La littérature de voyage en 2021. Un état des lieux de la critique francophone

Basée sur un colloque qui s’est tenu à la Sorbonne à l’automne 2019, la publication de La littérature de voyage aujourd’hui a pour objet de faire une photographie des études actuelles sur l’écriture géographique contemporaine. On y trouvera donc une tentative collective d’y voir un peu clair dans la production pléthorique des récits de voyage des années 2010-2020. Outre les auteurs que l’on verra analysés et disséqués, ce collectif permet surtout de réunir les grands noms de l’ « école francophone » de la critique en littérature viatique, école dont j’ai parlé récemment.

Que l’on considère les premiers noms de la liste des auteurs : la préface est écrite par Sarga Moussa et la conclusion par Philippe Antoine. Je peux me tromper mais à mes yeux, ces deux chercheurs sont les deux patrons de l’école francophone. Tous deux sont d’éminents dix-neuvièmistes, spécialistes de Chateaubriand, du romantisme et des voyageurs orientalistes. Tous deux tournent depuis plus de dix ans leurs regards sur des textes contemporains.

Les deux noms qui suivent sont les deux stars des études viatiques contemporaines : le britannique Charles Forsdick dont j’ai aussi parlé et que j’ai abondamment cité dans mes publications des années 2015. Leader de ce que j’ai appelé le « cercle de Liverpool », Forsdick traite ici de la littérature migrante. Cela lui permet de continuer l’analyse des courants littéraires français qu’il avait commencée il y a vingt ans : après avoir profondément critiqué la « littérature voyageuse » de Michel le Bris et compagnie, puis la « littérature monde » du même Le Bris, il sauve le festival de Saint-Malo in extremis en donnant une appréciation apparemment positive des derniers développements des « Étonnants voyageurs », capables de donner voix aux migrants, aux exilés et aux réfugiés.

La deuxième star est bien entendu Jean-Didier Urbain, ethnologue des voyages qui fut précurseur dès la fin des années 1980. Dans mes propres recherches, Urbain fut important car il m’ouvrit les yeux sur les fausses valeurs qui étaient les miennes et les fausses oppositions auxquelles je prêtais trop d’attention : le voyage contre le tourisme, le lointain contre le proche, le monde contre le moi, les vrais voyageurs contre les faux vacanciers, etc. Toutes ces conneries qu’il fallait déconstruire pour commencer à penser la littérature des voyages et la réévaluer. Sans Urbain, j’aurais beaucoup erré et me serais égaré, comme tous ceux qui déclarent ne pas aimer les récits de voyage alors même qu’ils ne font rien d’autre. Je me souviens très bien de ma première lecture de son grand opus, L’Idiot du voyage. Il cassait tellement les idoles auxquelles je croyais (la haine du tourisme, que je croyais nécessaire pour légitimer le « vrai » voyage) que je pestais comme un fanatique qui lirait Voltaire. Mon exemplaire de son Idiot du voyage est plein de notes rageuses que je prenais dans le train et dans lesquelles j’apostrophais le pauvre Urbain comme s’il était là, près de moi, à mettre en doute mes certitudes en chuchotant à mon oreille d’une voix ironique et diabolique. Combien de fois n’ai-je pas jeté son livre par terre, avant de le récupérer pour continuer ma lecture ? C’était le métier qui entrait.

Tous les autres noms présents dans ce volume sont importants, sauf le mien qui n’est là que par la grâce des cadres de l’école qui ont la générosité de faire une place à la sagesse précaire. Inutile, je pense, de dire combien je suis heureux et fier de participer à cette aventure éditoriale et universitaire. Toutes choses égales par ailleurs, c’est comme si j’enregistrais une chanson dans le même album que Georges Brassens, Léo Ferré, Anne Sylvestre et Renaud.