Gao Xingjian, la politique du récit de voyage

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La Montagne de l’âme n’est pas seulement un beau livre, c’est aussi une oeuvre politique. Ce qui m’intéresse au plus haut point, c’est que les idées politiques qui y sont exprimées sont intimement liées au fait que le narrateur voyage. Il s’agit d’une politique de récit de voyage.

D’abord, si le narrateur part dans les montagnes du sud-ouest de la Chine, c’est qu’il a des raisons de s’inquiéter de sa situation à Pékin. Ce voyage se déroule au début des années 1980, et Gao terminera ce gros livre dix ans plus tard, à Paris, lorsqu’il sera devenu un exilé politique. La rédaction du livre accompagne donc l’écrivain dans cette épreuve majeure qui le fait passer d’auteur pékinois d’avant-garde, publié, mis en scène, prenant part aux débats de son temps, à réfugié politique, banni de Chine, exilé, français.

Comme le narrateur cherche une montagne fabuleuse, la « Montagne de l’âme » (Ling Shan) qu’un voyageur, rencontré dans un train, lui indique, le récit est empreint d’une forme de fantastique, mais cela ne doit pas dissimuler le fait que la politique informe l’écriture de ce récit.

La valse des pronoms personnels, le fait que le voyageur soit désigné tantôt par « je », tantôt par « tu » et tantôt par « il », montre que Gao réfute le « nous » et l’impératif collectif qui venait, lors des dix années de la Révolution culturelle, de faire tant de dégâts en Chine. Mais là où Gao va le plus loin, ce n’est pas nécessairement dans la critique de la Révolution culturelle. C’est peut-être davantage dans le refus et le rejet du patriotisme comme principe, et dans l’individualisme assumé du voyageur. A la fin de son voyage, arrivé à Shaoxing, l’écrivain évoque Lu Xun, le grand écrivain des années 1910 et 1920. Tandis que Gao rejette l’esprit de sacrifice de Lu Xun, qui avait d’abandonné l’écriture poétique pour se lancer dans l’écriture engagée, afin de soutenir les mouvements progressistes des jeunes Chinois (Mouvement du 4 mai 1919).

Toujours à Shaoxing, Gao visite le tombeau de Grand Yu, une stèle où les inscriptions ont disparu. Sur cette page blanche, l’écrivain chinois contemporain croit voir apparaître une sentence : « L’histoire est une énigme. » En réfléchissant, il se dit que cela peut aussi se lire comme suit : « L’histoire n’est que mensonge », ou bien : « L’histoire est baliverne ». Gao se lance alors dans un étrange poème, où l’histoire est ridiculisée :

« L’histoire est un fruit acide / L’histoire est un ensemble de perles éparses / L’histoire est dure comme le fer / L’histoire, c’est l’histoire / etc. »

« L’histoire, ah l’histoire, ah l’histoire, ah l’histoire, l’histoire

En fin de compte peut se déchiffrer de bien des manières »

Pour parler comme les philosophes postmodernes, on peut dire que Gao exprime là son incrédulité aux métarécits (l’histoire, le matérialisme dialectique) qui avaient légitimé l’idéologie et le régime au pouvoir depuis 1949.

Son rejet du patriotisme est très radical, car même les dissidents politique, Gao refuse de les soutenir activement. En 1990, l’ONU lui a commandé une pièce sur les massacres de la Place Tian An Men. Il a écrit une espèce de huis-clos où un homme mûr et un couple d’étudiants idéalistes dialoguent sur le sens de ces événements. L’homme ne peut même pas les soutenir, et encore moins s’enthousiasmer pour leur cause. Le titre de cette pièce : La Fuite. Autant dire qu’elle a déplu aux communistes autant qu’aux militants dissidents.

La politique du nomade, c’est la fuite justement, et c’est la confection d’une « machine de guerre ». Mais une machine de guerre, si l’on en croit Deleuze et Guattari, ce n’est pas une armée organisée qui se bat pour un Etat. C’est au contraire un moyen pour les nomades de casser la constitution de l’appareil d’Etat. Le but de la guérilla des nomades, ce n’est pas de faire un monde meilleur grâce à un nouveau pouvoir plus juste, c’est de limiter le pouvoir, de le segmenter. Empêcher les bandes de guerriers de s’unifier et de perdre leurs marges d’action individuelle.

Le nomade est sourcilleux et de mauvaise humeur, il est toujours prêt à fuir et à tout abandonner, et il est difficile à encadrer : les règles de la « machine de guerre » animent « une indiscipline fondamentale du guerrier, une remise en cause de la hiérarchie, un chantage perpétuel à l’abandon et à la trahison, un sens de l’honneur très susceptible, et qui contrarie, encore une fois, la formation d’Etat » (Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, p.443)

On a vu déjà comment les chefs, dans certaines sociétés comme chez le sage précaire, ne peuvent pas avoir de pouvoir, mais uniquement une sorte d’autorité dans la mesure où ils obtiennent le consentement du groupe pour cela. C’est à cela que tend la politique de l’écrivain voyageur. En étant toujours « à côté de la plaque », « à côté de ses pompes », il se situe entre les discours de domination et les fait fuir.

Gao, dans La Montagne de l’âme, n’est pas seulement un esthète, c’est un nomade. Et les nomades, on le sait depuis l’été dernier, il est préférable de les exclure, car l’Etat ne se méfie de personne plus que d’eux.

Traits chinois : autour de Gao Xingjian

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L’après-midi avec Gao était plannifié d’une manière on ne peut plus floue. Chaque fois qu’on me demandait quand allait « parler » le prix Nobel de littérature, je répondais confusément : « Eh bien, il parlera un peu tout le temps. Il sera là avec nous et beaucoup dépendra de sa bonne volonté et de la vitalité du public… »

Dans les faits, ma collègue et moi étions parfaitement incapables d’affirmer que nous avions la situation en main.

Tout cela pouvait prendre des directions variables. Une conférence d’introduction à l’oeuvre de Gao allait être donnée par un universitaire de Hong Kong, traducteur de Gao en anglais. Je pensais aussi diffuser quelques extraits des films ou de l’opéra de Gao, pour montrer d’autres facettes de sa créativité à un public qui, dans l’ensemble, ne le connaissait presque pas. J’avais enfin prévu une lecture collective d’extraits de La Montagne de l’âme, effectuée par des thésards de notre école doctorale, ravis de faire un peu de théâtre, et ce dans sept ou huit langues (quelque chose, au mieux, de musical, au pire de bordélique.)

Or, la conférence du Hong-kongais s’est avérée atrocement longue. À un moment, je me suis demandé s’il n’était pas en train de faire une performance à la Joseph Beuys, qui durerait jusqu’à la nuit tombée. Il fallait ensuite trouver assez de temps pour montrer un peu des films de Gao, et aussi permettre aux doctorants de faire leur lecture pour laquelle ils avaient répété : mais je craignais qu’à cause de toutes ces choses, Gao lui-même soit assommé et ne puisse plus vraiment parler, voire qu’il n’ait même pas le temps de s’exprimer, ce qui aurait rendu toute l’entreprise absurde et inepte.

D’ailleurs, Gao était confortable dans son fauteuil de cinéma, et ne se pressait pas pour prendre la parole. Il disait : « Non non, parlez entre vous, c’est très intéressant. » La modestie ayant ses limites, il fallait quand même qu’il se déplaçât et se montrât un peu à la foule.

Il fit plus que cela. Il sut parler avec douceur et sensibilité. Il sut aussi répondre à côté des questions, afin de reproduire des périodes rhétoriques ciselées ailleurs, dans d’autres rencontres et d’autres invitations. Ce qui me touchait le plus, chez lui, c’était sa présence physique, son visage enfantin et sage, son corps menu et sa voix fluette, qu’on se sent contraint de respecter. Il théorise la fragilité de l’être humain, il la met en scène, mais il l’incarne aussi dans sa façon d’être, sans fausse timidité. J’ai profondément apprécié sa capacité à affronter gentiment l’audience, à accepter toutes les demandes de photos, de signatures, avec grâce.

Tout s’est donc très bien déroulé. Pour moi, qui tremblait que tout foirât, ce fut une espèce de miracle. A l’heure exacte où nous devions aller manger des petits fours, Gao avait suffisamment parlé, les extraits de films avaient été vus, les lectures jouées, la conférence hong-kongaise bouclée. Peu de gens avaient quitté la salle, même des non-francophones étaient restés.

Après la réception, aux délicieux amuse-bouche, nous avons mangé dans un des meilleurs restaurants de la ville, et nous fûmes quelques uns à finir au pub John Hewitt dans le quartier de la cathédrale. Pas Gao, notez bien, qui, à 70 ans, avait mieux à faire, mais avec une joyeuse bande de vingtenaires et trentenaires sympatiques et brillants.

高行健, le nom de Gao Xingjian

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高 Gao : « Haut ».

行 Xing : « Marcher ». Par extension : « d’accord », « ça marche ».

建 Jian : « Santé ».

Le nom de famille de Gao Xingjian signifie « haut », et cela est le fruit du hasard. Mais les parents de l’écrivain lui ont donné un prénom qui allie la marche et la santé. Et par extension, donc, l’accord aussi, le deal.

Il semble que le nom concentre et enveloppe le contenu du grand récit de Gao. La Montagne de l’âme se déroule dans les hauteurs des montagnes de Chine. On a diagnostiqué au narrateur un cancer du poumon. Il est las d’être pris dans les tourments du monde, et il aspire à fuir les conflits. Le long voyage, à pied, dans les montagnes, est une manière de quête de la santé.

Les choses peuvent se combiner différemment, selon l’humeur du moment. On peut aussi dire qu’il s’agit de chercher l’ « accord » (entre le narrateur et « elle », entre l’homme et le paysage, entre ses propres identités « je », « tu », « il ») dans une double quête de hauteur et de santé.

Pour citer mon amie Huang Bei, à qui j’ai demandé si cette interprétation du nom de Gao n’était pas trop loufoque, si c’était acceptable du point de vue d’un Chinois : « Pour être un vrai « Gao Xingjian », il faut être grand et en bonne santé, et tout cela à travers une belle marche! »

Moi, du moment que Huang Bei est d’accord avec mes idées farfelues, tout le monde peut me dire que je raconte des salades, je suis comme le roi d’un pays plus vieux.

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Qu’est-ce que La Montagne de l’âme de Gao Xingjian ?

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On s’interroge beaucoup sur le genre auquel appartient La Montagne de l’âme, de Gao Xingjian. On le présente comme un livre total, un livre somme, un mélange des genres. La plupart du temps, on le désigne comme un roman, Gao lui-même le fait au cours du récit. Il y a ce dialogue du narrateur avec un « critique » conservateur, qui ne comprend pas qu’on puisse composer un livre aussi peu règlementaire. Si l’on en croit ce critique, à la page 600, Gao est encore « un moderniste qui tente en vain d’imiter l’Occident ». Gao proteste mollement qu’il s’agit plutôt d’un « roman oriental ». Cela fait exploser le critique qui se lance dans la tirade la plus éclairante du livre, pour ce qui concerne sa propre identité générique :

En Orient, on trouve encore moins vos procédés bizarres : réunir des récits de voyage, recueillir des bribes d’histoires et des notes au fil du pinceau, mélanger de la théorie à l’essai ; on n’invente pas comme ça des fables qui ne ressemblent guère à des fables, on ne recopie pas quelques chants ou romances populaires avec en plus quelques histoires de fantômes créées de bric et de broc, qui n’ont rien à voir avec des mythes pour réunir le tout et l’appeler finalement « roman »!

C’est donc que Gao voit ce livre comme un roman, et cela devrait suffire.

Pour moi, ce n’est pas suffisant. La Montagne de l’âme est aussi un récit de voyage. À mes yeux il est par dessus tout un récit de voyage. Il en possède les qualités les plus déterminantes : la structure est celle d’un itinéraire, qui débute dans les montagnes du Sichuan, et qui se termine à Pékin. Entre-temps, le narrateur est allé jusqu’au Yangze et a visité de nombreux « pays » de minorités ethniques. Le texte est ainsi principalement non-fictionnel et, à ce titre, se lit davantage comme un récit de voyage que comme un roman.

Ce qui fait de ce livre un roman est également important, mais c’est très mince : d’abord la « montagne de l’âme » est un élément fabuleux, dont la quête impossible nimbe le récit d’une irréalité essentielle ; ensuite le narrateur est en constant dialogue avec une femme qui semble être autant sortie de son imagination que de la réalité.

Cependant, ce qui fait de ce livre une lecture fascinante pour moi, ce sont les chapitres où Gao trouve les mots pour nous faire rencontrer un paysage, une scène de village, une coutume, une effroyable peur dans la solitude d’une forêt d’arbres à laque. C’est aussi le noeud de réflexion qui lui vient quand il est à Shaoxing, à la fin de son voyage. C’est la ville de Shaoxing elle-même qui lui permet de parler en même temps d’un écrivain moderne important, d’un ancien lettré et d’une stèle antique. La manière dont Gao relie ces trois composantes est magistrale, mais ce chapitre n’est possible et pensable que dans le cadre d’un récit de voyage, parce que Shaoxing est une étape, c’est-à-dire l’équivalent littéraire d’une péripétie romanesque.