Quelle place dans ta famille ?

Le sage précaire n’aurait jamais été ni aussi sage ni aussi précaire s’il n’avait pas occupé cette place spécifique dans sa fratrie.

Je suis le dernier né d’une lignée de quatre garçons, et après moi est arrivée ma sœur. Il ne fait pas de doute que mes frères et sœurs ont formé une structure symbolique qui a déterminé ma personnalité et mon rapport au monde.

Quand vous cherchez à vous comprendre, analysez votre place dans la famille.

Ma sœur fut le pôle douceur et humanité de mon existence. Avec elle pas de dispute, pas de colère, pas de drame.

Mes frères furent en revanche la grosse masse au-dessus de moi qui me montrait la voie en m’en interdisant l’accès. Mais en même temps mes frères furent un rempart de protection inexpugnable.

Moi, petit garçon, je n’avais même pas besoin de savoir me défendre. Les harceleurs et les bizuteurs me voyaient auréolé d’une armée de frères avec qui on ne badine pas. Les grands embêtaient mes amis plutôt que moi. Une fois un gars du village m’a tapé sur un terrain de football. Je me suis laissé faire car il ne faisait pas mal et que je voulais retourner au match. Il était plus âgé que moi, la préséance voulait qu’il me dominât. Il a dû se prendre une chasse monumentale chez lui car il n’a jamais recommencé et a toujours joué au football avec moi malgré mon jeune âge. On ne bat pas un petit Thouroude.

Une autre fois, un grand du collège me faisait peur car il était très laid et me maltraitait avec des gestes de petit caïd. Mon frère Jean-Baptiste, alerté par mon père, est venu vers lui en l’appelant par son surnom « le pisseux » : l’adolescent est parti en courant et ne m’a plus jamais importuné.

Mes frères avaient ce pouvoir magique de faire disparaître le danger sur mon chemin.

Cela explique je crois mon rapport décontracté au monde et au voyage. Je n’ai presque jamais peur et ne pense jamais qu’il pourrait m’arriver un malheur. Même les hommes qui me regardent salement, je les aborde avec un sourire et les mains ouvertes. Cette confiance en l’humanité et cette légèreté face aux responsabilités, je les dois à mes frères et sœurs. Ils m’ont encadré de manière protectrice.

D’un autre côté ils me disaient que j’étais trop petit pour comprendre et j’ai intégré cette variable. Je me perçois donc comme petit, capable de peu, et je mets toujours la barre très bas quand je me lance dans une entreprise. Par exemple, quand je suis parti vivre à l’étranger, personne ne croyait que je réussirais et moi pas plus que les autres. Mon objectif était de tenir trois mois. Quand, dans les pubs de Dublin, je rencontrais des jeunes qui avaient passé six mois en Irlande, j’étais éperdu d’admiration.

Rien n’est plus éloigné du sage précaire que les ambitieux adeptes d’aphorismes. Il faut viser les étoiles car au pire, en cas d’échec, tu atteindras la lune. Le sage précaire ne vise ni la lune ni les étoiles. Ses ambitions sont terre à terre et il ne se croit jamais supérieur aux autres. Quand il est supérieur aux autres, c’est temporaire, c’est dû à ses efforts et non à son talent, et il endosse la responsabilité afférente sans orgueil particulier. Ce que les autres voient comme de l’arrogance est simplement de l’impolitesse mêlée à de l’assurance enfantine. Je sais faire cela car je l’ai déjà fait, nul besoin de prétendre autre chose.

Quand on est un petit frère, on est donc modeste dans ses objectifs mais fier dans ses maigres réussites. Clamer sa fierté quand on a sauté des obstacles est davantage une manifestation de joie que de prétention. Tu as vu le but que j’ai mis ? Les grands frères haussent les épaules car on ne complimente pas dans la famille, ce sont les femmes qui complimentent, mais le petit frère puise en lui-même sa validation. Je suis devenu cet adulte plein d’assurance, qui ne se croit pas capable de grandes choses mais qui sait reconnaître ce qu’il a fait de bien, sans attendre qu’on le lui dise. Au football, j’étais donc le capitaine de mon équipe, sans avoir jamais ambitionné de l’être.

La première publication du sage précaire : une histoire de Musée d’art contemporain

Revue Lieu-dit, 1999

C’était dans l’excellente revue de littérature Lieu-dit, publiée à Lyon et diffusée dans toute la francophonie. Feuilleter les numéros parus au tournant du siècle, avant l’avènement d’Internet, est une expérience sensorielle puissante.

De beaux efforts de graphisme une recherche constante de la matérialité la plus adéquate.

Le texte que j’ai écrit pour eux s’intitulait « Léopold » car c’était le nom du personnage principal de la nouvelle. Il travaillait au Musée d’art contemporain de Dublin.

Il partageait son prénom avec le héros d’Ulysse, le roman de James Joyce que je lisais avec avidité lors de mes premiers mois en Irlande.

Je n’aurais probablement jamais lu Joyce si je ne m’étais pas expatrié à Dublin à la fin du siècle dernier. C’est cette expérience d’exil et d’émigration qui m’en a donné l’énergie.

Dissimulé derrière Joyce et Beckett, l’histoire littéraire et une délocalisation opportune, je pouvais me moquer du responsable du Musée de Lyon qui m’avait fait perdre mon emploi quelques mois plus tôt. Derrière Léopold gisait R., que le milieu culturel lyonnais reconnaissait aisément.

Perdre cet emploi au Musée d’art contemporain de Lyon avait constitué un traumatisme en moi car l’injustice était criante. Les chefs reconnaissaient que j’avais fait du bon travail, mais ils désiraient recommencer avec une équipe toute neuve. Ils profitaient de la précarité de notre statut pour se débarrasser de nous et former de nouveaux vacataires bien soumis.

Le pire était qu’ils se prétendaient de gauche et qu’ils nous reprochaient de ne pas manifester avec la CGT.

Moi, à 24 ans comme à 50, j’étais trop pauvre pour manifester. Le sage précaire n’a pas les moyens d’être de gauche. Léopold, lui, était payé chaque mois, il pouvait bavarder toute la journée au service culturel. Moi je devais jongler avec plusieurs emplois, ramoneur et médiateur culturel notamment, pour m’en sortir.

Le jour où il m’a viré, moi et les autre camarades animateurs-conférenciers, Leopold n’en menait pas large, pour lui c’était un mauvais moment à passer. Je lui ai dit en face : « Que penseraient tes amis de la CGT de ce que tu es en train de faire ? On n’a fait aucune faute professionnelle et tu nous jettes. C’est ça ta morale de gauche ? » On m’a dit plus tard que ma défense l’avait affecté.

Cette première publication fut l’occasion pour moi de mettre en forme et de sublimer la colère qui m’habitait. La joie que j’ai ressentie en voyant ce numéro de Lieu-dit n’a jamais été égalée depuis par aucune autre publication.

La Petite ville d’Éric Chauvier et le style du sage précaire

Petit chef d’œuvre de narration sociale et sentimentale, La Petite ville, publié en 2017 aux éditions Amsterdam, raconte à la fois le destin de Saint-Yrieix la Perche (Haute Vienne), et celui de Nathalie, qu’on a tous connue jolie fille dans les années 1980.

Pour ce faire, il emploie une typographie normale pour l’histoire de la ville et des italiques pour ses échanges avec Nathalie. J’ai lu ce livre d’une traite à la bibliothèque de Munich en songeant que ce dispositif typographique était ingénieux mais que j’avais vu cela ailleurs.

Éric Chauvet est né un an avant le Sage précaire, et a produit une très belle œuvre littéraire. Des livres brefs et fins toujours en contact serré avec les sciences sociales.

Nathalie évoque soudain Barbara. Tu te souviens de Barbara, elle était amoureuse de toi. De moi ?Chauvier alors de parler d’une histoire d’amour dont il n’est pas fier :

Barbara était très belle mais très perdue (C’est juste qu’elle a pas eu de chance). C’est la façon qu’elle avait de divaguer qui m’a fait entrevoir ce rapport de classe entre nous. Il y avait quelque chose d’une déréliction qu’elle portait dans sa façon d’être.

La petite ville, p. 94.

La séquence Barbara permet à Chauvier de parler de la profession du père de Barbara, et comme ce dernier était mineur, cela lui permet de parler de l’activité aurifère qui était vivante dans la Haute Vienne du siècle dernier.

Pour ma part je peux seulement dire qu’elle était inventive et que son inventivité me dérangeait.

Idem.

Je me souviens où j’avais vu cette double narration avec italiques : dans une des premières publications du sage précaire datée de l’an 2000 ou 2001, dans la revue Lieu-dit.

Revue Lieu-dit, n. 12

J’ai retrouvé par hasard ces anciens numéros de la revue lyonnaise. C’est d’une qualité qui m’impressionne encore plus aujourd’hui qu’à l’époque. L’équipe de rédaction, que je ne voulais pas connaître personnellement pour qu’il n’y ait pas de copinage entre nous, abattait un travail de tous les diables pour faire paraître de si beaux numéros tous les trois mois.

Ils publiaient parfois mes textes qui, je l’avais oublié, se passent tous en Irlande. Je vivais à Dublin à cette époque.

Dans ce texte, dont je mets en ligne des photos de page, je parle de la National Library d’Irlande, lieu où je me rendais aussi souvent qu’aujourd’hui son équivalent bavarois. Or si je décidais d’écrire un texte avec une double narration, c’est probablement que je l’ai vu dans des livres lus dans cette bibliothèque de Dublin.

Je ne relis pas mes anciennes productions. Je revis les émotions de l’époque. J’étais serveur en restaurant. Écrire ces textes me sauvait et remplissait ma vie. Leur publication me comblait de fierté et de joie.

J’étais alors amoureux d’une serveuse anglaise qui travaillait dans le même restaurant que moi, mais je n’ai pas été à la hauteur de l’événement.

Plus facile que l’amour, l’histoire littéraire permettait de laisser libre cours à la créativité du sage précaire.

L’affection qu’on nourrit pour les livres et la voix d’Eric Chauvier va donc sans dire. Il y a entre le sage précaire et lui une espèce de fraternité qui ne fait pas de doute. Finalement, je l’aime bien ma génération. Les gens nés dans les années 1970 ont un charme assez distinct qui laisse la phrase en suspens…

L’Irlande et Lyon se rencontrent enfin

Depuis que la bonne ville de Lyon a vu la naissance du sage précaire, jamais son club de football n’a été aussi bas. C’est simple, nous sommes derniers du championnat de France. Je ne sais pas si cela a déjà eu lieu dans l’histoire du monde.

À la fin du premier tiers de la saison, nous n’avions pas gagné un seul match. Pas un seul club d’Europe a fait aussi mal que Lyon. Or ce mauvais sort a été brisé hier soir. Devinez qui est venu à la rescousse de l’O.L. pour sauver l’honneur de la capitale de la sagesse précaire ?

Un Irlandais.

Le seul Irlandais qui joue en France. Jake O’Brien, natif du comté de Cork, et joueur de sports gaéliques. Il n’était pas destiné à devenir professionnel de football. Le sage précaire l’inclut donc dans son narratif cosmogonique en faveur des amateurs contre les professionnels.

L’Irlande compte beaucoup pour moi puisque c’est là que j’ai commencé ma vie d’errance en 1999. Plus que la France, c’est Lyon que j’ai quittée à l’âge de 27 ans. J’aimais ma ville mais c’est elle qui ne voulait plus de moi. Tous les signes du destin montraient la direction du départ : je me séparais de ma compagne croix-roussienne, je me faisais virer du Musée d’art contemporain, le cinéma redevenait cher à cause d’un plan secret dont j’avais profité et qui ne fonctionnait plus. Mon anglais était toujours au point mort. Alors l’amoureux de Beckett et de Joyce que j’étais décida de migrer à Dublin, où je restai plusieurs années.

J’étais Dublinois quand l’Olympique lyonnais devint champion de France. J’ai suivi la décennie faste de mon club depuis l’Irlande, puis la Chine, puis l’Irlande à nouveau. C’est pourquoi dans mon cœur ces deux entités sont unies.

C’est encore pourquoi je suis si heureux que c’est un Irlandais qui ait marqué l’unique but de la victoire d’hier soir.

Je prie pour qu’une grande histoire d’amour commence entre le peuple de Lyon et le peuple irlandais. Qu’O’Brien fasse des étincelles chez nous, que d’autres joueurs irlandais viennent jouer entre Rhône et Saône et que les supporters se mettent à entonner des chants celtiques et des ballades mélancoliques.

Mes amis irlandais en visite

En l’espace d’un mois, j’ai reçu la visite de mes deux vieux amis irlandais. Tom et Barra.

Tom est venu brièvement chez nous fin octobre car il s’est organisé un tour de France selon sa vieille méthode : ferry, trains et cars. Comme cadeau il m’a apporté une miche de pain qu’il se cuisine chaque semaine. C’était mon souhait car j’ai toujours adoré son pain. Hajer l’a trouvé délicieux aussi.

Tom vient de passer la barre des soixante ans. C’est la première fois qu’il m’avoue son âge. Avant, je ne pouvais que deviner en fonction de ses anecdotes de jeunesse qui se déroulaient dans les années 1980.

Barra est venu mardi dernier et nous avons passé la journée à Montpellier. Lui aussi a suivi sa vieille habitude de voyage, très différente de celle de Tom. Il a pris un billet d’avion de manière impulsive, sans savoir où il dormirait ni ce qu’il ferait en France. Il a sauté dans l’inconnu, comme lorsque nous étions jeunes et que nous nous baladions ensemble en Hongrie, en Chine ou en Suède.

Tom et Barra n’ont pas changé, pas d’un iota. Barra continue d’aller à des concerts, Tom continue de vivre d’expédients. Barra continue de voyager sur des coups de tête. Tom fait toujours preuve d’une organisation maniaque et poétique, tandis que Barra rate ses trains et ses avions. Barra réserve un billet pour Toulouse pour prendre son avion pour Dublin, alors qu’il a réservé son retour depuis Lyon St Exupéry.

J’ai demandé à Barra combien il gagnait en tant que professeur. Plutôt que de me parler d’argent, il m’a montré la grille des salaires des enseignants irlandais. Ils commencent à plus de 3000 euros par mois et terminent leur carrière au-delà de 7000. Ils touchent des primes de plusieurs sortes avec ça. Entre la France et l’Irlande, c’est une différence de traitements qui va du simple au double.

Barra portait un t-shirt flanqué d’un message « Listowell festival ». Il attendait une réaction de ma part mais ma mémoire me jouait des tours. Il s’agissait d’un pub où nous passâmes une soirée avec Tom, en 2011. Il me rappelait la chanson que toute la compagnie avait chantée en choeur : Only our divers run free.

Nous n’avons pris aucune photographie.

La littérature en classe de FLE ? « C’est difficile ! »

Cela fait bientôt vingt ans que le sage précaire enseigne la littérature à des étudiants étrangers. Je n’en reviens pas moi-même. Ma vie a été si flottante que je n’imaginais pas pouvoir dire une phrase qui exprime une telle continuité.

Je n’ai pas enseigné la littérature tous les ans pendant vingt ans, il y a quand même des trous dans le gruyère, mais enfin, si je résume, voici les institutions qui m’ont payé pour cette activité, entre autres activités :

2001-2004 : Saint Patrick College, Dublin, Irlande.

2005-2006 : Université de Nankin, Chine.

2006-2008 : Université Fudan, Shanghai, Chine.

2011-2012 : Université Queen’s de Belfast, Royaume-Uni.

2015-2020 : Université de Nizwa, Sultanat d’Oman.

2021 – en cours : Université des études internationales de Jilin, Changchun, Chine.

Mon rôle pédagogique a beaucoup évolué dans ces diverses institutions. Parfois on me faisait confiance au point d’être en charge de construire le programme d’enseignement, de développer ce qu’on appelle le « curriculum », et à dans d’autres cas au contraire on me jugeait à peine capable d’animer un groupe de théâtre.

De même mon statut administratif a varié du tout ou tout. Dans certains cas, j’étais la cinquième roue du carrosse, dans d’autres j’étais carrément le chef du département.

Dans tous les cas, une chose ne change pas : enseigner la littérature française à des étudiants étrangers m’a mis en première ligne pour saisir ce que ressentent ces mêmes étudiants, leurs désirs, leurs peurs, leurs rejets ou leurs passions.

Or, comme la littérature est pour moi le plaisir des plaisirs, il m’a fallu des années pour ouvrir les yeux sur la réalité : les étudiants la trouvent « difficile ». Pour eux, pour la plupart d’entre eux, étudier des romans est un véritable calvaire.

Ici le sage précaire pourrait se faire mousser. Il le pourrait. Il pourrait rappeler qu’il a reçu des compliments qui lui disaient en substance : « Avant je trouvais les cours de littérature difficiles et ennuyeux mais avec vous j’ai compris que ça pouvait être amusant et intéressant. » L’un des compliments les plus beaux fut envoyé par une Chinoise : « pour la première fois j’ai réalisé qu’un poème de langue française pouvait être aussi beau qu’un poème chinois. » Et puis il y a celles qui me trouvaient beau et qui voulaient partager mon lit… non, ça c’était dans mon rêve seulement.

Je pourrais me vanter, donc, mais ce n’est pas mon genre.

Ce que je voudrais dire, ici, c’est qu’il y a un impensé dans l’enseignement des lettres dans le domaine du FLE (français langue étrangère). Comme c’est impensé, c’est désordonné et confus, c’est un embrouillamini que je vais tenter de dénouer. Cet angle mort concerne notamment le fait que la majorité des étudiants et des professeurs n’aiment pas la littérature alors même que nous, nous l’adorons. C’est cette distance entre des gens comme moi qui viennent avec leur amour de la lecture et des gens comme mes étudiants, que je voudrais essayer de comprendre.

La lecture est tellement consubstantielle à ma vie quotidienne que je ne pouvais pas saisir l’effroi qu’elle inspirait chez certains. Le livre est à mes yeux une créature si agréable, si chaleureuse, si amicale qu’il me fallut des années de patience pour accepter l’idée qu’il est un objet inerte pour beaucoup, voire une arme contondante, un poing fermé qui blesse. Pour de nombreuses personnes, le livre est une chose hostile.

Il y a un grand décalage entre ce que nous croyons faire en tant que passionnés de littérature, d’idées, de philosophie et d’art, et ce que nous faisons réellement au yeux des étudiants. De plus, il me semble qu’une forme d’hostilité envers les lettres est en train de croître au sein des formations d’enseignants elles-mêmes.

Alors puisque l’université se rapproche de l’entreprise, puisque le monde de l’éducation adopte les valeurs et les méthodes du management, le sage précaire parle comme un manager : il faut conduire un audit de la situation des lettres en contexte de langues étrangères, basé sur un benchmarking sans concession, pour élaborer dans un second temps un action plan qui rende l’enseignement de la littérature plus efficace.

Ou alors, solution alternative, on peut s’en foutre et gratter sa guitare en chantant du Brassens.

Carnet de route à Dublin : des écrivains irlandais à la télé française.

Ce soir, sur la 5, il y avait les Carnets de route, de François Bunel. A Dublin, capitale de l’Irlande. J’ai pris l’émission en retard, quand le journaliste interviewait John Banville.

Putain, John Banville à la télévision française ! J’étais tout émoustillé. Quinze minutes plus tard, c’était Edna O’Brien, dans une ruelle de Dalkey. Nom de Dieu, pensé-je, Edna O’Brien dans mon salon ! Un peu plus tard, Joseph O’connor résume brillamment, dans le parc St Stephen’s Green, les grandes étapes de l’identité irlandaise depuis l’indépendance des années 1920. Je suis ébloui. L’écrivain parle doucement, avec modestie, comme si ce qu’il dit était une banalité archiconnue. En fait, c’est une prodigieuse analyse, narrative, que je n’avais jamais entendue de personne.

Enfin, l’émission se termine chez la star, le grand écrivain, celui qui peut prétendre devenir un classique de notre temps : Colum McCann. Dans la banlieue de Blackrock, l’écrivain nous présente son père, ancien écrivain lui aussi, en fauteuil roulant. L’auteur de Transatlantique parle de tout et de rien.

Une émotion me serre le cœur.

Ces émissions sont l’honneur de la télévision française. Je me demande si, quelque part, des adolescents regardent ça avec la même émotion que celle qui m’étreignait quand je regardais Océaniques, dans les années 80, et les documentaires littéraires de Pierre-André Boutang.

Mais c’est une émotion compliquée. Me reviennent en mémoire ma vie à Dublin, la femme que j’aimais, mes déambulations. Surtout, me revient à l’esprit la difficulté que je ressens à écrire sur Dublin. Cela fait des années que je dois écrire un livre sur cette ville et son fleuve, et des années que j’échoue à le faire.

Loyer de Dublin

J’ai été pré-sélectionné pour le boulot de chercheur à Dublin et Galway auquel je postulais. Dans quelques jours, un entretien téléphonique aura lieu avec un comité sourcilleux pour décider si je suis l’homme de la situation. J’aurais préféré qu’ils me convoquent en personne, j’aurais pu essayer de les éblouir avec un costume des grands jours, une chemise rouge coquelicot et une cravate flamboyante.

La cravate, instrument essentiel de la sagesse précaire dans sa dimension mercatique. La cravate, pivot conceptuel pour tous ceux qui mettent le paraître devant l’être. Le sage précaire privilégiera toujours le paraître, d’où un usage immodéré de cravates, de colifichets, de chapeaux et de plumes, de roulements d’yeux, de gestes hypnotisants, de roucoulements vocaux, de poses.

Au téléphone, malheureusement, le sage précaire perd 70% de ses moyens. Et comme en plus l’entretien se fera en anglais, la perte est dramatique. Mon anglais étant fragile, fleuri mais baroque, technique mais relâché, il était de toute première importance que je pusse palier mes lacunes linguistiques par une présence physique colorée qui fasse diversion.

A tout hasard, j’ai regardé les loyers qui se pratiquent à Dublin, au cas où les membres du jury me choisiraient quand même (mon espoir est basé sur le fait que mon profil est très adapté à ce poste) : les loyers sont extravagants. On ne se loge pas dans la capitale irlandaise à moins de 600 euros par mois.

J’en suis à me demander si je ne vais pas rejoindre mes amis les Tinkers, et si je ne vais pas louer une caravane dans un campement illégal. Autre piste à explorer : le squat. L’Irlande est connue pour être remplie d’ « immeubles fantômes », j’imagine que de nombreux marginaux les investissent pacifiquement.

Mon rêve : vivre en caravane, avec une famille Tinker, au bord de la Liffey, dans un parc privé magnifique réquisitionné par des squatters créatifs qui construiraient des saunas sauvages et des bains chauds pour se baigner sous les étoiles.

Traversée de Dublin en bateau gonflable (suite et fin)

Je termine ici le récit de la traversée de la capitale irlandaise en bateau gonflable. Il fallait bien que quelqu’un réalise l’aventure qui consiste à descendre le fleuve Liffey de la campagne dublinoise jusqu’à la mer. Il fallait bien relier le vieux Dublin des quartiers ouest et les Docklands flambant neufs. Enfin, il fallait que, nolens volens, quelqu’un raconte cette aventure. Et si ce n’est le sage précaire, qui le fera ?

On se souvient que j’avais trouvé un escalier où préparer mon bateau gonflable et me jeter à l’eau, en aval du centre ville.

Il s’agit de la partie du fleuve la plus maritime, celle qui va de la Maison des douanes (Custom House) jusqu’à la mer. On y longe les docks et les ouvrages d’art qui symbolisent le mieux l’insolente croissante économique des années 2000.

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Le pont Samuel-Beckett, par exemple. Quel étrange symbolisme urbain. Rien n’est moins beckettien que ce pont, sa forme, les quartiers qu’il relie, son concepteur ou sa matérialité. La ville de Dublin semble juste vouloir profiter d’une gloire littéraire internationale en exploitant son nom, tout en insultant sa mémoire.

De plus, l’apparence du pont rappelle la forme d’une harpe celtique, un des symboles de l’Irlande. Or, là encore, c’est un choix inapproprié car les livres de Beckett sont à l’opposé de la harpe et de l’imagerie des bardes médiévaux.

Je pagaie peu car je me laisse porter par le courant qui me pousse vers la mer. Allongé dans mon bateau jaune, je contemple les nouveaux quartiers d’affaires qui donnent sur le Pont Samuel Beckett.

Autant les promeneurs des quartiers populaires me hélaient et me souhaitaient bonne chance, autant les hommes en costume que je vois longer les quais ne me gratifient même pas d’un regard. Autant les Dublinois se foutaient de ma gueule, hilares, et m’insultaient gentiment du côté de la gare Heuston Station, autant les femmes d’affaire de ces quartiers nouveaux ont trop de soucis importants pour notifier mon existence d’explorateur minuscule.

Nous appelons ces bâtiments IFSC : International Financial Service Center. En d’autres termes, les multinationales peuvent venir ici pour payer peu d’impôts tout en mettant le pied dans le marché de l’Union européenne. C’est ainsi que Google, Amazon et de nombreux groupes pharmaceutiques ont fait la richesse de l’Irlande depuis la fin du XXe siècle, en profitant de l’Europe et de ce pays qui leur offrait les avantages d’un paradis fiscal. Non seulement les miettes d’impôts qu’ils payaient, comme on fait l’aumône à la sortie d’une messe, s’élevaient quand même à des sommes rondelettes pour un seul petit pays, mais en plus toutes ces entreprises employaient la jeunesse irlandaise qui n’avait jamais espéré de tels salaires quand elle s’éveillait à la vie, dans les décennies de chômage des années 1980.

Moi, quand je ne navigue pas sur des bateaux gonflables, je me promène à vélo et j’adore traîner dans ces quartiers des docks. Dès leur ouverture au public, dans les années 2000, j’y allais boire des cafés et draguer une femme mariée qui avait besoin de se cacher quand elle me fréquentait. Nos mains s’entrelaçaient dans ces quartiers fantômes, tandis que l’eau salée de la mer s’entrelaçait avec l’eau douce du fleuve. Nous parlions de cela, elle qui venait d’Asie et moi qui venais d’Occident. Nous disions qu’elle incarnait la mer et tout ce qui vient de l’est, et que je représentais le fleuve, avec sa paysannerie européenne.

La crise de 2008 est passée par là et le quartier des finances a suspendu toutes ses actions. Les constructions immobilières se sont arrêtées nettes et je longe maintenant de véritables squelettes d’immeubles. L’image est saisissante est celle d’un chantier suspendu depuis un temps indéfini.

Aujourd’hui, je glisse sur le fleuve et j’atteins le terme de mon périple. Le fleuve s’élargit dangereusement et le flot devient beaucoup plus fluctuant. J’ai intérêt à m’accrocher à quelque parapet si je ne veux pas être emporté au large.

Traversée de Dublin en bateau gonflable (2)

J’avais attaché mon bateau sur une échelle à hauteur des Civic Offices, et il avait disparu quand je voulus continuer mon périple fluvial. Quelques jours plus tard, j’achetai donc le même bateau, fabriqué en Chine, d’une capacité de 140 kg, dans le même magasin de jouets.

Je m’enquis d’une plateforme pour amarrer (c’est comme ça qu’on dit ?). Un peu en aval, j’avise un chantier, en plein centre ville, qui prépare l’érection (mais est-ce le bon mot ?) d’un nouveau pont. Il me serait impossible de passer à travers ce chantier en bateau, ce qui me chagrine. On m’arrêterait tout de suite.

Toute cette matinée, je doute de mon projet. Je sens que l’on ne va pas m’autoriser à flotter sur la Liffey, je ne sais pourquoi. Chaque fois que j’aperçois des escaliers qui permettraient d’accéder à l’eau, des grilles et des panneaux en bloquent l’entrée.

J’arrive à la Maison des Douanes (Custom House), bâtiment très connu de Dublin. Il est originairement plus lié à la mer qu’au centre-ville, mais depuis le XVIIIe siècle où il a été construit, la ville s’est étendue vers l’est, empiétant sur la mer. Les docks sont apparus et ont repoussé les limites de la ville.

C’est là que le quartier des docks commence et c’est que les opportunités d’atteindre le fleuve se multiplient. J’élis un vieil escalier, au bas duquel mouille un bateau à moteur.

Je déplie mon drakkar de poche et pompe avec enthousiasme. Des gens me prennent déjà en photo. Un homme en veste fluo vient vers moi mais ne fait aucun commentaire sur mon bateau. Il va simplement dans le sien, allume le moteur et va vers le chantier du nouveau pont. Il revient quelques minutes plus tard, lorsque mon bateau est presque prêt. J’assemble les rames en plastique.

Une excitation indicible m’étreint. L’homme me souhaite bonne chance, sans trouver rien de farfelu à mon projet, semble-t-il.

Lorsque je suis sur le point de me lancer à l’eau, que j’enfile mon gilet de sauvetage, un bateau mouche passe et s’arrête à ma hauteur. Aucune voix ne m’intime l’ordre, par haut-parleur, de rentrer chez moi. Non, les touristes s’arrêtent pour me photographier.