Rendez-vous à Kiev, un roman de Philippe Videlier

Depuis le début des hostilités déclarées par Vladimir Poutine à l’Ukraine (je parle de la reprise des combats de février 2022), le sage précaire est désireux de lire des choses sur cette partie du monde, non par intérêt spécifique pour cette région, mais parce que des écrivains et journalistes remarquables s’y intéressent et donnent envie de les accompagner. L’excellent Régis Genté est de ceux-là. L’écrivain géographe Emmanuel Ruben aussi. Mais aujourd’hui, c’est d’un autre récit qu’il est question.

Voilà un très beau livre à lire au plus vite car il donne des armes pour connaître et réfléchir sur les questions de l’Ukraine, de la Russie, et plus généralement sur l’Europe de l’Est. Il se dégage de ces pages le portrait d’une Europe orientale peinte comme un territoire fascinant, mouvant, bruissant et séduisant.

On connaît Philippe Videlier, historien affilié au CNRS, pour ses excellents récits érudits en prise avec un territoire précis et circonscrit : La ville d’Aden par exemple, fut pris pour sujet d’un très beau Quatre saisons à l’hôtel de l’Univers dont j’ai parlé brièvement sur ce blog.

Cette fois, c’est Kiev qui est au centre de l’attention. Videlier prend la capitale de l’Ukraine dans les rets de sa conscience et, sans s’y être déplacé physiquement, il en tire des fils d’archive qui tissent la trame de ce récit puissamment original. Les premières pages nous font cheminer avec le célèbre révolutionnaire Léon Trotsky. Si ce dernier a vécu à Kiev, il était surtout journaliste itinérant dans un organe de presse nommé La Pensée de Kiev. Il publie aussi quelques papiers dans Les Nouvelles d’Odessa. Sous le plume de Videlier, Trotsky est vivant, dans la dèche et dans l’espoir, Trotsky pense et écrit, toujours en mouvement, avec femme et enfants. Et si Trotsky voyage, c’est pour écrire des textes publiés en Ukraine, alors on revient constamment à Kiev, et petit à petit, c’est la ville qui prend forme et qui nait à la vie du lecteur. Bref on comprend vite que l’Ukraine était au début du XXe siècle un centre culturel et intellectuel de premier plan, et non une bourgade périphérique de la culture russe.

Les péripéties de Trotsky en Europe l’amènent à rencontrer des individus que nous suivrons à leur tour. C’est ainsi que Rendez-vous à Kiev (Gallimard, 2023) prend le sens de son titre. Des personnalités extraordinaires comme

  • Christian Rakovsky, médecin roumain d’origine bulgare qui deviendra chef du gouvernement ukrainien (!),
  • L’anarchiste Piatakov, dit « le kievski », qui fut déporté par le régime tsariste en Sibérie, qui s’échappa et s’enfuit au Japon, avant de se retrouver en Suisse dans les années 1910,
  • Dans la foulée de Piatakov, la première femme ministre d’Ukraine qui fut déportée au même endroit et s’enfuit par le même canal, Evguenia Bosch,
  • « L’égérie des socialistes-révolutionnaires de gauche » (p. 125), Irina Kakhovskaya, qui écrivit en français Souvenirs d’une révolutionnaire en 1925,
  • Trotsky lui-même,
  • Et j’en oublie, et non des moindres,

nous sont présentés comme des personnages de roman d’aventure et finissent tous par se retrouver à Kiev pour prendre la révolution en marche et la mener à son terme, comme s’ils s’y étaient donnés rendez-vous.

Les destins hors norme de ces figures éclatantes se trouvaient donc à Kiev au moment de la révolution bolchévique, autour de 1917. Pourquoi avoir choisi cette époque en particulier ? Parce que l’Ukraine est alors devenue indépendante de la Russie et que cela résonne singulièrement en 2023, tandis que la guerre qu’a lancée Poutine s’enlise. Philippe Videlier, sans dire un mot sur cette question, semble nous adresser le message suivant : ne croyez pas la propagande selon laquelle l’Ukraine ne serait qu’une partie de la Russie. Ne croyez pas qu’une guerre d’invasion russe n’est pas si grave compte tenu du fait que ce sont des nations qui ne forment au fond qu’un seul peuple.

Au contraire, Rendez-vous à Kiev met en scène une résistance évidente des Ukrainiens vis-à-vis de l’impérialisme russe. Le communisme apparaît comme très important à Kiev mais sa vitalité est moins due à l’adhésion idéologique des habitants qu’à sa force d’opposition au Tsar, aux armées de Russie tout autant qu’aux occupations allemande ou polonaise.

Videlier nous fait comprendre que si les bolchéviques ont donné l’indépendance à l’Ukraine, en 1917, ce n’est pas par erreur comme le dit Poutine, ni par faiblesse, ni par étroitesse de vue, mais parce que l’Ukraine était un pays et une culture qui avaient le droit et la puissance de se déterminer par elle-même.

Ce Rendez-vous à Kiev est un véritable chant à l’Ukraine libre, et plus globalement à une Europe telle qu’on pourrait la désirer : polyglotte, cultivée, bouillonnante et pleine d’espoir, même si les dernières pages sont tragiques comme le sont en général les révolutions.

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