hemingway du ciné ? C’est qu’Orson se venge d’Hollywood avec ses réalisateurs, leurs petites cours, les producteurs à l’ancienne, le fixeur, les critiques, pour nous servir du taureau … en daube ! La charge est plombée. La machine bavarde tourne à vide, la scène d’anniversaire en ciné-vérité, sous alcool ou drogue, est interminable. Dans une lourde mise en abyme, des séquences du film en question, entre série B à la Corman (bikers et femmes dénudées) et Zabriskie Point (Antonioni, 1970, dont les parodies sont décidément nulles, si nous tenons compte de Twentynine Palms, 2003, de Bruno Dumont ; ici, des perles qui tombent ridiculement sur le corps nu d’Oja Kodar que nous aurons décidément vu sous tous les angles) et sont projetées par intermittence entre des coupures de courant, dans un drive-in, avec des nains qui lancent des feux d’artifices mais malheureusement nous sommes loin de la Dolce vita (1960) ou 8 ½ (1963) de Fellini. La charge est vulgaire (dans le sens où Le loup de Wall Street, The Wolf of Wall Street, M. Scorsese, 2013 à force de dénoncer cette vulgarité permanente finissait par le devenir lui-même) : en voulant être dans le mouvement de l’époque, il rate sa confrontation avec Antonioni, Fellini et Godard des années 70, où Welles serait plutôt ici à bout de souffle malgré une forte énergie inutile, mais aussi avec le nouvel Hollywood (Hopper, De Palma, le critique McBride, jouant son propre rôle ici, déclarant hors champ « Si l’on veut savoir à quoi ressemblait l’ambiance à Hollywood pendant l’ère ‘Easy Rider’,  quand la nouvelle génération a bousculé les vieux réalisateurs, il suffit de visionner ‘The Other side of the Wind’. », Monty Hellman, etc.) que représente le « magnétophone vivant » Peter Bogdanovich, excellent réalisateur quoique parfois trop référencé (les excellents La dernière séance, The last picture show, 1971, La barbe à papa, Paper moon , 1973, sentent Les raisins de la colère, The grape of wrath, J. Ford, 1940. Bogda était perçu comme un pasticheur, comme Tarantino aujourd’hui). Deux scènes à sauver : une poursuite, esthétisante, laissant songer à la fin de La dame de Shanghai (The lady from Shanghai, 1947) ; la fin du film dans le drive-in où l’image sur l’écran s’efface progressivement. L’allusion à la bombe laisse penser au début de La soif du mal (Touch of evil, 1958), de même lorsqu’un personnage se vautre dans une flaque d’eau.

*

A la fin, une fois que tout le monde est parti, les gens n’en pouvant plus de ce gloubi-boulga, Orson nous gratifie en voix off d’un « cut », probablement rajouté postérieurement. Gageons que la critique française criera au génie et nous assommera avec des articles pseudo-savants. Franchement, si ce n’était pas d’Orson Welles, personne ne s’y intéresserait ! Il restera à se reporter au documentaire, diffusé uniquement malheureusement sur Netflix, de Neville, They’ll love me when i’m dead (2018), phrase que confessait Welles à Bogdanovich. Reste à savoir si Netflix confirmera sa tentative de légitimation dans la profession cinématographique et auprès des cinéphiles par une sortie de The other side of the wind prévue en salle. Chacun.e pourra ainsi se forger sa propre opinion.

[Manuscrit Poésie] Cadette des 7 (#épisode 69)

cadette des 7

avance pas dangereuse

demi femme  heureuse

pas à    pas dangereuse

enfants attendent

leur maman pleure

acte monstrueux

mais pas monstre

fini bébé pour

cadette des 7

utérus enlevé

va pas à pas

dissiper brume

oui donner mort pis

pas acquitter non

pas à pas avance

j’ai tué mes enfants ça je le sais

pas facile ça ici

hors norme ça

souffre comme aucune

femme souffre ça

pas à pas

cadette des 7

avance ah

acquitter non

mais juste pour

cadette des 7

juste pour enfants

juste ça

pas à pas sortir

sortir vite

suivie jour

après jour

déchirer brumes

pas à pas

clive plus

de bébés tués

accepter ça

porter ça

pas à pas

 

« Je vous conseille de lire Erik Wahl. C’est un excellent poète. Il n’a pas encore publié de livre mais, on peut découvrir ses textes dans des revues comme Nioques. » Cyrille Martinez, D-Fiction

[Manuscrit Poésie] Cadette des 7 (#épisode 68)

cadette des 7

souffre tétanisée

acte monstrueux

mais pas monstre

non avocat général

veux pas monstre

noir sur blanc

pas une icône

cadette des 7 souffre

comprendre incompréhensible

limite du mur

ça comprendre ça

pas acquitter non

461 462

je ne leur parlai pas

pas allers-retours

aux enfants eux

 je leur parlais

tête corps

aller-retour

pas vu ah

limite du mur

noir brumes

vous punir oui

  • murmures –

voir dedans brume

pas danger

cadette des 7

pas à pas

déchirer brume

pas des êtres

sa mère

pas responsable

remous sables

mouvants

peut-être enfance

père pas responsable

pis brume plante

là pas à pas

 

« Je vous conseille de lire Erik Wahl. C’est un excellent poète. Il n’a pas encore publié de livre mais, on peut découvrir ses textes dans des revues comme Nioques. » Cyrille Martinez, D-Fiction

[Manuscrit Poésie] Cadette des 7 (#épisode 67)

monsieur le président

mesdames cour

-blanc sur noir-

mesdames messieurs jurés

ici décision grave cour

ici cadette des 7 grave

là enfants grave

là mari grave

bref social

société sociétal grave

noir sur blanc

donc pas acquitter

mais espoir

bébés dedans tête

vos bébés dedans

nos bébés

poings serrés

nos yeux fermés

peau fripée

vos morts bébés

pas des êtres

bébés tués oui

cadette des 7

seule dedans baignoire

rouge sur blanc

bébés nés

cadette des 7

souffre sans sage-

femme déchirée

sans médecin

  • morts – sans

matrone – souffre –

sans personne

dedans baignoire

nés bébés sidérée

 

« Je vous conseille de lire Erik Wahl. C’est un excellent poète. Il n’a pas encore publié de livre mais, on peut découvrir ses textes dans des revues comme Nioques. » Cyrille Martinez, D-Fiction

[ciné] Voyage à travers le cinéma français (suite), Tavernier

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Tavernier affirmait les poings sur la table que s’il ne pouvait pas filmer les épisodes suivants, il s’exilerait. Les voici donc, même s’il aurait préféré en filmer 10 plutôt que 8, format infligé par France tv, et pas forcément diffusé à 23h30 à France 5 en même temps que Le cinéma de minuit, délaissant la possibilité du replay. Les génériques identiques des épisodes laissent songer justement à celui de Le cinéma de minuit : L’Atalante (J. Vigo, 1934) et la musique de Jaubert, jingle de feu Projection privée de Michel Ciment sur France culture, Panique (Duvivier, 1946) qui revient deux fois, l’inévitable et, selon moi, surestimé marivaudage La règle du jeu (Renoir, 1939), Casque d’or (1952) et Le trou (1960) de J. Becker, Ascenseur pour l’échafaud (L. Malle, 1958), Alphaville (Godard, 1965), un film non identifié avec Lino Ventura, un autre avec Arletty et Gabin.

     L’aspect inattendu de ces épisodes est de nous montrer l’état physique qui se dégrade de Bertrand Tavernier. Ayant mangé du mouton avec sa tremblante, il sucre les fraises. Il reste passionné mais on sent que c’est son testament, ce qui est émouvant. C’est donc avant tout, de façon inattendue, un documentaire sur la mort au travail. Ah la voix d’André Marcon ! Les épisodes manquent d’ouverture sur l’extérieur, tant rares sont les images d’archives, la voix off de Marcon est irritante à la longue. Les extraits de l’émission de TMC, avec témoignages d’acteurs ou autres, ne sont pas du meilleur effet à cause de la piètre qualité VHS – ce qui fait un peu amateur -, mais il est vrai qu’Ollé-Laprune, présent dans cette émission, collabore ici avec Tavernier.

     1 Mes maîtres : Grémillon, M. Ophuls, Decoin

     Becker, Ophuls que je goûte peu. Becker est classique voire académique, la fameuse « qualité » française pour moi, au sens noble comme un bon artisan, mais a été un peu oublié. Bon faiseur comme Tavernier, dont il s’inspire puisque c’est le réalisateur du premier film qui l’a marqué (Dernier atout, 1942). S’il y a des choses intéressantes, le cinéma de Becker a globalement mal vieilli. Il devait être un bon directeur d’acteur, l’humaniste, car les comédiens sont extraordinaires. Les métiers sont saisis avec une concision journalistique mais conservent malheureusement cette teneur sans la transcender.

     A part Madame de … (1953) que je trouve charmant et fluide, d’après un roman de Louise de Vilmorin laissant songer au collier de la reine chez Dumas père, avec une Danielle Darrieux et un de Sica extraordinaires, j’ai beaucoup de mal avec ses autres films, tous baroques, qui veulent en mettre plein la vue. Certes, les films sont bien tournés, construits, image et chef op’ impeccables, mais, je n’ai jamais su pourquoi, l’univers d’Ophuls, peut-être trop prétentieux et trop carton-pâte, me révulse, rien à faire. Un gros gâteau viennois dégoulinant de sucre. Il faut distinguer l’homme de l’œuvre, mais Ophuls était un sale type qui cognait femme et enfant. Dans ses films, le spectateur sent que le réalisateur, certes déraciné et ancré dans un univers, comme un Stroheim, bien plus inventif voire expérimental, est un être tourmenté. Par contre Tavernier mentionne ses films américains qui sont passionnants, notamment Pris au piège (Caught, 1949) avec J. Mason, aussi flippant, Barbara Bel Geddes, qui sera, après des épisodes d’Hitchcock presents, dans Sueurs froides (Vertigo, 1958) puis la matrone de Dallas, et Robert Ryan.

     Grémillon est lyrique parfois jusqu’à la niaiserie. Si ce metteur en scène est attachant, il sent le suranné. Remorques (1941) est limite ennuyeux tant il est répétitif. Le ciel est à vous, mouais.

     Decoin est un type incroyable : issu d’une famille pauvre, il devient champion olympique de natation puis devient journaliste – ce qui aura une forte influence sur ses scénarios. Puis il fut résistant et décoré en tant que tel. Reste que, peut-être par peur de retomber dans la pauvreté, il a beaucoup tourné et pas que des chefs-d’œuvre. Il était/est vu comme un cinéaste commercial. Se dégagent Les inconnus dans la maison (1942 avec une touche antisémite comme chez Simenon dont le film est tiré), l’incroyable Les amoureux sont seuls au monde (1948), une ode à sa femme séparée, l’actrice Danielle Darrieux très attachée, avec un air de musique accrocheur, objet d’intrigue, le très noir La vérité sur Bébé Donge (1952), d’après Simenon, où Gabin est en faiblesse, et donc en valeur, lors de longs des flash-backs, le classique Razzia sur la chnouf (1955) où le milieu de la drogue est décrit, presque sur un ton documentaire, dans sa dureté, une vingtaine d’année après Stupéfiants (K. Gerron, un acteur qui joua le magicien dans L’Ange bleu, Der blaue Engel, 1930, de Sternberg, aussi von que Trier, aux côté de Dietrich, 1932) et avant L’homme au bras d’or (The Man with the Golden Arm, O. Preminger, 1955) où Gabin n’a pas le beau rôle mais satisfaisant sa morale personnelle. A noter le peu réaliste De onze heures à minuit ( ) avec un dialogue de Jeanson qui fuse tant il fait flèche de tout bois, une délectation. Decoin, formidable directeur d’acteur et grande force physique, a touché tous les genres.

     2 Pagnol-Guitry / Bresson-Tati

     Les réalisateurs du verbe pour un amateur de théâtre, Tavernier. Guitry est un conteur. Faire de Guitry, le prédécesseur de Tarantino (la parlote qui domine, appuyé par le délirant Assayas, ancien des Cahiers du cinéma qui en compte tant, Douchet en première ligne, et son débit de mots insupportable : et pourquoi pas Nanni Moretti pendant que nous y sommes ?) et de la Nouvelle vague me fait littéralement bondir hors de mon siège tant c’est faux et incongru. Sacha qui se contemple en permanence, toujours content de lui, égratigne les femmes de façon mesquine. Sacha, avec sa ridicule voix nasale et son pédantisme, finit par nous faire rire avec ses dialogues au cordeau. Avec sa clique artistique héritée de son père, au fond Guitry poursuit le travail des Lumière en sauvegardant la mémoire d’une époque révolue (Monet aveugle, Renoir aux mains déformées, etc.).

A part quelques films de Pagnol trop ignorés, rien de neuf sous le soleil marseillais. Faire de Pagnol un moderne prête au ridicule. Il était un bon dialoguiste, un bon directeur d’acteur mais c’est tout. Regain doit tout au texte de Giono où l’insupportable Fernandel paraît incongru. Un bon dialogue ne suffit pas à faire un bon film.

     Tavernier était impressionné par Bresson qui faisait tout pour, jusqu’à la caricature. Ce qui est dit sur Bresson est assez juste mais souligner qu’il se déroule autant d’évènements dans Au hasard Balthazar (1966) que chez Tarantino (« On est frappé par le nombre de péripéties que contient le scénario. On est quasiment devant un film de Tarantino. Le contraste entre le nombre des péripéties et la manière dont Bresson les filme, donne un ton extraordinaire et souvent bouleversant ») est d’une grande débilité de cinéphile aveuglé par sa passion (pourquoi pas Lancelot du lac avec un début et une fin gore qui confine au nanar d’horreur ?) qui donne des références parlantes pour le spectateur actuel. A propos de Un condamné à mort s’est échappé (Le vent souffle où il veut, 1956 ; « Œuvre limpide et mystérieuse, équilibrant l’expérimental et le cinéma traditionnel »), tourné à Lyon, aucune référence à Le trou (1960) de J. Becker, film radical à la magnifique beauté plastique où Jeannot a été piocher chez Robert, qu’apprécie pourtant Tavernier puisqu’il en cause dans un autre épisode. Le témoignage de Casarès (Les dames du bois de Boulogne, 1944, d’après Jacques la Fataliste de Diderot lui-même inspiré de Laurence Sterne), actrice au jeu éculé et emphatique se complaisant dans la tragédie mélodramatique, est sans complaisance mais indique les exigences de Bresson qui affirme, dans un entretien, être solitaire sans aimer cela. Bresson, c’est un peu le Thelonious Monk du ciné : ça sonne faux. Ce qui compte, c’est le montage (Eisenstein, Koulechov) et les rapports entre les plans qui marquent. Rien sur le Diable, probablement (1976), titre magnifique et durassien pour un film revendicatif et écologique, pas plus sur L’argent (1977). Bresson n’a pourtant tourné … que 13 films !

Le parallèle avec Tati, pourquoi pas sur la radicalité, le rejet de la modernité et ses appareils, le travail du son et la post synchronisation, mais enfin un pascalien ennuyeux et un comique, si triste au fond, venu du music-hall et de la pantomime n’ont que peu de rapport, eu égard à l’absence de comique chez Bresson. Les approches sont radicalement différentes. Etonnamment, alors que la musique, bien sous-estimée en général, envahit littéralement le propos ad nauseam (vente du cd de musique de film en produit dérivé ?) dans chacun des épisodes de Tavernier, aucune mention n’est faite de la musique de Francis Lemarque, primordiale, chez Tati (nostalgie de l’enfance, manège, etc.). Il n’est pas possible de tout dire en si peu de temps mais omettre qu’Etaix, qui figure dans Pickpocket (R. Bresson, 1959) était l’assistant de Tati, c’est un peu gros. Plus intéressant que de pointer Balkany comme danseur dans Playtime (J. Tati, 1967) en tout cas. Dire du compositeur J.-J. Grünenwald (chez J. Becker avec Falbalas, 1945, Antoine et Antoinette, J. Becker, 1947, Édouard et Caroline, 1951 ; chez Bresson avec une fabuleuse partition dans Les anges du péché, 1943 aussi forte que J. Williams dans Seconds, J. Frankenheimer, 1966 ; je n’apprends rien sauf que pour qualifier les œuvres de Giraudoux, il faut dire giralducien – bon pour le scrabble ; Les dames du Bois de Boulogne, 1945, Journal d’un curé de campagne, 1951 entre autres) que, alors que c’était un organiste amateur de Bach, c’est le prédécesseur de Phil Glass (La vérité sur Bébé Donge, H. Decoin, 1952), c’est d’une erreur et d’un anachronisme, concernant l’histoire de la musique, énormes; rien à voir avec la choucroute des répétitifs américains.

     3 Les chansons / Duvivier

     Sur la chanson, l’approche, vendeuse, est intéressante. A se demander si l’un des commanditaires n’est pas la Sacem. Enfin, enquêter sur un réalisateur à partir d’une chanson qu’il (co-)écrit est original même si biaisé. Mais il oublie que nombre de nanars des années 30 et après comportent des chansons. Aller hop le Ducreux d’Un dimanche à la campagne (1984), mon film préféré à partir d’autochromes Lumière du cinéaste de deuxième zone Tavernier, et pour cause vus ses cinéastes de chevet, d’après un roman à écriture blanche – mais pas avec la voix off idem comme chez Bresson, pitié ! -, de l’un de ses scénaristes après Autant-Lara, Bost. Si la comédie musicale française a été abondante dans les années 30-40, elle est devenue de plus en plus rare. Je ne supporte pas le kitsch Demy et encore moins Michel Legrand, rien à faire. La transition est habile avec chant et Duvivier.

     Seul un borgne s’est tardivement rendu compte que J. Duvivier était l’un des plus grands metteurs français. Si Tavernier a la grandeur de reconnaître ses erreurs, il démontre, bien qu’il le dénonce, le parti-pris au sein de chapelles cinéphilique (les macmahoniens du Nikelodéon / Positif vs  Cahiers du cinéma – querelle intellectuelle âpre bien française qui ne lasse point d’étonner les étrangers). Il fallait vraiment avoir une poutre dans l’œil, Gabin ne s’y était pas trompé, lui. Pessimiste, je veux bien mais n’a-t-il pas tourné, entre autres, Don Camillo (1951), l’excellent et réjouissant La fête à Henriette (1952) avec ses mises en abyme ? Dire que Duvivier se moque de lui-même dans le dernier film cité en référence à Un carnet de bal (1937), le sketch en angles hollandais expressionnistes avec le grand acteur Pierre Blanchar, est une grave erreur d’interprétation. David Golder (1931) est raté tant il sent encore les débuts du parlant malgré Harry Baur qui porte le film sur ses épaules et un scénario bien ficelé à partir du roman assez autobiographique d’Irène Némirovsky. Grande envie de voir Le paquebot Tenacity (1934) qui a déjà été conseillé à l’Institut Lumière. Plaisir de voir des archives avec Duvivier, un homme rare et timide, présenté comme sec : il est dans ses œuvres, pourquoi s’expliquer ? Divers témoignages de Spaak sont de première main. Tavernier tente de le rendre humain, ce qui est évident. Homme du Nord, il était simplement pudique. Tavernier tente de le comprendre par le biais de Ford, mouais. Le corps de Duvivier était usé par son travail de metteur en scène. Il est important de souligner l’effort physique que réclame le métier de metteur en scène. S’il a trop tourné, par peur de perdre la main, il n’en reste pas moins qu’il est l’un des plus grands réalisateurs français – d’ailleurs, c’est le seul qui occupe toute une demi partie d’un épisode tant il a tourné des films divers.

4 Les cinéastes étrangers dans la France d’avant-guerre / Le cinéma sous l’Occupation / L’après-guerre

Première vague avec les russes fuyant la révolution de 1917. Tourjansky est un cinéaste mineur, il n’est qu’à voir Volga en flammes (1934). Je ne savais pas qu’il avait tourné un film désormais perdu, Nostalgie mais est-ce vraiment une perte ? La Peur (Vertige d’un soir, 1936 malgré Gaby Morlay, Charles Vanel, Ginette Leclerc et Suzy Prim, Thirard en chef op’ et Piménoff au décor ; un pataud Kessel et un Feydeau au dialogue), film aux multiples tons d’après une nouvelle du Musso de l’époque, S. Zweig, qui a été mal tourné ensuite par Rossellini, le dernier et si raté avec Bergman (Non credo più all’amore (La paura), 1954, malgré Amidei au scenar et Kinski, est un sous Hitch plat avec poncifs sur l’Allemagne restauré par Immagine Ritrovata de Bologna, projeté lors du Festival Lumière 2014 en présence d’Isabella Rosselini : « Jamais film ne fut moins fignolé que celui-ci, exécuté en moins de trente jours par un cinéaste nerveux, incisif, charnel, impatient et soucieux de capter la vie à sa source, la juste expression d’une actrice à la première prise d’un plan et qui envie au cinéma d’actualités et de reportage sa spontanéité vraie et sa fulgurante vérité. », François Truffaut, Arts n°576, 11-17 juillet 1956) avec une chanson de Maurice Chevalier – aucune allusion à son comportement pendant la guerre, au regard de Trenet par exemple -, est rédhibitoire (« mélodrame fiévreux » selon Tavernier alors que c’est une daube ?). « Je te déteste, Je te déteste, Je te déteste » de Gaby Morlay qui annoncerait « Je ne t’aime pas, Je ne t’aime pas, Je ne t’aime pas » de Madame de … / Darrieux (Ophuls, 1953), bien que le contexte soit différent, pourquoi pas. Le dernier long-métrage de Tourjanski avant son retour en Allemagne, Le mensonge de Nina Petrovna (1937), remake du muet de Hanns Schwarz (Die wunderbare Lüge der Nina Petrowna, 1929, UFA d’après l’oeuvre de Hans Székely) semble meilleur, grâce notamment à Jeanson au dialogue ainsi qu’Isa Miranda, Fernand Gravey, Paulette Dubost et la toujours excellente Dorziat.  Rien sur l’immense acteur Ivan Mosjoukine, qui a tourné d’ailleurs avec Tourjansky (Michel Strogoff, 1926 d’après Jules Verne, évidemment) ou d’autres réalisateurs comme Volkoff et Protazanov.

La deuxième vague fuit le nazisme, avec Eugen Schüfftan – qui a travaillé, tiens tiens, avec Ophuls -, Curt Curant, etc., rien sur l’exode due à la guerre en Espagne. Siodmack a effectivement réalisé au moins un chef d’œuvre, bien oublié : Mollenard (1938, Spaak, Schüfftan, Trauner), film noir du Front populaire avec Harry Baur, au personnage complexe, et la Dorziat, Préjean, le paniquard Dalio, Pierre Pitoëff, Pierre Renoir, Spaak au scénar au sommet de leur art. Le témoignage de l’ancien dirlo de la cinémathèque suisse, souvent présent au festival Lumière, dans le superbe jardin d’hiver de la Villa Lumière, est intéressant). Dans Pièges (1939 dont l’horrible et kitsch Sirk fit un remake Des filles disparaissent, Lured, 1947 avec la sexy Lucille Ball et le noir et cynique George Sanders, les trognes Charles Coburn et  Boris Karloff), un film à sketch moyen style patchwork, les stars défilent (Marie Déa    en Adrienne Charpentier, Mademoiselle Blanche, Gabrielle Deny, Adrienne Du Pont et Raymonde Blanchard ; Pierre Renoir, Erich von Stroheim) dont Maurice Chevalier qui s’essaye, plutôt bien, au rôle dramatique pour se donner une légitimité.

Rien sur Liliom (1934, un certain Fritz Lang, metteur en scène pourtant cité, d’après Ferenc Molnár, avec l’omniprésent Charles Boyer, un certain Artaud, Viviane Romance, un excellent second rôle Alcover, un petit rôle de Roquevert ; c’est un remake d’un film du pleurnichard et insupportable Borzage, 1930), c’est tout de même étrange car c’est un film emblématique de multiples reprises par des réalisateurs multiculturels qui parfois sont restés, même brièvement, en France. Marcel L’Herbier retoqué par Jeanson : « Il ne connaît qu’un seul patriotisme, celui du porte-feuille » cité goulûment par Tavernier fort amateur de pics. Savoir que Feyder, auteur d’un film pour le pavillon germanique de l’Expo universelle de 1937, a dénoncé d’autres metteurs en scène, fussent-ils étrangers en France, est terrassant (« ils mangent le pain des français » avec force manifs) – comme Autant-Lara, d’ailleurs ; mais ce dernier nous a habitué à pire.

     L’occupation, c’est le grand thème de Tavernier. Sur la guerre, Tavernier s’offre le luxe de s’auto-citer deux fois : le documentaire (Lyon, le regard intérieur, 1988), genre où Bébert excelle, avec son père, René, écrivain et directeur de Confluence, hommage peu pertinent au papa bien plus talentueux que son fils qui le désespérait tant, et Laissez-passer (2002). Heureusement, il a la décence d’indiquer qu’il n’est pas historien – manque les témoignages de J. Siclier; il faut dire que l’autodidacte a raté toutes les écoles possibles comme sciences Po et autres. Encore moins historien du cinéma : il est un passionné averti et cultivé. Il faut dire que dans le riche Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain (A Personal Journey with Martin Scorsese Through American Movies, 1995), le cultivé Martin s’était adjoint l’aide du précieux historien du cinéma, Michael Henry Wilson, plus sérieux qu’Ollé-Laprune. Pourquoi Tavernier n’a pas travaillé avec l’excellent N. T. Binh de Positif, revue née à Lyon ou Rissient avec qui il a été attaché de presse par exemple ? L’apport des étrangers est primordial, Tavernier a raison. Ont profité des départs, Becker, Clouzot, Autant-Lara, ces derniers affirmant qu’il s’agit d’un âge d’or, ce qui choque mais nombre d’enfants de l’époque ont bien clamé que c’était une période dorée. Affirmer que les metteurs en scène ou personnels du cinéma ont eu globalement un comportement exemplaire relève de l’aveuglement idéologique digne de Clément envers les travailleurs du chemin de fer (La bataille du rail, 1946) –souvenons-nous de la perte du procès par Lipietz contre la sncf et les transports de juifs, entre autres, dans les camps. Tavernier s’extasie sur un passage chez Guitry (Donne-moi tes yeux, hum … 1943, film vanté comme relatant les difficiles conditions pendant la guerre – il ne faut pas pousser !) où le spectateur ne voit que les jambes des protagonistes, éclairées par une lampe torche, avec les paroles échangées en voix off. Un type aussi cultivé que Tavernier ne peut ignorer que cela a déjà été pratiqué dans un film muet de la Gaumont dans les années 10 (Des pieds et des mains, Ravel, 1915 d’après Histoire d’une paire de jambes, auteur inconnu, 1909). Rien sur le rôle trouble de Guitry pendant la guerre, thème qui nourrira pourtant un épisode suivant de la série de Tavernier, bizarre. Certes l’acteur Francis Huster, d’origine juive, défend Guitry becs et ongles, Sacha a défendu le droit de jouer en toute circonstance mais les doutes subsistent. Mais n’est-ce pas une redite par rapport à Guitry cité plus amplement dans un autre épisode ? Pourquoi ne rien dire de la paradoxale Arletty, proche de Céline et pour qui son « cul est international », qui a aidé à ce que Trauner travaille malgré un froid persistant en studio ?

Tavernier casse le mythe du cinéma, pourtant majoritaire, pro-résistante en s’appuyant sur Jericho d’Henri Calef (1946 avec Heymann et Spaak au texte). Il était certain que Tavernier rajouterait une couche sur son chouchou et bien oublié, mais aucunement un réalisateur majeur, Le Chanois (L’école buissonnière, 1949, …Sans laisser d’adresse, 1951). Il a manifesté contre les scandaleux accords Blum-Byrnes mais le sulfureux Autant-Lara devait être de la partie. Ouf, nous évitons la référence à Les portes de la nuit (Marcel Carné, 1946), film raté mais symptomatique d’une époque où Jean Vilar est exceptionnel et Yves Montand, remplaçant Gabin en ticket avec Dietrich, pitoyable. Quelques films que je ne connais pas : un film à sketchs (Retour à la vie, 1949, André Cayatte ; Le retour de Tante Emma, Henri-Georges Clouzot ; Le retour de Jean, où Jouvet joue admirablement un prisonnier revenu des camps, Jean Dréville ; Le Retour de René ; Le Retour de Louis). Le silence de la mer (1949) de Melville, le parrain de Tavernier en cinéma, avec un Vernon peu crédible en allemand. Une partie trop courte au regard de la complexité de l’époque.

     4 La nouvelle vague de l’Occupation

Cher Autant-Lara malgré. Tavernier en scrute toutes les contradictions, et elles sont nombreuses. Jeanson a dit « C’est un con mais il a du talent ». Quoique classique et rigidifié par ses principes. Son atout, c’est son équipe (ses scénaristes, Aurenche et Bost, ses décorateurs, métier qu’il a pratiqué lui-même, les Douy, son musicien attitré Le Cloerec, son chef op’, et sa femme Ghislaine). Il rechignait à faire tourner Odette Joyeux qui est tout bonnement exceptionnelle dans Le mariage de Fonfon (1942 avec travelling sur voix off suite à l’erreur du producteur : les inventions naissent de hasards et d’erreurs), Douce (1943, cote 5, à proscrire, de la centrale catholique « utilisation sadique des chants de Noël », qui devient cote 6, au-delà de proscrire, dans un épisode suivant, avec un conflit de classe bien marqué) dans lequel la réponse à la tirade de la Moreno, coupée pendant quelques temps par Anastasie (« Je te souhaite la patience et la résignation. » ; « Souhaitez-lui l’impatience et la révolte ! ») par Aurenche et Bost a donné envie à Tavernier de tourner.

     Mon chouchou Clouzot est revisité par l’auteur D. Lehan : « Il ne nous dit pas regardez comme le monde est laid mais plutôt regardez ce que nous en avons fait. ». On ne saurait mieux dire. Tavernier démêle les problèmes de Clouzot pendant la guerre de façon limpide : il décevait tant les allemands, qui le trouvaient trop pessimiste, que les français qui le qualifiaient, injustement, de collabo. Le Chanois, juif et à la tête d’un réseau de résistance, témoigne en faveur de la Clouz. Personne n’a pardonné à Clouzot de mettre le fer sur la plaie. C’est pourtant le boulot de l’artiste. Le rôle des femmes, notamment l’invalide, Ginette Leclerc en Denise Saillens, dans Le corbeau (1944 cote 6, au-delà d’à proscrire, de la centrale catholique), est éminent. Dans Quais des orfèvres (1947), le côté humaniste du père commissaire lors des interrogatoires, avec explication de l’expression « se mettre à table », lors de ses rapports avec son fils dans une ambiance coloniale voire colonialiste. Son côté chrétien, apparu après un certain temps, et surtout sado-masochiste, flagrant dans son dernier film, La prisonnière (1968) est gommé. Le travail avec les artistes (Picasso, Le mystère Picasso, et Karajan) est malheureusement occulté par le documentariste Tavernier, dommage. Il revient plusieurs fois sur Manon (1949, d’après le roman de l’Abbé Prévost), ce chef d’œuvre malgré Cécile Aubry que Clouzot a pas mal maltraité. Tavernier tente maladroitement de réhabiliter le raté, de quelque façon qu’on le prenne, Les espions (1957), sans oublier le bon mot de Jeanson, « Il a fait Kafka dans sa culotte ».

     5 Les oubliés

     Maurice Tourneur a bercé ma jeunesse et mon amour pour les années 30. Mais pourquoi Tavernier oublie-t-il ce chef d’œuvre Le val d’enfer (1943) ? Si j’avais adoré jeune Justin de Marseille (1935) à cause des nombreux changements de tons, j’ai été horriblement déçu à la revoyure au Festival Lumière en copie neuve : comédie musicale avec les poncifs sur Marseille. Les gaîtés de l’escadron (1932), c’est Le gendarme et les gendarmettes (Jean Girault, 1982) de l’époque. Rien sur sa prolifique carrière tant ignorée lors du muet dans un épisode précédent.

     Litvak est peu connu malgré une grande filmographie. Litvak n’est pas russe comme l’indique Tavernier mais ukrainien sous le régime soviétique, cela est fort différent, outre le contexte politique, géopolitique et historique, lorsque l’on connaît l’importance de l’école ukrainienne de Dovjenko (La Terre, Земля, Zemlia, 1930) à Chepitko (Les ailes, Krylya, 1966). Il insiste sur Cœur de lilas (1932) tourné après avoir travaillé à la UFA. Le côté engagé (Pourquoi nous combattons, The nazis strike, Divide and conquer, 1943-1945, films de propagande au côté de Franck Capra et Ford) est souligné. Il mentionne rapidement l’excellent thriller Raccrochez, c’est une erreur (Sorry, Wrong Number, 1948) avec le bon soldat d’Hollywood, Barbara Stanwyck, et Burt Lancaster, film projeté dans la très prisée section Art of noir avec Eddie Muller de Frisco et le taciturne mais belle plume Phil Garnier lors du Festival Lumière 2013 avec remise de prix à … Tarantino. Exit La Fosse aux serpents (The snake pit, 1948), un film sur la folie avec Olivia de Havilland, la délicieuse et surannée adaptation de Sagan avec Aimez-vous Brahms ?, Good-bye again, 1961 avec Ingrid Bergman, Yves Montand et Anthony Perkins. Finir avec le fait que Tarantino trouve sa fin de carrière, avec La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil (The lady in the car with glasses and a gun, 1970 en eastmancolor d’après un roman de Japrisot), cool, apporte peu de choses – c’est un effet du relationnel, mot poli pour évoquer le copinage éhonté, lors du Festival Lumière 2016.

     Grâce au Festival Lumière j’avais découvert Raymond Bernard, le fils de Tristan. C’est classique (Les croix de bois, 1932, avec des scènes de batailles sidérantes où nous sommes embarqués comme dans Il faut sauver le soldat Ryan, Saving Private Ryan, S. Spielberg, 1998) mais de haute tenue. Pour une fois, Tavernier a raison : son adaptation de Les Misérables (1934) est la meilleure car proche du roman populaire de Hugo, avec des acteurs extraordinaires (Harry Baur en Valjean, Charles Vanel, cet acteur vieux déjà jeune, en Javert, Dullin et Moreno en inoubliables teigneux Ténardier ; les opérateurs pleurèrent sur le plateau lors de la mort de Gavroche) et des plans hollandais expressionniste, malgré la tonalité réaliste, pour coller au livre.

     René Clair est réévalué mais pas sur le bon axe : ce qui est important, c’est ce mélange dadaïste/surréaliste, de réalisme et de rêves entremêlés. En faire un tenant du classicisme et de la qualité française est donc bien, comme l’indique Tavernier, une imbécilité de critiques.

René Clément a été épinglé « qualité française avec Les maudits (1947). Il est presque pré Nouvelle vague avec Monsieur Ripois (1954), un homme dans la foule, toujours avec cette notion de mouvement ; Tavernier n’aborde pas ce point. Que Jeux interdits (1952) soit une extension d’un court métrage ne m’étonne point tant le propos est vain. Il est vrai toutefois que c’est l’un des rares films où l’on voit l’exode. La bataille du rail (1946) a été un film de commande, intéressant sous l’angle des enjeux de mémoire, qui a entretenu le mythe de la France entièrement résistante, ce qui est totalement faux : c’est un film de propagande ou de manipulation mémorielle, même si c’est pour la bonne cause.

      Un hommage au musicien Van Parys était nécessaire tant il a œuvré dans le cinéma français. Mais nous sommes abreuvés de comédies musicales, certes de bonne humeur mais tout de même de seconde zone, de Jean Boyer. Encore une fois des spectatrices dans leur siège fredonnent faussement les airs – insupportable.

     Au total, nous n’apprenons personnellement pas grand’chose à part quelques détails insignifiants, souvent des anecdotes inutiles, ne changeant aucunement la compréhension de l’histoire du cinéma.

6 Les méconnus

     Oubliés, méconnus, quelle différence ? Vallée, ne connais pas mais ne paraît pas impérissable. Premier film en couleur en 1936 ? C’est oublier les films muets coloriés à la main, au pochoir puis en kinorama, etc. Arte y avait consacré une série avec Loïe Füller et ses disciples.

Pierre Chenal inconnu ? Il l’est tellement qu’il a fait l’objet de remakes importants tels que Le facteur sonne toujours deux fois (The Postman Always Rings Twice, Tay Garnett, 1946 avec rien moins que Lana Turner et J. Garfield) et celui, encore plus sulfureux, de Bob Rafelson (1981) avec Jessica Lange et Jack Nicholson à partir du Dernier tournant (1939), adapté du roman de James M. Cain, film qui n’est même pas cité alors que c’est son plus connu ! Ceci m’a donné envie de voir Rafles sur la ville (1958), film mineur, pour voir Vanel vieux alors que même jeune, il l’était déjà, vieux. Méchant, il l’était déjà dans La belle équipe (J. Duvivier, 1936 : film à deux fins !), un film nettement supérieur au lourd Le crime de Monsieur Lange.

Calef, son assistant, n’a tourné qu’une dizaine de films qui n’ont pas marqué l’histoire du cinéma. Et voilà que Tavernier recite Jericho (1946) – que de redites décidément ! Il n’a pas réalisé que des Dossiers de l’écran pour la tv. Viviane Romance et Anouk Aimé dans La maison sous la mer (1947), ok. Mais quid de Max Dalban, Gabrielle Fontan et Dora Doll ? Rien dessus ! L’heure de la vérité (1965), très bien ; sujet original et dérangeant. Rien sur l’acteur principal Karlheinz Böhm (passons sur les Sissi, 1955,56,57 mais l’incroyable Le voyeur, 1960 par un Michael Powell que Tavernier révère, en plus ; Les quatre cavaliers de l’apocalypse, The Four Horsemen of the Apocalypse, V. Minelli, 1962 ; l’excellent Rififi à Tokyo, 1963 par son pote Deray). Aucune mise en relation de Corinne Marchand, actrice principale de Cléo de 5 à 7 (Varda, 1962), alors qu’il cause de Varda plus loin ! Hallucinant !

     Sur les réalisatrices, il a l’honnêteté de citer Alice Guy et Germaine Dulac. La filmographie d’Audry, sœur de Colette (le scandaleux érotique Histoire d’eau) et de la famille du politique Doumergue, est classique sur une petite dizaine de films même si les thématiques sous-jacentes sont osées. Aucune audace stylistique : son cinéma a vieilli. Néanmoins Olivia (1950) a un charme suranné où Edwige Feuillère excelle à lire des textes classiques (Racine, Lamartine), Noiret a un rôle croquignolet. Mais le témoignage de Delorme, épouse d’Yves Robert, sur une mauvaise VHS dans cette émission de TMC où participait le conseiller historique peu éclairé, Ollé-Laprune, est d’une qualité digne d’un film amateur ! Minne, l’ingénue libertine (1950) est une bluette où Tissier en fait des tonnes comme d’habitude. Les malheurs de Sophie (1946), un classique de la littérature enfantine pour jeune fille, n’a pour seul intérêt de montrer Marguerite Moreno. La caraque blonde (1953) n’a que pour intérêt quasi documentaire de présenter la Camargue.

     Varda et ses courts (Les glaneurs et la glaneuse, 2000), ses longs mais reste-t-il un grand film ? A part Cléo … Rien sur son plus connu, Sans toit ni loi (1985). Kaplan et sa célèbre Fiancé du pirate (1969), comme un manifeste féministe. Sur 6 films …

     Grangier, là il touche une corde sensible. C’est un immense metteur en scène que Tavernier admire tellement qu’il le qualifie de « Becker mineur », ça serait plutôt l’inverse ! A mettre, pour certains de ses films, juste derrière Melville ! C’est le metteur en scène qui a le plus travaillé avec Gabin car ils étaient potes et leurs femmes aussi : Le désordre et la nuit (1958) bien sûr, comme étalon du film noir selon l’excellent et regretté Alain Corneau. Le cave se rebiffe (1961) bien sûr ; Audiard, d’accord, mais qu’a-t-on à faire de l’anecdote du BSA l’extrapiste ? Rien sur l’incroyable Le rouge est mis (1957), l’un des meilleurs noirs tous pays confondus des années 50. Gas-oil (1955) a un charme où Moreau est révélée comme Bozzu ou encore Girardot dans un autre de ses films. Grangier a une profondeur dans la prise en compte du quotidien – comme chez Jules Dassin –, qui n’est qu’un fond journalistique chez Decoin ou Becker. Tavernier donne envie de voir Le sang à la tête (1956) d’après Simenon.

[Danse] Gravité sans gravité

Preljocaj, Angelin; Gravité, Biennale de la danse 2018, Lyon, TNP, salle Roger Plancho, 24/09/2018

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   Bien longtemps que je n’aie vu une œuvre de Preljocaj pour l’étudiant qui vécut à Aix-en-Provence avant la création du beau centre chorégraphique où officie Preljo. Biennale de la danse : création, première mondiale. Si la technique est parfaite car de haute volée – quoiqu’une danseuse a eu la jambe tendue qui flagellait à cause de son partenaire qui ne l’a pas saisie à temps, un moment de ratage à ce niveau, c’est émouvant -, l’artistique est plat, convenu. Bref, comme Gravity (2013) – décidément – de Cuaròn au scénario qui tient sur un timbre-poste. Impression parfois d’être dans un cours ou concours de gymnastique. L’ancien judoka présente des roulades dignes de l’aikido. Plus de tables, toujours la vélocité. Ne ressort pas un langage chorégraphique propre à Preljo, il a baissé le bonhomme qui pouvait réserver de belles surprises sur la longueur. De rares bons moments se dégagent toutefois. Gageons que le spectacle tournera de par le monde tant tout est facilement assimilable par le spectateur mondialisé, un peu comme un show de J.-M. Jarre.

Un manque de fluidité, malgré quelques rappels comme grosse couture, où les tableaux s’enchaînent sans lien (« donner l’impression que la gravité change pendant le spectacle. » ; « Chaque gravité s’accompagnera ainsi d’une atmosphère différente. »), les vignettes dansées, certaines un peu trop étirées – notamment les tableaux d’ensemble, se succèdent. Pour la lumière, on se croirait dans un concert de musique minimale (79D) à la Carsten Nicolai/Alva Noto voire Ikeda mais sans la grâce de la chorégraphie en adéquation. Toutefois à un moment, la lumière d’Eric Soyer est telle que nous avons l’impression furtive que les dames dansent sur plusieurs plans en géométrie euclidienne (Einstein, la mécanique quantique, les géométries non euclidiennes, les notions de trous noirs, les diverses théories et modèles astrophysiques sont oubliés malgré ses propos : « J’essaie de me tenir au courant des avancées de la recherche en physique quantique, en cosmologie, à travers des ouvrages de vulgarisation. Cette année a été marquée par la disparition de Stephen Hawking. J’ai relu ‘Une brève histoire du temps’ quand je préparais ‘Gravité’, et il est décédé à ce moment-là. J’ai aussi échangé avec Cédric Villani, qui est venu voir un de mes spectacles à Versailles »), très impressionnant. Le premier tableau est calme. Une douzaine de corps alanguis, reposant au sol, mêlés les uns aux autres. Justaucorps épais et noirs pour les filles comme pour les garçons, jambes blanches, torses foncés. La scène est un damier. Peu à peu, des vagues musicales poussent les danseurs à se redresser par salves. Gravité donc mouvements au ralenti sur propos au talkie façon « allo Huston » et ce, par deux fois : attendu. Des moulinets rapides des mains à la J. Travolta, à la limite du ridicule pour signifier le mouvement à tout prix à la Montalvo. Sur les danses groupées, une pointe de Forsythe en nettement moins bien et moins articulé : aucun alphabet, même abstrait, ne se dégage. Preljo revient à ses thèmes de prédilection avec deux couples où la tête de la dame est enfermée dans un casque à la Daft Punk telle Musidora version SM. Ah, ses danses d’autrefois avec les béquilles ! L’inévitable Boléro de Ravel, morceau de bravoure que j’exècre (à la Orange mécanique, A Clockwork Orange, 1971) à cause des poncifs hispaniques, tout comme son auteur qui trouvait cette pièce trop facile et masquant son œuvre, est éprouvant tant Preljo est enserré dans du Béjart moyenne période, entre Boléro L’oiseau de feu et sa fin de triste période avec son hommage à Freddie Mercury de Queen, Le Presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat  (1997), etc. : le groupe forme une espèce de moule à kouglof, puis s’ouvre comme un artichaut ou un kaléidoscope, vu et revu. Nous ne sommes pas loin des comédies musicales à la Busby Berkeley où quelques acrobaties ici nous extirpent parfois de la léthargie. Aucune sensualité ne se dégage, ce qui est tout de même dommage. Je n’ai pas été pris par la progression et je me demande ce que le Boléro vient faire ici, à des années-lumière de la thématique. C’est sûr qu’avec ce morceau, Preljo met le public de son côté tant la musique est populaire. Peut-être a-t-il voulu se coltiner ce morceau de bravoure pour laisser une empreinte. Certains costumes noirs et blancs du russe Igor Chapurin, styliste et collaborateur du Bolchoï, réversibles, façon dervich revisité par E. Slimane, sont plaisants mais la danse est trop classique – danseuses et danseurs pieds nus, souvent pointés (« Mary Wigman [qui] cherchait à descendre le centre de gravité vers le sol. A contrario, la danse classique ne pense qu’à s’élever, à se libérer de la gravité. Les thématiques sont romantiques, mais physiquement, c’est ce qui se joue. »),  les corps et les apparats ne sont pas mis en valeur. A noter tout de même un superbe solo à la fin, où la danseuse évoque les études de Degas concernant la danse qui dominent l’intégralité de la pièce, pour terminer sur une L’origine du monde habillée, final bien pataud. Peut-être Gravité va-t-il s’affiner au fur et à mesure de son exécution mais ce n’est certainement pas une pièce majeure de Preljo qui, tel La Palisse, découvre que « Depuis des années, les questions de poids, d’espace, de vitesse et de masse ont traversé de façon intuitive ma recherche chorégraphique. ». C’est tout de même la base de la danse ! Il aurait dû aller dans le dépouillement à la Claude Régy, inspiré par les trous noirs, ou Wilson/Glass, aller à l’os plutôt que de rester dans le lourd exercice de style. Le morceau de Daft punk, trop boule à facettes, n’est pas du meilleur effet avec Bach, Xénakis (les percussions sont l’occasion d’un moment chorégraphique réussi), Chosta et Glass. Branchouille à tout prix ! A noter une danseuse enceinte, avec un costume légèrement différent car adapté, en espérant que ceci s’est fait dans un plein accord entre la danseuse, en pleine possession de ses moyens – mais ne s’est-elle pas sentie obligée pour rester dans la course ?, et le chorégraphe ? Une expérience singulière et intéressante mais cet état de fait est peu exploité en tant que tel – ce qui est dommage pour une première. Au milieu de ses danseuses et danseurs, Preljo vient saluer de nombreuses fois lors des rappels et applaudissements nourris.

[Danse] Maguy, c’est de la soupe

Marin, Maguy Ligne de crête, Biennale de la danse 2018, Lyon, TNP, salle Jean Bouise, 13/09/2018

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     Création mondiale mais le monde va nous en vouloir. Je ne connaissais pas Marin ; longtemps que je voulais la voir. Devant ma prudence, à la billetterie, on m’a assuré, comme pour m’amadouer : « c’est politique ! ». Après avoir vu l’excellent May B, mes parents étaient dépités, sautant de déconvenues en  déconvenues au cours de ses différentes pièces. Elle a scruté la décadence éthique des puissants de ce monde dans Deux mille dix-sept. Ici le goût pour l’unité de temps, l’action unique, le sens de l’image est maintenu. C’est un Umwelt remixé par une mélenchoniste.

Après les soupes Campbell de Warhol dénonçant la société de consommation tout en rapportant de délicieux royalties à Andy dis-moi oui, voici la soupe Maguy. « Faire plaisir n’est pas ma priorité » ; « Je suis capable de pousser jusqu’à l’insupportable. Je cherche la confrontation. Autant avertir le public ». Ok, Marin, pas mon cœur, même pas moqueur. C’est ici une énième dénonciation de la société de consommation sauf que, entre autres, Herbert Marcuse, Guy Debord, Pasolini, où la personne mange sa propre merde, et Marco Ferreri, avec sa La Grande bouffe (1973) l’avaient pratiquée largement avant et radicalement. Nous voyons simplement des « artistes-interprètes », aux corps robotisés et aliénés collés à leur cellulaire tout en mangeant de façon infâme, dans des costumes flashy de golden boys et girls des années 80, apporter sur un mode combinatoire, selon des trajectoires mécaniques et répétitives, des objets de consommation qui s’accumulent jusqu’à saturation de l’espace dans un open space avec jeux de miroirs (Les temps modernes, Modern Times, Chaplin, 1936 ; Playtime, Tati, 1967 ; froideur à la Hanecke) avec force ordi et autres appareils électroniques au bureau. Transparence de la bêtise dans des boîtes isolantes. Evidemment des images iconiques : Marx, Keynes, Freud, la photo des poings levés de Tommie Smith et John Carlos, les deux sprinteurs américains lors des Jeux Olympique de 1968 à Mexico, celle du jeune étudiant devant le char de la place Tian’anmen en 1989, Zidane, etc. ; nous échappons au Che. Si Marin s’inspire de Lordon, à la tête de ce fiasco que fut Nuit debout, et de sa critique du capitalisme (Capitalisme, désir et servitude), elle devrait relire Spinoza et sa conception et du désir et de la liberté (pour Marin, « On n’agit pas, mais on est agis par le monde extérieur »).

Le son ? Un bruit de photocopieuse en boucle par Charlie Aubry, un petit sample répété ad nauseam, parodiant la musique répétitive ou minimal sans arriver au niveau de Scanner ou Carsten Nicolai/Alva Noto. Assourdissant au point que des boules quiès sont distribuées à l’entrée, je suis habitué mais cela paraît si vain tant les évidences, si naïves, s’accumulent aussi jusqu’à enfoncer des portes ouvertes. Saturation de l’espace et du son, quitte à causer la frustration du public : « Je tente de ne laisser aucune échappatoire », affirme-t-elle, « Au risque d’être assez simple dans mon propos ». La lumière monte et descend, comme pour montrer les journées qui passent, toutes identiques. Travail paresseux, si tant est qu’il y ait travail. Brut de décoffrage mais peu de sensations : le spectateur est anesthésié au lieu d’un rappel salutaire.

Biennale de la danse ? Ici, il n’y a pratiquement pas de danse et encore moins de pas (les seuls effectués sont ceux que je pratiquais enfant pour me marrer ; quelques rares hochement de tête et sautillements), sans être de la non danse pour autant, ce serait trop beau. Parfois les intervenants miment un rewind vidéo ; parfois ils se percutent, deux hommes s’engueulent de temps en temps, c’est la seule action entre êtres passifs. C’est plus de la performance dans une installation – au moins dans Tous des indiens d’A. Platel y avait-il de la danse -, bien qu’éculée, avec une pseudo radicalité de façade. Que de facilités ! 18€ – mais est-ce de la consommation d’aller voir un spectacle de danse de Maguy Marin ? – pour cette daube d’une heure où je me suis ennuyé à mort, jusqu’à parfois fermer les paupières brièvement en espérant un sursaut artistique tout en baillant à répétition. Un spectacle peut donc être court et ronflant, en voici la preuve et l’épreuve par neuf. Peu d’applaudissements au début, peut-être les spectateurs étaient-ils abasourdis, comme sidérés ; puis ce fut un peu plus nourri avec pas mal de rappels. En tout cas, honneur aux interprètes qui ont mouillé la chemise. A la fin, j’ai demandé si les spectateurs pouvaient aller sur scène pour fureter entre les îlots d’objets empilés – ce qui serait logique finalement –, il m’a été opposé un niet catégorique avec possibilité de remonter ma demande à la direction. Quel pensum ! J’ai eu l’impression de perdre une heure de ma vie tout en tombant par hasard dans la rue sur des personnes dont les comportements étaient pointés. Ici, la forme ne convient pas tant le fond est abyssal, même s’il s’agit de renforcer les lignes comme une caricature. Je n’avais pas besoin de Maguy pour savoir que les gens se précipitent aux soldes (mais des personnes pauvres ont-elles le choix ?), que nombre de couples ne se parlent plus au resto car focalisés sur leur portable, etc. Marin est Mme de la Palisse. Le quotidien est tant affligeant et flagrant qu’une couche superficielle n’apporte rien et finit par ne rien dénoncer tant le propos se dissout dans son propre néant. Marin ne suscite ni dégoût ni désir : c’est juste rien. So what ? a-t-on envie de lui rétorquer ! Je ne pensais pas qu’au XXIe siècle, ce genre de pièce existait encore. En outre, l’intitulé est faux : la ligne de crête est celle qui permet de ne pas tomber de Charybde en Scylla, d’éviter les extrêmes avec hauteur de vue, d’être dans l’œil du cyclone – qui est calme, et non un « endroit étroit, d’où on peut glisser d’un côté comme de l’autre » (Marin). Petite jauge complète pour cette mouise dans la salle Jean Bouise, ce pauvre acteur étant sali par ce spectacle atterrant. A éviter absolument. Très en colère contre Marin.

[Manuscrit Poésie] Cadette des 7 (#épisode 66)

blanche sur noire

agir illogique

elle sincère

expliquer inexplicable

dire indicible

elle là

et pas là

2 fœtus dans

congélo blanc

ménagère ouvre

mari ouvre

congélo agir

pas logique

 

autre blanche

sur noire

pas prémédité

car pas visible

comprendre blancs

pas allers-retours

tête corps

silence

dire indicible

belle personne

elle attachante

elle douce

elle timide

elle touchante

souffre sincère

 j’ai tué mes enfants

je le sais

silence

expliquer inexplicable

pas place prison

quel risque ?

pas là-bas s’insère

bonne mère

champion gratin fraises

mère bonne

prison pas place

belle personne

silence enfants

réclament leur mère

 

« Je vous conseille de lire Erik Wahl. C’est un excellent poète. Il n’a pas encore publié de livre mais, on peut découvrir ses textes dans des revues comme Nioques. » Cyrille Martinez, D-Fiction

[Manuscrit Poésie] Cadette des 7 (#épisode 65)

avocat général

dit médias

ne pas voler

la justice

à la justice

procureur souligne

meurtres enfants

de moi tous les droits donner mort

noir sur blanc

avocat général

requiert su

mort a-t-elle dit

décision de suite

dit-elle et

redit-elle

mobile

pas d’enfant

pas à la hauteur

plus d’enfant

pierre mobile

plus -allers-retours- moto

que femme

pas subir

même sort

que sa mère

dépassée

pleure

mère râle

mère dit-elle

dans presse

cas d’école

déni grossesse dit-il

elle ment fainéante

elle renonce

tuer froide

ment bébés dit-il

ni déni grossesse

ni déni maternité dit-il

tué bébés froidement

tuais bébés car n’en voulais pas d’autres bébés

noir sur blanc

fait grave dit-il

personnalité en

faveur dit-il

comprendre ses blancs

pas qu’on en fasse un monstre

silence

n’en faites pas une icône

avocat général

requiert 10 ans

pas une icône

dedans tête

mari perdu

pas un monstre

8 ans ça va

10 ans ça va

12 ans c’est dur

je l’aime

 

« Je vous conseille de lire Erik Wahl. C’est un excellent poète. Il n’a pas encore publié de livre mais, on peut découvrir ses textes dans des revues comme Nioques. » Cyrille Martinez, D-Fiction

[Manuscrit Poésie] Cadette des 7 (#épisode 64)

président dit

obligé rappeler

dires dedans

garde à vue

dedans box

je n’ai jamais eu

conscience d’être enceinte

d’un bébé

pleurs

pas de lien créé

président comprendre

réel normal mobile

clivage disent experts

président dit

qu’en – lien –

pensez-vous ?

je ne sais pas

président comprendre

dedans tête

mari perdu

potentiel de mère sinon on fait quoi ?

sinon on se retranche derrière les actes ?

cadette des 7

assise dedans box

effacée assises

ce que j’ai fait je l’ai fait

remords toute ma vie

pleurs

avocate dit

quel regard

cadette des 7 ?

quel réel

cadette des 7 ?

que j’ai tué

pleurs

que j’ai tué mes enfants

aujourd’hui je le sais

silence

c’est difficile j’ai tué mes enfants

et ceux de pierre je le sais

pleurs

en pleine poire

abymes abysses abîmes

 

« Je vous conseille de lire Erik Wahl. C’est un excellent poète. Il n’a pas encore publié de livre mais, on peut découvrir ses textes dans des revues comme Nioques. » Cyrille Martinez, D-Fiction

Impers et passe

Une pluie sans fin, Bàoxuě jiāng zhì, The looming storm, Dong Yue, 2017, Chine, 1h56.

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Un polar asiatique mineur

     Persiste un sentiment de déjà-vu : encore un énième film de tueur en série enchaînant les clichés avec ses classiques scènes de crime peu explicitées et son enquêteur forcément obsessionnel. Le polar, genre codifié utilisant un langage universel renvoyant à un inconscient collectif identifié, diffusé pour le grand public et facile à l’export (cf. la critique répétitive contre l’œuvre de Kurosawa comme pour l’excellent Chien enragé, Nora inu, 1949, par exemple), sert souvent de prétexte pour une critique sociale.

Depuis les années 50, le film noir s’est implanté en Asie grâce à une réinterprétation des codes hollywoodiens du genre par les hongkongais (statut spécial, diaspora chinoise) avec les apports essentiellement de John Woo et Johnnie To dans les années 80-90 (The Killer, Dip huet seung hung, 1989 ; The Mission, Cheung foh, 1999) qu’Hollywood récupérera en retour.

Le cinéma d’auteur sud-coréen, aidé par Lee Chang-dong, ministre de la culture coréen (2003-2004) et réalisateur du décisif et séminal Peppermint Candy (Bakha satang, Lee Chang-dong, 1999  ; « J’avais revisionné [s]es films au stade de l’écriture du scénario » selon Dong Yue),  renouvellera le genre grâce à l’exposition d’une violence cathartique d’une société coréenne perçue comme rude, au sortir d’une dictature sanglante et d’une longue guerre fratricide avec son voisin, la Corée du nord, à la monstration des angoisses et des obsessions d’une génération : Old Boy (Park-Chan-Wook, 2003), Memories of Murder (Salinui chueok, Bong Joon-Ho, 2003; ressemblance de certaines séquences, atmosphère de province oubliée, conversations enfumées, terreau social identique, corruptions, meurtres sordides, ambiance désenchantée, noirceur abyssale, quête obsessionnelle et vaine pour anti-héros monomaniaque renvoyant à l’impossibilité des protagonistes de se délivrer de leur condition, pays en transition économico-politique, histoire collective et sociale derrière le parcours d’un individu et le suspense d’une enquête policière désespérée qui tend vers la non-résolution, conclusion poignante, le spectateur qui se prend en pleine poire l’impact du temps qui passe, son irréversibilité, et de ce qui ne peut être réparé), A Bittersweet Life (Dalkomhan insaeng, Kim Jee Woon, 2005), Na Hong-Jin (The Chaser, Chugyeogja, 2008 ; The Murderer, Hwang-hae, 2010 ; The Stranger, Gok-seong, 2016).

Côté chinois, la sixième génération, au réalisme quasi-documentaire prégnant, s’impose avec People Mountain People Sea (Ren shan ren hai, Cai Shangjun, 2011), l’incroyable Black Coal (Bai Ri Yan Huo, Diao Yi Nan, 2014, lauréat de l’Ours d’or, gros succès en Chine comme en France), A Touch of Sin (Tiān zhù dìng, un film-somme, prix du scénario au Festival de Cannes 2013, au solide scénario inspiré de celui, éprouvé, de A Touch of Zen, Hsia nu, King Hu, 1970 ou comment faire vivre la brutalité des développements économiques qui renvoie à celle des actes de violence qu’ils provoquent, effet de sidération de certains actes compris ?) et Les Eternels (Jiānghú érnǚ, Ash Is Purest White, Cannes 2018) de Jia Zhangke.

Le cofondateur de Wild Bunch, qui n’a pas sa langue dans sa poche, Vincent Maraval, distributeur d’un grand nombre de films primés à Cannes estime qu’ « aujourd’hui, le 7e art se joue en Asie et Cannes a acté cela depuis longtemps ». Hommage au travail de feu Pierre Rissient et J.-P. Dionnet.

Points négatifs

     Esthétisant

     C’est un film de technicien qui se regarde sans cesse filmer. Yue a une formation de chef opérateur à l’Académie du cinéma de Pékin (2006). Il est devenu directeur de la photo pour longs métrages, films institutionnels et publicités. Résultat : plans larges en scope, avec déformation de lignes, et très lents, souvent trop esthétisants ; couleurs désaturées, détrempées pour souligner une palette terne (gris, marron, noir), une plongée dans la folie obsessionnelle, moins bien réussie que la matité chez l’épuré Melville ; site industriel majeur du sud de la Chine avec ses cités-dortoirs et clapiers entassés, autour d’une Rue sans joie (Die Freudlose Gasse, G. W. Pabst, 1925) ou Rue de la honte (Akasen chitai, K. Mizoguchi, 1956), devenu un no man’s land avec ces laissés-pour-compte à la fin des années 1990, tourné à Hengyang (Hunan) moins bien campé que la communauté industrieuse de l’est européen à Clairton (Pennsylvanie), dans Voyage au bout de l’enfer, The Deer Hunter, M. Cimino, 1978; aciérie à la Pollet avec le jeu pictural forcé feu / eau ; répétition de l’image terne du vieux stade glauque devenu lieu de rencontres interlopes façon On achève bien les chevaux, They Shoot Horses, Don’t They ?, S. Pollack, 1969, une bonne idée malheureusement trop serinée ; un plan récurrent de tuyaux fins en coudes, parallèles aux lignes électriques hautes tension par trop présentes ; l’horizon n’est que brouillard, où les ouvriers, filmés en contre-plongée parfois en travelling lourd, deviennent une foule interchangeable en un pataud Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath John Ford, 1939 d’après la prix Nobel Steinbeck) en remémorant, pour une scène, La Sortie de l’usine Lumière à Lyon (1895) des Frères Lumière.

Une réussite : une séquence de poursuite de plus de dix minutes, très cut, – heureux changement de rythme – digne de John Doe (= quidam ou Monsieur Dupont) coursé par l’inspecteur Mills dans Seven (Se7en, D. Fincher, 1995, même atmosphère pluvieuse), sur les coursives et les échelles de ce labyrinthe de fer et de poussière avec jeux de verticales et horizontales (cheminées crachant des nuages de fumées polluantes à la Monet) pour terminer sur des enchâssements de voies ferrées avec force contre-plongées sur un train roulant, ou non, souvent en angles hollandais.

Nous n’échappons pas aux inévitables néons clignotants à travers la fenêtre, gimmick du film noir américain, la référence de Yue étant Vertigo d’Hitchcock (Sueurs froides,  1958) et les frères Cohen : dans la chambre glauque de l’esthéticienne, pute occasionnelle pour arrondir ses fins de mois, évidemment au grand cœur avec possibilité de rédemption, réflexion sur les vitres dégoulinantes d’un salon de coiffure sans clients où tourne une enseigne dorée à laquelle répond celle du barbier à l’occidentale, lignes bleu blanc rouge qui correspondent aux idéogrammes de mêmes couleurs où la tête du héros transparaît, d’une gargote où Yu boit en guettant sa proie.

La pluie, brouillant les cerveaux et les perceptions, métaphore plombée de la fatalité, est diluvienne, tenace, opaque, omniprésente. Suintements, dégoulinement, poisseux, poisse. Crasse, poussière et boue. Pluie, capuches cachant des stalkers virant zombies à la vue brouillée, obstruée : le très réussi et maîtrisé La isla mínima de l’Espagnol Alberto Rodriguez (2014), fondé sur un lieu fort, les marais du Guadalquivir et sur un contexte historique puissant, le post-franquisme, s’impose, tout comme la scène finale de Que dios nos perdone (Roberto Sorogoyen, 2016). La pluie se rigidifie en neige – métaphore bien lourde à cause de parallélismes répétitifs et insistants – comme le régime après Tian’Anmen, 1989 et surtout la rétrocession d’Hong Kong, pays dit de Cocagne aussi riche qu’inaccessible auparavant, en 1997 : réception de la médaille de l’employé modèle de l’année, avec force discours plein de ferveur et de convictions aux collègues,  remise en plan large et symétrique par des dignitaires du Parti, parasitée par une mise en route impromptue d’une machine à neige artificielle, seule pointe d’humour dans le film ; le bus immobilisé dans le froid à la fin tout comme les vélos, motos ou side-cars, autre métaphore éléphantesque de la fatalité et du régime embourbé, du héros le long du film, une usine en effervescence puis en décrépitude, un homme respecté (« J’ai un don », « Maestro », « Détective Yu » : sérieux, efficace, apprécié de sa hiérarchie, il croit débusquer les petits délinquants qui trafiquent des produits dérobés dans l’usine) puis bafoué (dans le premier plan sur la nuque à la Yi yi, Edward Yang, 2000, il décompose ses nom et prénom Yu Guowei en Yu comme vestige, Guo comme nation et Wei comme glorieux pour répondre à la fonctionnaire pénitentiaire « Yu comme inutile » ; personne ne se souvient de son nom ni de son ancienne gloire, le monde a avancé sans lui, out, perdu ; il doit composer non seulement avec un commissaire, inconséquent, impuissant entre sous-effectif et équipement défaillant, enfermé dans un système et ses privilèges, las et proche de la retraite, qu’il admire bien que le gradé le méprise avec cette impossibilité d’évoluer professionnellement de vigile à flic, son rêve, mais aussi avec des apparatchiks qui n’hésitent pas à la congédier quand ils ne peuvent plus l’exploiter ; la dernière confrontation de Yu, scène bien artificielle, avec un gardien de l’usine oublieux comme les lieux vite reconstruits sur de récentes ruines industrielles).

Si les bruits de pluie et d’orages (le titre anglais est pertinent, « The looming storm ») renforcent la perception stéréo et la profondeur audio (un travail inspiré, selon Yue, de Conversation secrète, The Conversation, Francis Ford Coppola, 1974), les erreurs de montage abondent : inserts visuels évidents, rajouts sonores flagrants issus de studio de sound design (l’inutile goutte à goutte dans la morgue lors de l’autopsie est un écho lourd à la pluie constante), phénomène d’upscaling 4K parfois assez grossier poussé sur la photo.

     Une histoire mal structurée

La structure narrative, on ne peut plus classique, prise entre deux temporalités, où le récit principal est enchâssé dans un long flash-back, où tout le monde manipule tout le monde, ressemble a posteriori à un examen de conscience du personnage principal, revenant sur les lieux dix ans plus tard. Le film, victime de son ambition minée par l’écriture, tant du scénario que filmique, bancale à force d’intégrer trop de dimensions, part dans tous les sens sans prendre parti et sans articulation fluide : polar, comédie sentimentale atypique, bâclée et peu crédible, et chronique politique ; hésitations entre cinéma de divertissement et projet personnel, mal articulé. Ici, l’intrigue policière, délaissée au profit de la focalisation sur l’obsession fatale du héros (« Ce qui m’intéressait, c’était de comprendre le mécanisme qui a conduit à l’aliénation de mon personnage. »), se construit en effet sur le schéma classique occidental du whodunit peu exploité dans le cinéma chinois qui préfère le modèle du film de gangsters. « J’ai eu de la chance. Avec mon synopsis, j’ai trouvé tout de suite un producteur. Le film a été aidé par la fondation de soutien au jeune cinéma chinois créée par le cinéaste Wu Tia Min. Elle a organisé un forum de rencontre au Festival de Cannes. Cinq projets, dont le mien, ont été retenus. A mon retour en Chine, des investisseurs se sont rapprochés de moi. Le scénario est arrivé entre les mains de l’acteur principal, qui s’y est intéressé. Lorsqu’il a accepté de participer, on a pu envisager un film avec un peu de moyens. » Vu le nombre de co-producteurs cités et les logos à rallonge, les moyens n’ont pourtant pas manqué.

     Manque d’incarnation

Un autre problème est un manque d’incarnation.

Sans voyeurisme, aucune mention n’est faite du sort barbare qui a été réservé aux corps de femmes assassinées selon une méthode identique.

La pute vient comme un cheveu sur la soupe : personne n’y croit ; c’est à se demander si la femme, sans épaisseur psychologique, est rêvée, fantasmée.

La rétrocession de la Cité-Etat n’est qu’un prétexte lointain dont Yue ne fait absolument rien. Le twist final, séduisant noir sur blanc, est laborieux.

Enfin, bien que récompensé par le prix du Meilleur Acteur au Tokyo International Film Festival (2017), je n’adhère pas au jeu cabotin, car peu naturel à cause de tics d’acteurs selon les directives probablement du metteur en scène, de Duan Yihong, un acteur chinois, né en 1973 dans la région autonome du Xinjiang, diplômé de la Central Academy of Drama avec une mention en comédie. En 1998, il débuta au sein du China National Theater. En 2003, il a joué dans le film Summer Palace (Lou Ye). Cette même année, il a obtenu le prix du Meilleur Acteur au International Film Festival of India pour sa performance dans le film Drifters (èr dì,Wang Xiaoshai). Il s’est ensuite fait connaître en Chine en 2006, grâce au rôle de l’officier Yuan Lang dans la série télévisée Soldier attack. En 2011, il était le rôle principal du film Bái Lù Yuán (White Deer Plain) du réalisateur Wang Quanan. La même année, il est récompensé par le Golden Phoenix Award (Prix de la China Film Society of Performing Art). En 2014, il obtient le prix du Meilleur Acteur au Shanghai International Film Festival pour son rôle dans The dead end (Cao Baoping, 2015).

*

     Afin d’échapper à la censure de son pays, Dong Yue, à la technique de papier glacé, semble plus un cinéaste roublard que prometteur. Grand Prix du Jury au 10e festival international du film policier de Beaune (2018).

Une pluie sans fin, Bàoxuě jiāng zhì, littéralement La tempête qui arrive, The looming storm, Dong Yue, 2017, Chine, 1h56.

Huis clos pour un grand huit psy

The Guilty, Den skyldige, Gustav Möller, 1h25, Danemark.

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Chef d’œuvre

     Attention, voici un diamant noir, épuré, minimaliste comme du design danois à la Georg Jensen et froid, sans être formaliste, fluide et clinique, comme le climat du pays scandinave. Ce premier film, comme Jusqu’à la garde (Xavier Legrand, 2017), est déjà un classique qui sera enseigné, comme Reservoir dogs (Quentin Tarentino, 1992) – mais sûrement pas le raté Les huit salopards (The Hateful Eight, Quentin Tarantino, 2015) bien inférieur à La chevauchée des bannis (Day of the Outlaw, André de Toth, 1959) – dans les écoles de cinéma, n’eût été à terme le vieillissement voire l’obsolescence des appareils technologiques (suspense de la sonnerie, urgence de la numérotation rapide, drame du répondeur, téléphone portable comme moyen de court-circuiter les canaux officiels, écrans de contrôles, ordinateurs avec jeux d’écrans dans l’écran comme chez Brian de Palma, GPS permettant l’affichage sur l’écran de l’identité et du numéro de mobile du correspondant sur fond de carte géographique des environs, etc.) sauf dans 2001, l’odyssée de l’espace (2001 : The Space Odyssey, Stanley Kubrick, qui bénéficia de l’expertise de la Nasa, 1968). Il s’agit, comme La corde (Rope, 1948) d’Alfred Hitchcock, qui rêvait de tourner intégralement un film dans une cabine téléphonique, d’un opus à contraintes ou à dispositifs (« Je suis intimement convaincu que les contraintes stimulent la créativité. C’est une tradition que j’ai en grande partie héritée de mes années à l’École de cinéma du Danemark. Je pense que c’est une chose avec laquelle il faut travailler, quel que soit le budget du film. Les contraintes rendent plus créatif – du moins elles me rendent plus créatif. Là, la prémisse du film elle-même requiert de se restreindre. Le film ne fonctionnerait tout simplement pas si on avait choisi de quitter le personnage. » expose Möller) filmé chronologiquement sur treize jours, après six mois de préparation, avec trois caméras : unité de lieu (tout se déroule dans le centre d’appel d’urgence de la police entre deux pièces contiguës équipées de bureaux, de postes téléphoniques et d’ordinateurs: l’une, open space aux néons crus et impersonnels, avec collègues flous ou non ; l’autre, isolée avec stores vénitiens intérieurs et demi-obscurité zébrée du halo rouge de la lampe d’alerte fixe comme une installation d’art contemporain dans les films du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul et non comme chez Clouzeau, Le corbeau, 1943 film imprégné d’expressionnisme de la UFA; ici les angles hollandais sont exclus car la sobriété est de mise), d’action et de temps (le récit se déroulant quasiment en temps réel sans aucun flash-back ; « nous avons tourné en live, même avec les acteurs faisant les voix. Et l’équipe de production, le réalisateur se connaissent depuis l’école de cinéma » déclare l’acteur Jakob Cedergren).

     La vertu du film est aussi qu’il ne dure que 85 mn soit 1h25, bien loin de ces œuvres de plus de 2h qui deviennent la norme où le spectateur, dont le billet est certes rentabilisé, sort lessivé.

L’action (course-poursuite sur l’autoroute, perquisition informelle, intervention des policiers au domicile de la victime, etc.) est hors-champ selon l’essentielle leçon de Jacques Tourneur (La féline, Cat People, 1942) : « J’ai compris que chaque personne écoutant cet enregistrement verrait des images différentes. Je crois que les images les plus fortes d’un film sont celles que l’on ne voit pas. » affirme Möller, sorti de l’École nationale de cinéma du Danemark où règnent les spectres paralysants de C. T. Dreyer et Lars von Trier). Le hors-champ génère la peur, fait travailler le spectateur, actif, par l’imagination ou cosa mentale, supprime le mouvement en construisant progressivement un polar de l’impuissance. Le spectateur est réduit au statut d’auditeur, catégorie à laquelle appartient, également, le policier lui-même. Sous l’influence du séminal Conversation secrète (The Conversation, Francis Ford Coppola, 1974), le son structure l’espace grâce au design sonore fin et immersif d’Oskar Skriver (les sons, craquements d’un parquet, frottement des roues sur l’asphalte, bruit de moteur, du vent, souffle, voix lointaines, chuchotées, exigeantes, interrogatives, suppliantes, implorantes d’où le choix de « Jessica Dinnage parce qu’elle avait de la souffrance dans la voix, un timbre rauque, un peu brisé, très spécifique » presque enfantine, sonnerie dans le vide se prolongeant trop longtemps, ont été enregistrés sur les lieux de l’action, à l’intérieur d’une voiture de police ou dehors, sur une autoroute, sur un pont : « c’est comme si on avait fait la moitié du travail sur les décors et l’image dans la salle du montage son » ; « Le bruit de la pluie est l’un des meilleurs sons qui soient pour créer une sensation. Il suffit de l’entendre pour avoir l’impression d’y être. Nous avons différents types de pluie dans le film. Au début elle est agressive, avec une pluie qui frappe fort et des essuie-glaces » précise Möller). Les sens sont convoqués, vue, ouïe, les dimensions essentielles du cinématographe depuis l’avènement du parlant.

La force du film, outre d’habiles intrications de scénarios ou arc narratif personnel, suggérées par une alliance au majeur, un doigt cassé, quelques cicatrices sur les mains, entre la vie privée mouvementée et la vie professionnelle accidentée du policier, d’une triste actualité, d’où sourd l’inévitable besoin de rédemption, est que le spectateur est au même niveau de connaissance, tâtonnements, changements de sens avec retournements ou switches, que le personnage principal, augmentant ainsi le principe d’identification et le suspense, grande leçon hitchcockienne encore une fois, où l’enlèvement est ici le MacGuffin, le sparadrap au doigt, un gimmick comme celui sur le nez de Jack Nicholson dans Chinatown (R. Polanski, 1974) : « Nous voulions donner au public la même perspective sur le monde que celle qu’a notre héros et ce faisant, le faire parvenir aux mêmes conclusions ».

 

Contexte

     Le film s’inscrit dans un genre : le huis clos. Soit Les Maudits (René Clément, 1947), Répulsion (Repulsion, R. Polanski, 1965), Out Of Order (Abwärts, Carl Schenkel, 1984) où quatre personnes sous tension sont coincées dans un ascenseur, Conversations nocturnes (Talk Radio, Oliver Stone, 1988) où un cynique animateur de radio converse avec ses auditeurs,  Cube (Vincenzo Natali, 1997) où cinq inconnus prisonniers d’une pièce cubique flottent dans l’espace intersidéral, Panic Room (David Fincher, 2002), Phone Game (Phone Booth, Joel Schumacher, 2002) où Colin Farrell, coincé dans une cabine téléphonique, est menacé par un sniper fou avec qui il est obligé de dialoguer sous peine de prendre une balle, Buried (Rodrigo Cortés, 2010, récompensé dans plusieurs festivals à sa sortie) où le spectateur passe 90 minutes dans un cercueil, Locke (Steven Knight, 2013), Tunnel (Teo-neol, Seong-hun Kim, 2016), Wheelman (Jeremy Rush, 2017) mais aussi, références explicitées par le jeune réalisateur Möller, 12 Hommes en colère (12 Angry Men, 1957) et Un après-midi de chien (Dog Day Afternoon, 1975) de Sidney Lumet qui venait de la tv. Les films à téléphone sont légion : Raccrochez, c’est une erreur (Sorry, Wrong Number, Anatole Litvak, 1948), The Call (Brad Anderson, 2013 avec Halle Berry), Her (Spike Jonze, 2013), la série Calls de Timothée Hochet diffusée sur Canal + focalisée sur un écran noir avec quelques lumières clignotantes.

     « C’est basé sur les recherches, sur des histoires d’officiers de police passés par des histoires traumatisantes et qui en ont été profondément affectés » selon l’acteur principal. Le cinéaste a co-écrit le scénario avec Emil Nygaard Albertsen avec qui il avait également créé son court-métrage I Mørke (In Darkness, 2015, prix Next Nordic Generation). Tout est parti en regardant une vidéo réelle, sur YouTube, où une américaine victime d’un enlèvement parle à un urgentiste de la veille 911, l’équivalent de notre 17 aux USA, le 112 au Danemark. Möller a été intéressé par « Le fait que chaque personne, en écoutant le même clip, puisse voir des images différentes ». C’est le premier film de cinéma inspiré par un documentaire radio, un podcast américain Serial diffusé en feuilletons hebdomadaires, délivrant une vérité complexe. L’immersion est dans le film quasi documentaire : le flic, au piquet, rongé par la culpabilité – ce qui ne l’empêche pas de déroger à la procédure en prenant des initiatives personnelles -, répond avec un peu d’ironie à un drogué en pleine crise d’angoisse, à un homme cadenassé dans sa voiture après avoir été agressé et volé par une prostituée dans un quartier chaud de la capitale, à une fille qui a fait une chute à vélo et c’est fait mal au genou, à un gars au milieu d’une bagarre à la sortie d’une boîte de nuit (« Vous n’avez pas idée du nombre de coups de téléphone étranges qu’ils reçoivent. » souligne l’acteur en immersion). Ecouter, tout en conseillant, être empathique, rassurer, consoler, hiérarchiser les priorités, poser des questions, fermées ou non, repérer l’endroit où se trouve la voiture, agir avec le secteur Nord. Bref, qui est le coupable dans l’histoire ?

 

L’acteur

     Tout repose sur Jakob Cedergren,  acteur suédois vivant au Danemark, révélé dans la mini-série danoise The Spider (Edderkoppen, 2000), Meurtres à Sandhamn, (Morden i Sandhamn, 2010-2018 diffusée sur Arte), Traque En Série (Den som dræber, 2011) et des films comme Les Bouchers Verts (De grønne slagtere, Anders Thomas Jensen, 2003 aux côtés de Mads Mikkelsen), Frygtelig lykkelig (Terribly Happy, Henrik Ruben Genz, 2008), Rage (Sally Potter, 2009), Submarino (Thomas Vinterberg, 2010), Antigang du français Benjamin Rocher (2015). Il est filmé sous toutes les coutures : gros plans en plein format 2:39 avec casque-téléphone ou non, souvent fixes, cadrés impeccablement, parfois à la caméra à l’épaule lors de scènes de dramatisations, de profil, de face, en plans-séquences, dont un de 35 minutes, les doigts qui tapotent de nervosité, la tension du film perceptible sur son visage (bonne volonté, doute, rage, confusion, remords, pardon) et dans les diverses intonations de sa voix, un découpage avec une échelle de plans, des angles de prise de vue travaillés quoique classiques, un cadre large du lieu de travail du début se resserrant dans l’autre bureau isolé dans lequel Asger s’enferme. La caméra de Jasper J. Spanning suit le moindre mouvement d’Asger / Jakob « Ce sont ses yeux qui m’ont convaincu qu’il était parfait pour le rôle, explique le metteur en scène. C’est comme s’il vous cachait un secret, mais en même temps on peut lire tellement de choses à travers son regard ! ». Les yeux clairs, expressifs, une échancrure à l’œil droit qui pourrait suggérer, parfois, une larme. Selon Möller, l’acteur principal « a pu contribuer à l’écriture du scénario en apportant ses propres idées ».

*

     Un film justement récompensé : prix de la critique au Festival du Film Policier de Beaune, pour sa 10e édition, prix du Public à Sundance, Rotterdam et au Festival international du film de Transylvanie, prix RTBF et Prix BeTV au BRIFF ou Festival international du film de Bruxelles. Pas mal pour un film qui a vu le jour grâce à un programme de développement de jeunes talents ! « Je travaille sur un long métrage qui, comme The Guilty, se déguise en film de genre pour aborder un sujet très complexe. »

[Manuscrit, Poésie] CADETTE DES 7 (épisode #57)

abîme abysses abymes

comprendre ses blancs

amie à la barre

pierre naïf

dit l’amie

s’intéresse plus

aux polders

qu’à la psyché

de la femme

enjouée gaie

la sienne

français fréquentent

français au

pays du mur

cadette des 7

demi femme heureuse

dit l’amie

à la barre

en pleine poire

pas vu pas su

pas femme demi heureuse

cadette des 7

gaie enjouée

réussi à sauver

part d’elle même

plus polders

que psyché

de sa femme

dit l’amie à la barre

je l’aime

« Je vous conseille de lire Erik Wahl. C’est un excellent poète. Il n’a pas encore publié de livre mais, on peut découvrir ses textes dans des revues comme Nioques. » Cyrille Martinez, D-Fiction

[Manuscrit Poésie] Cadette des 7 (épisode #54)

pour belle-mère

pas vu pas su

en maillot de bain au 6e mois rien vu

personne rien vu

ma fille médecin rien vu

pour belle-mère

ses sœurs rien vu

ses proches rien vu

dedans box

bébés pas partie de moi-même

jamais le sentiment de tuer des bébés

juge dit

mari dit

pour famille nombreuse

président comprendre

réel normal mobile

pourquoi ne pas

faire plaisir au mari ?

hors sujet

dit  marri

pas logique

se raccrocher

à réalité

dit président

chercher mobile

sensation du bébé dans mon ventre

cadette des 7

pas gérer la proximité du mari

silence

gérer rien du tout

silence

refus des rapports vers la fin

Quand conjugal se conjugue à l’imparfait

Jusqu’à la garde, Xavier Legrand, 1h33.

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             Prends garde spectateur, la montée progressive de la peur donne des hauts-le-cœur. Ce film réaliste voire naturaliste saisit. La critique est unanimement positive sauf Les Cahiers du cinéma le film retrouve les pires travers du mélodrame, pour faire de l’ensemble un épais dossier sur les violences conjugales. »). C’est vrai que c’est un film, organique, un peu Télérama, qui laisse sur sa faim, pour feu les Dossiers de l’écran. Les plans séquences du test de grossesse et d’anniversaire de la fille tout juste majeure, qui chante Proud Mary (Rolling on a River) interprété par les Turner – ce qui ne manque pas de piquant vu le sujet du film lorsque l’on sait comment Ike traitait Tina, sont inutilement trop longs. Ceci dit, frissons garantis !

*

Planter le décor

             La première scène, digne d’Asghar Farhadi (Une séparation, Jodaeiye Nader az Simin, 2011) inspiré de Depardon, des Dardenne et de Mungiu, dure 20 minutes : une JAF (juge des affaires familiales, « Il ne s’agit pas de savoir qui ment dans cette histoire, mais qui ment le moins »), deux camps, la mère, visage dur, fermé (Léa Drucker, une Lassie qui a la peau sur les os, femme fragile mais aucunement victime, mère forte aux yeux bleus paniqués qui joua déjà l’ambiguë Laurène Balmes dans Le bureau des légendes d’Eric Rochant, 2015 suite au repérage dans le court de Legrand), le père, grosse masse en survêt’ aux yeux de cocker devant l’institution, inspiré de Ne pas avaler (Nil by Mouth, Gary Oldman, 1997), a déménagé et changé de boulot pour se rapprocher de son fils, flanqués de deux baveuses qui s’étripent de conserve selon la procédure et l’enfant, pris en étau (juste Thomas Giora). Cette scène, digne de Pialat, dont Legrand n’a pas vu les films, puise, par le positionnement de la caméra, dans les origines du cinéma, chez les frères Lumière. Xavier Legrand a mené son enquête auprès de juges (audiences de conciliation), d’avocats, de police secours (sidérante scène finale d’un flic au bout du fil en montage alterné tenant le spectateur en haleine), de femmes battues, de psychologues, de travailleurs sociaux, de groupes de paroles pour hommes violents. La dextérité de la mise en scène, étonnante pour un premier long métrage, laisse croire qu’il s’agit d’un long plan-séquence alors que les plans, serrés et fixes, les champs/contrechamps sont nombreux. Yorgos Lamprinos (Mehdi Charef, Costa-Gavras, Panos Koutras) est au montage. Les voix précèdent parfois l’image : le témoignage du petit, contre son père (« J’ai peur pour mamanc’est pas un pèreje veux plus jamais le voir… »), lu par la voix neutre de la juge est poignant. Le réalisateur capte la tension, le malaise grandit. La décision de la juge, d’abord contre l’ex-mari, est finalement en faveur de la garde partagée. Fatale décision pourtant humaine. Nous sommes embarqués et indisposés. « C’était un pari aussi de commencer par cette longue scène de 20 minutes, où l’on n’entend que des plaidoiries, des mots, des mots, des mots, tout en gardant l’attention du spectateur. » déclare Legrand.

             La force du film est d’éviter tout pathos, de travailler la peur par la suggestion, le travail du hors-champ selon la leçon de Tourneur (La féline, Cat People, 1942 ; « Avec les armes du cinéma, cette fiction rend visible la terreur qui ne se voit pas. » selon Léa Drucker). En effet, la musique est absente, les sons quotidiens, mentionnés dans le scénario avec story-board, sont amplifiés (les sonneries de téléphone portable, les horloges, les alertes sécurité de la voiture, le glissement de la ceinture de sécurité, les portes qui claquent, l’interphone, le bruit de l’ascenseur très flippant, les bruits des couverts lors des repas familiaux, etc.), les gros plans en intérieur où alternent fixité et grande mobilité (voiture, maisons, ces dernières étant la marotte du belge Joachim Lafosse dans L’économie du couple, 2016 lui-même inspiré de Dario Argento et Roman Polanski, « Je voulais parler de la maison, ce lieu où l’on est censé être à l’abri, alors que ce n’est pas forcément le cas » souligne Legrand) sont répétés mais sous différents angles pour accentuer l’effet d’anxiété et d’enfermement.

« C’est en inversant le point de vue de l’histoire que j’ai pu mettre en exergue le suspense du quotidien ». Le point de vue central est celui ensuite de l’enfant avec lequel les scènes, chronométrées, ont été tournées dans l’ordre chronologique : tout est grossi jusqu’à l’insupportable, le père, rejeté, devient un ogre, personnage central d’un conte cruel. Le fiston (« Je m’inquiète pour maman ») tente d’esquisser, ment même, pour ne pas être le pion d’une vengeance du père sur la mère. Il est harcelé (« Tu es devenu aussi menteur que ta mère ») par celui dénommé tant par le fils que par l’ex-femme, l’ « autre » : le géniteur parvient à obtenir les informations qu’il veut, sans se soucier de la violence psychologique. « C’est un rôle dur où il doit aborder de front la violence, la manipulation, la noirceur sans qu’on perde son personnage, sans qu’on le rejette et qu’on refuse de le comprendre. Il doit se glisser dans la peau d’un homme malheureux, en butte à lui-même, qui essaye de se faire aimer, mais vit dans le déni » explique Legrand. L’homme n’est donc pas monolithique, il pleure dans les bras de son ex (un sarkosien « J’ai changé »), terrorisée, contrôlant ses propos, ce qui permet de s’identifier ou de le rendre humain et d’expliquer, non pas d’excuser, l’escalade puisque tout le monde est contre lui, y compris ses parents. Chacun a ses raisons (Renoir).

Enfin, le film se décadre vers la femme enfermée pour une scène de terreur, qui marque. Vous n’entrerez plus dans une salle d’eau comme avant !

Le point commun ? L’homme désemparé, faible, aux prises avec ses douleurs d’enfance, rabaissé qu’il est par son père, manipulateur, tentant de reconquérir son ex, est l’axe principal de ces différents points de vue à l’enchaînement irréprochable.

             Archéologie

             Legrand était parti pour composer une trilogie de courts-métrages suite à la thématique et à la réussite d’Avant que de tout perdre (2013, 29’). Mêmes personnages, mêmes comédiens, équipe technique identique. Ne pas changer une équipe qui gagne après quatre prix au Festival du court métrage de Clermont-Ferrand (Grand prix, prix du public, de la jeunesse, de la presse), César du meilleur court métrage (2014) et sélection pour l’Oscar du court métrage. Le fils d’infirmière et de surveillant-chef de prison tournait déjà la journée tourmentée d’une femme : elle emmenait son jeune fils et sa fille adolescente au supermarché où elle travaillait. Femme battue, Miriam quittait enfin son mari. Alors qu’elle attendait sa sœur, pour les emporter, le mari débarquait suscitant l’angoisse chez tout le monde. Le long était déjà dans la tête lors du tournage du court puisque Jusqu’à la garde a été écrit en 2008.

             Pas petit, Legrand XL

             L’ancien acteur (diplômé du Conservatoire national d’art dramatique de Paris et élève de la tragédienne Nada Strancar qui joua chez Vitez, il intégra fin 2005 le TNP de Villeurbanne du temps de Schiaretti pour jouer dans La Mouette de Tchekhov puis Le Roi Arthur pour le TNS où Alexandre Gavras, fils aîné de Costa-Gravos et producteur de Jusqu’à la garde, était venu ­filmer La Cerisaie d’Anton où Legrand assistait ­Julie Brochen à la mise en scène mais aussi Shakespeare, Molière, Copi, Pinter, Vinaver, Delay, il vient de jouer Auto-accusation de Peter Handke ; « Le fait aussi d’avoir travaillé avec un metteur en scène comme Christian Benedetti, par exemple, qui a un vrai sens de la dramaturgie, a aiguisé mon esprit de construction. » ; au cinéma, il joue des seconds rôles dans Au revoir les enfants, Louis Malle, 1987, Les Mains ­libres de Brigitte Sy, 2010, Les Amants ­réguliers de Philippe Garrel, 2005), amateur de tragédie (« Je me suis très tôt passionné pour les auteurs tragiques grecs, puis pour Corneille, Shakespeare, Victor Hugo. Les liens du sang, le pouvoir et le crime… » ; « Je cherchais ce qui, dans nos sociétés modernes, était l’équivalent de la tragédie grecque »), y compris contemporaine, s’est laissé emporter, en parfaite maîtrise, par son sujet. Ses influences ? « C’est Kramer contre Kramer qui se termine en Shining, en passant par La Nuit du Chasseur. » déclare le metteur en scène. Ajoutons un côté Haneke pour la mise en scène clinique et fluide avec suspense hitchcockien sans omettre ses disciples, Chabrol et Brian de Palma.

             A star is born to be alive

             Ménochet est impressionnant, tout en retenu, il passe en un éclair d’un regard d’agneau à celui d’un tueur. Rêve d’acteur. Pas étonnant pour cet amateur d’Hopkins, Hannibal le cannibale dans Le silence des agneaux (The Silence of the Lambs, Jonathan Demme, 1991), qui joua logiquement un flic dans Hannibal Lecter – Les origines du mal (Hannibal Rising, Peter Webber, 2007). Fils de bibliothécaire et d’ingénieur pétrolier, il a beaucoup voyagé (Norvège, Texas, Uruguay et Emirats arabes unis), ce qui lui vaut un parfait accent anglais. Il a donc joué le serveur dans La Moustache (Emmanuel Carrère, 2005), Le Skylab (en gentil militaire, Julie Delpy, 2011), Dans la maison (François Ozon, 2012), Toni dans l’excellent Grand Central (comme travailleur, la normalienne Rebecca Zlotowski, 2013), Je me suis fait tout petit (en séducteur face à Vanessa Paradis, Cécilia Rouaud, 2012), Les Adoptés (idem avec Mélanie Laurent, 2011) mais aussi dans Robin des bois (Robin Hood, Ridley Scott, 2010), The Program (Stephen Frears, 2015), Assassin’s Creed (Justin Kurzel, 2016). Repéré dans La Môme (Olivier Dahan, 2007 où il joue un journaliste), sa carrière a décollé grâce au rôle de Perrier LaPadite, un fermier résistant face au nazi Waltz dans la scène d’ouverture dans Inglorious Basterds (Quentin Tarantino, 2009). A n’en pas douter, un futur Thom Hardy.

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             Un film déjà amplement récompensé : longuement ovationné lors de la remise du Lion d’argent de la meilleure mise en scène et du Lion du futur, prix « Luigi de Laurentiis » du meilleur premier film à la Mostra de Venise 2017, prix du Public du Meilleur Film Européen au Festival International du Film de San Sebastiàn 2017, prix du jury au Festival International du Film de Saint-Jean-De-Luz 2017, prix du Meilleur Réalisateur au Festival International du Film de Macao 2017, prix du Public au Festival Premiers Plans d’Angers 2018. Le film a séduit à l’international et sera diffusé dans plusieurs pays européens, aux États-Unis, en Australie, en Chine et au Japon. Legrand travaille sur une comédie noire, ça promet !

 

 

 

Bing à Ebbing

Three Billboards Outside Ebbing, Missouri, Martin McDonagh, 2017

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« Cela me plaisait que le titre soit long, excentrique. Et le fait qu’il soit tellement particulier le rend aussi mémorable. » déclare le réalisateur anglo-irlandais McDonagh. La traduction française de son troisième film est toujours aussi ridicule, il va falloir y remédier un jour, 3 billboards – Les Panneaux de la vengeance. La loi 101 n’est, pour une fois, pas heureuse : Trois Affiches Tout Près d’Ebbing, Missouri au Québec. L’amateur de The Clash, de Ne vous retournez pas de Nicholas Roeg (Don’t Look Now, 1973), où un couple éprouve la disparition brutale de leur jeune fille, et de Paris, Texas (Wim Wenders, 1984), nous décrit au scalpel un patelin perdu dans le trou du cul du Midwest, Missouri, mi-péquenauds, dans la Bible Belt, même si le lieu de tournage est plutôt dans l’ouest de la Caroline du Nord, une bourgade montagnarde. Consciencieux, McDo a visionné ses deux autres films : dans 7 psychopates (Seven psychopaths, 2012), « il manquait une connexion humaine. Dans In Bruges, j’étais avec le personnage de Colin Farrell et laissais de l’espace pour la part triste de l’histoire à travers les silences, les regards. Ce n’était pas simplement drôle, burlesque. ». Mais caution, Lemy, pour ce polar qui n’en est pas un : « Il ne s’agit pas pour autant d’une réaction directe à la situation en Amérique ces dernières années ». Quelques séquences à la Tarantino sont efficaces pour ce film d’1h55 : un passage à tabac avec défenestration, dans un bar pour la bonne cause, le retour de fraise du dentiste qui venge Dustin Hoffman en Babe (Marathon man, John Schlesinger, 1976) ; la peau de vache qui, dans ce rape and revenge mais pas que, balance des cocktails Molotov et cogne des lycéens impertinents devant son fils médusé. Ambiance.

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Humains, trop humains

Mère ___rage

Outre un humour noir à la Coen, même si McDo s’en défend, et des dialogues à la serpe trempée dans l’acide (« Tu sais ce qu’ils font des tafiottes à Cuba ? Ils les tuent ! – Tu es sûr que ce n’est pas plutôt dans le Wyoming ? »; McDo s’inspirant de Pinter, Shepard, ses personnages forts en gueule et loosers magnifiques, et Mamet a écrit The Leanane Trilogy et The Aran Islands Trilogy, récompensés en 1996 du London Critics Circle Theatre Awards; dès 2003, son univers théâtral se teinte d’humour noir avec The Pillowman, A Behanding in Spokane créé à Broadway en 2010 avec en tête de gondole Christopher Walken; à noter que McDo trouve fort justement que MilkShakespeare est ennuyeux), les personnages sont complexes, évoluent en sondant leur part d’ombre mais aussi leur beauté puisque, selon le metteur en scène, il s’agit d’un film … optimiste ! « Le plus terrible dans ce monde, c’est que chacun a ses raisons. » Renoir l’avait déjà mentionné.

Et voilà que débarque Frances McDormand, déjà auréolée d’un oscar pour son rôle de flic humaine, teigneuse et enceinte jusqu’au cou (Fargo, 1997, Frères Coen dont l’un est marié à Frances qui joua Abby, une femme prise dans un triangle amoureux entre patron de bar texan, barman et tueur à gages au rire sardonique dans Sang pour sang, Blood simple, 1984, dans Arizona Junior, Raising Arizona, 1987, Miller’s Crossing, 1990, The Barber, 2002, Burn After Reading, 2008 où elle a incarné l’employée loufoque d’une salle de gym, collègue de Brad Pitt, rêvant de chirurgie esthétique, Ave, César !, 2016 en passant par l’ami du clan, Sam Raimi, Darkman, 1990, ou encore Ken Loach pour Secret Defense, Hidden Agenda, 1990, John Boorman, Rangoon, Beyond Rangoon, 1995, le thriller Mississippi Burning d’Alan Parker, 1988 où elle est nommée pour l’oscar du meilleur second rôle tout comme dans Presque célèbre, Almost Famous de Cameron Crowe, 2000 où elle est la mère, Père et flic, City by the Sea, Michael Caton-Jones, 2002 où elle dialogue avec Robert de Niro, ou encore la femme de Sean Penn, un rocker gothique vieillissant chasseur de nazi dans This Must Be the Place de Paolo Sorrentino, 2011, Moonrise Kingdom de Wes Anderson, 2012 avec Edward Norton et Bill Murray, le blockbuster de Michael Bay Transformers 3 : La Face cachée de la Lune, Transformers : Dark of the Moon,  2011;  au théâtre, elle incarna un rôle dans Un tramway nommé désir, A Streetcar Named Desire de Tennessee Williams ou encore Lady Macbeth dans la pièce de Shakespeare), en white trash travaillant dans une boutique de souvenirs kitschs avec son bandana en hommage à Walken dans Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter, Michael Cimino, 1978), son visage figé, la mâchoire serrée à la Calamity Jane avec son bleu de travail. L’un des deux flashbacks indique que les rapports avec son ado, la mal nommée Angela, une sorte de MacGuffin à la Laura Palmer, n’étaient pas simple : elle lui a interdit fermement d’emprunter la voiture le soir fatidique. Balancer des céréales sur la tronche du jeune fiston (celui qui était dans Manchester by the Sea, Kenneth Lonergan, 2016 traite ici sa mère de « vieille pute ». Mildred s’insurge : « Pourquoi vieille ? Je ne suis pas vieille ! ») n’est pas d’une élégance folle bien qu’il soit drôle de se retrouver dans une scène à la Laurel et Hardy dont bien des parents rêvent. « Elle est arrivée avec cette idée de western, et d’une figure de ce type. Sans apprécier John Wayne outre mesure, j’ai trouvé judicieux le choix d’une icône américaine pour qui le job doit être exécuté. Mais du coup, le film a sans doute un peu plus penché du côté du western que je ne l’imaginais au départ. Et Carter Burwell, le compositeur, a dû s’en rendre compte lui aussi, parce que sa partition a apporté des touches de western-spaghetti. Après coup, j’ai dû me rendre à l’évidence : les éléments de western, avec une personne débarquant en ville pour aller débusquer les méchants, sont bel et bien présents, même si je n’avais pas envisagé Three Billboards comme tel au moment de l’écriture. » Western oui, dans la lignée entre autres de Trois enterrements (The Three Burials of Melquiades Estrada, Tommy Lee Jones, 2005) et Comancheria (Hell or High Water, David McKenzie, 2016) mais pas seulement.  Il y a aussi du Spencer Tracy errant dans la bourgade d’Un homme est passé de John Sturges (Bad Day at Black Rock, 1955), à la recherche d’un nippon lynché par les autochtones durant la deuxième guerre mondiale. Cette go and get it, qui pourrait être une Mildred Pierce (Le roman de Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945) n’a pas sa langue dans sa poche, en bravant le code Hayes, en recadrant un prêtre sur le thème de la pédophilie, en remplaçant ces foutus babillards énormes, qui se voient de loin sur une route abandonnée, autour desquels le film est un peu trop axé en plans larges et en perspective : « Agonisante et violée »; sur le deuxième, « Et toujours pas d’arrestation ? »; « Pourquoi, chef Willoughby ? » sur le troisième en lettres noires sur fond carmin. « Ma fille, Angela, s’est fait enlever, violer et assassiner, il y a sept mois le long de cette route. Et apparemment, les policiers de la région sont trop occupés à torturer les Blacks pour avoir le temps de faire leur boulot et d’aller arrêter les vrais criminels. Je me suis dit que ces panneaux les feraient peut-être réfléchir… En fait, je ne sais pas ce qu’ils font. Ce que je sais, c’est que le corps brûlé de ma fille repose six pieds sous terre. Et eux, ils s’enfilent des beignets toute la journée et arrêtent des gosses parce qu’ils font du skate sur les parkings… » Nous pourrions nous passer des photos du corps calciné. C’est pendant un de ces voyages que Martin McDonagh, entre Alabama, Georgie et Floride, a aperçu à travers la vitre du bus qui traversait une ville du sud des Etats-Unis, trois panneaux publicitaires qui reprochaient à la police locale de ne pas avoir élucidé un meurtre. « J’y ai lu de la colère, de la douleur et du courage » souligne McDonagh.

Grillé, le poulet

     Bref échange entre l’incompétent chef de la police, qui se révèle proche des gens, un bon manager rempli de bonté et de philosophie, un père et un époux admirable, à lire sa touchante lettre d’amour, et la mère tant éplorée au point que si on la secoue, elle est pleine de larmes : « Vous saviez que j’étais malade, mais vous avez quand même mis mon nom sur cette affiche ? » demande, incrédule, le robuste flic à Stetson. « Pour que ce soit efficace, il fallait bien le faire avant que vous claquiez, non ? ». Le chief Woody Harrelson était déjà présent dans la série True Detective, Tueurs nés (Natural Born Killers, Oliver Stone, 1994), No Country for Old Men (avec le Stetson de Wells, Frères Cohen, 2007), Insaisissables (Now You See Me, Louis Leterrier, 2013) avec sa stature, sa tronche de traviole qui bouffe ses mots pour en sortir des perles.

     Les flics n’ont pas la part belle. « Tu sais, si on devait dégager tous les flics racistes, il n’en resterait que trois. Et ces trois-là détesteraient les pédés » (Woody Harrelson à Frances McDormand). Dixon cumule : redneck plus ultra fort bas de plafond (pléonasme), raciste (il cogne les noirs mais n’aime pas qu’on les traite de « nègres » car ce sont des « gens de couleur » qu’il tabasse ! « So how’s it all going in the nigger-torturing business, Dixon? -It’s « Persons of color » – torturing business, these days, if you want to know … »), homophobe, fainéant à mettre les talons sur le coin du bureau (avec Abba en fond), alcoolique, fils à maman elle-même alcoolique et autoritaire. « Dans un premier montage, il y avait plus de numéros de Sam Rockwell faisant l’idiot par exemple. C’étaient de super scènes mais cela nous éloignait de la tragédie. » Rockwell prend son pied en adjoint Dixon et nous aussi : « Je suppose qu’il y a une part de dégoût de soi, dont souffrent beaucoup de racistes. Je pense que c’est d’abord cela. Il y a aussi sa relation étrange avec sa mère. » affirme l’acteur qui a travaillé avec un suprématiste blanc repenti. S’il a patrouillé avec de la flicaille pour s’imprégner, il s’inspire également de la série Cops. « Coal Miner’s Daughter est un super film sur la culture hillbilly, Tender Mercies avec son regard sur la country, Lonesome Dove est excellent, d’autres westerns aussi ou même The Right Stuff, qui en a la philosophie. » L’incroyable Rockwell, véritable character actor interpréta des rôles dans le cinéma indépendant new-yorkais (Last Exit to Brooklyn d’Uli Edel, 1989, Basquiat de Julian Schnabel, 1996, Box of Moonlight de Tom DiCillo, 1996) et aussi dans Celebrity de Woody Allen (1998), Galaxy Quest de Dean Parisot (1999), dans La ligne verte (The Green Mile, 1999) de Frank Darabont en psychopate marquant, Confessions d’un homme dangereux (Confessions of a Dangerous Mind, le premier film de Georges Clooney où Rockwell obtint le prix d’interprétation à Berlin en 2002) où il est Chuck Barris l’animateur de tv, Les associés (Matchstick Men, Ridley Scott, 2003), L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford (The Assassination of Jesse James, Andrew Dominik, 2007), dans Frost/Nixon, l’heure de vérité (Frost/Nixon, Ron Howard, 2008), Moon (2009) de Duncan Jones, le fils de Bowie, où il est Sam Bell l’astronaute, Iron Man 2 (Jon Favreau, 2010), Cet été-là (The Way, Way Back, Nat Faxon et Jim Rash, 2013), dans The Best of Enemies (Robin Bissell, en cours de tournage) comme membre du Ku Klux Klan. Il ne partage pas que le même goût pour le cinéma indépendant américain des années 70 (Bob Rafelson, Martin Scorsese, Peter Bogdanovich, Terrence Malick, etc.) avec McDo, il a participé à sa pièce A behanding in Spokane et à son deuxième film, 7 Psychopathes (2012). « Sam [Rockwell] et moi, nous apprécions les films avec Robert De Niro jeune, Marlon Brando, James Dean ou Montgomery Clift. Et en écrivant, j’ai réalisé qu’ils n’avaient pas vraiment d’équivalent féminin : les jeunes filles n’ont pas de Travis Bickle [le personnage joué par Robert De Niro dans Taxi Driver, M. Scorsese, 1976] ou de Marlon Brando, quelqu’un pouvant influer sur la façon dont vous allez marcher ou vous tenir, adolescent. » Baste, le poulet cédera à la rédemption, thème américain en diable, grâce à l’un des redoutables et imparables effets de scénario, des arcs, qui nous font tomber dans le panneau.

Željko Ivanek, figure familière des génériques télé et ciné, est également un sergent Rantanplan.

Des seconds rôles pas si seconds

     Les acteurs-trices sont au même niveau. Peter Dinklage, nain viril sorti de Freaks – La monstrueuse parade (Freaks, Tod Browning, 1932), Fellini, Les nains aussi ont commencé petits (Auch Zwerge haben klein angefangen, Werner Herzog, 1970), également Tyron Lannister dans Game of Thrones, est touchant dans une étrange scène de drague. Le flic, ex-mari de Mildred, Hawkes en Charlie, se tape une jeunette écervelée en short de … 19 ans qui arrive à sortir, à la lecture d’un marque-page, que « La haine attise la haine ». La belle gueule Caleb Landry Jones (Red Welby), aux chemises incroyables, a été vu dans The social Network (David Fincher, 2010) et dans Queen and country (Boorman, 2014), Twin Peaks (David Lynch, 2017), Get Out (Jordan Peele, 2017) et The Florida Project (Sean Baker, 2017). Il a débuté dans No Country for Old Men – Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme (No Country for Old Men, Frères Cohen, 2007). Un directeur d’agence de pub qui lit Flannery O’Connor n’est pas fondamentalement mauvais ! Enfin, celui qui remet les pendules à l’heure au commissariat, Clarke Peters, dégage une véritable classe et laisse songer à une réincarnation de Morgan Freeman.

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     La fin, un road-movie vers l’Idhao, est ouverte et ingénieuse. Par contre, maigres réserves, certains plans avec du flou en second plan font bondir, de même qu’une surexposition aveuglante dans deux scènes. Enfin, l’omniprésente musique de l’habitué des Cohen, Carter Burwell, ponctuée de standards folk ou country pour renforcer l’americana (Townes Van Zandt, Joan Baez, etc.), indispose parfois tant la scène est surlignée. Un bon film bien ficelé.

Bingo pour ce film à 15 millions de dollars financé par la filiale « art et essai » du studio Fox : prix du meilleur scénario à la Mostra de Venise 2017; people’s Choice Award au Festival international du film de Toronto 2017 (TIFF); prix du public au festival international du film de La Roche-sur-Yon et à Vesoul (2017); quatre golden globes (meilleure actrice, meilleur film dramatique, meilleur second rôle pour Sam Rockwell, et meilleur scénario) antichambre des oscars pour McDo & McDo, SAG awards, syndicat hollywoodien des acteurs (meilleure actrice pour Frances McDormand, du meilleur second rôle et de la meilleure distribution), Critics choice awards et ce n’est certainement pas fini. Mérité.

Superbe film d’esthète

Le portrait interdit, Charles de Meaux, 2016, 1h34

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Enfin un film délicat et qui dure moins de deux heures !

De Meaux, choisissons le moindre

          Loin de l’évêque meldois aux sermons charpentés, De Meaux semble une personne intéressante : d’abord jockey, non seulement il crée des œuvres d’art plastique exposées au Guggenheim de New York ou à Beaubourg mais il monte aussi en 1997 sa société de prod., Anna Sanders films, avec, entre autres, les plasticiens Philippe Parreno, Pierre Huyghe ou Dominique Gonzales-Foerster. Coproducteur des films du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul (Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures), Loong Boonmee raleuk chat, Palme d’or, Festival de Cannes 2010), proche de l’installation d’art contemporain, il réalise des films, essentiellement en Asie : au Pamir (Le Pont du trieur, 2000), au Kirghizistan, Tadjikistan, Ouzbékistan et Kazakhstan (Shimkent hôtel, Shimkent Hotel, 2003 où Melvil Poupaud joua lors d’un tournage éprouvant), à Macao (Stretch, 2011, qui défraya la chronique à cause de la mort de David Carradine, où la star, l’actrice, chanteuse, égérie de marques de luxe et productrice Fan Bingbing apparaissait déjà ; l’ancienne colonie portugaise a nourri la fiction, l’imaginaire populaire chez Ian Fleming, Joseph Kessel, Ernest Hemingway, Antoine Volodine et son post-exotisme entre autres en passant par l’enfer du jeu de toc dans les studios hollywoodiens). Le point commun chez De Meaux ? Les récits énigmatiques, hantés par la perte, l’angoisse de la disparition.

Tribulations d’un tournage

          De Meaux plante l’ambiance : « Chaque jour, il [le tournage] aurait pu s’interrompre définitivement. Les difficultés de dialogue avec les techniciens, une incompréhension dans mes attentes sur le décor, les tracasseries administratives. Nous avons échappé de justesse à la catastrophe à de nombreuses reprises ! Sur le plateau, presque personne ne parlait anglais… » Le chef-opérateur chinois se fâche régulièrement avec le réalisateur, la tension monte ; un technicien français est pris en otage. La chaleur estivale, 38°, n’arrange rien. Bingbing est une telle star (après Buddha Mountain, Guan yin shan, Yu Li, 2010, Far Away : les soldats de l’espoir, Mai wei, Je-kyu Kang, 2011 elle devient, en succédant à Gong Li, la chinoise d’Hollywood avec X-Men, Days of the Future Past, Bryan Singer, 2014) que, dans une petite ville du Nord de la Chine à la frontière de la Mongolie, des milliers de fans de Fan débarquent, les acteurs sont obligés de se réfugier dans une cabane de jardinier, l’équipe s’occupe de faire circuler des faux bruits pour les éloigner, l’armée s’en mêle pour assurer la sécurité des artistes (le chanteur de hip-hop Huang Jue interprète le rôle de l’empereur ; la suivante de gnagna l’impératrice est connue à la télé ; le grand intendant est une star du théâtre de Taïwan). Dans son carnet de tournage, Voyage à Film City chez Pauvert, Melvil Poupaud relate les décors, dans l’immense studio où les bâtiments et les cantines poussent comme des champignons, de la Cité interdite pas terminés à Pékin, les costumes d’époque en soie brodés à la main bloqués à l’atelier, une route qui s’effondre, empêchant l’acheminement du matériel de tournage. Suite à de récurrents problèmes de visa, Melvil doit rebrousser chemin sur le tarmac pour la septième fois suite à un courriel sec des producteurs chinois qui lui ordonne de rester chez lui. Son propre doublage en mandarin générant chez lui des suées d’angoisse, après l’utilisation de codes couleurs pour le parler phonétique, n’est pas simple : « J’ai usé trois coachs, on a refait le film entièrement une dizaine de fois, une torture… » Le supplice chinois. Gageons pour les chinois, puisque le film sort début 2018 dans l’empire du milieu, qu’il soit meilleur que le japonais Eiji Okada pour les français dans Hiroshima mon amour (Resnais/Duras, 1959).

          Et la censure dans cette co-production franco-chinoise ? Le film devait finir sur une scène muette, le jésuite peignant le visage de l’impératrice dans une ambiance érotique. Baste la scène onirique d’amour fantasmée avec Fan Bingbing. Un casse-tête chinois pour le jésuite en proie aux démons de la chaire, pas celle des sermons. Ceci dit, le contournement, avec un nu de dos, avec effets de vitesse et de flouté est des plus intéressants sur le plan artistique : la censure sert, une fois de plus, l’érotisme qui monte depuis les regards troublés entre le peintre et son modèle. La robe de l’impératrice pose problème car les couleurs ne seraient pas les bonnes selon les chinois. Pas le droit non plus de filmer un curé en prière.

          La Cité interdite ? « Mais la façon de représenter aujourd’hui la Cité interdite obéit à des codes, qui veulent que ça soit le plus grand et le plus fastueux possible, sans recherche historique précise, avec tout un imaginaire national en partie créé par les habitudes des décorateurs. Ce qui m’intéressait, c’était la réalité de cet espace, d’après les sources que j’ai consultées : au milieu d’une ville qui était alors déjà très grande et active, cet énorme rectangle de vide, abstrait et symétrique. C’est construit pour être vu du ciel ! On a travaillé dans ce sens sur les décors, mais aussi sur les espaces sonores. L’endroit était baigné dans le silence pour ne pas déranger les pensées de l’empereur. On a donc cherché des ambiances extérieures très dures et réverbérées, et à l’intérieur, le silence confiné de ces petites pièces, conçues pour être chauffées. C’est une ville où il peut faire très froid… » Les plans larges avec grands angles (« une partie de la Cité Interdite construite pour le film de Bertolucci, puis transformée en sorte de parc à thème pour les touristes, et aussi utilisée pour des séries télé chinoises ») laissent songer à Epouse et concubines de Zhang Yimou (Da hong deng long gao gao gua, Raise the Red Lantern, 1991) où l’héroïne affirmait également sa personnalité, son moi, même, contre les traditions. De Meaux ajoute : « C’est étonnant de découvrir leur vision de la Cité interdite : elle est là, sous leurs yeux, mais à l’écran, ils ne la rattachent pas à la réalité historique. Ils l’imaginent et la construisent comme une sorte de vaisseau spatial pour heroic fantasy. » Même si le conservateur du Musée de la Cité interdite l’a traité de fou, le metteur en scène a bénéficié de sa précieuse aide. En effet, l’« histoire connectée » précise que le règne de l’empereur Qianlong équivalait celui de Catherine II en Russie (L’impératrice rouge, Josef von Sternberg avec Marlene Dietrich, 1934) ou de Frédéric II en Prusse (Le Grand Roi, Der große König, Veit Harlan, 1942) : il a constitué une cour brillante et cosmopolite où le jésuite Giuseppe Castiglione, peintre et architecte, exerça son aura de courtisan cosmopolite. Loin de l’amidonné Ivory, nous nous approchons, bien que l’angle soit plus singulier ici, de The Assassin d’Hou Hsiao-Hsien (Nie Yinniang, 2015 qui évoquait le IXe siècle sous la dynastie Tang). A l’époque où officient Vigée Le Brun, Bouchet et Fragonard en France, les toilettes chinoises de soie brodée dont les robes, non droites à la Tintin dans Le lotus bleu pour l’export, évasées, lourdes, ornées de broderies onéreuses, les meubles sculptés, les vases nous émerveillent. Le softpower chinois est à son comble mais, contrairement à l’ancien publicitaire Jean-Jacques Annaud, ici l’artistique est plus que présent.

A chacun son Dole

De Meaux est attiré en 2012 par hasard par un tableau énigmatique, tel Vertigo d’Hitchcock (Sueurs froides, 1958). « Lors d’une discussion animée, des amis chinois producteurs soutenaient que leur pays n’avait pas besoin des artistes étrangers. Je leur ai rappelé que leurs toiles les plus célèbres, celles qui sont vendues en cartes postales, ont été peintes par des Italiens et des Français. ‘D’ailleurs, je connais une petite ville en France où il y a un tableau chinois’, ai-je ajouté. Ils étaient scotchés. De là est née l’idée que l’on pourrait raconter l’histoire du tableau. » Le portrait d’une concubine, la « Joconde asiatique », avait rejoint, par préemption suite à une vente chez Drouot pour 100 000 euros environ, les collections du musée des beaux-arts dolois (Jura) en 2001. Le tableau attribué au jésuite Jean-Denis Attiret (né à Dole en 1702 ; mort à Pékin, en Chine, en 1768 ; il provenait d’une famille d’artisans, de menuisiers, de sculpteurs, de peintres, il a été envoyé par un mécène à Rome, il intégra ensuite la Compagnie de Jésus puis ira, sur le sillage de Ricci, en Chine pour exercer son prosélytisme somme toute limité ; il a envoyé en Europe un livre de dessins sur le jardin à la chinoise, avec succès non en France mais en Angleterre, le jardin anglais pouvait, grâce à lui, exister, comme en témoigne le réalisateur et plasticien Peter Greenaway dans Meurtre dans un jardin anglais, The Draughtsman’s Contract, 1982) est aujourd’hui le plus précieux du musée.

« C’est une peinture à l’huile sur papier, et elle est frappante par le relief très fort d’un visage occidental, l’effet hypnotique d’un regard à la Joconde, au milieu d’une peinture chinoise sans perspective, complètement à plat. » Peignant son modèle en volume, grâce à l’émergence de la perspective depuis la Renaissance, Attiret a peint un discret point blanc dans les pupilles bien que les yeux soient sans reflet dans les portraits chinois. Le réalisateur ajoute : « le principe de l’art chinois de cette époque serait de représenter l’essence des choses, alors que l’art occidental travaille l’illusion. Si on prend tel objet, le peintre chinois montre toutes ses dimensions en une, y compris sa fonction, son usage, sa place dans l’ordre des choses, alors que le peintre européen va chercher la façon dont il nous apparaît d’un certain point de vue, en une image qui laisse ses autres côtés dans l’ombre, en clair-obscur. On peut penser que l’art chinois, avec son côté absolu ou intégral, est plus proche de l’art conceptuel, si on pense par exemple à la fameuse chaise de Joseph Kosuth [One and Three Chairs, 1965], qui tient ensemble l’image, le mot et l’objet. ». Platon est loin du Tao. Le calligraphe et académicien François Cheng apporte son expertise : il s’agit d’« Un personnage hiératique, un peu impersonnel puisque le portrait sert à montrer la dignité impériale. Dans la tradition picturale chinoise, le personnage est un genre, comme le paysage, les fleurs, les oiseaux, qui ne suppose aucun réalisme. A partir du XIIIe siècle, apparaissent des portraits d’ancêtres ou de sages. Mais on ne représente pas la personne physique. On peint l’essence morale et spirituelle du personnage. […] Le pinceau et l’encre chinois ne permettent pas les ombres. La peinture à l’huile, en jouant de l’ombre crée le relief, et par là la ressemblance. »

De Meaux synthétise : « La tension entre l’incarnation très forte de cette femme qui dit « je » et l’objectivation extrême de la peinture chinoise m’a fait voyager. C’est ce voyage que propose le film. » Le travail plastique est présent dès la scène d’intro : suite à l’accord signé avec Louis XV, les dessins au fusain de scènes de batailles d’Attiret pour représenter les scènes de bataille s’animent devant nous. L’une des dernières scènes montre la promenade lumineuse et cruelle dans un jardin au milieu d’enfants, dont le sien qui le rejette. La fin est d’un gothique que Tim Burton ne renierait pas : se couper les cheveux, par jalousie envers l’impératrice précédente souvent incarnée en figure fantomatique et par dépit amoureux alors qu’une autre concubine lui est préférée, est un suicide social. La vérité historique est terrible : elle sera répudiée, ses enfants retirés ; elle sera exilée dans une province lointaine et finira pauvre et mourra, entourée de deux servantes, le … 14 juillet 1766. Si l’écriture des génériques est peu lisible à cause d’un bleu électrique sur noir, la fin ne peut être appréhendée à cause d’un défilé rapide quasi bureautique mais envoûte par le sombre et hypnotique The Eternal de Joy Division (« Played by the gate at the foot of the garden / My view stretches out from the fence to the wall / No words could explain, no actions determine / Just watching the trees and the leaves as they fall »).

Le passionnant Melvil

La mère de Poupaud était attachée de presse de Marguerite Duras, Serge Daney, le parrain de Melvil dans le monde du ciné, Jacques Lacan, Hervé Guibert, etc. Fan de Moby Dick, elle lui donne le prénom connu de l’auteur. A 9 ans, il joue dans La Ville des pirates du surréel réalisateur-cerveau franco-chilien Raoul Ruiz (1983) avec qui il en tournera une flopée. Il aime la prise de risque et creuse un sillon singulier dans le cinéma d’auteur, d’art et d’essai : Victoria de Justine Triet (2016), en passant par La fille de 15 ans de Jacques Doillon (1989), Conte d’été d’Eric Rohmer (1996), Eros thérapie de Danièle Dubroux (Je suis votre homme, 2004), un homme qui se transforme et on y croit, dans Laurence Anyways de Xavier Dolan (2012). Mais aussi Jacquot, Desplechiant, Ozon, etc. Nous sentons l’investissement de l’acteur, dans la lignée du durassien Michael Lonsdale, d’autant que, suite à une révélation, l’acteur, qui se réfère souvent à L’évangile selon Saint Matthieu de Pasolini (Il Vangelo secondo Matteo, 1964), transporte toujours une petite bible de voyage en plastique bleu offerte par son ex-femme Georgina lors des préparations de leur mariage il y a une vingtaine d’années. De Meaux l’a recruté de nouveau pour son « charme, sans en faire non plus un Rambo avec une croix. Melvil a une finesse de jeu qui est toujours en interrogation et non en affirmation, il a également un rapport vrai au mysticisme et à la religion, ce qui était primordial pour que le personnage soit habité. »

Ce qui ne l’empêche pour autant d’apparaître sur fond vert chez les frères/sœurs Wachowski (Speed Racer, 2008) après avoir été repéré pour ses vidéos low fi. Il gratte la basse pour Benjamin Biolay ou le groupe Black Minou avec le frérot Yarol. Il dessine des vanités et des têtes de mort au stylo Bic façon Jan Fabre; il expose ses dessins dans une galerie. Un artiste complet.

*

 

Rares sont les films réussis sur le rapport peinture et cinéma, même Minelli (La vie passionnée de Vincent van Gogh, Lust for Life, 1956 un biopic avec Kirk malheureusement trop académique dans le rouleau compresseur hollywoodien pour un « suicidé de la société ») et Kurosawa (le raté film à sketchs Rêves, Dreams, Yume, 1990) s’y sont cassés les dents. Le portrait interdit, semble rejoindre Van Gogh du réalisateur et peintre Pialat (1991), La belle noiseuse de Rivette (1991) pour la relation complexe entre le peintre et son modèle, Barry Lyndon de Kubrick (s’inspirant de Gainsborough, Zoffany, Reynolds ou Constable, d’après le roman de Thackeray) pour l’ambiance d’époque sans faire restitution, sans égaler pour autant Le mystère Picasso (1956) du génial Clouzot, à l’actualité florissante, l’un des rares films à capter le créateur dans son geste même si l’appréhension de l’acte en suivant la main de l’artiste est illusoire – le postulat est faux et les feutres américains n’y feront rien. Ici, Silence (M. Scorsese, 2016 d’après le roman de Shusaku Endo) est d’or : la beauté, emprunte de spiritualité, se passe de l’exhibition complaisante de la violence.

https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-20-decembre-2017

https://www.francemusique.fr/emissions/la-chronique-cine/la-chronique-cine-du-mercredi-20-decembre-2017-38795

http://www.nova.fr/melvil-poupaud-lui-se-pense-saint-desprit-mais-est-tous-dingues

https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/la-nuit-revee-de-melvil-poupaud-entretien-33

https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-1ere-partie/carnet-de-voyage-de-melvil-poupaud

https://www.franceculture.fr/emissions/projection-privee/projection-privee-melvil-poupaud

Il a tout raté dans « We blew it » !

We  blew  it, Jean-Baptiste Thoret, 2017.

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Loin, Tocqueville. « On a tout foiré » répète le fiston Fonda, avouant lui-même qu’il ne savait pas ce qu’il voulait dire alors qu’il n’avait pas sucé que des glaçons. C’est le seul extrait de film, Easy Rider (Dennis Hopper, lui aussi, dans le même état, incapable d’expliquer cette phrase, 1969, année de la naissance de Thoret), présent dans le documentaire (« J’avais surtout envie de faire un film dont la matière serait documentaire ») du yoda teigneux, mitraillant et sec, critique de cinéma Thoret, spécialiste des films des années 70 (Nouvel Hollywood avec Bonnie and Clyde, 1967, Boxcar Bertha, Martin Scorsese, 1972, Les gens de la pluie, The Rain People, 1969, Francis Ford Coppola, , La dernière corvée, The Last Detail, Hal Ashby, 1973, Le canardeur, Thunderbolt and Lightfoot, Michael Cimino, 1974, Cinq pièces faciles, Five Easy Pieces, Bob Rafelson, 1970; Carpenter, Argento, Hooper, etc.), décade qui le fascine jusqu’à une obsession suspecte (projection sur ses parents, années d’enfance où il aurait préféré être adolescent, « Et un peu inconsolable d’être arrivé après cette période-là. »). Le fondement est donc biaisé : l’hypothèse est fausse. « Je suis parti de ça. C’était une question, une proposition. L’idée était d’aller voir des Américains pour qu’ils me parlent de cette période-là ».

Poncifs

Spécialiste du road movie (Bénoliel, Bernard ; Thoret, Jean-Baptiste. Road movie, USA. Paris : Hoëbeke, 2011. 239 p.), Thoret nous assomme avec un … road movie de … 137 minutes ! Nous sommes très loin du fabuleux et juste Route one USA de Robert Kramer (1989). Nous sommes plus dans un reportage sur la fascination/haine du frenchy pour le pays sans nom, inaugurée par Godard, dans un antiaméricanisme typiquement français, partant avec des idées toutes faites : plans séquences en Scope et format 2:35 trop longs (sur 5 mois, « j’avais 145 heures de rush. J’ai fait un premier montage de neuf heures, puis un autre de trois heures, avant d’arriver à un peu plus de deux heures. ») et répétitifs avec inévitables couchers ou levers de soleil pour saisir l’ampleur de l’espace que le soft power nous a seriné, avec voiture dans le plan ou non, sur la grande route, la 66 évidemment (la nouvelle ou dernière frontière, les pionniers, tout ça) avec deux caméras Alexa avec objectifs des années 70 récupérés non à Berlin mais à Los Angeles ; les bourgades perdues à la Quatrième dimension (The Twilight Zone, 1959-1964), Bagdad Café (Out of Rosenheim, Percy Adlon, 1987) avec un péquin avec une trogne à la Palance ; un long plan séquence carrément contestable où Ronee Blakley, la chanteuse country vedette de Nashville chez Altman en 1975, joue sur son piano au milieu d’une immense pelouse, devant le Parthénon de la ville qui avait servi de décor pour la séquence de concert finale et tire, tire pour essayer de capter l’émotion, la larme qui ne vient pas ; des plans fixes d’interviewés à la Magnolia (Paul Thomas Anderson, 1999) ou à la Depardon, comme il n’est plus possible d’en filmer ; un dernier trop long plan-séquence avec travelling arrière de sept minutes, se référant lourdement à La Horde sauvage (The Wild Bunch, Peckinpah, 1969), Electra Glide in Blue (James William Guercio, 1973) voire l’intro de Lost Highway à l’envers (David Lynch, 1997) ou La route (The Road, John Hillcoat, 2009 d’après le roman de Cormac McCarthy, 2006, prix Pullitzer) suivant une voiture se perdant peu à peu dans l’immensité d’un énième paysage désertique en passant d’un trait de la couleur au noir, de la bile, et blanc, sur Tell Me de Terry Kath au refrain de God Bless America today. Vu et revu. Si le rédacteur en chef de Simulacres (1999-2003) nous épargne son Baudrillard, créateur des merveilleux Cool memories, mal assimilé en des délires abstraits typiques de l’intellectuel français déconnecté des réalités, style Douchet ou Badiou, Thoret plonge dans un pessimisme lyrique à la Virilio où l’apocalypse en devient drôle tant elle devrait nous terrifier, comme un bon giallo. Nous évitons tout de même la voix off et les motels où Thoret logea, forcément à la Marc Augé ou Bruce Bégout teintés d’Hitch. Tous les poncifs y passent : Elm Street à Dallas, l’assassinat de Kennedy, qui était loin d’être un sain derrière la belle gueule, le 22 novembre 1963, avec une caméra voyeuriste, au mauvais sens du terme, montée sur automobile, refaisant le trajet de feu le président, passant devant le célèbre immeuble, la fenêtre d’où étaient tirés les coups de feu, l’endroit d’où Zapruder a filmé, qui pénètre dans un tunnel et plonge dans le noir, avec le thème de Michael Small du thriller paranoïaque À cause d’un assassinat (The Parallax View, Alan J. Pakula, 1974 ; Thoret, auteur de 26 secondes, l’Amérique éclaboussée : l’assassinat de JFK et le cinéma américain, n’a pas réussi à interviewer Warren Beatty qui s’est décommandé au dernier moment pour un problème de calendrier ; Faye Dunaway n’a pas voulu figurer dans un film s’intitulant We blew it, titre négatif, nocif pour son image), jusqu’à un énième type qui développe son énième théorie avec panneaux dans la rue sur le célèbre crime ; les inévitables vétérans du Vietnam à la Trumbo avec séance digne des alcooliques anonymes, aucune comparaison avec d’autres guerres (Corée, Irak, etc.) ; une bande son fatigante de tubes enchaînés à la Scorsese (Jefferson Airplane, Crosby Stills Nash & Young, Simon & Garfunkel, Dylan, avec ou sans The band, The Mamas and the Papas, Creedence Clearwater Revival, Springsteen, Otis Taylor, Sam Cooke, Led Zeppelin, Allman Brothers, etc.).

Flou

Le lyrisme nuit à la rigueur historique, bien qu’une historienne culturelle de l’UCLA intervienne de façon éclectique. Il n’est nulle part indiqué que les Beat, sauf peut-être le plus doué mais le plus publicitaire, Ginsberg, figurant dans le clip ou scopitone de Subterranean Homesick Blues (Bringing It All Back Home, 1965) et dans l’enregistrement de Do The Meditation Rock (1982) de Dylan, haïssaient les dits beatniks et hippies. La fin du soi-disant âge d’or serait l’assassinat de Sharon Tate par la « family » de Charles Manson, le 9 août 1969 au Spahn Ranch à Topanga Canyon en Californie, alors que les chercheurs se réfèrent de façon consensuelle au Festival d’Altamont, en décembre 1969, avec le coup de poignard mortel donné à Meredith Hunter, un jeune étudiant afro de 18 ans, par un hells angel du service d’ordre lors d’un concert des Rolling Stones. Plus fort : si les tours de Watts de Rodia sont évoquées au large de L.A., aucune référence n’est faite aux émeutes afro-américaines sur les mêmes lieux entre le 11 et 17 août 1965 !

L’analyse, d’ailleurs absente, à partir de témoignages, dont l’inévitable ancien militaire virulent (il nous manque Clint « Harry » ou Schwarzy), est binaire malgré la diversité des opinions. C’est la même ligne que Peter Biskind dans son ouvrage Easy riders, raging bulls : how the sex drugs and rock ‘n’ roll generation saved Hollywood. New York, NY : Simon & Schuster, 1998. 506 p. : après le flower power de Woodstock, Hollywood a connu une parenthèse enchantée de liberté créatrice avant que Steven Spielberg et George Lucas ne l’abrègent avec Les Dents de la mer (Jaws, 1975) et La Guerre des étoiles (Star Wars, 1977) initiant une prétendue infantilisation générale que prolongeraient les films de super-héros suite au rachat de la Marvel par Disney. Le Thoret ton ne sied pas : certes Gray, Nichols, somme toute académiques, Tarantino, le recycleur, Mann (en 1972, après six ans d’exil à Londres où il regrette avoir raté les soubresauts de la contre-culture américaine, Michael a parcouru durant trois semaines les routes américaines pour réaliser 17 Days Down the Line, un documentaire moyen prenant le prétexte d’interroger des vétérans du Vietnam pour sonder les reins des Etats-Unis ; « Si vous interrogiez un fermier du Nebraska sur ce qu’il pensait de la vie dans les villes américaines, la conversation pouvait durer deux heures. Ce qui se disait était fondamental, raconte Mann. En comparaison, les débats entre Clinton et Trump ont l’air incroyablement superficiels et médiocres. » Puis viennent des considérations sur l’invention des chemises avec col à pelle à tarte symbolisant le triomphe de l’individualisme dans la culture américaine, « Et puis le disco est arrivé : tout ce que je détestais »), admiré par Jean-Baptiste, Friedkin, qui déteste Michael, mais qui est trop dans le show et le disque rayé, Fincher mais aussi Kenneth Lonergan (Manchester by the Sea, 2016 produit par Amazon, comme quoi !), Nolan pour des blockbusters de qualité, Anderson, les frères Cohen ou Quay, etc. Pour illustrer avec mauvaise foi la lapalissade de l’abandon des rêves de jeunesse, Thoret filme la fin du festival Burning Man, où, comme son nom l’indique, une immense structure éphémère est brûlée sur le Requiem de Zelenka. Il oublie simplement d’expliquer que là se réunissent les grands pontes de la Silicon Valley. Parce que la désindustrialisation à la poupée Cimino (Voyage au bout de l’enfer, The Deer Hunter, 1978 ; Thoret, Jean-Baptiste. Michael Cimino, les voix perdues de l’Amérique. [Paris] : Flammarion, 2013. POP culture. 293 p.) existe avec son cortège de laissés-pour-compte chantés par Dylan ou Springsteen, il oublie de souligner les profondes transformations de la société par le politique et l’économique, non plus la route 66 mais les autoroutes de l’information avec le net, le web et les GAFA et, désormais, l’intelligence artificielle, héritée de Von Neumann, Wiener et Biglow et la cybernétique des années 40 & 50 qui laissera nombre de gens sur le carreau, jusqu’aux délires du trans et post-humanisme, l’économie verte dans un pays tout de même capable d’élire un président noir – ce qui est impensable, pour l’instant, en France. Bref, le film, confus, va dans tous les sens sans ligne cohérente autre que la nostalgie et la mélancolie ainsi que le surgissement d’une campagne électorale en vue de l’élection présidentielle américaine où l’élimination de Sanders a révélé une fracture franche. Nous sommes loin du projet, inabouti, de Clouzot au Brésil, Brasil (1950), pays doté lui aussi de grands espaces.

Testimony

L’analyse, la seule, du peu sympathique mais toujours lucide Paul Schrader, aux scénarios d’une lourdeur sans nom, est la plus intéressante. La spécificité du cinéma américain de la période considérée, tiendrait moins à la supériorité des films d’alors qu’aux attentes que le public plaçait en eux. D’après lui, ils n’étaient pas nécessairement meilleurs, simplement porteurs de réponses à ses questions. Thoret n’est pas d’accord sur le fait que les films tournés aujourd’hui soient meilleurs. Techniquement, c’est pourtant un fait ; ce qui n’en fait pas pour autant systématiquement de l’art. Si l’art changeait le monde, malheureusement, ça se saurait ! Mais alors le chapelet de Thoret lancé dans TéléObs, le supplément médias de L’Obs, comme quoi il n’existe plus de classe moyenne chez les cinéphiles, quelle honte et quel aveuglement de l’intello sus-cité : les salles sont bondées de profs, de CSP, de CSP+, de retraités, les présentations abondent, la cinéphilie en France jouit d’un statut particulier, les émissions radio (le plus que cinquantenaire Masque et la plume sur une chaîne où Thoret officia avec Pendant les travaux, le cinéma reste ouvert, France culture avec Plan large d’Antoine Guillot qui reprend la suite de Projection privée de Michel Ciment, directeur de Positif, et Mauvais genre où JB faisait le duo avec Rouyer de Positif, La Dispute d’Arnaud Laporte ; Un dimanche de cinéma, plus promotionnel, sur Europe 1, les indéboulonnables Cahiers du cinéma et Positif, Télérama, Septième obsession, Mad Movies, etc.). Cette ineptie aurait pu figurer dans le livre drolatique de Nathalie Quintane, Que faire des classes moyennes ? (POL, 2016). S’ensuivent Peter Bogdanovich, mélancolique devant une piscine ouverte, un peu décrépit, Tobe Hooper, peu avant sa mort, le film lui est dédié, Peter Hyams, qui rappelle que les années 50 étaient infernales, Bob Rafelson, tourné vers l’avenir, James Toback, Jerry Schatzberg, et sa voix éraillée, sur les lieux de Needle Park (Panique à Needle Park, The Panic in Needle Park, 1971 qui lui a valu d’être fâché à mort avec Bob De Niro), ce qui n’apporte pas grand’chose (Noodles Park ?).

Un John Doe a l’honnêteté de déclarer : « Rock, drogue, plus de rock, plus de drogue et sexe ». Les gars manifestaient ou allaient à Woodstock pour se défoncer et faire l’amour, il ne faut quand même pas se leurrer ! Le gars était tout de même un bikerside pro-Nixon-le-mal-rasé. Période bénie, ces glorieuses (1960-1973) ? Le réalisateur afro-américain oublié, Charles Burnett, symbole du militantisme noir américain, modère en remémorant enfin que cette décennie fut aussi celle d’une ségrégation raciale implacable aux États-Unis. Fred Williamson, acteur emblématique des films de la blaxploitation (Black Caesar, le parrain de Harlem, Black Caesar et Casse dans la ville, Hell Up in Harlem, Larry Cohen, 1973), livre sans état d’âme sa vision business des relations entre noirs et blancs aux États-Unis : le billet vert n’a pas d’odeur, la couleur de la peau passe derrière, raison pour laquelle il vote Trump. A Kingston (Tennessee), Summer, une jeune mère de famille bien grassouillette, tient la permanence électorale, digne de celle de Taxi Driver (M. Scorsese, 1976), flanquée de ses deux lardons style kinder. Pour elle, Trump est un sauveur, « Make America great again ». Carl, programmateur d’une radio locale d’une ville sinistrée du Nevada, Brad, le paupérisé ressemblant à Marielle derrière sa vitrine, qui tient une boutique d’articles pour chiens sur fond de Rolling Stones à Dunsmuir (Californie), près de la voie ferrée, votent également pour Donald en adressant un coup de semonce à l’establishment incarné par Hillary Clinton. The sky is grey. Dennis Hopper, référence de la contre-culture, appartenait à la mouvance démocrate dans les années 70, fut républicain en 2000 (ère Bush) et pro Obama en 2008. Angel, barbier de Seligman sur la route 66, défenseur de la contre-culture, répète « We, the people » comme Ma Joad à la fin des Raisins de la colère (The Grapes of Wrath, John Ford, 1940) ou Patti Smith (People Have the Power, Dream of Life, 1988) ou encore Abraham Lincoln, qui fut d’abord esclavagiste mais il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis : un « Gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Bob Mankoff, le caricaturiste du New Yorker, est filmé dans sa tour d’ivoire en haut d’un gratte-ciel. Foi de Piketty, le fossé est patent mais New York n’est pas les Etats-Unis comme Berlin n’est pas l’Allemagne. J’avais discuté avec un cgt qui vota fn dans la célèbre pizzeria, ouverte depuis 1943, Chez Sauveur rue d’Aubagne à Marseille : je n’en ai pas fait un film pour autant avec une enfilade de témoignages à la Gouriot ! Thoret est en outre un peu midinette et fan de la première heure en revisitant la ville de Goldfield (Arizona) où fut tourné le road movie qui se termine, décidément, fort mal, Point limite zéro (Vanishing Point, de l’obèse Richard C. Sarafian, 1971).

Généreux générique

Ce qu’il y a de mieux, c’est le générique finalement. Bon Thoret n’a pas eu les droits de diffuser Star Spangled Banner par Jimi Hendrix lors du Festival de Woodstock à cause des ayant-droits qui ne souhaitent plus que le nom d’Hendrix soit associé à la violence, à la drogue et à la politique. Ce sera un God Save America déjanté avec un montage cut et rapide quasi psyché d’images d’archive où il faut bien garder les yeux ouverts comme Alex dans Orange mécanique (A Clockwork Orange, Stanley Kubrick, 1971). C’est un peu de l’épat’ mais c’est efficace et, parfois, drôle. Le coup du film qui brûle, présent dans le final de Macadam à deux voies (Two-Lane Blacktop, du beckettien et camusien Monte Hellman, 1971), est un poncif du cinéma expérimental mais cela fonctionne bien. « La cime de la vague immense et magnifique » évoquée par Hunter S. Thompson dans Las Vegas Parano (Terry Gilliam, 1998 d’après Fear and Loathing in Las Vegas : a Savage Journey to the Heart of the American Dream, 1972), film ennuyeux à force de scènes de défonce, reprise dans l’épigraphe du film, laisse froid par son lyrisme abscons.

*

C’est tout de même un film à 800 000 euros financé avec l’argent américain, sans aide pécuniaire française, même pas le CNC pour la production ou la distribution, encore moins du fric européen. Thoret a dû se fader, avec force compromis expliquant ce film boiteux, des conseils avec les nombreux executive producers, dont Spyros Niarchos, où Olivier Assayas a dû jouer les intermédiaires en tant que facilitateur pour rassurer. Le distributeur Marc Olry, intermittent du spectacle, directeur de Lost Films, a investi entre 15 000 et 20 000 euros pour sortir le film en salle, même si la diffusion est chiche – dans la 3e ville de France aussi. Mais que fait la société française Section 5 ? Cela promet pour le film que Thoret vient de terminer sur Jean-cul God, 86 printemps.

[Lumière 2017] Karlson : le Carlton du western qui file un joyeux coton

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Le Salaire de la violence, Gunman’s Walk, États-Unis, 1958, Phil Karlson, 1h37, couleur (Technicolor), format 2.35, 35 mm

 

« Petit » maître Karlson

D’abord accessoiriste chez Universal, Karslon, fils de l’actrice populaire irlandaise Lillian O’Brien, a été monteur, assistant-réalisateur pour Costello et Abbott, producteur associé puis réalisateur de courts métrages. Passant de la série B, dont des films historiques qu’il détestait tant les scénarios étaient nuls, à des productions plus friquées, notamment des films noirs (L’inexorable enquête, Scandal sheet, 1951, d’après un scénario de Sam Fuller, Le quatrième homme, Kansas city confidential, 1952, inspiré d’un fait divers, The Phenix city story, 1955, Le tueur de Chicago, The scarface mob, 1959, film tiré du pilote réalisé un an plus tôt pour une série télévisée, par la suite devenue célèbre, Les Incorruptibles, The untouchables, 1959-1963, Justice sauvage, Walking tall, 1973, un thriller violent inspiré d’une histoire vraie, un succès commercial qui se révèlera être son film le plus connu), Phil Karlson (1908-1986), une soixantaine de films sur le paletot, appartient, avec Don Siegel (L’Inspecteur Harry, Dirty Harry, 1971) ou Joseph H. Lewis  (Gun crazy, Gun crazy : Le démon des armes, 1950 ),  à la clique des petits maîtres américains.

Les studios ont perdu leurs réseaux de salles : ils n’avaient plus besoin de films de remplissage bon marché ; le western pouvait passer à la catégorie A et gagner en maturité. Déjà dans Le gagnant du Kentucky (Black gold, 1947), il avait une position forte contre les préjugés raciaux avec le portrait chaleureux de gens tués par des blancs avec Anthony Quinn et sa femme avec qui il vit. Des parents adoptent un chinois dont les géniteurs ont été tués par des blancs. Dans The big cat (1949), il réplique à Les raisins de la colère (The grapes of wrath, 1940, John Ford), un film social dont il est fier tout comme le western qui nous occupe. Dans les années 50, l’Amérique se relève aussi des guerres et commence à remettre en question l’ordre établi. Le mouvement pour les droits civiques commence. Cinéaste engagé, Karlson s’est très tôt intéressé à la politique, abusant de gros plans ici magnifiés par le paysage de Patagonie (Circle Z Ranch) et d’autres endroits en Arizona en un Cinémascope éclatant grâce au Technicolor, à l’éclairage et au cadrage du grand Charles Lawton Jr. Les travellings latéraux lors des poursuites à cheval impressionnent le spectateur, ivre de grands espaces. Plaisir d’une copie en 35 mm avec sous-titrage pour la séance, grâce à Sony Pictures est-il précisé. Selon Tavernier, qui touche un peu sa bille dans le domaine, c’est un film pas connu. C’est l’intérêt du festival : ce film en est l’acmé au milieu de sélection moyenne cette année, les autres westerns choisis étant très connus.

Loi d’Hollywood, Karlson réalisa à la tv plusieurs épisodes de Waterfont (1954-1956) et s’occupa de la production et des scénarios des Incorruptibles (The untouchables, 1959-1963).

Loi, racisme et conflit de famille

Le western psychologique voire freudien  (genre inauguré dès les années 40 avec La Vallée de la peur, Persued, 1947, Raoul Walsh ; La Vallée de la vengeance, Vengeance Valley, 1951, Richard Thorpe ; Coup de fouet en retour, Backlash, 1956, John Sturges qui creusa le sillon ; Les furies, The furies, 1950, Anthony Mann ; La Lance brisée, Broken lance, 1954, Edward Dmytryk ; Le Souffle de la violence, The violent men, 1954, Rudolph Maté, pressenti pour réaliser Le Salaire de la violence; Libre comme le vent, Saddle in the wind, 1958, Robert Parrish ; Le dernier train de Gun Hill, Last train from Gun Hill, 1959, John Sturges ; Le plus sauvage d’entre tous, Hud, 1963, Martin Ritt avec Paul Newman) est articulé autour d’un conflit de générations chez les Hackett (« – Savoir tirer est moins important que savoir quand on doit tirer.- C’est pas du tout la même chose quand t’as un homme armé en face de toi…») : deux jeunes sont joués par des idoles des jeunes (James Darren, alors habitué des films à la Gidget, 1959, Paul Wendkos, ici doux et rêveur – mais il sera aussi Spyros Pappadimos dans Les canons de Navarone, The guns of Navarone, 1961,  J. Lee Thompson, sa meilleure incarnation selon lui-même, et Tab Hunter, à contre-emploi des rôles de jeunes premiers comme dans Collines brûlantes, The burning hills, 1956, Stuart Heisler) ; Van Eflin (dans 3h10 pour Yuma, 3:10 to Yuma, 1957,  Delmer Daves, avec le même musicien George Duning, entre autres ; Tavernier le décrit comme un élève d’E. Decroux grâce à qui il devient un Charles Vanel américain) campe un cow-boy à la dur, king of gun, restant le premier pour le plaisir macho d’être le premier. Dès la première séquence, plutôt bonhomme, la tension est palpable : la tragédie est dans le fruit. Le père aiguise l’esprit de compétition, typiquement américain, en cherchant qui est le meilleur cavalier, lors d’une chasse au mustang, lorsque Ed pousse de sang-froid son rival indien intégré, le frère de Clee, dans un ravin où il meurt. Jugé pour assassinat, Ed est relaxé, à son grand dam à cause de la dépendance d’un père dont il voulait s’affranchir en le dépassant au lasso et au pistolet, suite au faux témoignage d’un maquignon véreux (Ray Teal) qui, en échange de ce parjure, se fait offrir en pot-de-vin quelques chevaux par Lee, dont l’un superbe, d’un blanc immaculé, dompté par Ed pour son frère. Mais, victime de la spirale de la violence, soulignée par des bagarres âpres par des hommes teigneux, dans laquelle Ed s’est enfermée, le corrompu se fait descendre par Ed. Le scénariste Frank S. Nugent développe des thèmes déjà abordés chez John Ford (Fort Apache, Le massacre de Fort Apache, 1948, La charge héroïque, She wore a yellow ribbon, 1949, L’homme tranquille, The quiet man, 1952, La Prisonnière du désert, The searchers, 1956), mais de façon plus fine, avec des dialogues au cordeau. Comme dirait Renoir, chacun a ses raisons.

La société, toute en nuance, est incarnée par le shérif (Robert F. Simon), son adjoint (Mickey Shaughnessy, le boxeur l’année précédente dans La femme modèle, Designing woman, 1957, Vincente Minnelli), l’agent aux affaires indiennes (Edward Platt), le juge (Will Wright). Le shérif tente par tous les moyens de faire respecter la loi sans effusion de sang, tenaillé entre son estime pour les Hackett et la paix de la ville. Son adjoint est un ex-boxeur qui prend sur lui, fait des efforts pour essayer de remettre le jeune chien fou, « a rebel without cause », dans le droit chemin. Le représentant aux affaires indiennes n’est enfin pas caricaturé puisqu’il s’agit d’un homme noble et défendant les indiens qu’il a en charge. Le docteur et le juge sont également complexes.

Jamais le racisme quotidien contre les Indiens, qui cohabitent avec les blancs, n’a été montré de cette façon. Le plus jeune, Davy (James Darren), s’émancipe de la tutelle du père en refusant l’usage de la violence et, ce qui ne gâte rien, tombe amoureux de Clee (Kathryn Grant, miss Bing Crosby à la ville), une métisse. Le scénariste Frank Nugent développe, d’après une histoire de Ric Hardman, les thèmes chers également à John Ford, comme dans La Prisonnière du désert (The searchers, 1956), mais de façon subtile, avec des dialogues d’une intelligence peu commune.

Une perle

Il est temps de rétablir la réputation de ce film accueilli tièdement par les critiques et omis des anthologies du western alors que Karlson en fit 7, certes de série B. De l’eau a coulé sous les ponts. Surtout que, selon la légende, le film aurait tiré des larmes au patron de la Columbia, Harry Cohn, doté d’un cœur de marbre.  Sa description de la société d’alors fait preuve d’un réalisme qui anticipe bon nombre de néo-westerns des années 60-70.

[Ciné] Et dieu dans tout ça ?

Que dios nos perdone, Roberto Sorogoyen, Espagne, 2h05.

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Noir & chaud

Merci les conseils du Masque et la plume ! L’été 2017 est résolument noir et chaud.

Hot hot hot, « some like it hot » comme une climatisation de voiture en panne en plein cagnard ou Madrid en été 2011, personnage principal du film, plus réussi que Paris dans La bataille de Solferino (Justine Triet, 2013), entre les Indignados manifestant à la centrale et symbolique Puerta del Sol suite à la crise économique et à l’impuissance des politiques conservateurs corrompus (la hiérarchie, incompétente, préfère étouffer l’affaire pour des raisons d’image et de catholicisme ; les flics virés sont réengagés au noir tant les collègues sont nullissimes ; une réunion management fait froid dans le dos sans parler de la non prise en compte du handicap), et la venue du pape hispanisant Benoît XVI (finalement habemus papam au 2e tour suite à démission !) lors des journées mondiales de la Jeunesse (JMJ). Le metteur en scène précise : « L’été 2011, avec son atmosphère chaotique, extrêmement tendue, était très intéressante d’un point de vue dramaturgique : pas facile de mener une enquête au milieu de milliers de manifestants. Il était intéressant aussi de situer cette histoire dans le centre ancien de Madrid, un quartier où vivent de nombreuses personnes âgées qui sont des proies faciles pour le personnage du tueur. » Le film commence par une scène en plongée le petit matin où les employés municipaux de Madrid nettoient à grands jets d’eau le lieu d’une de ces manifestations, en référence au nettoyage à grande eau de la place après l’évacuation musclée des indignés avant l’arrivée du pape et de la foule des pèlerins. Amis touristes, savourons ces habitations sordides à lumière jaunasse où des familles entières vivent entassées pour 300 € par mois dans des caves sans aucune ouverture extérieure, le propriétaire, un péquin moyen tentant lui aussi de survivre, ne voyant pas où est le problème. Sorogoyen avoue : « Au départ, je voulais que certains plans représentent des tableaux de Goya ».

Noir car la ressortie de Memories of murder (Bong Joon-ho, 2003 ; Sorogoyen avoue : « Un autre film déterminant a été le coréen Memories of Murder, particulièrement pour sa capacité à donner de la chair aux personnages – ce qui manque souvent dans les films hollywoodiens. Comme Bong Joon-ho, nous avons décidé de montrer souvent les personnages en train de manger, de boire, ce qui leur donne beaucoup d’humanité. ») remémore un couple de flics dont un violent ; le toujours coréen jouissif Sans pitié (Bulhandang, Sung-hyun Byun, 2017), entre Scorsese et Tarantino.

Passée la vague ibérique des films d’horreurs cultes (Amenabar, Balagueró, Álex de la Iglesia dont l’excellent Balada triste de trompeta, 2010, où joua déjà Antonio de la Torre), voici un tsunami de polars réalistes sur fond historique (Alejandro Amenabar, La isla minima, Alberto Rodriguez, 2014 où de la Torre jouait un père de famille bourru, incapable de communiquer avec ses deux filles adolescentes ; Enrique Urbizu ; le glaçant Niña de fuego, Carlos Vermut, 2015 ; La colère d’un homme patient, Raúl Arévalo, 2016, Goya du Meilleur film, où le même de la Torre était un vengeur froid, méthodique et taciturne ; Daniel Monzon).

Néo-polar

Le schéma classique du polar est respecté : couple de flics aux personnalités opposées, originalité du serial killer apparaissant à la 90e minute, amoureux des chats comme le célibataire commissaire Bourvil dans Le cercle rouge (Melville, 1970), inquiétant au visage d’ange, jeune et émacié n’ayant pas résolu son Œdipe auprès d’une mère, auquel il est dévoué, dominatrice et castratrice (« À chaque fois qu’on parle d’un psychopathe qui l’est en raison d’un traumatisme lié à ses relations à sa mère, on pense à Psychose. Il y a toujours des références conscientes et inconscientes, mais j’ai tout fait pour ne pas copier » précise Sorogoyen), de Javier Pereira, jouant un charmeur dans le deuxième film de Sorogoyen, Stockholm (2013), triangle de violences interrogeant la virilité masculine, rivalités avec la hiérarchie policière, dans le commissariat, catholicisme interrogé dans sa rigidité.

L’originalité se fonde sur l’ambiguïté des personnages. Le binôme de policiers est impayable. Mieux que dans L 627 (B. Tavernier, 1992), l’ambiance du commissariat est brossée de façon contrastée avec les conflits internes. De la Torre a travaillé son rôle avec des policiers, déjà interrogés pour préparer Groupe d’élite (Unit 7, Grupo 7, Alberto Rodríguez, 2012), une autre histoire d’agents aux méthodes douteuses. « Au début de Que dios nos perdone, quand je réalise l’inspection oculaire de la vieille dame assassinée et que j’éteins la lumière, mon contact m’a dit exactement comment procéder. » Se mettre à la place des personnes âgées souillées par un gérontophile, bien membré mesdames, est une idée incroyable. Quant au défaut d’élocution, l’acteur, tel un introverti à la Keyser Söze à la mine de Dustin Hoffman, l’a travaillé avec une association de bègues, benêt Bayrou, si tu nous lis ! Il joue un célibataire, très solitaire, renfermé qui voit le mal partout. Avec ses intuitions, les collègues le surnomment le « Génie ». Velarde, avec son unique costume étriqué, écoute un disque vinyle de fado d’Amália Rodrigues (« Que deus me perdoe », tiens, tiens !) tout en observant par le judas la gardienne, qu’il harcèle, nettoyant le palier.

Le bodybuildé Alfaro, incarné par Roberto Alamo, déjà présent dans La piel que habito, Almodóvar, 2011 d’après le roman de Thierry Jonquet, auréolé ici du Goya du Meilleur acteur, cohabite avec sa fille adolescente, insupportable, sort promener son chien. Le flic à l’ancienne, ami des putes, est fébrile, inquiet et révolté. Sa femme le trompe comme toutes femmes de flics qui se respectent dans les films. Alfaro est sanguin, susceptible, se bagarre avec ses collègues mais se révèle réactif et volontaire, un peu trop, peut-être. Il est sanctionné par le Conseil de discipline pour coups et blessures infligés à un collègue qu’« il ne peut pas sentir ». Une pièce pour un distributeur de café, lieu de sociabilité au travail, cause des embrouilles. Les emmerdes arrivent en escadrille. Viré, il se saoule, se ramasse quelques cocards, essaye d’enterrer son chien dans le jardin de son immeuble. Les résolutions des histoires intimes et parallèles est un peu trop simple à mon goût. Une scène de blague qui tombe à plat à côté d’un bar à tapas est inutile pour un film un tantinet trop long.

Fils de douanier, ex journaliste, de la Torre, jouissant d’ubiquité tel l’argentin Ricardo Darín succédant à l’espagnol Javier Bardem en haut de l’affiche, inspiré du jeu d’Alfredo Landa, résume : « Je crois que les grands personnages sont polysémiques. En gagnant en maturité, j’ai appris à fuir le manichéisme. Dans ce film, les deux policiers ne sont peut-être pas très différents du criminel qu’ils poursuivent. »

Structure

Le metteur en scène, qui a co-écrit le scénario, d’après des faits réels, avec Isabel Peña, décrypte son film : « La première partie montre en quelque sorte la routine des policiers, dans leur travail comme dans leur vie privée. Certes, on voit des cadavres, mais il y a aussi quelques moments comiques. J’ai eu envie de filmer cela de manière « documentaire », caméra à l’épaule. La deuxième partie est beaucoup plus sombre : j’ai pensé qu’une mise en scène davantage « fiction », plus stylisées, plus sophistiquée, exprimerait mieux cette dimension plus obscure, plus violente. C’est un paradoxe intéressant : plus on s’enfonce dans le chaos des personnages, plus la mise en scène est posée ». Caméra nerveuse sur scénario tendu avec dialogue au cordeau (humour –noir ; pas de fuck mais beaucoup de « corones »), mise en scène et montage efficaces, musique flippante quasi indus du français Olivier Arson, abus de plans-séquences et grands angles, une scène de poursuite à pied à la Se7en (1995) et Zodiac (2007) de David Fincher dans la foule madrilène chauffée à blanc. « Au niveau visuel, nous nous sommes inspirés aussi de La French, le thriller du Français Cédric Jimenez consacré au trafic de drogue à Marseille dans les années 70 ». Enfin, un curieux épilogue pluvieux rendant jaloux le gouvernement qui taxe l’énergie solaire.

Prix du Meilleur scénario au dernier Festival de San Sebastian ; prix Sang neuf au Festival international du film policier de Beaune 2017, ville où s’est récemment implanté, je vous la sors Beaune, hum Lelouche, le tâcheron du cinéma français mais ne tirons pas sur l’ambulance. Pas mal pour un 3e film, non ? La monstration de corps nus de personnes âgées, tant cachés, se généralise avec l’augmentation de l’espérance de vie en occident et la pyramide démographique : Quelques heures de printemps (Stéphane Brizé, 2012), Amour (Haneke, 2012), etc.

Reste à regretter cette riquiqui salle 6, même rénovée, au Comœdia. A noter une critique indigente du Monde, journal malheureusement en perpétuelle décadence, qui se permet en outre un jugement moral sidérant au XXIe siècle (« film aussi nauséabond qu’ennuyeux »).

« Sans pitié » : jouissif au pays du matin pas très calme !

Sans pitié, Bulhandang, Sung-hyun Byun, Corée du Sud, 2017, 1h57

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  Vous avez aimé Les affranchis (Goodfellas, M. Scorsese, 1990) et Reservoir dogs (Q. Tarantino, 1992) ? Même baffe ici avec une entrée en matière fulgurante : « J’aime pas les poissons morts, t’as l’impression qu’ils se foutent de ta gueule ». Les chères bêtes aquatiques meurent les yeux grand ouverts, réflexion que je me fais à moi-même souvent, « et j’ai l’impression qu’ils me racontent des conneries ». A peine terminée cette évocation piscicole, que le type est buté tout de go. Le rouge est mis, le film de genre bien planté (le parrain qui mange du caviar à la cuillère en écoutant de l’opéra tout en narguant la flic), tendu comme un string : la buitoni (film interdit aux moins de 12 ans : voir la scène de torture à l’huile bouillante) s’étale dans de réjouissants gunfights où la chorégraphie est superbement réglée à la To ou Woo, sans omettre Ringo Lam (Prison on fire, Gam yuk fung wan, 1987; City on Fire, Lung foo fong wan, 1987 avec Yun-Fat Chow). Malgré un effet clipé et très stylisé, des mouvements de caméras (plans-séquences en boîte de nuit, travellings en prison, fusillade dans le noir ; courte focale, éclairage artificiel, balance des blancs peu naturelle ; recours à la Gopro pour suivre la projection des corps ou des savates; plans subjectifs d’un homme encagoulé, caméra qui colle au corps d’un personnage propulsé de l’autre côté d’une pièce) sont à couper le souffle. Pas de doute : le réalisateur sait filmer et digérer ses influences. La pointe d’humour affleure avec une cène suivant l’annonce de la voix off.

      La trame narrative, à tiroirs, est génialement déstructurée avec de nombreux flash-backs et flash forewards (trois époques : une antérieure à l’emprisonnement du flic infiltré, une durant la prison et enfin la période ultime des mois suivants la sortie de prison), à côté d’Infernal Affairs (Andrew Lau & Alan Mak, 2002) ou Raid 2 (Gareth Evans, 2014). Juste assez pour désorienter, pas trop pour ne pas perdre le spectateur. Les nombreux rebondissements, jusqu’à la fin, tiennent en haleine comme dans un manhwa, le manga coréen. L’âpre milieu carcéral avec son trafic de méth’ bleue comme dans Breaking Bad est mieux campé que dans Un prophète (Jacques Audiard, 2009). Infiltré, trahisons (« Ne fais confiance à personne, fais confiance aux circonstances »). Un chef de gang d’arnaqueurs est joué par la K-pop star Yim Si-wan. Jae-ho, homme de main d’un chef de gang passé caïd débonnaire en prison avec son rire de hyène caractéristique, comme dans Sang pour sang (Blood simple, Joel Coen, Ethan Coen, 1984) est joué par Seol Kyeong-gu, souvent présent dans les films de Lee Chang-dong dont l’excellent Peppermint Candy (Bakha satang, 1999) mais aussi Public enemy (Woo-Suk Kang, 2002)  et The last day (Je-Gyun Yun, 2005). Une relation ambiguë, teintée d’homosexualité latente, se joue entre les deux protagonistes dont l’expérimenté sait que l’éphèbe est un flic infiltré. Film d’hommes ? C’est oublier une flic teigneuse, obligée de rappeler à sa manière sa nouvelle recrue à l’ordre.  L’actrice Jeon Hye-Jin avait joué dans Fantasmes (Jang Sun-Woo, 2000).

      Ce troisième film, après une comédie musicale sur le rap coréen et une comédie romantique chaude, inédites hors de Corée, présenté à Cannes hors compétition à une séance de minuit avec standing ovation de 7 minutes, était l’une des révélations de la fête du cinéma, comme Black Coal (Bai ri yan huo, Yi’nan Diao, 2014) il y a trois ans. Une tuerie !

[manuscrit] Cadette des 7 [Feuilleton 23]

tic-tac du temps

sexe plâtré

en rêve

en boucle

tv jt

pays du mur

daewoo clos

en hexagone

usines malgré

argent public

à perte

dedans vallée veuve

patron a emporté

PFFTTT

tous sur carreau

CRAC plateau

tv regarder

autant en emporte le vent

pleurs puis

dedans noir

langues glissent

projet pierre

s’ingénie

flopée d’enfants

pas su pas vu

sérieux pierre

ne la satisfait

pas rancune

c’est comme ça

simuler forcément

trou plâtré

en rêve

en boucle

se résigne

c’est tout

 

« Je vous conseille de lire Erik Wahl. C’est un excellent poète. Il n’a pas encore publié de livre mais, on peut découvrir ses textes dans des revues comme Nioques. » Cyrille Martinez, D-Fiction

[ciné] Laidie Macbest : « The young lady », « Lady Macbeth », William Oldroyd, 2016

The young lady, Lady Macbeth, William Oldroyd, 2016, anglais, couleurs, 89mn, 2:39

The YL

Vive le loto d’Albion ! « Rape and revenge » subversif et classique dans la lande, récit d’apprentissage ou anti-conte cruel tel Les Diaboliques de Jules Barbey d’Aurevilly (1895), avec 580.000 EUR, budget dérisoire, ce premier film, financé grâce à iFeatures, un programme d’aide géré par le BFI et BBC Films, est un bijou sec, tiré au cordeau qui contrecarre une fois de plus l’assertion débile de Truffaut.

*

Un couple créatif

Le jeune William Oldroyd avant plusieurs courts-métrages, dont Best (2014), primé lors du Festival Sundance Channel Shorts de Londres, a été metteur en scène de pièces de Shakespeare, Ibsen, Beckett, Sartre et Donizetti au sein du Young Vic Theater de Londres et à la Royal Shakespeare Company (RSC). En 2004, à 23 ans, il a assisté son mentor, Deborah Warner, influencée par la pratique des quakers, sur la superproduction Jules César, créée au Barbican Centre, à Londres. Il n’est donc pas étonnant que la direction d’acteurs soit dans le film impeccable. La scénariste, Alice Birch a été dramaturge pour la Court Royal et l’idem RSC. « La relation entre les personnages et leur environnement m’a fascinée. Ce dernier est intégré à leur monde : la bruyère, les collines, les landes, la rivière sont tous des éléments vitaux qui évoluent au fur et à mesure que Katherine prend conscience de son existence et développe ses sens » indique la scénariste qui a soigné un final féministe sidérant, très différent du livre dont le film émane.

Du grand Will, le metteur en scène emprunte lointainement au Macbeth pour la trahison, le meurtre, la perfidie, la femme à poigne, déterminée et la folie, aux rebelles Hedda Gabler (1891) ou Nora dans Une maison de poupée (Et Dukkehjem, 1879) se révoltant contre le patriarcat chez Henrik, au silence et à l’absurde chez Samuel. Et ici aucune impression de théâtre filmé !

Séminal Leskov

En 1847, Les hauts de Hurlevent (Wuthering Heights) d’Emily Brontë, filmé de façon peu convaincante en 2011 par Andrea Arnold et où joue déjà Paul Hilton en Mr Earnshaw, exalte, au milieu de la lande écossaise, l’amour passionné de Catherine Earnshaw pour Heathcliff. En 1857, Madame Bovary de Gustave Flaubert, en procès face à Pinard, était une femme malheureuse engoncée dans les conventions. Alors que Jane Austen publiait, un maître, bien oublié mais de retour en grâce actuellement, de la facture de Gogol, de Dostoïevski (le texte a été publié dans la revue Epoch de Fiodor et son frère) ou de Tolstoï, Nikolaï Semionovitch Leskov (Никола́й Семёнович Леско́в, 16 février/4 février 1831, Gorokhovo – 21/02/1895, année de la création du cinéma, à Saint-Pétersbourg), écrivain, conservateur au même titre que Gontcharov (Иван Aлeксандрович Гончаров), et journaliste, éditait en 1865 La Lady Macbeth du district de Mtsensk (Леди Макбет Мценского уезда). Les thèmes abordés sont la soumission des femmes dans la société, la vie dans les communautés rurales, inspirées des contes oraux populaires ou skaz, et la passion interdite. L’histoire originale avait été adaptée en opéra russe en quatre actes par Chostakovitch en 1934, classé par Staline, tout comme l’œuvre originale de Leskov, comme « ennemi du peuple » (film de Toni Bargalló, Lady Macbeth of Mtsensk, 2002). Si Andrzej Wajda l’adapta au cinéma en 1962 (Lady Macbeth sibérienne, Sibirska Ledi Magbet), il y eut notamment deux films, Katia Ismailova (Podmoskovnye vetchera, Подмосковные вечера) en Russie en 1967 (Mikhail Shapiro) et en 1994 (Valeri Todorovski) mais aussi Ledi Makbet Mtsenskogo uezda (Леди Макбет Мценского уезда, l’azerbaijanais Roman Balayan, 1989), le tchèque Petr Weigl (Lady Macbeth von Mzensk, 1992) et déjà en 1927 par Cheslav Sabinsky (muet). 1928 vit la sulfureuse création de L’amant de Lady Chatterley de D. H. Lawrence (Lady Chatterley’s Lover) où une femme, Constance, redécouvre l’amour et le bonheur avec un garde-chasse, un homme extérieur à son milieu. Souvenons-nous de la belle adaptation de Pascale Ferran (Lady Chatterley, 2006) avec la révélation de Marina Hands, fille de la claudélienne Ludmila Mikaël, et le toujours impeccable Hippolyte Girardot.

Adaptation clinique

Ici la Russie d’Alexandre II (abolition du servage, réforme de la justice, de l’administration et de l’enseignement ; la capitale, Saint Pétersbourg, est en ébullition) est transposée en Angleterre du nord, à Lambton Castle, château datant du début du XIXe, ère victorienne, décidément très inspiratrice, vers Chester, déjà utilisé pour la série Bienvenue au paradis (The Paradise, 1992), près de l’université de Durham où Oldroyd fit des études de théologie et de théâtre, après un an d’école d’art. Northumberland est une région sauvage des Îles Britanniques.

            La mariée de 19 ans est comprise dans l’opération immobilière organisée par Boris (Christopher Fairbank, Nic dans Batman, Tim Burton, 1989 ; Chasseur blanc, cœur noir, White hunter black heart, Clint Eastwood, 1990 ; Murphy dans Alien 3, David Fincher, 1992 ; Mactilburgh dans Le cinquième élément, Luc Besson, 1997 ; The broker dans Les gardiens de la galaxie, Guardians of the galaxy, James Gunn, 2016), le père méprisant, grincheux et autoritaire avec son fils Lord (Paul Hilton, Dr. Faustus dans Doctor Faustus, Matthew Dunster, 2012 ; Duke Octave dans Klimt, Raoul Ruiz, 2016), taciturne, alcoolique, sinistre, dédaigneux (voir Jeanne d’Une vie de Maupassant adapté, de façon controversée, récemment par Stéphane Brizé, 2016 avec Judith Chemla, Jean-Pierre Darroussin et Yolande Moreau), distant, méchant et violent : « Achetée pour un lopin de terre sur lequel pas même une vache ne brouterait ». « La nuit du mariage, c’est noir, quand Katherine est humiliée sexuellement par son mari, c’est la nuit… J’ai voulu jouer sur le contraste. Dans ce monde victorien très austère, le sexe devait aussi être viscéral. » déclare le metteur en scène. Les deux hommes se haïssent ; ils sont entourés de domestiques dont ils ignorent l’existence. Le décor est planté.

Le mari interdit à sa nouvelle femme de sortir de nouveau, cheveux au vent, de leur demeure, sur le « moor », la lande filmée en caméra à l’épaule en grand format inconnu, le 2:39. Il refuse de la toucher (après ordre de déshabillage sans effeuillage, il se masturbe devant son corps nu, de dos, avec son gros popotin et son en hors champ) : fort marrie, elle est complètement isolée. Le climax du patriarcat. Las !

British humour : un chat laid contemple Katherine attablée ou alanguie à la place de la précédente femme, probablement antipathique et désagréable, dans ce manoir tendance Manderley, froid comme une de Winter, dans Rebecca (Alfred Hitchcock, 1940 d’après le roman de Daphné Du Maurier, 1938) ; le vieux prêtre du comté, vient visiter la jeune femme et lui demande si son beau-père ne lui manque pas trop ; « Que nenni ! » répond-t-elle du tac au tac après la fringale de la bagatelle (« J’aime l’idée d’une séquence coupable », s’amuse le metteur en scène); Katherine s’occupe de son sévère beau-père, continue à prendre son thé comme si de rien n’était, tandis que des cris de détresse sont perceptibles devant une servante médusée ; quand elle se met à chevaucher son amant devant son mari, les bras nous en tombent – Buñuel aurait adoré ! Elle boit du vin à grandes gorgées jusqu’à épuiser les réserves et consomme ses désirs sans demander la permission à personne et sans le moindre scrupule. Le spectateur sait, il devient complice et voyeur. Pire, si le tabou de l’assassinat d’un enfant est levé, le meurtre d’un animal nous touche paradoxalement plus que celui d’un humain. C’est la force du film : « Ce qu’elle fait est mal mais, malgré tout, le spectateur ressent de la sympathie pour elle et veut qu’elle réussisse » souligne Florence Pugh. Empathique à l’insu de son plein gré, le spectateur assiste pas à pas à la fabrication et à la naissance d’un monstre, la mariée qui n’était pas en noir, en passant de victime à coupable avec son visage poupin et son regard impertinent, sombre presque hautain avec une pointe d’ironie, errant au loin derrière la fenêtre. Elle répercute les mêmes ordres que son mari (« Debout, face au mur ! ») osait lui donner tant sur les serviteurs, dont le palefrenier (le musculeux Cosmos Jarvis, MI-5 Infiltration, Spooks : The Greater Good, Bharat Nalluri, 2015), obsédé par les femmes, qui mène un jeu rustre et pervers sur Anna dans l’écurie, pour affirmer son autorité et imposer sa hiérarchie, que sur la servante métisse exploitée, même si la maîtresse lui ordonne de manger à la même table pour lui tenir compagnie. Elle se révèle manquer de conscience sociale, ce qui deviendra un atout, et de moralité – égoïste en outre. C’est finalement la soumise Anna (Naomi Ackie, actrice dans les séries Docteur Who, Doctor Who, 2015 ; The Five, 2016), devenue muette, qui sera la victime du patriarcat, du pouvoir (rapport maître/esclave au centre du roman de Leskov). La servante ne prend même pas la peine de se défendre lorsqu’elle se voit accusée, consciente que sa condition en fait une coupable idéale. Ceci dit, effrayée par l’audace de sa maîtresse, elle regarde par le trou de la serrure ses ébats. Personne n’est innocent, juste des personnes plus coupables que d’autres dans un monde clos et figé.

La révélation Pugh

            Sœur des jeunes acteurs Toby Sebastian, Arabella Gibbins et Rafaela Pugh, la Pugh fit des études à Oxford, tout en apparaissant dans des pièces jouées au North Wall Theater (Oxford). Oldroyd avait repéré celle qui a « beaucoup d’instinct et une excellente technique », la comédienne de 19 ans en 2014 dans The Falling, de sa compatriote Carol Morley. Elle y jouait une écolière rebelle menacée par une mystérieuse épidémie dans les années 1960. Elle a été nominée dans la catégorie du meilleur espoir féminin au BFI London Film Festival Awards. Plus récemment, Florence Pugh a rejoint le casting de la série télévisée Marcella avec Anna Friel et Laura Carmichael. Elle va apparaître en catcheuse british, devenue star aux Etats-Unis dans Flirting with my family (Stephen Merchant, 2018).

Travail d’équipe

Mise en valeur par de longs plans-séquences, souvent fixes et en plans serrés, parfois répétés (scènes reprises exactement du même point de vue : par exemple, au moins quatre fois, nous voyons la servante Anna entrer dans la chambre de Katherine exactement de la même façon), la photo d’Ari Wegner (beaucoup de courts-métrages et quelques films dont The Tragedy of Hamlet Prince of Denmark, Oscar Redding, 2007), clinique à la scandinave (les tableaux mélancoliques de Vilhelm Hammershøi) et jouant sur la symétrie, oscillant entre De la Tour, le Caravage pour le côté canaille sournois, et Vermeer, est superbe. Les tons gris et froids contrastent avec le bleu de la robe, telle une corolle de pétales alanguie et fanée.

Jacqueline Abrahams, la chef décoratrice avait travaillé sur The lobster (Yorgos Lanthimos, 2015) et La dame en noir 2 : L’ange de la mort (The woman in black 2 : Angel of death, Tom Harper, 2014). « Nous avons utilisé des pièces d’époque autant que possible et nous nous sommes procurés des tissus et des imprimés un peu partout, dans des collections de costumes, des boutiques vintage et des magasins d’antiquités » détaille Holly Waddington, chef-costumière dans deux films de Mike Leigh (Happy-Go-Lucky, 2008 ; Another year, 2010) et de Steven Spielberg, Lincoln (2012 avec Daniel Day-Lewis), et Cheval de guerre (War horse, 2011).

*

            La musique est quasi absente, ce qui est fort agréable. Le travail du son est centré sur le silence total ponctué par les bruits quotidiens, le frou-frou de la robe bleue devenue celle d’une femme libérée et triomphante, quoique menteuse et répondant avec des répliques cinglantes. Le bruit du vent de la lande devient obsédant. Un film à savourer d’autant qu’il ne dure que 89mn (1h29), nous épargnant tous ces longs longs-métrages de plus de deux heures. Comme quoi, il est possible de tourner un bon film court avec peu de moyens. Les festivals ne s’y sont pas trompés tant les prix pleuvent : meilleur film au Festival de Cinéma Européen des Arcs 2016, au San Sebastián International Film Festival 2016, au Thessaloniki Film Festival 2016 et au Zurich Film Festival 2016, meilleur metteur en scène au Palm Springs International Film Festival 2017, meilleure actrice pour Pugh au Dublin Film Critics Circle Awards 2017, etc.

[manuscrit] Cadette des 7 [Feuilleton 20]

verte se calcine

sang -et si ?

failli y

frémit à

n’y pense plus

tête corps

pierre qui roule

allers-retours boulot

cadette des 7

balade les 2

affection matern

elle pays du mur

heureux cachés

zone délimit__

p’tit déj’ bus

allers-retours

colline maternelle

attention pour

d’autres drôles

pays du mur

français fréquentent

français s’invitent

réservée forcément

cours yoga

inspirer expirer

corps se retourne

fœtus vert

ical lon git

udinal

habits amples

avec – nul

corps – n’

y pense plus

pas feu vert

tête corps

dedans silence organes

c’est comme ça

« Je vous conseille de lire Erik Wahl. C’est un excellent poète. Il n’a pas encore publié de livre mais, on peut découvrir ses textes dans des revues comme Nioques. » Cyrille Martinez, D-Fiction

[Ciné] Bien/mal Aki : Kaurismäki fait du Kaurismäki : « De l’autre côté de l’espoir »

L’autre côté de l’espoir, Toivon tuolla puolen, Aki Kaurismäki, 2017, Finlande/Allemagne, 1h38

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Vieilles recettes

Un générique avec incrustation digne des truculentes séries B voire Z – des nanars, parfois réjouissants ou non. Fatigué (« Je suis fatigué, je veux commencer à vivre ma propre vie. »), au point de laisser tomber sa trilogie sur les réfugiés et les ports, Kaurismäki fatigue également ses spectateurs en un film d’1h38 qui paraît malgré tout trop long. Si L’autre côté de l’espoir (Toivon tuolla puolen, 2017) commence comme Le Havre (2011, Prix Delluc 2011), tourné il y a 6 ans déjà, il se prolonge en un remake d’Au loin s’en vont les nuages (Kauas pilvet karkaavat, 1996). A la Berlinale, où le batave Verhoeven, rentré de nouveau en grâce depuis Elle (2016), lui offrit le prix de la mise en scène auréolé de l’Ours d’argent, Aki-le-poivrot, sexagénaire, a déclaré raccrocher pour profiter de la vie au Portugal au milieu de ses coteaux (« depuis 1986, je ne vais plus au cinéma. Je suis parti vivre à la campagne. » ; c’est peut-être le problème de ce cinéphile qui vit sur ses acquis dans un système bien posé). La lassitude du réalisateur est patente, tout comme son impuissance. Le jugement du réalisateur sur lui-même est juste : « Il [le film] est honnête. Je ne peux pas dire que j’en ai honte. ». Mais ce n’est pas la grande eau de L’homme sans passé (Mies vailla menneisyyttä, 2002), grand prix au Festival de Cannes 2002.

            Les mêmes uniformes boutonnés sur des ambiances postsoviétiques et murs bariolés de couleurs tranchantes, n’eût été un poster d’Hendrix et un juke-box, servent une rengaine qui sent, fût-elle d’intermèdes de rocks de rue, de potes ou de bars enfumés (le Wall street café avec, entre autres, un blues finlandais, Oi Mutsi mutsi datant de la fin des années 1970 signé du folksinger Tuomari Nurmio, très populaire en son pays, qui dit ceci : « Maman, maman, allume la lumière / Je vais mourir bientôt / et quitter la compagnie / Peut-être quelque part / tu me trouveras un complet blanc / On me jettera bientôt dans un trou noir…) comme pour remplir à tout prix en un montage maladroit, le réchauffé, l’artificiel ou le saumure du hareng-saur. Une séquence émouvante : lorsque Khaled joue du saz dans le centre de rétention. C’est toujours la même histoire : celle d’opprimés qui tentent de s’évader, de s’offrir une nouvelle condition. Les mêmes plans dépouillés, les aubes ou crépuscules brumeux, les visages blafards, la gomina dans les cheveux. Pas de doute, nous sommes en Kaurismäki. Le monde se divise en deux : ceux qui inventent constamment et ceux qui creusent leur sillon. Lui, il creuse.

Le rire fuse tout de même dans ce bouiboui à la déco flashy sauce Demy et Almodovar, très studio quoi : trois bras cassés limite jean-foutres à la Marx Brothers, une serveuse, un portier lugubre qui sert de boute-en-train lors de l’arrivée du froid et bureaucratique service d’hygiène et un cuistot qui, clope au bec dans une cuisine agrémentée d’une niche de chien, mitonne ses spécialités telle la sardine dans sa boîte accompagnée de sa patate bouillie pour faire local avec un prix en marks finlandais, font le sketch, caricatural, à la Tati – plans fixes, du cendrier en aluminium comme les pieds des danseurs en passant par la porte des toilettes et le serveur du restaurant – comme éternelle marque de fabrique désormais éculée, tournant à vide, et jeu de brique, figé, des acteurs – lassant. La Chope dorée, gagnée grâce à un poker, devient un sushi bar où les pieds nickelés servant de personnel, déguisés de façon ridicule en nippons, collent sur des puddings de riz des filets de hareng saur badigeonnés d’une épaisse couche de wasabi, de cette sorte qui essaye de nous tirer les larmes le long du film tant la dose est forte. Après le débarquement d’un car de japonais, le resto deviendra indien. Bien vu et irrésistible. Remercions le chien d’Aki qui lui a fait découvrir ce resto, devenu le modèle, par hasard en faisant pleurer le mérinos. Malgré le minimalisme des effets du walshien et hawksien mâtiné de Capra et Chaplin, d’éclaboussures chromatiques en dialogues mutiques, la densité idéologique semble dissoute dans l’avachissement philosophique. Aki n’a plus la foi bien qu’il ait les foies.

Coups de poings

            Il s’agit d’un film politique sans être à thèse, didactique ou dénonciateur, sans dialogue militant (cf. Costa Gravos, Ken-le-survivant-Loach). Dans cette tentative de rencontre entre un univers autosuffisant et une actualité, la fable grossit le trait avec une certaine lourdeur et manichéisme cependant. La colère du « punk et anarchiste » est ici son moteur. « La façon dont on traite les migrants en Europe est criminel. Et les crimes contre l’humanité, je ne les accepte pas. ». Aki ajoute : « les Finlandais sont très suivistes, très soumis, ils se conforment à l’autorité ». Enfin un qui s’y colle même si le lucide (« Je n’accorde plus l’indulgence à l’humanité. Elle ne le mérite pas, elle est trop cruelle. Il n’y a pas de pitié, dans l’homme. Aucun joli trait. Quelquefois, une grâce tombée d’en haut. C’est tout.») encense Mutti Merkel, chancelière du pays co-producteur du film, en omettant toutefois une dose de cynisme (obtenir de la main d’œuvre pas cher pour maintenir la croissance). Le syrien Khaled, mécano d’Alep (le kurde d’un village du Nord-Est de la Syrie, Sherwan Haji, acteur de téléfilms dans son pays natal qui découvrit Aki en cours d’art dramatique de Damas; il vit aujourd’hui en Finlande, arrivé par amour, où il réalise et produit des films et des installations vidéo via sa société Lion’s Line ; parti en Grande-Bretagne, il a étudié la mise en scène et il a écrit un mémoire sur les méthodes de travail des cinéastes avec leurs comédiens puis a animé des stages sur les techniques de jeu), se dirige illico vers les douches publiques puis au commissariat le plus proche, pour demander asile, où il est accueilli par les flics de Finlande se fendant d’un sobre « welcome » avec un barbu blond en uniforme qui, caché derrière sa machine à écrire et la fumée de sa cigarette, lui répond : « ça coûte rien d’essayer. Vous êtes pas le premier. », il est enjoint de raconter avec neutralité, par le truchement d’un questionnaire serré, son épopée (il a perdu tout ce qu’il avait et tente de retrouver sa sœur dont il a été séparé lors d’un contrôle à une frontière), son passé, son parcours, sa religion dans un lieu neutre excluant toute compassion (« état-bureaucratique », voire « légale-rationnel » selon Max Weber) puis sommé de rentrer chez lui par une décision aussi absurde qu’irrévocable alors qu’un énième massacre en Syrie est diffusé en même temps à la tv.

            « Mon message au gouvernement de ce pays vieillissant, qui se dépeuple et se désertifie, est qu’il est absurde d’empêcher des jeunes gens diplômés et dynamiques de s’installer en Finlande », a récemment écrit le cinéaste au quotidien finlandais Helsingin Sanomat. Le gouvernement finlandais a géré, sous la pression du parti anti-immigration Les Vrais Finlandais, la crise des réfugiés en 2015, quand elle a dû accueillir 32 500 demandeurs d’asile. C’est l’une des proportions par habitant les plus élevées d’Europe pour ce pays de 5,4 millions d’habitants. Les mesures prises ? Décourager les candidats à l’immigration en réduisant en 2016 les prestations sociales et en durcissant les critères d’obtention de l’asile. L’ambition de Kaurismäki est grande : « Je ne veux pas seulement changer le public, je veux changer le monde. En tout cas l’Europe. Ou au moins la Finlande. Ou cinq ou six personnes en Finlande ».

            Le syrien rencontre l’irakien Mazdak en centre de rétention. Il noue amitié dans le centre d’accueil (Simon al-Bazoon). « C’est le hasard qui les a réunis, mais ils fonctionnent bien ensemble, parce que lorsque l’Irakien parle [et que] le Syrien reste en retrait. » selon le metteur en scène. Conseil de Mazdak : « sourire, car ici on renvoie les gens tristes ». Khaled réplique : « Je suis tombé amoureux de la Finlande, mais si tu savais comment s’enfuir d’ici je t’en serais reconnaissant.». Même une habitante native de Finlande, une actrice pilier de la troupe Kaurismäki dont la trogne ne s’oublie pas, Kati Outinen, veut quitter au plus vite son pays pour boire du saké à Mexico.

            La violence est présente comme un effet de réalité. Une brute néonazie, un skinhead, traite un réfugié syrien de « youpin », ce qui prête, malgré la triste situation, à sourire. Stupidité du racisme en une seule réplique. Harcelé par les skins, Khaled est provisoirement sauvé par une troupe de loqueteux, d’éclopés et d’ivrognes surgissant des tréfonds du parking, tels des zombis, où ils croupissent. Le sel de la terre (Herbert J. Biberman, Salt of the earth, 1954) s’éveille.

            De l’autre côté, dans un appartement modeste, un homme, Wikström (Sakari Kuosmanen, un acteur fidèle depuis Calamari union en 1985), vendeur de chemises comme le père de Kaurismäki, et une femme se séparent sans mots, encadrés de l’un de ces légers décalages qui composent l’univers burlesque et grave de Kaurismäki. Il lui jette des clés sur la table. Elle avise sa dive et terrible bouteille, le cendrier qu’elle continue de remplir frénétiquement, et laisse transparaître un sourire fataliste qui cligne de l’œil sous ses bigoudis en écrasant une cigarette sur le symbole de leur amour défunt. Tout est dit, montré plutôt.

*

            La rencontre entre Khaled et Wikström se déroule dans un lieu beckettien : « C’est ma chambre. – Non, c’est mon local poubelle. ». L’humanité de l’un sauvera l’autre, grâce à la solidarité, alors que rien ne l’y prédisposait. Ce sont les actes des hommes dans certaines situations qui révèlent leur vraie nature. La fin, limite Arlequin, est dite ouverte même si j’en connais un qui n’en sortira pas en bon état. Un peu facilement lacrymal sans être pour autant mélo.

[Ciné] Fade to Gray

The lost city of Z, James Gray, USA, 2016, 2h21

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Tournage épique

Le projet date de 2009, suite à la sortie, bien accueillie, du livre du journaliste du New Yorker, qui s’y consacra trois ans, Grann, via une enquête sur la mort mystérieuse d’un spécialiste de Conan Doyle où surgit Le monde perdu (The lost world, 1912) et un certain Percy Harrison Fawcett. Gray, sorti du plat Two lovers (2008), lointainement inspiré paraît-il de Les nuits blanches : roman sentimental (souvenir d’un rêveur) (Белые ночи, 1848 ; adapté par Luchino Visconti, Le notti bianche, 1957) de Dostoïevski, écrit un scénario, sa première adaptation d’un texte, où il ne garde que l’épopée de l’exploration, abandonnant la partie contemporaine du livre qui montre le journaliste aux prises avec les difficultés de la jungle et la menace des dernières tribus d’Indiens. « Je voudrais faire un genre d’Indiana Jones,  mais avec un héros qui réfléchit à ce qui lui arrive ». Selon Grann, Gray travaille la « question de la dernière frontière et met en avant l’idée que le progrès humain va de pair avec l’exploration ». L’écologiste Brad Pitt, producteur du film, détenteur, à travers sa société Plan B, des droits du livre, voulait jouer le rôle-titre. Ses collaborateurs ont envoyé le livre à Gray. En ce sens, c’était une commande. L’acteur hollywoodien a dû abandonner le rôle principal en raison d’un agenda trop chargé. Finis les repérages au Mato Grosso (Brésil). Idem pour Benedict Cumberbatch qui privilégia le tournage de Doctor Strange (Scott Derrickson, 2016). Gray repéra Charlie Hunnam, acteur britannique né en 1980 à Newcastle qui fit ses débuts à la télévision à l’âge de neuf ans, chez Guillermo del Toro (Pacific Rim,  2013 et Crimson Peak, 2015). Il avait joué auparavant dans Hooligans (Lexi Alexander, 2005), un biker dans la série Sons of Anarchy (Kurt Sutter, 2008). Il est arrivé sur le plateau dix jours après la fin du tournage de Le roi Arthur: La légende d’Excalibur (King Arthur: Legend of the Sword, Guy Ritchie, 2017). Nous le verrons dans un  remake de Papillon (Michael Noer) dans lequel il reprend le rôle du roi de l’évasion qui fut incarné par Steve McQueen.

Les studios sont réticents : 80 et 100 millions de dollars d’investissement plus 50 millions en frais de sortie. La Paramount s’y colla puis se retira. Un temps, le projet sembla même abandonné. La ténacité de Gray, cet homme hypersensible et dur selon son biographe Jordan Mintzer, qui porte le projet pendant 9 ans, lui permettra de quitter New York et affronter 38° C avec 100 % d’humidité, des insectes, des crocodiles, des serpents, des araignées en Colombie, dans la région de Santa Martha au lieu de la Bolivie, pauvre en infrastructures cinématographiques. Il a attendu l’été 2015 pour pouvoir commencer à tourner. Pourtant, avant de se lancer, James Gray a écrit à Francis Ford Coppola, réalisateur d’Apocalypse Now (1979), pour lui demander des conseils pour un tournage dans la jungle. C’est l’un des films qui a donné à Gray l’envie de faire du cinéma : « Encore aujourd’hui, il correspond exactement à ce que j’aime, c’est-à-dire un mélange de spectacle et de vérité. » Coppola, se souvenant des conditions déplorables aux Philippines, n’a répondu que par deux mots « Don’t go » (« n’y allez pas »). Il avait reçu le même conseil de la part de Roger Corman au moment de se lancer dans Apocalypse Now (1979). Gray a plus approché, dans la scène finale notamment, l’esprit de Conrad que Coppola mais moins que Brooks (Lord Jim, 1965) ; la pointe Kipling affleure. Finalement, c’est Amazon qui a acheté, à l’automne 2016, les droits de distribution, tout comme ceux de Manchester by the sea (Kenneth Lonergan, 2016).

Le Livingstone de l’Amazonie

            Agé de 39 ans, Percy, aristocrate britannique et officier d’artillerie, né en 1867 à Torquay dans le Devon et expert en topographie, auparavant basé à Ceylan et à Malte, est envoyé par la Société royale de géographie (RGS) en 1906 pour cartographier une zone frontière encore inexplorée entre le Brésil et la Bolivie, pays au bord de la guerre à cause du caoutchouc. Fawcett est perçu comme « mal avisé quant au choix de ses ancêtres » : fantasque, son père, né en Inde et un temps proche du prince de Galles, est mort alcoolique, après avoir ruiné sa réputation et sa famille. La jungle, surtout après une magnifique scène de chasse à courre en Irlande contre un cerf suivie d’une scène de bal amidonné au milieu des boiseries et des lustres avec humiliation à la clé, est aussi celle de la haute société britannique du début du XXe siècle : « J’aimais l’idée de choc entre classes sociales, ou plutôt entre planètes, car on dirait vraiment que l’Angleterre victorienne, d’une part, et l’Amazonie, d’autre part, étaient deux planètes distinctes ». « Les couronnes ont disparu, mais pour le reste, on est à peu près revenu aux structures de la monarchie » constate aujourd’hui avec justesse Gray. Il se fonde sur un complexe de classe et sur un besoin de reconnaissance pour justifier le désir de gloire qui dévore l’explorateur. Celui-ci se heurtera, dans une scène digne de Cimino (La porte du paradis, Heaven’s gate, 1980), à l’incompréhension de la communauté scientifique pétrie de certitudes et d’ethnocentrisme teinté de colonialisme et de racisme lorsque l’explorateur évoque « Une civilisation cachée dont la découverte permettrait à l’humanité d’ouvrir un nouveau chapitre de son histoire. ».

La célébrité fraîchement acquise de Fawcett est concurrencée par celle de l’historien américain Hiram Bingham, qui, en 1911, vient de révéler au monde l’ampleur du site inca de Machu Picchu, l’ancienne citadelle nichée dans les Andes péruviennes. Ernest Shackelton part également à la même époque à la découverte de l’Antarctique. C’est reparti pour une deuxième expédition en 1912 grâce à un aventurier mécène, spécialiste des pôles, arriviste, égoïste et lâche, enfermé dans une vision colonialiste, James Murray (Angus Macfadyen). James Murray, affaibli par la maladie, délire. Fawcett doit abandonner ses recherches.

À la tête d’un régiment d’artillerie, Fawcett l’officier s’illustre pendant les combats sur le champ de bataille dans la Somme (« À la mort, le sel de la vie ! »)  et gagne ses galons de colonel. Le fidèle aide de camp Henry Costin, barbu, sale, suant, désinvolte et résigné (Robert Pattinson, formé au théâtre britannique, laissant loin Twilight et ses conquêtes féminines dont la Stewart qui fit son coming-out depuis) le suit de l’enfer vert à celui des tranchées. Nous n’avons pas pu échapper à une russe, Gray restant fidèle à ses origines : « Ce que vous cherchez est plus grand que ce que vous n’avez jamais imaginé », prédit une voyante dans un boyau lors de la Grande guerre. Les crucifiés sur le champ de bataille remémorent J’accuse d’Abel Gance (1919).

En 1925, retraité vieillissant de 57 ans, l’explorateur monte son ultime expédition, après avoir peiné à lever des fonds auprès de Rockefeller et de journaux américains. Pour cette dernière mission, Percy Fawcett entraîne avec lui son fils aîné Jack, 21 ans, à moins que cela ne soit l’inverse, qu’il a à peine vu grandir, mais qui partage son rêve. Le jeune homme est accompagné de son meilleur ami, Raleigh Rimell. Dans Le continent perdu : dans l’enfer amazonien (Exploration Fawcett) de Percy Harrison Fawcett, selon un texte établi par le fils de l’explorateur, Brian Fawcett, il s’agit de huit missions qui furent menées en Amazonie. Plusieurs équipes ont tenté de marcher en vain sur ses traces : ils sont tous tombés comme des mouches, de faim ou de maladie ; une expédition lancée juste avant celle de Grann s’était retrouvée prise en otage par les indigènes. Les récentes découvertes de l’anthropologue Michael J. Heckenberger démontrent qu’il existait bien une civilisation en Amazonie.

Le spectateur retrouve les obsessions pour la tragédie, le mélo parfois avec des scènes d’hystérie (l’enfant qui se rebelle ; la femme lettrée et polyglotte, jouée par Sienna Miller dans un rôle analogue à celui qu’elle tenait dans American Sniper de Clint Eastwood, 2014, dite indépendante à l’heure des suffragettes, affirmant que « La peur n’a jamais déterminé notre avenir », qui accepte sa condition de bobonne alors qu’elle voudrait l’accompagner, Gray voulant « rendre compte de la tragédie que ce fut pour elle »), les liens du sang, les ambiguïtés de la transmission, y compris le cannibalisme : « Je m’identifie beaucoup à ce personnage qui cherche son chemin dans le monde, à sa lutte pour faire ses preuves, se débarrasser d’une certaine dose de honte… Ses rêves se heurtent à ce besoin nauséeux, terrifiant, qu’ont les humains de classer leurs semblables, de les hiérarchiser. » déclare Gray qui, fils de prolétaires au milieu d’ouvriers allemands WASP, fut honteux d’habiter au Queens à New York, de n’être ni un étalon ni un Apollon tout en nourrissant une soif infinie de reconnaissance.

Image soignée

Le chef opérateur franco-iranien Darius Khondji, au style pictorialiste reconnaissable, travaille ici sur un clair-obscur digne de Caravage. Gray recherche constamment dans sa filmographie le tenebroso qui évoque les tableaux de Georges de La Tour. Claude Lorrain,  Rembrandt, le Douanier Rousseau, Turner, Corot sont parfois mentionnés en vrac. Outre les scènes de jungle, l’image sombre domine tout au long du film. Darius avait travaillé sur certains films de Caro et Jeunet (Delicatessen, 1991 ; La cité des enfants perdus, 1995 ; Alien, la résurrection, Alien: resurrection, 1997 du seul Jeunet), Bernardo Bertolucci (Beauté volée, Stealing beauty, 1996), Alan Parker (Evita, 1996), Roman Polanski (La neuvième porte, The ninth gate, 1999), David Fincher (Seven, Se7en, 1995 ; Panic Room, 2002), Michael Haneke (Funny Games U.S., Funny Games, 2007 ; Amour, 2012), Sydney Pollack (L’interprète, The interpreter, 2005), Wong Kar Wai (My blueberry nights, 2007), Woody Allen (Minuit à Paris, Midnight in Paris, 2011; To Rome with love, 2012 ; L’homme irrationnel ; Magic in the moonlight, 2014 ; Irrational man, 2015), Stephan Frears (Chéri, 2009), James Gray (The immigrant, 2013). Il a toujours revendiqué sa passion pour les acteurs et leurs visages, qu’il rend opalescents et fascinants. Cela tombe bien car Gray porte une grande attention particulière aux visages. Darius est habité par la musique, il a écouté Ma mère l’oye de Ravel (1910) dans la jungle.

            Amateur d’opéra, Gray nous offre une scène d’opéra fantôme en pleine jungle, référence aux barons du caoutchouc qui inspirèrent le Fitzcarraldo (1982) de Werner Herzog. Un bateau échoué sur le Rio Verde laisse songer à Aguirre, la colère de Dieu (Aguirre, der zorn gottes, 1972) qui toucha au sublime kantien. Si ce film est évidemment un point de départ, Gray souhaite s’en détacher : « Car il y a aussi une forme d’accomplissement pour un homme comme Fawcett de parvenir à comprendre un autre monde. Même dans son échec, il y a une forme de transcendance qu’il n’y a pas dans les autres films. Dans Aguirre, il y a par exemple la question de l’avidité. Je ne pense pas, in fine, que c’était une motivation pour Fawcett. Son obsession est liée à un besoin d’échapper aux structures de la société d’où il émerge. »

            A noter un superbe raccord osé, digne de Lean voire de Kubrick, entre une goutte en gros plan et un train qui roule à toute vapeur vers l’exotique.

            Comme Nolan et quelques autres, Gray affectionne le 35mm, pellicule avec laquelle il s’entête pertinemment à tourner. « Le processus photochimique est un processus archaïque, organique, le seul à même de transmettre cette mélancolie qui est au cœur du film. A la différence du numérique, qui a à voir avec l’immédiateté, le celluloïd capture un passé à jamais révolu. Le numérique peut produire des choses magnifiques, comme le prouve Pedro Costa par exemple, mais ce n’est pas le même outil. ».

So what ?

Si le spectateur ne s’ennuie pas, le film est toutefois trop long, sans que les trois expéditions soient répétitives pour autant.

Gray oppose sentimental, où l’effet recherché est facile, comme un besoin primaire, à cause d’un dispositif scénaristique raté dominé par le « désir de se faire aimer du spectateur à travers l’œuvre d’art », et émotion où « L’émotionnel, c’est lorsque l’artiste y croit » lorsqu’il « créée organiquement à partir de la situation montrée dans le film ». « Dans les films sincères, les dilemmes et les décisions que doivent prendre les personnages ne sont jamais grossiers. » Malheureusement, cet amateur de La Tosca et de La bohême de Puccini force sur la corde sensible, ça ne passe décidément pas. Gray n’aime pas L’année dernière à Marienbad (A. Resnais ; A. Robbe-Grillet, qui évite précisément toute psychologie, point central du Nouveau Roman, 1961), qu’il oppose à Sueurs froides (Vertigo, A. Hitchcock, 1958) : « en surface, le film est incroyablement subversif, mais en réalité il est assez vain et creux, parce qu’il n’implique aucun investissement émotionnel – c’est comme observer quelque chose au microscope ». Il devrait pourtant en prendre de la graine pour neutraliser cette sensiblerie mélo de femme de ménage de plus de 50 ans. Depuis La nuit nous appartient (We own the night, 2007), Gray est constamment décevant. S’il reconnaît qu’« Au début de ma carrière, j’utilisais le genre comme une protection. », il n’en est pas sorti contrairement à Kubrick qui redéfinissait chaque genre investi. Comme Jeff Nichols, le spectateur est devant un « Rare exemple de cinéma classique contemporain » comme l’indique justement le Hollywood Reporter. Dans la lignée de Clint Eastwood ? C’est dire le niveau du cinéma actuel !

Influences

L’histoire de Fawcett a inspiré nombre de récits, de romans, de films et de séries. George Lucas s’en souviendra pour imaginer l’Indiana Jones (1981, 1984, 1989, 2008) de sa saga, comme avant lui Hergé pour le professeur Ridgewell que croise Tintin dans L’Oreille cassée (1935-37 ; 1943),  ou encore Hugo Pratt pour la figure d’Eliah Corbett dans Corto toujours un peu plus loin.  Quant au dessinateur Henri Vernes, il envoie Bob Morane Sur la piste de Fawcett (1954).

Un an après le raté The immigrant (2013), Gray écrivait Ad Astra, film de science-fiction actuellement en post-production.

 

Géant vie

Géant, Giant, Georges Stevens, USA, couleur, 3h21

index

Tout de go : j’adore ce film, comme un saignant T-bone pure softpower, qui berça mon adolescence au point de le revoir sans se lasser une bonne vingtaine de fois. Première fois au ciné : le film tient le choc. Puisse le dossier de février 2017 de Positif réhabiliter un Stevens un peu tombé dans les oubliettes, foi de Laurel & Hardy !

Format

            Un regret : le format 1:66. Désireux de souligner la hauteur du manoir (en fait, près de Marfa, Texas, une façade, trois murs transportés sur 1 600 km dans 6 wagons puis maintenus par 4 poteaux téléphoniques, pas de toit et pas d’intérieur, tourné lui à Burbank dans les studios de la Warner), digne d’une peinture d’Edward Hopper,  La Maison près de la voie ferrée (House by the railroad, 1925) hantant Rebecca (1940) et Psychose (Psycho, 1960) d’Hitchcock, Les moissons du ciel (Days of heaven, Terrence Malick, 1978), les puits de pétrole et l’hôtel de Rink, George Stevens a évité l’utilisation du format CinemaScope, car il a estimé que les lentilles avaient tendance à déformer l’image. Il a estimé que la hauteur était beaucoup plus importante que la largeur. C’était l’une des rares épopées, plus réussie je trouve qu’Autant en emporte le vent (Go with the wind, 1939) aux couleurs trop expressionnistes voire flashy côté kitsh, des années 50 non filmées en scope. Reste à savourer le Warnercolor, véritable peinture typiquement américaine, à l’instar de Barry Lindon (Stanley Kubrick, 1975) so british avec Gainsborough et Turner en inspiration. Pour l’horizontalité, Stevens utilise la profondeur de champ : il y a toujours une fenêtre ou une porte dans le fond qui ouvre sur l’horizon. Stevens a encore monté pendant un an après le tournage ! Le budget, délirant, a été dépassé mais le succès fut au rendez-vous, le prochain de la Warner étant … Superman (Richard Donner, 1978). De quoi gagner un oscar (1957) ! Yul (Le roi et moi, The king and i, 1956, Walter Lang) aura eu la peau de Rock & Dean. Le film a été choisi en 2005 pour la conservation dans l’enregistrement national de films des États-Unis par la Library of Congress (Washington) pour son apport culturel, historique et esthétique. Orson Welles a été inspiré par Géant pour réaliser le film inachevé qui va bientôt être restauré, De l’autre côté du vent (The other side of the wind).

Adaptation

            Il s’agit d’une adaptation d’un roman d’Edna Ferber publié en France en 1954 par Stock. La Prix Pulitzer 1924 pour son roman So big a déjà des best-sellers à son actif, Show Boat (Harry A. Pollard, Arch Heath, 1929 ; James Whale, 1936 ; George Sidney, 1951), La Ruée vers l’Ouest (Cimarron, Wesley Ruggles, 1931 ; Anthony Mann, Charles Walters, 1960). Dans le roman qui nous occupe, les hommes apparaissent moins que les femmes : Jett Rink, élaboré à partir de la vie du pétrolier texan Glenn H. McCarthy (1907-1988), surnommé « King of the wildcatters », un immigrant irlandais qui sera plus tard associé à un symbole d’opulence au Texas en construisant en 1949 à Houston l’hôtel Shamrock qui coûta 21 millions de dollars et dépensa un million supplémentaire pour la cérémonie d’inauguration, est plus dur, moins sensible ; dans la scène de castagne dans le « restaurant », Bick, dont les coups de poing sont légèrement plus bruyants que ceux de l’adversaire, suggérant ainsi qu’il gagnerait peut-être la bagarre, n’est pas présent car seules son épouse, sa fille et sa belle-fille mexicaine sont là, partant sans causer de problème quand le propriétaire leur ordonne de sortir. Femme de caractère, Ferber suggère Alan Ladd comme personnage principal. L’acteur dans L’homme des vallées perdues (Shane, G. Stevens, 1953) refuse.

Listes

Allons-y pour le name dropping, une expression que le benêt Frémaux vient de découvrir pour son Sélection officielle et que tel un bourgeois gentillhomme, il serine à qui veut en dénigrant les journalistes censés ignorer l’expression. Pour Bick, ont été approchés : John Wayne, William Holden, Clark Gable, jugés trop vieux, Forrest Tucker, Sterling Hayden, Gary Cooper, Errol Flynn, Henry Fonda, Charlton Heston, Tyrone Power, Robert Taylor, Jeff Chandler, Victor Mature, Gordon MacRae, Charles Bronson, James Stewart, Burt Lancaster, Kirk Douglas et Richard Burton, futur mari de Liz T. George Stevens a amené Rock Hudson, qu’il a repéré grâce à Victime du destin (The Lawless breed, Raoul Walsh, 1952) où il avait été vieilli de 30 ans, à des projections de films avec Gary Cooper et Spencer Tracy en rôle-titre en soulignant les éléments de jeu qu’il voulait voir. Quand Rock Hudson, prêté par Universal moyennant une prolongation de contrat de 4 ans, a été choisi, bravant un maître-chanteur, finalement passé à tabac (nez et côtes cassés) par les flics, décidé à révéler l’homosexualité de l’acteur faussement marié pour les apparences et pour favoriser sa carrière, le réalisateur George Stevens lui a demandé qui il préférait comme interlocutrice. Grace Kelly, désirée par le metteur en scène ? Elizabeth Taylor, devenue amie de Rock ?

Ont été envisagées pour le rôle de Leslie, Ava Gardner, incapable de quitter le Pakistan où elle tournait La croisée des destins (Bhowani junction, Georges Cukor, 1956), Marlene Dietrich, Katharine Hepburn, Joan Fontaine, Irene Dunne, Olivia de Havilland, Deborah Kerr, Maureen O’Hara, June Allyson, Anne Baxter, Ann Blyth, Jane Greer, Susan Hayward, Rita Hayworth, Jennifer Jones, Vivien Leigh, Dorothy McGuire, Patricia Neal, Eleanor Parker, Gene Tierney, Janet Leigh, Donna Reed, Jean Simmons, Joanne Woodward, Jane Wyman, Betsy Drake et Virginia Mayo. Pour Luz Benedict : Judith Anderson, Bette Davis, Ann Harding, Angela Lansbury, Agnes Moorehead, Claire Trevor et Jo Van Fleet. Pour Judy Benedict : Dawn Addams, Carroll Baker, Joanne Dru, Martha Hyer, Piper Laurie, Elizabeth Montgomery, Inger Stevens et Susan Strasberg. Finalement, Baker a été choisie pour incarner Luz. Gloria Grahame a été contactée pour les rôles de Leslie, Luz Benedict et Vashti Snythe. Pour cette dernière, Shelley Winters a été vue mais ce n’est pas un canon de beauté. Vera Miles et Natalie Wood ont été considérées pour Lacey Lynnton. Fran Bennett a essayé pour le rôle, mais a elle a été plutôt vue pour Judy.

Pour Jett Rinck, dont les initiales auraient inspirées JR de Dallas, 1978 (dans le genre, il y eut Le riche et le pauvre, Rich man, poor man, 1976 puis Dynastie, Dynasty, 1981 et autres séries du même tonneau inaugurant les années Reagan) plus que la bière de la Brasserie Georges : Marlon Brando, que Dean parodie à la fin au point d’être re post synchronisé par Nick Adams, pote de fiesta de Dennis Hopper, outre l’accident de voiture mortel intervenu peu après au point d’engager un figurant pour les scènes de dos et les plans de raccords, Montgomery Clift, Anthony Quinn, Sydney Chaplin, Richard Basehart, José Ferrer, Van Heflin, Cameron Mitchell, Richard Boone, John Ireland, Brian Keith, Robert Mitchum, Jack Palance (Re-Shane), Rod Steiger, Ben Gazzara, Rick Jason, Alex Nicol, Aldo Ray et Frank Sinatra (mais que fit la Mafia ?). Pour l’oncle Bawley ? Morris Ankrum, Ralph Bellamy, Charles Bickford, Ward Bond, Walter Brennan, Johnny Mack Brown, Albert Dekker, Arthur Hunnicutt, Boris Karloff, Fredric March, Raymond Massey, Adolphe Menjou, Thomas Mitchell, Pat O’Brien and Walter Pidgeon. Charles Bronson, Richard Davalos, James Best, Claude Jarman Jr., Jack Lord, Fess Parker, Russ Tamblyn et Jimmy Lydon pour Bob Dale.

            Dean dong !

Pour son 3e et dernier film, Dean, qui avait peur de donner de lui-même, a eu des relations tendues avec Stevens et Rock, ponctuel, amusant et charmant mais allergique aux techniques de l’Actor’s studio pourtant appliquées par la jeune garde, Carroll Baker, la Baby Doll (1956) d’Elia Kazan, ou encore Dennis Hopper et Sal Mineo, déjà présents dans La fureur de vivre (Rebel without a cause, N. Ray, 1955) et n’arrêtant pas de se saouler et festoyer la nuit. Le rebelle Dean, fort taciturne, prend la mouche quand le metteur en scène ne fait pas appel à lui pendant 3 jours. Du coup, il chasse les lapins sur le toit d’une jeep en marche façon Réveil dans la terreur (Wake in fright, Ted Kotcheff, 1971), joue de la guitare, relit Hamlet, qu’il veut jouer à la rentrée à Broadway. D’où son retrait dans le jeu du début où Dean, acteur que je goûte moyennement, éclate et, au pire, joue d’égal à égal avec Liz et Rock. James Dean était tellement désespéré d’être dans le film qu’il a proposé de travailler pour un salaire minimum ! C’est James Dean lui-même qui aurait suggéré à George Stevens, peu ouvert aux conseils de James, que Jett Rink devait, ivre, soliloquer dans la scène finale pour souligner l’isolement complet du personnage. James Dean avait surnommé la façon de travailler de George Stevens « around the clock » (« le tour de l’horloge ») car le réalisateur faisait de multiples prises de la même scène en variant à chaque fois les angles. (Malgré cela, une scène surprend : dans la chambre à coucher, probablement tournée en studio, où Liz et Rock déballent leur vie, nous entendons un bruit d’avion ! Problème de piste son ? Les acteurs ont été épuisés après une énième prise ?) James Dean a refusé de subir un long moment de maquillage pour ses scènes plus tardives, affirmant qu’« un homme de 45 ans montre son âge dans les pensées et les actions, pas dans les rides ». Il ne leur permettait que de griser ses tempes et de mettre quelques lignes sur son front.

            Le comportement insupportable de James Dean a commencé avec la conférence de presse annonçant le début de la production. Non seulement, il est arrivé en retard mais quand un photographe lui a demandé de retirer ses lunettes, il a répondu de façon déplaisante. Plus tard, il a tenté de rationaliser son comportement en affirmant qu’il était venu directement du tournage de La fureur de vivre (Rebel without a cause, N. Ray, 1955) et qu’il était préoccupé par le fait d’être vu rasé. En fait, il avait fini de travailler sur le film la veille et était épuisé. Il n’a pas obtenu un congé promis entre les deux films. Cela a commencé à dégénérer quand Stevens lui a ordonné de se débarrasser des manières de l’Actor’s studio comme déplacer sa tête d’un côté à l’autre ou sauter en marchant. Dean a même ordonné à son agent de venir pour l’aider à traiter avec le metteur en scène. Pour bien marquer son mépris envers George Stevens, il mit un point d’honneur à crier « cut » puis pissa en public. Ursula Andress, qui l’attendait à Hollywood, était mal à l’aise : à 19 ans, elle ne comprenait pas, contrairement à Liz, ses problèmes. James Dean a refusé de se présenter à un appel un samedi parce qu’il avait prévu de déménager ce jour-là. Une semaine plus tard, il arriva tard le jour où Mercedes McCambridge était à l’heure, même si la veille, elle avait été envoyée à l’hôpital pour des points de suture après une mauvaise chute. George Stevens l’a habillé puis a quitté l’ensemble et a laissé un assistant pour diriger les scènes de l’acteur.

            Au cours du tournage James Dean est apparu dans une publicité de télévision en noir et blanc dans laquelle il a répondu aux questions posées par l’acteur Gig Young. Ironiquement, Dean était en train de promouvoir la conduite en toute sécurité et a informé les téléspectateurs: « Les gens disent que la course est dangereuse, mais je préfère tenter ma chance sur la piste n’importe quel jour plutôt que sur l’autoroute ». Avant de quitter le studio, il ajouta un conseil : « Conduis en toute sécurité, car la vie que tu sauves peut être la mienne ». Dean portait le chapeau et les vêtements qu’il portait pour ce film tout au long de la publicité. Trois jours avant le début du tournage, James Dean avait pourtant participé à une course automobile à Palm Springs. Quand Stevens l’a découvert, il a insisté pour que l’acteur ne soit autorisé à courir qu’après la fin de la production. Le jour où il a terminé sa dernière scène, James Dean avait une nouvelle Porsche Spyder. Mercedes McCambridge a été la première personne à monter avec lui. Quand il a accéléré sur le champignon, la Warner l’a empêché de la conduire le temps du tournage.

Makinf off

Sortant de Johnny Guitare (N. Ray, 1954), Mercedes McCambridge, indécrottable démocrate, apprécie peu le réactionnaire Texas. Mal mariée à un producteur, elle s’abrutit au bourbon. Son mari, plus tard, se suicidera après avoir tué sa deuxième femme et ses deux filles. Elle n’a pas eu de chance sur le tournage : la chaleur était si grande que son maquillage a fondu sur sa peau, créant une grave infection qui lui a laissé le cou cicatrisé. Les risques du métier ! Une nuit pendant le tournage, Mercedes McCambridge et James Dean, qu’il nommait hors champ « Madama » et qui a été intégré dans le film, étaient si fâchés contre George Stevens qu’ils se sont assis en consommant un pot de beurre d’arachide, une boîte de crackers, six milkyways et 12 coca.

La date de début du film a été retardée de quelques mois afin que Elizabeth Taylor puisse donner naissance à un fils. Cela permit à Warner Bros de laisser tourner James Dean dans La fureur de vivre (Rebel without a cause, N. Ray, 1955). Liz Taylor est effondrée à la mort de Dean qu’elle couva en de longues nuits de confessions de l’abusé. Les yeux rougis, elle consent à travailler un jour de plus, puis se fait hospitaliser pour dépression. Il est vrai que les divers problèmes de santé, y compris une infection des jambes n’ont pas aidé outre le fait d’être désemparée par des problèmes maritaux avec Michael Wilding. Dans les abîmes, Liz invente un cocktail : vodka, Martini, sirop au chocolat Hershey’s & Kahlua. Cela ne se passe pas mieux avec Stevens : il exige des prises multiples sans expliquer pourquoi ; il offre une nouvelle direction aux acteurs.

Ivan Moffat, le fils de la poétesse Iris Tree, amie de Man Ray, modèle pour Modigliani, est l’un des scénaristes et adaptateur. Il avait travaillé sur Au sixième jour (D-Day the sixth of june, Henry Koster, 1956). Il est communiste américain né à La Havane. Il a vécu à Paris, où il a épousé Nathalie Sorokine, l’amante de Simone de Beauvoir et la maîtresse de Sartre. C’est l’époque de la chasse aux sorcières à Hollywood, et McCarthy traque les dits cocos. Moffat échappe à la purge, et, pour se changer les idées, devient l’amant d’Elizabeth Taylor (23 ans !).

Si dans les films à thèmes concernant le pétrole, il existe Le port des passions (Thunder bay, Anthony Mann, 1953 avec James Stewart et Dan Duryea), il semble que There will be blood (Paul Thomas Anderson, 2007), avec l’exceptionnel musique de Johnny Greenwood de Radiohead ait beaucoup emprunté à Géant, tout en étant original, y compris dans la scène finale avec le duel au sommet entre Daniel Day-Lewis et Paul Dano.

 

[Manuscrit] Cadette des 7 [feuilleton 13]

tic-tac du temps

et second

pas programmé

flash début

puis plus su

oubli déclare

grossesse – plus

su – qu’au 5e mois

second -verte

frémit à

que 5e – et si ?

failli

2 garçons

1 + 1

bien accueillis

forcément aimante

pierre à pierre

famille

les border les 2

dedans dodelinette

attention pour ses drôles

failli y

mère poule

au parc vert jouasson

au pays des matins calmes

pas un bruit ne sourd

et fleuve près impraticable

remous sables mouvants

fleuve ses lacets

tout s’enlace

pierre qui roule

allers-retours boulot

tic-tac du temps

silence à table

un de plus

autour 4

ronds serviettes

sur nappe

odeur acrylique

synthétique

langues glissent

lors soupe

c’est comme ça

plateau tv regarder

autant en emporte le vent

en boucle

pleurs – neige

puis nuit noire

pierre ne la satisfait

pas rancune

c’est comme ça

simule se résigne

sexe plâtré

en rêve en boucle

pierre qui roule

allers-retours boulot

c’est tout

colchide dans près

« Je vous conseille de lire Erik Wahl. C’est un excellent poète. Il n’a pas encore publié de livre mais, on peut découvrir ses textes dans des revues comme Nioques. » Cyrille Martinez, D-Fiction

[ciné] Une découverte : Propriété privée

Propriété privée, Private Property, USA, 1960, 1h19, N & B, 1:66

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Who’s Leslie ?

Fils d’un vice-amiral de la marine américaine, Leslie Stevens écrivit une pièce au Mercury Theatre d’Orson Welles, avec qui il collabora quelques temps. Il devint scénariste pour Arthur Penn notamment (Le Gaucher, The left handed gun, 1958 d’après la pièce de Gore Vidal). Il tournera, sans succès également, peu de films : Incubus (1966), un film d’horreur dialogué en espéranto avec William Shatner, le capitaine Kirk de Star Trek, et l’ultime Three kinds of heat  (1987). Il est plus connu à la télévision grâce à la série de science-fiction Au-delà du réel (1963-1965), Le Virginien, L’Homme invisible.

Conditions spéciales

C’est en voyant la maison d’à côté, inoccupée, que lui vint cette image de deux hommes en train d’espionner leur voisine, ce qui ne laissera pas insensible Brian de Palma (Body double, 1984). Ce sera son premier film : Propriété privée. Il a été retrouvé récemment dans les archives de UCLA alors que tout le monde le croyait perdu. Si la copie est en 4k, nous distinguons des traitements différents pour la restauration de certaines scènes, plus ou moins détériorées, mises bout-à-bout.

Le polar, à l’intrigue qui tient sur un timbre-poste, est écrit, coproduit et réalisé par son auteur pour 60 000 dollars, tourné en 10 jours dans sa propre maison de Beverly Hills à Los Angeles avec sa propre femme, Kate Manx, pour son premier des deux films qu’elle tournera. La Nouvelle vague est passée par là. Il inaugure, en outre, un genre exploré ensuite dans Orange mécanique (A clockwork orange, S. Kubrick, 1971), Les chiens de paille (Straw dogs, S. Peckinpah, 1971), Les nerfs à vif (Cape fear, J. Lee Thompson, 1962 ; M. Scorsese, 1991) ou encore Funny games  (M. Haneke, 1997).

S’il s’agit d’une critique radicale de l’american way of life et du conflit de classe (le mari, agent d’assurance dépensant sans compter, qui ne regarde plus sa femme-trophée, parfumée et en nouveau « négligé », dame au foyer, faisant partie des meubles et attendant son argent de poche; « Cette femme-là ne poserait pas un regard sur vous. Laissez-moi vous dire une chose : tout est divisé en groupes, bien séparés, comme les oiseaux, les animaux, les reptiles. Un oiseau ne féconde pas un serpent. C’est impossible. Idem chez les humains. On ne mélange pas les groupes » dit le riche directeur commercial enlevé dans sa Buick skylark, dont il est si fier, dès une station-service par deux hommes semblant sortir de La route, The road, de Kerouac), il est également question, dans cette série B plus digne d’Alfred Hitchcock présente (Alfred Hitchcock Presents ; l’un des deux garçons se renseigne sur la présence dans les environs de la villa d’un certain Mr Hitchcock), qui a nourri Psychose (Psycho, 1960) que de Fenêtre sur cour (Rear window, 1954), du délitement d’un couple, certes pas sur le mode rosselinien ou bergmanien. Stevens refit jouer à Kate Manx un autre rôle de femme assaillie, chair à viol, dans Hero’s island (1962), film moins maîtrisé formellement. La réalité dépassa la fiction : elle demanda le divorce en 1962, juridiquement sordide, accusant son mari de cruauté ; elle se suicida en 1964 en avalant une dose massive de médicaments, laissant derrière elle un fils en bas âge.

Dans une ambiance qui remémore Le voyage de la peur (The hitch-iker, 1953, Ida Lupino, d’après des faits réels ; Festival Lumière 2014) et Reflets dans un œil d’or (Reflections in a golden eye, J. Huston, 1967 d’après le célèbre roman de Carson Mac Cullers), Corey Allen joue dans un rôle de sale type, Ducke –  amoureux ou méprisant, travaille-t-il pour son complice ou pour lui ? -, déjà inauguré chez Nicholas Ray, face à James Dean, dans La Fureur de vivre  (Rebel without a cause, 1955) et Traquenard (Party Girl, 1958), et Warren Oates, débute ici pour son 3e film, en puceau frustré, une carrière qui sera marquée par le Nouvel Hollywood, Sam Peckinpah et Monte Hellman notamment. La lecture homosexuelle est permise d’autant que, dans l’esprit de Des souris et des hommes de Steinbeck, le fruste, riant bêtement et faisant des reproches enfantins, et le malin dragueur, inséparables, l’un interprète un impuissant lors du viol pour sa première relation avec une femme, Duke raille Boots en lui lançant qu’il préférerait un vieux mec riche.

Image impeccable

     Le magnifique noir et blanc, jeux d’ombres et de lumières wellsiens, est signé du chef opérateur Ted McCord, directeur de la photographie du Trésor de la Sierra Madre de John Huston (1948) et d’À l’est d’Éden d’Elia Kazan (East of Eden, 1955 d’après un écrit de Steinbeck) ou encore chez Curtiz. Sans atteindre le formalisme du flippant Seconds, l’opération diabolique (Seconds, J. Frankenheimer, 1966), où la thématique prédomine dans le cinéma américain des années 70 ou Nouvel Hollywood, avec un danger qui ne vient plus d’étrangers lointains mais s’immisce, à la Théorème ( Teorema, P. P. Pasolini, 1968) dans un décor quotidien et s’introduit au cœur même du foyer, la scène de bataille dans l’eau et à l’air libre est incroyable avec ses prises de vue où les corps s’entremêlent comme une sculpture.

Le jeune cameraman Conrad L. Hall, futur directeur de la photographie de Luke la main froide (Cool hand Luke, Stuart Rosenberg, 1967), Butch Cassidy et le Kid (George Roy Hill, 1969) et American beauty (Sam Mendes, 1999), multiplie les gros plans, de visages notamment, la profondeur de champ, les contre-plongées qui changent le sens du film en une bascule étouffante. Un travelling montrant Ann et Duke danser jusqu’à se placer derrière une cage à oiseaux est lourd de sens. Il est rare de voir un filet de fumée sortant du fut du canon après le coup tiré. Dans une scène voyeuriste, métaphore d’Hollywood, la caméra cadre comme un ensemble, une scène télévisuelle, depuis l’arrière du canapé posté devant une fenêtre de la maison vide, les deux voyeurs et leurs commentaires lamentables, la bourgeoise esseulée blonde aux doigts et aux jambes interminables qui s’offre ingénument à leur propos salaces, puis une colline de Los Angeles comme décor en contrebas.

     So what ?

     Le film, bref, scandalisa avec ses références sexuelles explicites, son voyeurisme (femme se dandinant au bord de la piscine, caressant lascivement une bougie lorsque son mari lui parle d’opération financière, sa posture offerte devant le canapé, son relevé de jupe pour tenter de séduire son mari, spectateur en attente de viol).

Un film intéressant oblitéré par la répétition d’une parodie de Boléro de Ravel pour suggérer la montée de tension williamsienne.

[ciné] Festival Lumière 2016 Pietrangeli, la découverte

Le bel Antonio

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Qui est le chaînon manquant, Antonio Pietrangeli (1919, Roma – 1968, Gaeta, noyé sur le tournage de Quand, comment et avec qui ?, Come, quando, perché, 1969, un film sur un couple turinois en crise, terminé par Zurlini) ? L’un des cinéastes italiens les plus novateurs des années 50 et 60 : les plans-séquences, l’usage d’angles non conventionnels, un scénario et un montage fluides évoquant une pluralité de situations sans céder au film à sketchs, un soin particulier dans l’écriture narrative non linéaire, proche de la littérature contemporaine (langues locales, discours subjectif et intérieur, inventions syntaxiques), avec une nette focalisation sur les personnages féminins. A noter un rapport particulier aux autres arts (high et low culture) : chansons de variété, mode, design, architecture.

Après des études de médecine, Pietrangeli devient critique de cinéma dans la pure orthodoxie néoréaliste pour différents journaux (Bianco e nero, Cinema, Fotogrammi et Star). Il fut assistant réalisateur sur Les Amants diaboliques (Ossessione, L. Visconti, 1943) et travailla également sur La terre tremble (La terra trema, L. Visconti, 1948), œuvre-phare du néoréalisme dont Antonio sera emprunt à ses débuts avec une attention particulière sur les costumes, une construction solide des personnages. Il collabora à l’écriture de scénarios notamment pour Gianni Franciolini (Amanti senza amore, 1948; Anselme est pressé, Anselmo ha fretta; La sposa non può attendere, 1949; Dernier rendez-vous, Ultimo incontro, 1951; Les anges déchus, Il mondo le condanna, 1953), Roberto Rossellini (Europe 51, Europa 51, 1952; Où est la liberté ?, Dov’è la libertà…?; Voyage en Italie, Viaggio in Italia, 1954) mais aussi Pietro Germi (Jeunesse perdue, Gioventù perduta, 1948), Alessandro Blasetti (Fabiola, 1949), Lattuada (Sans pitié, Senza pietà, 1948; La louve de Calabre, La lupa, 1953), William Dieterle (Vulcano, 1950 avec le volcan Anna Magnani), Mario Camerini (Due mogli sono troppe, 1950), Camillo Mastrocinque (Quel fantasma di mio marito, 1950), Luigi Comencini (La traite des blanches, La tratta delle bianche, 1952), Giuliano Biagetti (Rivalità/Medico, 1953). Alors qu’il commence en 1953, pour un total de 11 films en 15 ans, il vire souvent dans la comédie dès 1955 (Le célibataire, Lo scapolo avec le romain Alberto Sordi et Sandra Milo, Nino Manfredi). Outre Suso Cecchi d’Amico, scénariste entre autres de Visconti, avec qui il se penchera sur La carrozza del S.S. Sacramento finalement réalisé par J. Renoir (Le carrosse d’or, 1952 avec Anna Magnani), il s’y collera, même quand les films sont plus dramatiques, avec Ettore Scola, qui débuta au cinéma avec Antonio, et Ruggero Maccari, parfois avec Agenore Incrocci et Furio Scarpelli (Age et Scarpelli), les quatre grands scénaristes et piliers de la comédie à l’italienne. Il côtoya aussi les auteurs Lucio Battistrada, Ugo Pirro, Franco Solinas et Cesare Zavattini.

Il réalisa Souvenir d’Italie (1957; œuvre chorale mais la moins personnelle avec Vittorio de Sica, Massimo Girotti et Alberto Sordi). Le portrait de femme, trait dominant, entre mélodrame et comédie, de son cinéma en plein boom déclinant avec exode rurale et nouvelle bourgeoisie, peu présent dans le cinéma italien à part Le chemin de l’espérance (Il viale della speranza, Dino Risi, 1953 avé Marcello) ou Le Signe de Vénus (Il segno di Venere , Dino Risi, 1955 avec Sophia Loren, Vittorio de Sica et Raf Vallone) se poursuivit avec l’étude d’un couple milanais (Les époux terribles, Nata di marzo, 1958). Adua et ses compagnes (Adua e le compagne, 1960) évoque 4 putes qui ouvrent un resto après la fermeture des maisons closes suite à l’adoption de la loi Merlin. Dans La fille de Parme (La parmigiana, 1963), d’après le roman de B. Piatti, Catherine Spaak incarne Dora, une femme spontanée, innocente en butte à des hommes mesquins et opportunistes voire lâches. Annonces matrimoniales (La visita, 1963) évoque une histoire d’amour impossible entre Sandra Milo et François Périer. Le cocu magnifique (Il magnifico cornuto, 1964) est une comédie d’après une pièce de F. Crommelynck.

Fantômes à Rome, Fantasmi a Roma, Jour 8, samedi 15/10/16, Pathé Bellecour, salle 2

Fantômes à Rome, Joyeux fantômes, Fantasmi a Roma, Antonio Pietrangeli, 1961, couleur (Estmacolor), numérique, 1h45, 1:85.

 index

Charmants fantômes

 Présentation

       C’est l’une des rares personnes sympa, quoique branchouille, de l’équipe de l’Institut Lumière, qui présente. C’est une comédie italienne à effets spéciaux de Pietrangeli. Il lui sera reproché de ne faire que des comédies pures et simples, ce qui est faux. Scola et Risi, plus décapant, seront ses héritiers. Le film a également été traduit en France par Joyeux fantômes. Sorti en 1961 en Italie, le film ne sera sur les écrans français qu’en 1965. C’est l’un de ses films les plus

connus, notamment par le nouveau procédé couleur avec surimpression. Ce sera un échec en France.

Fantômes en plein boom

Fantômes à Rome est un film singulier au regard de la riche filmographie concernant les fantômes, héros dès le début du cinéma avec Méliès, comme un négatif révélant l’image sur la pellicule. Le fantôme est inquiétant dans Que la bête meure (Claude Chabrol, 1969), déchirant dans Crossing Guard (The Crossing Guard, Sean Penn, 1995 avec Jack Nicholson, Anjelica Huston), tourmenteur dans Fantôme à vendre (René Clair, 1935) et L’esprit s’amuse (Blithe spirit, David Lean et Noël Coward, 1945 avec Rex Harrison et un oscar pour les effets spéciaux), passionné dans Sueurs froides (Vertigo, Hitchcock, 1958), Obsession (Brian de Palma, 1976) et sublime dans l’Aventure de Mme Muir (The ghost and Mrs Muir, Joseph L. Mankiewicz, 1947). Ils connaissent les crises conjugales (Le Couple invisible, Topper, Norman Z. McLeod, 1937 avec Cary Grant), les problèmes de voisinage (Beetlejuice, Tim Burton, 1988).

Ambiance d’époque

C’est un film gai, enlevé, spirituel, superbement interprété et rehaussé par la musique de Nino Rota, qui se déroule lors du boom économique en dénonçant avec une légèreté appréciable les effets nocifs, initiant ainsi la mise en lumière de la corruption immobilière, également présente dans Una vita difficile (Dino Risi, 1961 avec Alberto Sordi, Lea Massari, Franco Fabrizi), Le fanfaron (Il sorpasso, Dino Risi, 1962 avec Vittorio Gassman, Catherine Spaak, Jean-Louis Trintignant et Scola au scénario), Play-boy party (L’ombrellone, 1965, Dino Risi avec Sandra Milo), Il posto (Ermanno Olmi, 1961), Mains basse sur la ville (Le mani sulla città, Francesco Rosi, 1963 avec le sobre Rod Steiger, qui même mort, bouge encore), Rocco et ses frères (Rocco e i suoi fratelli, Luchino Visconti, 1960), Le boom (Il boom, Vittorio de Sica, 1963 avec Alberto Sordi, Gianna Maria Canale). A l’époque, le maire démocrate-chrétien de Rome, Rinaldo Santini, avait quelques démêlés liés au scandale de la gestion de l’ONMI (Opera Nazionale per la Maternità e l’Infanzia). En outre, il s’agit de la confrontation entre la bourgeoisie de nouveaux riches, incarnée par l’un des rôles joués par Marcello Mastroianni le Maestro, flanqué d’une potiche vénale, avec l’aristocratie décadente interprétée par le grand metteur en scène et acteur napolitain Eduardo de Filippo. « Laisser les vieilles choses comme elles sont » est sa devise. Car « si on les modernise, on risque de ne plus les aimer ».

Les acteurs

Si Ettore Scola, a écrit, avec Maccari et Flaianno sur une idée de l’amateur d’Histoire Amidei, un scénario inventif et intelligent et aida au tournage et au montage, Marcello Mastroianni, ici en fantôme à la Casanova et Vittorio Gassman, peintre en marge confondu par des experts incompétents avec le Caravage, seront présents dans La Terrasse (La terrazza, 1980). Telle était l’ambiance du cinéma italien : tout le monde se connaissait metteurs en scène, acteurs, scénaristes, producteurs, machinistes; ils mangeaient ensemble, s’amusaient ensemble.

La blonde Sandra Milo, celle de Huit et demi (8½, 1963) ou Juliette des esprits (Giulietta degli spiriti, 1965) de F. Fellini, a connu une brève carrière au cinéma en se retirant à 35 ans en 1968.

Ayant tourné avec Val Guest, Terence Fisher, Francesco Rosi, Vittorio Cottafavi, Florestano Vancini et Damiano Damiani, Belinda Lee ne verra pas la sortie de Fantômes à Rome car elle se tua dans un accident de voiture en Californie le 12 mars 1961. Le conducteur, son compagnon, le réalisateur Gualtiero Jacopetti lui dédicacera La femme à travers le monde (La donna nel mondo, 1963) où elle figure au générique avec Ustinov.

Divertissante beauté

L’image de Rotunno, inaugurant l’un des premiers films italiens en couleurs, est magnifique avec les nuances rouges et dorées, profondément romaines ou en blanchissant les fantômes et en blondissant les cheveux en hommage au baroque italien. Les costumes surannés de Maria de Matteis, les décors déliquescents du vieux palais italien de Mario Chiari renforcent l’atmosphère élégiaque. Un film à diffuser absolument à la tv pendant les fêtes au lieu des éternels mêmes titres.

Je la connaissais bien, Antonio Pietrangeli, Jour 9, dimanche 16/10/16, Institut Lumière, Hangar, 14h30

Je la connaissais bien, Io la conosceva bene, Antonio Pietrangeli, 1965, 1h37, noir et blanc, numérique, 1:66

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Attention : chef d’œuvre !

Ferenczi dit

       Le pertinent ambassadeur Aurélien Ferenczi présente en insistant sur le fait que Pietrangeli est le trait d’union entre Risi et Fellini. Les frontières sont poreuses entre la comédie et les films dits sérieux. La bande-son est exceptionnelle dans le domaine de la variété italienne (Mina, Sergio Endrigo, Benedetto Ghiglia, Mia Genberg, Peppino di Capri, Piero Piccioni, Millie, les sœurs Kessler, Ornella Vanoni, etc.), n’eût été une chanson de Bécaud en italien, au point que le film a failli se nommer Le tourne-disque. Le travail sur la narration, grâce à Scola au scénario, qu’il aurait bien aimé réaliser mais dont il se souviendra pour Une journée particulière (Una giornata particolare, 1977), est très fin avec flashback, effet de mosaïques voire de puzzle en une élégante fragmentation de la narration. La Sandrelli change souvent de visages. Bardot devait jouer aussi. Dans ce portrait tragique, Nino Manfredi et Ugo Tognazzi ont des rôles comiques. Ce film, qui fut le premier de Pietrangeli à être reconnu par le public français, tenait particulièrement à cœur à son metteur en scène. Io la conosceva bene aurait dû être un diptyque avec Le fanfaron (Il sorpasso, Dino Risi, 1962).

Incroyable Sandrelli, 17 ans, 6e film

Rome des sixties, la dolce vita, le revers du film de Fellini (La dolce vita, 1960), Cinecittà. La Sandrelli en Adriana de Pistoia émigrant à Rome avec vue sur le Tibre est éclatante de talent et de beauté à 17 ans seulement, après 5 films déjà ! Elle change de coiffures, d’attitudes. Elle pose dans chacun des plans, lance parfois des petits regards mutins à la caméra. Et quand elle est nue en train de bronzer sur la plage … Elle est une coiffeuse, une ouvreuse de cinéma dans le quartier branché de l’Eur à Rome, une caissière de bowling à la limite de la prostitution. Si elle vogue de fêtes en fêtes, papillonne d’hommes en hommes, elle n’est pas capable de céder à un jeune garagiste (Franco Nero) qui l’aime et s’occupe nuit et jour de sa Fiat 500. Elle mise toujours sur le mauvais cheval pour réussir.

L’autre côté de la dolce vita

       Ce film appartient à une trilogie avec Annonces matrimoniales (La visita, 1963), La fille de Parme (La parmigiana, (1963). Les portraits sont sans cession dans une dénonciation radicale de la société du spectacle et ses illusions : des photographes qui veulent jouer aux agents-maquereaux, les bons vieux pervers-pépère qui attendent leur part du gâteau ou encore les petits cinéastes qui profitent de ce corps, cette chaire fraîche en soirée bonga-bonga, et de cette malléabilité pour tourner des films publicitaires prenant en dérision ces pauvres petites starlettes dont le plus grand défaut est sûrement, dans leur grande naïveté, de faire confiance aux hommes. Terrible scène comique où Ugo Tognazzi, en Baggini, acteur recherchant du travail lors de la fête de Paganelli / Fabrizi, monte sur une table devant un mécène pour faire des claquettes en imitant un train en risquant une attaque cardiaque pour divertir des gros porcs. Tognazzi continue ses suppliques peu de temps après et se fait rembarrer comme un malpropre. Brialy en Dario ne sauve pas la vision des hommes.

Un écrivain qui veut la prendre en main dresse un portrait cynique des jeunes femmes ambitieuses bercées d’illusions : « Tout lui va bien. Elle ne désire jamais rien, elle n’envie personne, elle n’a aucune curiosité. Elle n’est surprise par rien. Elle est indolore aux humiliations. Aucune ambition. Aucune morale même quand il s’agit d’argent parce qu’elle n’en est pas moins une pute. » (« Le va tutto bene. Non desidera mai niente, non invidia nessuno, è senza curiosità. Non si sorprende mai. Le umiliazioni non le sente… Ambizioni zero. Morale nessuna, neppure quella dei soldi perché non è nemmeno una puttana. Per lei ieri e domani non esistono. »).

Pietrangeli anticipe les observations de Pasolini qui analysera les changements dus à la modernisation lors du miracle économique dans les années 60 avec son lot de confrontations de concurrences citadines.

La photographie d’Armando Nannuzzi, magnifiée par une rutilante numérisation en 4k par Criterion, la Cineteca di Bologna et Titanus à partir du négatif original et d’un positif 35mm, porte un soin particulier au noir et blanc avec une recherche de contraste avec ce qui doit apparaître sur l’écran. Jeux d’adultes (Il padre di famiglia, Nanni Loy, 1967) évoque également l’urbanisation féroce de l’Urbs, Roma, dite La louve.

Du soleil dans les yeux, Antonio Pietrangeli, Institut Lumière, Hangar

Du soleil dans les yeux, Il sole negli occhi, Antonio Pietrangeli, Institut Lumière, Hangar

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       Le premier film de Pietrangeli est un mélo néoréaliste, dans la continuité de ses critiques cinématographiques, et féministe alors que le néoréalisme est simultanément en crise. C’est l’Italie du début des années 1950 façon Journal d’une femme de chambre de Mirbeau aidé d’un scénariste et romancier Ugo Pirro en sus de Suso Cecchi d’Amico. Le film a failli se nommer Celestina mais la censure italienne n’a pas voulu. L’axe choisi par rapport à une société machiste est : « quelle histoire peut-on raconter pour que le spectateur se pose des questions ? ». Sorti en 1953, le film ne sera sur les écrans français qu’en 1955.

Galter / Celestina

« Fiancée idéale des italiens », Irène Galter, en réalité Patuzzi, avait été découverte par Giuseppe De Santis dans Onze heures sonnaient (Roma, ore 11, 1952 avec la magnifique Lucia Bosé). Elle ne tourna qu’entre 1952 et 1958 où elle se maria avec un industriel.

Celestina, belle jeune fille, rustique, naïve (le car qu’elle prend, dans le film, pour la première fois; se perdre dans les immeubles qu’elle découvre; mettre le gaz pour calmer un bébé; son inexpérience de l’amour) et croyante, quitte à contrecœur son village de Castelluccio (Ombrie) pour trouver du travail dans la capitale. Ses deux frères aînés doivent partir pour l’Australie, pays d’immigration italienne, pour tondre des moutons. Ils échouent, vendent la maison; Celestina est sacrifiée et bloquée. Elle casse la statuette d’ange dès le départ de son village, signe d’une descente progressive en enfer. L’Eglise et ses œuvres, incitant ses ouailles à la soumission et au respect des mœurs, y fait office d’agence de placement. Elle sera « Séduite et abandonnée » (Sedotta e abbandonata, Pietro Germi, 1964).

Une scène forte d’amour au bord du lac est somptueuse. Casque d’or (Becker, 1952) ou Partie de campagne (Renoir, 1936) ne sont pas loin.

Sociologie acide

Pietrangeli décrit avec humour un petit monde catholique, très hypocrite. Les notations psychologiques sont précises; il évoque les différents milieux sociaux. La nouvelle bourgeoisie snob (homme intempérant, femme harpie et leurs trois enfants) est symbolisée par l’immeuble moderne où elle vit. Les riches commerçants bedonnants au ton rieur et populaire annoncent les nouveaux riches du miracle économique italien. Le professeur à la retraite chez lequel elle officie s’avère paternel et bienveillant, mais illustre à sa manière cette vieillesse rejetée dans l’Italie pauvre et en reconstruction que montrait Vittorio de Sica dans Umberto D (1952). Elle sort avec un conformiste et ennuyeux policier. Les héritiers du vieux professeur la menacent de procès en découvrant que celui-ci envisage de lui léguer ces terres, possibilité qui semble nourrir la passion du prétendant policier.

Ferzetti, le mâle veul

Fernando, lâche, bien que sincèrement amoureux, hésite ainsi avec une fiancée richissime qui le couvre de cadeaux et l’associera à un commerce lucratif. Gabriele Ferzetti interprète Fernando le plombier dragueur. Il trouvera bientôt chez Antonioni (Femmes entre elles, Le amiche, 1955 ; L’avventura, 1960) des rôles portant la veulerie du mâle italien aux sommets du septième art.

Solidarité féminine

Les seules relations fiables, synonymes d’amitiés (balade à Castel Gandolfo, danser au bal), s’illustrent à travers les femmes et leurs divers dialectes, les ouvrières entre elles. Les exemples d’émancipation avec Marcella (Pina Bottin) qui élève son fils seule, d’entraide lorsque cette même Marcella achève son film sur une vraie note d’espoir contrairement à Je la connaissais bien (Io la conoscevo bene, 1965)

Roma

Le personnage principal, c’est finalement Rome, où est né Pietrangeli, une ville qui change à marche forcée. Nous découvrons, comme Celestina, la proche banlieue (Flaminio) et non les borgate de Pasolini. La Rome nouvelle est brossée grâce à un mouvement de caméra sur une petite place balayée par le vent. Nous voyons la piazza Cantù, le petit orchestre de la piazza Esedra, de la piazza Bologna, du Nomentano, du Salario, des Monti Parioli. Les petits détaillent abondent : « abbasso Lazio » (« à bas la Lazio », « è vietato ballare il boogie-woogie » (« il est interdit de danser le boogie-woogie »), « è vietato sostare davanti all’orchestra » (« il est interdit de se tenir devant l’orchestre »), les volontaires du PCI qui envahissent les quartiers populaires. Toute une ambiance !

 

 

[ciné] Festival Lumière 2016 Jour 5 Chance de voir « Lucky Jo »

Lucky Jo, Michel Deville, 1964, 1h31, noir et blanc, 1:66, Comœdia, salle 1

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Que de duos !

       Le film est présenté par Tavernier, qui parle du côté écologique du film (« des cerises au goût de cerises ? » demande Eddie Constantine / Lucky à Georges Wil(l)son / Simon rangé des voitures dans son jardin de banlieue) dans Voyage à travers le cinéma français (1930-1970) (Bertrand Tavernier, 2016 pour qui Lucky Jo est « vif, amusant, intelligent inventif. Je l’avais sous-estimé et il gagne beaucoup à être revu. »), des jeux de mots, comme dans La femme en bleu (1972), considéré par Deville lui-même comme un second premier film, et Jean-Paul Salomé, réalisateur (Restons groupés, 1998; Belphégor – Le fantôme du Louvre, 2001; Arsène Lupin, 2004) et acteur (Le petit lieutenant, 2005), assistant (La lectrice, 1988) et ami de Michel Deville, qui écrit actuellement des haïkus, rencontré sur Péril en la demeure (1985 avec Nicole Garcia, Michel Piccoli, Christophe Malavoy). Salomé insiste sur l’invention par Deville d’une ponctuation en fin de plans-séquences. Il filme avec élégance à coups de petits panoramiques rapides. Il commence toujours par un gros plan. Il ne fait pas plus de 4 prises.

Il adore tellement les comédiens (par exemple l’excellent Dossier 51, 1978, qui le dispute à La jetée, C. Marker, 1962, d’après une enquête de Gilles Perrault sur laquelle plusieurs metteurs en scène se sont cassés les dents quant à l’adaptation, avec François Marthouret, Didier Sauvegrain, Patrick Chesnais, Roger Planchon, présenté par Michel Deville au Zola à Villeurbanne au Festival Lumière 2010 près de la salle Planchon au TNP dont il fut directeur), qu’il allait au Conservatoire en repérage ou voir des pièces de théâtres, comme Tavernier. Deville faisait lui-même ses castings. Il n’est qu’à voir ici la distribution : le duo Brasseur père, sobre et tenu – ce qui est rare, et fils, qui rend hommage à Deville pour l’avoir laissé improviser son personnage et ses dialogues avec papa, réunis pour la première fois à l’écran, en flics Loudéac philosophes; Françoise Arnoul (Mimi qui pousse la chansonnette triste : « J’aime mon Totor, mon picador, mon bouton d’or, mon duc d’Windsor. C’est lui le plus fort et je l’adore… »), Georges Wilson (Simon) et Christiane Minazzoli (Adeline; présente déjà dans Casque d’Or, J. Becker, 1952 et A toi de faire, mignonne, Bernard Borderie, 1963) du TNP; Jean-Pierre Darras (Napo), Christian Barbier (le commissaire).

Deville en campagne

Michel Deville, réalisateur, co-scénariste et souvent co-producteur, hérita, pour son sixième long-métrage, d’un film de commande par un producteur débutant, Jacques Roitfeld, avec Eddie Constantine en vedette imposée. Il s’agit d’une adaptation de Main pleine de Pierre Lesou, également auteur du Doulos porté à l’écran par Jean-Pierre Melville (Le doulos, 1963). Le scénario, avec adaptation, les dialogues (« Demain il y aura peut-être de l’impondérable, si vous voyez ce que je veux dire… J’ai un horoscope dégueulasse… »; les nombreuses citations latines apprises en prison dans les pages roses du dictionnaire comme Fugit irreparabile tempus) et le montage, rapide, sont travaillés par Nina Companeez ou Kompaneitzeff (1937-2015), fille de Jacques Companeez, scénariste de Casque d’or (Jacques Becker, 1952), la collaboratrice de Michel Deville pour une décennie sur une douzaine de films. Elle porte ici une attention aux femmes, à leur sensualité voire à leur érotisme.

Lucky Lucky

Lucky Jo est plus réussi que les Constantine traditionnels car les codes du film de gangsters sont ici inversés : Constantine porte la scoumoune. Avec son chapeau à la Al Capone au petit pied, avec ses combats à la Don Quichotte sans moulin à vent, ratant ses créneaux, qui a « les mêmes horaires que les flics » et arrivant toujours en même temps qu’eux sur les lieux, il devient tricard : « A force, on devient superstitieux, les types qui ont travaillé avec toi, ça leur a pas réussi ». Les bagarres mises en scènes par Claude Carliez, aussi crédibles que celles d’un film de Bruce Lee, sont nettement meilleures que chez Lemmy Caution, y’a pas d’mal. Et pour cause le chorégraphe et cascadeur n’est pas le même ! Le dilemme est cornélien : Constantine veut moins de bagarres, Deville en rajoute tous les quart d’heures sous la pression du producteur; Michou veut sortir des films de femmes, Companeez en rajoute une couche.

Tout sur Eddie

Après plusieurs cures de désintoxication alcoolique, tant le Caution au lüger et aux prises avec les Cigarettes, whisky et p’tites pépées lui collait à la peau au point d’être désagréable avec le petit personnel, Constantine était ravi de jouer ce rôle. Sauf que Deville lui rajoutait des scènes de bagarres !

Un sacré coco, Eddie (1917-1993) ! Fils et petit-fils d’émigrés russes, chanteurs d’opéra, il est devenu chorus-boy à Broadway et à la MGM où il sera crooner dans les comédies musicales. Il est arrivé en Europe en 1949 en suivant sa femme danseuse, Hélène Musil. Il est engagé dans des cabarets parisiens. En 1952, Edith Piaf le choisit pour partenaire dans la comédie musicale la P’tite Lily, de Marcel Achard et Marguerite Monod. Eddie Constantine enchaîne les tubes à force de tours musicaux : Enfant de la balle, Et bâiller… et dormir, L’homme et l’enfant, Ah ! les femmes, etc.

       Il est Caution dès 1952 dans le nanar de Borderie, La môme vert-de-gris où Georges Wilson est déjà présent. Il empile Cet homme est dangereux (Jean Sacha, 1953), encensé par Tavernier (dans une entrevue, il déclare « une bouffée d’air frais dans les polars engoncés de l’époque. Jean Sacha était cultivé. Il avait même fondé, dans les années 1930, une revue de cinéma où il interviewait Rouben Mamoulian, celui de La Reine Christine (1933), avec Garbo, où il célébrait les travellings de Raoul Walsh… Après Cet homme est dangereux, il s’est embarqué dans une série de scénarios plus catastrophiques les uns que les autres. Et il a fini comme roi de la bande-annonce, notamment pour les films de François Truffaut, qui l’adorait. » suite à son évocation truculente dans Voyage à travers le cinéma français (1930-1970), Bertrand Tavernier, 2016), Les femmes s’en balancent (Bernard Borderie, 1954), Vous pigez ? (Pierre Chevalier, 1955), Comment qu’elle est (Bernard Borderie, 1960), Lemmy pour les dames (Bernard Borderie, 1962), A toi de faire, mignonne (Bernard Borderie, 1963). Caution se transforme en Bruck Bridford le temps de Ces dames préfèrent le mambo (1957), en Larry Blake (Votre dévoué Blake, Jean Laviron, 1954), en Barry Morgan (Je suis un sentimental, John Berry, 1955, un metteur en scène blacklisté, comme Losey qui devait louer des noms différents, ou Dassin, même en France que Constantine fait tourner), Fred Barker (L’homme et l’enfant, Raoul André, 1956, film où il chante avec sa fille Tania), en Eddie Morgan (Le grand Bluff, Patrice Dally, 1957), en Bob Stanley (Incognito, Patrice Dally, 1959), en Eddie McAvoy (Me faire ça à moi, Pierre Grimblat, 1960), en Jackson le ventriloque (Cause toujours mon lapin, Guy Lefranc, 1961), en Billy Caro (Les femmes d’abord, Raoul André, 1962), en Jeff Gordon (Des frissons partout, 1963 et Ces dames s’en mêlent, 1964, Raoul André) et aussi en Nick Carter dans Nick Carter va tout casser (Henri Decoin, 1964) et Nick Carter et le trèfle rouge (Jean-Paul Savignac, 1965).

       Certains metteurs en scène tentent de le sortir de son personnage : Henri Decoin (Folies-Bergère devenu, par la suite, Un soir au music-hall, 1956), Alvin Rakoff (Passeport pour la honte, 1958), Claude de Givray (Une grosse tête, 1961), Jean-Louis Richard (Bonne chance, Charlie, 1961).

Apparaissant dans le sketch la Paresse de Godard pour Sept Péchés capitaux (1961), il est réemployé dans Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution (1965).

Après l’échec du film de Godard, il revient à son rôle de prédilection : Je vous salue Mafia (Raoul Lévy, 1965), Feu à volonté (Marcel Ophuls, 1965) et A tout casser (John Berry, 1968) dont la vedette était Johnny Hallyday en pleine période Yé-yé SLC Salut les copains.

       Vivant avec une jeune productrice de télévision en Allemagne, il entame dans les années 70-80 une autre carrière : Peter Lilienthal (Malatesta, 1970), Rainer Werner Fassbinder (Prenez garde à la saint putain, 1971; La troisième génération, 1979), Ulli Lommel (Der zweite frühling, 1975), Ulrike Ottinger (Bildnis einer Trinkerin, 1979; Freak Orlando, 1981), Lutz Mommartz (Tango durch Deutschland, 1981), Rosa von Praunheim (Rote liebe, 1982), Ottokar Runze (Der schuffler, 1983).

Il joue des personnages étranges dans les films de l’Anglais Christopher Petit (Flight to Berlin, 1984), le Finlandais Mika Kaurismaki (Helsinki-Napoli, 1987), le Danois Lars von Trier (Europa, 1991 avec Jean-Marc Barr). Il reprend du service pour Godard dans Allemagne, année 90 (1990).

Plaisant

       Lucky Jo est un film étrange, pour notre plus grand plaisir, car il mélange des tons différents (policier, comédie et drame). Pour Michel Deville, « Jo est un personnage plus fouillé que ceux qu’interprète Constantine ; un homme doué d’une grande sensibilité, plein de bonne volonté, de gentillesse et qui se bat contre le sort ». Constantine, attachant et touchant donc, erre dans un Paname, irréel pour décor grâce à la magnifique photo de Claude Lecomte, dans une petite 500 accompagné d’un cocker. « C’est une comédie policière et sentimentale dans le ton poétique […] une tristesse diffuse […] apparaissant sous l’humour » (le regretté J. Siclier). Normal pour une sortie … un 11 novembre 1964 ! Nous retrouvons les thèmes récurrents dans les films de Deville : la désillusion, le rêve impossible, l’imagination comme recours et comme survie – et l’association du désir assouvi, de la féminité et de la mort. La musique ironique de fête foraine de Georges Delerue insiste sur le côté comique et allège le fond.

 

[ciné] Festival Lumière Jour 6 Ça arrache !

Le Masque arraché, Sudden fear, David Miller, 1952, noir et blanc, 1h50, 1:37, numérique, Institut Lumière, Hangar

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Magie de la traduction : Le Masque arraché n’apparaît pas comme tel au générique, même en traduction ; Sudden fear, titre original, est plus juste. Une sacrée découverte : après une passionnante installation de personnages, le scénario vire et vous prend littéralement. Un hommage à la poésie sonore avec Palance / Blaine ?

L’ambassadrice Delphine Gleize (Carnage, 2002 avec Chiara Mastroianni ; L’homme qui rêvait d’un enfant, 2006 ; La permission de minuit, 2011 avec Vincent Lindon et Emmanuelle Devos) présente.

Miller’s crossing

David Miller (1909, le Paterson de W. C. Williams, New Jersey ; 1992, Hollywood, Los Angeles, Californie), réalisateur, producteur de cinéma et scénariste américain, vient du documentaire. Solide technicien, il a été assistant sur la série de propagande (Pourquoi nous combattons, 1941-1944, Capra, Litvak, Ford, etc.). Montrant les prémisses de la seconde guerre mondiale, coté Pacifique, il tournera Les tigres volants (Flying Tigers 1942) avec John Wayne et Le défilé de la mort (China, John Farrow, 1943 avec Loretta Young et Alan Ladd). Il y eut aussi le film de guerre Le Combat du Capitaine Newman (Captain Newman M.D., 1963) avec Gregory Peck, Tony Curtis, Angie Dickinson et Robert Duvall.

Bertrand Tavernier défend Saturday’s Hero (1951). Le Réfractaire (Billy the Kid, 1941) ne reste pas dans les annales tant le film a vieilli, à cause d’un Robert Taylor qui ne correspondait pas au rôle. David Miller se montre à l’aise dans tous les genres, de la comédie burlesque comme le navrant La pêche au trésor (Love happy, 1949), un pastiche de film policier, l’un des derniers films des Marx brothers, et pour la première fois à l’écran Marilyn Monroe, le thriller dispensable en couleurs avec Doris Day et Rex Harrison qui reprend le thème de Sudden fear, Piège à minuit (Midnight lace, 1960), le film historique avec Diane de Poitiers incarnée de façon très glamour par Lana Turner ou le film de politique-fiction comme Executive action (1973), inspiré de l’assassinat du président Kennedy avec Burt Lancaster et Robert Ryan.

David Miller était apprécié du scénariste blacklisté Dalton Trumbo. Après avoir écrit Seuls sont les indomptés (Lonely are the brave, 1962, avec Walter Matthau, Gena Rowlands, Michael Kane, Georges Kennedy), Dalton exigea qu’il fut chargé de la mise en scène d’un autre de ses scénarios, Complot à Dallas (Executive action, 1973) avec Burt Lancaster. En outre, pour rassurer les assurances durant le tournage de Johnny s’en va-t-en guerre (Johnny got his gun, 1971), Trumbo nomma Miller comme la personne chargée de terminer le film en cas de problèmes.

Elle a les Craw, Joan

Si Miller fut le metteur en scène du western crépusculaire à succès Seuls sont les indomptés (Lonely are the brave, 1962), où il fut éclipsé par le producteur et acteur principal du film, Kirk Douglas, tel n’est pas le cas ici, alors que c’est le premier film de Joan, comme productrice s’entend, en tant qu’indépendante après avoir pris congé de la Warner, en osmose avec David. Elle a personnellement engagé Lenore J. Coffee comme scénariste du film, suggéré Elmer Bernstein, dont c’est l’une des premières compositions, reprise en partie dans Robot monster (Phil Tucker, 1953), en tant que musicien. Elle a insisté pour que Charles Lang soit embauché comme directeur de la photographie du film et a demandé à jouer avec Jack Palance, même si Clark Gable fut un premier choix puis Marlon Brando, et Gloria Grahame, deuxième choix après Jean Rogers.

Pour Antoine Sire, « Joan Crawford eut au moins cinq carrières : vamp des Années folles, femme du peuple au parcours sulfureux de l’ère pré-Code, vedette flamboyante de l’avant-guerre, héroïne de films noirs et de mélodrames dans l’après-guerre, monstre vieillissant pour thrillers grand-guignolesques dans les années 1960. Ses yeux immenses sont la constante de son physique à toutes ces époques. Ils sont des fenêtres ouvertes sur le tréfonds d’une âme féminine, souvent noircie par des scénarios misogynes. » (Sire, Antoine. Hollywood, la cité des femmes. Paris, Lyon : Actes sud / Institut Lumière, 2016. 1206 p. 59 €).

Lucille LeSueur dite Joan Crawford (1907, Texas ; 1977, New York) a été très tôt attirée par la scène car son beau-père était propriétaire d’un théâtre à Lawton (Oklahoma). A l’âge de treize ans, elle remporte un premier concours de danse puis œuvrera à Broadway. Repérée par la MGM, c’est l’une des stars les plus représentatives de l’âge d’or d’Hollywood. Elle débute en 1925 dans le muet, dans de petits rôles de figurantes (Les feux de la rampe, Pretty ladies, Monta Bell). Les studios s’intéressent surtout à son physique de pin-up : visage carré, grande bouche, yeux immenses. Elle cumule les rôles de petite amie du caïd dans des films de gangsters. Après d’être battue, elle arrache son premier rôle important dans Old clothes (Edward F. Cline, 1925). Elle interprète Diane dans Les nouvelles vierges (Our dancing daughters, Harry Beaumont, 1928).

Elle incarne la jeunesse américaine des années 1930, insouciante et assoiffée de vie comme chez F. S. Fitzgerald, et fait rêver une génération de midinettes. Jusqu’en 1943, elle reste fidèle à la MGM, pour laquelle elle tourne une trentaine de films, dont Mannequin (1937) de Frank Borzage.

     Elle démarre une deuxième carrière après la Seconde Guerre mondiale où tous types d’interprétations lui sont confiées : de la femme cynique à l’intrigante, en passant par la femme fatale sophistiquée ou aventureuse. Elle gagne l’oscar de la meilleure interprétation féminine grâce à son personnage de mère meurtrière par amour pour sa fille dans le remarquable Le roman de Mildred Pierce (Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945). Toutes ses apparitions se soldent alors par un succès commercial. Elle enchaîne les mélodrames dans lesquels elle personnifie la femme qui a vécu seule pendant les années de guerre et qui rêve d’amour.

Joan fut nominée pour l’Oscar face à Bette Davis, leur seul et unique face à face. La majorité des films suivants de Crawford étaient des productions mercantiles sans grand intérêt.

Entre deux âges, elle n’hésite pas ici à se montrer vieillissante. Elle multiplie les expressions : la peur, la trahison, le désespoir, la haine. L’essentiel réside dans sa réaction aux évènements dans le film. Elle joue deux visages, rêve de toute actrice : l’un, rassurant et amoureux, pour son amant Lester quand elle lui fait face, un autre plus cynique dès qu’il a le dos tourné. De vieille fille frustrée, seule, méfiante, sèche et réservée avec ses regards durs et ses mâchoires crispées, elle devient une femme fatale. Elle est omniprésente (seule dans son bureau, en répétition, dans sa chambre ; elle manigance un plan machiavélique ; elle est coincée dans un placard ; elle s’enfuit) et parfois exaspérante avec ses grands yeux et sa bouche qui se tord, comme plus tard Laura Dern (Inland empire, D. Lynch, 2006), remémorant dans certains gros plans, où elle mime l’effroi par exemple (voir les expressions terrifiées dix ans plus tard dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, What ever happened to Baby Jane ?, Robert Aldrich, 1962), Gloria Swanson imitant excellemment le muet dans Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard, Billy Wilder, 1950). Dans le dernier tiers du film, le rôle de Joan est presque entièrement muet. Deux moments forts : quand elle apprend son infortune dans une scène où le son est mis en scène, avec parfois une peur générée par des bruits communs, comme plus tard, Conversation secrète (The Conversation, F. F. Coppola, 1974) ; quand elle va finalement renoncer à son projet. A la fin, les gros plans, qui se reflètent dans un miroir, s’accumulent sur son visage ravagé par la haine à cause des deux amants.

Qui s’en Palance ?

Vladimir Palahnuik (1919, Lattimer, Pennsylvanie ; 2006, Montecito, Californie) dit Palance, second couteau d’Hollywood, fils d’un mineur d’origine ukrainienne, fut un boxeur professionnel dès 13 ans, un cuistot, un réparateur de radios, un vendeur de glaces, un maître-nageur, un garde du corps qui intégra l’Air Force en tant que pilote de bombardier où il hérita de ce visage suite à une opération de chirurgie esthétique à cause de l’incendie de son avion. Il bénéficia d’une bourse et s’inscrivit à l’université où il suivit des cours d’arts dramatiques et décrocha un diplôme en 1947.

C’est la doublure d’Anthony Quinn, qui a repris en tournée le rôle de Stanley Kowalski, créé par Marlon Brando, qui s’entraînait à la boxe en attendant de monter sur scène, dans Un tramway nommé désir (A streetcar named desire), pièce de Tennessee Williams mise en scène par Elia Kazan. C’est ce dernier qui lui donne sa chance au cinéma avec un rôle de méchant dans Panique dans la rue (Panic in the streets, 1950). Grand (1,93 m), mince, cheveux noirs, nez cassé, pommettes saillantes, yeux enfoncés sous des arcades proéminentes, doté d’une voix profonde, il devint l’interprète idéal de personnages de tueurs (L’homme des vallées perdues, Shane, George Stevens, 1953 où, en tant que tueur aux gants noirs au sourire sadique, il donne la réplique à un Alan Ladd monté sur un escabeau ; en 1955, reprise, dans la Peur au ventre, I died a thousand times, Stuart Heisler, 1955, du rôle de Roy Earle qu’avait tenu Bogart dans La grande évasion, High Sierra, Raoul Walsh, 1941; Les Professionnels, The Professionals, Richard Brooks, 1966, où il incarne ce hors-la-loi mexicain qui a enlevé Claudia Cardinale, recherchée par la bande de mercenaires menés par Burt Lancaster), d’indiens (Le sorcier du Rio Grande, Arrowhead, Charles-Marquis Warren, 1953), de tête brûlées (Attaque, Attack, Robert Aldrich, 1956) ou de Mongols (Les Mongols, I mongoli, André de Toth, Leopoldo Savona, Riccardo Freda, 1961).

C’est Robert Aldrich qui lui donne d’autres rôles : l’acteur hagard et survolté dans Le Grand Couteau (The big knife, 1955), d’après une pièce de Clifford Odets (1955), le lieutenant intègre et désespéré dans Attaque ! (Attack, 1956).

Il débuta sa carrière européenne dans Austerlitz (Abel Gance, 1960) et joua, en 1963, Jeremiah Prokosch, un producteur américain brutal et cynique dans Le mépris (Jean-Luc Godard, 1963 qui évoquait « son visage d’oiseau de proie asiatique [qui] s’est légèrement amolli. »).

Après une longue parenthèse, Jack Palance reparut en peintre excentrique dans Bagdad Café (Bagdad Cafe, Percy Adlon, 1987), comédie allemande située aux Etats-Unis qui connaît un succès étonnant. Deux ans plus tard, Tim Burton lui donne le rôle du père du Joker dans Batman (1989). En 1990, il est devenu un homme de l’Ouest parodique dans La vie, l’amour … les vaches (City Slickers, Ron Underwood, Billy Cristal, 1991) où il gagna l’oscar du meilleur second rôle et accomplit ainsi son souhait de réussir dans une comédie.

Palance apparaît ici comme un séducteur crédible, cultivé et raffiné, rôle peu commun vu la carrière de l’acteur conditionnée par son physique, pour devenir un gigolo.

A noter Touch Connors, qui ne se nomme pas encore Mike Connors, celui qui deviendra plus tard, ce n’est pas une marque de capotes, pour la télé le célèbre Mannix (1967).

Gloria

Gloria Grahame incarne un de ses innombrables rôles de femme fatale. Une sacrée garce ! Tout est dans le regard. Une grande actrice. Elle est plus imparfaite physiquement, presque banale car identifiable par rien, plus vulnérable, insiste Gleize qui la préfère largement. Elle crève l’écran, celle qui joua dans Sous le plus grand chapiteau du monde (The greatest show on earth , Cecil B. DeMille, 1952), Les ensorcelés (The bad and the beautiful, Vincente Minelli, 1952), Règlement de compte (The big heat, Fritz Lang, 1953). Elle était mariée au metteur en scène Nicholas Ray, puis à son beau-fils. Elle a eu deux oscars.

Dans une de ses premières critiques, François Truffaut soulignera, pour une fois de façon pertinente : «  Pas un plan dans ce film qui ne soit nécessaire à la progression dramatique. Pas un plan non plus qui ne soit passionnant et ne nous donne à penser qu’il est le clou du film. […] Un scénario ingénieux et d’une belle rigueur, une mise en scène davantage qu’honorable, le visage de Gloria Grahame et cette rue de Frisco dont la pente est si rude, prestiges d’un cinéma qui nous prouve chaque semaine qu’il est le plus grand du monde. » (Cahiers du cinéma n° 21, mars 1953). Le film commence comme une comédie dramatique traditionnelle avec un portrait de Myra.

L’Hollywood classique en son âge d’or offre une galerie de femmes instables mais séduisantes, qui veulent toutes échapper au carcan d’un monde d’hommes, mais n’y arrivent jamais, piégées par leurs doutes et leurs névroses (Secret de femme, A Woman’s secret, 1949, Le Violent, In a lonely place, 1950 de Nicholas Ray ; Règlement de comptes, The big heat, 1953, Désirs humains, Human desire, 1954, Fritz Lang ; Alibi meurtrier, Naked alibi, Jerry Hooper, 1954 ; Le Coup de l’escalier, Odds against tomorrow, Robert Wise, 1959).

Les qualités

Le scénario, plein de rebondissements, écrit par Lenore J. Coffee et Robert Smith, d’après le roman Ils ne m’auront pas (Sudden Fear) d’Edna Sherry, déroule une structure classique en trois actes : l’amour, la méprise, le châtiment. Quelques sommets approchent le suspense hitchcockien avec l’utilisation du hors champ, la séquence notamment de l’emploi du temps qui prépare le spectateur à une version forcément moins fluide des faits à cause du nécessaire grain de sable. Respiration suspendue lorsque le chat, évidemment noir, risque de révéler la présence de Myra, planquée à côté. J’ai éprouvé une peur semblable à celle ressentie lors de la projection de Raccrochez c’est une erreur, Sorry wrong number, Anatole Litvak, 1948 avec l’excellente Barbara Stanwyck et le sourire carnassier de Burt Lancaster, film projeté dans la très prisée section Art of noir avec Eddie Muller de Frisco et Phil Garnier lors du Festival Lumière 2013).

Charles Lang (Les 7 Mercenaires, The magnificent seven, John Sturges, 1960), ainsi que Loyal Griggs, directeur non crédité de la seconde équipe, magnifie le film grâce à sa photographie impeccable notamment pour les éclairages d’intérieurs et pour les magnifiques scènes nocturnes de course folle de la seconde partie du film dans un Frisco offrant ses vues panoramiques et ses perspectives naturelles. Des plans sont répétés où l’aiguille de l’horloge se balance sur le visage entre les deux, ce que les surréalistes, comme Man Ray, ne renieraient point.

Un autre film avec Bette Davis traite des desseins criminels d’une romancière, Jezebel (Another man’s poison, Irving Rapper, 1951).

[ciné] Festival Lumière 2016 La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil : road polar pop

La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil, The lady in the car with glasses and a gun, 1970, 1h45, couleurs (Eastmancolor), 35mm, 2:35, CNP Terreaux

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La présentation s’est conclue par un échange informel et très bon enfant entre Quentin Tarantino, qui cite les derniers films en 1970 d’H. Hawks (Rio lobo), J. Negulesco (Hello-Goodbye), R. Corman (Le baron rouge, Von Richthofen and Brown), W. Wyler (On n’achète pas le silence, The liberation of L.B. Jones également présent au Festival Lumière cette année), Bertrand Tavernier, traducteur, qui ajoute sa pâte sur le Litvak français. Le film semble démodé, ce qui lui donne un charme certain, tout en y échappant. Le film est similaire à un giallo car on dirait ici un roman de gare. Thierry Frémaux, heureux d’annoncer une copie 35mm en présence du féru Quentin mais très rosée, ce qui va fort bien avec l’ambiance du film, avant probablement de tirer vers le rouge, comme La mort en direct (Tavernier, 1980), par exemple, avant numérisation. Isabelle Hubert, toute petite et emmitouflée dans ses vêtements, est dans la salle car elle tourne au même moment un film à Oullins.

     Si le marseillais Jean-Baptiste Rossi dit Japrisot est l’auteur de scénarios oubliés tels que Adieu l’ami (Jean Herman, 1968 avec Alain Delon et Charles Bronson), La course du lièvre à travers les champs (1972 avec Goodis) et Le passager de la pluie (René Clément, 1970 avec Marlène Jobert et Charles Bronson), Les enfants du marais (Jean Becker, 1999 avec Jacques Villeret, Jacques Gamblin et André Dussollier), il est, avec Simenon, l’auteur le plus adapté au cinéma avec Compartiment tueurs (Costa Gavras, 1965), Piège pour Cendrillon (André Cayatte, 1965 avec Jean Anouilh à l’adaptation), L’Eté meurtrier (Jean Becker, 1983), Un long dimanche de fiançailles (Jean-Pierre Jeunet, 2004) et bien sûr le film franco-américain La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil (Anatole Litvak, 1970).

C’est le dernier film d’Anatole (1902-1974), réalisateur américain d’origine ukrainienne de 33 films (après la UFA, il tourne Cœur de lilas, 1932 avec Jean Gabin ; Mayerling, 1936 avec Danielle Darrieux et Charles Boyer ; Pourquoi nous combattons, The Nazis strike, Divide and conquer, 1943-1945 films de propagande au côté de Franck Capra ; le mélodrame Un acte d’amour, 1953 ; un excellent thriller Raccrochez, c’est une erreur, Sorry, Wrong Number, 1948 avec Barbara Stanwyck, Burt Lancaster, film projeté dans la très prisée section Art of noir avec Eddie Muller de Frisco et Phil Garnier lors du Festival Lumière 2013 avec remise de prix à Tarantino ; un film sur la folie La Fosse aux serpents, The Snake Pit, 1948, avec Olivia de Havilland ; une délicieuse adaptation de Sagan avec Aimez-vous Brahms ?, Good-bye again, 1961 avec Ingrid Bergman, Yves Montand et Anthony Perkins ; La Nuit des généraux, The night of the generals, 1967 avec Peter O’Toole, Omar Sharif et Donald Pleasence, un film criminel aux ramifications psychologiques et historiques), doué d’un solide savoir-faire s’accommodant des impératifs commerciaux à la réputation d’artisan superficiel, qui a été « surpris et amusé » par le roman. Il faut dire que dans son roman publié en 1966, Sébastien Japrisot s’amusait à détourner les codes du noir. « La seule langue que je comprends, en dehors du français, est celle des images » déclarait Japrisot. Ici, nous vivons la leçon des films d’Hitchcock : plus un humain est innocent, plus les autres le croient coupables, à un point tel que l’individu se met à douter de lui-même et finit par se perdre dans le labyrinthe de la culpabilité qu’on lui attribue.

     Il s’agit, Ford thunderbird automatique bleue à l’appui, d’un road-movie pop voire psyché, peut-être une influence Boileau-Narcejac, sur la fameuse route du soleil, entre Paris et Villefranche-sur-Mer où la Côte d’Azur est fantasmée par un anglo-saxon. Nous voyons et sentons un parler ouvrier, les lieux de vie, les bals populaires du 14 juillet avé Pont d’Avignon. Il faut dire que le directeur de la photographie est Claude Renoir.

     Puisque Tarantino fantasme sur Samantha Eggar (1939-), trop sous-estimée selon lui, allons-y sur la belle. La britannique Victoria Louise Samantha Marie Elizabeth Thérèse, fille d’un père major dans l’armée de la majesté et d’une mère d’origine néerlandaise, sort du couvent. Après avoir joué au théâtre (Cecil Beaton, Shakespeare, Tchekhov), elle se lance dans le cinéma pour éclater dans L’obsédé (The Collector, William Wyler, 1965 cherchant à battre Psychose, Psycho, Hitchcock, sur son propre terrain, avec Golden Globe de la meilleure actrice, un prix d’interprétation féminine au festival de Cannes à la clé) aux côtés de Terence Stamp, un ancien camarade d’école éconduit qui tenait envers Samantha une rancœur tenace. Après une comédie (Rien ne sert de courir, Walk don’t run, Walters, 1966, aux côtés de Cary Grant qui signe ici sa dernière apparition au cinéma), une comédie musicale (L’extravagant Docteur Dolittle, Doctor Dolittle, Fleischer, 1967 avec le cabotin Rex Harrison dans le rôle-titre), elle tourne pour la télévision (6ème épisode de la saison 2 du Saint par exemple) tout en continuant avec Sean Connery et Richard Harris dans Traître sur commande (The Molly Maguires, Ritt, 197) ainsi qu’aux côtés de Kirk Douglas et Yul Brynner dans Le phare du bout du monde (The light at the edge of the world, Billington, 1971), une œuvre adaptée du roman du même nom de Jules Verne. Après quelques films en Italie (le giallo Overtime d’Armando Crispino, 1971), Samantha Eggar se retrouve à nouveau face à Oliver Reed, déjà rencontré dans le Litvak qui nous occupe, dans une œuvre singulière de David Cronenberg : Chromosome 3 (The brood,1979). Elle continuera à la tv dans les 80’s : Falcon Crest, Magnum ou Santa Barbara. La brune Samantha joue ici celle qui était blonde dans le roman où elle se nomme Dany Longo ; la secrétaire est d’origine italienne chez Japrisot.

     Si Stéphane Audran éclate de beauté snob, les seconds rôles sont croquignolets : Bernard Fresson en routier sympa, Marcel Bozzuffi en garagiste, Philippe Nicaud en policier suspicieux de la route à côté de … Jacques Legras, Jacques Fabbri en Docteur, André Oumansky en Bernard Thorr, l’amant maître chanteur et la jeune et jolie Martine Kelly.

La bande-son pop voire funcky de Legrand est, pour une fois, en adéquation avec le film : Je roule (chant : Petula Clark) ; Auxerre ; Mi, sol, mi, mi, re, re, mi ; Auberge Inn à Salieu ; Chalon-sur-blues ; Macon-sur-Marche ; Jerk-les-Avignon ; Le pont du Gard ; On the road (chant : Petula Clark) ; 14 Juillet 1970 ; Un cœur ; Deux piques ; Guatamalteque ; O-No-Ma-To-Pe ; La dame dans l’auto ; Les lunettes ; Le fusil.

Si nous nous doutons rapidement de l’intrigue, la résolution, didactique, est trop longue, comme dans le livre où Japrisot a besoin de soixante pages pour révéler qui a fait quoi quand comment. Cette séance était l’une des meilleures du Festival : intimiste, avec des invités passionnés, une copie 35mm rare, un public intéressé, l’impression d’être privilégié en voyant une rareté.

[Ciné] Festival Lumière 2016 Jour 8 ça bande pour « La Momie » !

La Momie, The Mummy, Karl Freund, 1932, 1h13, noir et blanc, 1:37, numérique, Pathé Bellecour, salle 6.

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Universal monsters

Le roboratif Aurélien Ferenczi, ex Le Monde et actuellement Télérama, présente. En 1928, lorsque Carl Laemmle Jr., alors âgé de vingt ans, succède à son père, fondateur d’Universal Pictures, il manifeste une prédilection assumée pour les films de genre produits de façon industrielle mais confectionnés avec une qualité artisanale, une inventivité plastique qui confine au label esthétique sans omettre un côté mercantile avoué. La concurrence faisait rage : la Paramount proposait Docteur Jekyll et Mr. Hyde (Dr. Jekyll and Mr. Hyde , Robert Mamoulian , 1931) et L’île du docteur Moreau (Island of Lost Souls, Erle C. Kenton, 1932) ; la MGM employait le terrible personnage du professeur Fu Manchu avec Le masque d’or (The Mask of Fu Manchu, Charles Brabin, celui du Ben-Hur de 1925 et dont plusieurs films, projetés lors du Festival Lumière 2012 et présentés par Phil Garnier, auteur, entre autres, de Passera pas Ben-Hur, vie et oeuvre de Charles Brabin, et Charles Vidor, non crédité, 1932 avec Karloff en rôle titre) ; la RKO produisait Les chasses du comte Zaroff (The most dangerous game, Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel, 1932).

Ferenczi insiste sur la 3e série d’Universal monsters : après Dracula, Frankenstein, les studios Universal se lancent dans la série de La Momie (La Main de la momie, The Mummy’s Hand, Christy Cabanne, 1940 ; La Tombe de la Momie, The Mummy’s Tomb, Harold Young, 1942 ; Le Fantôme de la Momie, The Mummy’s Ghost, Reginald LeBorg, 1942 avec J. Carradine ; La Malédiction de la Momie, The Mummy’s Curse, Leslie Goodwins, 1944 avec Lon Chaney Jr), reprise ensuite par le studio anglais Hammer. Si les autres aventures de La Momie, sorties entre 1940 et 1955, ne sont pas du même calibre, elles conservent le charme des serials d’antan. Le film sera tout de même interdit au moins de 16 ans à sa sortie !

Pierce du monstre

Le point commun entre Frankenstein (James Whale, 1931) et La Momie est, entre autres, le chef du département maquillage (1936-1946), Jack Pierce (1889-1968), ancien acteur et cascadeur. C’est l’un des plus grands maquilleurs du cinéma américain des années 30 et 40 : L’Homme invisible (The invisible man, James Whale, 1933), Le Corbeau (The raven, Louis Friedlander aka Lew Landers avec Boris Karloff et Bela Lugosi, 1935), Le Fantôme de l’Opéra (Phantom of the Opera, Arthur Lubin, 1943 avec encore Claude Rains), Le Fils de Dracula (Son of Dracula, Robert Siodmak, 1943 avec Lon Chaney Jr). Il se fait virer car les techniques de maquillage ont évolué, Jack Pierce n’a pas suivi. Selon l’égyptologue Liliane Aït-Kaci, Pierce a réussi dans la composition du masque de Karloff à « sentir l’épaisseur derrière la surface, à restituer parfaitement un aspect parcheminé [à propos de parchemin, le film, du moins dans sa traduction, fait la confusion entre rouleau de papyrus et parchemin] où transparaît néanmoins l’être ». Il existe deux visages de la momie : avec et sans bandelettes. Les préparations demandent ici encore plus de temps que pour Frankestein, soit huit heures, pour un masque basé sur l’apparence de Ramsès III. Outre les morceaux de boue, de multiples tranches de viande en tous genres, des matériaux nocifs étaient utilisés comme le collodion avec de l’éther qui embrumait un peu Boris Karloff. Il avait tant de couches de coton pour obtenir l’effet ridé qu’il était incapable de bouger ses muscles faciaux, même pour parler. Il se nomme Ardath Bey car c’est l’anagramme de Death by Ra (Ra apporte la mort ; Ra est le dieu Egyptien du soleil).

Contexte

Après la crise de 1929, les Etats-Unis plongent dans la Dépression. Les gens aiment se faire peur pour exorciser leurs angoisses d’où la vague de films d’horreur en adéquation avec la demande. Le cinéma d’épouvante dans les années 30 était un genre aussi populaire, a fortiori avec une pointe d’exotisme en pleine égyptomania et égyptophilie déjà ancienne (Cléopâtre, Georges Méliès, 1899 ; The Mummy, William Garwood, 1911), que le sera le film noir dans les années 40. L’égyptologue adhère au « complexe de la momie » d’André Bazin, qui assigne au cinéma le même le rôle que celui des embaumeurs : éterniser la beauté et l’individu.

Le début d’une série originale

La première idée se fonde sur Cagliostro ou Balsamo, un alchimiste immortel et menteur du XVIIIe siècle présent chez Dumas ainsi que chez le romantique Gérard de Nerval et ses illuminés. Le journaliste anglais John L. Balderston, créateur de la pièce de théâtre contant les aventures du célèbre comte Dracula dont Browning s’est inspiré pour son film, se dirige vers une autre idée : en 1922, lord Carnarvon et Howard Carter découvraient le tombeau de Toutânkhamon, onzième pharaon de la XVIIIe dynastie, avec la « malédiction du Pharaon » (une vingtaine de morts liés à l’expédition peut-être due, selon l’hypothèse du docteur Iskander, à des bactéries et des virus ayant survécu aux siècles avec une virulence inconnue ; Lord Carnarvon, pris de fièvres dues à une infection consécutive à une piqure d’insecte, meurt le 5 avril 1923 ; le canari d’Howard Carter est avalé par un cobra) qui s’ensuivit. John L. Balderston était présent en tant que journaliste pour le New York Times lors de la découverte. Agatha Christie, mariée à un archéologue, s’en est inspirée dès 1923 pour son roman L’aventure du tombeau égyptien (The adventure of the Egyptian tomb). Balderston s’inspire d’une histoire retravaillée par Nina Wilcox Putnam et Richard Schayer.

Cagliostro, un égyptien âgé de 3 500 ans, se maintient en vie grâce à des injections de nitrate. Il tue toute femme à l’image de celle qui l’avait trahi. Plusieurs titres sont envisagés : The King of the Dead (Le roi des morts) et Imhotep, du nom du personnage principal d’après l’architecte qui a conçu les pyramides. Dans les crédits du générique de fin, on peut voir le nom de l’acteur Henry Victor dans le rôle du « guerrier saxon », bien qu’aucun personnage de ce genre n’apparaisse dans La Momie. En effet, le guerrier saxon était un personnage inclus dans une longue séquence montrant toutes les vies passées de l’héroïne, de l’Egypte ancienne au monde moderne. Cette séquence n’a pas été gardée lors du montage final.

Le scénario remémore Dracula car Balderston transforme l’histoire initiale en creusant le scénario de Dracula : la puissance hypnotique (gros plan effrayant, le regard de Karloff, l’effet de suggestion), la momie se lève ; l’histoire d’amour entre les deux jeunes suit son cours ; le triangle amoureux avec la momie qui possède une emprise totale sur la jeune femme qu’il tente d’attirer dans ses rets, au détriment de son fiancé actuel ; il veut retrouver celle qui ravit à l’époque son cœur, quitte à braver les interdits des dieux. Les grandes séquences du film sont parallèles scène par scène au Dracula : le symbole ankh d’Isis, l’ancien hiéroglyphe égyptien pour la « vie », correspond au crucifix ou à l’ail anti vampires; le personnage d’Edward Van Sloan, le Dr Muller, est tout à fait analogue au Dr Van Helsing du film de vampire. John P. Fulton, responsables des effets spéciaux sur tous les films du cycle, ainsi que dans Sueurs froides, (Alfred Hitchcock, Vertigo, 1958), gratifie notamment le spectateur de sublimes volutes de fumées, s’évaporant en d’innombrables arabesques, au début du long flash-back au milieu du film. Les critiques à l’époque de la sortie du film de Karl Freund dénonçaient La Momie comme un remake déguisé de Dracula. Balderston puise aussi dans diverses sources : les manuels d’histoire, des nouvelles de Conan Doyle dont L’anneau de Toth (1890), des œuvres cinématographiques de son temps. La vision audacieuse du monstre, dénué de toute substance métaphysique, mène sa vie propre, ne devient monstrueux qu’en regard de la réalité sociale. Nous retrouverons trois acteurs de ce film dans des rôles proches, Edward Van Sloan, Van Helsing ainsi que David Manners, canadien mort en 1999 à l’âge de 98 ans, dans le rôle du jeune homme transi, rival du monstre dans les deux films. Il s’agit d’une histoire originale à partir de faits divers et non une adaptation, ce qui est rare. Le film se déroule lors d’une époque contemporaine au tournage : l’art Déco à la Belle époque est présent lors de la scène de la réception à laquelle participe Helen Grovesnor, en tunique légère et échancrée, sans soutien-gorge et, d’après les témoignages, sans culotte.

L’ami Karl Freund

Il était d’abord question de confier la réalisation à Tod Browning mais celui-ci refusa en craignant d’être accusé de tourner un « Dracula-bis ». Karl Freund, célèbre chef opérateur allemand (Le dernier des hommes, Der letzte mann, F.W. Murnau, 1924; Metropolis, Fritz Lang, 1927 ; Berlin, symphonie d’une grande ville, Berlin: Die Sinfonie der Grosstadt, Walter Ruttman, 1927 projeté au Festival Lumière 2014; Dracula, Tod Browning, 1931 ; Double assassinat dans la rue morgue, Murders in the Rue Morgue, Robert Florey, 1932 ou encore Le Golem, Der Golem, wie er in die Welt kam, Paul Wegener et Carl Boese, 1920 ; Les mains d’Orlac, Mad Love, Karl Freund, 1935, etc.), réalise sept films de 1932 à 1935. La Momie est son premier film en tant que réalisateur, deux ans après son arrivée aux États-Unis. L’expressionnisme est patent dans l’utilisation d’éclairages avec les nombreux clair-obscurs, et ombres savantes, les contre-plongées enténébrées, les suggestions (le réveil d’Imhotep ; un gros plan sur son visage, puis un panoramique vertical nous montre ses yeux s’ouvrir, puis ses bras se libérer lentement de ses bandelettes. Puis une main poussiéreuse s’abat sur le parchemin qui l’a réveillé), le hors-champ (une main émaciée qui apparaît dans un coin de l’image, des bandelettes qui traînent sur le sol, le rire de Norton devenu fou ; le meurtre d’un garde du musée n’est signifié que par sa disparition du cadre puis son cri cinglant), accentuant l’horreur, la scène en flashback où Imhotep fait découvrir sa vie antérieure à travers un bassin d’eau (le réalisateur utilisa pour ce film dans le film de 6mn, où se succèdent des vignette sans paroles, des caméras utilisées à l’époque du muet, avec ce que cela implique d’accélération de l’image, de 24 à 18 images par seconde, et utilisa même des acteurs de cette période, comme James Crane, qui joue ici le pharaon. Le maquillage, l’éclairage, le jeu théâtral, la composition des plans, avec peu de gros plans, beaucoup de plans d’ensemble, des images volontairement coupées pour que le raccord dans le mouvement soit saccadé, rappellent le muet également), les thèmes musicaux.

Qui est Karloff ?

A noter le soin apporté dans la direction d’acteurs. Karloff a été choisi car il est plus malléable, plus modeste que Bela Lugosi qui refusa. Ici, il développe un jeu sobre : peu de paroles ; une stature figée avec un corps et une tête fixes, droits et les bras le long du corps. Il évolue et se spécialise dans le film d’horreur avec force retenue, immobilité, puissance du regard et intensité dramatique. S’il est symbolisé par un point d’interrogation au début, il est crédité au générique de fin, l’effet de surprise passé.

De famille aisée, William Henry Pratt (1887, Camberwell-1969, Midhurst) aka Karloff the Uncanny ou Karloff, étudie à l’université de Londres. Destiné à une carrière dans la diplomatie, il émigre contre toute attente au Canada à l’âge de 22 ans pour devenir fermier. Suivant des cours de comédie, il devient figurant et apparaît à l’écran en 1916 dans The dumb girl of Portici (Lois Weber, Phillips Smalley). Homme de scène, Boris monte régulièrement sur les planches, notamment dans Arsenic et vieilles dentelles (Arsenic and Old Lace), une pièce de théâtre américaine de Joseph Kesselring, créée à Broadway (New York) en 1941 et adaptée évidemment par Capra (1944 avec Carry Grant et Peter Lorre).

Zita & Manners

Zita Johann, épouse de John Houseman et amie de Welles puisque actrice au Mercury Theater, accentue la dramaturgie. Elle se prend au jeu d’autant qu’elle croit dans l’occultisme et la métempsychose. Cette actrice, née à Temesvar en Autriche-Hongrie (aujourd’hui Timisoara, en Roumanie), fille d’un officier hussard émigré aux Etats-Unis en 1911, monta sur les planches de Broadway pour la première fois en 1924 et fit ses débuts au cinéma en 1931 sous la direction de D.W. Griffith dans L’Assomoir (The struggle). Le problème est qu’elle ne s’entendait pas du tout avec le petit et gros Freund. Parmi les humiliations, Karl Freund a laissé Zita Johann dans une arène avec des lions alors que lui et l’équipage étaient protégés à l’intérieur des cages – la scène a finalement été coupée. Lors d’une intense journée de tournage, Zita Johann s’est évanouie sur le plateau. Dans une interview à Fantastyka, elle a déclaré qu’elle avait fait deux arrêts cardiaques pendant le tournage parce que Freund l’avait forcé à rester debout pendant 48h car il ne voulait pas que sa robe soit froissée. Elle était liée contractuellement puisqu’elle avait signé avec Universal pour participer à Laughing Boy (1934) à partir d’un scénario de John Huston qu’elle admirait. Comme elle avait déjà été payée, elle a accepté de remplir son obligation en tournant dans La Momie. Elle reviendra au théâtre en 1934 après seulement 7 films, scène vue comme moins superficielle.

Poster-ité

La Momie reçut lors de sa sortie un accueil timide, tant de la part du public que de celle de la critique.

Terence Fisher revisitait en couleurs rouges et bleues, sur un scénario de Jimmy Sangster, le mythe original avec La Malédiction des pharaons (The mummy, Terence Fisher, 1959) où jouent les acteurs maisons de la Hammer, compagnie créée en 1934 par William Hinds, un bijoutier qui faisait du théâtre amateur sous le nom de Will Hammer et Enrique Carreras, Peter Cushing, Christopher Lee et en plus Yvonne Furneaux.

Dans les griffes de la momie (The Mummy’s Shroud, 1967), Gilling met en scène une métaphore de la dégénérescence de l’Empire britannique sous la forme de fables fantastiques décrivant l’érosion de la bourgeoisie coloniale par une irrépressible malédiction venue de loin.

Il y eut enfin le blockbuster La Momie (The Mummy, 1999) de Stephen Sommers, également au scénario pour une production Universal Pictures et avec Brendan Fraser.

« John Sayles avait écrit pour moi un remake de La Momie, de Karl Freund. Le patron d’Universal nous a dit : mais pourquoi ne pas en faire un film en costumes, comme l’original ? On lui a répondu que l’original n’était un film en costumes de 1932 que parce qu’il avait été tourné en 1932. Ça n’a pas marché… » déclare, dépité, Joe Dante.

2017 verra le reboot de la franchise La Momie (The Mummy) par Alex Kurtzman avec Tom Cruise.

A part la série des Indiana Jones, les inspirations dépassent le cinéma avec les nombreuses scènes de la bande-dessinée Blake et Mortimer : Le mystère de la Grande Pyramide (1954-1955), les jeux de rôles l’Appel de Cthulhu et Chill et des jeux virtuels.

[Ciné] Festival Lumière 2016 Jour 4 Pas vilain, le « Jeux de mains »

Jeux de mains, Hands across the table, Mitchell Leisen, 1935, noir et blanc, 1h19, 35mm, format 1:37, Institut Lumière, Hangar.

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Sire Sire

Antoine Sire, conteur comme son père à la radio, présente de façon passionnante le film à la croisée entre la rétrospective Hollywood, la cité des femmes lors du Festival Lumière et la sortie concomitante du livre du pas triste Sire, Hollywood, la cité des femmes. Paris, Lyon : Actes sud / Institut Lumière, 2016. 1206 p. 59 €.

Who is Leisen ?

Leisen (1898-1972), s’il est célèbre aux Etats-Unis, est peu connu en France. Il fait partie pourtant des grands de la comédie romantique avec une pointe de mélancolie : sa compassion; le rêve américain est dynamité. C’est un cinéaste populaire de la Paramount. C’était un militaire devenu architecte puis dessinateur employé par le théâtre (L’admirable Crichton, 1919, costumes ; Le roi des rois, 1927, décoration ou Le signe de la croix, 1932, costumes et décoration) puis un ancien costumier et décorateur de DeMille entre autres, boosté par Fairbanks, un homosexuel qui était adoré de ses actrices pour sa direction, n’eût été sa sale réputation de « sagouilleur de brillant scénario », colportée par les médisants Wilder et Sturges car Mitch osait les retoucher (les scénarios, voyons !). Il est parfois vu également comme un cinéaste décoratif avec force accessoires, superficiel, trop attaché à enluminer ses arrière-plans et à transformer ses acteurs en gravures de mode. Il s’en tire avec une réputation de vaine « préciosité ». Cinéaste réputé futile et esthétisant, son œuvre fut vite oubliée. Il a pourtant également tourné des mélodrames (Swing High, Swing Low, 1937), Par la porte d’or, Hold back the dawn, 1941 avec Boyer, De Havilland et Goddard ou encore À chacun son destin, To each his own, 1946). Sa carrière déclinant à Hollywood dès 1946, il la termine par une abondante production télévisée. Une sacrée découverte, c’est tout l’intérêt de ce Festival.

Under depression

Nous sommes après la crise de 1929 et l’adoption du Code Hayes à Hollywood. N.T. Binh souligne ailleurs que la figure récurrente de la comédie hollywoodienne post-Grande Dépression est la gold digger, la « chercheuse d’or » qui espère la fortune par le mariage.

Les acteurs

Sax MacMurray

Fred MacMurray, cet ancien saxo et chanteur dont c’est le troisième film et la première comédie, est spontané au téléphone : c’est une scène improvisée. De même celle de son fou rire, irrésistible. Dire que l’excellent Gary Cooper a été le premier choix ! Leisen raconte (Chierichetti, David. Hollywood director : the career of Mitchell Leisen. New York : Curtis Books, 1973. Préface de Dorothy Lamour. 398 p.; Mitchell Leisen : Hollywood director. Los Angeles, Calif. : Photoventures Press, 1995, 343 p. d’après sa thèse) que Lombard faisait littéralement des pieds et des mains (d’où son rôle de manucure, plus drôle que Deneuve dans Répulsions, R. Polanski, 1965 !) pour le faire sortir de sa coquille : « Fred, sois drôle, ou je t’épile complètement les sourcils ! »

Craquante Lombard

Sire est touchant à propos de Carole Lombard, un énième destin brisé d’Hollywood babylon. Elle venait d’Indianapolis. Elle « était une femme d’exception, un extraordinaire mélange de culot et de self-control, de sincérité et d’ambition, de légèreté et de profondeur ». Elle avait compris comment faire rire, même à ses dépens pour une star en concurrence avec d’autres actrices. Elle avait choisi un chemin de traverse, le rire. Ici, elle décide de « tomber amoureuse d’un portefeuille ». Elle adorait les canulars poussés : comme elle tourna avec Hitchcock alors que sa réputation était de traiter les acteurs comme du bétail, déclaration du metteur en scène à l’appui, elle amena des bovins sur le plateau à sa place. Elle est belle, glamour mais était complexée à cause d’un accident de voiture où elle a été blessée au visage, désirant se faire opérer sans anesthésie pour conserver son intégrité physique. En effet, malgré le maquillage, une cicatrice est observable sur la joue gauche. Elle se spécialise dans la screwball comedy, notamment chez Hawks. Puis elle choisissait des films taillés pour elle. Jeux de mains est le premier film, hoquet à l’appui, d’une longue série de rôles similaires que jouera Lombard à la Paramount.

Carol Lombard affine le personnage seulement ébauché par Ben Hecht et Howard Hawks dans Twentieth Century (Train de luxe, 1934) qui culminera dix ans plus tard dans le To be or not to be (1942) de Lubitsch. La cité des femmes : ici l’héroïne se montre entreprenante devant des mâles plus ternes qu’elle. MacMurray doit chercher du travail, alors qu’il ne s’est jamais servi de ses mains. Comment oublier également la copine adepte de numérologie ?

Elle était mariée avec Clarke Gable, un compulsif sexuel qui avait violé Myrna Loy, Loretta Young. S’il refuse de participer à l’effort de guerre, elle s’y plongea généreusement en 1942. C’est lors d’un déplacement vers le plateau de tournage pour tenir son homme donnant la répartie à une belle actrice qu’elle se tua à 33 ans, suite à un accident fatal d’avion. Gable était inconsolable.

Une comédie raffinée

L’histoire est écrite par Norman Krasna, Vincent Lawrence et Herbert Fields. Lubitsch, éphémère chef de production au studio en 1935, supervisa anonymement le film. L’écriture est fine avec des inserts ralentissant la comédie en la complexifiant pour notre plaisir : une très belle enclave nocturne au milieu du film où se joue, en chambre, sous une lumière très contrastée, les tenants du choix de nos deux héros, au milieu de silences, d’allées et venues, d’hésitations et de pleurs; le douloureux sacrifice du troisième tiers, de l’aviateur paralysé qui aimait sincèrement sa petite manucure, et qui cède sa place presque sereinement, acceptant l’enfer de sa solitude comme condition d’existence, devant la santé, la jeunesse et l’intensité d’un désir qui éclate devant lui et ne lui ressemble pas.

En sus

A noter que de nombreux membres de la distribution n’apparaissent pas au générique : Katherine DeMille (Katherine Travis), Nell Craig et Alla Mentone (vendeuses), James Adamson (Porter), John Huettner (cireur de chaussures), Rod Wilson (joueur de piano), Mary MacLaren (femme de chambre), Herman Bing (logeur) et ‘Dutch’ Hendrian (conducteur de taxi) et, peut-être aussi Russell Hopton.

Autre étrangeté, Samuel Goldwyn a initialement acheté l’histoire de ce film auprès de Miriam Hopkins. Cependant, étant occupée sur d’autres projets, la Goldwyn a ensuite vendu l’histoire à la Paramount. Ce film, parmi un catalogue de 700 œuvres a été vendu à MCA / Universal en 1958 pour la diffusion à la télévision.

Le film, enlevé, réjouissant et bien mené, a été projeté au Festival du film américain de Deauville ainsi que lors d’une rétrospective Leisen à la Cinémathèque en 2008. Il a été diffusé par Tavernier, au goût décidément constant, lors de sa rétrospective en 2008 à l’Institut Lumière.

 

[Ciné] Festival Lumière 2016 Jour 2 Avant-première : A voir, Tavernier !

Voyage à travers le cinéma français (1930-1970), Bertrand Tavernier, numérique, 2016, 3h10

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Méandres d’un documentaire

Une avant-première à une semaine près comme The Artist (Michel Hazanavicius, 2011) au Festival Lumière 2011. Frémaux pousse ses potes ; il doit tout à Tavernier, il faut dire. Aussi le film, qui bénéficia d’un teaser par le biais de passages d’extraits au Festival Lumière 2014, sera-t-il à Cannes Classics 2016. A noter que suite aux présentations pittoresques de Tavernier, Frémaux lui a instillé l’idée d’un film sur le cinéma français.

C’est vrai que j’avais été gêné un jeudi après-midi par du matériel de tournage pour prendre mon billet : Voyage à travers le cinéma français était en cours de fabrication à l’Institut Lumière. Sont-ce les plans de fin ? En tout cas, il est émouvant de voir ce documentaire dans la maison de son Président, dessiné sur la fresque des lyonnais. « Ce travail enthousiasmant a accéléré ma convalescence de trois mois » affirme le cinéaste cinéphile de 75 ans sorti d’un cancer mais se plaignant de sciatique et d’arthrose. Il est passionné car lorsqu’il n’aime pas, il n’en parle pas : « Je ne vais pas voir La dernière chance [Die letzte chance, Leopold Lindtberg, 1945, un chef d’œuvre bien actuel présenté par le Directeur de la cinémathèque suisse lors du Festival Lumière 2016] car je ne l’aime pas » dit-il à un participant professionnel asiatique.

L’idée du documentaire est née aussi grâce à une proposition de la BBC à Tavernier, relevant de la gageure, consistant à raconter le cinéma français … en moins d’une heure ! Après avoir été jeté par Studio Canal et deux fois par l’avance sur recettes, Frédéric Bourboulon, le tenace producteur, a mis un an pour boucler le budget, Gaumont et Pathé, les Seydoux donc, se sont associés pour la première fois, Canal+ a suivi. « Une production artisanale et biologique » résume Tata. Les autres compagnons sont : Emmanuelle Sterpin, documentaliste et première assistante (« nous devions retrouver tous les héritiers et légataires d’une centaine de films. »), Stéphane Lerouge, conseiller musical (un double CD de BO en produit dérivé; Bruno Coulais, auteur de la musique originale de Benoît Jacquot, Anne Fontaine, Jacques Perrin et tant d’autres, crée une bande son originale), Guy Lecorne, monteur, Jean Ollé-Laprune, critique de cinéma et compagnon de route. Derrière la passion soulignée par un prologue cosigné avec Godard (« Nous sommes les enfants de la libération de la Cinémathèque » avait déclaré le suisse à l’Institut Lumière), la lassitude pointe pour ce qui apparaît comme un film testament : « J’en ai ma claque de mendier pour arriver à faire des films. ».

Coq en stock

« C’est un film qui, à travers tous les metteurs en scène évoqués, parle de la France. Il dit quelque chose de l’amour qu’on peut avoir pour son pays. J’espère que ça vous donnera envie de voir leurs films, parce qu’ils sont vivants, actuels : ça n’existe pas, le vieux cinéma ! » lance Beber. Ce qui me gêne, c’est le côté défense du patrimoine français par celui qui défendait avec véhémence l’exception française : « La civilisation qu’on sent derrière ces films, on sent qu’elle est française : il y a une façon de penser, de ressentir certaines choses, de mettre en valeur tel comportement plutôt que tel autre, qui est très très très française ». En plus de Charlie, la mascotte de Pathé, «  Le coq est le seul animal à chanter les pieds dans la merde » fustigeait Coluche. Pourquoi cette défense comme si nous étions en danger ? Certes, contrairement aux américains et autres étrangers, le cinéma français ne s’est pas arrêté avec la Nouvelle vague, un pseudo mouvement, inventé par un producteur doué et repris par les pisse-copies suiveurs, de metteurs en scènes hétérogènes sur un temps très court et qui n’a pas produit que des chefs d’œuvres.

Bref, six ans de travail, 582 extraits de 94 films choisis, plus de 950 films vus et revus, plus de 700 documents d’actualités visionnés – cédons au quantitatif américain digne d’une bande annonce marketing pour blockbusters – pour arriver à évoquer l’épure, l’acuité, l’attention à la réalité, la justesse des personnages, l’étude précise d’un milieu, d’un métier (« la décence ordinaire ») chez Jean Becker, le rythme à travers le mouvement de Renoir, le sens de la camera, hérité de Duvivier, et l’intérêt pour les dialogues, l’art du déplacement, la virtuosité dans les scènes de colère mais aussi la subtilité de Jean Gabin, sur lequel Tavernier insiste trop, l’acteur n’étant pas inconnu, pour jouer le charme ou la tendresse (« Il est plus qu’un acteur légendaire, explique Tavernier, il est à l’initiative de nombreux films, il achetait des droits, il s’engageait dans la production. Sans lui, la Grande Illusion (J. Renoir, 1937) ne se faisait pas, Quai des Brumes (M. Carné, 1938) non plus… »] Je ne vois aucun acteur aussi actif dans la création. Et j’avais envie de rendre hommage à son héroïsme pendant la guerre. Il a racheté son contrat avec Universal pour s’engager dans les fusiliers marins. Audiard a salué son courage sans vantardise par une réplique merveilleuse. Conversation, souvenirs de guerre : ‘Et toi, où tu étais?’ Réponse laconique de Gabin: ‘Sur les plages…’» Anecdote toujours).

Ego-histoire du cinéma

Tavernier a été un « assistant calamiteux » puis attaché de presse (pour Melville qui prétendait par ailleurs qu’il avait voulu rejoindre les Forces françaises à Londres juste pour voir Le colonel Blimp, The Life and Death of Colonel Blimp, Michael Powell et Emeric Pressburger, 1943), Sautet dont l’excité à la clope au bec, pas si pompidolien pour un ancien communiste désireux d’ « enrober sa noirceur » disait des Choses de la vie, 1970 en répondant à un critique : « ce n’est pas un film sur le Code de la Route, c’est l’histoire d’un homme qui décide de mourir pour ne pas avoir à choisir », Le Mépris, 1963, Pierrot le fou, 1965, J.-L. Godard, etc.) avant de réaliser ses propres films, aux tons assez différents du reste au point de ne pouvoir identifier ou qualifier l’oeuvre de Tavernier, malgré les efforts du bon samaritain Raspiengas, son hagiographe attitré, juste un bon faiseur dont aucun film n’émerge.

Grâce à ses archives, nous avons des images inédites du tabagique et « ressemeleur » Sautet avec Piccoli imitant ses colères comme dans la scène du gigot dans Vincent, François, Paul… et les autres (1964), une scène improbable avec Georges de Beauregard (« C’était formidable de travailler sur les films de Godard. Le producteur Georges de Beauregard me poussait à mentir, à dire aux journalistes que le nouveau Godard suivait un scénario. C’était faux. ») et Chabrol en anarchiste potache pour qui Tavernier a travaillé, du studio rue Jenner (Paris 13e) du dingue Melville, où, pourtant friand d’anecdotes, il omet de dire que l’assistant Volker Schlöndorff (Le Doulos, 1963 ; Léon Morin, prêtre, 1961) a été mis au placard en ne portant que les grues et le matériel car il était costaud. « Quelle leçon j’ai retenu de mon travail d’assistant auprès de Melville ? Comment ne pas se comporter sur un plateau de cinéma ! ». Melville et Sautet ont été ses parrains de cinéma (cinéma et copinages !) jusqu’à tenter de convaincre le revuiste de père, Confluences, tant le cancre Bertrand désespérait ses parents. J’avais essayé d’interroger Tavernier sur la revue mais il m’a renvoyé comme un chien. J’ai eu ensuite confirmation par un chercheur : mon grand-père, qui publia à Lyon à l’Arbalète, a bien édité en 1944 ses Poèmes de circonstances (1939-1941) dans la publication du père de Tavernier. Je n’hésite pas à le dire car il n’arrête pas de répandre partout qu’Aragon aurait composé Il n’y a pas d’amour heureux chez son père en pensant à sa mère pendant la guerre. Ce dont nous nous foutons éperdument. Jamais Bertrand n’est arrivé à la cheville de son père.

Son documentaire subjectif voire autobiographique à force de complaisances (c’est à 6 ans, dans un sanatorium de Saint-Gervais, en Haute-Savoie, car, tel les borgnes d’Hollywood, il a un œil touché par la tuberculose, mal soigné, avec des séquelles au niveau de la rétine, qu’a lieu le premier éblouissement cinématographique, avec la projection de Dernier atout, 1942, une comédie policière enlevée de Jacques Becker – qui n’est quand même pas Kubrick !) est émouvant, n’eût été un immense ego que gâche une nervosité due à une insécurité, non assagie par une sortie de cancer, qui fait trembler ses mains. Il s’agit plus de Mon voyage dans le cinéma français. Et cette voix off condescendante : « ce film, c’est un peu de charbon pour les nuits d’hiver ». Ben voyons !

Nerveux ? Je le revois dire au gentil Dominique du Comœdia lors d’une présentation d’un Sautet mineur lors du Festival Lumière 2014 : « Je suis aussi cinéaste ». Ah bon ? Et dans une récente interview, la grandeur s’illustre : « Et quand, au festival Lumière de Lyon, qui réunit 120 000 personnes en une semaine sur du cinéma de patrimoine, on rend hommage à Patrick Brion, l’âme du ‘Cinéma de minuit’, France 3 ne se déplace même pas ». N’était-il pas venu faire une conférence sur Minelli (Vincente Minnelli et le paradoxe de la M.G.M., 2010) à l’Institut Lumière alors qu’il devait en faire une autre auparavant sur Huston ? Jamais Tavernier n’atteint son modèle assumé, le beaucoup plus transversal (thématiques, connaissance exacte des films, analyses fines, connexions enrichissantes) Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain (A personal journey with Martin Scorsese through american movies, 1995 ainsi que Mon voyage en Italie, My voyage to Italy, Il mio viaggio in Italia, 1999 trop axé sur le néo-réalisme, hors Fellini, au mépris de la comédie italienne et Stephen Frears pour le cinéma britannique, n’en déplaise à Truffaut, avec A personal history of British cinema by Stephen Frears, 1995) même si « le cinéma, pour lui [Scorsese], se limite à Renoir, Melville et la nouvelle vague » dixit Tavernier.

Le principal apport est d’enfin dévoiler au grand public ce que Michel Ciment, Directeur de la revue Positif, née à Lyon grâce à Bernard Chardère, répète depuis des années : Renoir, un metteur en scène surestimé selon moi (comment citer ce film ennuyeux de propagande raté La Marseillaise, 1938 ? « Jean Renoir, très malin, les [idées] acceptait, quitte à oublier, parfois, qui les lui avait inspirées. Pascal Mérigeau, dans son bouquin, rappelle comment Renoir s’est débarrassé du co-scénariste de Toni, qu’il n’a jamais cité… » ajoute Tavernier), était antisémite (résumé de Gabin : « Renoir, comme metteur en scène : un génie. Comme homme : une pute. »). Si nous redécouvrons Jean Becker (et le fabuleux Le trou, 1960, en effet bressonien, projeté en copie restaurée lors du Festival Lumière 2011), nous apprenons l’existence, art de la distinction de Tavernier, du réalisateur Jean Sacha (s’il n’est pas l’égal de Hawks, loin de là, il fut également monteur d’Othello d’Orson Welles, 1951, ce qui n’est pas une ciné cure car c’est l’un des films, tourné de façon fragmentée, qui comporte le plus de plans !) alors que Tavernier dévalorise les franchises genre James Bond mais loue Eddie Constantine / Lemmy Caution, effet de génération, et pour un metteur en scène oublié, Edmond T. Gréville (Tavernier, responsable de l’édition en DVD de son œuvre, aurait sauvé ses pellicules destinées à devenir des peignes; l’Institut Lumière avait publié les mémoires : Gréville, Edmond T. Trente-cinq ans dans la jungle du cinéma. Lyon : Institut Lumière ; Arles : Acte Sud, 1995. Série cinéma. Préface de Bertrand Tavernier et Philippe Roger. 383 p.), il est impossible de laisser passer une imbécillité telle que l’affirmation péremptoire comme quoi il n’y aurait pas de polar valable en France avant la seconde guerre. Et Le dernier tournant, Pierre Chenal, 1939 ? C’est d’autant plus impardonnable qu’il va consacrer un épisode futur à Chenal.

En effet, 8 films de 52 à 55mn soit à peu près 8h sont encore prévus, à partir des extraits non intégrés dans le film pour des raisons de dramaturgie, sur une filiale de Canal + puis sur France 5 : L’épisode n° 1 sera consacré à ses cinéastes de chevet, Jean Grémillon, Max Ophuls et Henri Decoin ; un épisode sera consacré à Pagnol et Guitry, d’un côté; Bresson et Tati, de l’autre. « Si je n’arrive pas à la faire comme je veux, j’arrêterai. J’irai m’établir en Grèce ou aux États-Unis, je quitterai la France ».

Contre-histoire, parfois

C’est également étonnant car il casse les clichés : s’il déteste Les visiteurs du soir (1942; la mauvaise foi pointe : « je n’ai jamais pu encaisser – trop fabriqué, trop prétentieux -, totalement irregardable aujourd’hui. » au point d’être programmé dans la section rétro au Festival Lumière 2016) et dénigre, en novembre 2008 lors de la rétrospective qui lui est consacrée, en se moquant, pire que méchamment, Alain Cuny, il efface l’idée de classicisme/académisme, une énième stupidité de Truffaut, pour Carné (« Le scénario de Prévert a inspiré à Trauner le contraire de ce qu’il a écrit, et la transformation du décor inspire à Carné des idées de cadre inédites. »; « Je pense que l’obsessif travailleur qu’était Carné poussait Prévert, un peu glandeur, à lui donner son meilleur »), René Clément avec Les Maudits (1947), l’excellent Monsieur Ripois (1954) avec un sublime Gérard Philippe, seul film de l’époque à être entièrement tourné en son direct, Jean Delannoy et son audace formelle (le travelling qui part d’Erich von Stroheim pour finir sur les jambes de Mireille Balin dans Macao, l’enfer du jeu, 1942, ou les mouvements de caméra dans Le Garçon sauvage, 1951, avec Madeleine Robinson), « Jean Grémillon était un plus grand artiste, mais il cédait parfois à ses producteurs, ce qui rend ses films souvent hétérogènes ».

Contre & pour

Tavernier est trop sur les anecdotes, c’est fatiguant (peu nous chaut de l’inconnu qui, en pleine séance, a ouvert une boîte de conserve, l’a fait chauffer sur un réchaud et a mangé ses petits pois à la cuillère sans quitter l’écran des yeux ; rien à faire de Macao, le paradis des mauvais garçons, Macao, Josef von Sternberg, Nicholas Ray, 1952 découvert à la Cinémathèque dans une copie doublée en vietnamien, etc.).

Le montage est mauvais parce que brouillon (« le montage des extraits sera intuitif. » : marabout, bout de ficelle, Becker►Signoret ►assistant de Renoir, etc.) malgré les 80 semaines de travail : les mêmes extraits (mille euros la minute soit pas de friendly prize ou tarif préférentiel trois fois inférieur comme pour Scorsese mais est-ce un argument ?) sont réutilisés, peut-être à cause des ayant-droits, pour répéter le propos.

L’analyse de films, moins délirante que chez Douchet, est assez faible (« C’est un film de cinéphile et de cinéaste, pas un film de critique ou d’historien »; « je ne suis pas guide de musée »). Sa fuite devant Henri IV et Sciences Po se fait sentir : à chaque pore, cela sent le complexe de l’autodidacte content de jouer dans la cour des grands.

Par contre, il évite l’écueil des guerres de clans chez les cinéphiles (celui qui fut un éphémère critique à Positif et aux Cahiers du cinéma explicite : « la politique des auteurs, les histoires d’écoles, de chapelles, ne m’intéressent pas. Seuls m’intéressent les combats des metteurs en scène pour faire exister leurs films. ». Ailleurs : « C’est un mal français d’avoir une vision biaisée de certaines œuvres ou de certains cinéastes : souvent, on s’est obligé à aimer des cinéastes contre d’autres. » Ou encore : « ‘le réalisme poétique’, par exemple. Je me suis toujours demandé ce que ça pouvait bien vouloir dire ») malgré sa participation aux MacMahoniens et au ciné-club Nickelodéon. Le Festival Lumière n’est-il pas devenu un immense ciné club people ? Quitte à accueillir des croulants massacrés par la chirurgie esthétique, pourquoi ne pas avoir invité la plus toute jeune Danièle Darrieux, excellente actrice, moins atone que Deneuve, une vraie page blanche sur lequel écrire, à la filmographie impressionnante (« Prenez une actrice génialissime comme Danielle Darrieux, elle va accepter les rôles qu’on lui donne et tous les transfigurer. Et elle sera toujours incroyablement forte, juste et brillante. » Tavernier) ?

A noter également dans ce documentaire intéressant mais trop long, sans être ennuyeux, un chapitre consacré à la musique autour de Maurice Jaubert, le compositeur de L’Atalante (Jean Vigo; au moins Truffaut aura-t-il servi pour une fois à quelque chose en restaurant la partition originale) et du Jour se lève (Marcel Carné, 1939) ou encore Vladimir Kosma et l’oublié Jean Wiener. Il insiste sur la prééminence d’un instrument (l’harmonica de Touchez pas au grisby, J. Becker, 1954, la trompette de Miles dans Ascenseur pour l’échafaud, 1958, etc.), d’une musique de films français souvent inspirée des harmonies de Mahler, Bruckner et Weil.

People

A l’issue de la projection, le piètre cinéaste Pascal Thomas, très en verve vers les communiquants, n’arrive pas à lâcher le micro dans une salle bondée : « Je pense que ce film a quelque chose de fondateur. On verra le cinéma français autrement. J’ai rarement senti une salle aussi attentive ».

Pour la pub, l’ami Marty, prix Lumière 2015, a écrit, promotion oblige : « Un travail remarquable, fait avec une grande intelligence qui nous éclaire sur le cinéma classique français, sur beaucoup de cinéastes oubliés ou négligés, un travail très précieux. Vous êtes persuadé de connaître tout ça par cœur et arrive Tavernier nous révélant la beauté pure. ».

En fait, plus qu’un exercice d’admiration, comme il veut nous le vendre, il s’agit plus d’un carnet de tournage par une personne self made man, rétive à la pédagogie : dans sa boîte à outil, il y a « Henry Hathaway [qui] m’a appris à avoir toujours une boussole sur moi pendant les repérages et à toujours orienter les décors par rapport au nord pour avoir la meilleure lumière. Et de Jacques Tourneur, j’ai gardé l’habitude d’une dernière répétition, avant chaque prise, où je coupe les éclairages : les acteurs baissent d’un ton, trouvent leur position en fonction des sources de lumière réelles. ». Autodidacte, encore.

« Le film marche bien à Paris et en Province » balance Tavernier, obnubilé par son téléphone portable, à quelqu’un alors que j’étais assis juste derrière lui à l’Institut Lumière.

Tavernier prépare un livre avec Jean-Pierre Coursodon qui paraîtra à l’automne 2017, Cent Ans de cinéma américain.

https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-06-octobre-2016

[Ciné] Festival Lumière 2016 Jour 3 Dorothy !

L’obsession de Madame Craig, Craig’s wife, Dorothy Arzner, 1936, 1h13, noir et blanc, 1:37, numérique, Institut Lumière, Hangar

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Tôt le matin, l’habitué et taciturne Philippe Garnier, chaussé d’un chapeau de cake et d’un jean crade noir, attaque l’histoire permanente des femmes cinéastes avec Dorothy Arzner (1897 à Frisco-1979) avec une copie provenant de l’UCLA où elle enseigna (1959-1963). Pour lui, cette serveuse devenue sténodactylo puis script-girl, lectrice de scénario, scénariste, monteuse (assistante puis chef sur Arènes sanglantes, Blood and Sand, Fred Niblo, 1922 avec Rudolf Valentino, Lila Lee et Nita Naldi, d’après Juin Mathis, où elle devait couper à la main beaucoup de scènes, filmer une corrida à partir d’images d’archives) n’est pas une pionnière comme la réalisatrice, dès 1912, scénariste, actrice et productrice Alois Weber (1881-1939) ou encore Wanda Tuchock. Arzner a pourtant inventée le micro perche.

Arzner a effectué une carrière de premier plan et longue d’une vingtaine d’années dans les studios (1927-1943 soit 16 titres en 15 ans). Elle sera la première réalisatrice membre de la Directors guild of America (Académie des cinéastes) ; elle aura sa place dans le Walk of fame. Fille d’un restaurateur d’Hollywood fréquentant nombre d’acteurs, elle s’intéresse finalement au cinéma suite à la visite d’un studio alors qu’elle suit des études de médecine. Alors qu’elle envisage d’intégrer la Columbia en tant que réalisatrice, elle entre en 1919, grâce à William C. DeMille, frère aîné de Cecil B., scénariste dans la boîte, rencontré chez les ambulanciers volontaires de la ville, pour mettre en scène Fashions for women (1927) aux studios Famous Players-Lasky Corporation, futur Paramount. Elle y tournera le premier parlant avec la star du muet Clara Bow et Ben Schulberg, le plus vulgaire des chefs de production de l’époque. Indépendante et riche sauce « fuck your money », elle n’est attachée à aucun studio : elle quittera donc la Paramount. Elle reprenait les films en plan; elle prenait ce qu’on lui donnait. C’était le cas pour Les endiablées (The wild party, 1929) où une lesbienne – Clara Bow et ses copines de fac sont montrées dans la plus simple intimité-, ce qu’elle était tant Garnier insiste là-dessus (« cravate et costume, elle portait le pantalon »; les laconiques Mémoires d’Hepburn, qui ne s’entendait pas avec Arzner lors du tournage de La Phalène d’argent, Christopher Strong, 1933, relatent : « Elle portait des pantalons. Moi aussi. Nous avons passé ensemble de grands moments »; elle ne cachait pas son homosexualité sans l’afficher pour autant et sans mettre en délicatesse les studios), était traitée comme un cas pathologique à guérir d’après le roman dont est tiré le film. Elle pourra, forte de sa position, supprimer ce personnage du scénario. Elle a noué une longue relation avec une auteure qui a écrit pour le cinéma, Mae West notamment, avec la chorégraphe Marion Morgan également, avec quelques-unes de ses actrices.

Le film est adapté d’une pièce de Georges Kelly, prix Pulitzer 1926. Il ne jouera aucun rôle dans la production ; Arzner avait un point de vue tout à fait différent. Elle obtient d’Harry Cohn de la Columbia de pouvoir changer le décor à l’aide de la star du muet et homosexuel détruit par Meyer (MGM), W. Heintz, en le rendant plus théâtral et oppressant. Le script a été protégé contre l’ingérence de Harry Cohn ; Eddie Chodorov était le producteur superviseur. Comme la Phalène d’argent (Christopher strong, 1933 avec l’indépendante et à voile et à vapeur Catherine Hepburn en athlétique à culotte de cheval), le film, le plus connu d’Arzner, est un succès. Elle est retombée dans l’oubli malgré la redécouverte par les féministes dans les années 70 et 80 (Festival des femmes de Créteil; une lecture gender studies avec la théoricienne Claire Johnston. The work of Dorothy Arzner : towards a feminist cinema. London : British Film Institute, 1975. 34 p. voire lesbienne avec Mayne, Judy. Directed by Dorothy Arzner. Bloomington : Indiana University Press, 1994. Women artists in film. 209 p.) dont Jodie Foster qui finança une partie de la restauration, et le soutien de son ancien élève dans les années 60 à l’UCLA (Los Angeles), Francis Ford Coppola.

Le personnage principal, Harriet Craig, plus déprimant à l’origine, permet, malgré une mauvaise relation avec la metteure en scène, à Rosalind Russell, alors inconnue du grand public,  de devenir une star, spécialisée notamment dans les langues de vipère (cf. The women, G. Cukor, homosexuel également, 1939 ou le vrai tournant de carrière selon l’actrice). Arzner lancera également les carrières de Clara Bow, Lucille Ball et bien d’autres. Ici, elle rend les choses plus complexes : la TOC est touchante; tout est généré par un traumatisme d’enfance. Au point que le spectateur peut compatir pour la pathologie d’Harriet. A noter que, pour une fois, nous sommes en empathie avec le mari qui, étonnamment chez Arzner, n’est ni veule ni alcoolique. Les personnages secondaires sont finement travaillés. Les protagonistes évoluent par couple (la mère et la gouvernante ?). Dorothy Parker, déjà scénariste notamment d’Une étoile est née (A star is born, William A. Wellman, 1937)  ainsi que la scénariste attitrée d’Arzner, Mary C. McCall Jr, confrontent les visions féminines du mariage.

Elle a fini par arrêter le cinéma car cela n’allait plus avec la MGM : pneumonie ou mise au placard pour avoir voulu faire tourner un « baiser lesbien » à Merle Oberon à la fin de First comes courage (1943) ? Elle a tourné de la propagande pour l’armée puis, dans les années 50, des publicités pour Coca avec Joan Crawford, mariée avec le big boss de la célèbre marque de soda d’Atlanta. Crawford réincarnera Harriet dans La perfide (Harriet Craig, Vincent Sherman, 1950).

C’est pour moi le meilleur film vu d’Arzner car les personnages, notamment masculins, souvent idiots, inutiles, alcooliques, pathétiques ne sont pas ici caricaturaux. Ses films, tout en se coulant dans le moule des genres et des studios, mettent toujours en scène des personnages féminins qui refusent de jouer le jeu et qui le font, triomphalement ou tragiquement, savoir. Antoine Sire, auteur du récent Hollywood, la cité des femmes. Paris, Lyon : Actes sud / Institut Lumière, 2016. 1206 p. 59 €, ajoute : « Cette réalisatrice ne fait pas l’unanimité car elle s’est souvent retrouvée obligée à faire des films de studio, sans réussir à vraiment les transcender. Mais, et personne le voit en son temps, elle introduit un regard réellement féminin sur les situations. ». Je les trouve en effet assez plats sauf ici. Si Garnier trouve, dans un article de Libé, qu’Arzner est « frustrante comme auteur du film. Il y a toujours quelque chose qui cloche. Son cinéma sent le renfermé », il vire sa cuti lors d’une curieuse autocritique rebirth : alors qu’il fut harangué à l’Institut Lumière par une femme du public (« pourquoi vous ne nous dites pas en quoi ce film est bien ? »), il avoue avoir changé d’avis au cours du festival grâce à divers points de vue.

Un rattrapage de Frémaux au regard des revendications féministes au Festival de Cannes ? L’histoire permanente des femmes cinéastes existe depuis le début du Festival Lumière (Alice Guy, Germaine Dulac, Ida Lupino, Larissa Chepitko). Oui et non répond l’intéressé. Non, « parce que cela donnerait l’impression qu’on se défend d’une accusation que je trouve quand même un peu injuste pour Cannes, le problème devant être posé plus en amont, dans les écoles de cinéma ». Oui, « parce que je trouve bien qu’un débat réel et légitime soit malgré tout posé à travers cette polémique ».

     Dance, girl, dance, 1940   Jour 2, Institut Lumière, Hangar

Dance, girl, dance, 1940, 1h30, noir et blanc, numérique, 1:37

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     Suis un peu flappy après plus de trois heures de documentaires de Tavernier. Le film devait être réalisé par Roy Del Ruth, connu pour ses comédies musicales MGM avec Eleanor Powell dans Born to dance (1936), mais il a abandonné au bout de deux semaines à cause de divergences de vues, notamment sur le scénario, avec le producteur Pommer, l’ancien chef de la célèbre UFA en Allemagne alors en exil à Hollywood. Arzner, à la reprise, modifie le scénario en transformant le professeur de danse Basiloff en Madame Basilova (Maria Ouspenskaïa), une femme forte et masculine, maternelle et attachante. Le script a été écrit par l’auteure Tess Slesinger et son mari, Frank Davis, producteur mais écrivain inexpérimenté. C’est pourtant tiré d’une histoire originale, Grand Hôtel, écrite par Vicki Baum C’est le film de la fin de la participation d’Arzner à la MGM. Elle tente de relancer sa carrière mais elle fait un flop : l’échec critique et commercial se solde par une perte de 400 000$ pour la RKO. Il faut dire que l’expérience d’Arzner dans les comédies musicales était limitée : elle avait seulement co-dirigée Parade (Paramount, 1930). Après avoir terminé le montage sur ce film, Robert Wise a travaillé derechef sur Citizen Kane (Orson Welles, 1941).

Film sur les coulisses du music-hall des années 30, avec rivalités artistiques mais solidarité sur les revendications, le thème ici est un peu tendance flashdance. C’est divertissant. C’est un long amour d’Arzner, Marion Morgan, qui a chorégraphié les séquences de danse. Rien de bien transcendant, avec des passages obligés, formatés. Lucille Ball en Bubbles, à partir de la vraie vie de « Texas » Guinan, et Tiger Lily en fait des tonnes, à cause du scénario et de la direction d’acteurs. Si elles convoitent le même homme dans le film, Lucille Ball, qui fit son trou, et Maureen O’Hara sont devenus des amies inséparables pendant le tournage de ce film et ce, jusqu’à la mort de Lucille en 1989. C’est un croisement entre le triangle amoureux, deux rouquines pour une bagarre, et la réflexion sur la création (pure et divertissement), le talent et la célébrité.

L’intérêt du film est, vers la fin, cette magnifique harangue féministe de l’actrice fordienne Maureen O’Hara (Judy O’Brien), dont c’est le troisième film américain, digne de Mr Smith au Sénat (Mr. Smith goes to Washington, Frank Capra, 1939). Un grand moment d’émancipation saisissant. Une idée ? « Regardez-moi, je n’ai pas honte. Riez, vous en aurez pour votre argent. On ne vous fera pas de mal. Vous voulez que je me déshabille pour que vos 50 cents en valent la peine. 50 cents pour regarder une fille comme votre femme vous le refuse. Et que croyez-vous qu’on pense de vous ? Avec vos sourires narquois dont vos mères auraient honte. Pour le public en tenue de soirée, c’est la mode de rire de nous. On rirait bien en retour mais on nous paye pour que vous rouliez des yeux et que vous lanciez vos propos spirituels. Et pourquoi ? Pour que vous alliez ensuite vous pavaner devant vos épouses et enfants et jouer au sexe fort pendant une minute ? Je suis sûre qu’ils voient clair en vous, tout comme nous. » Les hommes n’ont évidemment pas le beau rôle. Ralph Bellamy en directeur de ballet Steve Adams est un chasseur-dragueur. Louis Hayward, un sud-africain proche de Noel Coward, était le mari d’un autre réalisateur femme, Ida Lupino, qui a été l’objet d’une rétrospective dans la même section au Festival Lumière 2014.

Merrily we go to hell, 1932, Jour 4, Institut Lumière, Hangar

Merrily we go to hell, 1932, 1h18, noir et blanc, numérique, 1:37

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Garnier s’y colle encore et continue son feuilleton passionnant. C’est le dernier film d’Arzner à la Paramount à cause d’un changement de dirigeants et d’une volonté d’indépendance du studio affichée. La Paramount avait peur de la réussite de Merrily we go to hell. C’est son film le moins personnel car ce ne sont pas les scénaristes avec qui elle travaille d’habitude. C’est une adaptation de Justus Mayer de la nouvelle I, Jerry, Take thee, Joan de Cleo Lucas. C’est le seul film d’Arzner avec Sylvia Sidney, une vedette de la Paramount spécialisée dans les rôles de victimes. Des scènes seront coupées dans certains Etats des Etats-Unis. Le titre, signifiant « Joyeusement, nous allons en enfer », et ce, pendant la prohibition, à chaque fois que March / Corbett trinque, sera inquiété par le code Hayes deux ans plus tard. C’est vrai que l’on y boit beaucoup. Le placement de produit est flagrant avec un gros plan d’une bouteille de Brandy Henessey. Avant 1932, la figure de l’alcoolique n’avait que rarement été traitée en tant que telle au cinéma, si ce n’est pour présenter des scènes d’ivresse comique et/ou bagarreuse, et des ressorts dramaturgiques. Ici March incarne un personnage masculin dual à peine un an après avoir tourné dans Docteur Jekyll et Mr. Hyde (Dr. Jekyll and Mr. Hyde, Rouben Mamoulian, 1931): il y a le Jerry sobre, sincère et charmeur et il y a le Jerry alcoolisé, imprévisible et irresponsable. Sydney prône la liberté du couple (« single lives, twin beds and triple bromides in the morning ! », « une vie de célibataire, des lits jumaux et trois aspirines le matin ») où le jeune Cary Grant n’est pas étranger.

Pour Garnier, la dramaturgie, datant de 1932, ne fonctionne pas, ce qui n’est pas faux. Ceci dit Arzner déclare : « Je me suis toujours vu trop de défauts ». Et c’est vrai qu’il y en a. Pour accentuer le côté mélo, la fausse couche n’est pas oubliée mais « my baby » sera là ! Arzner sait arranger les conventions du genre juste ce qu’il faut pour ses propres fins. Il n’en reste pas moins que c’est l’un des plus gros succès de l’année. Le film est plus centré sur les obsessions individuelles et les pulsions destructrices que sur l’alcoolisme.

Anybody’s woman, 1930 Jour 6, Institut Lumière, Hangar

Anybody’s woman, 1930, 1h20, noir et blanc, numérique, 1:20

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Tarantino et Schatzberg sont assis dans la salle. Garnier souligne que c’est un film rare; la copie vient de l’UCLA. Zoé Atkins, l’une des scénaristes attitrée d’Arzner, est une dramaturge, compagne essentielle de Dorothy, lesbienne fortunée aussi; elle écrit également pour Cukor. L’actrice Ruth Chatterton est une vedette de Broadway au sommet de sa carrière versatile. Si elle joue un rôle difficile dans un mélo où elle campe la femme par qui le scandale arrive, la voir dès le premier plan avec les cuisses ouvertes, jarretières dehors, ukulélé bien placé et chaussure qui pendouille au bout du pied droit, très sexy quoique vulgaire, pas d’erreur nous sommes avant l’adoption du Code Hayes. A part cette séquence sidérante, rien de notable : rapports hommes (bourrins) / femmes (complexes); conflits de classes. Paul Lukas joue habituellement des rôles de marins, de personnes d’Europe centrale. Clive Brook joue le bourreau des cœurs à 5000 $.

[Ciné] Festival Lumière 2016 Jour 1 Hill, la colline à son sommet.

Driver, The driver, Walter Hill, 1978, 1h31, couleurs, 1:85, numérique, Institut Lumière, Hangar

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Hill, un poids walter ?

Démarrage doux avec rhinopharyngite : 2 films dans la journée. Pour la première fois, le Festival commence le week-end précédent, profitons. Venir voir sans conviction Driver pour un second couteau d’Hollywood, n’eût été sa rétrospective à la Cinémathèque française en décembre 2005, comme Ted Kotcheff l’année dernière au Festival Lumière.

Doux n’est pas le terme au regard du réalisateur à la testostérone Walter Hill au style sec et brutal qui agrémente Driver, un film à l’os (le voyou, la fille, le flic, la voiture et la ville) de deux poursuites en voiture mémorables de plus d’une dizaine de minutes chacune en montage rapide (Robert K. Lambert et Tina Hirsch qui avait déjà monté Death Race 2000, La Course à la mort de l’an 2000, Paul Bartel, 1975 et À plein gaz, Eat My Dust, Charles B. Griffith, 1976), l’une en ouverture afin de plonger le spectateur directement dans l’action, l’autre à la fin sur le thème de la chasse (la scène de cache-cache dans l’entrepôt), tournée de façon fluide à rez de pare-chocs, à l’intérieur de l’habitacle, en plans larges et parfois en caméras subjective pour amplifier le sens de la vitesse et du danger.

Même si le western n’est pas loin puisque le flic (« le plus amusant dans notre métier, c’est la chasse à l’homme ») appelle le chauffeur « cow-boy », qui écoute toujours de la country sur un poste radio portatif, c’est parti pour le stock cars avec modèle vintage de Chevy et Mercedes-Benz orange vif à mille chevaux.

Un cinéaste de genre

Tavernier, sorti de son cancer mais pestant contre son arthrose et sa sciatique, commence la présentation. Pour lui, Hill relance le cinéma de genre (« je suis un cinéaste de genre, or nous sommes dans une période de l’histoire de la critique très favorable aux cinéastes de genre » affirmait Hill en 2005). Il réinvestit le western avec « Geronimo » (Geronimo : an american legend, 1993) et un autre où Calamity devient une pochtronne ; un cadavre est jeté aux porcs, ce qui choqua. C’est un cinéaste anarchiste. Il est à l’origine d’Alien (Ridley Scott, 1978). Il commence à être réhabilité. Il a travaillé avec un grand décorateur, Harry Harner, qui a œuvré dans Rio Grande (John Ford, 1950), Les Arnaqueurs (The Grifters, Stephen Frears, 1990).

Hill, un franc-tireur dans le Nouvel Hollywood finissant

Ajoutons aux propos de Tavernier que Hill est le successeur des réalisateurs hollywoodiens « francs-tireurs » comme Samuel Fuller (logique sociale), Robert Aldrich (logique politique) ou Sam Peckinpah (logique humaniste dans la filiation Charles Dickens / D.W. Griffith / John Ford / Kurosawa où, par exemple le garde du corps est incarné par Toshiro Mifune dont la profession donnait son titre au film Yojimbo, le garde du corps, Yôjinbô, 1961) pour lequel il signera le scénario de Guet-apens (The gateway, 1972 ; avec Steve McQueen et Ali MacGraw, adapté de Jim Thompson ; la tenue qu’arbore le « driver » renvoie au Doc McCoy ; l’épisode du sac rempli de dollars dans une consigne de gare ferroviaire et de la traque dans un train est commun). Hill avait écrit également des scénarios de John Huston (le déjà abstrait Le Piège, The Makintosh man, 1973) ou Stuart Rosenberg (La toile d’araignée, The drowning pool, 1975). Hill s’inscrit précisément dans le Nouvel Hollywood finissant dans la ligne de Tobe Hooper et son Crocodile de la mort (Eaten Alive, 1976).

C’est le 2e film d’Hill, après le Bagarreur (Hard times, 1975 avec un déjà mutique Charles Bronson au côté de James Coburn). Walter Hill n’a pas tout de suite trouvé les financements pour se lancer dans un nouveau film. Soutenu par le même producteur, Lawrence Gordon, il effectue un virage vers le petit écran en créant Dog and cat (1977), une fantaisie policière qui a pour co-vedette une jeune débutante, Kim Basinger. Matt Clark présent dans la série sera un second rôle consistant dans Driver. La série fait un flop, après seulement 6 épisodes.

Dans les années 1970, la société britannique EMI Films, filiale du EMI Group, souhaite produire des films américains, avec l’aide des producteurs Michael Deeley et Barry Spikings. Driver, dont Hill envoya une copie de son premier jet de scénario à Raoul Walsh qui lui donna son approbation, tout comme Voyage au bout de l’enfer (Deer hunter, Michael Cimino, 1978), fait partie de ses films.

Hill : la colline a des yeux

Hill rappelle que le film a été écrit en 1976, tourné en 1977 et sorti en 1978. C’était un désastre critique et commercial. C’est le film actuellement le plus projeté de lui au point de devenir culte. Quentin Tarantino, présent au festival, a adressé de nombreux clins d’œil au détour de Pulp fiction (1994), Kill Bill Vol. 2 (2004) ou Boulevard de la mort (Death proof, 2007). Il a également influencé James Cameron pour Terminator (The Terminator, 1984) avec certains plans de poursuites dans un tunnel, Michael Mann (Le solitaire, Thief, 1981 ; Heat, 1995; Collatéral, Collateral, 2004) ou encore Nicolas Winding Refn (cf. le papier glacé arty Drive, 2011 à la limite, parfois du pastiche : le héros est un chauffeur pour braqueurs, expert en conduite sous haute pression ; la rencontre avec une femme va introduire une complication dans son quotidien méthodique ; l’anti-héros est caractérisé par une attitude renfermée et silencieuse ; le personnage n’est pas nommé ; d’impressionnantes séquences de conduite sont également communes aux deux films).

Abstractions

Il s’est intéressé au conducteur, à l’utilisation du cadre, soigné par le chef opérateur Philip H. Lathrop (La panthère rose, The pink panther, Blake Edwards, 1963 ; On achève bien les chevaux, They shoot horses, don’t they ?, Sydney Pollack, 1969). Il voulait faire un film noir. Mais il trouve la pureté au-delà du geste, de l’épure et du mouvement de genre. L’abstraction, digne du minimalisme de Le samouraï (Jean-Pierre Melville, 1967 ; le mutisme ; la scène où le conducteur est innocenté au cours d’une identification de suspects par une femme qui l’a pourtant reconnu lors d’un braquage dans un casino ; le rôle féminin de l’intermédiaire) ou encore de Macadam à deux voies (Two-lane blacktop, 1971) de Monte Hellman, correspond à une géométrie de l’espace soulignée par la profondeur de la ville Los Angeles (Downtown Los Angeles, Union Station) devenue un immense terrain de jeu nocturne à ciel ouvert, une cité en partie conçue, comme Barcelone, sur le modèle romain de l’échiquier (urbs), sur les vastes artères éclairées par les innombrables néons présents dans les polars, sur la lumière crépusculaire suggérant une ambiance nocturne hypnotique, sur le sens du rythme (fluidité, montage nerveux, ruptures de rythmes), sur des décors dépouillés (ruelles désertes, parkings désaffectés, ascenseurs, petites chambres banales), sur une économie de moyens tant narratifs confinant à la sécheresse du récit, que visuels, sur une caractérisation sommaire des personnages sans psychologie, ne se définissant que dans l’action par leur fonction (action/ réaction : les personnages sans nom sont driver/cowboy, le flic/shérif et la fille/joueuse), sur la bande-son minimaliste de Michael Small à coups de voitures vrombissantes, de crissements de pneus, de tôles froissées, de sirènes hurlantes, de cris aigus du klaxon. Si le personnage principal, mélancolique, ne s’exprime qu’au bout d’une dizaine de minutes, il prononce seulement 350 mots dans tout le film. Enfin, d’une durée de plus de deux heures, l’œuvre fut brutalement ramenée à 90 minutes pour l’exploitation, coupant ainsi le prologue alternatif plus explicatif sur les relations entre les personnages et leurs motivations. Il ne tournerait plus comme ça désormais : trop esthétisant, affirme-t-il. Maintenant, il est plus sur les bords, de façon plus désordonnée. Peut-être aurait-il plus penché du côté commercial à fort impact d’un John Frankenheimer ou d’un William Friedkin (French connection, The french connection, 1971 ; Le convoi de la peur, Sorcerer, 1977).

Adjani n’a pas ses adjas

Le film a été écrit pour une femme américaine. Les studios désiraient une femme européenne. Hill a cherché une personne mystérieuse. Il se souvenait d’Adjani chez Truffaut (L’histoire d’Adèle H., 1975). Elle était agréable dans le travail. Isabelle Adjani, âgée de 22 ans, se lance ici dans sa première expérience hollywoodienne après avoir refusé un rôle dans De l’autre côté de minuit (The other side of midnight, Charles Jarrott 1977). Contrairement à Catherine Deneuve dans la Cité des dangers (Hustle, Robert Aldrich, 1975) par exemple, Adjani, plus proche ici d’Angie Dickinson chez Howard Hawks et coiffée comme Lauren Bacall, précise : « j’ai accepté ce rôle d’abord parce que ce n’est pas un rôle de française ». Elle est ici fantomatique comme Meiko Kaji et plus belle que jamais, entre Violette et François (Jacques Rouffio, 1977) et Nosferatu, fantôme de la nuit » (Nosferatu : phantom der nacht, Werner Herzog, 1979).

Les acteurs

Curieux de voir Barry Lyndon, Ryan O’Neal (Stanley Kubrick, 1975), échappé de Love Story (Arthur Hiller, 1970), mais il est meilleur avec son visage candide, presque enfantin, qui cache pourtant une dureté et une force de caractère incroyables, que l’inexpressif et surestimé, l’autre Ryan, Gosling.

Bruce Dern, en flic obsessionnel, en fait un des tonnes avec ses regards déments et ses gestes frénétiques.

Bonne série B

Nous sommes dans une bonne série B, à cause du petit budget, comme Bullitt (Peter Yates, 1968). Et pour cause, Hill a travaillé comme assistant sur le film. Steve McQueen a été le premier choix pour jouer le « driver ». Aurait-il été aussi impassible que dans L’affaire Thomas Crown (The Thomas Crown affair, Norman Jewison, 1968) sur lequel Hill a été assistant aux côtés du monteur Hal Ashby ? Vroum, quand mon cœur fait vroum.

Lafosse Marianne du couple

L’Economie du couple, Joachim Lafosse, 2016

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Rapports aux limites

Lafosse, metteur en scène du trouble, du dérangement et de l’insatisfaction, est décidément un cinéaste intéressant : rarement un huis clos a été aussi réussi depuis Polanski. Qui a peur de Virginia Woolf ? (Who’s Afraid of Virginia Woolf ?, Mike Nichols, 1966 ; d’après la pièce d’Albee qui vint de mourir) est relégué aux oubliettes, parce que démodé et caricatural, tant le ton bergmanien (précision des cadres, élégance de mise en scène, direction d’acteurs : Scènes de la vie conjugale, Scener ur ett äktenskap, 1973) et de Pialat (A nos amours, 1983) amène le film un cran au-dessus. Il renouvelle même le genre au regard de Le Chat, le chef d’œuvre de Pierre Granier-Deferre (1971) avec l’affrontement d’un couple vieillissant joué par Gabin et Signoret en grande forme.

La star : la maison

Le personnage principal, c’est la maison : le mobilier scandinave des années 50 et la profusion d’œuvres d’art dans une menuiserie aménagée dénote le positionnement social souhaité. Lafosse évite le champ/contre-champ ; les plans séquences sont volontairement longs (premier plan-séquence : « on l’a fait 45 fois le premier jour et 45 fois le 2e jour ! » selon Bérénice Bejo); les gros plans sur les visages sont multipliés ; il utilise avec maestria une nouvelle caméra, la Stab-One, fluide, mobile, une sorte de mini-steadycam utilisée par Innaritù pour Birdman (2014) et The Revenant (2015), permettant de travailler en espace réduit. La maison est, selon Lafosse, « l’incarnation de ce qu’il a eu envie de construire ensemble, et la preuve tangible de ce qui a été désiré auparavant, mais qui ne l’est plus ».

Tendu comme un sprint

Après Les Chevaliers blancs (2015), il revient à ses anciennes amours : l’enfermement comme dans Nue propriété (2006 ; un couple en crise, des jumeaux perturbés et des disputes autour de la vente d’une propriété), Elève libre (2008) ou A perdre la raison (2012) mais en plus asphyxiant jusqu’à incommoder le spectateur-voyeur, plongé d’emblée dans le champ de bataille émotionnel entre les protagonistes agonistes d’un couple agonisant. A tel point que, selon l’acteur-réalisateur Cédric Kahn – massif, un homme un vrai un tatoué comme Lindon-, Lafosse « crée une forme de tension » avec les acteurs. Le conflit a été permanent sur le plateau entre la réaliste, toute en contrôle, froideur et épuisement, Bejo et Kahn, irritant avec sa voix éraillée. Chacun défend son bout de gras comme dans le film. Pour ma part, si Lafosse, enfant de divorcé et lui-même séparé, jumeau et demi-frère de jumeaux, ne prend pas partie car les personnages n’ont pas la même logique ou la même approche des choses, leurs arguments se valant (« Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons »), il semble que Boris/Kahn, oscillant entre douceur, infantilisme et provocation, soit plus positif tant il essaye de recoller les morceaux et tant il paraît légitime dans sa demande insistante (un demi contre un tiers). Mais peut-être est-ce un point de vue d’homme. Outre le problème d’argent, nous ignorons le sujet de leur séparation (« tu n’es pas capable d’avoir un travail fixe et de rapporter à la maison l’argent nécessaire … » ?), même si les causes sont probablement multifactorielles, n’eût été la loi selon laquelle nous détestons ce qui nous attirait au départ.

Un conflit de classe mais pas que

      « Je l’ai vraiment aimé, mais là c’est pathétique » ; « Sa manière de marcher, de se tenir, tout en lui m’exaspère. Il me rend dingue. Je ne peux plus être dans la même pièce que lui, je ne peux plus le regarder, je ne sais plus le regarder, j’ai l’impression que je ne l’ai jamais regardé de ma vie. » Telle est la position de Marie, élaborée dans un scénario intelligent en ping-pong entre, d’une part, Mazarine Pingeot, plus douée pour le cinéma que pour la littérature, et Fanny Burdino, sortie de la FEMIS, et, d’autre part, Joachim Lafosse et Thomas Van Zuylen. Kahn résume le conflit de classe, même si le film ne s’y cantonne pas : « La bourgeoise a peur de l’invasion et le pauvre, de l’humiliation ». Mais contrairement à Fassbinder, où le rapport d’argent servait des rapports de pouvoir et de domination d’une classe sur l’autre (Le Droit du plus fort, Faustrecht der Freiheit, 1975), l’argent n’est ici que le dernier symptôme, le plus apparent. Le sociologue Jean-Claude Kaufmann s’y entend en couple : l’argent, la salle de bain, le lit. Les notations quotidiennes se concentrent ici sur la cuisine, le lit, le canapé. L’excellent Alexandre Vialatte n’écrivait-il pas que « L’homme et la femme ne s’entendent si mal que parce qu’ils habitent la même maison » ?

Le titre, magnifique, résume, capte notre époque en une synthèse toute houellebecquienne. Economie, provient étymologiquement, d’oikos, la maison, la famille, le foyer. L’économie, c’est aussi l’« arrangement ordonné et harmonieux ». Retour aux sources.

Difficile cohabitation

      La cohabitation pour raison économique du couple séparé est un véritable sujet de société (« living together apart » ou ceux qui « vivent ensemble mais séparés ») qui permet de saisir plusieurs axes (gérer son emploi du temps serré, ses émotions, la quantification, le rapport à l’autre ; conflits identifiables, crise du couple, opposition sociale, psychologie, etc.). Chaque détail est réglé au millimètre : les jours où, revenue tôt du boulot, Marie s’occupe des filles, Boris ne peut rentrer dans sa tanière qu’après 23 heures. Le grand frigo, qui trône dans le salon, est divisé en deux. Gare à Boris s’il s’avise de manger un bout de fromage de l’autre côté ! « Tu as tes jours, j’ai mes jours. Respecte-les. » clame Marie-chicaneuse au sein d’une société procédurière. Bref, jeu du chat et de la souris, elle a fixé les règles, il s’évertue à ne pas les respecter. Le quotidien, parsemé parfois de tendresse (Boris et Marie, à tour de rôle ou parfois ensemble, dans la chambre des jumelles de 7 ans ; les hésitations de Marie puis de Boris, le besoin d’amour physique, etc.), devient un enfer. Ils ne savent comment composer avec leurs sentiments en vrac, leurs comptes à régler, leur responsabilité de parents, leur tendresse intermittente et le désir qui parfois, presque à leur insu, se rappelle à eux. Il existe un véritable suspense.

Même le point de vue moral est présent grâce à une réplique qui fait mouche de l’excellente Marthe Keller en La Bruyère qui prend constamment le parti de son beau-fils face à sa fille butée (« Ce que j’ai voulu accentuer, c’est ce côté femme d’aujourd’hui qui ne lâche rien » surenchérit Bejo) et gâtée avec un rapport tronqué au père – absent : « Autrefois, on savait réparer : les chaussettes, les frigos. Maintenant, dès qu’il y a un problème, on jette. Pareil dans le couple : plus de désir, on jette ! ».

Côté cour, côté jardin

Si la scène de danse des parents, avec les jumelles, souvent prises en otage, qui tentent de les rabibocher sur Bella de maître Gims est réussie, celle avec les amis semble plus tendancieuse et confine à l’effet de scénario tant cela paraît forcé.

En l’absence de Boris, Marie a invité des amis à dîner. Elle leur raconte son enfer conjugal quand Boris débarque. Ils l’invitent à boire un verre à leur table. Ou il s’invite. La situation, humiliante de toutes les façons pour l’intrus, n’est pas claire. Le vin tourne à l’aigre. Boris ne se complaît pas dans le rôle de la victime. Il renvoie ses «amis» à leur lâcheté et leur hypocrisie. La scène est cruelle pour tout le monde. Du pur Lagarce. Il s’agit pourtant d’une improvisation comme Pialat qui n’avait prévenu personne et se paye le critique de cinéma Fieschi dans la célèbre scène de repas d’A nos amours (Pialat, 1983).

Même l’ « extérieur » est hostile. Les scènes de demande de remboursement de prêt, castagne comprise, dénature un peu le scénario en des incises peu crédibles et la focalisation sur l’argent alors que Lafosse insiste sur le fait qu’il n’a pas voulu prendre son film sous l’angle économique. D’un sens, l’argent leur permet à Marie et Boris d’avoir encore affaire l’un à l’autre, d’apurer leurs comptes, de vider leur sac, de ne pas se lâcher tout à fait.

Renouvellement

      Nous tanguons dans un film où le dialogue est prépondérant, entre Ibsen et Strindberg, Schnitzler et Bernhardt. Les dialogues et les scènes sont fluides comme chez Lubitsch. Lafosse invente un ton, apporte des nouveautés au regard du cinéaste iranien Asghar Farhadi (Une séparation, Jodaeiye Nader az Simin, 2011 ; Le passé, 2013 avec déjà Bejo), renouvelle le réalisme, genre que je goûte peu (néoréalisme, Pialat, Varda, les frères Dardenne, etc.) : « Je suis plus dans la question de la justesse que dans celle de la vérité ». Si la tonalité globale est chirurgicale tant la précision est présente, les touches relèvent d’Egon Schiele, Kokoschka et Léon Spilliaert

      Son huitième film ayant été présenté à la Quinzaine des réalisateurs, les sections parallèles étant souvent plus intéressantes, Lafosse devrait être intégré depuis des lustres à la Sélection officielle. Un prix lui tend les bras depuis longtemps.

 

[Manuscrit] Vers o, épicaresque roème [feuilleton 11]

« Je vous conseille de lire Erik Wahl. C’est un excellent poète. Il n’a pas encore publié de livre mais, on peut découvrir ses textes dans des revues comme Nioques. » Cyrille Martinez, D-Fiction

flash-bach § : mars., hôpital n. / par’aix : JÉSUS EST MORT POUR VOS PÉCHÉS / à mars., capitales / chacun sa croix / génitrice (‘maman pas manman) entrevoit l’androgyne / roma : spaghetti al mar / cara(bout)pace de crevette / perfore tube digestif / pus / réa’ pèse / en apnée, le père / (incompétences nîmoises / ⇒ poumon piètre / flan gauche:drains) / ‘dio buono / vie, ce fil / apoptose / krill ou crabe ? / comm’ultim’apothéose / hasardeuses tropiques / rémi : / su après, sombre noce d’asymptote, après / retour sous choc / prim’amour, tard : / révise, tranquille, sur wolfgam vs jimi / coup de calgon / viré(e) hélico presto / lacriz : an + bn = cn / noyé dans l’amour, fleuve tari / larmes         derrière           ,,            à la porte / finie vie entramb’ / donné son 4 %

            programmé pour l’ena, pointe à l’anpe / trop d’imparfait, passé pas simple / contrepoint / style : qu’effets ? / étoil’à neutrons / phras’en kosmos / sens entr’interstice / au verso / cabrer la lãg / s.o.n.d. / en chaque père noël se cache un sdf / servicivil / collège monet, XIIIe / pas tempéré / grillagé / comme barben / nymphéas de sang / cpe raciste / secrétaire grave / cadillac du d’ir’ côté cours / profil al cap / gadjo casse chaise sur / impuissances / sol mineur / où   les prés   où / mensonges / engatses / -tre poing sur les i (droit comm’un )

            va’ d’imprimeur / souffre / phi d’une nuit / richard (primeur) grugé / c’est rabat-jour / bourrid’au dixième / repro : città ideale d’urbin’ / bougie terne / comme con venu / 5 messes grégoriennes / massage /      ,lacrymâl,       / jad c 131 / chatteries / jeu de peaux / plages .. / esquisses rodin / minoucher / de silos / que slips / chair benoîte / plis aux cuisses / messe IX / petit creux, bas du cou / consensus / positions mimées / safe / plexiglas / promesses / teinte / seins – – B / joules de bénédictins / puis mont de vénus comme sainte victoire / capote à l’index / étagère vrin tremble / cum jubilo / orangette en haouiné / gloria, mode VII /       / nulle péné / prépuce doublé / autowet / (an 69-1 / : air frais / mais, mai, mais / post : / dictature du plaisir / consommation des corps (liberté© qu’avec responsabilité©) / isthme d’-ismes / des repus cramponnés / effet boomerang / en sinusoïdes, peupl’à vertu radicale) / matin : sans culotte / lecture, main en aine / évoque vagin … par un moignon / ‘souhaites-tu voir l’exposition rembrandt ? / ‘j’aime pas les frigos dit-elle / part par cci / foire de mars’ / renvoyé en caserne / amarre chante / הלגּ

[Ciné] Festival Lumière 2015, Lyon, Jour 5 Remise de prix : l’ennui nous appartient

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       Attente pour le billet de 06h45 à 11h15, pour la queue à l’Amphi 3000 à la Cité internationale : plus d’une heure. Augmentation du tarif jusqu’à 25 EUR cette année. C’est mon premier et dernier prix ! Les peoples défilent en retard (les ambassadeurs, l’aristocratique Desplat, Toni Gatlif, la femme de George Harrison (George Harrison : living in the material world, M. Scorsese, 2011), le beatle dont les deux leaders se foutaient littéralement, Jean-Pierre Jeunet, Matteo Garrone, Souleyman Cissé se distinguant en complet blanc) ; les acteurs de second plan dans les films de Scorsese, Géraldine Chaplin pour Le temps de l’innocence (The age of innocence, 1993) et l’habitué Max von Sidow pour Shutter island (2010). Keitel (le raté film de fin d’étude Who’s that knocking at my door, 1967; Mean streets, 1973; Alice n’est plus ici, Alice doesn’t live here anymore, 1974; Taxi driver, 1976; La dernière tentation du Christ, The last temptation of Christ, 1988), s’il est venu pour la remise de prix à Tarantino, n’a pas daigné venir. Thelma, la monteuse attitrée et veuve de Powell, est venue l’année dernière pour présenter Les contes d’Hoffmann ? Pas cette fois. Le seul de son équipe habituelle, c’est son décorateur, Dante Ferretti. C’est maigre !  La seule amérloque notable présente est celle qui baise avec un richard français, la petite Salma Hayek avec sa robe comme un Colorado de couleurs Opi sur les carioca des Rolling stones Gimme shelter : comme elle n’a jamais tourné avec Marty, il est donc logique qu’elle remette le prix à Marty, ovationné devant son affiche où les photographes shootent. La raison serait une section rétro du cinéma mexicain, mouais. Le bon comédien, sauf dans le film cité, François Cluzet (un membre de l’équipe lui lança excité un « Toi, le figurant, t’es à côté de la star [Dexter Gordon], tu gênes, t’as intérêt à te casser ») est là au titre d’acteur dans Autour de minuit  (Round midnight, 1986) de Bertrand Tavernier, Président de l’Institut Lumière, absent à cause d’une opération … depuis juillet me souffle l’ancien directeur du Zola (autant dire donc que cela sent la « longue maladie » avec la chimio), où Martin a une scène dans un taxi à New York avec 3 pages de textes en peu de temps. Du bien tiré par les cheveux.

       Un Steinway trône, normal il est fabriqué au States. Camélia Giordana, cause de sa voix rauque de clopeuse à Marty en anglais, sans traduction, puis chante en anglais, contrairement à Mireille Mathieu, dans une interprétation sensible et personnelle New York, New York (compositeur : John Kander ; parolier : Fred Ebb). Une vidéo est diffusée : c’est Bob De Niro, en tournage, affalé dans un décor kitsch d’hôtel, qui délivre un message digne de Zidane. Suit un film en noir et blanc à mourir de rire de Kiarostami (à bas Abbas !)  : comme je l’avais prédit à mon voisin, le truc devenant un tic, une bagnole s’arrête, la vitre teintée de la 4*4 se baisse, des chevaux noirs s’ébrouent dans la neige, sous les flocons qui tombent. Pas foulé. Jean-Michel Bernard se colle au thème jazzy de Bernard Herrmann de Taxi driver. Et encore  New York, New York.  Jane Birkin, qui sait chanter comme elle a appris à parler français, massacre ce qui était une chanson de Louis Armstrong, à défaut de New York, New York auquel nous avons heureusement échappé. Le capital sympathie n’excuse pas tout.

       Resnais adorait Laurel et Hardy. Mais il n’arrivait plus à voir de film, il en discutait avec Scorsese. Alors, on se tape un peu drôle extrait de Laurel et Hardy au Far West (Way out West, James W. Horne, 1937) avec danse et cravate de travers, modèle d’Hollande, façon plan hollandais, seule trace laissée par un Président sans relief. Des films Lumière sont projetés comme le Pêche au poisson rouge (1895), une course en sac à patate, Le village de Namo : panorama pris d’une chaise à porteurs (Gabriel Veyre, 1900, n°1296), une vue de New York (Broadway, Alexandre Promio, 1896, n°319), le défilé des policiers à Chicago (Défilé de policemen, Alexandre Promio, 1896, n°336), etc. Bref, exactement le même commentaire mot pour mot de Frémaux que celui lors de la projection à l’Auditorium le 29 septembre, reprise à l’Institut Lumière. Les recettes réchauffées semblent les meilleures. Joie d’avoir payé deux fois … On nous console en nous distribuant un bout de Les affranchis (Goodfellas, 1990), ce qui est toujours mieux que Jeux interdits (René Clément,  1952) à l’ouverture.

       Lecture à deux voix (Frémaux/Cluzet) de la lettre non à Elia mais à Martin, le laïc Tavernier multipliant les références à la religion. « Que foutait Dieu avant la création ? » (S. Beckett). Powell voyait en Scorsese un «  Kurosawa de la 42e rue » à propos de Mean streets (1973). Ses films vieillissent bien. C’est un univers pulsionnel d’où ne sourd ni l’exaltation de la violence ni la condamnation pure. C’est avec le regretté M. H. Wilson que l’on redécouvre le cinéma américain. Et Paisà (Païsa, Roberto Rosselini, 1946), Umberto D. (Vittorio de Sica, 1951), etc. Dans A letter to Elia (Scorsese, 2010) émerge une réalité intime comme un miroir de ses propres émotions. Scorsese est pour le patrimoine, contre la colorisation. Tavernier évoque la cinéphilie à Marty avec ce chef d’œuvre inoubliable 24 heures chez les martiens (Rocketship X-M, Kurt Neumann, 1950), une science-fiction pacifiste dont le scénario a été écrit par Dalton Trumbo. La Fondation est citée. Comme Powell, il fait confiance à l’intelligence du spectateur.  Il rappelle que l’un des plus grands connaisseurs de Powell est George A. Romero (La nuit des morts-vivants, Night of the living dead, 1968). Puis, wiki oblige, terminons le discours par une phrase, tombant comme un cheveu sur la soupe, comme chez les politiques : « Celui qui se perd dans sa passion perd moins que celui qui perd sa passion ». Que Bertrand T. ait une once de talent de son père !

       Malgré le souci d’une certaine tenue par celui qui est habitué au flonflon cannois, Thierry Frémaux, délégué général au Festival de Cannes, il reste un sentiment d’amateurisme où les shows s’enchaînent sans trop de cohérence, au gré des invités, parfois bouche-trou, qui ont accepté de venir, avec un souci de meubler pour contenter le chaland et essayer de lui en donner pour son argent -ce qui n’est pas le cas.

       Discours du récipiendaire : le cinéma a eu un fort impact sur un enfant asthmatique. Il répète un peu ce qu’il a dit lors de la master class. Dans Duel au soleil (Duel in the sun, King Vidor, 1946), vu à 3 ans, il y avait de la vie, de l’amour, de la colère, de la compassion. Il a dévoré La Belle et la bête (Jean Cocteau, 1946), Paisà (Païsa, Roberto Rosselini, 1946), La strada de Federico Fellini (1954). Le cinéma palliait les défauts de communication au sein de la famille. C’est une étincelle, un point d’intimité avec la famille. En vrac Le salon de musique (Jalsaghar, S. Ray, 1958), Misogushi, Les enfants du paradis (Marcel Carné, 1945) ont permis la découverte du monde. Faire des films était inenvisageable en 1959-60 à New York. Désir, colère. Il s’agit de partager cette joie : d’où les films sur le cinéma et sur l’amour du cinéma. Il a découvert la peinture et la littérature à travers le cinéma. Ce qui compte, c’est ce en quoi les jeunes peuvent trouver l’inspiration.

       Le grand malentendu, ce sont les cinéastes qui ont longtemps méprisé le documentaire sur le cinéma. C’était vu comme un signe de misère ultime car il n’existe rien d’autre que la mise en scène. Ils regardaient cela avec condescendance, comme une trahison.  Or, les films ont un sens en soi, sans palmarès. Ce n’est pas la fonction du documentaire : son rôle est un travail d’histoire avec des interrogations comme : par qui est fait et écrit tel film ? Il en est ainsi pour Tokyo-ga (1985) le film de Wim Wenders sur Ozu ou encore le spécialiste du muet, Kevin Brownlow. Il aborde ce sujet car il a vu Tavernier à Paris qui lui a montré une heure et demi de son approche personnelle avec son film sur le cinéma français des années 1920 à 50 (Becker, Renoir, Carné, la musique des années 50) sur le modèle d’Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain (A personal journey with Martin Scorsese through american movies, 1995). Il a raison de relater le cinéma classique français. C’est un travail précieux que celui de Tavernier qui révèle la beauté pure.

       Le problème maintenant est que nous sommes envahis d’images animées. Les jeunes ne connaissent le monde qu’à travers les images. Pour cette nouvelle génération, il est nécessaire d’éduquer le regard.  Il faut réfléchir, resituer l’image dans son contexte.

       La fondation, c’est un travail sur plus de 20 ans. Les complications légales sont légions. Il faut changer l’état d’esprit à Hollywood pour que cela soit encore possible. Il faut faciliter le travail, éviter les complications légales pour pouvoir restaurer les films. Car c’est le rapport à la vie qui est changé par et grâce au cinéma.

       Scorsese présente Taxi driver (1976). Brian de Palma lui a présenté le scénario en 1972 ainsi que Paul Schrader. A l’époque, personne ne faisait grand cas de Scorsese. Tout a démarré avec Mean streets (1973) qui a été aidé par l’Oscar pour Le Parrain (The Godfather, F. F. Coppola, 1972). Selon les studios, l’association entre Marty et Bob était nécessaire. Un petit budget a été alloué. Les conditions de tournage n’étaient pas idéales car une canicule sévissait en 1975, sans évoquer les orages de chaleur, les pointes de violence, les grèves de poubelles. Il s’agissait de l’enfer de New York au XXe siècle : ils y étaient en direct. Le gouverneur de New York était en faillite à l’époque. Pour Scorsese, pragmatique, New York était égal à lui-même. Ce film était à la croisée des désirs et de l’urgence de l’équipe. Il était persuadé que personne ne verrait ce film. C’est l’histoire d’une passion partagée.  Le fameux « You talking to me ?  » de Bob a été improvisé. Martin a eu des problèmes avec le studio et la commission qui évalue le film pour une licence de distribution. Il a toujours été soutenu par le producteur. C’est un film kamikaze où il n’avait rien à perdre. Plus dure sera la chute. Ce qui l’a amusé, c’était d’essayer, de voir ce que cela donne. Chapeau Marty.  Une superbe rediffusion, avant, pendant et après le Festival, pour un son qui magnifie les basses d’Herrmann et le son stéréo.  Déçu d’avoir payé pour cela.

 

[Ciné] Festival Lumière 2015, Lyon, Jour 5 Master class du classe et grand master Scorsese

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       Dans une longue queue d’attente, je me hisse au premier balcon. Un habitué Club Lumière me repère et me garde un siège. Jusqu’à la responsable, ils me refusent l’accès en arguant que les places ne sont pas réservées. Las, je vais au poulailler, où un surveillant ignore la synonymie entre poulailler et paradis. Un homme garde une place pour sa femme avec l’acquiescement d’un surveillant : cherchez la cohérence. Du coup, je discute avec des jeunes qui étudient le cinéma à Lyon 3, notamment le cinéma interactif, en développement au Canada et aux Etats-Unis, un peu en France avec Arte et TF1. Les photos seraient interdites, certains surveillent mais cela n’empêche.

40 minutes de retard. Les peoples défilent : Mads Mikkelsen, l’habitué et excellent Max von Sidow, etc. Tout le monde est debout pour accueillir le petit et bossu Scorsese, vêtu d’un costard bleu, cravate bleue claire nouée. Ses cils en circonflexes, moins abondants qu’autrefois, au-dessus de ses lunettes, laissent songer à Woody Allen. Il est accompagné de sa femme, une petite italienne fausse blonde ou Saraghina miniature, et de sa fille, Francesca, qu’il semble aider avec insistance à entrer dans le cinéma. Une grande traductrice d’origine iranienne parlant 18 langues laisse l’ancien asthmatique déballer ses longues phrases en mitraillettes, façon Jo Pesci, pendant un long temps avant de restituer fidèlement ses paroles. Un autre niveau que Frémaux qui pose des questions débiles du genre, The band avec The Last Waltz (1978), les Rolling Stones avec Shine a light (2008), Dylan avec No direction home (2012), à quand Bruce Springsteen, déclenchant un rire de Marty tant le niveau est différent ou encore : il vous reste 25 ans à vivre, combien de films allez-vous tourner ?

       C’est avec ces gestes nerveux des mains, origines italiennes obliges, que « Marty », comme le nomme le people Frémaux dans une complicité factice de show-biz, lance qu’il va vers ses 73 ans. Il vient d’une famille sicilienne (voir Italianamerican, 1974). Le désir de cinéma vient d’une pulsion : faire et voir des films. D’où sa fondation qui a commencé d’abord par le cinéma américain et qui s’étend au cinéma mondial. Il faut beaucoup de forces, d’énergie, de temps pour faire un film. C’est avant tout un travail d’équipe; il est nécessaire d’avoir de bons collaborateurs. Il s’agit de transmettre car sa vie a été changée par le cinéma. Il ne s’agit pas que d’un rapport esthétique. Le cinéma lui a permis de vivre : connaître et découvrir d’autres films, d’autres pays (le Maroc avec La dernière tentation du Christ, The last temptation of Christ, 1988; la Grande-Bretagne, les studios, l’Asie avec le dernier film, Silence), d’autres personnes. Le cinéma, et non la littérature, est une fenêtre ouverte sur le monde qui lui a été proposée dès l’enfance. En effet, à cause de son asthme, il ne pouvait pas sortir, pas courir, il ne pouvait rien faire. Ses parents, d’origine ouvrière (père épicier, mère couturière à la maison) l’ont emmené au cinéma pour l’occuper (La Belle et la bête de J. Cocteau, 1946, Les enfants du paradis de M. Carné, 1945; la découverte, grâce à la télévision, appareil encore rare en 1941, du néoréalisme italien avec V. De Sica, R. Rosselini lors d’un cycle tv sur le cinéma italien le vendredi soir). Un film marquant vu en bas âge : Duel au soleil (Duel in the sun, King Vidor, 1946). Puis, à travers le cinéma, le lien avec les autres arts comme la musique et la peinture s’est établi. Le film, c’est la musique. Si la tv complétait, il a vécu de véritables expériences cinématographiques, la passion de l’art dans les films avec Michael Powell et Emeric Pressburger : Le narcisse noir (Black narcissus, 1947), Les chaussons rouges (The red shoes, 1948). Tout était en noir et blanc, les films étaient reformatés pour la tv. Il ne les a connus dans leur version intégrale que dans les années 80 ! Outre ces films, il a été saisi par la beauté des couleurs comme dans Le Fleuve de J. Renoir (1951). Dans les années 50, il voyait La strada de F. Fellini (1954), Le 7e sceau d’I. Bergman (1957). La nouvelle vague est arrivée et a tout bouleversé. Il s’agissait de découvrir un nouveau langage. Puis est apparu le désir de montrer aux jeunes générations.

       Il a connu une période show bizz façon La valse des pantins (The king od comedy, 1982) après New York, New York (1977). Il a rencontré Warhol dans un dîner mondain. Il est rentré en taxi avec lui, les seules paroles d’Andy étaient pour demander du fric. Avec Altman, il a compris que c’était foutu pour eux. Il a été grillé pendant 10 ans. La dernière tentation du Christ (The last temptation of Christ, 1988) est tombé à l’eau. Il a rencontré Lou Reed. Il a revu le mutique Warhol qui lui lança un « t’es pas drôle ». C’était leur dernier échange. C’était une autre époque, il y revient avec une série tv actuellement. Dans les années 80 (1982-1986), période de dépression lors d’une atroce traversée du désert, il a eu le sentiment d’avoir fait le tour, d’avoir épuisé le cinéma. Il a été au Japon pour se dépayser. Puis est née Francesca, Martin lui a enseigné le goût du cinéma; cela a relancé le désir de tourner. Ce qui intéressait Scorsese, c’était de redéfinir le vocabulaire du cinéma. Mais pas comme Sleep de Warhol (1963), ennuyeux à mourir. Frémaux cite l’anecdote (« ne tweetez pas ! Ne tweetez pas »), car il n’a que cela à dire, où dans les 8 heures de sommeil, John Giorno se retourne, un spectateur cria « concession ! ». Bref, le cinéma expérimental n’est pas sa tasse de thé. En tout cas, il ne faut pas seulement aller au cinéma pour reprendre le b-a ba du langage cinématographique; il est intéressant de tordre le vocabulaire.

       Il a commencé comme monteur sur Woodstock (Michael Wadleigh, 1970). Son parcours démontre qu’il a été un survivant. Il avoue y avoir laissé des plumes. Cela a coûté pour sa santé et pour sa vie personnelle. Ce qui compte, c’est d’avoir gardé les liens avec les gens de cinéma. Il s’agit, en effet, d’être pour et avec eux, d’être sur la même longueur d’onde. Il a tenté mais a enchaîné sur autre chose. Ce qui compte, c’est de garder le désir intact. Avec Mean streets (1973) et The last waltz (1978), ce qui a compté pour lui, dans les années 70-80, c’est la fierté de produire, d’être en admiration. Ils voulaient voir ce type de film à Hollywood : il a accompagné ce désir. L’objectif n’était pas de faire de l’argent mais du vrai cinéma d’auteur qui pouvait rencontrer le public. Dans les années 80, il faut le rappeler, de vrais talents étaient sur la touche. Lui a rebondi, a su se réinsérer, trouver des financements, même pour un film infaisable comme La dernière tentation du Christ (The last temptation of Christ, 1988). Ce qui avait la cote, c’était le New York des avant-gardes (J. Mekas), de Greenwich village. Lui, il venait du provincial Little Italy.

       Il a été influencé par Shadows de Cassavetes (1959), son seul film potable pour moi, ou encore Charlie Clark. Le déclenchement de la flamme, c’était la possibilité d’accéder à l’Université à New York en 1961. Il y avait peu de moyens, des petites caméras. Il n’avait pas le sentiment de faire des films dans la vaine artistique de l’avant-garde new yorkaise mais plutôt dans la ligne d’Hollywood, bien qu’hors de la tradition d’un Scarface (Howard Hawks, 1932) ou de L’ennemi public (William Wellman, 1931). Il cherche un cinéma spécifique à sa façon de faire.  Il se réclame de la scène indépendante mais dans un système imposé [ce qu’il nomme dans Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain (A Personal Journey with Martin Scorsese Through American Movies, 1995) un « contrebandier »]. Il essaye d’être mainstream mais n’y arrive pas. Il souligne l’influence d’Accatone (Pierre Paolo Pasolini, 1961) dans Les Affranchis (The goodfellas, 1990), notamment dans l’utilisation de la voix off. Par contre, Aviator (The Aviator, 2004) est un film à grand spectacle hollywoodien avec la destruction d’un monde trop beau.

       Il a refait un film de gangsters, Les infiltrés (The departed, 2006) qui lui a valu un Oscar. C’est une occasion de mettre un terme à une thématique, à un genre; c’est un dernier constat sur la pègre, sur la violence de cet univers. C’était une belle soirée que celle des Oscars car ce prix est loin de ses intentions de départ, l’idée étant de faire un film actuel sur une période récente. La remise de prix a été dans les mains des 3 du Nouvel Hollywood : Coppola, Spielberg et Lucas. Cela a été l’occasion d’une photo générationnelle. Puis arrive Shutter island (2010). Tout ce qu’il souhaite, c’est que chacun rentre dans ses frais, sans plus. A chaque fois, il veut partir mais il est sous contrat avec une proposition alléchante qui lui pend au nez.

       Entre écrire, tourner et monter un film, l’étape préférée est sans conteste la troisième. En effet, déjà enfant, il montait des scènes car il était enfermé dans sa chambre à cause de son asthme. Il ne veut pas faire pleurer dans les chaumières mais c’était une ambiance à la Los olvidados (Bunuel, 1950). Il était dans un cocon à dessiner des histoires dans sa chambre à l’aide de Magic pulse, de dessins de journaux. Il composait des histoires à l’aide d’images fixes. C’est ainsi qu’il a appris la compréhension du vocabulaire du récit. Tout est dans le montage. Il se retrouve enfin entre quatre murs avec sa monteuse attitrée depuis le début, Thelma Schoonmaker, la veuve de Michael Powell. Elle est la cheville ouvrière. Le montage s’effectue à la maison, il peut dormir et se réveiller quand il le souhaite. C’est un rapport d’intimité et de proximité avec l’image. Le film est fabriqué à ce stade. C’est une véritable euphorie lors d’une vision d’une image en rapport avec une autre image. Quand cela fonctionne, apparaît une troisième image qui n’a rien à voir avec les deux, source d’émotions.

       Avec son grand âge, le problème est les conditions difficiles de tournage. Pour lui, c’est l’histoire qui compte avant tout, avec les conditions qui vont avec. L’histoire prime et guide le reste. Dans les années 80, Spielberg, Lucas et Coppola étaient affublés, dans un livre, de l’expression « sales gosses du cinéma ». C’est faux. Si certes ils n’ont pas vécu le Vietnam, ce n’est pas pour cela qu’ils ne savent pas en parler. Il n’est pas obligatoire de vivre les choses pour savoir en parler.  Dans Les Affranchis (The goodfellas, 1990), il s’agit de personnes connues dans son enfance. Tout est dans le livre de Pileggi. Ce fut une coïncidence heureuse avec le scénariste et le roman.  Il n’a pas pu avouer les vrais noms des protagonistes dans Mean streets (1973), son film le plus autobiographique. Trop de personnes étaient impliquées. Encore maintenant, il a tellement tout intériorisé qu’il n’arrive pas à prononcer leur nom. Ils étaient juste à l’étage au-dessus, les cadors l’entouraient. Cela lui a permis de mieux vivre ses rapports avec ses gens, de passer devant tout le monde pour faire la queue pour du pain par exemple. Ce qui l’intéresse, c’est la dimension intérieure de ces personnages, de vivre dans ce milieu. C’est un film noir avec de l’humour, de la joie même. Cela lui a tout de même valu d’être blacklisté : pour certaines personnes, il faisait l’apologie du crime; pour d’autres, il crachait sur la communauté au point de ne plus pouvoir rentrer dans certains restaurants italo-américains.  La question ne se posait même pas. Ce qui le passionnait était ce qui attirait ces gangsters, leur motivation.

       Il travaille beaucoup, cela prend du temps. Il a deux projets à la fois : une série tv sex, drog & rock’n roll au rythme frénétique (New York 1973 : Led zepp, Rolling stones, Blondie; du fric et des talents abusés) sur HBO dès janvier 2016, Vinyl [la bande annonce du pilote ou trailer est projeté], coécrit avec Mike Jagger en 1998 avec qui il devait tourner un long métrage, produite par celui qui s’occupa des Soprano; Silence qui va bientôt sortir, sur des jésuites en Asie. Après le succès du Le loup de Wall street (The wolf of Wall street, 2013), il tenait à ce projet depuis longtemps, il veut faire le film qu’il veut. Il n’a pas choisi son calendrier. Il a perdu beaucoup de temps avec les producteurs. Trop de temps a été perdu à cause du processus d’acquisition des droits du livre alors que le scenario est écrit depuis 2006. Il a appris que c’était possible après Hugo Cabret (2011) mais avec un budget nettement inférieur. Enfin, l’annonce du tournage de The irishman avec Bob De Niro déclenche un tonnerre d’applaudissements, même s’il insiste sur la difficulté de caler leurs emplois du temps ainsi que les problèmes de financements. Ce qui compte, c’est l’enchaînement des films, qu’ils rencontrent leur public et que son désir rejoigne ceux de son équipe.

 

[Ciné] Festival Lumière 2015, Lyon, Jour 4 « Olivia » (Jacqueline Audry, 1951)

Olivia (Jacqueline Audry, 1951, 95mn, n & b, 1:37)

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       Beaucoup glosent sur le féminisme, gender, queer, LGBT, lesbien et tutti quanti. Considérons le film en tant que tel sans ce parasitage nocif et tendance. Ce qui fait tout de même rire, c’est de voir Simone Simon en lesbienne rejetée par son hétaïre amoureuse, alors qu’elle fut réellement virée d’Hollywood pour avoir fait l’amour avec trop d’hommes en choquant le puritanisme WASP, une vamp’ qui doit fuir l’échotière Louella Parsons qui lui reprochait une liaison avec un homme marié. Renoir, avec qui elle tourna La Bête humaine (1938), disait d’elle : « une chatte, une vraie chatte avec un poil bien soyeux qu’on a envie de caresser, un petit museau court, une grande bouche un peu suppliante et des yeux qui n’en pensent pas moins ».

       Petite-nièce de Gaston Doumergue, nommé ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts et ultérieurement le treizième président de la République Française (1924-1931), sœur de l’écrivain Colette Audry, collaboratrice des Temps modernes et amie de Beauvoir, dont elle adapta la pièce politique de 1956 Les fruits amers / Soledad (1966, avec Emmanuelle Riva et Laurent Terzieff), Jacqueline Audry (1908-1977, décédée d’un accident de voiture)  fut couturière, employée chez une antiquaire, dactylo, avant d’être scripte en 1933 (Tourjanski, Decoin, L’Herbier, Siodmark) puis assistante pour Ophüls (Le roman de Werther, 1938), Pabst (Jeunes filles en détresse, 1939), Georges Lacombe, Yves Mirande et Claude Heymann (Paris–New York, 1940), Delannoy (L’assassin a peur la nuit, 1942). Elle a intégré le CATJC, ancêtre de l’Idhec, à Nice, pendant la guerre. Elle adapte la Comtesse de Ségur (Les malheurs de Sophie, 1945), Colette (Gigi, 1948 qui attire trois millions de spectateurs, soit trois fois plus que la version de Minnelli, et révéla Danielle Delorme; L’ingénue libertine, 1949 et Mitsou, 1956) et Sartre (Huis-clos, 1954 avec Arletty).  Elle a tourné 16 longs métrages entre 1945 et 1969. Elle fut aussi la première réalisatrice membre du jury à Cannes, en 1963. Oeuvrait à la même époque Andrée Feix, Solange Térac, Denise Tual, Nicole Vedrès.

Son mari, Pierre Laroche, journaliste et scénariste, a travaillé avec Prévert sur Lumière d’été (Grémillon, 1943) et Les visiteurs du soir (Marcel Carné, 1943). Il dialogue avec vivacité et ironie Olivia.

       Fin du XIXe siècle, dans une pension de jeunes filles près de Fontainebleau. Mademoiselle Julie (Edwige Feuillère) et Mademoiselle Cara (Simone Simon) sont les directrices de l’établissement, leur relation ne souffrant aucune ambiguïté, ce qui est novateur en 1951. Depuis quelque temps, l’harmonie ne règne plus et la pension est divisée entre deux clans. Une nouvelle venue, Olivia (Marie-Claire Olivia), se rallie à Mademoiselle Julie, objet de tous les désirs, et lui voue amour et admiration.

       Colette Audry recommanda à sa sœur Olivia, le roman anglais autobiographique de Dorothy Bussy, épouse du peintre français Simon Bussy. C’est une grosse production audacieuse avec un gros budget. Ecouter et voir Edwige Feuillère lire des textes classiques, comme Bérénice de Jean Racine, est exquis d’autant que l’on songe à Athalie écrit par Racine pour les demoiselles de Saint-Cyr, collège créé par Mme de Maintenon (cf. Saint-Cyr, Patricia Mazuy, 2000). Elle me met littéralement en transe avec une fluidité parfaite pour lire les vers.  C’est le MaternA (Hélène Bessette) du cinéma avec un charme suranné. Il est passionnant de voir devant soi les divers rapports entre femmes. La ménagère est le contrepoint comique. Le décor de Jean d’Eaubonne, les costumes de Marcelle Desvignes et Mireille Leydet nous attirent par leur charme. La photo de Christian Matras est parfaite dans ses nuances, son cadrage. A noter Claude Pinoteau (La boum, 1980, 1982 !) en assistant de réalisation et Philippe Noiret en amoureux sur un banc public.

       Le film sera mal reçu par une presse très machiste et homophobe : le film manquerait cruellement d’hommes. Le film est qualifié de pervers, scabreux, trouble ! André Janson, critique à Nice-Matin  (17 mai 1951), contre-attaque : «  L’on se trouve devant une de ces œuvres maîtresses dont le retentissement se prolonge pendant de longues années, un de ces films qui marquent une date dans l’histoire du cinéma. Ce chef-d’œuvre fait honneur au cinéma français. ».

       Une espèce de Maude d’Harold et Maude (Hal Ashby, 1971), ancienne actrice, offre des commentaires savoureux à côté de moi au cinéma Opéra. Merci Tavernier pour cette découverte. L’école des cocottes (1958), quant à lui, est un vaudeville (Odette Laure, Bernard Blier, Jean-Claude Brialy, Darry Cowl), remake de la version 1934 de Pierre Colombier.

 

[Ciné] Festival Lumière 2015, Lyon, Jour 4 « Les ailes » (« Krylya », Larissa Chepitko, 1966)

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Les ailes (Krylya, Larissa Chepitko, 80mn, n & b, 1966, 1:37)

       Après Alice Guy (2012), Germaine Dulac (2013), Ida Lupino (2014), la section Histoire permanente des femmes cinéastes est consacrée cette année, harissa sur le couscous, à une malheureuse oubliée, Larissa Chepitko. Plaisir de la découverte, présentée par Joël Chapron, connaisseur du cinéma soviétique et russe, notamment des productions de la Mosfilm. En 1995, il est nommé responsable des pays d’Europe centrale et orientale à Unifrance, l’organisme de promotion du cinéma français à l’étranger. Il collabore depuis plus de quinze ans au Festival de Cannes pour lequel il établit une présélection des films de l’ex-URSS et des pays de l’Europe de l’Est. Depuis 2006, Joël Chapron présélectionne également des films des pays d’Europe de l’Est pour le festival de Locarno.

En 1963, Larissa Chapitko (1938-1979), ukrainienne d’origine, sort diplômée du VGIK (Institut national de la cinématographie) où elle avait étudié dans les classes de Dovjenko, d’origine ukrainienne, et Tchiaoureli. Les ailes est son premier long métrage abouti, en dehors du VGIK. Son cinéma, souvent en noir et blanc, à l’exception d’un film (Toi et moi, Ty i ya, 1971), détonne car, après le dégel krouchtchtevien  suite au 56e Congrès du PCUS, la glaciation reprend ses droits sous Brejnev à partir de 1964. La rareté du film tient à sa thématique : les difficultés sociales sont esquissées avec les enfants, avec l’intégration d’anciens soldats, avec la difficulté de vivre tant psychologiquement qu’économiquement. Elle manie les gros plans et les travellings de main de maître. Le mari de Chepitko est le réalisateur Klimov, chantre de la Pérestroïka, ici aux dialogues. Elle a suscité nombre d’épigones jusqu’en fin 1960. Récompensée de l’Ours d’Or à la Berlinale pour L’ascension (1977), elle a été un nouvel espoir du cinéma russe jusqu’à son accident de voiture avec une partie de l’équipe en 1979 lors du tournage de Les Adieux à Matiora, que son mari terminera. Au Festival Lumière de Lyon, c’est la première rétrospective en France. Très peu d’articles lui ont été consacrés. Il n’existe aucune édition DVD de ses films.

       Si la copie 35mm de Les ailes a craqué 3 fois au CNP, elle n’a pété qu’une fois à l’Institut Lumière avec projection à l’ancienne en double poste. La salle était comble, la Directrice du Festival expérimentale (biennale) Les Inattendus était devant moi. Etait-ce une copie, assez abîmée, de la cinémathèque de Toulouse, fort pourvue en copie de films de cinéma soviétique ? Il semblerait qu’elle vienne directement de la Mosfilm. La célèbre et belle actrice Maya Bulgakova, aux nombreux rôles, joue remarquablement une « morte parmi les vivants » (Gianni Buttafava). C’est un magnifique portrait de femme du niveau, dans un autre genre, de Barbara Loden. Les notations quotidiennes sont présentes : un bus bondé, un plat avec saucisses partagé avec une commerçante, etc. La condition d’un garçon dans l’institut pour enfant qu’elle dirige en dit long : fils battu par son père, un frère absent car en prison. Un musée visité par des enfants la cite, au même titre que des os de mammouth ou des animaux empaillés à côté, comme héroïne d’aviation, alors que son compagnon a été abattu. Les scènes sont coupées de visions aéronautiques (nuages, plans inversés de looping, vues panoramiques, etc.). La force du film est de creuser un personnage qui est encensé par les autorités mais n’est pas respectée par les enfants dont elle s’occupe (« Je la hais » dit un garçon) dont elle ne comprend plus la génération pour laquelle elle s’est battue, n’arrive pas à digérer son passé dynamique et héroïque de pilote. Elle n’est heureuse qu’en avion : poussée par des amis, avec son visage mouillé de larmes, elle finit par s’envoler en leur faussant compagnie. La fin est ouverte. Le vide est creusé derrière la croûte officielle. Un film gâché par un vieux saxon qui s’amusait à bouger un sac plastique contenant un livre sur ses genoux. Peut-être sucrait-il les fraises pas sauvages.

 

[Ciné] Festival Lumière 2015, Lyon, Jour 4 Le raté « David Golder »

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David Golder (Julien Duvivier, 1931, 91mn, n & b, 1:20)

Affre de la nouveauté du Festival avec les ambassadeurs : Philippe Garnier s’y colle en avouant que le cinéma français n’est pas son hobby. C’est le premier film parlant de Duvivier et cela se voit tant c’est poussif. Duvivier notait lui-même : « Certaines scènes de David Golder ont été tournées en muet, il fallut les couper car elles fichaient tout par terre. ». C’est plus un film intéressant pour observer l’évolution de Duvivier. Il avait trente-trois ans, une quinzaine de films muets à son actif et une réputation d’honnête artisan. Une scène émouvante dans un bateau, où l’on songe tant à Exodus  (Otto Preminger, 1960) qu’à Et vogue le navire (E la nave va, Federico Fellini, 1983), où Golder, de retour de l’ultime voyage d’affaire, expire dans les bras d’un jeune arriviste qui lui remémore sa jeunesse.

David Golder est adapté du roman à succès, publié un an plus tôt, de l’apatride Irène Nemirowski, nom écorché par Garnier. Le roman – le père d’Irène était un banquier d’origine ukrainienne –  fut accusé à l’époque de n’être « qu’un » scénario. Elle a passé quatre ans à écrire ce brûlot sans concessions. Heureusement qu’une juive a décrit certains aspects, bien de leur époque toutefois, car sinon le soupçon d’antisémitisme (« Juif pour antisémite » selon L’Illustration juive) aurait plané. C’était l’un des rares films non antisémites de l’époque, paraît-il. Pourtant Soifer, le spéculateur joué par Paul Franceschi, n’échappe pas à un certain antisémitisme des années 30 : pingrerie en économisant ses chaussures ou la lumière avec les bougies, nez crochu, rouerie. Comme à son habitude chez Duvivier, les femmes sont pires que les hommes. L’écrivain Colette, au goût sûr, adorait le film.

       C’est le premier des sept films que Duvivier et Harry Baur  tourneront ensemble. Les deux hommes avaient en commun un sale caractère et une misanthropie à toute épreuve. Harry Baur, cet immense acteur, joue lourdement un financier juif dont la seule fonction semble, au-delà du fait de ruiner ses ennemis jusqu’à son ancien associé, d’être pompé jusqu’à l’os par son entourage, notamment sa femme et sa fille (les féministes apprécieront : l’homme gagne l’argent, la femme le dépense – rires et exclamations dans la salle !). Une vraie vache à lait entourée de parasites. Grasset songeait au Père Goriot de Balzac. Golder n’en finit plus de mourir : ce jeu théâtral a terriblement vieilli. Chirat y voyait une admirable scène de grand cinéma, ben voyons. La méchanceté et la férocité de Duvivier sont déjà présentes. Philippe Garnier les rattache au Faucon maltais (The maltese falcon, 1941), le premier film de John Houston, mais cela semble tiré par les cheveux. Pour Harry Baur, acteur de théâtre connu, âgé ici de cinquante ans, le film apporta la consécration au cinéma. Dans le portrait qu’Irène Nemirowski avait fait de Gloria Golder (Paule Andral), la femme cupide et haineuse du vieux financier, elle réglait des comptes avec sa propre mère. Grande scène que celle de la grande explication entre Golder, en plein malaise, et sa femme, où les visages s’affrontent, suants, convulsés et crachant la fureur et la haine comme deux scorpions dignes de Les rapaces (Greed, E. von Strohem, 1924). Philippe Garnier souligne la force des rôles secondaires, Jackie Monier qui joue la fille, Joyce Golder, est présente également dans le rôle d’Yvette dans Quatre de l’infanterie (Westfront 1918 : vier von der infanterie, G. W. Pabst, 1930).

       Il faut noter tout de même les gros plans, des mouvements de caméra, un découpage très nerveux, un montage rapide, des contre-champs, une souple utilisation du son. Philippe Garnier note que Duvivier a été l’assistant de Feuillade. Certaines scènes de bourse rappellent L’argent (1928) de Marcel L’Herbier, d’après Zola. A la photo, nous retrouvons Armand Thirard, le même que pour Quai des orfèvres de H.-G. Clouzot (1947) ou encore chez Korda, qui fut le chef opérateur de beaucoup de films de Duvivier, réalisateur réputé pour la diversité de ses films (Paquebot Tenacity, 1934). Un plan détonne avec un homme qui occupe moins d’un quart de plan comme pour signifier la petitesse.

Quant aux dialogues, Duvivier précise : « Un ami qui a vu David Golder m’a dit qu’il l’aimait parce qu’on y parlait peu – or, on y parle tout le temps. Je crois donc que l’animation des images, leur changement, permettront au dialogue de passer. Ce dialogue était nécessaire : je défie qu’on y trouve trois phrases  qui ne soient pas indispensables. ».

       Le film fit partie de l’un des 5 de la sélection française à la toute nouvelle Exposition internationale d’art cinématographique de 1932 à Venise ou Mostra en concurrence avec La Terre  (Земля, Zemlia, 1930, 72mn, n & b, muet, 1:33) d’Alexandre Dovjenko. Un film redécouvert au Cinéma de minuit de Patrick Brion en 1977 lorsque France  3 se nommait FR3.

[Ciné] Festival Lumière 2015, Lyon, Jour 3 Le beau « Joe Hill » (Bo Widerberg, Suède, États-Unis, 1971)

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Joe Hill (Bo Widerberg, Suède, États-Unis, 1971, 113mn, 1:66, couleur, Eastmancolor)

Saint Malavida qui nous gratifia l’année dernière lors du Festival Lumière de l’excellent et surprenant Trains étroitement surveillés (Ostre sledované vlaky, Jirí Menzel, 1966). Cette année, nous avons droit à un réalisateur passionnant, caractère de cochon, notamment avec les femmes, qui lui valut de ne pas tourner pendant 20 ans à part à la tv, et anti-Bergman autodéclaré, Ingmar étant perçu comme le « bourgeois irresponsable » ou « le cheval de Dalécarlie » (Visions pour le cinéma suédois, Visionen i svensk film) : le suédois Bo Widerberg (les très bons Ådalen 31, 1969, Prix spécial du jury à Cannes en 1969, et Elvira Madigan, 1967, Pia Degermark, Prix d’interprétation féminine à Cannes en 1967). Pour Jan Lumholdt, Bo était « incroyablement créatif, passionné, joueur, franc et énergique, mais aussi têtu, parfois brutal, provocant et volontiers conflictuel, peut-être un peu paranoïaque, et sans aucun doute bipolaire ». Malavida est donc présent au Festival Lumière depuis 2 ans.

Un petit mot sur Malavida tant leur travail est magnifique. Réalisatrice et productrice, Anne-Laure Brénéol co-fonda Malavida en 2004 avec Lionel Ithurralde, après plusieurs expériences dans la distribution. S’ils scrutent du côté des pays de l’est et de la Scandinavie, ils ont été motivés pour créer Malavida par le film politique de Widerberg qui nous occupe. Ce film a pu être diffusé grâce à l’aide de réseau associatif (Ligue des droits de l’Homme, etc.). Il a fallu travailler une dizaine d’année sur les films de Bo Widerberg, à l’aide de Mårten Blomkvist et Nina Widerberg, de l’Institut suédois du film (Svenska Filminstitutet), de Lars Karlsson, d’autant que la copie de Joe Hill  était perdue. Un négatif a été retrouvé à Nice. Ils ont travaillé à partir de 2 négatifs. Le son a été récupéré sur bandes magnétiques partielles complétées par du son optique 35. Il a été étalonné avec comme référence une copie 35mm en bon état. Autant dire que le film revient de loin. La possibilité d’introduire le film avec la chanson de Joan Baez, qui l’a chanté lors de Woodstock (« I dreamed i saw Joe Hill last night, Alive as you and me ») a permis de donner une grande audience à ce film qui a recueilli un grand succès à Cannes, auquel Bo Widerberg était abonné, et à sa sortie.

Anne-Laure Brénéol présente de façon passionnée le film au CNP dans une copie nickel. C’est le seul film de Bo tourné hors de Suède. Le tournage a été tendu : alors qu’il était à Hollywood, il ne voulait pas travailler avec l’équipe américaine. 3 étudiants de Berkeley l’ont donc aidé. Ensuite, la ville de New York, sa mairie, ses habitants ont été hostiles au tournage. Ils n’étaient pas contents au point de renvoyer des rayons dans les caméras à l’aide de miroirs ! Un gang a volé la caméra. En fait, c’est en revoyant les rushs, que Bo Widerberg s’est remis à finir son film … en Suède.

Gérard Camy est professeur et historien du cinéma, membre du syndicat français de la critique de cinéma. Il est aussi l’auteur d’un livre sur Sam Peckinpah (Ed. L’Harmattan), ainsi que de Western que reste-t-il de nos amours ? et 50 Films qui ont fait scandale aux éditions Corlet. Il est président de l’association Cannes Cinéma et responsable du Cinéma de la plage pendant le Festival de Cannes. Widerberg a une filmographie dense. C’est un film Paramount. Thommy Berggren est l’acteur fétiche de Widerberg. Les autres acteurs sont tous amateurs et ne font généralement qu’une seule apparition. Joe Hill est une source d’inspiration pour Bob Dylan. C’est un film politique, frère de Bread and roses (Ken Loach, 2000 ; Ken Loach a été Prix Lumière 2012).

        En 1902, deux immigrants suédois, Joel et Paul Hillstrom, arrivent aux Etats-Unis. Ils doivent faire face aux amères réalités, une langue nouvelle et l’effroyable pauvreté qui règne dans les quartiers de l’East Side à New-York. Joel devient membre du syndicat anarchiste et révolutionnaire IWW (Industrial Workers of the World) qui connut des succès importants et qui visait directement au renversement du capitalisme. Paul quitte la ville, Joel y reste, amoureux d’une jeune Italienne. Mais l’aventure est de courte durée. Rien ne le retenant à New-York, Joel, devenu Joe Hill, se met en route vers l’Ouest, tel un hobo pour retrouver son frère. La date de resortie du film de Bo Widerberg n’a pas été choisie au hasard puisqu’il s’agit du centenaire de la mort de Joe Hill. Le militant a été assassiné le 18 novembre 1915 par un peloton d’exécution dans la cour de la prison d’Etat de l’Utah. Il avait été accusé d’avoir tué un épicier de Salt Lake City et a donc ensuite été condamné à mort. Sa condamnation avait d’ailleurs entraîné des manifestations importantes et violentes.

        « Un type qui fait des discours, c’est bien, mais un type qui chante, c’est fichtrement mieux.» déclara le metteur en scène. Heureusement pour moi, Widerberg « déteste les films de procès » : je partage cet avis. Il s’est agi de « reconstituer ce qui s’est passé pendant l’instruction » à l’aide de coupures de journaux d’époque. « Pour ce qui suit l’exécution de Joe Hill, les gens peuvent bien danser pendant qu’on le pend, parce que le socialisme sans la joie n’est rien. » (Conférence de presse, Cannes 1971. Jeune Cinéma, n° 57, Spécial Cinéastes suédois, septembre-octobre 1971).

        Ce film magnifique, à la perfection technique irréprochable, Prix Spécial du Jury au Festival de Cannes en 1971, relègue le pompeux Sacco et Vanzetti (Sacco e Vanzetti, Giuliano Montaldo, 1971) à un niveau très éloigné. Les couleurs sont chatoyantes, nous avons l’impression de vivre le mythe du hobo en direct (cf. En route pour la gloire, Bound for glory, Hal Ashby, 1976 avec David Carradine). Une vraie splendeur.

 

[Ciné] Festival Lumière 2015, Lyon, Jour 2 « La Terre » (« Zemlia », Alexandre Dovjenko, 1930)

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La Terre  (Земля, Zemlia, Alexandre Dovjenko, 1930, 72mn, n & b, muet, 1:33).

Affre de la nouveauté du Festival avec les ambassadeurs : Philippe Garnier s’y colle en avouant que le cinéma français n’est pas son hobby. C’est le premier film parlant de Duvivier et cela se voit tant c’est poussif. Duvivier notait lui-même : « Certaines scènes de David Golder ont été tournées en muet, il fallut les couper car elles fichaient tout par terre. ». C’est plus un film intéressant pour observer l’évolution de Duvivier. Il avait trente-trois ans, une quinzaine de films muets à son actif et une réputation d’honnête artisan. Une scène émouvante dans un bateau, où l’on songe tant à Exodus  (Otto Preminger, 1960) qu’à Et vogue le navire (E la nave va, Federico Fellini, 1983), où Golder, de retour de l’ultime voyage d’affaire, expire dans les bras d’un jeune arriviste qui lui remémore sa jeunesse.

David Golder est adapté du roman à succès, publié un an plus tôt, de l’apatride Irène Nemirowski, nom écorché par Garnier. Le roman – le père d’Irène était un banquier d’origine ukrainienne –  fut accusé à l’époque de n’être « qu’un » scénario. Elle a passé quatre ans à écrire ce brûlot sans concessions. Heureusement qu’une juive a décrit certains aspects, bien de leur époque toutefois, car sinon le soupçon d’antisémitisme (« Juif pour antisémite » selon L’Illustration juive) aurait plané. C’était l’un des rares films non antisémites de l’époque, paraît-il. Pourtant Soifer, le spéculateur joué par Paul Franceschi, n’échappe pas à un certain antisémitisme des années 30 : pingrerie en économisant ses chaussures ou la lumière avec les bougies, nez crochu, rouerie. Comme à son habitude chez Duvivier, les femmes sont pires que les hommes. L’écrivain Colette, au goût sûr, adorait le film.

        C’est le premier des sept films que Duvivier et Harry Baur  tourneront ensemble. Les deux hommes avaient en commun un sale caractère et une misanthropie à toute épreuve. Harry Baur, cet immense acteur, joue lourdement un financier juif dont la seule fonction semble, au-delà du fait de ruiner ses ennemis jusqu’à son ancien associé, d’être pompé jusqu’à l’os par son entourage, notamment sa femme et sa fille (les féministes apprécieront : l’homme gagne l’argent, la femme le dépense – rires et exclamations dans la salle !). Une vraie vache à lait entourée de parasites. Grasset songeait au Père Goriot de Balzac. Golder n’en finit plus de mourir : ce jeu théâtral a terriblement vieilli. Chirat y voyait une admirable scène de grand cinéma, ben voyons. La méchanceté et la férocité de Duvivier sont déjà présentes. Philippe Garnier les rattache au Faucon maltais (The maltese falcon, 1941), le premier film de John Houston, mais cela semble tiré par les cheveux. Pour Harry Baur, acteur de théâtre connu, âgé ici de cinquante ans, le film apporta la consécration au cinéma. Dans le portrait qu’Irène Nemirowski avait fait de Gloria Golder (Paule Andral), la femme cupide et haineuse du vieux financier, elle réglait des comptes avec sa propre mère. Grande scène que celle de la grande explication entre Golder, en plein malaise, et sa femme, où les visages s’affrontent, suants, convulsés et crachant la fureur et la haine comme deux scorpions dignes de Les rapaces (Greed, E. von Strohem, 1924). Philippe Garnier souligne la force des rôles secondaires, Jackie Monier qui joue la fille, Joyce Golder, est présente également dans le rôle d’Yvette dans Quatre de l’infanterie (Westfront 1918 : vier von der infanterie, G. W. Pabst, 1930).

        Il faut noter tout de même les gros plans, des mouvements de caméra, un découpage très nerveux, un montage rapide, des contre-champs, une souple utilisation du son. Philippe Garnier note que Duvivier a été l’assistant de Feuillade. Certaines scènes de bourse rappellent L’argent (1928) de Marcel L’Herbier, d’après Zola. A la photo, nous retrouvons Armand Thirard, le même que pour Quai des orfèvres de H.-G. Clouzot (1947) ou encore chez Korda, qui fut le chef opérateur de beaucoup de films de Duvivier, réalisateur réputé pour la diversité de ses films (Paquebot Tenacity, 1934). Un plan détonne avec un homme qui occupe moins d’un quart de plan comme pour signifier la petitesse.

Quant aux dialogues, Duvivier précise : « Un ami qui a vu David Golder m’a dit qu’il l’aimait parce qu’on y parlait peu – or, on y parle tout le temps. Je crois donc que l’animation des images, leur changement, permettront au dialogue de passer. Ce dialogue était nécessaire : je défie qu’on y trouve trois phrases  qui ne soient pas indispensables. ».

        Le film fit partie de l’un des 5 de la sélection française à la toute nouvelle Exposition internationale d’art cinématographique de 1932 à Venise ou Mostra en concurrence avec La Terre  (Земля, Zemlia, 1930, 72mn, n & b, muet, 1:33) d’Alexandre Dovjenko. Un film redécouvert au Cinéma de minuit de Patrick Brion en 1977 lorsque France  3 se nommait FR3.

[Ciné] Festival Lumière 2015, Lyon, Jour 2 Princesse Sophia Loren

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Toute de rouge vêtue (Versace ? Lacroix ?) avec son sac noir de gala, elle se déplace aidée de Thierry Frémaux et l’ambassadeur Régis Wargnier qui lui déclare son admiration (« Elle incarne le plus beau de l’Italie. Le sud de l’Italie La beauté de la terre, de la lumière. »). A l’invitation de ce dernier elle parle, à la demande de Wargnier, en dialecte napolitain où la drôlerie et la comédie sont inhérentes. Elle évoque aussi le ciucio : le fait d’être là au bon moment. Son fils, Eduardo Ponti, qui signe des autographes, n’est pas loin. Les questions de Frémaux sont bêtes (« ça fait quoi d’être actrice ? », etc.) au point que la Loren le souligne franchement, à la napolitaine. Si certes, elle déclare avoir beaucoup travaillé, elle se fend sans modestie d’un « Quand on fait quelque chose dans la vie qu’on réussit très bien, on s’attend à ce genre d’accueil ».  Plus tard, elle nuance : « Quand je ne réussis pas une scène, je suis malheureuse ».

Sofia Lazzaro indique qu’elle vient d’une famille précaire ; elle a perdu sa mère jeune. Elle parle de son grand amour, le producteur Carlo Ponti qui l’a considérablement aidé dans sa carrière. « Il m’a compris et accompagnée. Je n’aurais jamais été ce que je suis sans lui. C’était ça l’amour. » Elle n’a pas assez de mots gentils envers Vittorio de Sica qui l’a fait débuter à 17 ans dans L’or de Naples (1954). « Vittorio m’a appris beaucoup de choses. Tout ce qu’on faisait était un plaisir. » Elle relate sa relation avec Marcello, une dizaine de films ensemble, un ami, comme une moitié : « c’était pour moi comme ma famille. Mais on ne se fréquentait pas. Quand il est parti, j’ai perdu un bout de moi-même ».

 Elle écarte les sous-entendus de Frémaux, dont on se fout  éperdument, à l’égard de Belmondo qu’elle trouve bon acteur mais est plus mitigée sur le reste, tout comme pour Brando. L’échange est assez décevant à cause des interrogateurs. Elle termine en disant que l’avenir est devant elle. En effet, puisqu’elle tourne à 81 ans une pub pour Dolce & Gabana avec Giuseppe Tornatore (Cinema Paradiso, 1998).

        Elle a évoqué Fellini en regrettant de n’avoir jamais tourné avec lui : « Fellini n’a jamais pensé à moi comme une actrice qui pouvait coller à son cinéma. J’aurais aimé travailler avec lui ».  Il faut dire que Sophia ne va pas au-devant et attend les propositions. Il en est ainsi de la Ciociara dont le rôle principal devait revenir à la Magnani. Sa fille avait dans le film une dizaine d’années pour permettre un décalage suffisant entre la mère et la fille. « Ça a été un moment très important de ma carrière. »

[Ciné] Festival Lumière 2015, Lyon, Jour 2 « Je ne regrette rien de ma jeunesse » (« Waga seishun ni kuinashi ? », Akira Kurozawa, 1946)

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« Je ne regrette rien de ma jeunesse » (« わが青春に悔なし », « Waga seishun ni kuinashi ? », Akira Kurozawa, 1946, n & b, 1:37)

        Public : passez votre chemin à travers les champs de rizières. Il est des films qui devraient rester inédits. La fille, actrice qui n’a pas réussi à se faire encore un prénom, fille d’Isabelle Huppert fait une présentation sans relief en omettant les informations principales. Lolita Chammah ne laissera pas un souvenir impérissable.

        C’est le premier film de l’après-guerre pour Akira Kurosawa. Il est réalisé après la défaite du Japon et l’avènement de l’occupation américaine. Il profite de l’air ambiant, furieusement à gauche, pour montrer les dégâts de la junte militaire sur les « forces vives » du Japon. Ce film politique se fonde sur les histoires vraies de professeur libéral persécuté Yukitoki Takigawa dans le début des années 1930 et d’un étudiant expulsé Hotsumi Ozaki qui a été exécuté pour trahison en 1944.

Le scénario est modifié par le  comité de supervision de scénarios du syndicat des employés de la Toho en intégrant un autre scénario traitant du même sujet. Kurosawa se révolta mais en vain. Le film n’a été visible en Amérique qu’à partir de  1980. Cela s’en ressent. Si la première partie est crédible, la deuxième n’appartient plus à Kurozawa pour aboutir à un film sans fin, trop long, un ratage. Quelques délicatesses comme un état d’âme symbolisé par des fleurs coupées dans l’eau.

Filmé en 1946, juste après la guerre, la plupart des acteurs et l’équipe vivaient une vie très pauvre, souffrent de la faim. Un des acteurs a rappelé une histoire personnelle avec son grondement d’estomac pendant le tournage, inspirant la scène. Le reste des « étudiants » ont été joués par tous les directeurs adjoints dans un effort pour maintenir les coûts bas. Les thèmes de Kurosawa sont présent bien que dans le désordre, avec un montage raté : la condition sociale, l’honnêteté, la nécessité de la pédagogie (Madadyo, le maître, Maadadyo, A. Kurozawa, 1993).

Le rôle-titre est détenu par l’admirable Setsuko Hara, bien connue des amateurs d’Ozu. Si elle sauve le film et joue au piano le dernier mouvement (La Grande Porte de Kiev) de Tableaux d’une exposition par Modeste Moussorgski et le Prélude en mi bémol majeur, opus 28, n° 19 par Frédéric Chopin, elle est blanchie par Kurozawa de son engagement politique discutable dans la vraie vie.

 

[Ciné] Festival Lumière 2015, Lyon, Jour 2 « Larmes de clown » (« He who gets slapped », Sojström, 1924, 71mn, n & b, muet, 1:33) et « La bataille du siècle » (« The battle of the century », Clyde Bruckman, 1927, 20mn, n & b, muet, 1:33)

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La bataille du siècle (The battle of the century, Clyde Bruckman, 1927, 20mn, n & b, muet, 1:33)

Serge Bromberg (Canal +, Lobster) présente La bataille du siècle (Clyde Bruckman, 1927) en développant les indications américaines de restauration non traduites. La première partie est consacrée à la boxe, inspirant Chaplin. Le lien est un assureur. Deux photogrammes voire photos en absence de film puis, suite à une insistante peau de banane, une bataille de tartes s’active à l’aide de plus de 3 000 pâtisseries pour une version de 10mn au lieu des 3mn connues. L’histoire est la suivante : en 1957, Robert Youngstone remonte 3mn pour sa collection personnelle ; le négatif original se décompose. Au MoMA, des bobines ont été retrouvées le 15 juin 2015. En effet Bromberg se promenait avec un collectionneur, Jon Mirsalis, compositeur de musiques de films, qui lui avouait avoir une copie 16mm : elle s’avéra intégrale. En septembre 2015, le film a été projeté au festival de Telluride. Toutes les couches de la société sont explorées dans l’anarchie pâtissière. Un homme s’échappe avec une poubelle qui recouvre le corps sauf les jambes et les bras. Du pur slapstick jouissif. De quoi nous consoler de la scène finale de Docteur Folamour, ou: Comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe (Dr Strangelove or : How I learned to stop worrying and love the bomb, Stanley Kubrick, 1964) qui a été coupée au montage. Selon Bromberg, avec Big buisness, c’est l’un des meilleurs Laurel et Hardy. A noter un certain Georges Stevens à la photo; Hal Roach est à la production. Une série de nouveaux Keaton vont suivre grâce au crowfounding. Bromberg se colle au piano avec de légères dissonances.

        Et pour cause : le piano était préparé pour le trio Rives avec clarinette, bandonéon et percussions, un musicien jouant des deux derniers simultanément. C’est l’une des musiques improvisées les plus intelligentes que j’ai entendu, laissant des silences sur des scènes fortes. Les 3 musiciens matures qui ne payent pas de mine cassent la baraque. Une musique à la hauteur du chef d’œuvre. Pourquoi une personne avertie viendrait-elle présenter un immense film si tôt le matin ?

Larmes de clown (He who gets slapped, Victor Sjöström, 1924)

Larmes de clown (He who gets slapped, Victor Sjöström, 1924, 71 mn, n & b, muet, 1:33)

Le suédois Victor Sjöström, devenu Seastrom aux Etats-Unis dès 1924, était considéré par Chaplin (Les feux de la rampe, Limelight, 1952) comme le meilleur metteur en scène du monde. La MGM vient d’être fondée, à partir de la fusion de plusieurs sociétés de production. Larmes de clown est le premier film qui y est produit. Le studio, qui a préféré patienter pour sortir le long métrage à une date parfaite, a préparé et diffusé d’autres films en attendant, mais c’est au début de Larmes de clown qu’apparaît pour la première fois le légendaire logo du lion rugissant. C’est la première rencontre également entre la jeune Norma Shearer et la MGM, dont elle deviendra l’une des vedettes, suite à son rôle avec Greta Garbo dans La chaire et le diable (Flesh and the Devil, Clarence Brown, 1926). Elle épousera Irving Thalberg en 1927.

Larmes de clown est adapté d’une pièce du russe Leonid Andreïev. Le carton qui ouvre le film indique : « Dans la comédie douce-amère de la vie, on dit avec sagesse : rira bien qui rira le dernier. ». Le scientifique Paul Beaumont est sur le point de faire un discours devant ses pairs de l’Académie, afin de rendre publiques ses recherches sur l’origine de l’homme, menées à terme avec le soutien de sa femme Maria et le mécénat du baron Regnard. Mais ce dernier lui vole ses notes et accapare devant l’Académie le mérite de la découverte, grâce à Maria, en réalité sa maîtresse et complice. Réalisant tout cela, publiquement humilié, Beaumont choisit de disparaître. Il refait sa vie dans un cirque, où il est, sous le sobriquet de « HE » (Celui ou Lui), un clown recevant chaque soir, devant un parterre hilare, quantité de gifles. Un de ses collègues du cirque, l’écuyer Bezano, est amoureux de sa nouvelle partenaire, Consuelo, fille du comte Mancini, dont Paul Beaumont tombe amoureux (« Un instant, j’ai cru que tu étais sérieux » réplique-t-elle au perdant bon joueur). Ce dernier voudrait la marier à un ami, qui s’avère être le baron Regnard. Le clown transforme ses souffrances et ses blessures en une nouvelle force.

Il s’agit d’un mélodrame King Size doublé d’une histoire de vengeance. Ce mélo, genre à l’origine du cinéma jusque dans son essence, est d’une poignante beauté (image finale saisissante du globe terrestre en écho à l’ouverture : un pourtour de scène devient le socle du globe, ce dernier devenant un ballon qui tourne sur lui-même, laissant songer à Méliès), avec des oxymores (sous le masque hilare du clown se cache un éminent savant ayant renoncé à son identité pour échapper à ses souvenirs), de nombreux contrastes (somptueux noir et blanc), les fondus enchainés (le public du cirque rappelant les académiciens scientifiques). Les autres clowns autour de LUI forment un chœur antique. C’est la description d’un cirque de l’étrange avant Tod Browning (Freaks, la monstrueuse parade, Freaks, 1932 : ici en coulisse, c’est un bestiaire des sentiments humains qui se dessinent ; L’Inconnu, The unknown, 1927; Les révoltés, Outside the Law, 1927), chez qui Lon Chaney, « l’homme aux mille visages » (roulement des yeux, grimaces, froncements de sourcils), est devenu l’acteur fétiche. A l’Etrange Festival, Alejandro Jodorowsky offre son point de vue : « ”Ô, âme, comme tu fais de ma chute une ascension”, dit un ancien texte kabbalistique. Lon Chaney, de façon géniale, perd tout, femme, ami, œuvre, dignité. À toucher le fond de l’abîme, le final de ce film dépasse le court de Fellini sur le cirque. ». Chaney a d’ailleurs souvent dit que son personnage dans Larmes de clown était son préféré, alors qu’il venait de jouer dans le marquant Notre-Dame de Paris (The hunchback of Notre Dame, Wallace Worsley, 1923).

[Ciné] Festival Lumière 2015, Lyon, Jour 1 Ouverture

Après les défilés de peoples sur tapis rouge shootés par des photographes sur fond de Rolling Stones et retransmis sur grand écran, un film est projeté : avec un public à 500m, un format carré (1:37) sur un énorme écran dans une salle froide qui résonne encore du sang des bêtes, la Halle Tony Garnier, un ancien abattoir donc, par un immense architecte, reconverti en salle de concert. Je plaisantais en disant qu’on aurait un Don Camillo (Le petit monde, 1951 ; Le retour, 1952) de Duvivier mais je n’ai pas tapé loin. Et là, je suis très vénèr. Il s’agit de l’admirable et crépusculaire Fin du jour (1938), film de patrimoine exigeant, que Lindon présente comme n’étant pas son préféré. Mon problème est que j’avais pris un billet à 5 EUR pour le voir dans la semaine. Ici, 15 EUR avec flonflon. Or, c’était l’un des rares films inconnus ou surprises  avec celui du prix Lumière. C’est la première année en 7 Festivals Lumière qu’ils projettent en ouverture un film rediffusé après dans le cadre du même festival. Ne pas profiter d’un grand format pour une salle qui fut utilisée pour un festival de Scope est du gâchis. Notons que des jeunes filles sont tout de même restées calmes lors de la projection alors que le film ne les intéressait que moyennement. C’est beau de faire découvrir un patrimoine exigeant, estampillé malencontreusement « qualité française » au tout public mais pas au détriment de certains spectateurs qui perdent de l’argent.

        Le seul intérêt de cette soirée fut la projection de l’une des versions de La Sortie des usines Lumière (1895) avec le projecteur d’époque pour les 120 ans du cinéma sur un trop petit écran. Laurent Gerra a imité Johnny, Godard et Tavernier, ce dernier n’étant pas présent à cause d’un cancer et sa chimio afférente. Rires assurés. C’était triste et émouvant de voir Belmondo avec ses problèmes d’élocution suite à AVC et Bébel, acteur physique, avec sa démarche avec béquilles pour qui fut venu présenter Un singe en hiver (Henri Verneuil, 1962) en ouverture l’année dernière. Un hommage, par mention écrite, à Chantal Akerman, dont le film simple, sans moyens, en noir et blanc et plans fixes, Je, tu, il, elle (1976), est présent, tout comme à la Biennale de Venise, son installation Now, et le regretté Raymond Chirat qui n’aurait pas renié le Duvivier du soir. Un passage assez ridicule sur l’Euro, dont Frémaux est l’ambassadeur, où des spectateurs venus de la salle shoot dans des ballons sur des peoples. Le retour des sans-culottes après la chemise arrachée sur un DRH d’Air France ? Un type se vautre en tentant d’en rattraper un. Une personne âgée a été évacuée par des pompiers. Stupide et dangereux. Les seuls sifflets seront réservés pour Aulas, le Président de l’OL, le capitaine de l’équipe féminine, Wendie Renard, étant, elle, acclamée. Lol. Distribuer un bout de Jeux interdits (René Clément, 1952) ne rattrape pas le reste. Lindon, authentique et émouvant se révèle touchant et redit les mêmes choses que dans ses présentations d’autres films de Duvivier. Honneur est fait aussi à John Lasseter, donc à Pixar, prix de la chemise la plus atroce, bien que vouée au marketing Pixar, honoré de la mention « Walt Disney du XXIe siècle », ce qui laisse songeur. L’imposant Refn est là également mais sa filmographie me paraît chiche, et Drive surestimé, pour porter un jugement. Il nous gratifie de sa collection d’affiches érotiques dans le hall de l’Institut Lumière, en lien avec la sortie d’un livre et de son film sur ce sujet. Effet drôle : quand les ex regardent leur moitié du passé sur écran, la Seigner pour Gerra, Kimberlain pour Lindon. Et puis Jacques Audiard, Pascal Thomas, Régis Wargnier comme ambassadeurs, l’italien Dario Argento avec sa fille Asia, Stévenin, Lutz, Elbaz, Mélanie Thierry et son insupportable mec, le chanteur Raphaël, qui se ressemble s’assemble.

La fin du jour

        Un film cruel, sur un hospice de vieux acteurs, avec un défilé de grands tels Jouvet, Simon, qui se détestaient dans la vie, Francen, Dorziat, Ozeray, etc. Un hommage aux acteurs.

        L’honorable Jean Douchet, chantre de la Nouvelle vague, pestait avec malice contre La Fin du Jour, présenté en ouverture, trop « jeu de massacre » à son goût. Un autre critique y voyait déjà un « Un film-cabot d’un pathétique complaisant ».

[Ciné] Festival Lumière 2015, Lyon, Jour 1 « L’Enfer de la corruption » (« Force of evil », Abraham Polonsky, 1948)

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L’Enfer de la corruption (Force of evil, Abraham Polonsky, 1948, 78mn, n & b, 1:37)

L’ambassadeur Philippe Garnier, qui a rencontré Polonsky, présente. Il évoque A. de Toth qui définissait Studio Enterprise, fondé par des aristocrates partis de la MGM, à l’inverse de ce qui existait : politesse, salaire raisonnable. Polonsky est revenu sur cet échec commercial car il souhaitait une adéquation entre les images et les paroles. La voix off et les répliques sont poétiques, voire bizarres jusqu’au grotesque, au point qu’un critique a évoqué un « dialogue en vers libres ». Il a été précurseur de ce qui lui est arrivé en glissant la phrase : « On peut passer sa vie à regretter ce qu’on a dit ». Gros bug de Phil : le charme du film reposerait sur un Bosley à la voix Welles, Tucker, dont il est toujours question mais qui ne serait jamais là. Or, le personnage apparaît bel et bien, plutôt deux fois qu’une. On pardonne cette erreur car elle est la preuve que Garnier parle de mémoire tant sa culture underground est immense. La copie 35mm a été restaurée par les labos d’UCLA et mentionnée « Founding Scorsese » (avec ses fonds personnels), avec une traduction en sous-titrage de « What do you mean » en … « What do you mean ». You talking to me ? Vive les bilingues car le phrasé-mitraillette du new yorkais Marty se retrouve ici dans les moindres recoins pour nous enchanter.

        Un film défendu par Bertrand Tavernier qui œuvra, en tant que « macmahonien », avec Pierre Rissient, comme attaché de presse, pour sortir le film en France … en 1967. « Voilà, là encore, un homme qui a beaucoup compté à certaines heures de la cinéphilie mondiale et qui est aujourd’hui un quasi-inconnu, même des jeunes passionnés de cinéma » écrit Tavernier dans Amis américains. Il s’agit d’un  film qui « décrit très bien comment fonctionne l’Amérique ». Il pense même que « Le Gabin du Bronx », John Garfield (1913-1952), blacklisté, mort d’une crise cardiaque après des années d’alcoolisme par manque de tournage dès 1951, bénéficiant d’un enterrement digne de Valentino, qu’il a plus qu’influencé la seconde partie de carrière d’Humphrey Bogart. A voir. Garfield a un jeu moderne, habité et sobre, annonçant les compositions futures d’Harvey Keitel ou Russell Crowe. Tavernier, dans le cadre de sa carte blanche au sein de la rétrospective qui lui était consacré, demanda la projection au grand public de L’Enfer de la corruption à l’Institut Lumière en janvier 2009.

Pour Martin Scorsese (Voyage à travers le cinéma américain, A personal journey with Martin Scorsese through american movies, 1995), dont le film, par l’exposition d’un New York sordide, est une influence majeure, notamment pour Raging Bull (1980) : « Certains films, en particulier L’enfer de la corruption allèrent encore plus loin. C’était toute la société qui était corrompue. Le visage de John Garfield, avocat de la pègre, était un véritable paysage de conflits moraux. C’était le corps social lui-même qui était atteint ! Le dialogue d’Abraham Polonsky était inhabituellement poétique, mais ce qu’on voyait imploser sous nos yeux, c’était une société rapace, pourrie. C’est la violence du système qui devient le sujet, plus que la violence individuelle. ». Les thèmes scorsesiens sont présents : mafia, ascension, chute et rédemption.

Robert Aldrich a été l’assistant à la réalisation du blacklisté Joseph Losey, de Charles Chaplin, de Jean Renoir et d’Abraham Polonsky dont il disait sur le film qui nous occupe : « Un film étonnant, à la fois réaliste et poétique, baigné dans une ambiance typiquement juive. ».

        Joe Morse, jeune et ambitieux avocat, gère les affaires de Joe Tucker, puissant gangster new-yorkais contrôlant les paris. Il cherche à réunir, en une organisation tentaculaire, les différentes branches familiales de la pègre. À cette fin, il échafaude une vaste machination dont sera victime son propre frère Léo, petit malfrat ruiné. Dévoré par la haine et les remords, Joe Morse décide alors de se venger et témoigne contre la mafia.

        Parmi les 3 films du new-yorkais de l’East Side, Polonsky, L’Enfer de la corruption, son premier long métrage, est un classique du film noir. Le maccarthysme a fait une autre victime : le « sinon stalinien, du moins très militant » Polonsky, dénoncé par Sterling Hayden, son ancien camarade des services secrets pendant la Seconde Guerre mondiale, à la commission des activités antiaméricaines (HUAC). Il a été, comme il le dit lui-même, « mis au frigidaire ». Dur pour un ancien avocat de syndicats. Le hargneux ira jusqu’à déclarer : « Kazan est un génie de la mise en scène. Mais s’il était devant ma voiture, je l’écraserais. ».

L’échec commercial du film contraint son auteur à rester scénariste à la Twentieth-Century Fox. Il a écrit sous pseudonyme pour le cinéma et la télévision. En 1968, il est enfin crédité sous son vrai nom au générique de Police sur la ville (Madigan, Don Siegel, 1967). L’année suivante marque son retour à la réalisation avec Willie Boy (Tell them Willie Boy is here, 1969) s’inspire de faits réels pour raconter la traque, au début du siècle, d’un Indien, joué par le Robert Blake de De sang-froid (In cold blood, Richard Brooks, 1967) coupable de meurtre ; Robert Redford joue également. En 1971, il réalisera Romance of a horse thief (Le Voleur de chevaux) avec Yul Brynner et Jane Birkin. En 1984, il préparait une adaptation, qui n’a jamais aboutie, du roman de Thomas Mann, Mario le magicien. Phil Garnier évoque la même anecdote drôle que dans son article de 1999 dans Libé pour la nécro de Polonsky : victime de la chasse aux sorcières, il a habité McCarthy Drive.

Polonsky a été un romancier réputé (The world above, The season of fear, Guilty by suspicion, Zenia’s way) et l’un des scénaristes les plus côtés du moment grâce au fulgurant et unique succès pour le Studio Enterprise, Sang et or (Body and Soul, 1947), film de boxe, tourné avec Garfield, aux studios Liberty, de Robert Rossen, scénariste, lui-même, avec un script et un dialogues percutant d’Abraham Polonsky, valeur montante d’Hollywood. Les Studio Enterprise, responsables du film de Rossen, n’hésitent pas à confier plus d’un million de dollars à Polonsky, débutant derrière une caméra, pour mettre en scène son nouveau script tiré d’un mauvais roman, Tucker’s people (ou The underworld) d’Ira Wolfert, prix Pulitzer pour ses reportages dans le Pacifique en 1943, flanqué des plus grands techniciens du moment : Richard Day, chef décorateur chez Goldwyn au grand sens du détail, George Barnes, directeur photo pour Losey, Capra, Leo McCarey ainsi qu’Hitchcock (la photo de Rebecca, 1939 ou La Maison du docteur Edwards, Spellbound, 1945). Polonsky a montré des peintures d’Edward Hopper à George Barnes qui décida de filmer avec une source unique de lumière, crue, projetant ainsi de grandes ombres à côtés d’à-plats de lumières blanches. Certains plans sont à tomber par terre : le début sur New York (l’église coincée entre des gratte-ciels), la scène vers le Verazano bridge est encore plus belle que dans Sueurs froides (Vertigo, Hitchcock, 1957), Pas de Printemps pour Marnie (Marnie, Hitchcock, 1963) ou dans Manhattan (Woody Allen, 1978), la scène de bar, les jeux d’ombres, etc. Le montage alterne affrontements psychologiques (l’avocat et la secrétaire), l’irruption saisissante de la violence (le meurtre du comptable) et les envolées poétiques inattendues (la recherche finale dans les docks). Les dialogues, peut-être trop présents, fusent avec une ironie mordante et jubilatoire, notamment le monologue sur la vie de Leo Morse, dans le restaurant. Le scénario complexe, aux multiples implications, repose sur le mythe biblique d’Abel et Caïn dans le monde du film noir, le frère de Joe Morse mentionnant l’opposition fondamentale. Tout le monde est corrompu et victime du système ; les personnes honnêtes sont tuées. Ce film est hors norme : l’action n’arrive jamais, même quand le spectateur l’attend ; les clichés (la femme fatale, Marie Windsor, ex-Miss Utah, formée au théâtre, déjà garce dans L’ultime razzia, The Killing, 1955 de Stanley Kubrick ; le cambriolage du bureau de Joe Morse vu depuis une encablure de porte ; la justice équivoque ; une virulente critique sociale ; le gunfight final et nocturne entre les trois malfrats) du film noir sont vidés de toute substance. Il se situe dans la lignée des réalisations de Richard Brooks, Robert Aldrich et Jules Dassin. Polonsky choisit de ne pas représenter la loi car « elle n’est qu’une représentation de plus du mal général dans lequel nous vivons ». Les seconds rôles sont puissants : la mystérieuse Beatrice Pearson, avec deux films seulement à son actif, dont le jeu va à l’encontre de toutes les actrices de son époque ; le Roy Roberts des grands jours ; Thomas Gomez, star de Broadway et grand acteur de composition, bouleversant d’humanité, qui illumine chaque scène de son talent.

Ce film a influencé La nuit nous appartient (We own the night, James Gray, 2006) tourné en 35mm. Laurent Gerra, homme de poids accompagné d’une belle dame, s’assoit à côté de nous, fait du grabuge au point de se fendre d’un « Je vous demande de vous arrêter » à la Balladur puis repart au bout de 30mn. Peut-être a-t-il confondu Polanski et Polonsky … La salle sent encore le neuf. La belle quadra, ancienne administratrice de la Maison de la Danse, a supervisé les réfections de La Fourmi et du CNP.

[Ciné] Festival Lumière 2015, Lyon, Jour 1 Voici le temps des assassins (Julien Duvivier, 1955)

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Voici le temps des assassins (Julien Duvivier, 1955, 115mn, n & b, 1:33)

        Inédit : une projection de film est interrompue pour laisser Mossieur Vincent Lindon parler. Le Comœdia est abonné aux impairs, toujours différents à chaque fois : une bêtise par an pour être poli. L’année dernière, le jeu était de placer des personnes munies de billet d’une énorme salle à une petite avec une projection gâchée par des tumultes au mieux techniques. Lindon insiste sur le fait que Duvivier, auquel Renoir rendait régulièrement hommage, est actuellement sous-estimé. Ses films, dont une dizaine, ont marqué le patrimoine du cinéma français, sont modernes.

Paris, les Halles (le parler parisien, l’art culinaire d’autrefois avec ces quenelles au brochet avec, ce qui me choque légèrement, un Gewurtz 1928, excellente année, paraît-il ; l’alignement des têtes de veaux qui n’attendent plus que la sauce gribiche ; ce grand moment où Gabin développe le menu consacré au coq chambertain), reconstituées en studio à Billancourt. La jeune Catherine retrouve Chatelain, restaurateur réputé du « Rendes vous des Innocents ». Elle est la fille de son ancienne femme, qu’elle dit décédée, et vient chercher du travail à Paris. Celui-ci lui propose, en attendant, de l’héberger au-dessus du restaurant. Chatelain a pris sous sa protection Gérard, un étudiant en médecine qui travaille dur pour payer ses études. Chatelain présente Catherine à Gérard. Ce dernier fait à la jeune fille une cour maladroite, tandis que, étrangement, Catherine lui confie des sentiments mêlés à l’égard de Chatelain. Quelques jours plus tard, Gérard, Chatelain et Catherine se rendent dans l’auberge « Au repos du pécheur » tenue à la campagne par la mère de Chatelain. Cette dernière a toujours détesté l’ancienne femme de son fils, et fait à Catherine un accueil plutôt froid. Au cours du week-end, Catherine s’arrange pour dénigrer Chatelain devant Gérard, et Gérard devant Chatelain, pour les dresser l’un contre l’autre. Pour affermir sa position auprès de Chatelain, Catherine feint de vouloir partir, et obtient en attendant mieux la responsabilité de la caisse du restaurant. Gérard ne vient plus voir Chatelain, et Catherine « entreprend » celui-ci sur la question du mariage. Alors qu’elle se rend à un rendez-vous, Catherine est abordée par un inconnu qu’elle repousse brutalement. Celui-ci se jette sous un camion et meurt. En fait, Catherine va retrouver dans un hôtel sordide sa mère, Gabrielle, bien vivante, monstrueusement droguée. L’homme était un ancien « client » des deux femmes. Celles-ci ont monté une machination pour amener Chatelain à épouser Catherine afin de lui prendre sa fortune ; pour cela, il faut aussi à Catherine écarter Gérard, qu’elle considère comme son rival auprès de Chatelain. Sur le conseil de Gabrielle, Catherine simule son départ. Chatelain se brouille définitivement avec Gérard et devient odieux avec son personnel. Mme Chatelain mère arrive à la rescousse, et Catherine revient, feignant d’être ivre. Mme Chatelain essaie de la chasser, mais Chatelain lui propose le mariage. Elle accepte. Le soir de son mariage, Catherine essaie de circonvenir Gérard, que Chatelain a invité en signe de réconciliation. Il se défausse, elle dresse à nouveau les deux hommes l’un contre l’autre. Catherine est reconnue par un de ses anciens clients, qui ne laisse à Chatelain aucun doute sur ses activités passées. Catherine l’apprend, s’affole. Gabrielle lui conseille de faire assassiner Chatelain. Catherine réussit à apitoyer Gérard sur son « sort ». Chatelain et Gérard se battent, tandis que Gabrielle, en manque, fait appeler au restaurant, où l’hôtelier tombe sur Chatelain. Celui-ci retrouve alors Gabrielle, mais n’en dit rien à Catherine. Celle-ci, qui a tout compris, projette d’organiser un accident de voiture pour se débarrasser de lui. Elle séduit (enfin) Gérard et le convainc de l’aider. Chatelain amène Catherine chez sa mère, pour lui faire subir un interrogatoire. Catherine charge Gabrielle ; Chatelain  confie Catherine à sa mère, avant de statuer sur son sort. Catherine convoque Gérard à l’auberge, et s’empêtre dans ses mensonges en voulant le pousser à tuer Chatelain. Il finit par comprendre que Catherine l’a manipulé. Pour éviter qu’il n’aille tout raconter à Chatelain, elle l’endort avec le soporifique destiné à Chatelain, et pousse sa voiture dans la rivière. Pendant ce temps, Chatelain a décidé de garder Catherine. Il assiste sans comprendre à la découverte du cadavre de Gérard, et, de retour à Paris, oblige Catherine à attirer Gabrielle chez lui. César, le fidèle chien de Gérard, qui n’est tout de même pas un pitbull, d’où la scène suggestive tant le fait est peu crédible, commence à s’en prendre à Catherine. Chatelain ne réagit pas : un appel de la police vient de lui faire comprendre que c’est Catherine qui a assassiné Gérard. Catherine, fuyant le chien, rejoint Gabrielle à l’hôtel au moment où celle-ci sort de sa chambre. Le chien l’égorge, Chatelain arrive trop tard. Il laisse Gabrielle à son sort : « Comme ça elle fera plus de mal ».

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p style= »text-align:justify; »>        Le titre du film est emprunté aux Illuminations d’Arthur Rimbaud, dernière phrase de Matinée d’ivresse :
« Petite veille d’ivresse, sainte ! Quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t’affirmons, méthode ! Nous n’oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours.Voici le temps des Assassins. » « Le sujet n’a pas été facile à trouver. Notre premier scénario est tombé à l’eau : Gabin montait un hold-up au Casino d’Enghien. […] Nous imaginons ensuite une histoire de garagiste, que Gabin refuse. L’acteur n’était pas facile ; il voulait jouer autre chose, il avait déjà été garagiste, il refuse tout, dit toujours non.Revenant de Saint-Tropez, où nous [Duvivier & Bessy] nous étions installés pour travailler, nous nous arrêtons dans un grand restaurant de Saulieu. Et tout à coup l’idée nous est venue ; nous avions notre histoire. Gabin aime la bonne bouffe, me dit Duvivier, il acceptera de jouer un restaurateur. » selon le scénariste Maurice Bessy, journaliste, critique de cinéma, fondateur de la revue hebdomadaire Cinémonde en 1928. Ce dernier l’a romancé et publié en 1956 sous le titre Voici le temps des assassins aux Éditions France-Empire. Il écrivait en 1968 sur son ami Julien : « Il ne croyait pas au style que beaucoup de réalisateurs s’attribuent en recommençant dix fois le même film. Créer, pour lui, c’était tenter. C’était aussi se tromper, pour mieux réussir ensuite. C’était disposer d’un faisceau de lignes de force et les utiliser toutes … Il était on ne peut plus maladroit avec les journalistes, se bornant à déclarer qu’il n’avait rien à dire, qu’il était un conteur d’histoires et que les metteurs en scènes qui bourraient leurs ouvrages de considérations métaphysiques, esthétiques ou autres, le faisaient doucement rigoler …».

Duvivier, lié à la carrière de l’acteur bourru, utilise Jean Gabin alias Jean Moncorgé (notamment dans La Bandera,  1935 ; Pépé le Moko, 1936, et La Belle équipe, 1936) une septième et dernière fois. Gabin ne voulant plus jouer les criminels. Duvivier qui avait autrefois tourné deux adaptations de Poil de carotte (en 1925 et en 1932 d’après le roman à succès de Jules Renard) avait le projet ferme d’une troisième version, en couleurs, avec Jean Gabin dans le rôle de Monsieur Lepic. Il ne l’a jamais réalisée. Duvivier retrouve sans difficulté sa place de réalisateur de premier plan après avoir émigré pendant la Deuxième guerre mondiale (voir la scène de remise de prix avec la déclaration patriote : « Vive la France »), tandis que la carrière de Gabin peine à trouver un second souffle. Le rôle de Chatelin a été écrit expressément pour Jean Gabin. « Je crois que nous sommes entourés de monstres comme ça. On n’a qu’à lire les journaux, c’est quelque chose d’effrayant. Je crois que nous sommes comme ça depuis vingt ans, nous sommes au temps des assassins. Nous sommes absolument entourés de monstres et je connais, moi, des jeunes filles qui sont exactement pareilles au personnage de Catherine, je crois avoir fait quelque chose de violent, mais tout à fait logique.» déclare Duvivier. Gabin, qui louait Renoir pour sa direction d’acteur, ne tarit pas d’éloges sur Duvivier : « C’est Duvivier qui m’a appris ce que j’ignorais encore de la technique du cinéma. Il m’a expliqué les objectifs et selon le choix qu’on en faisait pour un plan ce qu’on pouvait en attendre. J’ai bien retenu la leçon et ensuite j’ai su adapter mon jeu ou une certaine façon de me déplacer devant la caméra, en fonction de l’objectif choisi. ». Alors qu’un perchman capte sur un haut-parleur haut perché le son émis par le cinéphile Vincent Lindon (ancien prix Jean Gabin), que l’on ne présente plus même s’il était mal peigné au naturel, ce qui l’intéresse, car les artistes sont des pompeurs, c’est la manière de bouger (la façon de prendre un poulet, lorsqu’il s’essuie sur son tablier, etc.) de Gabin, ses silences. La justesse, soulignée par ailleurs par Tavernier, est admirable dans la lignée des J. Wayne, J. Dean, M. Clift (Une place au soleil, A Place in the Sun, Georges Stevens, 1949) et R. De Niro. Lindon souligne que Gabin a été 3 fois star : jeune, entre 1957 et 1965 et enfin avec le Président (Henri Verneuil, 1961), vers la fin de sa vie. Sur 11 films avec Duvivier, 9 sont devenus des classiques. Il insiste sur le côté émouvant pour un acteur de retrouver un metteur en scène : le dialogue est repris là où il en était exactement. Il ne dirige pas de la même manière Jeannot et le Dab’. Si les répliques fusent, nous ne retiendrons que celle-là lorsqu’une dame huppée américaine commande un Coca à une table où coule le Vosne-Romanée : « Ici, on n’est pas une pharmacie ».

Ce qui intéresse Duvivier et Bessy en Delorme, qui, en retour, trouve le metteur en scène « impressionnant, sec, précis », c’est l’effroi des hommes menacés par des femmes qui deviennent libres,  qui s’affranchissent de leur emprise. Julien Duvivier, Maurice Bessy et Charles Dorat prennent ainsi le contre-pied du motif qui a servi de matrice à la littérature française du 19ème de Balzac à Proust en passant par Flaubert, celui de l’impossible place faite aux femmes dans une société dominée par les hommes. Puisqu’elle hésitait à jouer ce rôle terrible avec sa belle plastique que rehausse un léger strabisme, Duvivier la convainquit avec cet argument : « Ce rôle est pour toi. Il y a des blondes, il y a des brunes… Ton personnage a quelque chose de détraqué. Elle est comme ça sous sa gueule d’ange. Il faut que tu la joues très gentille. ». « De tous les metteurs en scène que j’ai connus, Duvivier était le plus directif. Je pensais que c’était tellement bien qu’il n’y avait qu’à se laisser faire. » ajoute la Delorme. Elle est fabuleuse avec ses expressions passant rapidement de la plus grande bonté à la plus grande folie meurtrière.

Dans un café parisien, Duvivier a aperçu, accoudé au bar, un jeune homme qui pourrait correspondre physiquement au personnage du jeune Gérard Delacroix. C’était Gérard Blain, un jeune acteur aux cernes et au visage à la Jacques Brel, qui a déjà fait quelques figurations au cinéma. Ce sera son premier rôle important avant d’être réellement révélé deux ans plus tard par Claude Chabrol dans Le beau Serge (Claude Chabrol, 1957). Ici Gérard exerce une activité syndicale et contestataire, quinze ans avant mai 68. L’UNEF, syndicat étudiant, entrait dans la « bataille » contre la guerre d’Algérie

Jean-Paul Roussillon, plus connu au théâtre, joue Amédée, le « premier » en cuisine de Chatelain. Emouvant.

Germaine Kerjean, dotée d’une dureté à toute épreuve, fut la concierge tyrannique de Fernandel dans L’Armoire volante (Carlo Rim, 1948), terrifiante « chouette », dans la meilleure version des Les mystères de Paris (Jacques de Baroncelli, 1943) d’Eugène Sue, la voix française de Mrs Danvers dans Rebecca (Alfred Hitchcock, 1939) et celle de la Reine de Cœur dans Alice au Pays des Merveilles (Alice in Wonderland, W. Disney, 1951). Ici elle manie le fouet dont elle use aussi bien pour tuer les poulets que pour dresser la vilaine poule de Catherine (Danièle Delorme). Chers habitants de Seine et Marne, le restaurant de la mère Chatelain, « Au repos du pécheur » (un flipper, une mention Coca Cola), laissant songer au repos du pêcheur, qui se situe à Lagny sur les bords de la Marne, a aujourd’hui disparu. Nous replierons-nous sur « La vache rieuse », une affiche publicitaire dans le film ?

La menue Gabrielle Fontan, minuscule, ratatinée avec son visage osseux,  ruisselle de malice et de causticité avec ses remarques coupantes. Elle incarne une superbe gouvernante réprobatrice que Chatelain est obligé parfois de rabrouer. L’un des plus beaux seconds rôles, je l’adore. Elle a été une pédagogue importante, transmettant l’enseignement de Dullin.

Le chef décorateur Robert Gys, collaborateur attitré de Christian Jaque, travailla à cette occasion pour l’unique fois avec Duvivier, réalisant de superbes planches mise en valeur sur le plateau par l’éclairage astucieux du talentueux photographe Armand Thirard. Il a réussi notamment une belle et réaliste reconstitution du marché du vieux quartier des Halles de Paris aujourd’hui disparu (Pavillon Baltard). Par contre, les effets de transparence, lors de la conduite de voiture, ont vieilli. L’image noir et blanc est contrastée, le gris est fort présent afin de laisser ressentir la noirceur de l’être humain. Le premier plan restauré en numérique est granulé. L’ancien Directeur du Zola m’indique la raison : c’est un stockshut en 16mm transposé. Un plan du comptoir, quasi à la El Lissitsky, l’hôtel sordide photographié en un parallélépipède parfait et cruel, une composition à 3 personnages suggérant les futurs problèmes amoureux saisissent par leur beauté. L’éclairage est quasiment toujours artificiel puisque le soleil est absent du film.

L’école russe est encore présente : Michel Roumanoff, assistant mise en scène ; Georges Kougoucheff, administrateur Régisseur extérieur.

Sous Mendès-France, dont il est fait allusion en servant un verre de lait du temps de l’honni bouilleur de cru, à un gars travaillant au ventre de Paris, donc sous la 4e République, le film est sorti dans les salles françaises en avril 1956, soit quatre mois avant Bob le flambeur (1955) d’un Jean-Pierre Melville préfigurant la Nouvelle Vague, qui a injustement étrillé Duvivier, estampillé « Qualité française », afin de s’affirmer (« Duvivier a tourné 57 films ; j’en ai vu 23 et j’en ai aimé 8. De tous, Voici le temps des assassins me semble le meilleur. », François Truffaut), et 10 mois avant L’homme à l’imperméable (1956), adapté de James Hadley Chase, avec toutefois le lourd handicap d’une interdiction aux mineurs de moins de 16 ans à cause de l’immoralisme des personnages. Le film de Duvivier suinte cette ambiance politico-économique de ce milieu des années 50, à deux ans de la fin de la 4e République et au bout de la première décennie des 30 Glorieuses. Un roi du sucre happé pour le démon de midi porte une croix de Lorraine.

Voici venu le temps des assassins n’est pas stricto sensu un film noir. S’il comporte quelques thématiques (femme fatale, différente du cinéma noir américain, usant d’un amant pour arriver à ses fins, éclairages assez sombres) malgré l’absence d’enquête policière, il semble qu’il s’agisse plus d’un drame social réaliste. Les signes concrets foisonnent : du charbon est glissé dans le poêle, le téléphone noir, un énorme bottin, les termes de cuisine, etc. La formule du regretté Raymond Chirat est limpide et sans appel : « Du Zola sans lyrisme » (Premier plan n°50, décembre 1968).

        Jean Wiener s’occupe de la musique. Le hautbois est particulièrement bien vu lors d’une scène dramatique. En clin d’œil, il est même cité à la radio alors qu’un concert classique se termine. La chanson originale de film, La complainte des assassins, écrite par Julien Duvivier lui-même, est chantée par la chanteuse et actrice Germaine Montero. Le temps des assassins :

Voici le temps des assassins

Le temps du poison, de la corde

Où l’on a plus d’miséricorde

Pour l’existence de son prochain

C’est le temps du bouillon d’onze heure

Qu’la femme fait boire à son mari

Pour trouver des ivresses meilleures

Dans les bras d’son nouveau chéri

Pour trouver des ivresses meilleures

Dans les bras d’son nouveau chéri

Voici le temps des assassins

La vieille pour punir sa famille

Quinze personnes qu’étaient pas gentilles

Leur fait passer le goût du pain

La fille mère qui s’trouve un matin

Un p’tit bâtard tout près à naître

N’ayant pas envie de le connaître

Pour lui s’transforme en assassin

N’ayant pas envie de le connaître

Pour lui s’transforme en assassin

Voici le temps des assassins

L’amant fatigué d’sa maîtresse

Lui envoie en guise de caresse

Une bonne décharge de 6.35

Le fiston zigouille son vieux père

La mère, la fille et c’est humain

Y’a pas plus tueur qu’une belle mère

Voici le temps des assassins

Y’a pas plus tueur qu’une belle mère

Voici le temps des assassins.

        Une restauration Pathé exécutée par le laboratoire L’immagine Ritrovata à partir du négatif image nitrate et d’un négatif son optique. Un chef d’œuvre de noirceur.

[Ciné] Festival Lumière 2015, Lyon Introït

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6 ans que nous attendions Scorsese, le voici enfin : pour voir le restaurant à son nom à Lyon vers la toute renouvelée Fourmi ? Le vendredi soir précédent le Festival, l’électricien n’a pas terminé les travaux du tout nouveau CNP Bellecour. Si le catalogue s’est considérablement amoindri, nous épargnant les anecdotes d’Allo ciné, le nombre de films projetés a beaucoup augmenté avec nombre de projections uniques. Il est possible, selon une fuite, aussitôt démentie, qu’à l’avenir, le Festival se déroulera sur 2 semaines (ce qui permettrait de coïncider avec les vacances de la Toussaint). Des ambassadeurs tels que l’Indochine (1992) Régis Wargnier, le bougon et taciturne mais bien attachant Phil Garnier, écrivain, journaliste à Libé, grand connaisseur de la culture et du cinéma américains jusque dans ses recoins les plus undergrounds, et co-fondateur de la mythique émission tv Cinéma cinémas, et quelques autres ont été désignés afin de présenter un paquet de films sur une semaine. Certains films scorsesiens, période Di Carpaccio (Aviator, The Aviator, 2004; Les Infiltrés, The departed, 2006; Shutter island, 2010, le premier et le dernier étant absents du Festival), ont été projetés avant le Festival, sage initiative renouvelée. A noter l’absence de After hours (1985), Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain (A Personal Journey with Martin Scorsese Through American Movies, 1995), Kundun (1997), A tombeau ouvert (Bringing out the dead, 1999), No direction home (2005), ce qui commence à faire beaucoup comme manques. Paraît-il que c’est Scorsese lui-même qui ne voulait pas les diffuser; étrange puisqu’ils sont dans la rétrospective de la Cinémathèque française.  Mon petit doigt me dit que Les affranchis (Goodfellas, 1990), certes hors contexte de clôture, et Casino (1995) de Scorsese ainsi que quelques Duvivier seront projetés dans des conditions moins torrides et à un prix moindre pour les abonnés et club à l’Institut Lumière après le Festival et ce, jusqu’au 11 novembre. Des séances sont parties très vites comme La Ciociara (Vittorio De Sica, 1960) avec la présence de Sophia Loren, dont un spot de pub pour Dolce & Gabbana avec elle, tourné par Giuseppe Tornatore,  est diffusé en Italie, ou le prix Lumière qui n’a tenu qu’une minute sur le net avec plus de 70 000 connexions. Raging Bull (1980), l’un des meilleurs Scorsese, est présenté par Salma Hayek. Par contre des séances comme Les frissons de l’angoisse (Profondo Rosso, 1975), pourtant présenté par Dario en personne, reste sur le paletot peu avant le Festival, tout comme la Nuit de la peur, présentée par cet immense connaisseur de films d’horreur, Alain Chabat. Au village, le week-end, vendredi soir compris, Melchior Liboa joue avec un guitariste émérite connu à Lyon, un peu le Dadi local, un rock old school de bonne facture, pourtant spécialiste de musique réunionnaise. Ma charmante voisine de palier, blonde aux yeux bleus, bien élevée à l’Ecole de la Légion d’honneur, travaillera à la plateforme en tant que bénévole jeudi. You talking to me ? C’est elle qui m’indique le seul livre ancien, les livres d’occasion étant supprimés pour la deuxième année par manque de personnel : la revue dirigée par Bernard Chardère Premier plan  (n°50, décembre 1968 ; 6F=6 EUR) consacrée à Julien Duvivier du regretté Raymond Chirat, qui m’a appris qu’il existait un Lucien dans la famille, critique de cinéma, qu’il a connu à la fin de sa vie.

[Ciné] Un magistral film d’art martial

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« The assassin » (Nie Yinniang, Hou Hsiao-Hsien, 2015)

Après 8 ans d’absence Hou était où ? Hou Hsiao-Hsien, 69 ans, chinois de l’ethnie Hakka, confirme une fois de plus qu’il est plus qu’un cinéaste : un maître. Si chaque plan est magnifique dans sa fine composition, son cadrage, il est systématiquement une grande leçon de cinéma.

Une Chine éternelle

Ce film, dont le tournage a duré 18 mois et la production a démarré depuis 2010, est un projet qui date de 1989 avec, déjà, l’écrivaine Chu Tien-wen, auteure de la majorité des scénarios des films de Hou Hsiao-Hsien, accompagnée ici par sa nièce, professeure d’histoire de moins de trente ans.

Si Hou a débuté dans la comédie commerciale, nous sommes ici au IXe siècle sous la dynastie Tang (618-907), fondatrice d’un âge d’or de l’histoire et de la puissance chinoise vacillant toutefois sous la pression des puissants gouverneurs des provinces. La guerre civile sévit avec la révolte du général An Lushan en 755. Cette période passionne Hou depuis l’enfance. C’est un film d’arts martiaux, wu xia pian, de sabres précisément, sans effet, contrairement à Ang Lee (Tigre et dragon, Wo hu cang long, 2000), Zhang Yimou (Le Secret des poignards volants, Shi mian mai fu, 2004), John Woo (Les Trois Royaumes, Chi bi, 2008) et Wong Kar-wai (The Grandmaster, Yi dai zong shi, 2013). La sobriété, notamment au début, ressortit plus aux Sept samouraïs (Shichinin no samurai, 1954) de Kurosawa, amateur de cinéma américain, comme Hou; le maître japonais influença en retour de nombreux cinéastes hollywoodiens, du western à la saga Star wars.

Une princesse, « oiseau bleu », symbole de l’isolement d’une personne prisonnière (L’oiseau bleu et le miroir est un récit ancré dans la culture populaire; « L’oiseau bleu résume bien le destin mélancolique et solitaire de l’héroïne », note Hou Hsiao-Hsien.), fend un bijou de jade – symbole de rupture déterminante, promesse jadis de fiançailles, entre son fils (Chang Chen/Tian Ji’an) et une jeune fille (Nie Yinniang, traduction : « la femme secrète et embusquée »). Pour des raisons d’alliances politiques, le fils se marie finalement avec une autre femme afin de devenir le gouverneur capricieux de la province de Weibo (l’actuel Hebei, le reste étant tourné en Mongolie intérieure et dans le nord-est de la Chine). La fille est confiée à la prêtresse blanche dans un couvent taoïste. Elle lui donne pour mission, en cette période trouble, d’assassiner son ancien fiancé tant aimé et néanmoins cousin. Cinéaste du fragment, du souvenir, des longs plan-séquences et de la sensation, Hou n’est pas étranger aux films historiques avec notamment Les fleurs de Shanghai (Hai shang hua, 1998), situé dans la Chine de la fin du XIXe siècle. Ici, le raffinement le dispute à la cruauté comme Le métier des armes (Il mestiere delle armi, Ermanno Olmi, 2001) lors de la Renaissance italienne mêlant humanisme et guerres avec condottieri.

Le cinéma comme art

L’actrice fétiche de Hou, Shu Qi (Nie Yinniang), qui débuta dans des films érotiques et des publicités, incarne de façon impassible une figure mythique de la Chine, une justicière, à partir d’un récit traditionnel bref ou chuanqi (Pei Xing, IXe siècle), peu connu de la population, selon une chinoise. L’actrice doit se colleter au vieux chinois et oublier ses bleus lors de scène d’arts martiaux le plus souvent coupés au montage.

En un format 1:37 (l’alternance avec le 1:85 a été abandonnée pour des raisons de distribution ; tourné en 35mm puis en numérique en post-production ce qui implique parfois un fort grammage), le film débute en noir et blanc. Les premières séquences sont filmées en 2010 à Nara, au Japon, dont les temples sont bâtis selon l’esthétique de la dynastie Tang. Les scènes sont coupées par des fondus au noir dans une ambiance shakaespearo-kurosawaienne. La guerrière de noir vêtue, qui manie les armes avec dextérité exécute ses adversaires avec précision. Elle regagne sa famille après bien des années. Puis la couleur, majestueuse, apparaît dans un éclat technicolor digne d’enluminures : des costumes, parures et draperies de soie somptueux, déclinés selon les trois couleurs dominantes (noir, rouge et or) dans des palais de toute beauté ; la caméra tournant en une composition fascinante autour de trois grenades laisse songer au compotier cézanien et à la période Technicolor ; les teintes vertes de la nature, parfois luxuriante, dévoilent leur diversité, parfois dans un mystère à la Corot, au côté d’un bleu de l’aube où les canards nasillent dans la brume fumante où il ne manque plus que les feux follets ; les différents crépitements des feux; un toit rural de chaume semblable à l’Irlande mythique (cf. La fille de Ryan, Ryan’s Daughter, David Lean, 1970); un panoramique de montagne magique, telle les estampes chinoises anciennes, avec un objectif spécial. Une forêt de bouleaux rappelle la rencontre entre Gary Grant et Eva Marie Saint près du mont Rushmore dans La mort aux trousses (North by Northwest, Hitchcock, 1959); le mystérieux affrontement, en fait la femme du cousin – mais pourquoi pas le double de l’héroïne, se conclue par un masque brisé remémorant la Traumnovelle de Schnitzler (1925-1926) inspirant Eyes wide shut (Stanley Kubrick, 1999). Les scènes de combats, assez anecdotiques, sont sobres avec filin et rares ralentis. Après un long travelling, un plan wellesien saisit une scène de magie noire où la concubine Husji (cf. Epouses et concubines, Da hong deng long gao gao gua, Zhang Yimou, 1991) est attaquée de façon étrange à cause d’un magicien maléfique barbu, digne d’un Macbeth de Shakespeare à cause d’une naissance masquée à coup de sang de poulet, après les rires à l’issue d’une danse frénétique de cour dans un couloir cadré à gauche en profondeur de champ.

Outre une photo magnifique du fidèle Mark Lee Ping-Bin, oscillant entre John Ford/ James Wong Howe, pour les scènes de montagnes, et Stanley Kubrick /Alcott/Adam/Walker (la scène, où les bougies sont légions avec leurs flammes floues, vue du voile ou rideau sous le vent à la Barry Lindon, 1975, avec un point de vue subjectif de l’ancienne aimée, plus réussie que la scène française avec Aurore Clément nue dans Apocalypse now redux, 1979, Francis Ford Coppola), le travail sonore de Tu Du-Chih, auréolé du Cannes sountrack award, est d’une grande finesse : adéquation de l’écho du tambour et la systole d’un cœur du conseiller principal banni, pris d’une attaque; bruit du vent dans les arbres ou les herbes; les bruits de fond des animaux tels que chants d’oiseaux et de cigales; les frous-frous des costumes ou des rares combats avec bruits de lames; plectres effleurant les cordes des luths de cérémonie. Le panthéisme tarkovskien règne en maître tout le long du film, notamment avec cette forêt de bouleaux en contre-plongée : tous les sens sont convoqués. La musique est étonnante puisque le film se finit sur un morceau, Rohan, écrit par le musicien Quimperlois Pierrick Tanguy, pen soner du bagad Men ha Tan en collaboration avec les percussionnistes du groupe de Dakar, Doudou Ndiaye Rose.

Yes you Cannes

Le prix de la Mise en scène à Cannes 2015 est bien mérité. Du jade ciselé avec la lenteur qui sied à Hsiao-Hsien. Bref, nous sommes loin de la colère des reporters taïwanais, ulcérés par ce film perçu comme film décousu, hermétique et incohérent, comme sorti d’un désastre de production, représente leur pays en compétition. Comme Kubrick, il investit un genre, pour refuser de se coltiner les passages obligés ou de se plier aux règles rigides, le reprendre et en jeter de nouvelles fondations. Il aurait mérité la Palme d’or, le problème étant que Hsiao-Hsien, également producteur de ses films (Sinomovie, executive producer), ne fournit jamais de film abouti à Cannes, soucieux de fignoler sa post-production. Sa sortie en France a été repoussée plusieurs fois. Une distribution internationale par Wild Bunch. Bonne nouvelle : Ad vitam nous annonce la sortie d’un coffret avec ses premiers films. La cinémathèque française offre une rétrospective du Maître, pas l’Institut Lumière de Lyon.

 

[Ciné] « Saint-Amour », avant-première : un road movie aviné sympathique sans plus.

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Saint-Amour (Benoît Delepine, Gustave Kevern, 2016)

Décontracte attitude

Fils d’agriculteur picard, Delépine, souvent mort de rire, affublé d’un manteau d’amiral, est venu causer avec son campagnard cousin. Kervern, qui joue dans le film, est sur une pente glissante en posant dans la salle la question qui tue : les lyonnais connaissent le Beaujolais ? Céline Sallette, en tournage aux Brotteaux, les rejoint : elle joue Vénus façon 3 hommes et un couffin (Coline Serreau, 1985). Elle laisse songer dans une brève scène à Julianne Moore dans The Big Lebowski (Frères Cohen, 1998). Au début, elle devait jouer un frère jumeau sauce Tarzan : coupé au montage; le double en peau de léopard aurait gâché la tonalité mélancolique du film.

On the road again

Le road movie vinicole (Charente, pendant une fête agricole à Ruffec avec Nono, champion du monde du cri du cochon, la Vienne devenue Morvan, puis Beaujo, Montpellier, Bordeaux), sur fond de rapport père/fils, est sympathique même s’il a moins de force que Mammuth (2010). Le film est suffisamment bien ciselé pour ne pas être un enchaînement de gags. Gégé Depardieu était ingérable. L’électrique Poelvoorde fascine avec son tic. « On a fait revenir Gérard Depardieu pour qu’il dise trois phrases. Benoît Poelvoorde en a enregistré un tout petit plus. Mais il était beaucoup plus simple pour nous et eux de faire cela depuis Paris », détaille Benoît Delépine.

Lacoste, remplaçant Houellebecq au pied levé, joue la génération VTC, la plus jeune en somme. 3 âges dans une bagnole. Le tournage au Salon de l’agriculture a dû se faire en peu de temps en caméra cachée. C’est à la vision des rushs (20mn restant) qu’il a été décidé si le film se tournerait ou non. Le Gégé y présentera Nabuchodonosor, un taureau charolais. Houellebecq, sorti de Near Death Experience (2014), tourné en moins de 2 semaines, fait une apparition amusante, même s’il ne savait pas son texte à l’avance, en Airbnb couchant dans son garage pour arrondir ses fins de mois; il prend un malin plaisir à triturer de bruyants jouets d’enfants. Yolande Moreau prête sa voix. Plein de stars (Andréa Férréo, Chiara, Izia, etc.) se régalent dans des seconds rôles.

French attitude

Bonne humeur garantie sur le plateau vu les fous rires de Sallette dans la salle; les réalisateurs sont très généreux et n’ont toujours pas la grosse tête. Kevern aurait voulu montrer le Pont du Gard ou passer à Châteauneuf-du-Pape : du tiraillement entre les deux amis à force de compromis ? Un film qui se verra à la télé avec plaisir. 350 copies prévues.

Peut-être de l’export car c’est la bonne humeur française, sans la gnangnanterie de Becker, avec notre mode de vie qui est somme toute une bonne manière de lutter contre le terrorisme. Nous sommes terrasses, nous sommes troquets ! Là, c’était dégustation de Juliénas bio.

Prochain projet ? Jean Dujardin, qui avait déjà été approché pour « Saint Amour », tout comme Dupontel, est prévu pour un rôle principal autour de la chirurgie esthétique.

 

 

 

[Ciné] 8 salopards : un interminable « Reservoir dogs » dans le blizzard ou de huis clos à enclos 8.

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8 salopards, The hateful eight, Quentin Tarentino, 2015

Avant-première : 70 mm Ultra Panavision. 5 cinés en France. Au Cézanne à Aix-en-Provence (3 séances complètes le 30 décembre), ils ont dépoussiéré le Zenith x 6500 TH Cinemecanica pour un format 2:76, soit plus large que le Scope, avec optique anamorphique. Un objectif spécial a été fabriqué et passe de cinéma à cinéma. La résolution est 3 à 4 fois supérieure à une classique copie 35mm. Le format initié en 1955, connu pour Ben Hur (W. Wyler, 1959 mais l’ancien directeur du Zola à Villeurbanne me signale qu’il s’agit plutôt d’un 65mm) ou Les Cheyennes (Cheyenne autumn, John Ford, 1964) entre autres, a été utilisé la dernière fois en 1966 pour Karthoum (B. Dearden). Ici, maigres bandes noires au bord, images scintillantes notamment dans les trop rares scènes de neige où l’on observe chaque flocon tant la résolution est fine.

Une queue longue jusqu’à la rue Laroque/Saint Lazare, vers le ciné Mazarin que Jean-Cul God avait la velléité d’acheter fût un temps, jusqu’à empêcher les voitures de passer ; un photographe pro (journaliste ?) immortalise la scène sur son trépied. Des remerciements à la SND production.

Blizzard, Blizzard, vous avez dit blizzard ?

Dans la lignée westerns spaghetti Django Unchained (2012), hommage au Django (1966) du paresseux Sergio Corbucci, également réalisateur de Le grand silence (Il grande silenzio, 1968), The hateful eight, largement inspiré de Bonanza et de Dragon inn (Long men kezhan, King Hu, 1967), est un western en huis clos, avec peu de référence à Aldrich, et un suspense à la Reservoir dogs (1992, 99mn !) mais de 3h07 avec, en plus, un entracte de 12mn avec force groom (« la groom attitude » sic). Et 8 mn de plus pour la version 70mm.

5 longs chapitres : « Last Stage to Red Rock » (« Dernière escale à Red Rock »), « Son of a Gun » (« Fils de flingue »), « Minnie’s » (« Chez Minnie »), « The Four Passengers » (« Les Quatre passagers »), « Black Night, White Hell » (« Nuit blanche, enfer noir »).

Voici l’histoire, qui tient sur un timbre-poste : parvenue sur les hauteurs, en plein blizzard, la diligence est stoppée par le major Warren (Samuel L. Jackson), un chasseur de primes qui vient de perdre sa monture mais qui se trimballe les cadavres gelés des renégats qu’il a abattus. Warren n’est pas le bienvenu dans le véhicule qui a été loué par John Ruth dit « Le bourreau » (Kurt Russell), un autre chasseur de primes qui se rend à la ville la plus proche, Red Rock, afin de faire pendre sa prisonnière, Daisy Domergue (Jennifer Jason Leigh), une harpie qui, à l’instar de Calamity Jane, jure comme un charretier. Se méfiant l’un de l’autre, les deux hommes décident néanmoins de faire la route ensemble. Bientôt, ils sont accostés par Chris Mannix (Walton Goggins; Mannix : sûrement une référence à la série policière), un ex-renégat sudiste qui se présente comme le nouveau shérif du coin. Le gars embarque à son tour et la tension, tout comme la tempête, franchit un nouveau cap. La piste devient impraticable et il est décidé que la petite troupe fera halte au prochain relais de diligence. Là, Warren découvre que les gérants, connus pour leur esprit sédentaire, sont partis en voyage. Mais d’autres individus, eux aussi victimes des intempéries, sont installés dans la pièce principale de la bâtisse. Des gars pas franchement patibulaires mais presque, comme aurait dit Coluche: un ex-officier confédéré (Bruce Dern), un Mexicain prénommé Bob (Demián Bichir), un bourreau officiel (Tim Roth) et Joe Gage (Michael Madsen), un cow-boy lourdement armé qui fait rire l’assemblée avec ses sourcils en circonflexe lorsqu’il prétend n’être venu que pour passer Noël aux côtés de sa maman ! Warren et Ruth comprennent vite que tous ces spécimens de l’Ouest sauvage ne sont pas ici par hasard et que la nuit promet d’être longue … Le cluedo peut commencer.

2 parties, 2 sous-parties

La première partie (bobines 1 à 6) est interminable et verbeuse (mais pas de débat sur Madonna !), à la limite du théâtre filmé, n’eût été le fugitif paysage neigeux des Rocheuses vers Telluride (sud-ouest Colorado) au début. La première scène fait écho à celle de Inglorious Basterds (2009). Et ça cause, ça cause, ça délaye. De l’action enfin à 1h30 de film !

Le gimmick de la porte à ouvrir à grands coups de pieds et à fermer avec planches et clous, gage d’authenticité, à cause d’un blizzard qui tarda à venir à cause d’un hiver doux, est fatiguant à force de répétitions. Des coups de latte, pas de baisers. Je me suis rarement emmerdé à ce point-là.

Le bleu studio qui transparaît à travers les fenêtres à l’extrême droite et gauche, voire l’inverse, n’est pas du meilleur effet.

Nuit des longs rustauds. La deuxième partie (bobines 7 à 10) est Buitoni comme attendu mais franchement un pendu avec au bout de la main un morceau de bras sanglant avec des gens qui gerbent du sang comme une éjaculation faciale, il y a complaisance gore au point de faire rire tout le monde. Leigh est toute fière de montrer ses faux chicots défaillants à force de prendre des baffes dès qu’elle parle.  Un film d’hommes, des vrais, qui en ont … Quelques plans au ralenti tout comme le son (cf. Raging bull, Martin Scorsese, 1980), des plongées, des gros plans à la Leone, ainsi que des contre-plongées émérites mais où Tarentino aime bien se voir filmer et cajole son chef op’.

Les acteurs s’activent

Le spectateur prend plaisir à voir évoluer, quoique trop lentement, des comédiens qui s’amusent. Tim Roth (Mister Orange) en Court-sur-pattes a un rôle de cruel précieux à la Christoph Waltz qui a été pressenti, tout comme Viggo Mortensen mais n’a pas pu intervenir pour des raisons de plannings. Une tirade à la Shakespeare, chez qui les acteurs ne sont pas ce qu’ils paraissent, fait mourir de rire. Bruce Dern est excellent et nous enterra tous par son talent : ne bougeant pas de son siège – et pour cause, il irradie par sa présence. Jennifer Jason Leigh, loin de Le grand saut (The hudsucker proxy, Frères Cohen, 1994),  en fait des tonnes mais c’est à cause de la direction d’acteurs de Tarantino. Elle y va de sa petite chanson dans la tradition de l’actrice music-hall et film de western. Russell (Ruth le Bourreau), sorti des  mites, est méconnaissable; il impressionne par son épaisseur à tous les sens du terme. Madsen en Gage La Grogne cabotine comme Mr Blonde. Samuel L. Jackson est toujours bonard de huis clos (diligence) en huis clos (relais).

Amusant d’ailleurs après sa version de Django, ce croisement entre les racismes blancs/noirs, noirs/chicanos (« amigo negro » par le Mexicain, Demián Bichir). Sourd en creux l’hommage à Barack Obama à travers Lincoln qui, ne l’oublions pas (Vers sa destinée, Young Mr Lincoln, J. Ford, 1939; Lincoln, S. Spielberg, 2012), fut d’abord esclavagiste. C’est une réflexion, loin de vérité et réconciliations, sur les séquelles de la guerre de Sécession sur toute une nation : la violence, principe fondamental de la liberté là-bas, est dans l’ADN du pays sans nom. Obama s’y casse actuellement les dents, la NRA est puissante, les meurtres de noirs par des flics continuent en toute impunité.

L’image christique chez l’italo-américain brille par son insistante absence avec le martyr, le chicano qui joue à un doigt « Il est né le divine enfant », « la statue du Christ abandonnée dans une plaine enneigée renvoie à l’idée qu’il n’y a plus de Dieu. Il n’est donc pas question de rédemption ou de pardon » (Q. Tarentino).

Musique maestro !

Le point fort du film est une musique originale de l’ombrageux maestro de 87 ans, Ennio, avec une superbe ouverture opératique digne de Maurice Jarre dans Lawrence d’Arabie (David Lean, 1962), avec un magnifique thème au hautbois (l’arrivée des méchants), des cordes tendues rajoutant de la tension, une trompette à la fin et quelques séquences avec une magnifique voix féminine éthérée. Dire que le musicien avait initialement refusé. Tarantino avoue avoir été déçu par la partition originale : elle est pourtant à la fois populaire et savante, une superbe synthèse qui couronne une carrière de compositeur bien remplie.  Ennio semble beaucoup plus subtil que le recycleur Quentin : « Je voulais qu’il [le film] ait ses propres sons. Je ne voulais pas que cette musique soit une pâle copie de ce que je faisais pour Leone ». Et toc pour le remixeur Quentin. Magnifique chanson de Jack White.

Gun fight

Son 8e film n’est pas son 8 et demi : un film chiant, que Tarantino caractériserait par « littéraire » mais non au sens européen, sans grande épaisseur, qui ne convainc pas d’autant que cela sent le plan B après la fuite du scénar précédent à Hollywood. Des pirates se sont encore amusés à diffuser l’intégralité du film sur le net. Même pour un caprice de cinéphile et lutter contre les hackers, je ne comprends pas pourquoi Tarantino utilise un format 70mm pour un film essentiellement en huis clos. Ici Saint Quentin, c’est Sing-sing : il s’enferme dans son système sans rien produire d’original. Franchement, que Tarantino se plaigne en outre que Walt Disney diffuse Star wars ( ) sur trop d’écrans, pendant que les 2 écrasent les films étrangers dont les français, cela fait rire tant l’hôpital se fout de la charité.  Si les producteurs et diffuseurs ne semblent pas très futés (le film sort en France à la rentrée des vacances de fin d’année), c’est surtout Tarantino qui s’essouffle malgré d’énormes moyens.  Préférons en intérieur avec violence, non La chevauchée des bannis (Day of the Outlaw, André de Toth, 1959) mais, dans un autre genre, Qui a peur de Virginia Woolf ? (Who’s afraid of Virginia Woolf ?, Mike Nichols, 1966), d’après les écrits du dramaturge T. Williams.

 Il est tout de même très émouvant de voir du 70mm dans une salle où je vis à sa sortie les Affranchis (Goodfellas, Martin Scorsese, 1990) ou me déguisais pour L’étrange Noël de Monsieur Jack (The nightmare before Christmas, Henry Selick, 1993). Une douceur : un after eight ?

« Comrades », Bill Douglas, 1986

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Comrades, Bill Douglas, 1986

 

Simple is strong

La trilogie (My Childhood, 1972 ; My Ain Folk, 1973 ; My Way Home, 1978) en noir et blanc de Bill Douglas, resortie l’année dernière, est bien connue. Ici, le contraste est patent : tournage en couleurs, acteurs professionnels, film historique en costume. Un bijou conseillé plusieurs fois dans la vénérable émission Le masque et la plume (l’adjectif s’applique plus à son âge dans le service public qu’à ses critiques), a été diffusé depuis peu de temps : Comrades (1986). Enfin, le titre complet est : « Comrades, a Lanternist’s Account of the Tolpuddle Martyrs and What Became of Them » soit « Camarades, le récit d’un lanterniste sur les martyrs de Tolpuddle, et ce qu’il advint d’eux ». Ce film a gagné le trophée Sutherland au British Film Institute Awards en 1986. Il le mérite, et plus encore. Dommage que ce chef d’œuvre ait été bredouille d’un ours d’or à Berlin (1987).

Contexte

D’après des faits réels, il s’agit, lors des premières années du règne de la reine Victoria, d’une résistance sociale de laboureurs à Tolpuddle (non ce n’est pas le nom d’un pudding mais un village dans le Dorset au sud-ouest de la Grande-Bretagne en 1834), exploités par leurs propriétaires, qui se soudent dans la secrète Société Amicale des Laboureurs afin de réclamer un salaire décent qui leur permettrait de survivre (« How can we live on eight shillings a week ? »). Le curé du village, âme peu charitable qui voit son intérêt, s’acoquine avec les propriétaires et se goinfre, tel un Tartuffe. Suite à une dénonciation d’une coquette femme de propriétaire, après une parodie de procès, une bonne partie des membres est déportée en Australie (deuxième partie du film). Grâce à leur avocat en verve, un groupe de soutien se constitue : ils sont libérés en 1836, pour ceux qui ont survécu.

La partie australienne est épique, la fraternité, intacte. Un vautour dévore la carcasse d’un gardien zoophile, épisode sexuel censuré puis rétabli, alors que son chien, la queue basse, s’enfuit. George Loveless, le héros principal en prédicateur méthodiste, joué par Robin Soans, également présent dans The Queen (Equerry, Stephen Frears, 2006), discute fraternellement avec le jeune déporté Charlie. Ce dernier le trahit et le dénonce pour devenir un valet ridicule au visage peint en noir. Il n’est pas possible de ne pas penser postérieurement à La leçon de piano (The piano, Jane Campion, 1993). A noter que l’Australie façon Buñuel est également le pays où vit le père de Bill Douglas dont les relations sont compliquées.

Cette fresque (180’), entre Shakespeare, Dickens et Brecht, est à la hauteur de l’incroyable Heimat d’Edgar Reitz (1984-2013), de Faust de Sokourov et de Sous la ville (In darkness) d’Agnieszka Holland en 2011 et de Jimmy’s Hall (2014) de Ken Loach. Nous pénétrons dans la vie quotidienne des protagonistes. Histoire et histoires sont mêlées. Mais ici, c’est du cinéma pour le cinéma.

Histoire du cinéma

Bill Douglas, né en 1934 à Newcraighall (Ecosse), ville minière proche d’Edimbourg et mort prématurément mort trop jeune à 57 ans en 1991, a constitué une collection d’appareils de la période primitive du cinéma dans le Bill Douglas Museum d’Exeter. Le lanterniste du Dorset (Alex Norton de Glasgow) se démultiplie en treize personnages, un sergent facétieux, un montreur de diaporama, un cavalier, un aristocrate, un garde, un vagabond, un capitaine, un silhouettiste, un photographe, chacun équipé d’un appareil de projection différent : montreur d’ombres, kaléidoscope, diorama (grandes toiles peintes qu’un ingénieux système sons et lumières semble animer comme port de pêche au pied d’un volcan – l’Etna, en éruption, se modifie avec la lumière projetée derrière, prêté par le Musée des arts forains pour l’exposition « 120 ans de cinéma : Gaumont, depuis que le cinéma existe » au 104 du 15 avril 2015 au 5 août 2015), thaumatrope et lanternes magiques dignes d’un Fanny et Alexandre (Fanny och Alexander, I. Bergman, 1982). Bill Douglas a écrit avant de mourir un scénario sur le précurseur du cinéma Eadweard Muybridge. Cinéphile, Bill Douglas, amateur de Renoir, Vigo, Bresson, Truffaut, pensait proposer le rôle de l’aristocrate à Catherine Deneuve qui échut finalement à Vanessa Redgrave.

Art & politique, voire l’inverse

Outre une réflexion politique de première main, avec l’émergence de la fraternité au sein d’un syndicalisme naissant grâce au Combination Act de 1825 autorisant la formation de syndicats, il s’agit d’une mise en abîme du cinéma qui réfléchit sur ses propres origines. Ici règnent le sens du cadre et les éclairages sublimes comme sa peinture du monde rural, baignée de clair-obscur digne du Caravage, De la Tour et Goya, de lumières jaunes et de tons fatigués à la Bruegel, Vermeer ou Millet, présents dans Tess (R. Polanski, 1979 adapté du roman de Thomas Hardy), Bruegel, le moulin et la croix (Mlyn i krzyz, 2011) de Lech Majewski. Le film est sujet au champ d’expérimentation sonore où une musique dissonante, une gamme de bruits industriels et surtout l’irruption du silence absolu expriment la colère et le découragement. Le film est aussi méditatif : parenthèses contemplatives, silence du paysage faisant découvrir la beauté, jeux de regards, scènes de la vie quotidienne, en campagne, en ville, dans le désert, dehors, partout. Ce film a nécessité 8 ans de réalisation en dehors des institutions avec péripéties (scénario mit 3 fois sur l’ouvrage, production avec le Channel 4 qui fait appel à Ismail Merchant, le producteur de James Ivory, homme de droite, opposé aux syndicats quand entre en scène Simon Relph, producteur plus travailliste de Reds (1981) de Warren Beatty, apaise les choses, même si le budget est explosé et que les financiers exercent une forte pression ; tournage avec crise d’appendicite d’un des acteurs principaux et une météo hostile obligeant l’équipe à prolonger son séjour en Australie de près d’un mois, montage d’abord de 3h15 avec un succès au Festival de Londres puis renvoyé pour un travail où il passe encore un an pour aboutir à 3h ne satisfaisant personne, tiraillé par les désirs contradictoires de Bill Douglas d’un côté, de Channel 4 et du distributeur britannique de l’autre, pour finir par un échec) lors de la période Thatcher. Il faut dire que l’humeur de Bill Douglas est fantasque, ses éclats sur le plateau sont connus, ce qui n’arrange rien. Ce n’est pas sans rappeler Peter Watkins tant sur l’usage d’un circuit particulier de production que sur une certaine exigence cinématographique et éthique, sur une autre perception de l’histoire. Un autre scénario reste inédit : une adaptation fantastique du roman gothique The private memoirs and confessions of a justified sinner, de James Hogg.

Chef d’œuvre !

       Pour moi, Comrades est un film aussi important que 2001 L’odyssée de l’espace (2001: A Space Odyssey, 1968) de Kubrick : un film nécessaire. A vos toiles et/ou DVD ! « We only have to love one another to know what we must do » selon une réplique figurant sur la tombe de Bill Douglas.

[Ciné] Chère Charulata

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Charulata (চারুলতা, Satyajit Ray, 1964)

চারুলতা (1964) est le film préféré car le plus abouti, selon son metteur en scène, le bengali Satyajit Ray né à Calcutta en 1921 : « Je pense toujours que Charulata est mon meilleur film, parce que toutes les étapes de la fabrication du film, du script au re-recording, ont été réalisées avec plus de perfection que dans aucun de mes autres films » (Micciollo, Henri. Satyajit Ray. Lausanne : L’Age d’homme, 1981. Histoire et théorie du cinéma. 343 p.). Il est également compositeur de la musique originale et scénariste, en adaptant la nouvelle Nastanirh (The Broken Nest, 1901) du  Nobel bengali Rabîndranâth Tagore, traduit en France par le regretté Bhattacharya. Ray avait déjà adapté 3 ans plus tôt Tagore pour Trois filles (Teen kanya, 1961). La famille de Ray, une clique d’artistes, a fréquenté Tagore. Son grand-père détenait une imprimerie, où Ray a vécu 6 ans, que nous retrouvons ici : nous croyons sentir l’encre comme dans Violences à Park Row (Park Row, Samuel Fuller, 1952). Car c’est d’écriture sous toutes ses formes dont il s’agit : la politique (libéraux/conservateurs) avec le journal contre l’écriture créative, la poésie. Bengali, c’est important : Ray a toujours refusé d’être doublé ou traduit en hindi, langue dans laquelle sont produits les films de Bollywood. Ici, cela chante beaucoup mais de manière savante, pas comme une comédie musicale.

Dans une ambiance à la Jane Austen, nous nous situons vers 1880 à Bénarès, ville sacrée de l’Inde, capitale de la soie, de la musique et de l’industrie, au sein d’un couple de la bourgeoisie bengalie. L’anatomie est lente, au scalpel, avec des jumelles, comme la lente décomposition du couple, parallèle à celui de Roberto et Bergman, Voyage en Italie (Viaggio in Italia, 1953) de Roberto Rossellini, l’une de ses grandes influences. Et pourquoi pas Le Mépris  (Jean-Luc Godard, 1963) ? Charulata ou Charu (la fabuleuse et sensuelle Madhabi Mukherjee qui joua une fille du peuple un an avant dans La grande ville, Arati Mazumder, Satyajit Ray, 1963) passe ses journées à rêver, à broder, à lire dans l’immense maison où elle habite, car elle se sent seule. C’est l’occasion de travellings dans un immense appartement. Pour des raisons d’espace restreint, Ray utilise le zoom, sa marque de fabrique. A regarder avec des jumelles à travers les fentes des volets ou à ne rien faire du tout. C’est l’occasion de plans fragmentés sur la vie bengalie  en référence à une scène de La vipère (The Little foxes, William Wyler, 1941). Bhupati, son mari, est là constamment. Mais sa vie est ailleurs ; elle est toute entière consacrée à La Sentinelle, journal qu’il a fondé, qu’il rédige, qu’il finance avec sa grande fortune, et dans lequel il traduit, avec quelques amis, le profond désir de voir son peuple obtenir le droit de s’exprimer. Face aux Anglais qui, en cette année 1879, règnent sur la majeure partie de son pays, l’Inde. Pour assurer sa comptabilité, Bhupati fait venir Umapata (Syamal Ghosal), son beau-frère, avec son épouse, Manda. Pour meubler la solitude de Charulata, il appelle Amal (le célèbre Soumitra Chatterjee, acteur emblématique de Ray), un cousin fin lettré arrivant en pleine tempête shakespearienne. Il l’amènera à se cultiver. Jeux de regards : zooms. La maison devient plus animée et le temps s’écoule alors différemment. Progressivement, une complicité s’établit entre Amal et Charulata. La scène de la balançoire, métaphore du rapprochement, semble directement inspirée de Jean Renoir pour qui Ray a été l’assistant, non crédité, pour Le Fleuve (The River, 1950). Et Charulata parle, raconte, se raconte. Elle se met aussi à écrire. Séduite également par la personnalité d’Amal, Manda, qui ne pense qu’à jouer aux cartes pour tuer le temps, est jalouse. En avril, les libéraux gagnent les élections en Grande-Bretagne ; c’est un espoir pour Bhupati et ses amis. Simultanément, à la surprise de tous, un texte de Charulata est publié, par jalousie d’un pacte trahi, dans un important journal du Bengale. Et Charulata se rapproche encore d’Amal. C’est un amour naissant mais aussi un parcours initiatique dans l’écriture. Bientôt, alors que Manda et son mari sont repartis, Bhupati découvre les malversations de celui-ci. C’est la ruine, la fin de La Sentinelle. Amal décide à ce moment-là de s’éclipser. Voilà Charulata et Bhupati face à face, tristes l’un et l’autre. Mais grâce à la jeune femme, l’espoir renaît : elle suggère leur collaboration pour un nouveau journal. Peu après, par une réaction de Charulata, Bhupati comprend ses sentiments pour Amal. Et il se renferme sur lui, hésite. Mais Charulata est là qui tend la main en une magnifique séquence photo (La Jetée de Chris Marker est sorti en 1962), symbole d’éternité du couple, Shiva et Mînâkshî. Nous songeons à Zweig, à la Lettre d’une inconnue (1922 ; Letter from an unknown woman, adaptation en 1948).

Un film honoré justement par un Ours d’argent à la Berlinale en 1965 tout comme son film précédent, La grande ville, Arati Mazumder, Satyajit Ray, 1963. Le film n’était sorti en France qu’en 1981 ! Toujours à côté de la plaque, les Cahiers du cinéma, qui se sont rattrapés avec l’édition de Tesson, Charles. Satyajit Ray. Paris : Cahiers du cinéma, 1992. Auteurs. 220 p., arguaient que Ray tournait un cinéma contaminé par l’Occident, l’Angleterre notamment, la mauvaise foi de Truffaut en tête pour qui il n’existe pas de cinéastes anglais (Hitch ? Powell ? McKendrick ? etc.). C’est à l’occasion du centenaire du cinéma indien (dont la première projection d’un film indien est datée du 21 avril 1913) que Charulata fut l’objet d’une restauration complète. Il fut projeté lors du festival de Cannes Classics en 2013. Si c’est un peu ennuyeux, cet Antonioni indien est pure délicatesse. Un très beau portrait de femme, toute en nuances. A noter que le film sert de référence à la kitscherie de Wes Anderson pour A bord du Darjeeling Limited (The Darjeeling Limited, 2007). Il est possible d’entendre, à plusieurs reprises, la musique composée par Satyajit Ray en personne pour Charulata quelques cinquante ans plus tôt.

[Ciné] La concorde de Costa

Quoi de plus normal qu’un participant à Lumière et compagnie (1995) à l’Institut Lumière ? Lutte ouvrière distribue des tracts jaunes en soutien à la Grèce. Rencontre avec Costa-Gravos pour sa rétro (où est Missing, 1981 entre autres ?) à l’Institut Lumière après Cannes classics. La bonne conscience de gauche est là : Toubiana, qui va enfin bientôt partir à la retraite de sa Toubianthèque, Régis Debray, voûté, l’excellent acteur et producteur Jacques Perrin … Tavernier, encensé à la Mostra 2015 pour ses 40 ans de carrière, n’a pu venir.

       Costa se sent français. Il n’a jamais pensé être metteur en scène en France. Il arrive en France en 1952 où il étudie à la Sorbonne puis à l’Idhec, attiré par la mention du Louvre sous les photos. Il fit un stage chez Yves Allégret comme deuxième assistant avec Claude Pinoteau. Il travaille avec R. Clair, J. Giono, H. Verneuil, R. Clément, Marcel Ophuls, etc. Un livre le passionne : Compartiment tueur (1964). Le secrétaire du studio, Julien Derode, s’intéresse à ce scenario à la façon de Clouzot sur le fondement d’une adaptation romanesque. Problème : les droits ne sont pas libres, bloqués pour deux mois. Il contacte Jacques Perrin et la fille de Simone Signoret, Catherine Allégret. Konstantinos avait connu la Signoret sur Le jour et l’heure (1962) de René Clément. Du coup Montand lui demande un rôle, Costa lui propose de choisir. La roulette s’arrête sur le commissaire, rôle à contre-courant eu égard à la lourde atmosphère due à la guerre d’Algérie. Costa lui demande de prendre l’accent du midi, Ivo refuse car il ne veut pas être Fernandel. Costa avance l’idée de le doubler. Yves cède. Les financements arrivent automatiquement au regard des têtes d’affiche. Frémaux rempile sur l’anecdote déjà citée lors de la rétro Sautet au Festival Lumière 2014 : Vittorio Gassman était pressenti pour César et Rosalie (1972) mais celui-ci refusa car il s’agissait du rôle d’un cocu (cornuto). C’est Montand qui décrocha finalement le rôle.

       Pour Costa-Gavras, ses films ne sont pas politiques, c’est le hasard qui l’amène à traiter certains sujets. Pour Z (1968) il s’agissait pour Semprún de parler du mur à travers les colonels. L’Aveu (1969) est un film de rupture. Bien qu’il n’ait jamais été encarté chez les communistes, les gens étaient schizophrènes (Staline contre Hitler, la Kolima). Semprún s’est inspiré d’Arthur London. Les amis communistes ont tourné le dos à Costa-Gavras, y compris certains acteurs du film (« tu fais une mauvaise action »). Le frère de Montand, Julien, était un haut dirigeant dans le PCF. Selon Frémaux, il s’agit d’une distanciation entre le pays où se déroule l’action (la Tchécoslovaquie) et la langue adoptée (le français). L’acteur Jacques Rispal était communiste puis exclu pour avoir aidé des algériens. Pour Section spéciale (1974), présent au festival Lumière 2015 avec restauration et nouvel étalonnage, certains disaient : « voilà tous les cabots de Paris ». Gravos eut des problèmes avec la censure. Costa-Gavras aime les acteurs : il faut chercher là où ils sont, ne pas les réduire à leur étiquette. Semprún fait ici son premier film sur la France. Costa-Gavras l’a rencontré chez Montand du temps où Jorge appartenait au PC espagnol. Il lui passe son roman, Le grand voyage sur les camps. Si Frémaux souligne, à tort, la traversée actuelle du désert de l’actrice, Costa insiste sur l’importance de Signoret, de son influence sur les médias (une Une gagnée auprès de Lazareff pour défendre un condamné à mort espagnol). Elle était respectée pour son franc-parler au pays sans nom outre Atlantique. Quant à Chris Marker, Signoret l’a connu au lycée. Il apparaît de profil sur une photo de Costa-Gavras, à la galerie de l’Institut, rue de l’Arbre sec.

       C’est l’un des français qui a le plus travaillé à Hollywood. Sa femme l’a prévenu : l’argent, c’est aux USA, la création en Europe. Elle est productrice et soutien du metteur en scène qui, probablement, n’aurait pu réaliser ses films sans elle. Le succès de Z (1968), les oscars, lui ont ouvert les portes dont celle d’Hollywood. De nombreux scénarios lui sont proposés : tous relatent un assassinat. Il refuse Le Parrain?, Coppola, 1972), adapté d’un roman médiocre, car il ne connaît pas bien l’Italie et l’ambiance mafia. Il tourne Missing (1981). S’il travaille aux Etats-Unis, la postproduction est française. Selon Costa, pour les acteurs, le metteur en scène reflète le rôle qu’ils doivent jouer. Il en fut ainsi, par exemple, avec Jack Lemon. Frémaux évoque Jean Yanne qui était l’ami de Costa et qui joua dans Hanna K. (1983), un film totalement raté tant les ficelles de scénario sont grosses, dont l’actrice principale, Jill Clayburgh, était enthousiaste de jouer un rôle difficile qui la sortait de sa routine théâtrale. Il a fait beaucoup d’allers et retours entre Hollywood et l’Europe pour revenir dans le vieux continent car il s’ennuyait avec sa batterie de scénaristes qui pondaient des textes à la pelle digne de l’assolement triennal. Dans le ronron, Costa s’ennuie.

       Séance de questions. Sur Musique box (1989), il évoque le plaisir de tourner avec Jessica Lange. Il a refusé Jane Fonda, que le studio voulait lui imposer, car elle ne la trouvait pas juste pour ce personnage. Pour Costa-Gavras, le cinéma est une question de rythme ; le cinéma est un spectacle.

Sur la Condition humaine, il s’y est cassé les dents comme beaucoup de réalisateurs, notamment à cause du comportement insupportable du producteur italien Carlo Ponti.

Sur Clair de femme (1978), Gary a loué la seule adaptation au cinéma fidèle d’un de ses livres.

Sur mon interrogation concernant Monsieur Klein (1975), il répond qu’il avait un sujet de départ avec son scénariste habituel, Solinas, sur un antisémite qui doit prouver qu’il n’est pas juif pendant la seconde guerre mondiale. Costa en a parlé à Belmondo qui était intéressé. Le problème était que les producteurs ont pris peur à cause des personnalités de Costa et de Belmondo : ils craignaient d’avoir moins de pouvoir. Ils ont laissé traîner à coup d’avocats. Belmondo, qui aurait incarné le français moyen,  ne voulait tourner qu’avec Costa-Gavras. Ils ont donc abandonné tous les deux. Le projet a été récupéré par Jo. Losey, arrivé bien après, qui voulait faire appel à Gavras qui a refusé ; si Losey en a été interloqué, Delon a tenté de le convaincre également, sans succès.

Pour Z (1968), il recherchait de l’argent. Les acteurs ont tous acceptés. Le problème est qu’il voulait tourner en Italie, ce qui n’a pu se faire. Heureusement, quelqu’un lui a glissé l’idée de contacter un Ministre en Algérie. Celui-ci accepta de lui offrir les lieux mais sans un radis. C’est Jacques Perrin qui a produit le film. D’où sa présence pour présenter Z (1968) ensuite.

       Kepenekian, le médecin grâce à qui nous avons un musée de la Médecine à l’Hôtel-Dieu à Lyon, fait un laïus (moi arménien, toi grec ; une mention concernant la disparition récente du regretté érudit du cinéma, Raymond Chirat) pour lui remettre la médaille de  la Ville de Lyon au nom de Collomb. A la découverte de la plaque sur le mur des réalisateurs rue du Premier Film, il se bat pour être sur la photo au côté de Régis Debray qui enseigna un temps à Lyon. Si les films de Costa-Gavras sont au gros sabot, c’est une personnalité plutôt attachante car modeste parce que lucide.

[Ciné] Louons Herz pour ce surréel chef d’œuvre d’humour noir

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L’incinérateur de cadavre (Spalovač mrtvol, The cremator, Juraj Herz, 1969)

Un ton unique

       « Rien n’est sûr dans la vie, sauf la mort » : avec cette phrase répétée, digne d’un Oscar Wilde, le ton kafkaïen est donné. Dès la séquence de départ, avec cet enchaînement de gros plans sur les membres de sa famille et sur des détails d’animaux en cage au zoo, conclue par un portrait de groupe reflété dans un miroir déformant comme dans les foires, le décor est planté dans cette adaptation du roman de Ladislav Fuks, co-scénariste du film. La tache fut particulièrement délicate à relever puisqu’il fallait refondre l’intégralité de la narration, inadaptable en l’état. Dans le livre, l’auteur se contentait surtout de renvoyer l’horreur des situations à l’imaginaire pathologique du personnage tandis que Herz, dans une adaptation anxiogène, insiste sur l’irrésistible ascension du protagoniste jusqu’au au faîte du pouvoir avec ses projets grandioses de fours crématoires collectifs.

L’incinérateur Kopfrkingl est incarné par la vedette du cinéma tchèque, déjà vue dans l’enchanteur Le baron de Crac (Baron Prásil, Karel Zeman, 1962 probablement inspiré par le court métrage Monsieur de Crac ou Le baron de Crac, Emile Cohl, 1912), Rudolf Hrušínský. Les apparitions énigmatiques du visage de Helena Anyzova (Eros/Thanatos ? Métaphore de la Tchécoslovaquie ?) remémorent l’interprète centrale de Valérie au pays du merveilles (Valerie a týden divů, Jaromil Jireš, 1970, adapté du roman Valérie ou la semaine des merveilles de Vítězslav Nezval, écrit en 1935), autre classique du fantastique tchécoslovaque tourné à la même période. Les personnages secondaires sont grotesques : un allemand fielleux clamant son nazisme et son aryanisme, le couple dont la femme crie toujours sans raison et dont le mari se plaint tout le temps.

Qui est Herz ?

       Juraj Herz est né en 1934 dans la partie slovaque de la Tchécoslovaquie. Arrêté avec sa famille par la milice Hlinka,  à dix ans, Herz, passe successivement par trois camps d’extermination : Auschwitz, Ravensbrück (qui inspirera son film Je fus surpris par la nuit, Zastihla mě noc, 1996) et Sachsenhausen. En 1954, il entre à l’École supérieure des arts de la scène de Bratislava pour étudier la photographie. Il part étudier la mise en scène à l’académie de Prague des arts du spectacle (DAMU), où il reçoit les cours de direction de marionnettes de Jan Svankmajer. En 1960-1961, il travaille comme acteur et metteur en scène au théâtre Semafor. Il devient ensuite assistant réalisateur aux Studios Barrandov, notamment sur des films de Zbyněk Brynych comme Transport z raje et Neschovávejte se, když prší (1962). Il est également réalisateur adjoint sur le film Le Miroir aux alouettes (Obchod na korze, Ján Kadár,  Elmar Klos, 1965). Il joue aussi comme acteur dans quelques films des années 1960 : Jo Limonade d’Oldřich Lipský (1964), Dýmky de Vojtěch Jasný (1966) ou des films de Jan Švankmajer.

L’Incinérateur de cadavres est son premier film tourné, soit en 1968-69. S’il a les mains libres, profitant du relâchement de la censure dans un climat de liberté et de créativité exceptionnel, tout en obtenant le financement nécessaire, les chars soviétiques entrent à Prague en août alors que le film est à peine terminé. Des scènes sont coupées. Le film est projeté au pays et à l’étranger, récompensé lors du Festival du Film Fantastique de Sitges puis interdit par le régime communiste. Il sera redistribué vingt ans plus tard à travers le monde ; il bénéficiera de diffusions régulières au cinéma parisien Accatone.

Dans son autobiographie, sous-titrée Autopsie d’un réalisateur et publiée en 2015 aux éditions Mladá fronta, Herz note : « J’ai tourné ‘L’Incinérateur de cadavres’, et j’avais en réserve déjà les projets de quatre films. Je n’ai finalement pu en réaliser aucun parce que le régime communiste ne me l’a pas permis. Et tous mes autres films n’étaient pas les sujets que je voulais faire. ‘Les Lampes à pétrole’ ou ‘Morgiana’ ne correspondaient pas à mes désirs de réalisation. Après avoir tourné ‘L’Incinérateur de cadavres’, j’avais à ma disposition trois romans de Ladislav Fuchs, et le scénario, d’abord autorisé puis interdit, de l’adaptation du ‘Surmâle’ d’Alfred Jarry. ».

La Normalisation en Tchécoslovaquie s’impose. Herz se tourne alors vers l’adaptation de contes, qu’il fait cependant pencher vers le fantastique,  l’horreur et le grotesque, on ne se refait pas, comme La Belle et la Bête (Panna a netvor, 1978) ou Le Neuvième Cœur (Deváté srdce, 1979, d’après E. T. A. Hoffmann). En 1987, il part en Allemagne travailler pour la télévision. Il réalise d’autres contes, comme Le Roi Grenouille et deux épisodes de la série télévisée Maigret en France, incarné par Bruno Cremer (Maigret tend un piège et Maigret et la tête d’un homme, 1996). Il revient en République tchèque pour adapter un roman de Karel Pecka, Pasáž (Passage, 1997). Il retrouve grâce à une coproduction franco-belge une liberté créatrice : il nourrit le projet de réaliser un « thriller avec des éléments d’horreur ».

De l’incinération comme un des beaux-arts

Si, comme dans Trains étroitement surveillés (Ostre sledované vlaky, Jirí Menzel, 1966, Oscar du meilleur film étranger), l’intrigue se déroule durant la conquête de l’espace tchèque par les nazis,  les auteurs dénoncent le conformisme des petites gens en faisant la chronique d’un fascisme ordinaire. Le cinéaste ausculte la lente dérive d’un homme banal vers la collaboration consentie et l’impact que cela entraîne sur l’ensemble de sa famille.

Cette thématique est typique du début des années 1970 dans le cinéma européen, avec Le conformiste (Il conformista, Bernardo Bertolucci, 1970) dans lequel un homme devient l’instrument des manigances fascistes alors que se profilent les années de plomb, ou Lacombe Lucien (Louis Malle, 1974), narrant le parcours d’un collaborateur. Progressivement, Kopfrkingl espionne ses voisins juifs, ses collègues, les membres de sa famille.

Nul tampon sur les fesses ici mais un humour macabre réjouissant : réalisant que ses proches auraient du sang juif, il procédera à l’élimination systématique de sa famille ; il va donc inviter sa femme, qu’il nomme « céleste » en célébrant fréquemment son mariage tout en rendant visite aux « masseuses », à prendre un bain pour la pendre ; il « sauve » son fils, à qui il a reproché une amitié avec un boxeur juif alors qu’auparavant il le trouvait trop efféminé, en se disant que finalement la barre de fer n’est pas si inutile comme il l’avait remarqué à M. Dvořák (« Nous allons mettre Dvořák, Monsieur Dvořák »), joué par Jiří Menzel ; il poursuit sa fille en caméra subjective entre les cercueils du crématorium pour l’assassiner ; il répète nombre de fois «  Je suis abstinent, pas d’alcool, pas de cigarettes », use de son peigne en main pour maintenir sa raie, comme sur les cadavres, dans ses cheveux gominés sur son visage rond et bonasse, dégoulinant et obséquieux d’une personne obsédée par la réussite, le gain et la morale bourgeoise, voire mielleux avec sa voix calme et profonde d’un récit entièrement en monologues, en même temps qu’autoritaire et terrifiant jusqu’à la folie et l’horreur comme dans les interprétations de Peter Lorre. Kopfrkingl justifie sa besogne en se rapportant aux théories bouddhistes qu’il arbore à l’aide d’un gros livre à la couverture significative. Un corps n’accède à la réincarnation qu’une fois totalement dégradé. Durant les vingt années que prend la désagrégation des restes, l’âme se voit donc emprisonnée. La crémation s’avèrerait une technique intéressante car elle accélère l’accès à la prochaine incarnation. Il libère les âmes pour leur bien.

En se concentrant sur le destin d’une unique famille, le réalisateur fait prendre conscience de l’horreur d’une idéologie qui contamine peu à peu les esprits, jusque dans rêves dénonçait Klemperer, au point de leur faire admettre l’impensable. Par renversement sémantique, le monstre se persuade d’être un bienfaiteur et de servir l’humanité en la précipitant dans un gouffre sans fond.

Une scène, bergmanienne, marque : Kopfrkingel traîne femme et enfants dans un musée de cire où sont exposés les grands assassins. Les figures de cire sont incarnées dans le film par des acteurs affreusement grimés, produisant ainsi une étrange impression.

La forme au service du fond

La technique est impeccable. Les collages du générique rappellent la dextérité des tchèques concernant, non seulement l’animation, mais aussi les collages (notamment Jiří Kolář). Juraj Herz et son chef opérateur Stanislav Milota utilisent un noir et blanc tranché tendant vers un expressionnisme radical souligné par des acteurs aux visages atypiques et grimaçants, usent du grand angle pour déformer les images (objectif 9.8, équivalent du fisheye), focalisent sur des détails, jouent de plans intercalaires brefs évoquant le jaillissement d’idées, d’images mentales, se servent, via Jaromír Janáček, du montage abrupt à la Eisenstein pour provoquer des collisions insolites porteuses de sens. Un procédé magistral est réitéré quant aux faux raccords volontaires dignes d’un Godard : le réalisateur nous laisser croire qu’un plan se déroule dans la continuité d’une scène alors que le contrechamps qui le suit nous prend au dépourvu, révélant que nous avons changé de lieu et d’interlocuteur, sans que le montage ne nous ait averti d’un changement de séquence. En fait, le cadre est toujours en plan rapproché et raccorde sur un bout de réplique puis décadre en plan large pour nous montrer que nous sommes passés dans un autre décor, dans une autre scène. La continuité verbale est donc illogique entre deux séquences puisque le personnage dit en fait sa réplique de la scène précédente au début de la scène suivante. Le spectateur est désorienté, d’autant qu’il rentre progressivement dans la tête du déséquilibré. Dans la même logique, un plan sans coupe visible nous fait passer sans transition d’une synagogue à un bordel accueillant une orgie nazie ! A la fin, il accède à la béatitude du meurtre en plongeant dans un Nirvana crématoire alors qu’il se perçoit comme une sorte d’ange exterminateur bienfaisant ! Buñuel exulte ! La musique entêtante de Zdeněk Liška jouant sur les chants d’outre-tombe renforce, sans appuyer, l’ambiance glauque. Le travail sonore, accentuant l’aspect fantastique, est minutieux : un papier froissé, un bâton qui tombe, des pas qui claquent.

Shoah

Entre Le Dictateur (The Great Dictator, Charlie Chaplin, 1940), Le vieil homme et l’enfant (Claude Berri, 1967) et Monsieur Klein (Joseph Losey, 1976), Au Revoir les Enfants (Louis Malle, 1987), Herz évoque la Shoah lorsque l’incinérateur devenu un monstre en se croyant le sauveur de l’humanité, projette son esprit dément dans la solution finale avec le crématoire pour tout le monde alors qu’il s’imagine en Dalaï-Lama, avec pour toile de fond les détails, parfois en gros plans,  du tableau de Jérôme Bosch sur l’enfer.

Un film qui a non seulement inspiré Lucile Hadzihalilovic, proche de Gaspar Noé, qui nous l’a présenté lors de sa carte blanche pour Hallucinations collectives, mais aussi David Lynch et les frères Quay entre autres. Un pur chef d’œuvre.

[Ciné] Ayons cure de « Lord Jim »

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Lord Jim, Richard Brooks (1965)

Brooks, écrivain, est un amateur de littérature. Son mentor, c’est Huston, pour qui il adapte la pièce Key largo (1948). La décennie 60 est sa plus grande période (Capote, Sinclair). Cette adaptation du cinquième roman de Conrad (1857-1924 ; magnifique jeu de mots sur Patusan et Patna) lui tenait à cœur, même si elle n’était pas évidente à faire à cause des digressions philosophiques voire métaphysiques (d’où une voix-off à la présence constante) ; il a mis plusieurs années pour faire aboutir son sujet. Brooks a dû élaguer considérablement afin de tourner un film d’aventure (tempêtes en mer, batailles dans la jungle, bons et méchants, amour et serments sous les palétuviers). Durant trois ans, il relit et annote le scénario. Il a eu du mal à trouver de l’argent. Le film a coûté très cher à l’époque, il n’est pas rentré dans ses frais. En outre, les éprouvantes conditions de tournage au Cambodge étaient difficiles : conditions climatiques déplorables dont la chaleur insoutenable ; les serpents (Peter O’Toole en trouve un dans sa soupe ! Un membre de l’équipe mourut des suites d’une morsure de serpent) ; les moustiques ; le coût onéreux ; les acteurs obsédés par leur confort. O’Toole ne se montrera pourtant guère satisfait du rôle (« C’était une erreur et j’ai commis cette erreur parce que je suis conservateur et que j’ai joué en toute sécurité. Et de cette façon arrive l’échec ») qu’il n’acceptera que dans la perspective d’un tournage dépaysant en Asie. Les rapports entre le président Norodom Sihanouk et les Etats-Unis se tendaient à cause de la guerre du Vietnam et souhaitait se rapprocher avec l’URSS et la Chine. Un père ressemble un peu à Ho Chi Minh d’ailleurs. Autant dire que l’équipe hollywoodienne était indésirable Il gèle en partie les avantages consentis à la production en plein tournage, notamment en remplaçant les figurants par 300 soldats cambodgiens chargés d’espionner le déroulement des opérations. Il voulait tourner en Asie du Sud-est contre l’avis de la Columbia : si l’action se déroule en Indonésie, il sera tourné au Cambodge dont une partie à Angkor. Brooks jugeait que le studio n’était plus pertinent au temps du tourisme de masse où les gens connaissent des décors exotiques.

L’accueil n’a pas été très bon : c’est même l’un des échecs les plus retentissants des années 60 et plus spécifiquement de la Columbia qui voulait profiter du succès de Lawrence d’Arabie (Lawrence of Arabia, David Lean, 1962) que le même studio avait produit. Le film étant éreinté à sa sortie, jusque par ses acteurs, à l’égard du scénario, du réalisateur, O’Toole, qui avait mis des sous dans l’affaire, est déçu de sa prestation, gêné par les propositions de rôles torturés après Lawrence d’Arabie (Lawrence of Arabia, David Lean, 1962). Le film avait un double handicap. La comparaison avec le livre (Brooks pensait à libérer les mots car le cinéma est purement visuel, l’image s’adresse à la sensibilité des spectateurs) en ayant édulcoré le propos notamment sur la définition fantomatique de Jim, évanescent et omniprésent. Le film détonne sérieusement dans le paysage cinématographique des années 60 par son pessimisme et sa radicalité dans le traitement des personnages. Ce serait en outre une resucée de Lawrence d’Arabie (Lawrence of Arabia, David Lean, 1962) car l’acteur principal, Peter O’Toole, et le chef opérateur, Freddie Young, appartenaient à la même équipe. Brooks pensait qu’O’Toole était parfait pour un héros tourmenté. « Lord Jim aurait dû être un petit film, a expliqué Brooks. Le problème est qu’il a grossi trop vite. C’est une histoire intérieure, dans l’esprit du héros, et nous aurions dû être petits et non grands. C’est malheureux et c’est partiellement de ma faute. » Richard Brooks césure brutalement dans son montage la transition entre le capitaine vertueux et le lâche en fuite sur sa barque, comme s’il s’agissait de deux êtres différents. Même si Conrad est américano-polonais, la tentative de la deuxième chance (Elmer Gantry, le charlatan, Elmer Gantry, 1960 ; Doux oiseau de la jeunesse, Sweet Bird of Youth, 1962 ; Les Professionnels, The professionnals, 1966 ou La Chevauchée sauvage, Bite the Bullet, 1975) est un thème récurrent dans la littérature américaine. « Une idée surtout m’intéressait, l’idée de la seconde chance, explique Richard Brooks. Je crois que c’est un thème universel, un sujet particulièrement humain ». Il surenchérit : « Parmi les différents thèmes utilisés dans Lord Jim, un en particulier demeure présent en ma mémoire depuis que j’ai lu pour la première fois le livre au lycée : c’est le thème de l’homme qui cherche et trouve une seconde chance. C’est un thème commun à la plupart des hommes. Qui, parmi nous, homme, femme, enfant, faible ou fort, riche ou pauvre, puissant ou sans pouvoir, sans distinction de race, de nationalité, d’éducation, de religion, civilisé ou sauvage, instruit ou pas – qui, parmi nous, n’a pas supplié pour qu’on lui donne une seconde chance? (…) N’avons-nous pas tous cherché, à un moment ou un autre, à remettre les choses en place ? C’est l’épine dorsale du film. ».

La distribution est prestigieuse : Eli Wallach en double de Kurtz, James Mason en mercenaire manipulateur, Daliah Lavi, une italienne, brune à forte poitrine (que ne voit-on ce qu’elle montre sous la contrainte au supplicié !), qui vient du péplum ; les rôles secondaires marquent avec le rarement sobre Akim Tamiroff, Curd Jürgens en Némésis haineuse et veule de Jim, et Marquand en jeune marin français.

Il s’agit d’une réflexion sur le colonialisme où il anticipe Pol Pot. Avec le format Scope (2.35:1) et l’usage du Technicolor que Brooks appréciait en Panavision, les couleurs ressortent de façon exotiques (temples, rites, éléphants) mais ne tombent pas dans le toc grâce à des réflexions philosophiques. Il s’agit d’une parabole sur le destin de l’homme, sur sa responsabilité et sa liberté. C’est une superbe copie 35mm malgré une griffure persistante, des couleurs passées (notamment au début avec un flou en guise de coucher de soleil). L’effet délibérément flouté lors de la rencontre avec Mason n’est pas sans évoquer Apocalypse now (Francis Ford Coppola, 1979) quelques années plus tard. Lors de sa sortie, ce film fut distribué en copies 70mm avec son stéréophonique sur 6 pistes magnétiques. Brooks utilise également le split screen avec sobriété lors d’une scène introductive de mutinerie ou le parcours initial du Lord.

Un film magnifique semblant rétrospectivement supérieur à Lawrence d’Arabie (Lawrence of Arabia, David Lean, 1962), n’eût été la présence de la musique de Maurice Jarre.

 

[Ciné] « La Ballade du soldat» («Баллада o сoлдате», Grigori Tchoukhraï, 1959)

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« J’ai été soldat. C’est comme soldat que j’ai parcouru le chemin de Stalingrad à Vienne. En route, j’ai laissé beaucoup de camarades qui m’étaient chers. (…) Ce que nous avons voulu montrer, Valentin Ezhov et moi, ce n’est pas comment notre héros a fait la guerre, mais quelle sorte d’homme il était, pourquoi il s’est battu. Renonçant aux scènes de bataille (…) nous avons cherché un sujet qui flétrit la guerre. (…) Ce garçon (le jeune soldat Alecha) pouvait devenir un bon père de famille, un mari affectueux, un ingénieur ou un savant, il pouvait cultiver le blé ou des jardins. La guerre ne l’a pas permis. Il n’est pas revenu. Combien d’autres ne sont pas revenus ! » (Grigori Tchoukhraï, propos reproduits dans Le cinéma russe et soviétique, L’Équerre, Centre Georges-Pompidou, 1981).

Des plans magnifiques, malgré une veillc qui s’entêta à s’éventer dans une salle pourtant froide, chassant ainsi un ami qui s’est assis sur les marches, ce qui me conduisit à imiter ladite avec un journal puis à la masquer pour enfin passer derrière et là rosser de dos avec d’intenses croisement de jambes, dont une scène surprenante d’une poursuite d’un char à l’image inverse dans le peu d’images de guerre. Le train, métaphore du cinéma, une poursuite à la Lara, le ciel défile dans un film contemplatif. Un plan digne des constructivistes : une ligne de haute tension avec pylônes marquant une profondeur de champ. C’est une ballade donc road-movie mais surtout, comme d’habitude un parcours initiatique. Le soldat aura connu l’amour avant de mourir.

Prix de la Meilleure participation pour la sélection soviétique, Cannes 1960 du temps où les pays sélectionnaient les films et les prix. BAFTA du meilleur film en 1962, ex-æquo avec L’Arnaqueur.

[Ciné] Conférence : Elia Kazan et la politique aux Etats-Unis

[liminaire : le regretté Michel Boujut me confiait à Metz un anticommunisme primaire de Michel Ciment]

Michel Ciment indique que Kazan dialogue avec son époque (la chasse aux sorcières, le Vietnam, etc.). Kazan, plus grand metteur en scène de pièce des années 50-60, monte les créations des plus grands dramaturges américains (Miller, Williams, etc.). C’est la plus grande génération depuis O’Neill. S’ensuit un parallèle intéressant entre Miller et Kazan.

En 1947, “All My Sons” d’Arthur Miller, crée par Kazan, obtient le grand prix de la critique. Il met en scène en 1947 la pièce de théâtre « Un tramway nommé Désir » de Tennessee Williams. Jack Palance est la doublure de Brando dans le rôle de Kowalski. Kazan tourne « Le Mur invisible » (« Gentleman’s Agreement », 1947). Les deux sont de gauche. Miller est influencé par Ibsen (le féminisme, les problèmes sociétaux). Provenant de la moyenne bourgeoisie, son père est ruiné en 1929 (le crash comme prononce Michel Ciment pour Krack). En 1949, Kazan monte la « Mort d’un commis voyageur » (prix Pulitzer, catégorie drame ; six Tony Awards et le New York Drama Critics Circle Award). En 1952, Kazan témoigne devant la Commission des activités anti-américaines. Kazan donne une quinzaine de noms de membres du PC dont des morts et des personnes ayant tenté un deal. L’amitié avec Miller se brise alors.

En 1953, Miller écrit « Les Sorcières de Salem », métaphore du maccarthisme, en réponse à Kazan. Raymond Rouleau en 1956 adapte la pièce en film avec Simone Signoret et Yves Montand. Le contexte est la succession des procès de Moscou, les coups d’Etat pendant la guerre froide, l’émergence de totalitarismes. La Corée est envahie par la Chine. Le monde libre est inquiet.

En 1954, Kazan tourne « Sur les quais » (« On the Waterfront ») à partir d’évènements réels : corruption générale, terreur sur les quais. Brando dénonce la Mafia comme un acte de courage. C’est une autodéfense de Kazan, il justifie son acte. En 1955 « Vu du pont » (« A View from the Bridge ») est une pièce de Miller en réponse dans le monde des dockers. C’est une dénonciation explicite de Kazan lorsque quelqu’un rentré illégalement sur le territoire américain est donné. En 1956, Miller est convoqué pour s’expliquer devant la commission des activités anti-américaines. Il refuse de donner des noms. Le 1957, Miller est déclaré coupable d’outrage au Congrès. Sa condamnation sera annulée en 1958 par la cour suprême américaine.

En 1964 , Miller veut que Kazan monte sa pièce « Après la chute » (« After the Fall »). Ralph Meeker (Micky) ruine son associé ; Barbara Loden, la maîtresse de Kazan épousée en 3e noce, incarne Monroe qui a divorcé de Miller ; Faye Dunaway fait une apparition. Miller et Kazan se sont réconciliés après 15 ans de brouille.

Kazan, l’homme

Kazan est arrivé à 4 ans aux Etats-Unis. Son désir d’intégration est énorme. Son père est marchand de tapis. Il est issu d’une minorité grecque d’Istanbul qui a fui les pogroms. Contre son père, Kazan poursuit ses études (williams college, Yale, drama school) contre son père qui sera ruiné en 1929. Elia travaille dans un restaurant universitaire. Il s’engage politiquement à travers le group theatre, en cela distinct du Mercury theatre d’Orson Welles. Kazan était surnommé « gadg » comme gadget : il était accessoiriste. L’administrateur était Strasberg. Elia devient acteur. En fin de pièce, « strike » est brandi. Puis Kazan intègre le PC où il reste 18 mois. Sa section lui demande dans une réunion composée de 18 membres d’écrire un rapport hebdomadaire sur le group theatre. Il refuse et est exclu du PC à 17 voix sur 18 en 1936. Kazan est traumatisé. Il est tétanisé par le pacte germano-soviétique. Les USA rentrent en guerre en 1941. L’Europe de l’Est est dépecée. Kazan lit Orwell, Koestler, Gide, etc. Arrive la chasse aux sorcières, la deuxième après l’affaire des 10 d’Hollywood (1947). Ils n’ont pas donné de nom et ont refusé de répondre aux questions d’appartenance ou non au PC. Les avocats du PC étaient payés par l’Internationale communiste. Une hypothèse est évoquée : le PC a besoin de martyrs. Kazan refuse de témoigner la première fois. La première femme de Kazan est une intellectuelle qui loue Kennedy après son assassinat ; elle est pour Roosevelt et a peur de la 5e colonne. Elle le pousse à témoigner. Les personnes données étaient connues par la CIA et le FBI. Il fait allégeance pour prouver qu’il est un bon américain. Dans une lettre de 1948 à Zanuck (en 1948, donc avant sa déposition de 1952) : « j’hais les communistes, c’est une menace pour la liberté ». Kazan n’est pas opportuniste. S’il ne dénonce pas, il sera sur la liste noire.

Tous les films sont devenus meilleurs après la dénonciation. C’est dostoievskien : il aime filmer la part d’ombres dès 1954. Ces films précédents étaient assez manichéens. Il est violent contre les USA car c’est le pays qui l’a forcé à dénoncer.

Kazan l’artiste

Dans le Tennessee en 1937, Kazan travaille à la Frontier film, l’équivalent cinématographique du group theatre. Il tourne au sein d’un collectif marqué par Roosevelt, le trotskisme, un documentaire politique, « The People of the Cumberland » avec la voix d’Ernest Caldwell. Kazan a un projet non tourné sur la République espagnole contre Franco. Il veut faire un film sur les irlandais. Zanuck est à gauche mais pas trop. Il aime les films gris, plein de bons sentiments, sur les tares américaines. Son premier film politique, est « Viva Zapata! » (1952) que Zanuck produira pour la Fox. Il rencontre John Steinbeck dont il adaptera « À l’est d’Éden » (« East of Eden »), publié en 1952. Le PRI au Mexique demande à voir le scénario, ce que refuse Kazan. Le chef opérateur, imposé, est le même que celui de Luis Buñuel. « Viva Zapata! » est une métaphore de ce qui s’est passé en URSS, une révolution permanente. Selon Michel Ciment, c’est le meilleur film anti PC.

Il tourne ensuite le 2e de la trilogie : « Man on a Tightrope » (1953), un film de commande. Zanuck pousse Kazan pour prouver son anticommunisme. Kazan change l’histoire. Le scénario, écrit par Robert E. Sherwood est par celui d’un écrivain anticommuniste qui écrivait les discours de Roosevelt. Kubrick tourne les « Sentiers de la gloire » (« Paths of glory », 1957) dans le même studio allemand.

[Ciné] Glaçant magnifique

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De sang froid (In cold blood, Richard Brooks, 1967). Par Michel Ciment.

        Brooks est un cinéaste original, courageux dans l’Hollywood des années 60. Capote tomba sur un titre du New York Times en 1959 : « Meurtre d’un riche fermier et de trois membres de sa famille ». Capote a créé un genre avec la non fiction novel, un best-seller (« Capote a reçu 2 millions et ses héros ont reçu la corde » selon Ned Rorem dans le Saturday Review of Literature), ou une fiction racontée comme un roman, pour laquelle l’auteur a fréquenté les jeunes criminels, notamment Smith, qui lui léguera ses livres et dessins, avec qui il entretint des relations ambiguës comme le démontre le Truman Capote (Capote, 2005). Capote assiste au tournage, accompagné de journalistes. Brooks le renvoie comme lui l’avait été quand il avait été scénariste du temps du compartimentage et hiérarchisation des fonctions au sein des studios. Même si l’auteur apparaît en photo en couverture du magazine Life sur le mur de la cellule d’Andy, Brooks remplace le personnage égocentrique et excentrique de Capote par un journaliste nommé Jensen que joue Paul Stewart, une figure connue du film noir américain. Cela se déroule le matin du 15 novembre 1959 à Holcomb dans le Kansas en 1963. C’est un road movie en Chevrolet dans le Middle West en décor réel, sans transparence comme Hitch qui en abusa, sur et dans les lieux du crime (la maison avec les vraies photos de famille des Clutter, le cheval de Nancy, le paysage authentique, la salle d’audience jusqu’à certains jurés d’origine, le juge véritable, Roland Tate, ayant la mauvaise idée de mourir ; le réel peloton d’exécution avec la potence du Kansas State Penitentiary).

Capote a toujours pensé à Brooks pour l’adaptation en film car c’est un cinéaste ans effet. Preminger était sur le coup, en voulant Burt Lancaster et Kirk Douglas comme acteurs, et a tout fait pour avoir les droits au point que la femme de l’agent cinématographique au restaurant, où tout le monde mangeait par hasard, a cassé un verre sur le front de Preminger. Brooks était décidé à travailler avec des inconnus. La Columbia voulait Paul Newman et Steve McQueen dans les rôles principaux. Newman a choisi de jouer dans Luke la main froide (Cool Hand Luke, Stuart Rosenberg, 1967 avec Conrad Hall en chef op’ : les reflets dans les lunettes des gardiens) et Hombre (Martin Ritt, 1967) et McQueen a travaillé sur L’affaire Thomas Crown (The Thomas Crown Affair, Norman Jewison, 1968) et Bullitt (Peter Yates, 1968). Forsythe, le Blake Carrington de Dynastie, néanmoins présent dans Mais qui a tué Harry ? (1955) et L’Etau (1969) d’Hitchcock, joue l’enquêteur Alvin Dewey auprès duquel, dans la vie vraie, Capote faisait du charme ainsi qu’à sa famille pour obtenir plus de renseignements. Capote avait écrit le scénario de Beat the devil de Huston avec Bogart. Brooks l’a tourné en noir et blanc, contre l’avis du studio qui ne trouvait pas cela très commercial, en Scope (grand format 2.35:1 avec Panavision anamorphique, magnifique plan et photo de la pluie qui dégouline sur une vitre en ombre sur le visage d’un meurtrier, en pleurs intérieurement, effet non voulu, salué pourtant par tous, mais obtenu grâce à un ventilateur activé en pleine chaleur à côté de la pluie artificielle).

        La construction est intéressante : les meurtres n’apparaissent dans leur chronologie reconstituée que lors de l’interrogatoire ; les flashbacks permettent l’empathie pour le criminel Smith. Le scénario n’est donné qu’au jour le jour aux acteurs pour conserver la spontanéité, au point que le metteur en scène réécrivait jusqu’au dernier moment son script. La musique de Quincy Jones est jazzy comme dans Prêteur sur gages (The Pawnbroker, Sidnet Lumet, 1964). L’image est de Conrad Hall, un photographe recherché (« C’était comme Rembrandt au travail » décrit Richard Zanuck. « Connie n’était pas connu pour sa rapidité, mais Rembrandt non plus. Il était connu pour son génie incroyable »), un grand chef opérateur (Butch Cassidy et le Kid, Butch Cassidy and the Sundance Kid, George Roy Hill, 1969, avec Paul Newman et Robert Redford ; Les professionnels, The Professionals, R. Brooks, 1966, avec Burt Lancaster, Lee Marvin et Claudia Cardinale ; Duel dans le Pacifique, Hell in the Pacific, J. Boorman, 1968, etc.). Ici, ce qui compte chez Brooks, c’est aussi le rapport au père (cf. La chatte sur un toit brûlant, Cat on a Hot Tin Roof, 1958)). Blake, qui joue l’un des deux criminels, avait tourné un petit rôle, le livreur qui a vendu le billet de loterie gagnant à Humphrey Bogart, dans le Trésor de la Sierra madre (The Treasure of the Sierra Madre, 1948) de Huston, un ami de Brooks. D’où l’autre criminel, Scott, qui dit, par deux fois, « mon film préféré, c’est le « Trésor de la Sierra madre » » auquel le décor dépouillé laisse songer.

        Le film est construit intelligemment avec un montage parallèle entre la course folle des meurtriers et la vie paisible de cette famille avant d’être massacrée. Il s’agit d’un film contre les préjugés puisque les criminels croient que comme le chef de famille est riche dans le Kansas, il aurait un coffre avec beaucoup d’argent dans sa maison, selon une information erronée d’un prisonnier informateur qui se révélera une balance. C’est aussi un film contre la peine de mort aussi atroce que les crimes commis. La pendaison détaillée du 2e tueur, le plus proche de Capote, est prenante avec la pulsation cardiaque qui cesse au fur et à mesure avec un générique de fin on ne peut plus sobre. Le film est bien plus efficace que le bréchtien La pendaison (Kôshikei, 1968) de l’autre homme en colère, N. Oshima. Tout est en subtilités puisque le passé difficile de Smith est détaillé, ce qui permet de comprendre sans excuser. Une littérature et un film « objectifs », sans concession, en quelque sorte, qui n’est pas sans rappeler le strict Le voyage de la peur (The Hitch-hiker, Ida Lupino, 1953).

        Tremblez car les deux paires d’yeux reproduites sur l’affiche du film sont celles des vrais tueurs. Quant à l’acteur Blake, qui joua dans Lost Highway (David Lynch, 1996), il a été arrêté pour le meurtre de sa femme. Un professionnalisme comme Bela Lugosi dormant dans sa tombe de vampire ?

Le film a été décoré du David de Donatello 1968 du meilleur metteur en scène étranger et du National Board of Review (USA) 1967 pour le meilleur metteur en scène. Il a été classé n° 8 sur la liste de l’American Film Institute des 10 plus grands films dans le genre « drame judiciaire ».

 

[Ciné] « Cas de conscience » (« Crisis », Richard Brooks, 1950)

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Par Michel Ciment

       Brooks a été défendu dans les années 50, 60 par Positif  (notamment Tailleur et Seguin). Il est scénariste de ses films, souvent des adaptations : il a écrit 21 films sur 24, ce qui est rare. Auparavant, il était scénaristes pour d’autres metteurs en scène. Ici,

dans une première version du scénario, le personnage principal devait aller au secours de sa fille. Mais lorsque les studios de la Metro-Goldwyn-Mayer eurent l’acteur Cary Grant pour l’interpréter, ils donnèrent lieu à une nouvelle version de l’histoire dans laquelle le personnage de Grant vit une histoire d’amour.

Brooks a rencontré Cary Grant sur les champs de course de Santa Anita qui l’a pris de sympathie, d’autant qu’il en avait marre de la comédie en préférant jouer un rôle sérieux. C’est Cary Grant qui insista auprès de la MGM, qui n’y croyait pas, pour que Brooks soit en charge de la mise en scène du film.

Il s’agit d’une copie 35 mm avec ses griffures en format carré (1:37). Ce film en noir et blanc de Robert J. Kern, tourné en moins de 2 mois, est produit par quelqu’un de la maison, Arthur Freed, « Monsieur Comédies musicales » de la MGM, friande de grosses productions avec retours sur investissements.

       En Amérique latine, à partir de 1940, les pays bougent à cause de l’impérialisme. C’est la politique du gros bâton (big stick) de Roosevelt. Ici, il n’y a pas la mention d’un pays particulier car la MGM voulait vendre son film également en Amérique latine. Ce qui n’a pas empêché que le film fut banni des salles mexicaines et dans le reste du continent à cause de la mauvaise image des populations d’Amérique du Sud. Le renversement du gouvernement par la CIA au profit d’un dictateur au Guatemala en 1954 a été un modèle tout comme la dictature du Pérou. L’autre référence est Juan et Ev(it)a Perón en 1950 en Argentine (populisme autoritaire), ce que Brooks avoue facilement dans une entrevue de 1965.

       C’est un film complexe, pas caricatural ou manichéen, qui n’a pas fait l’objet de beaucoup de publications. Ce qui intéresse Brooks, c’est la complexité des rapports humains. Le chirurgien est aux prises avec un dilemme moral : la déontologie médicale passe-t-elle avant les convictions citoyennes ? Aucun succès à la sortie du film qui a été peu soutenu par la MGM. Les critiques sont tièdes avec des remarques attendues et habituelles : c’est un film de scénariste plus que de mise en scène avec une direction d’acteurs. La répétition de l’opération est une scène inventive car muette. Sur la révolution, Ciment songe à Viva Zapata de Kazan (1951). Le scepticisme de Brooks est perceptible grâce à la répétition d’une scène soulignée par une remarque de Cary Grant. Gonzalès, le futur chef du gouvernement quête, en symétrie,  comme Farrago un identique « Sauvez-moi, docteur ! ». Ironie du sort et soif de pouvoir.

Le médecin , sous le sceau du serment d’Hyppocrate est un alter ego de Brooks. Ce qui compte chez Ferguson/Grant, c’est la liberté ; il n’est d’aucun côté. Le directeur de la société de pétrole, symbolisant l’introduction de la CIA comme facteur de déstabilisation en Amérique latine, Sam Proctor (Procter et Gamble ?) ne pense qu’à son argent. Le dictateur est vulnérable, humain et cultivé. Les révolutionnaires veulent assassiner la femme du médecin pour faire pression, après un kidnapping. Brooks prône un humanisme de gauche (libéraux) comme ses amis Bogart et Huston. Ces derniers voulaient témoigner pour les 10 d’Hollywood. En effet, en 1950, nous sommes en plein maccarthysme et chasse aux sorcières.

       La comédie n’est pas absente quand Grant se lave les dents avec ablutions avec de la Tequila dans le train. A noter l’usage de la langue espagnole autochtone même si pas traduite en français, ce qui était assez rare à l’époque. Ce film annonce une nouvelle génération, celle du Nouvel Hollywood. Brooks est un cinéaste essentiellement de scénario. Il s’agit de l’adaptation d’un court récit, The Doubters de Georges Tabori, un dramaturge important qui a influencé Boorman pour Léo le dernier (Léo the last, 1970).

       José Ferrer, le latino de studio comme Manjou pour la France, joue Farrago, le dictateur, pas les éditions. Ses petits yeux menaçants remémorent Le mystérieux Docteur Korvo (1949) d’Otto Preminger. Ev(it)a est jouée par une suédoise, Signe Hasso. En outre, une poignée d’acteurs intéressants se succèdent comme Leon Ames, Gilbert Roland et l’ex-Ben Hur du cinéma muet, Ramon Novarro.

Une référence est faite à Cochrane (médecine). Un côté urgence apparaît même si la scène est montrée uniquement en répétition, avec l’inévitable grosse seringue de cinéma. Ferguson (nom d’un Président US ?) ? La photo et la position de la caméra concernant la place sont intéressantes, avec les tracts qui volent au vent. Quelques tirades drôles posent de réels problèmes politiques ; « – Je n’ai pas voté pour vous. – Eux non plus » ; « Vous vous intéressez à la politique ? Quand il y a des élections ». La critique est acerbe et lucide quand la femme du médecin lance : « Les américains sont avides ». La musique est de Miklós Rózsa, un américain d’origine autrichienne.

Sur la scène de l’installation de la bombe et de son explosion au début (travellings, scène de foule), Ciment ne pense pas que Welles s’en soit inspiré pour la séquence initiale d’anthologie de La soif du mal (Touch of evil, 1958. Welles était en Europe à l’époque, il est peu probable qu’il ait vu le film. Ceci dit Welles était un ami depuis qu’ils ont travaillé ensemble à la radio.

Un ami cinéphile fait une étrange remarque : les femmes à Hollywood  étaient frappées au ventre (effet du puritanisme américain ?) jusqu’à une certaine date puis à la tête.

 

[Ciné] Conférence sur Richard Brooks par Michel Ciment : Brooks un homme en colère.

Aldrich, Losey, Tachlin ont démenti que le Maccarthysme bloquait le studio. L’homme en colère Brooks refusait de donner son scénario à la production pour éviter un risque de fuite. Car sa réputation est de gagner de l’argent, ce que jalousent d’autres personnes à Hollywood. C’est un homme pas commode, très macho. Il donnait également le scénario au dernier moment aux comédiens afin d’affirmer son indépendance. Il est dur avec son équipe, ses acteurs. Ainsi il aurait dit sur un plateau à Debbie Reynolds, qui venait de la comédie musicale : « vous m’avez été imposée par la production ». Ciment l’a interviewé en jogging au Bois de Boulogne. Il ne portait jamais de veste, était coupé cheveux courts comme un militaire. Il a été le mari (5 mariages) de Jean Simmons, le compagnon d’Angie Dickinson. Pour lui, et ce fut son problème, le cinéma était plus important que la vie privée. Il est né sous le nom de Reuben Sax ; en 1942, il devient Richard Brooks. Il est de condition modeste d’une famille juive d’Ukraine, donc russe, où ils parlent yiddish. Il a débuté avec beaucoup de petits métiers. Après le basket, il a été chroniqueur sportif au Philadelphia Record en 1934. Il a travaillé avec Welles sur des reportages radio sur l’Amérique latine, le Brésil notamment. Il a œuvré à la radio, notamment pour le bulletin d’informations d’une station locale. Il a écrit des livres de bonne tenue, veut se lancer dans la carrière dramatique.

       Il a commencé à être scénariste en 1942 à 30 ans notamment sur Les tueurs (The killers, 1946) de Robert Siodmak d’après Hemingway, Les Démons de la liberté (Brut force, 1947) avec Jules Dassin, un juif russe lui aussi, Delmer Daves (Ombres sur Paris, To the Victor, 1948) et, surtout, une pièce qu’il adapte, Key Largo (1948) de Huston où il assiste au tournage, ce qui est rare. Huston lui conseille de devenir réalisateur. C’est à cette occasion qu’il se lie avec Huston et Bogart. Jusqu’en 1940, aucun scénariste n’est devenu metteur en scène : les métiers dans les studios étaient étanches. Il était plus facile d’être metteur en scène que scénariste car ils étaient rares et bons, selon Luis B. Mayer. En 1940, il y eut une vague de scénaristes qui conquéraient leur indépendance en devenant metteur en scène : Preston Sturges dans la comédie où il eut beaucoup de succès, John Huston (Le faucon maltais, The maltese falcon, 1941), Billy Wilder (« le scénariste prépare le lit, le borde, fait le ménage ; le metteur en scène baise ») qui avait travaillé pour Lubitsch, J. Mank, Samuel Fueller, Delmer Daves. Brooks arrive en queue de comète. MGM est une compagnie conservatrice (« plus d’étoiles qu’il n’y en a dans le ciel ») avec des grosses productions, des comédies musicales. Mayer était pour la famille et anticommuniste. Brooks a pu faire des films polémiques : Graine de violence (Blackboard jungle, 1955) avec Glenn Ford et Sidney Poitier en professeur noir où montrer la violence dans la société de l’époque était rare ; Sergent La terreur (Take the High Ground, 1953) sur les militaires avec un Widmarck glaçant ; La dernière chasse sur l’extermination des bisons où des spectateurs tombaient dans les pommes ; Le carnaval des dieux (Something of Value, 1956), une première révolte Mau-Mau anti coloniale kenyane contre la Grande-Bretagne.

Brooks a le goût des personnages tourmentés, en crise (Les frères Karamazov de Dostoïevsky au regard de ses origines russes ; il aime la philosophie, la littérature). Les personnages sont à la limite du déplaisant (Fenner, Widmark, fait régner la terreur chez les militaires). Il voulait adapter Elmer Gantry, le charlatan (Elmer Gantry, 1960) de Sinclair Lewis, prix Nobel. Ce dernier avait défendu Brooks. Ce seront Jean Simmons, la femme de Brooks, et Burt Lancaster qui joueront. Le film sera récompensé par l’Oscar du Meilleur scénario original. Sacré par l’Académie Il s’agit de la critique des mouvements religieux. Lord Jim (1965) est adapté de Conrad. Ici le héros (Peter O’Toole) est aux prises avec les problèmes moraux. C’est une belle adaptation. Il n’est pas bien accueilli à cause du décor exotique ; ce serait une resucée de Lawrence d’Arabie (Lawrence of Arabia, David Lean, 1962). Mayer a accepté Les frères Karamazov (The Brothers Karmazov, 1958) d’après Dostoïevsky ainsi que Tennessee Williams (2 adaptations avec Doux oiseau de jeunesse, Sweet bird of youth, 1962). Homosexualité, alcoolisme, La chatte sur un toit brûlant (Cat on a Hot Tin Roof, 1958) est l’adaptation de la pièce de Williams qui a eu le plus de succès. Parmi toutes les adaptations confondues de divers réalisateurs.

       Il écrit de bons romans dès 1945 sur l’anti homosexualité. « L’Aventure du caporal Mitchell » (The brick Fox-hole : « Un million de fantômes. N’ayant ni la gloire difficile du combat, ni la liberté des civils ») a été adapté par Edward Dmytryck, Feux croisés (Cross fire, 1947) où l’homophobie est devenue l’antisémitisme (cf. Le mur invisible, Gentleman’s agreement, 1947 de Kazan). Le 2e roman, The Boiling Point relate une révolution idéaliste contre la corruption où il dénonce le Ku Klux Klan. Le 3e, The producer, comme Le Nouveau Nabab de Francis Scott Fitzgerlad, dont Brooks adaptera la nouvelle La dernière fois que j’ai vu Paris (The last time i saw Paris, 1954) évoque le producteur Mark Hellinger à Hollywood, un ami de Brooks qu’il a rencontré avec Jules Dassin. Il y démonte la manière dont un film se fabrique.

       Brooks fait partie des défenseurs des 10 d’Hollywood avec des libéraux qui luttèrent contre le Maccarthysme avec Bogart, Huston, Wilder, G. Kelly, Fred. Astair, Lauren Bacall. Pour la liberté d’expression, Brooks a défendu Mankiewicz. Ils étaient attaqués par Cécil B. DeMille qui demandait un serment. Après une soirée houleuse de 8h, Ford y a mis fin à 1h du matin tellement il était outré par le comportement de DeMille. Brooks n’est pas allé à Washington. Quand ils ont vu que les 10, qui adoraient Staline, attaquaient la justice américaine, ils sont repartis écœurés. Brooks défend la liberté de l’individu : dans Bas les masques (Deadline U.S.A., 1952), Bogart refuse que le journal soit acheté. Bacall lui avait reproché de ne pas trop venir voir l’ami Bogart quand il était décrépit par le cancer ; Brooks était peiné de son état.

       La décade 1960 est le sommet de la carrière de Brooks. Il cumule les productions importantes : La Chatte sur un toit brûlant (Cat on a Hot Tin Roof, 1958), Elmer Gantry, le charlatant (Elmer Gantry, 1960). 21 sur 24 scénarios sont écrits par lui, adaptés de livres. Il tourne 1 film par an. Comme Kubrick, Brooks, recherchait la structure, même si son cinéma était moins personnel que celui de Stanley. Brooks aimait le Technicolor. Dans sa direction d’acteurs, il a un rapport, parfois brutal, direct, individuel au comédien. Il était d’une exigence terrible, soupe-au-lait.

       Le repas de noce (The catered affair, 1956), d’après l’écrit de Gore Vidal, l’ennemi de Capote, est un film néoréaliste américain en noir et blanc avec Bette Davis, Ernest Borgnine et Debbie Reynolds, tout comme De sang-froid (In Cold Blood, 1967). Les couleurs sont très riches grâce à l’opérateur John Alton (La Chatte sur un toit brûlant, Cat on a Hot Tin Roof, 1958), (Elmer Gantry, le charlatant (Elmer Gentry, 1960) ; Lord Jim (1965), une réflexion sur le colonialisme tourné dans Angkor où, au Cambodge, il anticipe Pol Pot. Les professionnels (The professionals, 1966) est un western où Claudia Cardinale est poursuivie par Burt Lancaster et Lee Marvin. The happy ending (1969), jamais sorti en France, est un des rares scénarios originaux sur la décomposition du couple avec Bette Davis et Jean Simmons, sa femme en instance de divorce. Le film n’est pas sorti en France. A la recherche de Mr Goodbar (Looking for Mr Goodbar, 1977), tiré d’un roman à succès que Brooks n’aimait pas, est un film polémique qui ne sera pas récompensé alors que Diane Keaton obtiendra l’oscar pour Annie Hall (Woody Allen, 1977). Au total, il a tourné 27 ans les films qu’il voulait faire, ce qui est rare. Ces 2 derniers films, dont l’un n’est jamais sorti en France, ne sont pas très bons. Il n’aurait jamais eu d’oscar en tant que metteur en scène, même si ses acteurs oui. Il appartient à la génération intermédiaire, après la 1ère les pionniers (Chaplin, Griffith, Ford, etc.), entre la 2e (Kazan, Mank, Wilder à partir de 1940) et la 3e avec le renouveau du au Nouvel Hollywood (Scorcese, Coppola, Spielberg, De Palma, etc.) puis Burton, les frères Cohen et d’autres. Il a permis de légitimer et stabiliser au profit du Nouvel Hollywood le statut du metteur en scène qui provient de l’écriture du scénario. Avant, le scénariste n’était qu’un employé.

Quelques mois avant sa mort, Richard Brooks espérait encore pouvoir porter à l’écran La Condition humaine ou La Voie royale de Malraux, deux de ses projets les plus chers.

 

[Ciné] Compartiment tueurs (Costa-Gavras, 1964)

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Compartiment tueurs (Costa-Gavras, 1964)

       Le film ayant disparu des radars, c’est la copie personnelle 35 mm de Costa-Gavras à plusieurs bobines qui est projetée. Quel plaisir de ne pas supporter cette numérisation à tout-va qui ne supporte pas les contrastes ténus en noir et blanc, les ciels gris notamment, et les mouvements rapides de caméra (pixellisation). Il sonne qualité française (primat du scénario, le brio des dialogues savoureux, empruntés au livre de Japrisot et à l’écriture de Costa-Gavras, le charisme des stars) dans la lignée des années 30 (René Clair, Marcel Carné, Jean Renoir et les dialoguistes Jeanson ou Spaak), seconde guerre (Clouzot) et immédiat après-guerre (Melville) tout en empruntant au rythme et au découpage nerveux ainsi qu’au code du noir américain. « J’ai même ajouté une scène de poursuite en voiture, à la fin, qui est un clin d’œil au cinéma américain » confesse Costa-Gavras qui a converti sa dauphine en Dauphine-pie et se fend d’un lent travelling arrière pour le final.

Sur le thème du train piégé devenant un « cercueil roulant », les films sont pléthores : Une femme disparaît (The Lady Vanishes, 1938) et L’inconnu du Nord-Express (Strangers on a Train, 1951), adaptation d’Agatha Christie, d’Alfred Hitchcock ; Le Grand attentat d’Anthony Mann (The Tall Target, 1951) dans lequel un détective passe de wagon en wagon pour prévenir un complot contre le président Lincoln ; L’Énigme du Chicago Express (The Narrow Margin, 1952) de Richard Fleischer où deux policiers doivent protéger une femme-témoin tout au long du trajet ; Le Crime de l’Orient-Express (Murder on the Orient Express, Sidney Lumet, 1974).

« Un roman policier, c’est, dans le théâtre du quotidien, le lent cheminement d’un secret, jusqu’au moment où surgissent, enfin, les raisons d’un drame, la vérité d’un étrange et fascinant cadavre… » écrit Sébastien Japrisot (Jean-Baptiste Rossi, 1931-2003) dans l’avant-propos à Compartiment tueurs, son premier polar en 1961, après une éclipse de dix ans, passés surtout dans la publicité. Alfred Hitchcock, auquel le film laisse songer par son thème, ses cadrages ou cette scène haletante de suspens où Jacques Perrin attend comme appât « attaché comme une chèvre en somme » dans une cabine téléphonique alors que le meurtrier approche, et Steven Spielberg ont envisagé d’adapter des romans de l’écrivain de polar. A cette époque, d’autres cinéastes commençant leur carrière par un film policier comme Louis Malle (Ascenseur pour l’échafaud, 1958), le resemeleur Claude Sautet (Classe tous risques, 1960). Costa-Gavras entreprit l’adaptation du livre, parait-il plutôt quelconque, pour son premier film à 31 ans. Très vite emballé, il chercha à en acquérir les droits. L’éditeur en demandait cinq millions, chiffre faramineux pour un premier assistant, même connu sur la place de Paris. Costa-Gavras proposa alors une option mais l’éditeur voulait cinq millions ou rien. Costa n’en poursuivit pas moins son travail mais à peine l’avait-il terminé qu’il apprit qu’Henri Verneuil s’intéressait, lui aussi, à Compartiment tueurs. Costa avait été l’assistant de Verneuil sur Cent mille dollars au soleil (1964) ; il alla le trouver : « C’est vrai, admit Verneuil. Audiard et moi travaillons sur ce bouquin, mais nous n’arrivons pas à nous en sortir. Nous allons abandonner… ».

A l’époque, les assistants composaient le casting des films, ce qui permet d’avoir un carnet d’adresses fourni. Rassuré, Costa, qui ne parle de rien, porta son script  à Simone Signoret, qu’il a connu lors de son assistanat auprès de René Clément pour Le jour et l’heure (1963), pour demander son avis. Dans le milieu du cinéma, la sûreté du jugement tranché de la comédienne est connue ; c’est souvent qu’elle rend ce genre de service. Costa en avait un autre à lui demander : il voulait confier le principal rôle féminin à sa fille, Catherine Allégret, révélée par ce film après des cachets de figuration, hôtesse du Pop Club de José Artur, qui joue également. Costa-Gavras témoigne sur la débutante : « C’est une des comédiennes les plus douées de sa génération. Il est regrettable qu’on ne lui confie pas des emplois plus consistants… ». Simone Signoret trouva excellente l’adaptation du roman de Japrisot mais commença par refuser la participation de Catherine qui avait son bac à préparer. En revanche, elle revendiqua, pour elle-même, le rôle secondaire de la mère Darrès, où elle cabotine en actrice cougar sur le retour, jouant sur son entre-deux âges. Pressenti pour le rôle de l’inspecteur, Yves Montand, hanté par son contre-modèle, Fernandel, se montra réticent parce que Costa tenait à le faire parler avec l’accent marseillais (« Grazziani » prononcé façon corse de Marseille). Le metteur en scène lui proposant de le doubler, il finit néanmoins par accepter. Il joue un policier flegmatique à la Bogart  aux prises avec la crève (« – Je crois que je couve une grippe. – Tu la feras attendre. »). Il avale les syllabes ce qui amène à laisser Raimu à son statut de star grâce à une articulation parfaite. Bien lui en prit car Costa-Gavras relança la carrière de Montand au cinéma dans Compartiment tueurs. Pour lui, qui se sentait mal à l’aise devant la caméra, le déclic c’est Costa-Gavras. Dans cette entreprise née sous le signe de l’amitié, le reste de la distribution ne souleva aucune difficulté. Pierre Mondy, excellent en commissaire zélé et dépassé avec ses phrases toutes faites, et Gélin durent même insister pour « en être ». Charles Denner est époustouflant en tête à claques avec un magnifique dialogue anti-flic (« Le minable et l’abominable, c’est des affreux. Pire. Des bien intentionnés. »), Christian Marin et Bernadette Laffont ont une courte scène de veulerie d’anthologie, sans oublier l’emprunté Claude Mann, Françoise Arnoul, une star de l’époque, Marcel Bozzuffi (un flic irrésistible qui déclare : « c’est du gothique flamboyant »). Si Michel Piccoli en fait des tonnes en coupable idéal comme employé quadragénaire totalement obsédé, libidineux et introverti, suintant la bassesse, complexé, rancunier, paranoïaque (d’où la voix off), une sorte de rat social, aigri et vicieux, Jacques Perrin ou Jean-Louis Trintignant, tout en ambiguïté sexuelle, sont sobres. Pascale Roberts s’est fait connaître auprès du grand public grâce à ce film. C’est dans un énième habit d’inspecteur de police qu’André Valmy prend définitivement congé du grand écran. L’éternel troisième couteau (« Vous savez, dans le gigot, ce qui est bon, c’est pas la viande, c’est les pointes d’ail. C’est pas moi qui dit ça, c’est Raimu. »), Dominique Zardi, joue logiquement un inspecteur. L’assistant du film, Jean-Pierre Périer, est aussi acteur. Claude Berri campe un porteur. Le script circulait dans Paris, à partir du cercle Signoret-Montant, couple essentiel pour le financement ; c’était à tel point qu’il n’y avait plus assez de rôle pour tous ! Les généreux motards en blouson noirs poursuivant un flic avec la police ont débordé dans la scène de fin ; ils étaient devenus les amis de Costa et sont revenus pour d’autres films. Bref, des flics désabusés aux malfrats de bas-étage, du bourgeois gagne-petit au couple idiot parfumé de bons sentiments en passant pour un couple raciste, c’est un portrait sans concession de la société qui est brossé au point que Jacques Perrin garde Le capital de Marx dans sa valise.

Le producteur Julien Derode, séduit par un scénario à la Clouzot, s’entendit avec l’éditeur de Japrisot et produisit le film ; comme il ne pouvait être question d’assurer à toutes ces vedettes un cachet à la mesure de leur notoriété, chacune accepta d’être rémunérée au pourcentage. Compartiment tueurs fut ainsi l’un des premiers films français financés en participation. C’est un film fauché (tourné en huit semaines pour cent dix millions d’anciens francs), avec peu d’éclairage dans la fabuleuse scène de poursuite, sauvé par la photographie d’un noir et blanc judicieusement contrasté de Jean Tournier, le montage nerveux, que Costa-Gavras a jugé facile à exécuter, de Christian Gaudin, la musique pop de Michel Magne, rockabilly dans la poursuite frénétique (Pont Alexandre III, tunnel de l’Alma, jusqu’à un quai de Seine), qui avait pour commande explicite d’éviter le jazz comme chez Louis Malle (Ascenseur pour l’échafaud, 1958) ou la façon de Bernard Herrmann chez Hitch. La caméra à l’épaule (Kaneflex, Ariflex) demandait une maîtrise pour une transposition fiable en grand format (Scope à 2:35) pour le spectateur. A cause du bruit, la caméra était dans un caisson ; parfois, il fallait ajouter des couvertures pour atténuer le son externe. Si le film est en réaction à la Nouvelle Vague, il existe toutefois un esprit Nouvelle vague dans le jeu précieux et décalé de Claude Mann (déjà dans La baie des anges, 1963, de Demy dont Costa a été un assistant, dans un film ultérieur), la présence de Bernadette Laffont, le tournage en extérieur avec ce bourdonnement de la circulation diurne parisienne. En 1965, Costa juge que c’était déjà le déclin de la Nouvelle Vague. Il trouve leurs films trop personnels, trop intimistes. De plus, il n’évoluait pas dans le même milieu cinématographique.

« Pour mes débuts, reconnaît Costa-Gavras, j’ai eu vraiment toutes les chances. Des amis qui, non seulement ont lu mon scénario et m’ont encouragé à le tourner, mais ont tenu à le jouer ; un producteur entreprenant et honnête, Julien Derode ; une station de radio, RTL, qui s’est offerte à en assurer le lancement ; enfin l’adhésion immédiate du grand public. » Le film a généré beaucoup d’entrées à l’époque tant en France qu’aux Etats-Unis où, classé dans les dix meilleurs films étrangers de l’année, il est là-bas considéré aujourd’hui comme un classique du genre. La récompense fut celle du Meilleur film étranger 1967 au National Board of Review of Motion Pictures (NBR, New York). Il semble que ce film n’existe pas encore en DVD ou Blue-Ray. Une rareté réjouissante avec une excellente direction d’acteurs malgré des maladresses et une intrigue, à la Agatha Christie façon Cluedo (whodunit ?), due à un scenario tortueux avec beaucoup de digressions pour un bon exercice de style. Il « peut donner des leçons de suspense et de style aux polars français d’aujourd’hui. » selon le regretté Jacques Siclier.

http://www.ina.fr/video/CAF88035201

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[Ciné] « The Revenant » : un excellent plat qui se mange froid avec l’homme qui a vu l’ours

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The Revenant, Iñárritu, 2015

Sublime, forcément sublime

Entre survival et revenge movie, The Revenant est un  « poetic epic » (film « épique poétique »). Les longs plans avec la nouvelle Alexa, une caméra numérique 65 mm,  nerveuse, sublimés par la photographie du génial « Chivo » Lubezki, chef opérateur de Malick, d’Alfonso Cuarón et de Michael Mann, offrent un paysage sidérant permettant de percevoir le sublime kantien d’un Hans Caspar Friedrich. Ce n’est pas pour rien que l’excellent Tom Hardy se nomme Fitzgerald : l’allusion à Fitzcarraldo (W. Herzog, 1982) est évidente. Les 50 nuances de gris y sont. Les forêts de bouleaux laissent songer à Tarkovski (motifs visuels d’eau, de feu et de désolation, place et mouvement de la caméra). Que les pisse-froids par -30° se le disent ! Le 70mm stupidement utilisé par la capricieuse diva Tarantino (Les 8 salopards, Hateful 8, 2015), en outre sans profondeur de champs, aurait été bienvenu, n’eût été un format 2:35. Tourné dans l’ordre chronologique dans des conditions extrêmes (les Rocheuses, le grand-nord canadien, le sud de l’Argentine dont Ushuaïa pour la scène finale, allongeant la note de 50 000$), parfois pendant une heure et demi pour obtenir la lumière naturelle maximale, c’est de la cuisine interne mais le résultat dépasse l’aimé Jeremiah Johnson (Sidney Pollack, 1972) et les films de John Ford avec son chef opérateur James Wong Howe. Ce qui est étonnant à ce niveau, c’est d’avoir laissé des gouttes d’eau (fleuve, pluie, neige) sur la caméra ou encore des rayons de soleil. Nous assistons à une expérience immersive et sensorielle inégalée (« faire vivre aux spectateurs une émotion sensorielle à 360 degrés », une « peinture sonore » Iñárritu) : un saut artistique a été franchi dans l’histoire du cinéma. Notamment en Imax, même en version française, le Pathé Carré de Soie nous gratifiant, pour une fois, d’une unique séance en VO mais avec le risque de rater le dernier métro de retour.

Ça cause peu et parfois en français, même en VO, ce qui suscite des polémique au Québec, notamment à cause de la légende du « coureur des bois » qui va jusqu’à pendre un indien avec la pancarte « Nous sommes tous des sauvages » (sic). « Nous sommes tous des indiens » serinait A. Platel en évoquant le milieu psychiatrique dans sa célèbre chorégraphie. D’indiens, il en est question, avec les guerriers Arikaras et leurs malheureux voisins, les Pawnees. Nous sommes plus proches du Nouveau monde (The New World, Terrence Malick, 2005) que de Danse avec les loups (Dances with Wolves, Kevin Costner, 1990; un bon film un peu surestimé à l’époque). Franchement, je n’ai jamais vu une telle attaque d’expédition du capitaine Henry et ses trappeurs par une tribu indienne Arikaras  installée sur les rives du Missouri au début du film : nous y sommes vraiment, le spectateur ressent la scène de l’intérieur, à hauteur d’homme, comme le début de Il faut sauver le soldat Ryan (Saving Private Ryan, Steven Spielberg, 1998), sur le débarquement en Normandie); les impacts de flèches sont d’un réalisme époustouflant sur fond de sons exacts avec une caméra virevoltante menée de main de maître avec plan séquence en optiques grand-angle.

The history of violence

Pour un réalisateur dont la vocation première fut d’être musicien, la musique souligne la profondeur des plans : rien moins qu’Alva Noto (Carsten Nicolai) et Ryuichi Sakamoto, collaborant depuis longtemps ensemble, la crème du minimal. Bien sûr le film est trop long, les scènes de flashback (« mon cinéma s’est installé dans cette dimension du souvenir. Je répète souvent que la mémoire ne consiste pas seulement à reconstituer les choses, elle vous permet de combler ce qui a échappé à votre regard. ») sont éreintantes tant elles sont serinées (« Tant que tu respires, tu te bats », « Le vent ne peut rien contre un arbre aux racines solides »), les couchers/levers de soleil fatiguent, le côté christique côtoyant la mort, inévitable chez un réalisateur d’origine mexicaine, est hilarant mais il s’agit plus d’une communion avec la nature, de l’histoire de l’origine d’une société américaine, dans une période peu étudiée qui plus est – 1823, soit avant la guerre de Sécession et après la cession de la Louisiane par la France -, fondée sur la violence (« Il y a, dans ce cycle de sang, quelque chose d’horrible et de magnifique. La violence, dans mon film, n’est ni démonstrative ni embellie. […] Il suffit de regarder les fresques d’Orozco ou de Siqueiros, à Mexico : il y a de la rage, du sang, des flammes, le Jugement dernier ») et le mythe de la nouvelle frontière qu’un récit initiatique à partir de la légende Glass, qui n’a pas tant besoin de lunettes pour voir le monde qui s’offre à lui, sur la base du roman de Michael Punke. Un retour aux sources, dans le disque dur, pour une société meurtrie par le 11 septembre. A société différente, interdiction diverse : interdit pour les moins de 17 ans aux Etats-Unis, au moins de 12 ans en France. Chassez le culturel, il revient au galop !

Le scénario a un parcours surprenant : en 2001, le producteur Akiva Goldsman envisageait de produire l’adaptation du roman ; le Sud-coréen Park Chan-wook est annoncé comme réalisateur puis quitte ensuite le projet ; le film est relancé dans les années 2010, avec John Hillcoat à la mise en scène pour abandonner en octobre 2010 ; le nom du Français Jean-François Richet est alors évoqué pour le remplacer. Quant au rôle principal, il a bougé de Christian Bale à Samuel L. Jackson ; le méchant devait être joué par Sean Penn, qui nous infligea son Into the wild (2007), mais il a dû se désister pour cause d’incompatibilité de plannings.

Inoubliable

       Des scènes d’anthologie resteront dans l’histoire du cinéma : l’attaque fameuse de dame grizzly avec des effets spéciaux translucides (ILM, Industrial Light & Magic, le studio d’effets spéciaux créé par George Lucas) avec force nounours bleu et un cascadeur en prise avec la doublure de DiCarpaccio où, poncif, le faux serre à fabriquer du vrai ; la chute de cheval quasi mythique ; l’homme nu fusionnant avec l’animalité, thème récurrent chez Iñárritu (Amours chiennes, Amores perros, 2000 où les dresseurs s’identifiaient à leurs bêtes; Birdman, où l’homme devient oiseau), en se réfugiant dans un cheval éviscéré en direct ; la plaine aux bisons ; le rapport au racisme d’un fils finalement assassiné, à l’image lointaine du fils d’Iñárritu, perdu deux jours après sa naissance à la suite de complications médicales (« Pues cuando ardio la perdida, reverdecieron sus maizales », « Puis, lorsque la perte fut consumée, le champ de maïs a reverdi » dédié à sa femme au générique de « 21 grammes »). Les 135 000 $ sont amplement justifiés, d’autant que le film est produit par Arnon Milchan (Brazil, Terry Gilliam, 1985 ; JFK, Oliver Stone, 1991 ; Fight Club, David Fincher, 1999), un joueur collectionneur d’art, marchand d’arme et qui fut longtemps un espion israélien recruté par Shimon Peres, tant cela fait plaisir de voir encore une superproduction à l’ancienne de la 20th Century Fox plutôt que ces daubes de blockbuster de super héros, genre Superman vs Batman.

 Léo the last

Si j’ai beaucoup de mal avec DiCarpaccio, trop actor studio n’ayant pas appris le principe d’effacement chez Brando grâce à sa présence physique, force est de constater qu’il fait le job et plutôt bien. Même s’il n’a pas la force d’une Monika (Sommaren med Monika, Igmar Bergman, 1953), son regard azur final, tel un lac limpide de montagne, résume le parcours d’un homme qui entre dans la légende, qui est une brique lors de la création d’une société, les USA. Grâce à Glass, pauvre péquin, le pilotis de la fondation d’une société est posé. Remarquez que le pionnier et éclaireur vivait avec une Pawnee et a aimé un fils métis – ce qui « justifie » d’autant sa revanche au passage. Tel est le message d’un réalisateur mexicain à la peau hâlée ayant intégré les USA depuis une dizaine d’années. Il l’a bien mérité son Oscar, tant Iñárritu que DiCarpaccio. Le deuxième use de l’expression intéressante « virtual reality » à l’égard du premier. C’est la principale nouveauté du film, un degré supplémentaire dans le réalisme, le chaînon manquant. Reste à revoir Le Convoi sauvage (Man in the wilderness, Richard C. Sarafian, 1971; « Une chronique de l’errance et de l’instabilité » selon Le Dictionnaire des films américains de Tavernier et Coursodon), à partir de la même légende d’après les faits divers, ainsi que Le territoire des loups (The gray, Joe Carnahan, 2011).