Jack Kerouac entre North Beach et Chinatown

La rue Jack Kerouac, San Francisco

San Francisco.

La rue Jack Kerouac fait un passage entre North Beach et Chinatown.

Chinatown 020

North Beach, c’est le quartier qu’avaient élu les écrivains de la génération Beat pour QG. Le poète Lawrence Ferlinghetti y a ouvert sa célèbre library, City Lights, dans les années 50. Et entre cette librairie et le quartier chinois, une mince petite allée qui porte le nom de l’auteur de Sur la route.

Aucun des grands auteurs « Beat » (Kerouac, Allen Ginsberg, William Burroughs, etc.), n’est originaire de Californie. Ils viennent plutôt de la côte est, et, pour certains, sont même québécois d’origine. (La langue maternelle de Kerouac était le joual. Voir cette vidéo d’une interview en français.)

Ils ont été attirés par San Francisco car on leur parlait d’une renaissance littéraire qui y battait son plein.

J’ai voulu visiter la fameuse librairie. C’est devenu un lieu touristique. On en est presque gêné. On se demande ce qu’on vient chercher là, un peu comme, à Paris, lorsqu’on va traîner chez Shakespeare et Compagnie.

En revanche, descendre le quartier chinois est une expérience réjouissante. Touristique, aussi, mais vivante, colorée, où les commerces fonctionnent pour eux-mêmes, non pour le souvenir d’une diaspora chinoise disparue. Les poètes  n’ont pas disparu, à San Francisco, j’en ai déjà témoigné, mais ils ne sont pas à North Beach. Trop cher, trop gentrifié. En revanche, les Chinois sont bien dans l’immense quartier chinois.

Et à la différence de tous les quartiers chinois que j’ai connus, celui-là a été le théâtre de fortunes et de banqueroutes depuis plus de 150 ans! Plus que nécessaire pour que les Chinois construisent des pagodes, des immeubles chinois tels qu’on n’en voit plus à Shanghai.

Préférer les hipsters aux hippies

J’ai beau trouver la musique hippy agréable, cette esthétique, qui me plaisait tant à 14 ans, me paraît pauvre et un peu abjecte aujourd’hui que je retourne, sans l’avoir prévu, sur les lieux de la création du mouvement flower power.

Ceux qui suivent ce blog se souviennent peut-être d’un billet que j’ai écrit sur un festival de hippies contemporains dans le sud de la France, le Souffle du rêve. Le ton satirique que j’avais employé avait déchaîné des commentaires outragés et insultants, de la part de gens qui mettent sans doute des fleurs dans leurs cheveux et qui aiment se réunir en grand nombre dans des festivals. C’était des réactions d’intolérance et d’agressivité de la part d’individus qui professent la liberté et l’amour.

Chez le chanteur McKenzie, même autoglorification que chez les souffleurs de rêve des Cévennes. Il le dit dans la chanson : nous sommes tous des gentle people. Il y a chez les hippies une obscure assurance d’être originaux et bienfaiteurs. Ils pensent rendre le monde meilleur tout en étant dogmatiques et peu ouverts sur le reste du monde. C’est peut-être les différentes drogues qu’ils consomment qui les amènent à penser ainsi.

Alors bien sûr, nul besoin d’être fin psychologue pour comprendre que si je critique si fort la naïveté un peu bébête des baba cool, c’est en fait mon adolescence que je conspue. On me dira avec raison: « deviens adulte, accepte-toi, et tu mettras à nouveau des fleurs dans tes cheveux. »

A  quoi je répondrai que je n’ai plus assez de cheveux pour y mettre des fleurs.

La vérité est ailleurs. Mon adolescence, je ne la rejette pas entièrement. J’ai gardé les sensations de l’adolescent que j’étais, le désir de voyager, celui d’aimer une femme aux cheveux bouclés, le sentiment que rien n’est au-dessus de l’amour. Mais en flânant à San Francisco, le voyageur peut difficilement adhérer à l’immaturité articulée du mouvement hippy, à cette inculture autosatisfaite et à ce narcissisme incessant.

Les contradictions touffues dans lesquelles je me débats seront peut-être éclairées par l’étymologie même du mot « hippy ». Dans les années 40, on parlait des « hipsters », qui écoutaient Charlie Parker, et adoptaient la musique, les goûts, les habits et le langage des Noirs. Ils étaient cool, négligés et pauvres. Ils vivaient d’expédient, buvaient et se droguaient. Ils lisaient, écrivaient, et voyageaient, comme on le voit notamment dans Sur la route, de Jack Kerouac.

Ils ont ouvert la voie à des mouvements culturels tels que la génération Beat. Hipster a connu, dans les années 60, un dérivé un peu dégradé. C’est devenu « hippy », pour désigner des jeunes gens qui prenaient l’apparence des hipsters, mais qui n’en avaient plus la culture. Les hippies copiaient leurs aînés, mais plutôt que du jazz, trop nuancé et complexe pour eux, ils se sont investis dans le rock et le folk, plus basiques.

Donc, voilà, je ne m’attendais pas à ce que mon voyage à San Francisco prenne cette tournure, mais je m’aperçois que s’il y a une génération rebelle qui m’intéresse en tous points, ce n’est pas celle des années 60 et 70, mais celle des années 40 et 50.

Les uns ont inventé une langue, une littérature, les autres une musique psychédélique. Les uns étaient plutôt solitaires et solidaires, les autres plutôt grégaires et égoïstes. Les uns voyageaient sans un rond, les autres étaient aidés par leurs parents. Les uns étaient vraiment incompris, les autres ont été les chéris des médias, au point d’en prendre la tête.

Fleurs et cheveux longs à San Francisco

Le sage précaire doit faire une sorte de coming out : adolescent, il avait les cheveux longs et il aimait la musique de hippy. Ce n’était pas du tout l’époque. Quand il écoutait Harvest de Neil Young, les jeunes gens de son âge préféraient, et je leur donne raison aujourd’hui, Depech Mode ou The Cure.

Alors, quand je me promène à San Francisco, je ne peux éviter de repenser à toute cette culture des années 60 et 70, les hippies qui zonaient. C’est ici, dans ces rues mêmes, que le mouvement a commencé. Je le découvre en marchant ici, je n’en avais même pas conscience avant ce voyage.

Je réécoute ces chansons, la musique est toujours belle, et les images qui les accompagnent sont toujours aussi séduisantes. Des filles aux grands chapeaux qui mettent des fleurs dans les cheveux.

Je réécoute le tube de Scott McKenzie If you’re going to San Francisco / Be sure to wear some flowers in your hair.

Si tu vas à San Francisco, assure-toi de mettre des fleurs dans les cheveux. C’est certain que cela peut plaire à un enfant de 15 ans.

Ferme urbaine à Oakland : rencontre avec Novella Carpenter

Qui n’a jamais rêvé de se faire un potager dans son pavillon de banlieue ? Les ouvriers l’ont toujours fait, mais aujourd’hui, en Californie, cela devient un mouvement alternatif et libéral. Une jeune femme, Novella Carpenter, a carrément créé une ferme au beau milieu d’un environnement urbain qu’elle qualifie elle-même d’ « apocalyptique ».

J’ai rencontré Novella alors qu’elle désherbait une allée de son jardin, dans la ville la plus industrielle de la baie de San Francisco. Oakland est la ville dont le taux de criminalité est le plus élevé d’Amérique, une ville portuaire de grande envergure, une ville ouvrière et tendue. Par cela même, on le conçoit aisément, c’est une ville où les loyers sont plus bas qu’ailleurs, et où les progressistes de tout poil peuvent s’installer pour monter des projets originaux.

Quand Novella est venue s’installer à Oakland, avec Bill, elle a vu un terrain vague à côté de la maison où elle pouvait louer un étage. Elle s’est dit : je me fiche de la maison, mais quel terrain ! Elle a demandé qui était le propriétaire de cet espace en friche, personne n’en savait rien. On lui a assuré que le propriétaire, qui que ce soit, ne verrait pas d’inconvénient à ce qu’elle en cultive la terre.

C’était il y a dix ans.

Après avoir brisé la dalle en béton pour faire revivre la terre, après avoir fait pousser des légumes et des arbres fruitiers, elle a acheté des poules, des canards et des dindes. Mais une dinde mange beaucoup trop, alors Novella s’est mise aux lapins, puis aux cochons et même aux chèvres.

Elle a aussi une ruche et produit son miel. Le voisinage ne s’est jamais plaint. Le voisinage, d’ailleurs, est presque entièrement constitué de prostituées et de fumeurs de crack. La proximité d’une ferme est le cadet de leurs soucis. Tout en me parlant, Novella me fait entrer dans le poulailler, construit avec des palettes en bois, et glisse sa main sous le cul d’une très grosse poule pour en retirer deux oeufs tout propres.

En 2007, elle a décidé de raconter cette histoire de ferme urbaine, et en 2009, son livre Farm City est paru au éditions Penguin. Succès de librairie immédiat, complètement inattendu, comme la plupart des succès de librairie. L’éditeur avait accepté de publier un récit de vie mignon, d’un couple de Seatlle venu chercher le soleil dans la région de San Francisco. Il n’avait pas imaginé que c’était un texte qui rencontrerait une époque.

Entre temps la crise de 2008 avait éclaté et Farm City est devenu un emblème pour tous ceux qui se demandaient comment ils allaient se nourrir dorénavant. Novella est devenue, sans le vouloir, une figure à la mode, une inspiration. Des gens viennent parfois la voir et lui prêter main forte, bénévolement. Pour les loger, elle a installé deux caravanes en bordure de maison.

Je n’ai pas osé lui demander ce qu’elle avait fait de l’argent gagné grâce à son best-seller. Ce qui est certain, c’est qu’elle n’a pas déménagé. En revanche, il paraît que les prix de l’immobilier ont grimpé dans ce quuartier déshérité d’Oakland. Elle a maintenant une fille, et Bill est toujours là, taiseux et ténébreux. Je lui ai promis de revenir un jour, mais pour travailler, en échange du logement dans une des caravanes.

I’m moving to France!

Et puis, avec le temps, j’ai appris à comprendre que les gens qui s’autoproclament workaholic sont rarement des foudres de guerre.

Nous partons avant le lever du soleil, et je ne sais toujours pas quel type de travail je suis censé faire. Patrick ne me dit rien, et il n’est pas de meilleure humeur le matin que le soir. Je me tiens coi et me laisse porter par la voiture. J’espère juste qu’il ne va pas m’embarrasser en me donnant à réaliser un chantier avec des instructions minimales, incompréhensibles et lacunaires.

Il téléphone à sa copine qui ne répond pas. Il laisse un message. Il me pose quelques rares questions et répond (parfois) à mes rares questions de manière laconique. Notre rencontre n’est donc pas un coup de foudre, mais je n’ai pas à me plaindre.

Le lycée est un établissement de qualité très médiocre. Peu d’enfants iront dans des universités prestigieuses. Patrick enseigne dans un « programme » qui tourne autour de la permaculture, de la science environnementale, de l’hôtellerie et du tourisme durables, de la gastronomie bio. La direction du lycée a décidé de compenser son manque de prestige par un fort investissement dans l’énergie verte. L’électricité est produite à 90% par des panneaux solaires installés un peu partout.

Lycée très mixte, raciallement parlant. L’anglais est une seconde langue pour 25% des gamins. Ce qui me plaît infiniment, c’est que les adolescents se mélangent vraiment. Les clans existent, mais ils ne sont pas constitués par les origines ethniques des individus. Les bad boys, avec leur pantalon au-dessous des fesses et les casquettes à l’envers, sont autant des blacks que des chicanos ou des blancs.  Des couples se bécotent, et les couples que je vois sont très souvent mixtes.

Patrick me présente à ses classes et me fait parler avec eux, pour expliquer ce que c’est que le wwoofing, et plus généralement, pour réfléchir sur l’idée de « tourisme durable ». Ces adolescents sont adorables. Impertinents avec les adultes, mais sympas et drôles. Il y en a quelques uns dont je ne comprends pas l’anglais, mais sinon, je les trouve très agréable, respectueux ; peu travailleurs mais éveillés ;  dissipés mais prêts au dialogue.

L’année prochaine, ils iront à la fac. Aucun d’entre eux ne vise les prestigieuses université de UC Berkeley ou de UCLA, ni même les établissements de la catégorie juste inférieure, mais des Colleges obscurs, publics mais modestes. Leur plus grand sujet de préoccupation, concernant leur orientation, est le coût des études. Quand ils apprennent qu’en France, l’université est presque gratuite, ils dont entendre une clameur dans la classe. I’m moving to France!

Pour les aider à réussir leurs interrogations écrites, Patrick leur rappelle qu’il y a un test demain. Il leur dit de réviser le chapitre 13 de leur manuel scolaire. Puis, à ma surprise, il leur donne les questions à l’avance. Il leur donne enfin les réponses à l’avance. Patrick aimerait bien que les élèves de sa classe décroche des A et des B, et ne se complaisent pas dans la région des F.

En fin d’après-midi, une jeune femme noire est toujours dans la classe de Patrick afin de repasser sa leçon et d’écrire une prémière fois les réponses aux questions qui seront données demain comme examen. Les professeurs donnent des points supplémentaires aux élèves qui viennent en étude pour faire leur devoir. Elle s’entraine sur moi pour vérifier qu’elle a bien tout appris. Elle récite sa leçon avec un sens de la comédie tout à fait convaincant. En revanche, elle avoue ne pas comprendre le vocabulaire qu’elle emploie. Des mots comme « aride », « nappes phréatiques » : Don’t even ask me what it means, I have nooooo idea.

Ce mec n’est pas plus fermier que moi

Patrick, mon « hôte fermier », n’habite pas dans une ferme, mais dans une maison située dans une rue assez modeste. De tous les pavillons de la rue, la sienne est celle qui ressemble le plus à  une maison abandonnée, une végétation assez touffue accueille le visiteur improblable.

Il y a quelqu’un à la maison, mais personne ne me répond quand je frappe à la porte. Je m’assois sous le hauvent et lit Hobbes & Calvin. Une demie-heure plus tard, un homme ouvre la porte sans s’excuser ni s’étonner. Ce n’est pas celui que j’attendais, mais un ami de passage, qui nettoyait la salle de bains. William est un voyageur qui va de communautés en communautés le long de la côte californienne. Il se dirige vers le nord de l’Etat pour vivre dans un bateau, basé dans un éco-village.

Dans les piles de livres de la maison de Patrick, de nombreux récits de voyage et d’expédition, des livres de politique écologiste, quelques classiques de la poésie américaine, et un récit qui attire mon regard : City Farm, de Novella Carpenter. Il s’agit de l’histoire d’une maison de banlieue, situé au cœur d’un ghetto d’Oakland, qu’une jeune femme a transformée en ferme urbaine. Je le feuillette pour mesurer que le livre n’est pas une fiction, mais un récit de vie, bien écrit, drôle, vivant. Ce livre a connu pas mal de succès il y a deux ou trois ans. Il reflète un mouvement réel qui prend une certaine ampleur dans la classe moyenne, mais qui n’a jamais cessé d’exister : l’établissement d’une ferme dans un environnement urbain, et même et surtout défavorisé.

Cette fille vit avec son compagnon dans la 28ème rue d’Oakland, et je me trouve dans la 23ème. Autant dire que je peux aller la voir en quelques minutes si Patrick me prête un vélo. Novella Carpenter, quel nom! On pourrait le traduire par « Roman Charpentier ».

Les livres sont éparpillés en tas. Ils me rendent la maison chaleureuse. Je note Better Off, d’Eric Brende, qui a vécu un an sans électricité dans un coin perdu d’Amérique. Un peu comme moi dans les Cévennes, mais je n’étais pas un fanatique de la technophobie, et je n’ai jamais rien mis d’austère ou de vertueux dans ma vie hédoniste de la montagne.

Pendant que William me fait la conversation, Patrick rentre enfin. Il me serre la main avec un air de mécontentement évident. Sa mauvaise humeur ne m’impressionne guère car je suis là pour une bonne raison : il m’a demandé de venir, il a besoin de ma force de travail. En réalité, il est gêné car il pensait que son ami aurait débarrassé le plancher et m’aurait laissé sa chambre. Je vais devoir dormir sur le canapé du salon.

L’ambiance est bizarre. Patrick fait une sorte de prière avant de manger son sandwich Subway. Il contredit sans arrêt son ami et parle de son travail à lui, combien il s’investit dans son travail. Nous l’écoutons, mais William lui dit qu’il ne sait pas trop où il veut en venir. Nous sommes tous des travailleurs, ici. je crois que Patrick veut me signifier que je ne suis pas ici pour rigoler. Qu’avec un workaholic comme lui, il va falloir que je me retrousse les manches.

Je ne réponds rien car, d’une part, il n’est pas explicite dans son message, et d’autre part, le travail ne fait pas peur au sage précaire.

Produits dérivés de la Sagesse précaire

Je m’aperçois que tout le monde vend des badges, des t-shirts, des tapis de souris, à l’effigie de leur blog ou de leur chaîne youtube.

Il est peut-être temps que la sagesse précaire se décline, elle aussi, en merchandising. Mais quels produits dérivés pour la sagesse précaire ? Et quels slogans ?

Des autocollants ? Trop polluant. Des T-shirts ? Les sages précaires sont plutôt chemises. Des mugs ? Pfff.

Bon, l’idée est là. Il ne reste plus qu’à trouver des applications viables. Je devrais peut-être profiter d’être dans la Silicon Valley pour monter un start-up et lancer mon projet dans un grand incubateur. Nul doute que je pourrais lever des fonds. Et si, par extraordinaire, il s’avérait impossible, ou complètement con, de lancer de tels produits dérivés, je pourrais détourner l’argent et partir au Brésil.

Le sage précaire est un génie du mal.

WWOOF, du tourisme durable en Amérique

C’est une chose bien connue aujourd’hui, mais peut-être certains d’entre vous ne connaissent pas ce réseau. Le Wwoofing est une pratique de partage entre des voyageurs et des fermiers en agriculture biologique. Le fermier accueille une main d’oeuvre non qualifiée qu’il ne paie pas, le voyageur trouve le gîte et le couvert en échange de quelques heures de travail par jour.

WWOOF : Worldwide Opportunities on Organic Farms (« opportunités dans les fermes bio tout autour du monde », ça sonne moins bien en français). Sur le papier, c’est un projet gagnant-gagnant. Non seulement on peut passer quelques jours ou quelques semaines sans avoir à débourser d’argent, ce qui permet de voyager plus longtemps sur un continent, mais on y apprend beaucoup de choses sur l’agriculture, on y fait des rencontres intéressantes et on y visite des territoires ignorés des guides touristiques.

Je me suis donc inscrit sur le site consacré aux fermes américaines, prêt à donner un peu de ma force de travail contre un logement rudimentaire et quelques légumes bio. Or, tous les « hôtes » me répondaient qu’ils n’avaient pas besoin de moi, et surtout, qu’ils avaient bien trop de demandes de la part de voyageurs que de travail à donner.

Etonnamment, les jeunes femmes, étudiantes en vacances, n’ont pas trop de problèmes pour trouver des lits et des légumes. Mais le sage précaire, personne n’en veut malgré une bonne volonté à toute épreuve.

Un jour, cependant, un certain Patrick m’écrit pour me demander de l’aide. Ce qui me ravit : il habite dans la ville qui m’attire le plus dans la baie de San Francisco, Oakland. Sa ferme est moins une ferme qu’un projet qui allie éducation, lycée, lutte contre la pauvreté, agriculture biologique et tourisme durable.

Je me frotte les mains. Je vais pouvoir observer de l’intérieur, moins avec les yeux qu’avec les mains et l’huile de coude, un de ces fameux projets progressistes qui font la renommée d’Oakland.

 

Dans l’auberge de San Francisco

Autrefois on appelait ça une auberge « de jeunesse ». C’était pour les jeunes, car il n’y avait que les jeunes qui avaient le loisir de voyager léger sans beaucoup d’argent. Les adultes, eux, avaient des gamins, et ne voyageaient pas.

A San Francisco, dans les années 2010, la même auberge est devenue une auberge tout court, car tout le monde voyage et que plus personne n’a vraiment d’argent. Le sage précaire, quarantenaire, n’a aucune raison d’avoir honte de son âge, il est loin  d’être le plus vieux. Dans le hall d’attente où les canapés accueillent les vacanciers, deux ont l’air d’être retraités, quatre pourraient être étudiants, quatre ont l’âge du sage précaire, les autres sont des trentenaires.

Tous, ou presque, manipulent leur ordinateur portable, leur tablette ou leur smartphone. Un vieux lit le journal, et, surprise, trois personnes lisent un livre (et ce ne sont pas les plus vieux). L’un d’eux cependant, dort à côté de son bouquin, et un autre a vraiment l’air coincé du cul, je ne sais s’il y a là une relation de causalité.

Un homme de 45/50 ans est allé s’installer au piano et a commencé à improviser un air contemporain. Il prend des poses dramatiques, il est un peu excentrique dans ses manières, mais c’est un vrai musicien, ce qui nous change des guitaristes à fleur du genre de votre serviteur. Il fait sourire les jeunes, qui entendent peut-être de la musique pour la première fois de leur vie.

Bref, avec l’explosion de la précarité, les hostels sont devenus des lieux plutôt huppés. Aujourd’hui, sortir 30 dollars pour un lit dans un dortoir, c’est devenu une sorte de luxe.

Le musicien est parti de son piano, sans aucun applaudissement. Il revient avec un tout petit chien tenu en laisse. Il me demande si je veux être soigné (« healed »), car son chien est un guérisseur. Il essaie de motiver ce minuscule animal de me lécher les pieds, mais le chien préfère lui lécher la main, à lui. Maybe there’s nothing wrong with you, dit-il, mais j’en doute beaucoup.

Je suis tellement satisfait de cette auberge que je vais en faire de la réclame : Hosteling International Fishermen’s Wharf, Fort Mason, San Francisco. Des gens se plaignent de la propreté du lieu, ou de l’exiguité des commodités, mais je veux témoigner que l’auberge est très bien tenue. Le petit déjeuner est inclus dans le prix, une vaste cuisine est à disposition, l’internet est accessible gratuitement, des instruments de musique le sont tout autant. Un grand écran diffuse chaque un film pour ceux qui le veulent.

Et depuis la cuisine, vue sur le Golden Gate Bridge.

Le dortoir est immense. Nous sommes nombreux à y dormir sur des lits superposés, et cela, loin d’être une nuisance, incite au calme, au respect, et à la sécurité. Bien sûr, les ronflements rugissent dans la nuit, mais avec des bouchons dans les oreilles et un pull autour de la tête pour couvrir les yeux, le voyageur ne dort pas plus mal ici que dans une chambre d’hôtel.

 

Vivre sur l’eau à Sausalito

Je vous écris depuis la bibliothèque municipale de Sausalito, petite ville californienne en bord de mer. Sur la baie de San Francisco. Pour y aller, il suffit de traverser le mythique pont Golden Gate, car Sausalito et San Francisco se font face, de part et d’autre de l’embouchure de la baie.

(Peut-on parler de l’embouchure d’une baie ?)

Le Golden Gate bridge, depuis San Francisco

Une ville entre mer et montagnes, magnifique. Tout devrait y être hors de prix, et les loyers par dessus tout. Or, une petite communauté résiste à la gentrification de Sausalito. Ces résistants vivent sur des bateaux, dans une communauté qu’ils appellent Galilee Harbor (le port Galilée).

Ils se sont constitués en coopérative, sont devenus propriétaire collectif de la terre et des docks, et les résidents se doivent d’être artistes, musiciens, écrivains, ou alors de travailler dans les métiers de la mer.

Depuis les années 70, les habitants de ces bateaux luttent avec les autorités pour rendre leurs habitats alternatifs légaux. En échange des autorisations qu’ils ont conquises, ils doivent réaliser un certain nombre d’aménagement : rendre accessibles les docks et les pontons, accepter la visite de touristes et de promeneurs, procéder à des travaux d’entretien du littoral, etc.

Je me suis retrouvé là un peu par hasard. L’ami d’un ami habite à Sausalito, et je me proposais d’aller lui payer un café. J’ai loué un vélo à San Francisco, traversé le Golden Gate bridge, et me suis baladé un peu loin du centre ville. Je n’ai pas trouvé l’ami de mon ami, mais je me suis fait de nouveaux amis, en discutant sur les docks.

C’est ainsi que, sans l’avoir prémédité, quelques jours plus tard, je me suis retrouvé accueilli dans plusieurs de ces bateaux-maisons qui me faisaient rêver, et que j’ai enregistré quelques très jolies histoires de voyages, souvent couplées avec des histoires de passions amoureuses. Des histoires de musiciens et de plasticiens, des histoires de capitaines au long cours et d’enfants non scolarisés.

Des histoires flottantes qui allient les contraires : luttes locales et voyages autour de la terre,  coopérative et aventure solitaire. Il faut imaginer ce vieux loup de mer, Marc, qui a construit son propre catamaran et a fait le tour du monde avec femme et enfants, il faut le voir penché sur des chaînettes en argent, pour confectionnent des petits bijoux. C’est, à mes yeux, l’image des habitants de Galilee Harbor : manuel et rêveur, patient et aventurier, solitaire et communautaire.