Raphaël Enthoven, prof de philo sans élèves

La Précarité du sage comprend parmi ses missions d’opérer une veille philosophique. La France étant un des rares pays où la philosophie conserve une espèce de prestige, le paysage médiatique est régulièrement parcouru par des gens que l’on désigne comme « philosophes ». Il nous revient d’evaluer leur pertinence et leur utilité sociale. Raphaël Enthoven est de ceux-là, qui bénéficie d’un taux d’invitations dans les médias incommensurable à sa productivité intellectuelle. Il est invité pour un oui ou pour un non, qu’il ait ou non une « actualité » (un truc à vendre).

Je suis allé voir ses nombreux livres grâce à ma fréquentation des grandes bibliothèques. Ils consistent tous en des trancriptions de ses émissions de radio, ou des collections de ses chroniques. Comme personne n’achète ni ne lit ces pages, il est clair qu’Enthoven se sert de l’industrie livresque pour avoir « une actualité » toute l’année, afin de donner un prétexte à l’industrie médiatique pour l’inviter sur les plateaux télé.

L’importance la plus manifeste de la pensée d’Enthoven est d’avoir rencontré des personnalités du tout Paris et d’avoir inspiré par sa seule présence des œuvres considérables. Exemples.

Raphaël Enthoven est le fils d’un éditeur important de la maison Grasset, grâce à quoi les éditeurs l’accueillent les bras ouverts. Il est l’ancien mari de la fille de BHL, Justine Lévy, qui tira de son histoire avec le philosophe le livre autobiographique Rien de grave. En même temps qu’il vivait avec Justine, il fut l’amant notamment de la future première dame Carla Bruni, qui écrivit à son propos la chanson Raphaël.

Il manquait son témoignage à lui, ce qui fut fait en 2020, avec l’épais volume de ses mémoires, Le Temps gagné (Les éditions de L’Observatoire, 525 pages). Un livre que je recommande car il offre une plongée honnête dans la grande bourgeoisie culturelle parisienne. On y voit que les privilèges ne rendent ni heureux ni intelligents. Ils aident, et c’est bien normal, à intégrer les dispositifs sélectifs de la reconnaissance sociale.

Enthoven nous explique comment il est devenu prof de philo, mais sans exercer la profession de prof de philo. Il n’a pas d’élèves et n’en aura jamais. Son but est d’avoir l’appellation « prof de philo » pour être invité à parler, et pour gagner sa vie comme homme médiatique.

De la tricherie au bac et des vidéos philo sur Youtube

Je viens de corriger une copie qui a plagié purement et simplement cette vidéo ultra-connue des bacheliers. Ce jeune prof en t-shirt a un succès fou et il le mérite. C’est un professeur de philosophie qui se filme sur YouTube et cela n’est pas à critiquer. Il fait du bon boulot, ses conseils et ses explications sont valables, il n’y a rien à dire.

Les trois minutes qu’ils consacre à la notion de « Bonheur » sont bonnes. Mes élèves pourront témoigner d’ailleurs qu’en l’écoutant ils révisent d’une manière ou d’une autre des choses déjà entendues dans mon cours. Mon cours était mieux car le sage précaire est plus élégant, mais ce Youtuber est plus jeune, plus sexy, plus concis.

Le problème est de lire exactement ce que dit ce jeune homme sur des pages entières dans une copie de bachelier. D’abord cela fait de mauvaises copies car on ne demande pas aux candidats un exposé sur le bonheur. On leur demande une réflexion originale qui réponde à une question précise.

Ensuite, le vrai problème est la tricherie et le plagiat. Je ne crois pas un instant que les élèves aient appris par coeur toute la vidéo de ce Serial Thinker. Ils ont dû avoir accès au son de cette vidéo, et à d’autres vidéos, par des systèmes d’oreillettes, et ils se sont contentés de recopier comme des sagouins.

De mon côté, je ne vais pas encore une fois me mêler d’un scandale de plagiat. Je le dénonce ici, tranquillement, sur mon blog, mais j’ai assez payé à l’université de Nizwa pour ne pas me transformer en lanceur d’alerte. Dans cette université où je coulais des jours paisibles, mon épouse avait participé à une équipe de lanceurs d’alerte pour dénoncer le plagiat d’une thèse de doctorat qu’avait commis une cheffe de département. Cela lui a valu un acharnement sans nom de la part de l’administration, et nous avons tous deux perdu notre emploi tandis que la plagiaire, elle, est restée en place.

Nous avons bien appris notre leçon : nous ne dirons plus rien et laisserons les plagiaires commettre leurs forfaits en toute quiétude.

« Sommes-nous autre chose que ce que nous paraissons être ? », Bac HLP 2023

Les bacheliers devaient interpréter un texte de Nietzsche et rédiger un essai littéraire sur la question du moi. Mardi 21 mars 2023, le texte suivant tiré d’Aurore était proposé au jugement et à l’interprétation des élèves :

Il convient d’abord d’être très attentif à la lettre du texte ainsi qu’à la précision du libellé du sujet. Pourquoi sommes-nous autre chose que ce que nous paraissons être ? Dans quelle mesure Nietzsche démontre-t-il que notre identité consciente, regroupée derrière le terme de « moi », ne coïncide pas avec ce que nous sommes vraiment ?

L’existence humaine consiste en effet en une myriade de minuscules perceptions, volitions, désirs et aversions, que le philosophe appelle des « processus internes » et « pulsions » (l. 2-3). Ces petits mouvements de l’âme, que Leibniz appelait déjà les « petites perceptions », le sujet ne les connaît pas car il n’a pas les moyens de mesurer ce qui est trop petit. Il ne prend conscience que de ce qui est perceptible pour lui, ce qui lui paraît. Or, de même que les oreilles humaines n’entendent pas tous les sons mais seulement ceux qui se trouvent à une certaine fréquence, de même nos sensations ne commencent à être consciemment ressenties que lorsqu’elles s’agrègent les unes aux autres pour former un conglomérat (Nietzsche parle d’ « accumulation », l. 16) de mouvements internes suffisamment massif pour être repérable par la conscience.

Par exemple, quand je ressens de l’amour pour mon épouse, cet amour n’est pas simple et transparent : il recouvre une réalité complexe d’une inifinité de perceptions et de désirs, qui se conjuguent avec des milliers de souvenirs, de peurs, de colères peut-être, voire de désespoirs inconscients, qui vivaient à un niveau infra-ordinaire, pour reprendre le vocabulaire de Georges Perec. Pris séparément, ces minuscules mouvements forment des « exceptions » par rapport à mon identité, mais quand ils s’agrègent et forment un soulèvement extrême, alors ils deviennent la « règle » (l. 21-22) du moment, et je les vis comme un sentiment amoureux.

Cette théorie apparaît dans le sillage des découvertes scientifiques sur le vivant que l’on observait au microscope. Une vie inconnue, invisible et grouillante compose la matière de ce que nous voyons. Au XXe siècle, inspirés par Nietzsche, Gilles Deleuze et Félix Guattari ont proposé de détourner le vocabulaire des biologistes pour décrire des phénomènes psychiques. Ils interprètent la nouvelle de F. Scott Fitzgerald La Fêlure par l’opposition entre une dimension « moléculaire » de nos pulsions, et une dimension « molaire », qui serait celle que l’on peut percevoir. Quand la fêlure se manifeste dans la vie molaire du narrateur, c’est le résultat d’un long processus moléculaire de démolition que l’auteur américain essaie de décrire.

Suis-je autre chose que ce que je parais ? Je pense être simplement un sage précaire amoureux, ce qui n’est pas une erreur ni une contre-vérité. Simplement, cet amour est en fait le « degré superlatif » (l. 4) de nombreux affects moléculaires contradictoires et convergents. Selon Nietzsche, sous le sage amoureux, se cache peut-être un guerrier las et pusillanime. Mais comme il n’y a pas de mot pour dire cela, on dit A aime B. En ce sens, nous sommes bien « autre chose » que ce que nous « paraissons être », mais cela ne veut pas dire que ce que nous paraissons être est faux ou illusoire.

Cela nous conduit naturellement vers la question du langage. Avoir les mots, n’est-ce pas se limiter à demeurer sur le plan molaire d’une vie déjà vécue ? Nous parlerons de tout cela une autre fois car ce billet est déjà bien trop long et la femme que j’aime m’a rejoint au café où j’ecris, et elle m’attend pour partir. Je ne lui dirai rien de cette histoire de guerrier las qui fonce bêtement sous les paroles mielleuses que je dispense.

L’intelligence artificielle a écrit ma dissertation de philosophie

La question n’est pas de savoir si les capacités de l’intelligence artificielle sont impressionnantes ou pas, si cette technologie est bonne ou pas. Oui, c’est impressionnant, oui c’est utilisable. Il n’y a pas lieu de rejeter les innovations, puisque de toute manière, nous y viendrons tous. Les gens se sont suffisamment ridiculisés en vaines arguties dédaigneuses sur les téléphones portables, l’internet, les ordinateurs, les blogs, les encyclopédies en ligne et les réseaux sociaux, avant d’y sombrer corps et âme.

Les questions que je me pose sont les suivantes. Dans quelle mesure Chat GPT, le plus récent truc en Intelligence Artificielle, peut écrire une dissertation de philosophie ? Quelles en sont les limites ? Comment un étudiant peut utiliser cette fonctionnalité de manière productive ?

Soit le sujet suivant, que j’ai donné à une classe de terminale : « La technique nous éloigne-t-elle de la nature ? ». Voici ce que propose Chat GPT en introduction : « La question de savoir si la technique nous éloigne de la nature est un sujet de débat depuis des siècles. » Soit, le début n’est pas fou mais on ne va pas râler tout de suite.

La suite pose quelques problèmes :

D’un côté, certains considèrent que la technologie nous permet de mieux comprendre et de mieux apprécier la nature en nous offrant de nouveaux moyens de la découvrir. D’un autre côté, d’autres affirment que la technologie a un impact négatif sur la nature en causant des dommages irréparables à l’environnement.

Chat GPT

En tant que correcteur, je ne suis pas satisfait de lire « certains » et « d’autres ». Dans ce cas, j’écris dans la marge : « Qui ? ». Cette façon d’écrire est paresseuse et surtout ne témoigne pas d’une réflexion originale. La personne qui écrit de cette manière limite son travail à un exposé d’histoire des idées. Ce n’est pas ce qu’on demande en philosophie, et j’avais demandé explicitement à l’intelligence artificielle une dissertation de philosophie.

La suite développe un peu les deux idées proposées en introduction, sans vraiment de réflexion originale. La conclusion se veut équilibrée et synthétique : « Il est donc important de trouver un équilibre entre l’utilisation de la technologie pour protéger la nature et la nécessité de préserver notre lien avec elle. » Cela ne vaudrait pas une bonne appréciation de la part d’un professeur mais cela peut limiter les dégâts pour des élèves qui présentent des difficultés pour s’exprimer à l’écrit.

Quand je demande à Chat GPT de me trouver une référence d’Aristote sur ce sujet, l’intelligence artificielle me sort un premier paragraphe correct puis un paragraphe qui me paraît incorrect :

Aristote encourage une utilisation modérée de la technique, qui respecte les limites naturelles et qui vise à améliorer la qualité de vie de l’homme sans nuire à la nature.

Chat GPT

Ah bon ? Où a-t-il dit cela, le bon Aristote ? Dans la Grèce antique, avait-on conscience que l’homme et la technique polluaient la terre ? Y avait-il seulement cette idée de « nuire à la nature », prise dans ce sens de préoccupation environnementale ?

Le pire vient quand je demande une référence à Descartes : un premier paragraphe correct puis deux paragraphes qui répètent mot pour mot ce qui était généré sur Aristote. Même opération avec Heidegger. Au final, l’application répète la même idée qui se veut équilibrée et suffisante : il convient d’encourager « une utilisation modérée et responsable de la technique, qui respecte les limites naturelles et préserve notre lien avec la nature. »

En conclusion, l’intelligence artificielle est un super jouet, mais est loin de pouvoir travailler à notre place. Son principal problème, à mes yeux, consiste à fondre toutes les pensées dans un ensemble modéré et consensuel. Là où on attend d’un étudiant qu’il comprenne et approfondisse des problématiques, Chat GPT va plutôt le diriger vers une agrégation et une confluence généralisée.