Les professeurs d’histoire sont-ils formés pour occulter l’islam dans l’histoire de l’Europe ?

En 2021, le concours pour devenir professeur d’histoire géographie donnait ce très beau sujet de composition : « Les usages de l’écritures du XIIe au XIVe siècle (Angleterre, France, Italie, péninsule Ibérique) ». Le rapport du jury de ce concours est très instructif à tous les égards. Je recommande la lecture de ces rapports qui sont toujours extrêmement bien écrits, par des professeurs qui aiment leur métier, ou qui donnent envie de l’aimer.

Le sage précaire comprend de suite pourquoi on parle de « péninsule ibérique » au lieu d’Espagne : parce que la péninsule est arabophone à cette époque, qu’elle s’appelle Al Andalus, et que les musulmans y font régner une culture plutôt lettrée par rapport au reste de l’Europe occidentale. Les chrétiens y parlent en arabe. Les juifs aussi, et y vivent dans une sécurité relative ; relative mais plus grande que dans le reste de l’Europe occidentale, et surtout que l’Espagne conquise par les rois catholiques.

Avant de lire le rapport du jury, je rêvasse et je me demande comment traiter un tel sujet. Me viennent à l’esprit les textes connus de ces trois siècles : les chansons de geste, celles des troubadours, les grands récits de voyage de Marco Polo, de Guillaume de Rubrouck et de Jean de Mandeville. Je songe aux grands textes théoriques d’Averroès, de Maïmonide, de Thomas d’Aquin, de Duns Scott. Mon esprit divague et je salive à l’idée de lire le rapport du jury qui devrait, selon toute probabilité, éclairer ma lanterne.

Las, vous ne trouverez rien sur l’Europe arabophone. Cette phrase trahit le préjugé des historiens français :

La péninsule Ibérique est fragmentée en royaumes, nettement individualisés, portés par la Reconquista

Rapport de jury, Capes d’Histoire-Géographie

Portés par la Reconquista ? Ce mot espagnol n’est pas en italique dans le rapport alors même que le rapporteur se plaint du fait que les candidats omettent de souligner les titres et les mots étrangers. Signe peut-être que la guerre de conquête des rois catholiques est considérée comme tellement légitime qu’elle a été intégrée dans la culture française.

Le mot « arabe » n’apparaît qu’une seule fois dans le rapport du jury, pas à propos de l’Espagne mais de la Sicile :

un royaume de Sicile, fondé en 1130, caractérisé par un important syncrétisme entre influences byzantines, arabes et normandes.

Idem.

Cela me serre d’autant plus le coeur que j’ai beaucoup rêvé sur cette Sicile à la fois normande et arabe. J’utilise comme fond d’écran de mon ordinateur la fameuse carte du monde conçue en Sicile par Al Idrissi, sous le règne de Roger II. Devinez en quel siècle ? Au XIIe naturellement. Cette œuvre devrait apparaître dans la dissertation des futurs professeurs d’histoire.

Carte du monde d’Al Idrissi, orientée sud/nord, Sicile, 1154.

Hormis cette lacune, le rapport du jury est très instructif. On y découvre des textes intimes.

« La notion de scripturalité de l’intime renvoie aux écrits du for privé de l’époque moderne. Il s’agit d’une « scripturalité éphémère » ». « La « lettre d’amitié » de Jean de Gisors à Alice de Liste, petit billet du milieu du XIIIe siècle trouvé glissé dans un mur de Saint-Pierre-de-Montmartre lors de travaux de restauration, en est un témoignage exceptionnel. »

On y découvre surtout que le corps enseignant a encore beaucoup à faire pour penser l’Europe dans sa totalité, sans fermer les yeux sur des réalités pourtant incontournables. La conclusion, en toute logique, précise que la dissertation s’est réduite à la culture chrétienne, ce qui n’était pourtant indiqué dans le libellé du devoir.

Le XIIe siècle marque, dans l’Occident chrétien, non pas une apparition de l’écrit mais une nette progression de l’écrit par rapport à l’oral, et ce dans l’ensemble de l’Occident médiéval.

Idem.

Dois-je dire « ma femme » ou utiliser le prénom de ma femme ?

Image générée quand j’ai saisi « Ma femme », Photo de Mikhail Nilov sur Pexels.com

Cécilia et son mari nous ont rendu visite l’autre jour, c’était un plaisir de les voir. Le mari de Cécilia restera anonyme pour des raisons de confidentialité, et aussi pour faire écho au sujet de ce billet. De plus, mes amis ne veulent pas apparaître en tant que couple sur l’internet, j’avais parlé d’eux de cette manière jadis et ils n’avaient pas apprécié. Cela les regarde.

En nous promenant dans le parc du Château d’Ô, Cécilia m’a expliqué pourquoi elle n’aimait pas que j’emploie sur ce blog l’expression « ma femme » ou « mon épouse » lorsque j’évoque Hajer. La conversation était intéressante car Hajer, elle-même, préférait qu’on n’utilisât pas trop son prénom sur internet.

Selon Cécilia, l’expression « ma femme » est non seulement un signe de propriété, mais surtout un signe de culture bourgeoise, vieux-jeu et poussiéreux. Mais alors pourquoi le sage précaire affectionne-t-il cette expression alors qu’il n’est ni bourgeois, ni vieux-jeu, ni poussiéreux ?

Selon moi, c’est l’emploi des prénoms qui renvoie à la bourgeoisie moderne. Quand je lis ce grand bourgeois qu’est Emmanuel Carrère, je dois savoir qui est Hélène quand son nom apparaît. L’emploi du prénom pour désigner des membres de la famille, ou des membres de la hiérarchie, ne renvoie pas à quelque chose de moins hiérarchique et de moins bourgeois, bien au contraire : il s’agit de s’adresser à des happy few qui connaissent les codes de la bonne société et qui ont en tête, intuitivement, le Who’s who? du milieu concerné.

En toute modestie, je trouve qu’il y a quelque chose d’à la fois digne et généreux à dire « ma femme » car cela accueille le lecteur dans un espace neutre où personne n’est censé connaître telle ou telle personne. Cela me fait penser aux Mémoires de Saint-Simon, où le duc mentionne toujours son épouse sous la locution « Mme de Saint-Simon ». Le lecteur y perçoit non pas la soumission d’une épouse mais la personnalité d’une femme responsable qui prend d’énergiques initiatives pour redorer le blason de son mari, c’est-à-dire de la France tout entière.

Plus modestement encore, « ma femme » me fait penser aux épisodes de Columbo à la télévision. La moitié du détective n’apparaissait jamais à l’écran mais Columbo parlait souvent d’elle, généralement à tort et à travers. On l’avait tellement fantasmée et espérée qu’elle finit par devenir l’héroïne d’une nouvelle série télé en bonne et due forme.

L’intelligence artificielle a écrit ma dissertation de philosophie

La question n’est pas de savoir si les capacités de l’intelligence artificielle sont impressionnantes ou pas, si cette technologie est bonne ou pas. Oui, c’est impressionnant, oui c’est utilisable. Il n’y a pas lieu de rejeter les innovations, puisque de toute manière, nous y viendrons tous. Les gens se sont suffisamment ridiculisés en vaines arguties dédaigneuses sur les téléphones portables, l’internet, les ordinateurs, les blogs, les encyclopédies en ligne et les réseaux sociaux, avant d’y sombrer corps et âme.

Les questions que je me pose sont les suivantes. Dans quelle mesure Chat GPT, le plus récent truc en Intelligence Artificielle, peut écrire une dissertation de philosophie ? Quelles en sont les limites ? Comment un étudiant peut utiliser cette fonctionnalité de manière productive ?

Soit le sujet suivant, que j’ai donné à une classe de terminale : « La technique nous éloigne-t-elle de la nature ? ». Voici ce que propose Chat GPT en introduction : « La question de savoir si la technique nous éloigne de la nature est un sujet de débat depuis des siècles. » Soit, le début n’est pas fou mais on ne va pas râler tout de suite.

La suite pose quelques problèmes :

D’un côté, certains considèrent que la technologie nous permet de mieux comprendre et de mieux apprécier la nature en nous offrant de nouveaux moyens de la découvrir. D’un autre côté, d’autres affirment que la technologie a un impact négatif sur la nature en causant des dommages irréparables à l’environnement.

Chat GPT

En tant que correcteur, je ne suis pas satisfait de lire « certains » et « d’autres ». Dans ce cas, j’écris dans la marge : « Qui ? ». Cette façon d’écrire est paresseuse et surtout ne témoigne pas d’une réflexion originale. La personne qui écrit de cette manière limite son travail à un exposé d’histoire des idées. Ce n’est pas ce qu’on demande en philosophie, et j’avais demandé explicitement à l’intelligence artificielle une dissertation de philosophie.

La suite développe un peu les deux idées proposées en introduction, sans vraiment de réflexion originale. La conclusion se veut équilibrée et synthétique : « Il est donc important de trouver un équilibre entre l’utilisation de la technologie pour protéger la nature et la nécessité de préserver notre lien avec elle. » Cela ne vaudrait pas une bonne appréciation de la part d’un professeur mais cela peut limiter les dégâts pour des élèves qui présentent des difficultés pour s’exprimer à l’écrit.

Quand je demande à Chat GPT de me trouver une référence d’Aristote sur ce sujet, l’intelligence artificielle me sort un premier paragraphe correct puis un paragraphe qui me paraît incorrect :

Aristote encourage une utilisation modérée de la technique, qui respecte les limites naturelles et qui vise à améliorer la qualité de vie de l’homme sans nuire à la nature.

Chat GPT

Ah bon ? Où a-t-il dit cela, le bon Aristote ? Dans la Grèce antique, avait-on conscience que l’homme et la technique polluaient la terre ? Y avait-il seulement cette idée de « nuire à la nature », prise dans ce sens de préoccupation environnementale ?

Le pire vient quand je demande une référence à Descartes : un premier paragraphe correct puis deux paragraphes qui répètent mot pour mot ce qui était généré sur Aristote. Même opération avec Heidegger. Au final, l’application répète la même idée qui se veut équilibrée et suffisante : il convient d’encourager « une utilisation modérée et responsable de la technique, qui respecte les limites naturelles et préserve notre lien avec la nature. »

En conclusion, l’intelligence artificielle est un super jouet, mais est loin de pouvoir travailler à notre place. Son principal problème, à mes yeux, consiste à fondre toutes les pensées dans un ensemble modéré et consensuel. Là où on attend d’un étudiant qu’il comprenne et approfondisse des problématiques, Chat GPT va plutôt le diriger vers une agrégation et une confluence généralisée.

Pourquoi Michel Houellebecq nous a lâchés

Cela fait plusieurs années que l’écrivain ne me fait plus d’effet. J’ai lu ses premiers romans avec plaisir, je ne le nie pas, mais je l’ai lâché au point de ne plus avoir même le désir de lire son dernier roman, même sous forme d’un petit plaisir coupable.

Il y a dix ans déjà, sa prose ne m’impressionnait plus. Déçu par La Carte et le territoire (prix Goncourt 2010), je trouvais qu’il était allé au bout de son inspiration : il ne lui restait plus qu’à se répéter pour se faire connaître et reconnaître par ceux qui n’avaient pas encore lu. Malgré cela, Soumission (2015) m’avait relativement plu. C’était intéressant d’imaginer la possibilité d’une islamisation de la France. La vision de l’islam n’y était pas très intelligente mais d’un point de vue romanesque, le dispositif fonctionnait plutôt bien.

En revanche, Sérotonine (2019), à mes yeux, ne présentait plus rien d’intéressant. L’auteur faisait du Houellebecq. Le personnage public devenait radicalement d’extrême-droite et il devenait évident pour tous qu’il n’avait plus rien à apporter au monde.

En ce qui concerne Anéantir (2022), la stratégie commerciale mise en place par l’auteur avait de trop grosses ficelles, cela n’avait plus aucun effet sur moi. Ce que j’ai entendu et lu dans les médias sur le roman m’a suffi pour m’en faire une idée. Le truc séduit exclusivement les gens qui n’ont pas lu les premiers romans de Houellebecq et qui n’ont pas d’appétence pour la déstabilisation qu’impliquent toute forme nouvelle, toute pensée originale, toute théorie novatrice. Houellebecq a fait le même chemin que Michel Onfray et Sylvain Tesson : il s’est laissé déporter vers la droite réactionnaire comme un voilier sans gouvernail, et il vend encore ses bouquins au petit million de Français qui ont de l’argent à ne plus savoir qu’en faire.

Sans connaître les chiffres diffusés entre professionnels de l’industrie du livre, il est facile de deviner la courbe des ventes des livres de Houellebecq : ascendante de 1994 jusqu’au pic du prix Goncourt 2010. Puis un plateau dû aux émotions provoquées par son livre sur l’islamisme paru en pleine crise terroriste. Et enfin une descente qui reste soutenue grâce au public nouveau attiré par son attachement explicite à l’extrême-droite catholique.

Heureusement pour son train de vie, Houellebecq détient ce qu’il faut pour attirer le public des gens riches, le seul encore capable d’acheter des livres : une célébrité durement acquise, des idées de beauf, une pensée facile à comprendre, une image de marque, une réputation, et enfin des livres-objets de qualité pour décorer les intérieurs cossus.

Ses revenus peuvent donc être assurés pendant encore vingt à trente ans avant que son oeuvre ne sombre dans l’oubli.