Lire, ne pas lire. La littérature de Mohamed Mbougar Sarr

Le roman sur ma liseuse

Le roman qui a obtenu le prix Goncourt 2021 est très intéressant et fort bien écrit mais j’avoue avoir dû me forcer pour le lire jusqu’au bout. Passée la joie de voir un Sénégalais remporter le plus beau prix littéraire de France, il fallait rendre le seul hommage valable que l’on peut rendre à un auteur, le lire.

L’histoire de La plus secrète mémoire des hommes a été souvent racontée dans les médias, il s’agit d’une enquête sur l’oeuvre et le destin d’un auteur africain nommé Elimane qui, ayant publié à Paris un roman extraordinaire, a connu la disgrâce et la honte quand il fut accusé de plagiat. L’indignité fit fuir Elimane, lui fit rompre ses attaches, et le narrateur de ce roman de 2021 tâche de retrouver des lambeaux d’existence.

Les chapitres les plus intéressants à mes yeux sont ceux qui racontent la vie des intellectuels africains exilés en France, angoissés mais rigolards, parlant de cul et de littérature, espérant du sexe, de l’amour et de la gloire. Ce groupe ressemble à toutes les bandes d’étudiants, en tout cas celle que je formais avec mes amis à Lyon dans les années 1990.

Les belles pages sur la diaspora d’écrivains noirs font écho à ce billet que j’avais écrit en 2010 sur Célestin Monga, un autre écrivain africain francophone qui affichait complaisamment son dédain pour la France post-coloniale, et qui décrivait les occupations des Africains de Paris comme « un plaisir dégoûtant ». Mbougar Sarr ne tombe heureusement pas dans ces travers stéréotypés.

En revanche, tout l’aspect romanesque de ce Goncourt m’est passé par dessus de la tête. Cela est peut-être dû à ma relation contrariée avec la fiction, je n’ai pas pu m’intéresser à ce personnage de romancier maudit, ni à ses amis, ni à ses ennemis, ni à ses amours. Je ne croyais pas un instant à la vraisemblance d’un roman si exceptionnel qu’il possède des pouvoirs surnaturels. Je n’ai pas non plus trouvé d’intérêt à la présence de Witold Gombrowicz, dont j’aime les livres mais dont la participation fictionnelle à ce roman m’a semblé vaine. Ce genre de choses m’ont paru être du ressort de l’imagination d’un romancier qui cherche à faire avancer son histoire.

En lisant La plus secrète mémoire des hommes, je me disais que la fiction avait quelque chose de trop facile, que je préférais définitivement la littérature du réel. Ou plutôt, je me suis aperçu que la fiction est extrêmement exigeante, qu’il ne suffit pas de décréter qu’un personnage est comme ceci ou comme cela pour qu’il existe vraiment. La modalité de la fiction, au fond, n’est pas une liberté. On ne fait pas ce qu’on veut avec l’imaginaire, et surtout, on n’accroche pas un lecteur avec des annonces de sensations. Il ne suffit pas de dire cent fois « nous avons fait l’amour » pour donner de la sensualité à son histoire. En ce qui me concerne, j’aurais préféré une enquête à la première personne sur l’auteur malien qui a inspiré le personnage d’Elimane. Il s’appelait Yambo Ouologuem et son livre incriminé fut Le Devoir de violence.

Le livre de Mbougar Sarr, de toute façon, ne se présente pas comme un livre dont la diégèse est palpitante. L’auteur rejoue la pièce du génie littéraire qui, comme Flaubert, veut écrire sur rien et aspire à un livre qui ne tienne que par la force de son style. Je cite Mbougar Sarr :

Un grand livre ne parle jamais que de rien, et pourtant, tout y est.

Des phrases de ce type, il y en a des brassées dans son roman, je peux en offrir d’autres en piochant presque au hasard :

Il se peut qu’au fond chaque écrivain ne porte qu’un seul livre essentiel, une oeuvre fondamentale à écrire, entre deux vides.

Les clichés sont aussi innombrables concernant les intellectuels africains et la reconnaissance qu’ils cherchent à obtenir en France :

Elimane voulait devenir blanc, et on lui rappelé que non seulement il ne l’était pas, mais encore qu’il ne le deviendrait jamais malgré tout son talent. Il a donné tous les gages culturels de la blanchité ; on ne l’en a que mieux renvoyé à sa négreur. Il maîtrisait peut-être l’Europe mieux que les Européens. Et où a-t-il fini ? Dans l’anonymat, la disparition, l’effacement.

Il est très amusant de lire des phrases prophétiques où l’écrivain sénégalais reproche par avance aux journalistes qu’on s’intéresse à lui pour sa nationalité et sa couleur de peau davantage que pour ce qu’il écrit vraiment :

Ce qui l’a chagriné, c’est que vous ne l’ayez pas vu comme écrivain, mais comme phénomène médiatique, comme nègre d’exception, comme champ de bataille idéologique. Dans vos articles, peu ont parlé du texte, de son écriture, de sa création.

C’est juste et je plaide coupable. C’est bel et bien comme cela que j’ai parlé de Mohamed Mbougar Sarr. Voici d’autres citations sur le même thème dans d’autres chapitres :

Est-ce qu’on parle de littérature, de valeur esthétique, ou est-ce qu’on parle des gens, de leur bronzage, de leur voix, de leur âge (…) Est-ce qu’on parle de l’écriture ou de l’identité, du style ou des écrans médiatiques qui dispensent d’en avoir un ?

W. est le premier romancier noir à recevoir tel prix ou à entrer dans telle académie : lisez son livre, forcément fabuleux.

C’est assez bien vu car, en effet, j’aurais abandonné la lecture de La plus secrète mémoire des hommes si je n’avais rien su de son auteur, ou si j’avais pensé que c’était un trentenaire appartenant au même groupe ethnique que moi. Je me serais dit : « Ok, encore un mec qui n’est pas sorti du XXe siècle. »

Finalement, ce roman se veut une réflexion sur l’écriture, mais une écriture vue par le prisme des manuels scolaires, environnée d’un champ sémantique appartenant à une autre époque : « livre, oeuvre, chef d’oeuvre, littérature, écrire, pureté, création, talent, génie. » Cela appartient aux préoccupations de l’académie Goncourt, dont le prix qu’elle décerne était d’avant-garde au sortir du XIXe siècle. Raison pour laquelle vous aurez fréquemment l’impression de lire un ouvrage qui n’a pas besoin de vous.

À la réflexion, je me demande si cela n’explique pas pourquoi les journalistes spécialisés n’ont pas eu grand-chose à dire de ce livre à part de vagues remarques expéditives du type : « c’est un texte admirable » (France Culture), et pourquoi les libraires sont tout aussi désarmés et laudatifs en même temps, affirmant que c’était « un chef d’oeuvre », et rien d’autre.

Les derniers mots d’un roman sont aussi importants que la première phrase. À mes yeux, la façon dont on finit un livre est encore plus révélatrice que la manière dont on l’ouvre. Proust termine la Recherche avec le mot « temps ». Lévi-Strauss conclut Tristes tropiques par un clin d’oeil qu’un homme échange « avec un chat ». Giono clôture Colline avec le mot « herbe », Camus La Peste avec « cité heureuse », Joyce Ulysses avec « Yes ». Voici les derniers mots de notre roman qui, je vous rassure, ne dévoile nullement je ne sais quel suspens :

Les derniers mots du roman

son fantôme, en s’avançant vers moi, murmurera les termes de la terrible alternative existentielle qui fut le dilemme de sa vie ; l’alternative devant laquelle hésite le coeur de toute personne hantée par la littérature : écrire, ne pas écrire.

Le lecteur du XXIe siècle accompagnera peut-être cette dernière page avec, en écho, une alternative équivalente : lire, ne pas lire.

« Chef d’oeuvre », écrit le libraire

Dans la jolie librairie La Cavale, située dans le quartier Beaux-Arts de Montpellier, les libraires écrivent de petits mots personnels sur des fiches qu’ils coincent sur les livres qu’ils veulent recommander. Cela se fait de plus en plus. Sur La Plus secrète mémoire des hommes, de Mohamed Mbougar Sarr, la fiche est très vite lue. Voici ce que les libraires ont écrit :

Attention, chef d’oeuvre !

C’est court et je ne sais pas si le terme de chef d’oeuvre peut encore convaincre quiconque d’ouvrir un livre. C’est comme quand on dit d’un écrivain qu’il a « du talent, peut-être même du génie » (je tire cela du roman La Plus secrète mémoire des hommes). N’est-ce pas le signe le plus implacable que l’on n’a rien à dire sur un livre, ou un écrivain ?

Comme le libraire savait que c’était paresseux, et même un brin contre-productif, d’annoncer un chef d’oeuvre, il a ajouté, pour donner une dimension humaine et sympathique :

Nan, mais sérieux, c’est vrai.

Je ne sais pas ce qui m’a donné le moins envie de lire, entre la première et la deuxième partie de ce commentaire.

Le bois de chauffage dans les bois

Le bois coupé des forêts que j’entrepose chez Peter, janvier 2022

Comme notre appartement est en travaux, Hajer et moi vivons dans une maison que possèdent nos amis anglais, que je nommerai Patrick and Beatrice pour leur assurer l’anonymat.

Ils nous laissent l’usufruit de leur maison adossée à la colline d’Arrigas et que nous chauffons avec de belles flambées dans la cheminée du salon.

Tous les matins, donc, je monte dans la forêt équipé d’une scie et d’un sac solide pour ramasser du bois de chauffage. Je marche dans la belle campagne des Cévennes jusqu’à ce que je trouve des arbres morts et secs. Cela ne manque pas, je peux l’assurer, les forêts françaises regorgent de bois sec qui ne demande qu’à être ramassé. En effet, la plupart des gens qui se chauffent au bois achètent leurs bûches et se font livrer des stères à la fin de l’été pour préparer l’automne et l’hiver. Ils ne songent pas à aller se promener pour se fournir en énergie gratuite.

Je préfère la méthode ancienne, celle des contes de fées. Sortir dans les bois et glaner. J’ajoute à ce geste auguste les sciage pour ne pas avoir à traîner des troncs entiers. Cela me fait travailler les muscles car j’utilise tantôt le bras gauche, tantôt le bras droit. Pendant que je m’active dans les bois, je ressens aussi la satisfaction de celui qui fait une bonne oeuvre, en l’espèce nettoyer nos sous-bois des détritus qui pourraient prendre feu à la moindre étincelle et provoquer de terribles incendies.

En Oman, il y a encore quelques mois, je faisais mes exercices sportifs en courant sur la plage et en nageant dans l’océan. Aujourd’hui je joue au cache-cache avec les chasseurs et je fais le bûcheron au grand coeur pendant que mon épouse dort. La sagesse précaire s’adapte à tous les climats et à toutes les offres sportives.

Birkat al Mouz, le livre. Une histoire d’amour

Le livre est paru ces jours-ci aux éditions de L’Harmattan.

Il peut se lire comme un récit de voyage ou de séjour au sultanat d’Oman.

Ce que je n’écris pas sur la quatrième de couverture, néanmoins, c’est qu’il peut se lire aussi comme une romance. Chaque chapitre correspond à une année : de 2015 à 2020, un chapitre par an. Mais si on y regarde de plus près, la structure correspond aussi aux étapes principales d’une histoire d’amour.

Chapitre 1 : Solitude du narrateur et donjuanisme vain.

Chapitre 2 : Rencontre, coup de foudre et stratégies de séduction.

Chapitre 3 : Voyage de noce à Mascate.

Chapitre 4 : Vie conjugale dans l’oasis.

Chapitre 5 : Le couple comme machine de guerre.

Le livre paraît opportunément un mois avant les fêtes de fin d’année 2021. Des palmiers au pied des sapins.

Mbougar Sarr, un Prix Goncourt contre la fièvre identitaire

Mohamed Mbougar Sarr, 2021.

Très heureux de voir le prix Goncourt attribué à cet écrivain sénégalais que je ne connaissais pas.

Le Monde affirme qu’il faisait office de favori dans la liste des finalistes. Si cela est vrai, c’est certainement une question politique et idéologique.

Je n’en parlerai donc que sous un angle idéologique. Il était bon de célébrer un écrivain africain pour de nombreuses raisons.

La montée de l’extrême-droite actuelle se doit d’avoir des symboles forts pour contrer son offensive. En effet, ce qu’on voit apparaître avec les Zemmour, les Papacito, les hordes d’influenceurs qui s’autoproclament intellectuels et « défenseurs de la culture française », c’est la mouvance des identitaires. Ils pensent que la France est plus qu’une nation, qu’elle est une identité, c’est-à-dire la race blanche, la religion chrétienne, l’héritage gréco-latin, le pinard et le cochon. Pour eux, un musulman ne sera jamais français.

Pour la droite identitaire, il faut tourner le dos à l’Afrique, ce qui est une aberration du point de vue de la Francophonie, de l’économie, de la rencontre des peuples, des alliances à venir, etc.

Le prix Goncourt à un écrivain sénégalais affirme qu’un lecteur français sera toujours plus proche d’un écrivain noir que d’un polémiste blanc. Un amoureux de la langue française sera toujours du côté de Mohamed Mbougar Sarr.