Extrait de Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental
de Michel Pastoureau. p. 358, 359, 360
Le soleil noir de la mélancolie
Nerval lecteur des images médiévales
Dans « El Desdichado, composé à la fin de l’année 1853 (…) l’héraldique, bien qu’oubliée par tous les critiques, me semble avoir été l’une des plus précoces et des plus fertiles » source d’inspiration « : neuf vers sur quatorze ayant, à mon avis, partiellement ou en totalité, poussé sur un humus armorial précis. (…) Les images que ces neuf vers suscitent en moi me renvoient en effet, presque directement, aux miniatures de l’un des plus célèbres manuscrits que le Moyen Âge nous ait laissés: le fameux Codex Manesse, peint dans la région de Zurich ou du lac de Constance vers 1300-1310 et conservé à Paris, à la Bibliothèque nationale, jusqu’en 1888. Il est selon moi impossible que Nerval n’ait pas vu ce manuscrit et que celui-ci n’ait pas influencé, d’une manière qu’il faudra définir, la genèse et la création d’El Desdichado. »
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El Desdichado
Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.
Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J’ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène…
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.
Gérard de Nerval