En attendant Godot, de Samuel Beckett, mise en scène de Jean-Pierre Vincent

Crédit photo : Raphael Arnaud

photo_raphael_arnaud

En attendant Godot, de Samuel Beckett, mise en scène de Jean-Pierre Vincent

 

Contre les codes bourgeois, la dramaturgie de Beckett a bousculé en son temps la scène classique conventionnelle, donnant la part belle au théâtre inédit de l’absence et de l’incapacité humaine à toute présence, surtout depuis la réalité des camps d’extermination de la Seconde Guerre mondiale. L’être est décidément incapable de quoi que ce soit, qu’il s’agisse d’assumer sa solitude ou de nouer quelque amitié avec ses pareils. L’existence n’est due qu’à une erreur de la destinée – soit une conception non programmée par des géniteurs irresponsables et de plus, accident non désiré par une conscience qui se voit ainsi jetée brutalement dans le vaste monde – : autant parler de l’épreuve d’une passion existentielle bue dans la douleur jusqu’à la lie. Heureusement, la parole de théâtre est un recours, et le personnage profère des mots qui lui échappent, à la fois planche ultime de salut et preuve de l’énergie du désir. Les paroles échangées sur la scène entre le duo de personnages tracent une ligne de temps écoulée dans la lumière, contre l’effacement de l’oubli. Plus précisément, la pièce En attendant Godot (1952) répète en deux temps l’attente vaine de deux marginaux, exclus ou sans-papiers, des êtres désenchantés qui conversent pour s’extraire de l’ennui, dans l’espoir à peine formulé d’un événement qui les divertisse. Vladimir et Estragon sont occupés par cette arrivée inopinée de complices, Pozzo (Alain Rimoux) et Lucky (Frédéric Leidgens), dont on ne sait lequel des deux martyrise l’autre – un événement en soi à l’intérieur du long fleuve tranquille du temps qui passe. Ces nouveaux sont tenus par une relation de pouvoir.

« Vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires de temps ? C’est insensé ! Quand ! Quand !… Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau. En avant ! », dit le tyran tirant sur sa corde.

Le temps recèle une puissance d’effacement impressionnante, une source d’oubli et de disparition – des faits, des illuminations, des paysages et de la nature alentour –, une mémoire défaillante où ne subsiste qu’un sous-sol. Vladimir insiste : « Pourtant nous avons été ensemble dans le Vaucluse, j’en mettrais ma main au feu. »

De son côté, le public de la représentation d’En attendant Godot par Jean-Pierre Vincent mettrait sa main au feu que le décor de Jean-Paul Chambas s’inspire de la région du Vaucluse ou des toiles des nuits arlésiennes étoilées de Van Gogh, si ce n’est qu’il ne reste plus, sur la toile du lointain, le seul bleu nuit du firmament que les étoiles scintillantes ont déserté, mais où subsiste un soleil ou une lune brumeuse.

Vient à l’esprit encore un rappel du peintre au destin tragique, aux couleurs et tons lumineux : des croquenots abandonnés sur le devant de scène, un plateau de lumière immaculée d’où s’élève un arbre, figure lointaine du Marcheur de Giacometti.

Jean-Pierre Vincent a fait de Vladimir, interprété brillamment par Charlie Nelson, et Estragon par Abbes Zahmani, deux figures comiques, percutantes et tranquilles, à la Laurel et Hardy, chapeau melon, costume usé un peu grand pour le fluet et un peu étriqué pour le plus fort. Le duo d’images burlesques égraine sa partition ciselée, un parcours sans faute, laissant fuir le temps tout en se regardant vivre, en contemplant l’espace nu autour – une métaphore somptueuse de toute attente, vaine et vide.

Or, l’attente sait aussi mieux déplier les possibilités de contact retenu entre les êtres.

 

Véronique Hotte

 

Théâtre des Bouffes du Nord, du 4 au 27 décembre. Tél : 01 46 07 34 50