Comment j’ai publié mon premier livre

Tout a commencé en 2010 ou 2011. J’avais écrit plusieurs livres depuis l’âge de quinze ans mais aucun de ces manuscrits n’avaient trouvé d’éditeurs. À l’approche de la quarantaine, j’étais donc ce qu’on appelle communément un raté. Je travaillais alors sur une thèse de doctorat consacrée à l’histoire et la philosophie des récits de voyage.

Un jour, dans le cadre de mes recherches doctorales, je lis une interview d’un couple d’éditeurs qui sont en charge d’une collection de livres de voyages très intéressants et qui renouvellent, à mes yeux, la littérature ethnologique. Marianne Paul-Boncour et Patrick de Sinety expliquent dans cette interview les attendus de leur collection, ce qui me donne envie de leur proposer ma contribution.

Plutôt que d’écrire un manuscrit et de chercher un éditeur après coup, j’écris d’abord un mail à ces deux éditeurs sans avoir la moindre idée de la moindre ligne d’un manuscrit.

Je leur dis qui je suis et ce que je fais. Habitant en Irlande du nord, je propose un livre de voyage sur cette province magnifique. Comme cette collection s’intéresse à des peuples méconnus, minoritaires et fantasmatiques, je leur parle de communautés nord-irlandaises que je trouve passionnantes, loin des stéréotypes touristiques et journalistiques des Irlandais.

Mon mail semble produire son effet. Je reçois une réponse de Patrick de Sinety qui se dit intéressé par une ligne, au milieu de mon message. Il aimerait en savoir plus sur ce peuple nomade que j’appelle les « Travellers », et il voit tout de suite, en bon éditeur, le potentiel livresque d’une population pareille.

Le plus dur était fait. Un éditeur était ferré. Je pouvais répondre à sa demande en entrant à fond dans son imaginaire d’écrivain voyageur enthousiaste.

Rendez-vous est pris avec Marianne et Patrick à Paris pour discuter de tout cela autour d’un café. Moi, surmotivé par cette perspective, je promets de leur envoyer avant ce rendez-vous un document Word de dix ou vingt pages pour qu’ils se fassent une idée plus précise de mon style d’écriture.

La rencontre est un petit coup de foudre amical entre nous. Je suis d’emblée sous le charme de ces deux trentenaires souriants et intelligents, qui se complètent et s’épaulent. Ils forment le duo le plus efficace et le plus puissant que j’aie jamais vu. En combinant leurs qualités et leurs compétences respectives, ils forment une équipe qui est à la fois visionnaire, rigoureuse, énergique, réfléchie, organisée, enthousiaste, intelligente, prospective, synthétique, empathique et commerciale. Depuis cette époque, j’ai appris que Patrick était décédé dans une noyade et que Marianne avait disparu des radars. Leur collection a disparu avec eux. Revenons à nos moutons.

Comme ils ont lu mes dix pages, ils ont obtenu de leur patron, l’avocat et écrivain Emmanuel Pierrat, de me faire signer un contrat, mon tout premier contrat d’éditeur.

Comme le stipule ce contrat, ils me donnèrent un chèque de 500 euros et la même somme me serait versée à la réception du manuscrit dans sa version finale et approuvée. Je sortis du café dans un état de grande joie.

Il fallut alors battre le fer tant qu’il était chaud et je me mis à enquêter, à écrire, à lire toutes les publications en langue anglaise sur les Travellers irlandais. En français, je ne lisais rien pour une raison simple : il n’y avait rien. Sans abandonner ma thèse de doctorat, je passais mes soirées et mes fins de semaine à composer ce qui allait devenir mon premier livre. Mon excitation ne retomba pas une seconde pendant les mois que dura l’aventure.

Marianne et Patrick allaient extrêmement vite dans leur traitement des chapitres que je leur envoyais. Je pensais leur communiquer des versions préparatoires, à retoucher en fonction de leur ligne éditoriale. Ils me renvoyaient mes chapitres réécrits, corrigés, améliorés et recadrés. Moins d’une année s’est écoulée entre mon premier mail et la parution de mon livre.

La littérature en classe de FLE ? « C’est difficile ! »

Cela fait bientôt vingt ans que le sage précaire enseigne la littérature à des étudiants étrangers. Je n’en reviens pas moi-même. Ma vie a été si flottante que je n’imaginais pas pouvoir dire une phrase qui exprime une telle continuité.

Je n’ai pas enseigné la littérature tous les ans pendant vingt ans, il y a quand même des trous dans le gruyère, mais enfin, si je résume, voici les institutions qui m’ont payé pour cette activité, entre autres activités :

2001-2004 : Saint Patrick College, Dublin, Irlande.

2005-2006 : Université de Nankin, Chine.

2006-2008 : Université Fudan, Shanghai, Chine.

2011-2012 : Université Queen’s de Belfast, Royaume-Uni.

2015-2020 : Université de Nizwa, Sultanat d’Oman.

2021 – en cours : Université des études internationales de Jilin, Changchun, Chine.

Mon rôle pédagogique a beaucoup évolué dans ces diverses institutions. Parfois on me faisait confiance au point d’être en charge de construire le programme d’enseignement, de développer ce qu’on appelle le « curriculum », et à dans d’autres cas au contraire on me jugeait à peine capable d’animer un groupe de théâtre.

De même mon statut administratif a varié du tout ou tout. Dans certains cas, j’étais la cinquième roue du carrosse, dans d’autres j’étais carrément le chef du département.

Dans tous les cas, une chose ne change pas : enseigner la littérature française à des étudiants étrangers m’a mis en première ligne pour saisir ce que ressentent ces mêmes étudiants, leurs désirs, leurs peurs, leurs rejets ou leurs passions.

Or, comme la littérature est pour moi le plaisir des plaisirs, il m’a fallu des années pour ouvrir les yeux sur la réalité : les étudiants la trouvent « difficile ». Pour eux, pour la plupart d’entre eux, étudier des romans est un véritable calvaire.

Ici le sage précaire pourrait se faire mousser. Il le pourrait. Il pourrait rappeler qu’il a reçu des compliments qui lui disaient en substance : « Avant je trouvais les cours de littérature difficiles et ennuyeux mais avec vous j’ai compris que ça pouvait être amusant et intéressant. » L’un des compliments les plus beaux fut envoyé par une Chinoise : « pour la première fois j’ai réalisé qu’un poème de langue française pouvait être aussi beau qu’un poème chinois. » Et puis il y a celles qui me trouvaient beau et qui voulaient partager mon lit… non, ça c’était dans mon rêve seulement.

Je pourrais me vanter, donc, mais ce n’est pas mon genre.

Ce que je voudrais dire, ici, c’est qu’il y a un impensé dans l’enseignement des lettres dans le domaine du FLE (français langue étrangère). Comme c’est impensé, c’est désordonné et confus, c’est un embrouillamini que je vais tenter de dénouer. Cet angle mort concerne notamment le fait que la majorité des étudiants et des professeurs n’aiment pas la littérature alors même que nous, nous l’adorons. C’est cette distance entre des gens comme moi qui viennent avec leur amour de la lecture et des gens comme mes étudiants, que je voudrais essayer de comprendre.

La lecture est tellement consubstantielle à ma vie quotidienne que je ne pouvais pas saisir l’effroi qu’elle inspirait chez certains. Le livre est à mes yeux une créature si agréable, si chaleureuse, si amicale qu’il me fallut des années de patience pour accepter l’idée qu’il est un objet inerte pour beaucoup, voire une arme contondante, un poing fermé qui blesse. Pour de nombreuses personnes, le livre est une chose hostile.

Il y a un grand décalage entre ce que nous croyons faire en tant que passionnés de littérature, d’idées, de philosophie et d’art, et ce que nous faisons réellement au yeux des étudiants. De plus, il me semble qu’une forme d’hostilité envers les lettres est en train de croître au sein des formations d’enseignants elles-mêmes.

Alors puisque l’université se rapproche de l’entreprise, puisque le monde de l’éducation adopte les valeurs et les méthodes du management, le sage précaire parle comme un manager : il faut conduire un audit de la situation des lettres en contexte de langues étrangères, basé sur un benchmarking sans concession, pour élaborer dans un second temps un action plan qui rende l’enseignement de la littérature plus efficace.

Ou alors, solution alternative, on peut s’en foutre et gratter sa guitare en chantant du Brassens.

Comment on devient un « bullshitter »

mourne_wall_donard.1305541238.jpg

D’abord on ne s’en rend pas compte car on ne sait pas ce qu’est un bullshitter. Puis, quand on s’aperçoit qu’on raconte des bêtises, alors on commence à douter. Mais surtout, c’est en fréquentant d’autres bullshitters que les plus lucides d’entre nous peuvent vraiment faire leur examen de conscience.

Le bullshitter, c’est celui qui dit des choses avec assurance, mais sans en avoir la connaissance ni la compétence. Il y a donc plus de bullshitters chez les intellectuels, dans l’université et les médias, que dans les milieux où le savoir est moins considéré, s’il existe de tels milieux.

C’est aussi celui qui se vante d’aventures qu’il n’a pas vraiment vécues, d’amis qu’il ne connaît pas tout à fait. C’est aussi celui qui flatte ou qui dit ce que les gens veulent entendre. On m’a traité de bullshitter un jour, à Dublin, parce qu’à une femme qui me demandait si ses chaussettes étaient sexy, j’ai répondu : « Very sexy indeed. »

« What a bullshitter », a bougonné mon vieux copain Barra.

C’est lui le bullshitter. J’ai des amis qui sont de grands bullshitters.

Moi-même, je me trouve souvent dans la situation de faire le bullshitter et de m’en rendre compte après coup. C’est très troublant. C’était avec un couple d’amis qui avait de la famille en visite. Nous parlions de la promenade qu’ils voulaient faire dans les montagnes d’Irlande du nord. Je leur conseillais d’aller longer la crête où un très long mur court sur des dizaines de kilomètres. Je leur disais que ce mur avait été construit au XIXe siècle, à l’époque de la famine, pour donner du travail aux pauvres gens, ou pour s’en débarrasser (ce qui revient au même). J’avais lu quelque part que de nombreux ouvriers y étaient morts d’ailleurs, de faim, de froid et de fièvre.

Comme je suis un fameux orateur, les gens m’écoutaient avec des mines très expressives. Je me laissais griser par mes propres paroles, et je finissais par inventer, au début par déduction, puis par soucis de donner des frissons à mon auditoire. Plus tard, je me suis renseigné et j’ai découvert que j’avais raconté de grosses sottises. Le mur avait été construit de 1904 à 1922 pour protéger un immense lac artificiel des désagréments causés par des bêtes. Un demi-siècle après la grande famine. Heureusement, mes amis avaient déjà fait leur randonnée, et ont dû raconter à tout le monde, en leur montrant les photos, des histoires de « mur de la faim », de propriétaires terriens machiavéliques et d’Irlandais faméliques portant leurs pierres comme des Sisyphe hyperboréens.

Borders and Crossings/Seuils et Traverses

J’ai participé cet été au grand colloque sur le récit de voyage. Borders and Crossings avait lieu cette année à Belfast, dans la jolie université Queen’s où j’ai fait mes études doctorales. C’était la douzième édition je crois, et une bonne trentaine de chercheurs étaient présents, donnant leur conférence en anglais ou en français. Ils venaient majoritairement des îles britanniques, mais aussi des Etats-Unis, de Turquie, de France, de Belgique.

Une chose intéressante (possiblement intéressante) : parmi ceux qui venaient d’Angleterre et du Pays de Galles, il y avait des Allemands, une Néerlandaise, un Hongrois, deux Françaises et des Britanniques.

Moi, je venais de nulle part et je parlais des « voyageurs arabes », c’est-à-dire de la vieille tradition médiévale des livres de voyage en arabe. J’avais écrit une conférence de manière très stricte, mais là encore, je suis retombé dans mes vieux travers et me suis contenté de parler à mon audience. Au fond, je vais peut-être décider que c’est ma façon de faire et continuer comme cela…

Les traditions nationales étaient respectées : les Américains étaient à l’aise, confiants, ils parlaient fort comme s’ils connaissaient leur sujet par coeur (l’une d’elles étaient particulièrement bruyante et prétendait toujours savoir des choses qu’elles ne connaissaient ni d’Eve ni d’Adam). Les femmes britanniques étaient réservées et dégageaient quelque chose d’érotique ; leur modestie apparente exprimait un scrupule difficile à définir. Les hommes britanniques parlaient avec douceur et ironie, leur distinction était tout en lift et en digressions. Les Français étaient bordéliques et assez joviaux. L’une d’entre eux était aussi extrêmement érotique mais à la différences de ses homologues britanniques, elle l’était de manière délibérée. Au final, la francophonie n’a pas à rougir du niveau des conférences prononcées en français.

J’ai assisté à de nombreux panels pour écouter mes collègues et j’avoue que j’ai été presque enchanté de l’organisation et du niveau intellectuel des contributions. Je les regardais, les écoutais, tous ces universitaires, et je me suis aperçu, au bout du deuxième ou troisième jour, que j’étais pétri d’admiration pour la culture britannique. Dans le domaine de la recherche, comme dans d’autres domaines, nous avons beaucoup à apprendre des Anglais, voilà ce que je me disais en écoutant une vieille dame lire patiemment ses papiers.

Belfast et Charlie hebdo : une affaire de réputation

Une petite polémique agite un peu l’université de Belfast où j’ai fait ma thèse. Un débat, ou un symposium, était prévu en juin sur Charlie Hebdo, et a été « annulé » par la hiérarchie, pour deux raisons : la sécurité et la « réputation » de l’université.

La « réputation », on croit rêver. Qu’est-ce qu’on s’en fout de la réputation, je vous le demande.

D’habitude, ce genre de nouvelle n’intéresse personne et l’administration poursuit son office avec l’aveuglement dont elle est coutumière. Cette fois-ci, on ne sait pourquoi, cela a créé des remous, et le sage précaire s’en félicite.

L’écrivain Robert McLiam Wilson a dit dans un tweet qu’il n’était pas très fier de sa ville natale, et qu’il était au contraire « BEYOND proud » d’écrire dans les colonnes de l’hebdomadaire satirique. Ses romans Ripley Bogle et Eureka Street se déroulaient partiellement à Belfast et ont assuré à l’auteur une très grande affection de la part des lecteurs francophones et anglophones. Il séjourne à Paris depuis des années et semble avoir beaucoup de mal à écrire de nouveaux livres. Il exprimait déjà dans ses romans une espèce de mépris pour la grande institution universitaire de sa province natale. Ripley Bogle raconte l’histoire d’un pauvre catholique né dans les ghettos ouest de la ville, et qui réussit à intégrer Cambridge, comme par miracle, avant de sombrer dans la clochardise à Londres. Toute évocation de Queen’s university of Belfast est chez lui accompagnée de moquerie ou de dédain. Dans ses écrits de fiction, de « non-fiction » ou dans ses interviews, on note une même prise de distance méprisante. L’affaire de l’annulation du débat sur Charlie lui donne une nouvelle occasion pour railler cette université « provinciale » et « étroite d’esprit ».

Les réseaux sociaux ont pris le relais de l’information, la presse anglaise aussi, puis la presse française. C’est la hiérarchie de l’université Queen’s qui a dû être choquée. D’habitude, elle étouffe la liberté d’expression en silence, ou elle intimide les personnels en catimini ; il est rarissime que l’on fasse la publicité de ses méfaits. J’imagine d’ici la panique qui s’est emparée de certains bureaux de University Square. La réputation de leur temple, qu’ils voulaient protéger, était en train de voler en éclat en révélant une nature craintive, brutale avec les faibles, courbée devant d’obscures puissances.

J’avais raillé moi aussi, en d’autres temps, l’étrange arrogance de cette institution nord-irlandaise qui voulait se faire plus grosse qu’un boeuf. J’avais aussi écrit sur le malaise qui me serrait le cœur devant l’auto-satisfaction qu’elle mettait en scène. Elle voulait de toute force jouer dans la cour des grands et procédait à de multiples décisions plutôt navrantes pour la liberté d’expression et pour l’éthique de la recherche.

Depuis l’annonce de l’annulation, et le tweet de McLiam Wilson, j’entends plusieurs membres du personnel sortir du bois et avouer tout haut leur désaccord avec leur hiérarchie. Cela fait plaisir de voir des enseignants chercheurs prendre enfin le risque de se faire taper sur les doigts. On ne se rend pas assez compte que les carrières universitaires sont des choses fragiles, qu’on peut être bloqués à cause d’une prise de position, d’une inimitié ou même d’un écrit jugé inapproprié.

Un autre écrivain de Belfast (qui en compte une myriade, il faut le préciser, car Belfast est une ville hautement littéraire, tout à fait à la hauteur de l’Irlande tout entière et même du Royaume-Uni), Glenn Paterson, s’est aussi décidé à prendre position, tout en précisant un fait important : il gagne sa vie en enseignant à Queen’s, car les écrivains ne peuvent pas vivre de leur plume. Donc écrire sur un blog qu’il se désolidarise de sa hiérarchie, même à propos d’un événement mineur, c’est prendre un vrai risque pour lui.

Au final, c’est un beau couac de communication que vient de nous offrir l’université, un couac qui va entacher précisément sa précieuse réputation.

Retour des violences en Irlande du Nord. Mon reportage sur Belfast

J’ai fait récemment un reportage radio sur Belfast. Il a été diffusé il y a quelques jours sur la chaîne suisse RTS, dans l’émission « Détours ». Le titre choisi par la chaîne : Ces drapeaux qui divisent encore Belfast.

J’avais déjà été invité dans cette émission pour parler de mon livre sur les Travellers irlandais, et la productrice, Madeleine Caboche, était demandeuse de reportages sur l’Irlande. Comme je suis un fervent auditeur de radio, j’ai pris la balle au bond pour aller me transformer moi-même en reporter indépendant. J’ai pris une décision très rapide et suis parti quatre jours à Belfast, non sans prendre des contacts sur place pour être entouré de professionnels du son.

Le jour de l’émission, le 11 avril 2013, j’étais en direct avec Madeleine Caboche dans un studio de France Bleu Hérault, à Montpellier. Tout s’est bien passée, sans plus. Mon reportage n’est pas extraordinaire, et de plus, nous n’avons pas pu diffuser tout ce qui avait été sélectionné par les Suisses. Sans doute avons-nous été trop bavards (surtout moi), et l’une des séquences est passée en pertes et profits.

L’important à mes yeux, en définitive, est d’avoir pu faire passer un message, mais qui a pris beaucoup de temps, des années, pour prendre forme. En effet, en Irlande du nord, la classe dirigeante impose un discours qui rend toute autre vue un peu difficile à émerger. Ce discours dominant veut faire croire que c’en est fini des guerrillas en Irlande du nord, et qu’on se dirige vers une stabilité pacifiée, C’est important pour le commerce et les investissements de donner de la région une image réconciliée.

Or, je ne crois pas que les violences vont s’estomper progressivement jusqu’à une paix réelle. Je ne crois pas en cette chimère que les bourgeois appellent la « réconciliation ». Et c’est peut-être cela qui est difficile à expliquer.

Tout un vocabulaire est utilisé abondamment par la classe dirigeante d’Irlande du nord, pour manipuler l’opinion : « accepter nos différences », « résolution du conflit », « réconciliation », « partage du pouvoir », « processus de paix », etc. Ce sont des mots qui cachent les vrais problèmes, et les vrais problèmes renvoient à des questions de colonisation, de domination, de nationalité et de souveraineté. Qui dirige qui ? Qui appartient à quoi ? Dans quel pays vivons-nous ? À quelle patrie appartenir ? Qui est le chef ? Quelle est ma nation ?

Voilà des questions qui travaillent la société nord-irlandaise, comme il arrive dans toutes les situations coloniales. Car l’Irlande du nord reste colonisée : le pouvoir est entre les mains du parlement de Westminster, à Londres. On peut augmenter l’autonomie de la province, créer un gouvernement local et une assemblée, il n’en demeure pas moins qu’en cas de crise grave, c’est Londres qui suspend les chambres et reprend les choses en mains directement.

Dans ces conditions, il est important de garder en mémoire que les deux communautés en présence, les catholiques et les protestants, ne se réduisent pas à deux blocs égaux qui s’affrontent. Il s’agit d’une population irlandaise qui demande l’indépendance, sous la forme d’une réunification de l’Irlande, et d’une population britanique, descendante des colons anglais et écossais, qui veulent que la situation coloniale s’éternise. Toute chose égale par ailleurs, les unionistes ressemblent aux pieds-noirs d’Algérie qui voulaient que l’Algérie reste française, quitte à donner aux « musulmans » plus de droits et plus d’autonomie.

En l’espèce, donc, parler de réconciliation est un contresens car les protestants et les catholiques peuvent très bien « vivre ensemble ». Ce n’est pas un problème de « vivre ensemble ». On le voit bien en république d’Irlande et en Grande Bretagne. Partout, il y a des papistes et des parpaillots qui partagent sans problème le même espace social. En Angleterre, les catholiques disent : je suis un Anglais catholique, ma religion est minoritaire mais cela ne m’empêche pas d’être patriote. En Irlande, les protestants disent : je suis un Irlandais protestant, ma religion est minoritaire mais ça ne m’empêche pas d’être un patriote irlandais. En revanche, en Irlande du nord, à Belfast, les catholiques disent rarement qu’ils sont des sujets de la reine, et la plupart des protestants ne définissent pas comme irlandais.

Pour résumer ma position, l’Irlande est en train de se réunifier, c’est pourquoi les protestants les plus défavorisés sont nerveux. Ils sont en train de perdre leur territoire, c’est pourquoi les violences actuelles et futures viennent des extrémistes protestants alors que les violences passées étaient perpétrées par des extrémistes catholiques. La paix s’installera mais dans une Irlande unie, mais les protestants les plus pauvres ne se laisseront pas faire, et il y aura des soubresauts, une violence ira s’amplifiant, comme à l’époque de l’Algérie française, quand des groupes de pieds-noirs refusaient l’indépendance de l’Algérie à coup d’attentats et d’émeutes.

C’est pourquoi enfin il est urgent d’aller en Irlande du nord faire du tourisme. Non seulement c’est une belle région, aux paysages fantastiques, et aux habitants agréables, mais aussi c’est un lieu où l’histoire est en train de se faire et de s’accomplir : une colonisation vieille de 800 ans est en train d’arriver à son terme.

A Belfast, on brûle de nouveaux drapeaux

Cette année, les protestants loyalistes ne se sont pas limités à brûler des drapeaux irlandais. Ils se sont ouverts à la haine anti-catholique internationale.

Photo BBC

On se souvient d’un billet écrit il y a trois ans, dans lequel des amis et moi-même étions déjà choqués de ce que nous percevions comme des actes de guerre contre l’Irlande. Tous les ans, juste avant le 12 juillet, les loyalistes érigent des bûchers et y brûlent des symboles de l’Irlande, drapeaux, logos politiques, portraits de leaders républicains et nationalistes.

Cette année, en 2012, les militants loyalistes les plus radicaux ont ajouté au symbole de la république honnie un drapeau étranger : celui de la Pologne. Le site de la BBC révèle cet acte de racisme pas aussi isolé que l’on pourrait imaginer.

Les Polonais sont aujourd’hui la première minorité sur l’île d’Irlande, ils sont même plus nombreux que les ressortissants d’Angleterre ou d’Ecosse. En règle générale, cette immigration se passe bien, les Polonais étant appréciés pour leur sérieux au travail et leur apparence d’Européens impeccablement nordiques.

Malgré tout, dans les étages les plus bas de la société, la tension augmente. On a vu des actes de violence contre des Polonais, des agressions, des familles délogées de leur maison, une bombe posée dans une maison, des graffitis invitant explicitement les Slaves à rentrer chez eux, etc.

La présence de drapeaux polonais à côté de drapeaux irlandais, au sommet des bûchers protestants à Belfast, fait monter d’un cran cette tension communautaire. Cela souligne l’identité religieuse des Polonais : ils sont catholiques romains.

Cette dimension n’apparaît pas forcément dans la presse britannique, mais je la trouve difficile à cacher. Si les Polonais sont visés plus qu’une autre minorité, c’est aussi, à mon avis, parce que leur seule présence renforce la proportion de papistes dans la population nord-irlandaise.

 

Ma dernière balade à Belfast

Sorti de ma torpeur blanche (voir billet précédent), j’empoignais ma bicyclette pour aller me promener le long du fleuve Lagan, dans la réserve naturelle qui s’étend sur vingt kilomètre au sortir de Belfast.

Ma dernière balade en Irlande du nord s’est avérée féérique, peut-être à cause de mon état de conscience altéré par deux semaines de régression ; peut-être à cause de ces fées qui m’attendent souvent au tournant.

Pour la première fois, je quitte provisoirement le chemin pour aller voir de l’autre côté de la rivière et emprunte de non-chemins qui m’amènent à de fausses clairières, et des axes de circulation qui risquent à chaque instant de stopper net.

Prêt de souches bien sèches je m’arrête et prend des photos. Une joggeuse toute crottée arrive de nulle part et me taille une bavette. Ravie du beau temps de cette journée, éclaircie dans un été pourri, elle s’empare de mon appareil et me prend en photo : elle prétend que l’endroit est magique.

Après une heure ou deux de vélo, j’ai perdu mon chemin.

J’arrive à un arbre gigantesque à l’ombre vaste. La forme qu’il prend est une sorte de portail ouvert sur un autre monde où le soleil est aveuglant.

Je m’y engage avec lenteur, attiré par une atmosphère qui m’enchante et qui m’effraie un peu.

Juste derrière l’arbre, une nouvelle souche. Des canettes de bières éparpillées indiquent que des bandes de jeunes ont élu ce lieu pour leurs fêtes lugubres.

Sur le tronc, une tribu a gravé des choses inquiétantes. Des phrases obscures et des symboles cabalistiques.

Je m’éloigne, emprunte des ponts et passe dans des sous-bois. Mon vélo me pousse vers un vieux bâtiment et un parking, point de ralliement de promeneurs. Il s’agit d’un parc que je n’avais vu, moi qui me flattais d’avoir quadrillé cette ville dans sa totalité.

A croire que tout cela n’était qu’un rêve, ou que l’on avait installé un nouveau parc dans la nuit!

Je cueille des fleurs des champs pour l’appartement des amis qui m’hébergent.

Tous les (rares) promeneurs tiennent plusieurs chiens en laisse. Il doit y avoir un lien entre ce parc et l’élevage de chiens. Une femme s’arrête près de moi et me demande si elle peut m’aider. M’aider ?

Ses chiens à elle ne sont pas en laisse. Elle leur donne des ordres à voix basse. Elle me dit que l’un d’eux essaie de me faire peur, mais je suis tellement déphasé que je n’ai même pas remarqué son clébard. Elle me conseille de repartir d’ici, de reprendre la route, là-bas, qui me ramènera à Belfast. Son accent n’est pas irlandais, je la crois américaine.

Je reprends ma route sans écouter son conseil. Une intuition m’invite à descendre par un sentier, car je pense pouvoir retrouver la Lagan river.

Il fait encore beau et je n’ai pas encore faim. Je ne peux être loin de Belfast.

Je crois voir des ouvertures, des sentiers, des anciennes allées peut-être… qui ne mènent nulle part.

Belfast doit être à 5km plus au nord-ouest. A vue de nez, et à vol d’oiseau, je devrais y être dans une heure.

Dans un sous-bois, je croise à nouveau mon Américaine avec ses chiens de chasse sans laisse. Elle ne me dit pas un mot et rassemble ses chiens autour d’elle. J’aimerais lui demander où est la sortie de ce parc, mais elle tourne la tête et je n’ose pas ouvrir la bouche. Je disparais.

Les arbres sont trop beaux, trop variés et trop hauts pour être là par hasard. Cette forêt où je cherche mon chemin devait être autrefois un domaine privé. Le parc d’un château peut-être.

Je suis littéralement sous le charme de cette végétation luxuriante. C’est d’une beauté presque accablante, une beauté qui vous comprime le coeur.

 

Cela fait une heure que je tourne en rond, et que je ne croise plus aucun promeneur. Cela fait une heure que j’entends couler une rivière mais que je ne la vois pas. Je passe d’une rive à l’autre, sans jamais la voir.

Je prends des dizaines de photos tellement les arbres me fascinent.

Non seulement je suis perdu, mais je repasse constamment devant les mêmes arbres et les mêmes clairières. La joggeuse qui m’a pris en photo tout à l’heure avait raison, ce doit être un endroit enchanté.

Un auteur de Belfast pourrait être invoqué : C.S. Lewis (1898-1963). Ses récits fantastiques pourraient m’avoir influencé, mais c’est peu probable car je n’ai pas lu une ligne de l’auteur de Narnia.

Mon impression est plutôt d’évoluer dans un conte du type Alice au pays des merveilles, ou dans un roman d’André Dhôtel. Ou encore dans un conte de Buzzati. Bref.

Je ne sais plus comment j’ai fait, mais je me souviens que mes pensées commencèrent à être apaisées et joyeuses. Je me mis à longer une rivière qui s’avéra être la Lagan, et au bout d’un quart d’heure, retrouvais la réserve des Lagan Meadows, d’où je pus rentrer chez moi.

 

We are exceptional!

C’est le slogan de l’université Queen’s, où j’ai passé les quatre dernières années.

Entre nous, les thésards et les maîtres de conférence, quand nous buvons des pintes, nous nous posons des questions. Pourquoi un tel slogan, « Nous sommes exceptionnels » ? Pourquoi tant d’arrogance ? D’où vient cette étrange mégalomanie ? Une si petite province, quelle folie des grandeurs ! Une ville dont le centre est toujours calme et assoupi, pourquoi une telle excitation ?

Car il faut dire les choses sans fard : Queen’s est une fac très agréable, que je recommande à tout le monde ; les conditions de travail y sont incomparables avec les universités françaises, mais on chercherait en vain le caractère « exceptional« .

Plus généralement, on peut s’étonner que des professionnels de la communication puissent s’accorder sur un truc pareil : « We are exceptional« , qui se décline sur tous les murs et tous les documents issus de ce temple des diplômes. Il doit y avoir une raison. Qui visent-ils ? Quel effet cherchent-ils ? C’est peut-être en listant les cibles que l’on peut trouver des réponses à ces questions :

Ils visent des étudiants étrangers (car ces derniers paient des frais d’inscription très élevés, donc remplissent les caisses) ; auquel cas ils espèrent peut-être que les Indiens et les Chinois prendront ce slogan au pied de la lettre et seront prêts à dépenser des millions pour venir.

Ils visent les entreprises locales et nationales en vue d’investissements massifs : cette affirmation est donc une sorte de promesse de visibilité. C’est aussi une façon de dire au monde marchand que l’on n’est pas une bande d’intellectuels torturés et/ou progressistes, mais que l’on est jeunes, positifs, capables de folies et de démesure : pour pouvoir dire « je suis exceptionnel », il faut déjà en avoir dans le pantalon. Et donc être, bon an mal an, bankable.

Ils visent la population nord-irlandaise dans son ensemble : c’est peut-être une façon de communier avec la société dans le chauvinisme provincial. Nous sommes exceptionnels, c’est-à-dire nous nous sommes sortis de grands périls, nous avons « surmonté nos différences » et nos oppositions, nous avons réussi à rester nous-mêmes en « restaurant la paix » (le fameux peace process), et c’est un accomplissement exceptionnel. C’est en effet le type de discours qui est constamment servi dans les médias, donc le slogan peut être efficace pour incarner l’Irlande du nord en tant qu’institution.

Ils visent les entreprises étrangères ; dans ce cas, cette exclamation a pour but d’exprimer la « confiance en soi » qui est si importante dans la culture américaine. Etre confiant, au risque de passer pour arrogant parfois, est le signe d’une bonne santé, d’une capacité à agir, d’un professionalisme de bon aloi.

Voilà les quelques hypothèses qui nous sont venues, l’autre soir, dans un pub de Stranmillis. Mais aucune ne nous a paru satisfaisante. Nous avions beau trouver de nouvelles explications, nous restions toujours sur le seuil et, nos pintes vidées et roulant des cigarettes dehors, nous avions toujours le sentiment de ne pas comprendre la raison qui poussait une université à oser une telle communication.

Journées blanches à Belfast

Mes journées sont blanches et lisses. Rien ne se passe dans la vie du sage précaire, qui n’a jamais été aussi oisif.

Captif, tardif et dubitatif, j’attends que les semaines en finissent jusqu’au jour où je prendrai l’avion pour la France.

On me demande ce que je lis ? Rien. Ce que je fais ? Rien. Si j’écoute de la musique ? Plutôt crever la bouche ouverte. Même la discographie complète du chef d’orchestre William Steinberg (1899-1978), que j’ai gravée sur mon ordinateur portable, je ne l’écoute presque pas.

Ces jours de battement constituent la période que j’avais planifiée comme succédant à ma soutenance de thèse. Au Royaume-Uni, il est fréquent que les thèse soient acceptées par le jury après une série de corrections à apporter au manuscrit. J’étais prévenu : quelques jours ou quelques semaines de travail seraient nécessaires avant que je sois de nouveau libre de mes mouvements. Au pire, la hiérarchie pouvait me demander de me remettre à l’ouvrage une année entière. J’avais donc prévu de rester quelques semaines à Belfast, et n’avais pas réservé de billet retour.

Le hasard a voulu que ma thèse a été acceptée telle quelle, sans autres corrections à apporter que trois fautes d’orthographes, (corrigées avant même la soutenance car mon père les avait déjà repérées lorsqu’il avait feuilleté la chose.)

J’avoue que j’ai été pris au dépourvu. Incrédule, j’attendais un courrier qui devait m’annoncer officiellement la décision de la hiérarchie, et m’enquérir de relier deux exemplaires de ma thèse, selon le protocole de l’université, de faire signer des formulaires et de remettre une dernière fois tous ces documents à l’administration.

Ce courrier, je l’ai reçu hier, c’est-à-dire deux semaines après ma soutenance.  J’ai donc passé deux semaines vides. Les amis qui m’hébergent étant au Portugal, je me suis retrouvé seul dans un appartement confortable, à attendre sans but et sans activité.

C’était délicieux. J’ai beaucoup dormi, beaucoup regardé la télévision. Je me suis beaucoup prélassé, et ai repris du poids en mangeant les saloperies que mon pays d’adoption aime produire. Mon corps s’est tellement relâché que des boutons ont poussé sur ma peau, comme des champignons sur un sol ombragé.

Mon esprit s’est lui aussi beaucoup relâché mais je préfère oublier ce qu’il a bien voulu produire de son côté : l’équivalent mental des boutons de fièvre ne doit pas être publié sur la toile, ni nulle part ailleurs.

Ce jour où je reprends vie, en écrivant sur ce blog, est le jour de célébration des Orangistes. Les protestants « unionistes » organisent leurs défilés au doux son de leur musique militaire. Cette année comme les autres années, les catholiques se terrent chez eux et partent à la cambrousse. Les minorités visibles se cachent. Une amie coréenne est même partie en Ecosse exprès, et les autres Asiatiques que je connais ont suffisamment souffert d’actes racistes durant ce festival pour se méfier.

Mais cette année, je ne me suis pas intéressé à tout cela. De ma chambre, je n’ai entendu aucune flûte, aucun tambour, aucun claquement de bannière. Je n’ai pris aucune photo de bûchers anti-irlandais, ceux qui brûlent des drapeaux tricolores dans des flambées alcoolisées.

Quel contraste avec ce même blog en juillet 2009, en juillet 2010 et en juillet 2011!