Milan Kundera en son époque

Je n’ai pas beaucoup parlé de Kundera sur ce blog car quand j’ai commencé à écrire sur internet j’avais déjà cessé de lire Kundera, j’étais passé à autre chose, et lui-même avait cessé d’être intéressant.

Concernant Kundera, lire notamment « Pornographie et nouvel ordre amoureux ».

La précarité du sage, 21 février 2009.

Je suis peut-être injuste, il faudra envisager ses derniers livres, écrits en français, de manière nouvelle et fraîche pour y déceler d’éventuels trésors, mais en l’état actuel de mes connaissances, Kundera est un auteur du XXe siècle uniquement. De même, il faudrait se pencher sur sa première vie d’écrivain, quand il était poète lyrique, même s’il a décidé que ces œuvres de jeunesse étaient nulles et non avenues. Kundera a décidé que son œuvre commencerait avec Risibles amours, écrit en 1965.

Il rêvait de pouvoir maîtriser la réception de son œuvre, ce qui est tellement fou que c’en est démiurgique. Il exige qu’on occulte une partie de son oeuvre mais nous n’avons pas à fermer les yeux sur des productions réelles, publiées, que l’auteur désavoue. Il a consacré un livre entier à cette question : Les Testaments trahis. Tous ces écrivains qui ont explicitement demandé qu’on brûle tel ou tel texte et dont les vœux n’ont pas été exaucés.

Si j’étais sur le point de travailler comme chercheur sur Kundera, je n’hésiterais pas à aller voir les deux périodes de sa vie les moins reconnues pour y traquer des composantes involontaires de la pensée de l’auteur. Ceci dit, je reste convaincu que son œuvre originale va de Risibles amours à L’immortalité.

On peut être aussi précis, car rares sont les artistes qui parviennent à demeurer pertinents sur plusieurs époques. Kundera a commencé tôt et terminé tard, mais il appartient à un temps circonscrit, les années post-68 : deux grosses décennies, 1970, 1980, après quoi, plus rien.

Est-ce pour cela que je l’aime tant ? Parce qu’il incarne littérairement l’époque où je suis né ? De même que j’aime tant la musique populaire hippie ? Sans doute, oui. Je sais bien tout ce que l’on trouvera d’oppositions entre l’oeuvre de Kundera et les chansons jouées à la guitare : dans La Vie est ailleurs, il dirige une charge définitive contre la guitare et tous ces trucs de hippie. Je sais tout cela. Mais ses critiques sont des critiques internes à l’époque en question.

Milan Kundera et ma mort

C’est grâce à la lecture des livres de Kundera que j’ai découvert la musique idéale pour mes funérailles. Quand j’étais jeune je pensais beaucoup à la mort et j’aimais la musique.

J’ai appris la mort du romancier tchèque pendant ce voyage, en juillet. Cela m’a beaucoup remué. Non qu’il soit mort car les personnes âgées meurent, et s’en étonner est aussi ridicule que d’ouvrir le champagne à chaque fois qu’une petite fille réussit à passer du CE1 au CE2. J’ai été remué car Milan Kundera a beaucoup compté pour moi, que je lisais avidement tous ces livres, et que son oeuvre a énormément influencé ma vision de la littérature, ma façon d’écrire et même mon rapport au monde.

Le monde dans lequel je vis ne serait pas le même sans Kundera.

Alors pour lui rendre hommage, je voudrais rappeler que c’est lui qui m’a fait découvrir ma musique préférée : les chansons de Josquin Desprez et la polyphonie des dernières décennies du Moyen-âge. En excellent musicologue, Kundera savait admirablement parler de baroque, de classique, de symphonies, de cantates, ainsi que de musique moderne. Et puis un jour, il écrivit sur la polyphonie de la Renaissance et cela a changé ma vie. Je crois qu’on trouve cela dans Les Testaments trahis, mais ce pourrait être aussi bien dans L’Art du roman car ses essais, à mes yeux, sont interchangeables.

Je ne sais plus dans quel contexte narratif, il est entré dans le détail de la Déploration sur la mort de Jean Ockeghem, écrit dans les années 1490. La bibliothèque de mon quartier lyonnais l’avait, j’ai écouté et ce fut un coup de foudre.

Tout le disque des chansons de Josquin Desprez publié par l’ensemble Jannequin est une perfection. Je n’ai peut-être pas écouté un autre disque plus souvent que celui-ci. Et comme la Déploration est basée sur un texte à moitié comique et à moitié triste, j’ai pensé que cela m’allait bien pour ma propre mort. Non seulement c’est une musique que j’aime, et une musique de Requiem, mais en plus le texte ne se prend pas au sérieux, et joue constamment sur les mots.

La chanson que le sage précaire a choisi pour ses funérailles

H. a retrouvé le sourire en ratant sa traversée

Le dernier jour de notre séjour à la ferme de Ftiss, une bonne nouvelle m’est apportée par le destin : H. arrive avec la voiture d’un de ses amis pour nous saluer avant notre départ.

Il n’a finalement pas réussi à traverser la Méditerranée comme il menaçait de le faire et il nous est revenu sain et sauf.

Son récit d’émigration ressemble à un récit d’évasion. Il allait tous les jours avec son acolyte sur la plage et il s’entraînait à faire avancer une embarcation de fortune, quelque chose qui tient à la fois du kayak et du canot. Il avait étudié la météo et la nuit où ils sont partis, ils étaient certains que ce serait une mer d’huile. Ils ont ramé plusieurs heures espérant atteindre une île italienne. Il ne s’agit pas de Lampedusa, mais une de ces territoires italiens plus proches de la Tunisie que tout autre pays.

L’armée les a interceptés en langue arabe, alors qu’ils étaient épuisés mais confiants dans leur possibilité d’atteindre le territoire italien. Selon le témoignage de H., Il ne leur restait plus que 14 kilomètres avant de toucher au but, mais ils n’ont opposé aucune résistance aux forces de l’ordre. De retour en Tunisie, ils ont échappé à la prison pour des raisons que je trouve tellement peu crédibles que je préfère les garder sous silence.

En effet, mon ami est physiquement assez amoché. Le soleil l’a brûlé et ses genoux ont souffert. En revanche, il est souriant et semble avoir perdu cette morosité qui le rongeait depuis plusieurs années. Cela nous brisait le cœur de voir ce jeune homme jadis si joyeux devenir taciturne et dépressif devant les échecs professionnels répétés. Il a eu le sentiment de frôler la mort, puis la prison, du coup sa joie de vivre est reparue au beau fixe.

Espérons qu’H. trouve le bonheur durable ici et qu’il ne tente pas de nouveau le diable.

Discours croisés sur les migrations : deux voies sans issue

L’histoire poignante de mon ami H. qui prend des risques pour mettre le pied en Europe remue tant d’idées et de souvenirs en moi. Les mots et les idées s’entrechoquent.

Deux discours sur la migration se font face et sont également sans avenir et sans issue. En Europe, le discours dominant est celui de l’anti-immigrationnisme qui prétend que l’immigration est la cause de nos problèmes. En France, l’extrême-droite pense et dit cela depuis 50 ans, rejointe par les partis de droite et du centre depuis leur défaite de 1988, rejointe enfin par la gauche anti-sociale dite gouvernementale, qui se vautre depuis 2001 dans un racisme renommé élégamment laïcité.

En face, c’est une position inverse qui s’impose. En Afrique, le discours omniprésent est celui de la réussite par l’émigration. Aider quelqu’un revient bien souvent à lui trouver un « contrat » ou un visa dans un pays du Golfe persique, d’Amérique ou d’Europe. Les conseils fusent du genre : apprends telle langue, forme-toi à tel métier, cela te donnera plus d’opportunité pour partir dans tel pays. C’est un véritable crève-coeur de voir tant de gens de grande qualité avoir intégré l’idée que la réussite se trouverait forcément ailleurs.

Des millions de personnes dans le grand sud sont parkés dans des centres, des prisons, des camps, aux portes des espaces européens, américains ou asiatiques perçus comme des Eldorado d’opportunités. On entend des chansons et on voit des pancartes de gens qui clament : « Laissez-nous passer », « we need to pass ».

Où la sagesse précaire se situe-t-elle dans cet embrouillamini ? Doit-elle militer pour un accueil inconditionnel de tous ceux qui le veulent ? En quoi cela serait-il humaniste et rationnel ?

Le sage précaire est gêné. Il aimerait voir les voyageurs libres de traverser les frontières mais il comprend les frayeurs et les inquiétudes des braves gens devant l’immigration. Cette inquiétude est la même partout, elle est par exemple présente en Tunisie cet été en présence de tous les subsahariens qui apparaissent dans les villes côtières.

Ce qui est insoutenable dans tout discours, c’est de réduire les Africains à une catégorie d’être humain, celui qui cherche à s’en sortir. Il faut aussi donner voix à tous ceux qui veulent juste voir du pays, sans nécessairement fuir la misère, comme le sage précaire lui-même le faisait.

Hommage aux femmes Nahdi

Je voudrais rendre un vibrant hommage au grand travail discret et efficace des sœurs et des nièces de Hajer pendant notre séjour en Tunisie. Dans les heures les plus chaudes d’un été épouvantable, chacune leur tour vient passer des heures de cuisine, de nettoyage, de lessive et de vaisselle que je n’hésite pas à qualifier d’héroïque.

De mon côté, je passe les heures les plus chaudes à lire des livres. Allongé sur l’une des couches qui composent le salon de la ferme, lui-même énergiquement nettoyé avant notre arrivée. Cet été j’ai lu Le Silence et la colère de Pierre Lemaître. Superbe roman populaire sur les années 1950 en France, dans lequel le rôle le plus important est celui d’une femme qui cherche à s’ens sortir dans un monde d’hommes. On pense à Françoise Giroud car le personnage est journaliste, et on pense à la série Mad Men.

Kaouther (prononcer à l’anglaise Kowther) la sœur de Hajer qui vit avec mari et enfants dans une ferme de Ftiss, elle aussi au bord du lac salé, nous prépare un pain à la semoule délicieux et le meilleur lait caillé que j’ai jamais mangé, avec le lait de sa vache.

L’île en béton de James G Ballard : un grand conte philosophique écrit dans les années 1970 qui narre la survie d’un accidenté de la route dans un terrain vague au cœur de Londres, rendu inaccessible et invisible par le réseau d’autoroutes. Une robinsonnade des temps post-modernes tout à fait brillante, probablement inspirée par celle qu’avait publiée Michel Tournier quelques années auparavant.

Bouchra, nièce de Hajer, jeune maman d’une Lamaar hyper active et enceinte de 6 à 7 mois, n’a pas hésité à venir prêter main forte en faisant des heures de ménage bienvenues et des soupes sublimes. Pour passer plus de temps avec Hajer et aider plus généreusement, elle a imposé à son mari de disparaître trois jours et de rester dormir deux nuits avec nous à la ferme.

J’ai aussi lu Kafka sur le rivage de Murakami dont je ne suis pas sûr d’avoir envie de dévorer l’œuvre complet. L’ambiance fantomatique, irréelle, du roman, fait écho à mon état somnambulique dû à la chaleur. Les femmes y sont traitées comme des êtres de second plan.

Hajer elle-même ne se comporte pas comme une princesse qui vient d’Europe et qui doit se faire dorloter, avec sa peau plus blanche que les autres. Au contraire, Hajer bosse comme une folle toute la journée pendant que je gémis sur mes coussins. Je lui demande vainement de se reposer. Je la regarde en me demandant si son énergie repose sur une force vitale qui s’exprime, ou si elle s’épuise et va finir aux urgences dans quelques jours. Le pire est que toutes ces femmes me plaignent et me font passer pour un mec gentil qui souffre le martyr sans se plaindre. Elles jugent cette fermette inhospitalière alors que j’y reçois un meilleur traitement que dans les meilleurs palaces.

Les hommes de la famille donnent aussi beaucoup d’eux-mêmes et se sacrifient pour notre confort en Tunisie, je ne voudrais pas qu’on méprenne ce billet pour une dénonciation de je ne sais quelle exploitation des femmes par des hommes paresseux.

Je lis un superbe roman sans fiction de Philippe Videlier, Rendez-vous à Kiev (Gallimard, 2023). Je consacrerai bientôt un billet spécifiquement à ce livre paru cet été et reçu en service de presse juste avant notre départ en voyage.

Inès, la fille de Kaouther, du haut de ses 17 ans, vient parfois prêter main forte et fait beaucoup de petites tâches utiles. Les petites voisines à leur manière aident mes beaux-parents à tenir la ferme pendant la visite encombrante de ces Français un peu gourds et lourdauds.

Le Paradigme de l’art contemporain de Nathalie Heinich (Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2014). Un essai de sociologie un peu scolaire mais utile, qui prend appui sur l’épistémologie de Thomas Kuhn pour décrire l’art contemporain non pas cme la suite chronologique de l’art moderne mais comme un changement de nature, d’où le sous-titre : Structures d’une révolution artistique.

Sans le travail incessant et invisible de ces femmes tunisiennes, ces vacances à la ferme serait simplement impossible. Elles rendent la vie possible. Sans elles, le désert aurait déjà tout recouvert et je n’aurais lu aucun livre.

Remember

Le cimetière marin de Mahdia

Un voyage en Tunisie sans rencontrer M. n’est pas un voyage en Tunisie. À sa demande, j’anonymise l’identité de mon ami et ne publie aucune photo de lui.

De 1985 à 2000, il était étudiant en France, mais aussi gardien d’hôtel, factotum dans un château de Crémieu, professeur, ouvrier ramoneur chez Thouroude, musicien joueur de oud.

Il fréquentait de nombreux cercles, très divers, il était partout comme un poisson dans l’eau et à toujours clamé haut et fort qu’il n’a jamais été victime de racisme.

Début 2000, il est rentré en Tunisie pour devenir professeur de français et n’a pas attendu les Printemps arabes pour s’engager en politique. Depuis quelques années il occupe un poste important dans l’administration : sous-préfet, ou quelque chose dans le genre. Il jongle avec les téléphones et répond toute la journée à toute sorte de sollicitations. Au milieu de la journée que nous avons passée ensemble, il dut s’absenter une heure car un crime avait eu lieu sur son territoire et il devait se rendre au chevet de la victime. Il nous rejoignit au restaurant pour nous rassurer : il n’y a pas eu mort d’homme.

Avec la générosité qui le caractérise, il a pris sur son emploi du temps chargé pour nous rencontrer avec son épouse et sa petite derniere. D’abord à Sousse pour une soirée dans le quartier riche de la jeunesse dorée. Ensuite à Mahdia qui est une ville portuaire moins connue des Français mais extrêmement jolie.

Au volant de sa voiture de fonction, une Toyota noire, il ouvrait la voie pour que ma pauvre Renault Kangoo se fraie un chemin sur les pistes de bord de mer.

Puis nous garâmes les autos et partîmes au hasard des ruelles de la vieille ville arabe de Mahdia. Un enchantement. Pas de touristes étrangers, des portes ouvragées très impressionnantes, de vieilles mosquées de toute beauté. Une sensation de calme et de sécurité, car les ruelles et les places sont dénuées de toute la population harassante que l’on trouve parfois dans des villes touristiques. Les gens prenaient le frais sur le pas de leur porte tandis que M. et moi rigolions du passé, devisions des temps présents et prophétisions sur l’avenir.

Migrations

Depuis des mois, j’entends des nouvelles alarmantes de mon ami H. qui menace de prendre tous les risques et d’émigrer coûte que coûte. Il n’en peut plus de sa vie, il ne voit aucune autre issue que le départ et la clandestinité en Europe.

Nous faisons ce que nous pouvons pour le convaincre de ne pas faire de bêtises. Apparemment nous ne faisons pas tout ce que nous pouvons, ou en tout cas ce qu’il faudrait faire. Nous sommes impuissants à le raisonner. Il m’a dit la mort dans l’âme que lorsque je serai en Tunisie il serait déjà parti et qu’il serait soit en Italie, soit en pleine mer, soit mort, soit porté disparu.

C’est affolant et pourtant on ne peut pas se permettre de s’affoler. Ce qui est certain c’est qu’on ne peut pas profiter la conscience tranquille de la Tunisie, ni parler avec détachement de la culture locale. Heureusement pour nous, notre voiture est un modeste véhicule utilitaire d’une marque française, donc aux yeux même des Tunisiens, une caisse de pauvre. Avec nos vêtements sans marque, notre voiture de blaireau, nos livres en papier en lieu et place de tablettes et téléphones high tech, nos préférences pour la ferme de Ftiss plutôt que pour des logements climatisés de la côte, nous faisons plutôt pitié qu’envie.

J’espère en tout cas que nous ne participons pas trop aux jeux délétères que je vois à l’œuvre où chacun cherche à se faire passer soit pour nécessiteux soit comme roi du pétrole. De mon côté, je ne parle jamais d’argent et cela m’est aisé car je laisse Hajer s’occuper de ce délicat et encombrant sujet.

Toujours est-il que les Tunisiens sont constamment exposés à des compatriotes venant d’Europe, les poches pleines d’argent et les mains pleines de biens de consommation. Cela crée une frustration invivable. Les candidats au départ sont de plus en plus nombreux et de plus en plus désespérés. Ils sont littéralement prêts à mourir car plus les années passent plus leur situation se dégrade.

Cela résonne avec les histoires horribles, relayées par les réseaux sociaux, de clandestins subsahariens renvoyés dans le désert entre Lybie et Tunisie. On a retrouvé des femmes et des enfants morts de soif. La police les avaient reconduits à la frontière lybienne.

Les Tunisiens sont en effet affolés de voir tous ces Africains dans leurs villes. D’où viennent-ils, se demandent-ils ? Ils pensent notamment que c’est le gouvernement algérien qui les laisse passer voire les escorte jusqu’à la frontière tunisienne et leur dit débrouillez-vous.

On n’a plus de nouvelle de mon ami H.

Au sommet de la tour de Sousse

Quand je parle de ma femme, on me dit que j’en fais trop, alors je me tais.

Sabkhat al kurzia, le lac de Ftiss

C’est le nom du lac salé au bord duquel se tient le village de Ftiss.

L’été le lac est sec. Le paysage entier devient donc désertique.

J’aime ce paysage, que j’ai trouvé puissant dès les premiers coups d’œil.

Les photos ne rendent pas le charme de ce pays. J’essaie différents cadrages, je fais des panoramiques et des portraits, mais la beauté du lieu échappe aux captures d’appareils.

C’est avant tout une affaire de blancheur. Le sel du lac crée une atmosphère visuelle tranchante qui augmente la sensation de chaleur.

Portrait de femme : Zina

Cette dame de petite taille a épousé un Nahdi et règne sur la fermette de Ftiss avec douceur et grandeur d’âme.

Ses gestes sont tous emprunts de lenteur et de précision. Elle ne me regarde pas dans les yeux, ma femme m’explique que c’est à cause de la pudeur des femmes de cette génération. Elle reste rarement oisive. En bonne villageoise, tous ses mouvements trouvent leur utilité dans une des categories de la culture rurale : planification, alimentation, rangement, lavage, nourrissage, affection, séparation homme/animal, aspersion d’eau, refroidissement, arrosage, etc.

Zina, ma belle-mère, est une femme d’une grande beauté et, comme tous les membres de ma belle-famille, d’une grande élégance. Elle n’est jamais débraillée, jamais vulgaire, toujours noble dans ses manières.

Il paraît qu’elle était vive et énergique quand elle était jeune. Aujourd’hui, elle vit au rythme d’une lenteur sacrée. « C’est la maladie », me dit-on.

Voici ce que j’observe le soir, quand chacun sort les nattes, les draps et les matelas pour faire sa couche dehors. Zina marche de ci de là, pose une couverture là et en déplace une autre ici. Elle traverse la cour plusieurs fois, pour faire un brin de toilette ou pour poser des choses. Puis elle se tient immobile une minute entière au bord d’une couverture en laine qu’elle a elle-même tissée jadis. Je me dis bêtement qu’elle souffre de démence, quand soudain je la vois s’incliner, se relever, puis se prosterner. Depuis cinq ou dix minutes, ma belle-mère se préparait à la prière du soir, sans que personne ne la remarque. Ce n’était pas « la maladie », c’était la foi simple et puissante des gens qui vivent près des bêtes et des lacs asséchés.

Quand nous passons nos vacances dans sa fermette, Zina pleure quand elle nous dit bonjour. Zina et Youssef pleurent quand nous leur disons au-revoir. Dans tous les cas, elle débite des paroles religieuses pour nous bénir et prier Dieu pour qu’il nous protège.

Ma femme lui reproche d’avoir perdu les robes et les accessoires qu’elle lui a offerts les années précédentes. Zina prétend d’abord ne pas savoir où se trouvent ses affaires, puis elle confesse qu’elle a donné telle robe à telle cousine, tel foulard à telle voisine. On dit d’elle qu’elle se fait abuser par des visiteuses intéressées. Je ne suis pas tout à fait d’accord. Selon moi, Zina est heureuse et fière de pouvoir être généreuse avec les braves gens de Ftiss. Elle donne ses plus belles robes et ses bijoux pour tenir son rang.

Avec Inès, Salman et Zina, juillet 2023.

Les enfants du coin viennent parfois passer quelques minutes avec elle. Dieu sait quelle transaction se noue entre les générations. Ce qui est sûr, c’est que Zina est la grand-mère que l’on ne manque jamais de visiter. Elle pleure parfois de ne pas voir suffisamment ses enfants, surtout celui qui est en exil dans un pays lointain et qui n’a pas pu embrasser Zina depuis 2016. Mais elle reçoit plus de visites que la plupart de nos ancêtres.

Avec Zina sur la plage de Hammamet, juillet 2023.

Toujours partante pour l’aventure, Zina nous accompagne sans broncher à la mer et à la montagne, dans les bars et les bowlings, dans les hôtels et les bolides. En reine mère accomplie, Zina est toujours à sa place dans son royaume, sur lequel jamais le soleil ne se couche.