Voyages cyclistes, sous la direction de Raphaël Piguet

Ma moitié a enfin acheté une bicyclette, alléluia. Notre appartement est à dix minutes de son campus, je trouvais un peu dommage de la conduire chaque jour en voiture au travail, quand il y avait la possibilité d’éviter le trafic. Le trajet à vélo est tellement agréable, pourquoi se priver d’une jouissance à portée de mollet ? Dimanche, j’ai pris sa bécane et suis allé en repérage tout seul et le bonheur que j’ai eu de voler au-dessus de la route était intact, inchangé depuis l’âge immémorial où mon frère Antoine m’avait appris à en faire.

À mon retour Hajer a enfourché son vélo pour faire le chemin à son tour et je l’accompagnais en courant à travers le parc qui jouxte la voie ferrée où nous habitons. Je faisais du sport car pendant le ramadan il est important de ne pas perdre du muscle, le jeûne pourrait nous inciter à éviter l’exercice.

J’ai couru jusqu’à une borne de vélos de location, j’en ai loué un et j’ai roulé avec Hajer. La joie complexe que me donne ce moyen de transport m’a rappelé l’existence d’un très beau livre collectif sur les voyages cyclopédiques, dont je rassemblais quelques idées en roulant.

Je me disais : mais il faut absolument que je parle de ce livre sur mon blog, que ne l’ai-je déjà fait ?

Encore des textes de recherche en littérature de voyage qui valent la peine d’être lus : le numéro 4 de la collection Voyages contemporains, consacré aux récits d’aventures à bicyclettes. Sous la direction de Raphaël Piguet, ce collectif est un excellent moyen de prendre conscience de la spécificité du voyage à vélo, du génie propre de la vélocipédie, quand cette dernière s’incarne dans un récit.

Mais le domaine proprement viatico-littéraire des récits de voyage à vélo demeure pratiquement inexploré. (…) On subodore par conséquent que l’engin, indigne du voyage, l’est tout autant de la littérature. On en revient à la question lancinante du complexe d’infériorité de la bécane.

Raphaël Piguet, Voyages cyclistes, introduction, p. 15.

D’un complexe d’infériorité, on ne se sort jamais tout à fait. Il n’est pas faux que le cyclotourisme sera toujours marqué par une impossible reconnaissance face aux deux extrêmes indépassables : la marche à pied et la motorisation. On ne peut pas aller plus lentement qu’à pied, ni plus vite qu’en avion (ou en fusée). Entre les deux, le vélo ne peut qu’être lesté d’un statut hybride.

Raphaël Piguet réfute cette infériorité et discute intelligemment de ce que Claude Reichler appelle l’ « avantage ontologique » de la marche à pied. Pour lui le  vélo est encore plus avantagé ontologiquement « en ce sens qu’il présente un taux optimum de distance parcourue par rapport à l’énergie dépensée » (p. 18).

L’opposition du vélo avec la marche court sur l’ensemble du livre. Liouba Bischoff se moque gentiment de tous les marcheurs qui romantisent leurs randonnées en élevant la lenteur au rang de supériorité morale. Dans son article intitulé « La vitesse réhabilitée par Emmanuel Ruben et Jean-Acier Danès », Bischoff valorise la vitesse qu’apporte le vélo en proposant de sortir des alternatives binaires de type vrai/faux voyage, authentique/inauthentique, etc.

Le caractère machinique de la bicyclette est ce qui me paraît le plus intéressant dans cette affaire. Elle se situe à égale distance de la marche qui permet d’aller partout (mais lentement), et de la moto qui permet d’aller vite (mais sur des lignes prédéterminées). Un détracteur pourrait dire que le vélo combine les deux lacunes : aller plus lentement que les autres véhicules, et en plus sans liberté car cantonné (commes les autres véhicules) sur des routes goudronnées.

Or, selon moi, la beauté du voyage à vélo vient justement de sa modestie, de son caractère hybride et suranné. Il ne peut se mesurer à aucun champion de la liberté de mouvement, ni à aucun frimeur de la route interminable. C’est son entre-deux qui m’émeut, ainsi que son côté homme-machine. Le cycliste n’est ni flâneur ni rugissant, il met son corps en adéquation d’une machinerie peu complexe et géniale, réparable à l’infini. Il se rend esclave d’une machine qui le rend heureux, tellement heureux qu’il n’a même pas besoin de regarder le paysage. Le voyageur cycliste ne fait que peu de pauses, à la différence du marcheur, et ne se prélasse pas non plus dans la contemplation des pays qui defilent, comme le fait le passager du train. C’est lui qui me plaît le plus, ce voyageur sans organe qui fait corps avec sa machine et qui n’a plus besoin de contempler. Dans une perspective deleuzienne, je dirais que le vélo évacue l’extériorité du voyage, et grâce à cela, grâce à la machine qui dicte sa loi à l’organisme, le vélo se débarrasse de ses vieilles illusions que sont la contemplation bourgeoise, le point de vue dominateur et la saisie impériale du paysage.

Contre la posture romantique du marcheur qui se met à l’écoute des rythmes de la création, nos deux écrivains cyclistes ne se posent pas en récepteurs passifs d’un discours qui seraient inscrits dans les choses

Liouba Bischoff, « La vitesse réhabilitée », p. 226.

Je ne suis pas objectif dans mon appréciation car je suis le président du fan club de Liouba Bischoff. Tout ce qu’écrit cette trentenaire, prof à l’ENS de Lyon, m’enchante.

Il ne faut pas oublier les autres contributions de ce volume, toutes très intéressantes : Philipe Antoine, Gilles Louÿs et les autres. J’en ferai un autre billet de blog pour ne pas être trop long aujourd’hui.

Vive ma génération : ceux de 72 font leur chemin

En ce jour anniversaire de ma naissance, je voudrais rendre hommage à tous les gens de ma génération : ceux qui sont nés entre 1968 et 1981. Plus particulièrement à la fourchette des natifs de 1971-1974 qui me sont très proches.
J’ai longtemps cru que c’était une génération pourrie, ratée, médiocre, écrasée par les boomers soixante-huitards qui avaient pris toute la place et qui gardaient une telle vitalité qu’on ne pouvait pas s’exprimer. Même politiquement les boomers nous empêchaient d’avancer : ils avaient été révolutionnaires, gauche caviar, sarkozistes puis d’extrême droite. Ils étaient partout, nous n’avions aucun espace.

De la beaufitude des trentenaires : ma génération est-elle nulle ?

La Précarité du sage, 2009


Puis je lis des gens de mon âge, des gens qui me ressemblent et je les aime. Murielle Macé et ses beaux essais, Antonin Potoski et ses récits de voyage inimitables, François Bégaudeau et sa rhétorique étourdissante, Éric Chauvier et ses livres qui mêlent science sociale et récit personnel.
La liste est beaucoup plus longue. Il y a aussi les contre-exemples, ceux qui font honte à notre génération mais dont on n’a que trop parlé car les boomers prennent bien soin de les mettre en avant dans les médias pour que nous ne prenions pas leur place.
Bref, bon anniversaire et bonne vie à tous les gens qui sont nés de parents soixante-huitards, qui ont grandi dans une France en crise, et qui se retrouvent quinquagénaires fringants, talentueux et sans pouvoir.

La Petite ville d’Éric Chauvier et le style du sage précaire

Petit chef d’œuvre de narration sociale et sentimentale, La Petite ville, publié en 2017 aux éditions Amsterdam, raconte à la fois le destin de Saint-Yrieix la Perche (Haute Vienne), et celui de Nathalie, qu’on a tous connue jolie fille dans les années 1980.

Pour ce faire, il emploie une typographie normale pour l’histoire de la ville et des italiques pour ses échanges avec Nathalie. J’ai lu ce livre d’une traite à la bibliothèque de Munich en songeant que ce dispositif typographique était ingénieux mais que j’avais vu cela ailleurs.

Éric Chauvet est né un an avant le Sage précaire, et a produit une très belle œuvre littéraire. Des livres brefs et fins toujours en contact serré avec les sciences sociales.

Nathalie évoque soudain Barbara. Tu te souviens de Barbara, elle était amoureuse de toi. De moi ?Chauvier alors de parler d’une histoire d’amour dont il n’est pas fier :

Barbara était très belle mais très perdue (C’est juste qu’elle a pas eu de chance). C’est la façon qu’elle avait de divaguer qui m’a fait entrevoir ce rapport de classe entre nous. Il y avait quelque chose d’une déréliction qu’elle portait dans sa façon d’être.

La petite ville, p. 94.

La séquence Barbara permet à Chauvier de parler de la profession du père de Barbara, et comme ce dernier était mineur, cela lui permet de parler de l’activité aurifère qui était vivante dans la Haute Vienne du siècle dernier.

Pour ma part je peux seulement dire qu’elle était inventive et que son inventivité me dérangeait.

Idem.

Je me souviens où j’avais vu cette double narration avec italiques : dans une des premières publications du sage précaire datée de l’an 2000 ou 2001, dans la revue Lieu-dit.

Revue Lieu-dit, n. 12

J’ai retrouvé par hasard ces anciens numéros de la revue lyonnaise. C’est d’une qualité qui m’impressionne encore plus aujourd’hui qu’à l’époque. L’équipe de rédaction, que je ne voulais pas connaître personnellement pour qu’il n’y ait pas de copinage entre nous, abattait un travail de tous les diables pour faire paraître de si beaux numéros tous les trois mois.

Ils publiaient parfois mes textes qui, je l’avais oublié, se passent tous en Irlande. Je vivais à Dublin à cette époque.

Dans ce texte, dont je mets en ligne des photos de page, je parle de la National Library d’Irlande, lieu où je me rendais aussi souvent qu’aujourd’hui son équivalent bavarois. Or si je décidais d’écrire un texte avec une double narration, c’est probablement que je l’ai vu dans des livres lus dans cette bibliothèque de Dublin.

Je ne relis pas mes anciennes productions. Je revis les émotions de l’époque. J’étais serveur en restaurant. Écrire ces textes me sauvait et remplissait ma vie. Leur publication me comblait de fierté et de joie.

J’étais alors amoureux d’une serveuse anglaise qui travaillait dans le même restaurant que moi, mais je n’ai pas été à la hauteur de l’événement.

Plus facile que l’amour, l’histoire littéraire permettait de laisser libre cours à la créativité du sage précaire.

L’affection qu’on nourrit pour les livres et la voix d’Eric Chauvier va donc sans dire. Il y a entre le sage précaire et lui une espèce de fraternité qui ne fait pas de doute. Finalement, je l’aime bien ma génération. Les gens nés dans les années 1970 ont un charme assez distinct qui laisse la phrase en suspens…

Les lecteurs de Télérama en colère : lettre ouverte à l’auteur de l’article

Vous n’avez jamais autant reçu de courriers de lecteurs furieux, dites-vous ?

C’est la preuve que vous avez touché juste. Bravo à vous. Dévoiler l’abjection dans des textes de personnes aimées et fétichisées, ça provoque toujours des réactions de scandale. Vous avez touché à un tabou, leur colère est amère parce qu’il y avait quelque chose de sacré dans leur croyance en ce voyageur qui se définissait comme au-dessus de la mêlée.

Les vieux lecteurs de Télérama croyaient en Sylvain Tesson parce qu’ils avaient besoin d’y croire. C’était leur idole. Votre article a accompli une partie du programme philosophique de Nietzsche : penser à coups de marteau pour briser les idoles, percer les croyances creuses. Dégonfler les baudruches.

Les lecteurs sont tellement furieux, dites-vous, qu’ils menacent de se désabonner ?

J’espère que la direction de Télérama comprendra que vous n’avez rien fait de mal, qu’au contraire vous avez seulement fait votre travail, et que vous l’avez fait plutôt mieux que les journalistes conciliants et consensuels.

Croyez-en la vieille expérience du sage précaire. Susciter la polémique, la colère et la confusion n’est pas un mauvais signe. C’est une étape nécessaire d’une vérité qui dans un futur proche sera une évidence pour tous.

Le sage précaire dans Télérama

À lire dans le numéro de Télérama daté de cette semaine, un reportage sur Sylvain Tesson à l’occasion de l’ouverture du Printemps des poètes.

Youness Bousenna, le journaliste en charge de l’enquête, a réalisé un travail plus fouillé et plus rigoureux que les autres journalistes car il ne s’est pas borné à interviewer deux ou trois personnes. Il est allé lire ce qui se fait dans la recherche littéraire à propos de l’écrivain voyageur. Cela devrait être un réflexe pour tout journaliste littéraire, de faire le lien entre le monde des idées et le grand public, mais à ce jour, seul Télérama l’a fait.

Il a donc lu plusieurs écrits du sage précaire car ce dernier se trouve être, à ce jour et en toute modestie, le meilleur chercheur spécialisé dans la littérature de voyage contemporaine. Le fait est que ce blog fut le premier organe public à montrer la médiocrité littéraire de Tesson, et le livre La Pluralité des mondes, publié en 2017, le premier à proposer une synthèse textuelle et contextuelle sur son œuvre, démontrant son caractère réactionnaire et sa piètre qualité stylistique.

Ce que j’avance ici est outrageusement prétentieux. Cela tombe bien, la sagesse précaire comprend dans ses maximes un usage optimal et modéré de l’arrogance.

Les jugements énoncés plus haut sont néanmoins factuels et vérifiables. Libre à chacun de faire savoir en commentaire de ce billet quelle publication fut plus précoce que celles du sage précaire.

Alors bravo a Télérama pour ce travail de qualité.

Le Pèlerinage à la maison sacrée d’Allah, de Dinet et Sliman

L’édition originale du pèlerinage de Dinet et Sliman à la Bibliothèque Nationale de Bavière, mars 2024. Illustrations : Arabe récitant la prière de l’Asir, d’Étienne Dinet (1903), et Transe de Farid Belkahia (1980).

Table des matières

  • 1) De Bou Saada à Djedda
  • 2) El Madina El Menouora
  • 3) Mekka el Mekerrema
  • 4) Le mont Arafat
  • 5) La vallée de Mina
  • 6) Retour à Mekka
  • 7) De Djedda à Beyrouth
  • Conclusion
  • Appendices
  • A) Observations sur plusieurs récits de pèlerinage à Mekka
  • B) Le Wahabisme et la famille de Saoud

Arrivés en Arabie, les voyageurs insistent lourdement sur le danger qu’encourt Étienne Dinet si des fanatiques découvrent qu’il est Européen.

Il faudra que, dans la foule, Dinet s’efforce de passer inaperçu, et que son collaborateur El Hadj Sliman ne le quitte pas une minute.

Le Pèlerinage, p. 21.

La narration, on le voit, se fait d’une manière décentrée. Comme ils sont deux auteurs, ils nomment l’un ou l’autre des narrateurs, et quand ils font les choses ensemble, ils disent « nous ». Il n’y a jamais de  « je », ce qui est convenable pour un récit religieux.

Le pèlerinage proprement dit commence à Médine, où le prophète est enterré.

La mosquée du Prophète, toute proche de notre habitation, nous attire à chaque heure de la journée et nous y passons d’inoubliables instants de prière, de contemplation et de causerie avec des pèlerins de toutes races et de tous pays.

P. 51.

La narration fait alterner harmonieusement les descriptions, les éléments de religion, les sensations et les réflexions d’ordre socio-politique.

Après quelques jours à Médine, les amis prennent leur voiture avec leur chauffeur Javanais et retourne à Jedda pour se rendre à La Mecque. La traversée est comique est pathétique à la fois. Les secousses de la route font penser aux aventures de Tintin, sauf qu’ils voient des pèlerins mourir de faim et de soif sur la route.

À la Mecque, en revanche, pas d’humour qui tienne. Ils traduisent en français les invocations, et précisent que les gens qui se pressent sur la pierre noire ne sont pas des polythéistes. Le récit des circumbulations autour de la Kaaba est vivant. Y est souligné le grand mélanges des genres, des races et des classes, avec beaucoup de notes concrètes sur les couleurs et les matériaux. On retrouve parfois le peintre sous le pèlerin :

L’air est d’une limpidité inimaginable ; une ombre diaphane et bleutée voile toute la cour devenue, un parterre de créatures humaines ; la draperie noire du Sanctuaire emprunte au couchant un reflet mystérieux, et, derrière elle, le Djebel Abi Koubeis, avec ses hautes maisons dominées par la blanche mosquées d’Omar, passe par toutes les teintes que projette le soleil au moment de disparaître, non des teintes brutales,  comme celles de l’orientalisme pictural, mais des teintes d’une subtilité dont l’irisation de la nacre peut seule donner une idée ; dans le ciel immaculé, couleur d’opale, tournoient des centaines de pigeons, de martinets et de milans…

Pèlerinage, p. 98.

Ils estiment le nombre de pèlerins à 100 000. C’est tellement peu par rapports à nos jours. En 1929 ils notent la modernité de la ville de la Mecque, les prouesses de la logistique hollandaise et l’approvisionnement de l’eau, mais sont fâchés de ne pas voir de présence française dans la ville sainte :

Nous avons pourtant vu des marques d’autres nations ; des cotonnades japonaises, des conserves de fruits américaines, etc., mais chose triste à dire, en dehors de quelques pneus Michelin, nous n’avons rencontré aucune marque française.  Or, la France est une des plus grandes puissances musulmanes du monde.

Pèlerinage, p. 106.

La France puissance musulmane ! Voilà une belle expression que l’on devrait ressortir aux identitaires d’aujourd’hui. Quand notre néo-fascisme parle de grand remplacement, rétorquons-lui avec cette phrase écrite avant l’immigration de masse. Nous sommes, de par notre seule volonté colonisatrice, une puissance musulmane, et nous devrions intégrer cette donnée dans notre identité plutôt que de vouloir l’occulter et l’éradiquer.

Les devoirs religieux étant accomplis, notre couple d’amis se rendent à l’invitation du roi Saoud, qui vient à la Mecque offrir le couvert à quelques centaines de convives. Le roi montre une grande humilité dans ses manières et la décoration de son palais. Il se lève pour faire la prière du coucher de soleil  (maghreb) avec tous les invités, puis mange et prononce un discours sur l’unité des musulmans.

Pour devenir un Hajj, un vénérable, qui a accompli le pilier que représente le pèlerinage, il faut encore aller prier au mont Arafat, ce qui donne l’occasion aux deux auteurs de raconter la légende du prophète et de sa chamelle. Et enfin ils se rendent à Mina pour acheter de la viande d’animaux sacrifiés et fêter l’aïd el Kebir en souvenir du sacrifice d’Abraham.

De là nous nous dirigeons vers l’endroit que les Islamophobes appellent « le charnier de Mina » et décrivent comme une effroyable montagne de charognes sanglantes en putréfaction, envoyant les germes de toutes les épidémies aux quatre coins du monde. Et nous nous préparons à un horrifique spectacle.

En réalité, nous trouvons un vaste enclos servant à la fois de marché et d’abattoir destinés à fournir la viande de boucherie nécessaire pour deux cent mille pèlerins en un jour de fête.

Pèlerinage, p. 141.

J’ai été très étonné de lire le terme « islamophobe », qui revient d’ailleurs plusieurs fois dans les pages suivantes, dans un ouvrage écrit en 1929. On pouvait penser que le mot datait de quelques années, il a au moins un siècle.

Le voyage du retour dure un mois et est très éprouvant. Du fait que le bateau est rempli de musulmans, les vexations et les mises en quarantaine excessives des autorités britanniques se multiplient. Les auteurs prouvent minutieusement qu’on ne traite pas les autres voyageurs aussi mal.

Ce dernier point réapparaît dans la conclusion méthodique de l’ouvrage :

Trois choses nous ont particulièrement frappés pendant notre voyage, à cause de leur importance pour l’avenir ; ce sont : la vitalité prodigieuse de la langue arabe, la puissance formidable de la foi musulmane et la persistence d’une hostilité plus ou moins déguisé de l’Europe pour l’Islam.

Pèlerinage, p. 167.

Ils affirment pourtant que la France est le pays d’Europe le plus aimé en terre d’islam, grâce à sa déclaration des droits de l’homme et à « l’égalité des races et des religions » (175), et qu’il ne lui serait pas difficile de conclure de nombreuses alliances avec les pays musulmans si elle le voulait.

Mais ils terminent leur récit par une synthèse des différentes « islamophobies » qui gangrènent la pensée française et empêchent de voir l’intérêt qu’il y aurait à respecter et aimer les musulmans. Ils dénoncent tour à tour les attaques « pseudo-scientifiques » des orientalistes qui  depuis Renan, ne cessent de chercher des arguments dépréciatifs, et les agressions « cléricales » qui tentent de convertir au chritianisme tant d’âmes égarées. C’est pourquoi nos voyageurs terminent en rappelant les paroles de tolérance qu’ils puisent dans le coran, en espérant voir les tensions se tarir.

La toute fin doit se lire dans la dernière note de bas de page, où Dinet certifie que personne n’a fait pression sur lui pour qu’il se convertisse. Comme je ressens la même chose que lui, je termine ce billet en laissant la parole à un témoignage personnel et émouvant :

Les Musulmans n’importunent jamais les « Gens du Livre », c’est-à-dire les Juifs et les Chrétiens, avec leur prosélytisme.

L’orientaliste Dinet peut affirmer que jamais un Musulman ne fit la moindre tentative pour le convertir. S’il est venu à l’Islam, c’est de lui-même, après trente années d’études, de méditations et de contemplation. À leur tour les Musulmans n’ont-ils pas le droit de demander que les missionnaires les laissent tranquilles, eux et leurs familles, et surtout leurs enfants ?

Pèlerinage, p. 184.

Souvenir de 2006 : une conférence en chinois et en français

Le Pèlerinage d’Étienne Dinet

Un an avant de mourir, le peintre Étienne Dinet a fait son pèlerinage à la Mecque. C’était en 1929. Il fit ce voyage avec son ami algérien, Sliman Ben Ibrahim, dont personne ne dit jamais qu’il était peut-être son amant, alors je ne le dirai pas non plus.

Les deux hommes signent ce récit de voyage en Arabie Saoudite, et Dinet l’a illustré d’une série de peinture. Le livre est paru chez Hachette en 1930, peu après la mort du peintre orientaliste.

J’ai eu l’immense joie de consulter ce document en édition originale à la Bibliothèque nationale de Bavière. J’en ai fait une brève vidéo pour garder une trace du livre et du bonheur que c’est de passer quelques heures en bibliothèque.

Dans ma vidéo, j’insiste sur la dernière page du récit, qui est une profession de foi du musulman novice. Comme le Sage précaire, et cent ans avant lui, Dinet milite pour un islam véritable, plein de douceur et de tolérance avec les autres cultes. Il cite deux versets du coran, tirés de la deuxième sourate et de la cent-neuvième : « Pas de contrainte en religion » et « À vous votre religion, à moi ma religion ». Une note de bas de page rend hommage au long compagnonnage du peintre avec la foi.

Je suis sorti vers 13 h 30 de la salle de lecture générale, Algemeine Lesesaal, le cœur en paix et noyé dans un sentiment de bonheur puissant. J’avais passé quatre heures à lire, à regarder les arbres par la fenêtre, à feuilleter des livres de peinture orientale, sans avoir aucune pression d’article à écrire ou de copies à corriger.

Dans l’escalier de la bibliothèque, en croisant de jeunes usagers, filles et garçons, tous d’une beauté étincelante, je me dis que j’avais eu bien raison de choisir la littérature de voyage comme spécialité. Ce choix de vie occasionne des plongées palpitantes et roboratives dans des ouvrages, des images, des visages et des paysages sans cesse renouvelés.

Les Blancs, les Juifs et nous : la belle radicalité d’Houria Bouteldja.

Ce livre de la fondatrice des Indigènes de la république, publié en 2016, est très court, assez dense, et stimulant pour l’esprit. Dès son chapitre introductif, « Fusillez Sartre », elle relance la réflexion sartrienne sur la colonisation pour la titiller de l’intérieur.

Les Blancs, les Juifs et nous (La Fabrique éditons, 2016) est un bon essai car il a été longuement réfléchi et a été écrit avec soin. En tant que lecteur, je me sens respecté. En tant que Blanc, je ne me sens pas insulté. En tant que Français non plus.

À la différence des intellectuels de plateaux télé qui pondent cinq livres par an, probablement aidés par l’IA ou des auteurs sous-traitants, Houria Bouteldja publie un livre tous les dix ans. Elle assume la radicalité la plus grande et écrit en sachant qu’elle ne sera ni publiée, ni diffusée, ni lue, ni aimée. Elle est donc légère comme le mistral et peut laisser libre cours à cette voix qui la travaille. Elle s’est dit : je vais écrire un seul livre, et si je meurs, des gens liront ceci seulement, c’est mon testament, voici ce que j’ai à dire après 40 ans de réflexions,  de militantisme et de travail. Qui suis-je ? Une femme arabe française musulmane… Je vais écrire ce qu’a à dire une musulmane française aujourd’hui.

Elle va droit au but et s’adresse aux forces en présence : les Blancs. Sans peur, elle désigne une opposition « nous/vous » et va construire ses chapitres sur cette dichotomie.

1. Vous les Blancs

2. Vous les Juifs

3. Nous les femmes indigènes

4. Nous les indigènes

Voilà, une fois qu’on aura bien explicité qui « nous » sommes et qui « vous » êtes, on y verra plus clair et le livre sera fait. Les bases seront posées pour établir les conditions d’un rapprochement entre nous tous, voire d’une nouvelle forme d’amour.

Sous-titre du livre : Vers une politique de l’amour révolutionnaire.

On est bien loin des accusations de racisme et d’antisémitisme, mais cela, je suggère de le laisser aux parasites des plateaux télé.

Pour parler des Blancs, elle commence avec le cogito cartésien et se demande qui est ce « je » qui pense et qui, de ce fait, est. Les premières pages ne sont pas originales et la deconstruction de Descates ne m’a jamais paru stimulante.

Ce « je » est conquérant. Il est armé. Il a d’un côté la puissance de feu, de l’autre la Bible. C’est un prédateur. Ses victoires l’enivrent. « Nous devons nous rendre maîtres et possesseurs de la nature », poursuit Descartes.

Les Blancs, p. 29.

C’est faux. Descartes n’a jamais dit cela, le prof de philo en moi se révolte et voudrait faire un petit cours. Descartes a exactement écrit ceci et il a voulu dire cela, rien à voir avec le contexte colonial du XVIIe siècle. Or, ce qui compte quand on lit Houria Bouteldja n’est pas ce qu’a voulu dire Descartes mais ce que veut dire Houria Bouteldja. Alors écoutons. Lisons.

Parler des Blancs est difficile en France, car la culture républicaine a décidé d’invisibiliser ce que tout le monde voit. Non pas la couleur de peau, mais la concomitance entre des couleurs et des statuts sociaux. Des phénomènes de privilèges que notre idéologie ne reconnaît pas en installant un paravent appelé « universalisme ». François Bégaudeau explique à sa manière comment les jeunes professeurs blancs étaient missionnés pour aller civiliser les classes populaires dans les quartiers défavorisés:

Pour peu qu’on les aide à atteindre un niveau de vie décent, les Arabes deviendront des Blancs comme les autres. Dans une société parfaite, ils seraient cultivés, politisés, bons élèves, buveurs de Ricard. Ils seraient nous. Ils seraient universels et l’universel c’est nous.

F. Bégaudeau, Deux singes, 2011, p. 224-225.

Bégaudeau non plus ne recule pas devant la notion de blanchité :

Dans cent ans il n’y aura plus de Blancs sur la planète. Découvrant cette drôle de race dans des films, les humains d’alors écarquilleront les yeux comme mes élèves  quand je leur ai fait écouter un florilège de morceaux de rock.

F. Bégaudeau, Deux singes, 231.

Pour l’instant, les Blancs existent toujours et ils gouvernent le monde. Houria Bouteldja parle des Blancs avec un mélange de colère et de tendresse. Elle explique par exemple que la grande puissance des vainqueurs est de se rendre plus blancs que blanc, innocent :

Je vous vois, je vous fréquente, je vous observe. Vous portez tous ce visage de l’innocence. C’est là votre victoire ultime. Avoir réussi à vous innocenter.

Les blancs, p.30

Un livre écrit par fulgurances.

Passages propres à l’essai, le genre littéraire inventé par Michel de Montaigne, au XVIe siècle. Rien n’est plus beau que l’essai. L’auteur tente quelque chose, il bricole, construit un texte avec des bouts d’argumentation, des lambeaux de souvenirs, des sensations, des citations.

Comment comprendre par exemple la déclaration d’un président iranien sur l’absence d’homosexualité en Iran ? Il y aurait deux manières. La première est celle de la belle âme qui donne des leçons d’occidentalisme aux lecteurs français en parlant des femmes perses, comme M. Désérable l’a fait avec profit. La deuxième est de prendre cette phrase absurde comme une performance quasi artistique, un geste d’outrance absurde qui met en crise le régime d’innocence des Blancs :

Elles font mal aux tympans ces paroles. Mais elles sont foudroyantes et d’une mauvaise foi exquise. Pour les apprécier il faut être un peu lanceur de chaussures. Une émotion de minables, il faut avouer.

Les Blancs, p. 33

Si Bouteldja est meilleure écrivaine que Désérable, c’est que le jeune homme n’est en recherche que d’émotions respectables, centristes, adoubées par la vieille presse laïque. On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments de vieux centristes (je dis ça, je fais mon essayiste à la Bouteldja).

Le chapitre sur les juifs est bien entendu inflammable. Elle sait que le sujet sent le soufre alors elle y va, parce qu’elle ne va pas rester toute sa vie muette devant les intimidations qui s’érigent en obligations de se taire. Elle fait l’hypothèse que « les juifs » sont utilisés par « les blancs » pour accomplir plusieurs tâches en Europe et en Orient. Ils forment une communauté tampon entre les seigneurs (blancs) et les parias (africains), et ils sont le bras armé des maîtres pour imposer l’empire en Orient. Bouteldja est impressionnée par le génie du mal des Blancs qui, non contents d’asservir, réussissent à faire d’une communauté colonisée le bourreau d’une autre, avec les armes mêmes de leur idéal colonialiste :

Ils sont forts n’est-ce pas ? Je le concède volontiers, j’admire nos oppresseurs. (…) Ils ont réussi à vous faire troquer votre religion, votre histoire et vos mémoires contre une idéologie coloniale.

Les Juifs, p. 53

L’admiration pour le génie du mal est un classique de l’art du pamphlet.

Et la place du massacre des juifs ? Cet événement historique, selon l’écrivaine, a été transformé par les Blancs, sous la pression de leur culpabilité, en un temple sacré où ils puisent leur sentiment de dignité, et à l’aune duquel ils jugent celle des autres. Ils ont commis le crime antijuif ultime, par quoi ils retirent de la mémoire qu’ils en cultivent une supériorité morale sur les autres, en conséquence de quoi ils accusent les musulmans d’être antisémites, afin d’armer les juifs désireux de brutaliser les arabes. Tour de passe-passe génial.

Lorsqu’ils s’en prennent à la mémoire du génocide,  ils touchent à quelque chose de bien plus sensible que la mémoire des Juifs. Ils s’en prennent au temple du sacré : la bonne conscience blanche. Le lieu à partir duquel l’Occident confisque l’éthique humaine et en fait son monopole  (…) Le foyer de la dignité blanche. Le bunker de l’humanisme abstrait. L’étalon à partir duquel se mesure le niveau de civisation des subalternes.

Les Juifs, p. 67.

J’adore l’expression « bunker de l’humanisme abstrait », qui naturellement renvoie au Descartes volontairement mal compris du début de l’essai.

Le contresens du début (sur le « je » du Discours de la méthode) n’était pas une lecture défectueuse de la philosophie classique, mais une machine de guerre microscopique, moléculaire, employée pour ébranler la grande statue de marbre blanc qu’est la métaphysique : superstructure que les dominants hissent comme idéal universel, dans le but de rendre leur position hégémonique aussi naturel que l’ordre des saisons.

Printemps des poètes, au-delà de la polémique

Puisque les poètes ont osé parler, et qu’ils se font insulter depuis, peut-être peut-on tendre une oreille à l’émission de radio qui leur donne voix.

https://radiofrance.fr/franceculture/podcasts/poesie-et-ainsi-de-suite/printemps-des-poetes-au-dela-de-la-polemique-4353938

Les poètes ont osé exprimer leur désaccord vis à vis de la nomination du parrain d’un événement qui les concernaient directement. Pour qui se prenaient-ils ? Ils avaient oublié que quand on vend peu de livres, quand on n’est pas célèbre, ouvrir sa bouche est d’une grande impolitesse.
La presse a donc eu le droit de les traiter de cafards, de nains, de médiocres, de jaloux, de délateurs, de censeurs, de wokistes, etc.

Cette émission de radio donne la parole à trois intervenants du monde de la poésie contemporaine, l’une est poétesse, l’un libraire et l’autre éditeur.