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Un siècle au rythme du chemin de fer

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Un siècle au rythme du chemin de fer

La liaison sauvage entre Senneterre et La Tuque

Un texte d'Émilie Parent-Bouchard

Publié le 18 juin 2019

Petit mardi matin à Senneterre. Unique option pour un café, le Resto Centre-Ville, qui attire les travailleurs de l’aube depuis 5 h. L’un des rares autres endroits ouverts est la gare de VIA Rail, la seule à désormais offrir le service de train passager en Abitibi-Témiscamingue. Autochtones, travailleurs, amateurs de plein air et autres amants de la nature s’apprêtent à voyager tant dans la forêt que dans l’histoire du Québec : dès 5 h 45, on entendra siffler le train sans trop savoir à quelle heure le géant de fer arrivera à Clova, à Parent, à La Tuque, à Montréal...

Un train à la gare de Senneterre tôt le matin.
L'aube à la gare de Senneterre : le train s’apprête à avaler les rails jusqu’à Montréal, un trajet de 717 kilomètres qui peut durer plus de dix heures. Photo : Radio-Canada / Émilie Parent-Bouchard

Même à cette heure, Nathalie Gagnon, le visage de VIA Rail depuis 27 ans dans la petite municipalité de moins de 3000 âmes, est tout sourire. Depuis 4 h 30 déjà, elle attend les passagers, pour la plupart des amis, qui embarqueront dans le train pour le trajet Senneterre-La Tuque. Avec Jonquière-Montréal, il s'agit de l’une des deux seules liaisons ferroviaires encore sauvages dans la province, c’est-à-dire au coeur de la forêt et depuis que « Le Chaleur », qui reliait la Gaspésie à Montréal, a suspendu ses activités, en  2013.

Nathalie Gagnon et Claude Villeneuve devant la gare.
L’agente de ventes de Via Rail, Nathalie Gagnon et l’ingénieur de locomotive, Claude Villeneuve devant la gare de Senneterre.  Photo : Radio-Canada / Émilie Parent-Bouchard

Ici, pas de presse, pas de gros rendez-vous d’affaires… pas de réseau cellulaire. On s’apprête à découvrir la forêt de l’intérieur. Comme du cinéma grandeur nature qui défile par les larges fenêtres. Et on s’installe en famille pour l’occasion.

Ce sont pas mal toujours les mêmes clients qui reviennent, indique l’agente de vente de VIA Rail, précisant que les pêcheurs de doré des pourvoiries et autres clubs privés reviendront bientôt avec de belles grosses prises. On a des clients de saison, l’été, on a les canots, il y en a qui vont faire des randonnées de vélo. L’automne, c’est la chasse. En général, il y a une clientèle établie : les Autochtones. Il y a un Autochtone, un bon ami à moi, que j’ai connu ici, depuis 20 ans, qui prend le train aujourd’hui! Quelques travailleurs aussi.

« Ce que j’aime ici, c’est que tout le monde se connaît. À l’arrivée, on se demande si on a passé une bonne semaine. C’est vraiment l’fun, ce n’est pas les gros trains stressants de la ville. »

— Une citation de   Nathalie Gagnon, agente de vente pour VIA Rail à Senneterre

Senneterre, point zéro du Canadien National au pays
Senneterre, point zéro du Canadien National au pays

Elle se souvient que, plus jeune, elle venait à la gare, juste pour voir le train. Ça fait partie de nous, on entend le train tous les jours, on est habitués de voir le train, indique-t-elle, nostalgique de l’époque où la gare, avec son restaurant, était animée.

En 1913, le raccordement du chemin de fer Transcontinental a été terminé à quelques kilomètres d’ici, à Press — où le train ne s’arrête plus, à moins qu’on en fasse la demande. On reliait ainsi l’est et l’ouest du Canada par les rails, d’un océan à l’autre. Tout le monde à Senneterre a un grand-père, un frère, un oncle, un cousin qui a travaillé pour le CN au grand projet d’unification du pays mené au début du 20e siècle par le premier ministre Wilfrid Laurier.

Des hommes en train de construire un rail..
Plusieurs hommes ont travaillé à la construction du chemin de fer au début du 20e siècle.  Photo : Société d’histoire de Senneterre

Le regret de cette époque glorieuse habite de plus en plus le voyageur au fur et à mesure que la voie ferrée pénètre dans la forêt. Loin des habitudes pressées de la ville. Là où les gares ont successivement été abandonnées, suivant la fermeture des moulins à scie. Vestiges d’une époque révolue où l’industrie ferroviaire nationalisée était moteur économique et symbole d’unité nationale.

Le chemin de fer a été très important pour le développement du nord de l’Abitibi, tant au niveau de la colonisation que du développement économique, explique le maire de Senneterre, Jean-Maurice Matte, qui est aussi président du comité ferroviaire de l’Union des municipalités du Québec (UMQ).

L’âge d’or du Canadien National : de l’après-guerre jusqu’au développement du réseau routier, dans les années 1960

  • Devise : Partout au Canada
  • Dessert 10 provinces et 10 états du nord des États-Unis
  • Entretient 5000 gares et 7000 ponts
  • 121 000 wagons transportent chaque année 80 millions de tonnes de marchandises
  • 3600 voitures de passagers transportent chaque année 18 millions de voyageurs
  • 24 millions de tonnes de colis envoyés par fret
  • 14 millions de messages télégraphiques transmis chaque année
  • 750 000 clients par an dans les hôtels dont le CN est propriétaire

À écouter aussi : Aujourd’hui l’histoire, L’histoire du Canadien National, étroitement imbriquée à celle du Canada

Press, Gagnon Siding, Club Kapitachuan, Choiseul : tous les 50 miles, il y avait un moulin à scie, un petit village. On voit encore tous ces vestiges-là. Des camps de chasse, des tipis autochtones, et lorsqu’on arrive dans le secteur de Clova, de La Tuque, on voit les grands barrages, illustre M. Matte, qui compare la liaison avec un voyage dans le temps, dans l’histoire du Québec.

L'ancienne gare de Vandry laissée à l'abandon.
Tout au long du chemin de fer, on croise d’anciennes gares du CN, laissées à l’abandon. Les passagers peuvent utiliser ces points de repère pour descendre à leur chalet, leur camp de chasse ou sur le bord d’une rivière qu’ils souhaitent descendre en canot ou en kayak.  Photo : Radio-Canada / Émilie Parent-Bouchard

On faisait de la drave sur les rivières, il y avait des moulins à scie qui coupaient le bois qui s’en allait ensuite vers le sud de la province pour participer à la construction du Québec, de Montréal et des villes qui se développaient, poursuit-il, précisant qu’après l’âge d’or du rail, les villages isolés construits le long du CN ont commencé à se dévitaliser, dans les années 1970 et 1980.

« À Senneterre, une grande population provient de Parent ou de Clova parce qu’à l’époque où on délaisse les unes après les autres les cours de triage et certains ateliers de réparation du Canadien National, Senneterre avait toujours l’une des cours de triage les plus importantes du Québec. Après, au milieu des années 1990, ça a été notre tour de vivre l’exode. »

— Une citation de   Jean-Maurice Matte, maire de Senneterre

Jumper le fret pour trouver l’amour...
Jumper le fret pour trouver l’amour...

Pour Claude Chartrand, qui a passé 35 ans de sa vie dans ces ateliers, le train, c’est la vie. Littéralement.

Son père est originaire de l’Ontario. L’été, il défrichait son lot en Alberta. L’hiver, il « jumpait le fret » pour aller travailler dans le bois près de Rouyn-Noranda, raconte M. Chartrand. Un jour, plus d’ouvrage. Il est remonté jusqu’à Senneterre pour finalement s’établir à Obaska, un village de la colonisation agricole situé à une vingtaine de kilomètres.

La propriétaire du magasin général — où on se rassemblait pour écouter le hockey avec le seul émetteur radio du village — joue alors les entremetteuses. Quelques années auparavant, elle avait rencontré une femme dans les usines textiles du Maine. Elle avait dans la tête de matcher mon père et ma mère. Et c’est le train qui amènera ma mère à rencontrer mon père à Obaska… et je suis là! poursuit le véritable « passionné » du train, relatant le rendez-vous arrangé que lui ont maintes fois décrit ses parents.

Cet homme qui profite de sa retraite pour poursuivre sa passion à la Société d’histoire de Senneterre ainsi que pour animer les trains touristiques vers Press et vers le lac Faillon — le fameux coucher de soleil sur la carte d’assurance-maladie, c’est ici! —, n’était cependant pas destiné à une carrière au CN.

En bon colon défricheur, son père espérait plutôt qu’il reprenne l’entreprise familiale de production de fraises. Mais alors qu’il doit s’exiler à Senneterre pour poursuivre ses études après la petite école, il s’est amouraché de ces gros monstres de fer.

Pendant mes moments libres, j’allais sur le viaduc — véritable symbole de Senneterre, dit-il — et je voyais ces fameuses locomotives, aller-retour, il y avait beaucoup de va-et-vient. Je me suis informé. Je voulais faire de la mécanique. De la grosse mécanique! se souvient-il. Aujourd’hui, il espère encore être obligé de s’arrêter aux passages à niveau pour pouvoir regarder passer le train!

Photo aérienne de la cours de triage.
La cour de triage du CN à Senneterre en 1987.  Photo : Société d’histoire de Senneterre

Claude Chartrand a finalement été embauché par le CN en 1971. Il se rappelle l’odeur de l’atelier des locomotives lorsqu’il y est entré pour la première fois. Le carburant, le fuel, l’huile, c’était typique, je le sens encore! L’atelier, c’est mon état d’être. Une locomotive, ça a une âme. Tout défaire ça, refaire ça. À l’écouter, tu sais ce qui fait défaut, ça devient instinctif. Je connais chaque boulon!

« Mes enfants, mes petits-enfants entendent le train et disent que c’est le train de grand-papa! »

— Une citation de   Claude Chartrand, président de l’Association des retraités du CN de l’Abitibi-Témiscamingue

… un message à la fois
… un message à la fois

Qui sait combien d’autres Canadiens ont trouvé l’amour grâce au rail? Probablement plusieurs, laisse tomber Sylvio Ménard, qui a été télégraphiste au Canadien National jusqu’en 1989. Même à 95 ans aujourd’hui, ce qui fait de lui l’un des doyens de Senneterre, il refuse de briser le secret professionnel en révélant le contenu des notes coquines qu’il a pu transmettre aux amoureux séparés par la distance.

Sylvio Ménard assis à côté d'une vieille dactylo.
Sylvio Ménard, 95 ans, a toujours une dactylo semblable à celle qu’il utilisait pour transcrire les messages télégraphiques - il a prêté son télégraphe à la Société d’histoire de Senneterre. L’administrateur de la SHS, Claude Chartrand, lui rend régulièrement visite.  Photo : Radio-Canada / Émilie Parent-Bouchard

Dès 1937, du haut de ses 13 ans, Sylvio Ménard arpentait les rues de la ville avec une bicyclette de seconde main que son père avait payée 8 $, pour livrer ses télégrammes. À temps perdu, son frère, télégraphiste pour le CN, lui a appris le métier. Le CN, il y fera finalement sa vie.

À l’époque, il n’y avait pas de communications avec l’extérieur, explique-t-il, précisant que le téléphone ne couvrait pas encore l’Abitibi-Témiscamingue. Les hospitalisations, les décès, ça passait par le télégraphe. Les compagnies de Montréal qui achetaient le bois faisaient aussi leurs commandes par télégraphe, se souvient-il avec une lucidité et une mémoire déconcertantes.

Après avoir bourlingué comme remplaçant dans plusieurs gares du Québec, de l’Ontario et même du nord des États-Unis, une ouverture le ramène à Senneterre : il rentre finalement au bercail. Si tout le monde se connaissait au village, lui, il avait parfois accès à l’intimité de ses voisins.

On savait qui allait bien et qui allait moins bien, qui vivait des déceptions. Des fois, c’étaient des messages d’avocat — je ne recevais pas de tip dans ce temps-là! rigole-t-il encore.

Il se souvient aussi d’avoir peut-être sauvé une vie. Un jour, il a livré un message à une femme dont la mère venait de mourir. Son mari était au chantier. Elle a fait une crise, elle braillait, elle braillait. Finalement, j’ai appelé le médecin parce qu’elle avait besoin d’aide. Il m’a dit que j’avais bien fait, explique-t-il pour illustrer le caractère essentiel de ses fonctions.

Comme plusieurs autres corps de métier de l’industrie ferroviaire, son emploi, comme celui de Claude Chartrand, est aujourd’hui pratiquement disparu. Les nouvelles technologies de télécommunications, mais aussi la durabilité des matériaux utilisés pour le roulement des locomotives, ont eu raison de ces métiers aux mille secrets...

Le train de passagers, un service essentiel
Le train de passagers, un service essentiel

Retour en 2019. L’ami autochtone de Nathalie Gagnon qui prend le train ce matin, c’est Alexis Weizineau, un Atikamekw de 55 ans qui vit à Senneterre. Originaire d’Opitciwan, il se rend sur son territoire ancestral de chasse, de pêche, de trappe. Il va travailler ses peaux d’orignal et récolter du bouleau pour confectionner les arceaux de ses tambours, son gagne-pain.

Au moins une douzaine de fois par année, il descend au mile 172,5, juste avant Clova. Parce que le dernier train de passagers de l’Abitibi fonctionne encore sur le système impérial. C’est comme ça. Et que les arrêts, qu’il faut demander à l’avance, sont changeants. Comme ce que la forêt offrira à Alexis pour qu’il fabrique ses tambours.

Par la vitre, il regarde attentivement la nature qui se réveille. Ici, un voilier d’outardes ici. Là, les bourgeons qui commencent à sortir. Il veut savoir ce que le territoire lui réserve.

Alexis Weizineau regarde par la fenêtre du train.
Alexis Weizineau utilise régulièrement le train pour se rendre à son territoire de chasse ancestral. Au long du trajet, il observe le paysage pour savoir à quoi s’attendre une fois sur place. Aujourd’hui, il emporte des provisions pour une dizaine de jours, le reste de son alimentation lui sera fourni par Dame Nature.  Photo : Radio-Canada / Émilie Parent-Boucard

Nathalie Leblanc, directrice des services de cette liaison qu’elle a de tatouée sur le coeur depuis sept ans, observe Alexis. Elle songe aux secrets ancestraux dont il lui a fait part au fil des ans.

J’ai fait des rencontres qui m’ont fait connaître mon pays, confie-t-elle. Alexis voyage régulièrement ici. Il m’a beaucoup montré de son métier. Il vit de son art, de son artisanat, qui est recherché partout dans le monde. Je vois toute la culture des premières nations ici. Je vois de belles choses.

« On dirait qu’on est restés connectés sur les valeurs plus traditionnelles, les trucs de l’ancien temps, prendre ça relax. Lire un livre au lieu de regarder l’ordinateur. Le journal, le papier. C’est ce que j’aime de ce parcours, la tranquillité. »

— Une citation de   Nathalie Leblanc, directrice des services sur la liaison Montréal-Senneterre

Ici, rien de rapide. Tout est en vacances, illustre celle qui a fait les derniers miles du train Le Chaleur, en Gaspésie. Elle a aussi travaillé sur les trains de Québec, de Toronto et d’Ottawa, mais elle préfère les liaisons sauvages, dans les bois. J’avais 18 ans quand j’ai commencé. Mon père travaillait pour le chemin de fer, ça a passé de génération en génération, de père en fille, nous révèle-t-elle, indiquant du même souffle qu’elle ne devait au départ rester qu’un été, mais qu’elle y est maintenant depuis 35 ans.

Je crois que le parcours est là pour rester, poursuit-elle. En plein milieu du bois, les gens ont besoin d’un transport, soutient-elle. Ses propos sur le caractère essentiel de la liaison sont pour l’instant confirmés par VIA Rail. On a pratiquement toujours une livraison d’épicerie pour quatre-cinq personnes à Clova, pour d’autres personnes dans le bois aussi. Souvent, on en laisse à Alexis. Et ça peut aussi être des items de pharmacie ou médicaux, poursuit Mme Leblanc.

Des gens déchargent de la marchandise du train.
L’envoi de colis par train est considéré comme un service essentiel. Courrier, médicaments, chèque, épicerie : toutes sortes de choses transitent par les rails. « On s’envoie des affaires de Noël chaque année, de la banique que ma mère fait pour mon frère », nous dit Brenda Iseroff, qui vient chercher à la gare de Senneterre une boîte de vêtements pour enfant usagés que sa belle-soeur lui envoie de La Tuque! Photo : Radio-Canada / Émilie Parent-Bouchard

Accès à son territoire intérieur
Accès à son territoire intérieur

Alexis Weizineau, après un café, sort de son silence contemplatif. « Tout le monde me connaît icitte, les ingénieurs à la gare, tout le monde me respecte et je les respecte beaucoup aussi. C’est comme ça que je mène ma vie », laisse-t-il tomber comme un vieux sage, ne sachant pas trop à quelle année remonte son premier voyage, assurant toutefois qu’il était « tout jeune ».

« Depuis que les forestières ont coupé le bois partout, ça a beaucoup changé. Ce n’est plus comme avant. Mais ce n’est pas grave, ça pousse quand même. Ç’a été reconstruit par les compagnies forestières. On arrive à Forsythe, où il y a eu un gros feu en 2007 », indique-t-il. Les cicatrices de l’élément destructeur qui a couru sur 65 000 hectares de forêt en raison d’une étincelle de train qui est allée enflammer les foins secs le long du rail sont encore très visibles. « Mais là, ça pousse, il y a eu des plantations », ajoute-t-il.

Des arbres calcinés sur le bord de la voie ferrée.
S’il a été outil de développement économique en permettant le transport des ressources naturelles, le chemin de fer peut aussi provoquer le feu. C’est que par temps sec, une étincelle provoquée par le passage du train peut rapidement se transformer en un incendie forestier incontrôlable. Photo : Radio-Canada / Émilie Parent-Bouchard

C’est l’accès au territoire, de pouvoir se « ressourcer dans le bois » avec un objectif en tête, qui lui a permis de vaincre sa dépendance à l’alcool, il y a une trentaine d’années. Le train et surtout son couteau croche — son mocotagan —, qu’il utilise pour confectionner ses tambours, lui ont sauvé la vie.

« Mon grand-père et mon père m’ont montré comment travailler avec le couteau croche, m’ont donné l’enseignement. C’est avec l’artisanat que je me suis remis sur pied. Parce qu’il ne fallait pas qu’on perde ça », poursuit-il, un peu déçu que la relève ne se bouscule pas aux portillons malgré les nombreux ateliers qu’il dirige sur cet art ancestral.

Esprit de famille
Esprit de famille

À côté de lui, Chelios Papatie, de Lac-Simon, écoute attentivement. Lui aussi est sobre depuis un mois, après avoir flirté avec les drogues dures et l’alcool. Et avoir rechuté à plusieurs reprises. La larme tatouée sous son oeil permet de croire qu’il a perdu des frères au combat.

Il tambourine avec une baguette sur le siège libre devant lui. C’est la première fois qu’il prend le train. Durant les conversations qui meublent le long trajet, il a aussi appris qu’il est « cousin de la fesse gauche » avec Alexis.

Chelios Papatie assis dans le train.
Chelios Papatie prend le train pour la première fois, une expérience introspective qu’il souhaite répéter. « D’habitude, je suis toujours en char, mais là ça vient de changer la donne! Je pense que je vais prendre le train à la place, parce que j’ai peur des hauteurs! » Photo : Radio-Canada / Émilie Parent-Bouchard

Ça rapproche les gens, c’est comme une famille. Je me sens bienvenu dans le train, dit le père de sept enfants qui, l’été, fréquente les pow-wow avec son groupe de percussions traditionnelles, Screaming Eagle. Ça me permet de relaxer, de ne pas penser à la ville. Je me sens comme un petit enfant, revenir à mon enfance.

Quand il a commencé à jouer du tambour, il y a une trentaine d’années, il faisait encore pipi au lit, dit-il, précisant que le son du tambour représente le battement de cœur. Pour en jouer, il faut que tu sois en harmonie avec ton cœur.

J’ai pris une grosse dérape quand j’ai perdu mon frère, qui jouait avec moi dans le groupe. Ça fait deux ans qu’il est parti, ça a fait un gros vide en dedans de moi. Je me cherchais, je ne me suis pas retrouvé. Aujourd’hui, j’honore sa mémoire et j’enseigne, lâche-t-il, un nœud dans la voix. Ses fils de 17 et 9 ans, qui jonglent aussi avec la drogue, veulent apprendre à jouer.

Il restera trois jours à La Tuque. Deux pour donner des ateliers dans des écoles, en collaboration avec le Centre d’amitié autochtone de La Tuque. Et un autre pour aller chercher sa conjointe, qui termine sa thérapie. Elle est au centre de réadaptation des dépendances Wapan, un établissement qui prône une approche basée sur la spiritualité culturellement adaptée pour les Autochtones.

« Il y a pas mal d’Autochtones qui sont perdus dans leur chemin. Et c’est là-bas qu’ils vont. Parfois, ils se retrouvent après. C’est agréable à voir. »

— Une citation de   Chelios Papatie, percussionniste de Lac-Simon

Gare de l’épinette, après la grosse souche
Gare de l’épinette, après la grosse souche

C’est ici que le chemin s’arrête pour Alexis Weizineau. On le débarque précisément au millage 172,5, où se trouve son campement. Il n’y a pas de gare ici.

Alexis Weizineau et Nathalie Leblanc devant la porte ouverte du train.
La directrice des services de Via Rail, Nathalie Leblanc, s’est liée d’amitié avec Alexis Weizineau. Elle sait même le prévenir que son arrêt approche dans un attikamekw approximatif! Photo : Radio-Canada / Émilie Parent-Bouchard

— Je descends ici, lance-t-il en langue atikamekw.
— Y a encore de la neige, han? Tu vas remonter quand? Lundi? demande Nathalie Leblanc.
— Dans une semaine, dix jours, j’sais pas.
— Ok, t’es pas sûr, lundi?
— Ça va dépendre de mon travail, de la chasse. Il faut que je rapporte des choses après avoir travaillé dans le bois, pour pouvoir travailler en ville aussi.
— Moi, je travaille vendredi, on va peut-être se voir. Bye Alexis!

Au retour, il agitera un voile, un drapeau ou une flashlight, si c’est l’hiver! pour que le train s’arrête et le prenne à son bord, comme c’est coutume ici. La version officielle de VIA Rail dit que le train arrête sur demande lorsque le voyageur est aperçu par le personnel. L’automne, le train peut même être arrêté par des voyageurs, à l’orée des bois, qui rapportent un orignal entier!

Clova, pas l’temps de niaiser!
Clova, pas l’temps de niaiser!

Prochain arrêt, Clova. En fait, Nathalie Leblanc parle d’un arrêt, mais il est possible de retenir son souffle le temps qu’elle ramasse les boîtes de courrier vides qu’elle rapporte à La Tuque. Le train ralentit.

En temps normal, on a beaucoup de courrier qui part de La Tuque vers Clova. On amène des cosmétiques Avon, du Walmart, des colis Internet. La malle, les chèques, des fois de l’épicerie, énumère-t-elle. Aujourd’hui, c’est une journée tranquille, indique celle qui s’apprête à ouvrir la porte du wagon à bagages.

Elle échange le bonjour avec la femme qui l’attend patiemment sur le siège de son véhicule tout terrain. Elle échange aussi les « flûtes » de Postes Canada, vides. Et un sourire. Le train, qui ne s’est jamais vraiment immobilisé, se remet à accélérer. La porte se ferme au jus de bras de Nathalie. Le temps d’apercevoir l’ancienne gare, hors service, un point de dépôt de la SAQ et l’hôtel.

Nathalie Leblanc dans l'ouverture de la porte du wagon à l'approche de Clova.
À Clova, le train ne s’arrête pas définitivement. Le temps d’échanger quelques colis, il reprend sa route.  Photo : Radio-Canada / Émilie Parent-Bouchard

« Voilà, c’était Clova, 28 habitants! »

— Une citation de   Nathalie Leblanc

Dans la brochure de VIA Rail, on parle de 50 habitants. Nathalie Leblanc confirme qu’ils sont désormais 28, témoignant de la dévitalisation du secteur, aujourd’hui surtout fréquenté par les pêcheurs venus taquiner le doré.

Parent, internationale...
Parent, internationale...

Prochain arrêt, comme toujours, à Parent, indique Nathalie Leblanc, qui consulte son registre de voyage, mais qui connaît de toute façon par coeur les rails qu’elle parcourt quatre à cinq fois semaine. On va embarquer les travailleurs du moulin. Ensuite, on va arrêter à Vandry et à Weymontachie, annonce-t-elle.

Quelques miles plus loin, une poignée de passagers doit monter à bord, à Parent, seul arrêt officiel du parcours jusqu’à La Tuque. C’est le moment parfait pour se dégourdir les jambes. L’Hôtel Central, d’architecture typiquement boom-town, est juste derrière. La caisse populaire siège dans une maison mobile récemment recouverte de vinyle brun durable. La caserne de pompiers, avec sa tour de deux étages et demi, détonne dans le paysage.

Vue générale au centre-ville de Parent.
Le « centre-ville » du village de Parent, avec la caisse populaire et la caserne de pompiers.  Photo : Radio-Canada / Émilie Parent-Bouchard

En deux temps, trois mouvements, le tabouret qui permet aux passagers de se hisser à bord du train est rangé. L’ingénieur de locomotive monte à bord. Le train reprend la route. Le fumeur distrait sorti trop longtemps doit courir pour ne pas être oublié derrière, sur cette route sauvage. Sinon, il lui faudra élire domicile à l’Hôtel Central pendant deux nuits, le temps que le train repasse dans la même direction!

Dans le train, un murmure hispanophone est désormais audible. Qué? Une petite famille vient de monter à bord. Nathalie Leblanc offre un sac à surprises — un « tchou-tchou bag » — au petit Jibran, 5 ans. « Gracias - merci », marmonne-t-il, un peu gêné.

La mère du petit, Ana-Lisette, débarque de Guadalajara, au Mexique. J’étais infirmière dans l’un des plus grands hôpitaux d’Amérique latine, relate-t-elle, en espagnol, avant de préciser que l’amour, entretenu par Internet depuis plus d’un an, l’a menée en plein bois, avec son fils.

Jibran et sa mère Ana-Lisette dans le train.
Le petit Jibran et sa mère Ana-Lisette, sont arrivés de Guadalajara, au Mexique, à Parent après qu’Ana-Lisette et Jean-Sébastien se soient rencontrés par Internet! Photo : Radio-Canada

Ma vie au Mexique était très agitée, dans une ville énorme. Je préfère ces paysages, la nature sans pollution, sans bruit, presque personne. Je crois que le Canada est un lieu parfait, avec un homme parfait comme lui! » dit-elle, lançant un clin d’oeil complice à son conjoint, ajoutant qu’elle apprécie le train pour pouvoir « relaxer, profiter de la nature.

Jean-Sébastien Brière ne peut plus travailler en raison d’un handicap. Il occupe désormais son temps avec ses passions pour l’électronique, la programmation, les drones, la chasse, la pêche… et sa femme, qui verra les quatre saisons pour la première fois cette année, puisqu’elle a obtenu une prolongation de séjour.

C’est la première fois qu’on prend le train en famille, souligne-t-il. Ça fait du bien de sortir de Parent, c’est un village assez isolé. Avec 300 personnes, on s’habitue de voir les mêmes visages tout le temps, c’est bien de changer d’endroit de temps en temps, poursuit celui qui reviendra avec 700 $ d’épicerie à conserver dans son congélateur — une nécessité à Parent, où le coût de l’épicerie est exorbitant —, en plus d’avoir pris rendez-vous avec des spécialistes de la santé, agent d’assurances et autres.

… et intemporelle!
… et intemporelle!

La professeure d’histoire de l’art retraitée Élise Parent retourne quant à elle là où elle est née, entre un sapin et une épinette. Son grand-père, un certain Gros-Louis, un nom qui laisse deviner des origines huronnes-wendates, a travaillé à asseoir ces rails et ces dormants. Quand elle était petite, sa mère lui racontait qu’au début du siècle, sa famille devait donc se déplacer au fur et à mesure que la construction du chemin de fer progressait, avant de s’établir à Parent.

Quand je regarde la voie depuis l’arrière du train, je me dis que c’était un travail énorme de passer dans les montagnes, traverser des rivières, défricher, enlever les roches, dynamiter, installer les rails, c’était vraiment un travail de titans. Je me dis que c’est en partie grâce à mon grand-père qu’aujourd’hui je peux aller à Parent en train, explique-t-elle pendant qu’elle filme le réservoir Blanc, où le train semble voguer sur l’eau qu’il y a de part et d’autre.

Habituée de se ressourcer dans le calme de la nature, elle se dit que le train fait partie du paysage. C’est ce qui relie la petite communauté isolée au reste du monde, fait-elle valoir.

Élise Parent qui regarde par la fenêtre du train.
La professeure d’histoire de l’art à la retraite Élise Parent regarde le paysage défiler par la fenêtre. Elle est impatiente de retrouver ses neveux à Parent, où elle est née « entre un sapin et une épinette »! Photo : Radio-Canada / Émilie Parent-Bouchard

La nature sauvage, les lacs, les grands espaces, lui rappellent le Groupe des Sept, ces peintres canadiens qui ont représenté l’immensité de la nature sauvage du Nord de l’Ontario, des Rocheuses et des plaines de l’Ouest avec audace et vivacité. C’était au début du siècle, c’est-à-dire au moment où l’on commençait à avoir accès à ces spectacles naturels grâce au train.

« À Parent, le soir, on voit les étoiles dans le ciel. Ce n’est pas comme à Montréal, où on voit la Lune et deux ou trois étoiles. C’est inspirant et c’est reposant aussi. »

— Une citation de   Élise Parent, professeure d’histoire de l’art retraitée

Toute petite, elle s’occupait d’ailleurs en jouant dans la forêt. Les moments où le train passait rompaient la trame sonore de la nature. On se retrouvait aussi à la gare pour découvrir avec curiosité les nouveaux visages qui venaient travailler au moulin à scie ou pour le CN. On se rassemblait également pour d’autres activités communautaires, les sources de loisirs étant ici limitées.

Ça a pris du temps avant qu’on ait la télé, fait-elle remarquer. Au début, on avait ce qu’on appelait la télé en canne, Radio-Canada nous envoyait des bobines. Une fois par semaine, on recevait ça. On avait les parties de hockey une semaine en retard, on savait qui avait gagné, mais on les regardait quand même!

La Tuque, tout le monde descend!
La Tuque, tout le monde descend!

Le « passager » continue d’ouvrir son passage à travers les arbres. Le relief s’accentue de plus en plus, les résineux laissent place à un peu de feuillus. La forêt devient de plus en plus mixte. On approche du théâtre de la drave, de la Haute-Mauricie, qui a construit le Québec à grand coup de hache et de bucksaw.

Un rivière bordée de forêt mixte.
Au fur et à mesure que le train voyage vers La Tuque, plus au sud, le paysage change. Photo : Radio-Canada / Émilie Parent-Bouchard

On joue à cache-cache avec les rivières Saint-Maurice, Vermillon, Croche et Bostonnais, comme on l’a fait avec la Mégiscane en Abitibi. On embarque fréquemment des canotiers. Une fois, on est arrivés sur un pont et un groupe de filles nous a montré ses fesses en passant!, rigole Claude Villeneuve, ingénieur de locomotives, qui avoue ne s’attendre à rien au fil des voyages.

C’est vraiment une job de rêve, poursuit-il, sans allusion à l’anecdote qu’il vient de raconter. Toutes les fois où on va travailler avec mon compagnon, on se pince, on se sent choyés, assure celui qui se prend le soleil en plein visage à l’aller comme au retour.

En tant que conducteur du train, la meilleure vue, c’est lui qui l’a. Des gens viennent de l’Europe, vont partir de Montréal, s’en viennent à Senneterre et retournent le lendemain, juste pour dire qu’ils ont fait ce trajet-là. On en rencontre fréquemment, poursuit M. Villeneuve, qui aimerait partager ce spectacle avec plus de Québécois.

L’été, c’est de toute beauté. Il y a des places où on côtoie de l’eau chaque côté du train, on pense qu’on passe carrément dans l’eau. L’été, quand le soleil brille, c’est une des plus belles places. L’automne, les couleurs dans le coin de La Tuque, c’est de toute beauté! ajoute M. Villeneuve, qui indique que, par passion, ils étaient à un moment trois frères Villeneuve à occuper cet emploi, sur une possibilité de cinq postes.

Le conducteur, qui pourrait être l’un des meilleurs vendeurs de VIA Rail, entre en gare à La Tuque. C’est la fin du trajet. On retrouve le réseau cellulaire sans grande joie. Le géant de fer va continuer vers Hervey-Jonction, Saint-Tite, Grand-Mère, Shawinigan, Montréal…

Après avoir passé autant de temps en compagnie des autres passagers, on a l’impression de quitter sa famille. Déjà, on a hâte de remonter.

Équipe

Émilie Parent-Bouchard
Journaliste

Jessica Prescott
Édimestre

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