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Nous sommes le 22 février 2022. Belle date.

22/02/2022

Des 2 et des 0. Cela fait comme un code qui se lit de droite à gauche et de gauche à droite.

22022022.

La dernière fois que nous avons vécu cela était le 11 janvier 1011. Il y a un gros millénaire.

La prochaine fois sera le 33 mars 3033. Autant dire que cela n’arrivera plus jamais.

Parler d’Oman en Occitanie

Le business model des voyageuses : Linda Bortoletto

Le souffle des Andes de L. Bortolletto

J’ai acheté ce livre sur la recommandation d’un libraire de Montpellier. Il avait su trouver les mots pour me convaincre. Le récit est efficacement écrit mais il est malheureux qu’après coup, ce soit l’auteure elle-même qui fasse tout pour m’en éloigner en affirmant, elle aussi, que ce n’est pas un récit de voyage. Non, c’est surtout un récit de spiritualité et de résilience. Tant pis pour le récit de voyage. Mais ce n’est pas cela qui me fait le plus de peine.

Obéissant aux règles mercatiques de l’entreprenariat contemporain, Linda Bortoletto essaie d’être très présente sur les réseaux sociaux et cherche à transformer son expérience personnelle en machine à cash. Son créneau : le voyage spirituel, la reconstruction de soi, le développement personnel. Son livre Le souffle des Andes raconte en effet comment elle s’est fait violer lors d’une randonnée en Turquie, puis comment elle s’en est sortie grâce à d’autres voyages, notamment dans les Andes.

Mais la voilà sur les réseaux sociaux à faire de la publicité pour ses stages de remise en forme constitués de promenades en montagne, de méditation et de yoga. Elle poste fréquemment des photos d’elle tout sourire dans la nature, généralement les bras écartés, parfois les yeux fermés.

Linda Bortoletto sur sa page Facebook

Loin de moi l’idée de critiquer quelqu’un qui cherche à gagner sa vie, même en utilisant le voyage, la spiritualité et la santé. Le sage précaire serait le premier à vendre son corps et son image si cela pouvait lui rapporter de quoi vivre.

Je trouve seulement douloureux et poignant de voir ces grands sourires s’étaler car il me paraît évident que Linda Bortoletto préfèrerait méditer tranquillement dans ses refuges asiatiques, et se promener à pied sans rien demander à personne. Cette horreur économique où nous vivons : savez-vous que nous sommes assaillis de conseils pour les auteurs ? On nous conseille de passer un temps fou sur les réseaux sociaux et de créer une « communauté ». Quand on aura des centaines, des milliers de « followers », c’est dans cette communauté qu’on trouvera des clients qui dépenseront de l’argent pour acheter notre camelote : livres, produits de beauté, stage de méditation, que sais-je ?, support publicitaire.

Linda Bortoletto sur sa page Facebook

Pour ce faire, Linda Bortoletto poste des photos d’elle-même car, comme le disent tous les consultants en écriture : « votre produit, c’est vous-même. Le lecteur, d’une manière ou d’une autre, il veut acheter votre livre car il a développé un feeling avec le personnage que vous mettez en scène sur les réseaux. » Obéissante à ces mots d’ordre commerciaux, l’auteure voyageuse fait semblant de ne pas vendre ses stages en écrivant sous ses photos de petits billets d’humeur qui donnent à penser aux « amis » :

Outre les bienfaits sur le plan physique, la joie d’être au grand air, l’émerveillement de se sentir en lien avec les éléments – le vent, les arbres, la terre, le soleil, la pluie, les rivières – la marche m’a appris que notre corps était probablement l’outil le plus puissant pour ramener notre attention sur le moment présent. D’où la sensation de calme et d’apaisement qui en découle.

Linda Bortoletto, sur son profil Facebook

Il va sans dire que de telles considérations figurent certainement dans le contenu des ateliers payants de l’aventurière. C’est ainsi, il faut donner beaucoup d’éléments gratuits pour espérer, paraît-il, attirer des clients. Je ne sais pas s’il faut s’en réjouir ou en pleurer. Transformer sa vie en business model. Il serait facile de s’en moquer. Ceux, surtout, qui ont un job, un bon salaire, qui ont hérité de quelque chose, pourront à peu de frais critiquer les efforts de cette randonneuse adepte du yoga et du cacao. Mon coeur se serre quand je vois le sourire de ma Facebook friend que je n’ai jamais vue.

J’espère en tout cas que ses « retraites Expansion » lui rapporteront beaucoup d’argent car elle le mérite, au vu de la débauche d’énergie qu’elle investit dans sa petite entreprise de spiritualité portative :

La semaine dernière, j’étais en vadrouille dans les Pyrénées Orientales pour ressentir de mes propres pas l’énergie des lieux. Quand je suis arrivée dans la ferme catalane où se passeront mes retraites Expansion, je me suis dit, émerveillée : « Ouahhh ! Quelle beauté et quelle tranquillité ! Quelle énergie sublime ! »

Linda Bortoletto sur son profil Facebook

Les Cévennes de Clara Dupont-Monod

Devant le pont sur la route de Vernes

Comme c’est un roman qui se déroule dans les Cévennes, où j’habite, j’ai décidé de sortir le livre de Clara Dupont-Monod en promenade dans la région et de le photographier dans les paysages qui l’ont inspiré.

Devant une Vierge par opposition au roman, qui narre une histoire de protestants.

S’adapter, le roman de Clara Dupont-Monod paru en 2021, est très bien écrit et mérite les éloges qui jonchent la presse et les réseaux sociaux, donc je ne reviendrai pas là-dessus. (En même temps, qu’un livre soit bien écrit, c’est un peu le minimum qu’on puisse exiger de lui.) Ce que je voudrais commenter, c’est le dispositif narratif qui est mis en place par l’auteure et qui ne fonctionne pas.

Le narrateur est pluriel, ce sont les pierres de la maison cévenole où la famille passe ses vacances, ou vit à l’année. Le statut de la maison n’est pas vraiment clair. Est-ce une maison secondaire pour des citadins ? La résidence principale d’une famille des Cévennes ? La maison d’un clan familial qui échoit à une de ces familles ? Beaucoup de choses sont laissées en suspens, mais le lecteur se dit que c’est normal puisque celles qui racontent l’histoire sont des pierres, et les pierres ne peuvent pas savoir grand-chose des questions de propriété familiale.

Nous, les pierres rousses de la cour, qui faisons ce récit, nous nous sommes attachés aux enfants.

S’adapter, p. 12.

Soit, l’histoire est racontée depuis le point de vue des pierres. C’est plutôt contraignant comme règle de départ, mais cela peut donner des choses intéressantes, comme le montrent l’OULIPO et tous les essais de littérature à programme. D’ailleurs, cette contrainte est rappelée deux pages plus tard.

De là nous perdons leur trace, car en ville, personne n’a besoin des pierres. Mais nous les imaginons garer leur voiture, racler avec soin leurs chaussures sur le long paillasson après les portes automatiques.

S’adapter, p. 16

Ah bon, les pierres imaginent ?

Ce qui me déplait n’est pas qu’elles soient capables d’imaginer puisque de toute façon elles étaient capables de raconter et que cela ne me choquait pas. Ce qui me dérange un peu c’est qu’à partir du moment où elles racontent même ce qui n’est pas dans leur champ de perception supposé, alors il n’y a plus de contrainte narrative et cet aspect du roman tombe à l’eau.

Donc les narratrices ne perdent finalement pas la trace des personnages, et elles raconteront les relations qui se tissent entre les membres de cette famille dans la maison et hors de la maison. Elles raconteront tout, en voiture, à l’école, en ville, car au fond elles ne sont pas des pierres rousses des Cévennes, mais un narrateur omniscient.

Pour reprendre les mots de la narratologie enseignée à l’école, le narrateur relève d’une focalisation zéro, alors qu’était annoncée dès la quatrième de couverture une focalisation externe assez originale.

Devant les ruches-troncs d’Arrigas.

C’est la raison pour laquelle je préfère éviter ce genre de procédé, ou de dispositif. J’écris à la première personne du singulier pour me protéger d’errements inévitablement scolaires.

En souvenir de René de Obaldia et de nos années de théâtre

Aujourd’hui, le grand dramaturge est mort. Paix à son âme.

Il gardera toujours une place à part dans mon coeur car c’est dans une de ses pièces que j’ai commencé à faire du théâtre, en 1988.

J’étais un élève moyennement motivé du collège d’Heyrieux, dans la grande banlieue de Lyon, (ou plutôt ce que les urbanistes appellent sa zone d’attraction). Un jour, Yvan Popoff me demanda si je voudrais rejoindre la troupe de Saint-Georges d’Espérance qui avait besoin d’un jeune homme pour interpréter le rôle d’un cow boy solitaire dans une pièce de théâtre. Cela me fit très peur mais je ne pouvais pas refuser. Jouer la comédie, c’était comme écrire, comme peindre, comme chanter, comme jouer de la guitare : je sentais que c’était mon truc.

La pièce s’intitulait Du vent dans les branches de sassafras. Une comédie-western écrite dans les années 1960 et qui est toujours très appréciée des troupes de théâtre amateur pour la qualité et la quantité des rôles proposés. Dans les pièces de René de Obaldia, il y a toujours de quoi satisfaire les comédiens et les comédiennes, les jeunes et les vieux, les romantiques et les comiques, les cérébraux et les casse-cou. Il y a toujours des rôles très lourds pour les tauliers d’une troupe, et des rôles minuscules pour les débutants. D’ailleurs, il y a plusieurs rôles minuscules pour que les comédiens débutants puissent changer de costumes et apparaître plusieurs fois sur scène à chaque représentation.

Moi, j’avais quinze ans et je jouais Carlos, un « beau ténébreux » de quarante balais. Un cow boy dont la femme et la fille avaient été tuées par les Indiens. Une espèce de Clark Gable qui trouvait refuge dans le ranch de la famille où se situait la scène de la pièce.

Mon ami Yvan jouait alternativement les deux Indiens qui menaçaient la ferme. Vincent portait la pièce sur ses épaules en incarnant le père de famille qui fut autrefois joué par le grand Michel Simon. Il y avait Chantal et Marie-Laure, Mireille et Alain, une certaine Laurence, il y avait l’énigmatique John Loïs. Je ne me souviens pas de tous les noms mais chacun était essentiel au bon déroulé de notre vie de groupe et de la production des spectacles. Il y avait une dame âgée qui avait des relations dans le monde du théâtre amateur, et qui nous a permis de franchir un cap qualitatif. Il y avait bien sûr les jolies filles de mon âge, Sophie et Lydie. C’était tout un monde extraordinaire pour un adolescent féru d’arts et de lettres.

J’ai énormément appris avec de Obaldia et dans cette troupe de théâtre. J’ai appris notamment à surmonter la peur d’entrer sur scène, de parler en public. J’avais tellement le trac dès la première répétition que si je n’ai pas osé abandonner, c’était par pure faiblesse de caractère.

Après cette comédie de René de Obaldia, nous avons joué d’autres pièces, des classiques et des choses récentes, nous avons même écrit des spectacles. Ce fut une vraie passion puisque je participai à l’époque à d’autres troupes, à Lyon notamment. Je n’ai quitté la vie théâtrale que cinq ans plus tard, après avoir joué dans une dizaine de pièces, quand je sus que je n’étais pas fait pour ça. Ce n’était finalement pas mon truc, mais ce fut déterminant pour mon éducation.

Pour tout cet apprentissage, je ressens pour René de Obaldia et son écriture fine, généreuse et solide, une gratitude infinie. Que son âme repose en paix.

La Chine selon Philippe Forest

Avec douceur et discrétion, Philippe Forest empoigne le monstre de notre siècle : la Chine. Comment parler de la Chine sans tomber dans les clichés et les considérations journalistiques ? En prenant le chemin le plus intime, le plus singulier. Pi Ying Xi est un excellent essai d’écriture de soi, pas vraiment une auto-fiction, mais plutôt un récit de voyage intellectuel et sensuel. Un texte qui prélève dans tous les voyages que Forest a effectués en Chine depuis vingt ans, des éléments particuliers qu’il fait résonner les uns dans les autres : les ombres, les fantômes, les morts, les mythes.

Ce n’est pas un roman, ne nous y trompons pas. La mention « Roman » sur la couverture pourrait égarer des lecteurs. Il n’y a ni fiction ni intrigue. Les auteurs et les éditeurs tiennent au genre roman car c’est ce qui se vend le mieux, mais ce n’est pas notre problème de lecteurs. Nous, en tant que lecteurs, nous voyons là un essai personnel, qui prend des libertés farouches avec le récit, et qui n’hésite pas à proposer des réflexions littéraires sur des classiques chinois, sur la fameuse Pérégrination vers l’ouest, sur le non moins célèbre Lu Xun, le grand écrivain du XXe siècle, fondateur de la modernité littéraire en Chine.

Surtout, Philippe Forest nous fait découvrir le frère de Lu Xun qui fut un auteur plus confidentiel mais très intéressant à bien des égards. L’auteur en question s’appelle Zhou Zuoren et il fut plus ou moins un collaborateur des Japonais, ce qui fit de lui un ennemi du peuple. D’où se disparition des livres d’histoire et des manuels scolaire. C’est une docteur en français, professeure à l’université de Nankin, qui lui fait découvrir cette figure maudite des lettres chinoises. Ce personnage historique revient plusieurs fois dans le récit de Forest car les deux hommes sont étrangement proches l’un de l’autre. Tous deux ont subi le décès de leur fille et tous deux affectionnent le même écrivain japonais. Leur ressemblance va jusqu’au point où l’auteur français pourrait signer des phrases qui ont été écrites par l’auteur chinois.

C’est donc un entrelacs de réflexions, de réminiscences, de portraits, qui se lit extrêmement bien et qui nous fait rencontrer une Chine méconnue.

Car le livre se passe en grande partie dans le monde universitaire chinois, et plus précisément dans le monde des études françaises. Il décrit justement les Chinois docteurs en français qui parlent étonnamment bien notre langue. On rencontre des profs et des étudiants de Nankin, de Shanghai, de Beijing et de Wuhan. À la lecture, on comprend peu à peu combien la Chine est un géant qui se donne les moyens de devenir la première puissance du monde. Notamment dans des domaines d’étude minuscules, comme les études françaises.

L’auteur se montre minable en France et gigantesque en Chine. Coincé dans un appartement minuscule à Paris, il devient un albatros de la pensée dans le nouvel empire du milieu. Inconnu en France, il côtoie les prix Nobel dans les universités chinoises qui l’invitent et lui déroulent le tapis rouge.

Les Chinois lui parlent avec déférence, ils gardent un ton aimable avec lui, mais il est clair qu’ils se fichent radicalement de ce qu’il a à dire. La Chine qui transparaît dans ce roman est un pays qui est déjà loin devant la France et l’Europe, qui n’a plus aucune raison d’admirer nos cultures. C’est un pays qui n’a plus besoin de nous, qui n’a pas peur de nous, qui n’a plus d’intérêt pour nous. Nous sommes devenus décoratifs pour eux, des ombres et des fantômes.