Quitter les Cévennes

Je pars dans quelques jours pour une expérience américaine qui durera Dieu sait combien de temps.

Le temps est donc venu de déménager mes affaires du terrain de mon frère. Il n’y a pas grand chose, le déménagement est vite fait, et n’encombrera presque pas les amis qui me prêtent avec bonté un coin de grenier pour entreposer quelques cartons de livres et de souvenirs.

Je prends un air dégagé, mais écrire ces mots me nouent la gorge. Les Cévennes sont bien difficiles à quitter.

Les fruits de septembre

Tout en bas du village, près de la Valniérette, se trouve un beau figuier dont les propriétaires ne s’occupent plus depuis longtemps. Ils habitent à Paris. Les gens du coin se servent en passant le long de la route.

Mais peu de gens passent sur cette route, alors les figues mûrissent, se gâtent, puis pourrissent, ignorées de tous.

Le sage précaire s’y rend une fois par semaine. Il en mange une dizaine pour étancher sa soif. Il prend celle qui sont tellement mûres qu’elles ont le cul tout éclaté.

Puis j’en cueille une petite vingtaine parmi celles qui peuvent encore se conserver quelques jours.

Dans la montagne, certains vergers sont purement abandonnés. Peut-être les propriétaires sont-ils trop vieux, ou peut-être n’habitent-ils plus en Cévennes. Plus probablement, la personne qui a aimé et récolté ce prunier qui me régale aujourd’hui, est morte de sa belle mort. Et ce sont des héritiers vivant à Montpellier qui en sont les propriétaires, et ne le savent même pas.

Ce prunier est le délice des délices. Perdu dans une broussaille qui a envahi un traversier, il exhibait mélancoliquement ses prunes noires et bleues. L’autre jour, de guerre lasse, il avait laissé tomber à ses pieds tous ses fruits trop lourds pour lui.

J’en ai ramassé un : il était intouché par les insectes et les vers. La prune était molle au toucher, et la peau intacte. Comme il n’avait pas plu depuis des semaines, le jus était si doux et concentré qu’il en était presque alcoolisé.

Je n’ai pas touché à l’arbre et me suis contenté de glaner les prunes tombées par terre, sur une herbe sèche et douce. Toutes étaient immaculées et délicieuses.

A mon retour, j’ai délesté un pommier qui connaissait le même sort d’abandon des hommes.

Je ne suis pas fier de moi, car je sais qu’en agissant ainsi je commets un larcin. Ces arbres ne sont pas publics, ils appartiennent à quelqu’un. Ce que je fais, c’est donc bien un vol. Mais comme disait le divin Thomas d’Aquin : « les biens que certains possèdent en surabondance sont destinés, par le droit naturel, à secourir les pauvres ». Or, si je ne suis pas exactement ce qu’on appelle un pauvre, la surabondance est ici manifeste, et presque criminelle.

Si l’on me prenait la main dans le sac, et que l’on me traînait à un tribunal, je me défendrais avec des  arguments différents de ceux de Thomas d’Aquin. Je ne dirais pas que j’étais dans l’urgence et le besoin, mais que ce sont ces arbres qui sont se trouvent dans une situation tragique. Ce sont ces arbres que je soulage en appréciant leurs fruits.

Commentaires

Cela fait plusieurs jours qu’il est impossible de laisser des commentaires sur La Précarité du Sage.

Je n’y suis pour rien, je tiens à le préciser. Au contraire, j’ai toujours aimé les commentaires sur mes billets, même quand ils sont négatifs.

Si jamais les services du monde.fr ne règlent pas ce genre de problèmes, il est à craindre que ce soit la pérennité du blog qui soit en jeu. En effet, même si on n’écrit pas pour avoir des commentaires, même si un blog n’est pas un forum de discussion, l’interactivité fait quand même partie du charme d’un blog.

Et le sage précaire, quand il n’est pas sous le charme de quelqu’un ou de quelque chose, tend à se laisser dépérir. C’est donc peut-être ce blog qui va disparaître, petit à petit.

Les chasseurs sans culottes

Mon ami ornithologue me parle des chasseurs.

Curieusement, il n’y a pas de haine ni d’animosité dans sa voix. Pourtant, ce sont eux, surtout, qui perturbent les aigles et leur nidification. D’ailleurs, autrefois, les aigles auraient été des oiseaux de plaine ; ce n’est que repoussés par des persécutions diverses qu’ils ont dû trouver refuge dans des endroits plus escarpés, plus difficiles d’accès pour l’homme. D’où l’association que nous avons coutume de faire entre l’aigle et les cimes.

Mais Gérard refuse de mépriser les chasseurs. « Ils sont là, c’est avec eux qu’il faut négocier, c’est tout, il faut les prendre tels qu’ils sont ». Ce que j’entends, sous les paroles explicites de l’ornithologue, c’est que les chasseurs partagent avec les protecteurs des oiseaux peut-être davantage qu’ils n’oseraient eux-mêmes se l’avouer. Ils savent quelles espèces sont protégées, et usent de mille ruses pour contourner plus ou moins les lois de protection, ce qui signifie que les chasseurs sont, après les ornithologues, et loin devant les élus et électeurs d’EELV, les meilleurs connaisseurs du monde des oiseaux.

Arrêt sur un col, j’ai oublié lequel. On voit le Ranc de Banes au loin. C’est joli, comme nom, « Ranc de Banes ». Gérard entend le chant d’un piaf dont j’ai oublié le nom. Il sort l’ouvrage de référence sur les oiseaux, écrit par des anglo-saxons et publié en Suisse. Les Anglais sont paraît-il très forts, en oiseaux. Gérard regrette que les Français soient plus prompts à s’inscrire dans des sociétés de chasse plutôt que dans des associations de protection des oiseaux.

Il explique ce phénomène par l’histoire. L’importance de la chasse remonte à la révolution française, quand la chasse fut soudain démocratisée, et que le privilège de chasser sur les terres d’un seigneur se transforma en droit populaire. Depuis, c’est un sport et une activité populaire et « revendiquée comme telle ». Cela explique qu’en Angleterre le rapport chasseurs/ornithologues soit inverse : il y a outre Manche bien moins de chasseurs, car la chasse est restée un privilège de classe (la chasse à cour, la chasse au loup, la chasse au renard), et les associations de protection des oiseaux comptent trois fois plus d’inscrits que leurs homologues françaises.

Cela donne une nouvelle image des chasseurs français, incidemment. Loin d’être de simples viandards, ils me paraissent soudain les dignes descendants des sans culottes, bougonnant et faisant un sort aux privilèges et les conservatismes de la ploutocratie.

Arrivés au col de l’Asclier, devinez à quel endroit exact nous nous installons, et posons le trépied du télescope ? (ce n’est pas pour me vanter, mais quand je pars sur le terrain avec mes amis ornithologues, nous emportons un télescope.)

Réponse : derrière une haie de genêts séchés, qui forment une espèce de cachette. Ces haies sont construites par les chasseurs qui se postent là quand ils tirent la « palombe » (Gérard dit « pigeon ramier »). Donc, comme par hasard, ornithologues et chasseurs partagent les mêmes postes et les mêmes constructions.

Une même passion et de similaires attentes. Un même art de la patience.

Un même oeil acéré et, comme dit le philosophe, un même « devenir animal ».

L’Aigle royal et l’ornithologue

L’épicerie du village est souvent tenue ces temps-ci par une délicieuse personne née dans un village voisin. Ayant terminé ses études, elle repose un peu son âme en travaillant dans un endroit paisible, avant de se lancer dans la recherche d’emploi adaptée à sa formation.

Elle me présente son ornithologue de père, qui est d’accord pour que je l’accompagne dans des sorties d’observation, et que je fasse, le cas échéant, un documentaire radio sur les oiseaux de la région. Gérard est un instituteur à la retraite, grand, mince et moustachu. Sa fille m’en a parlé avec admiration, comme un homme d’une timidité maladive. Or, notre première rencontre se passe bien, il me parle des oiseaux de la région avec précision et didactisme. Il me donne rendez-vous un matin, à 7h30, pour aller observer au col de l’Asclier.

Gérard fait partie des rares ornithologues capables de reconnaître les oiseaux à l’oreille. Il connaît toutes les espèces dites communes. Il me parle des plus petits jusqu’aux plus grands rapaces. Nous avons la chance d’avoir des couples d’aigles royaux qui nichent dans la région. Dans les années 80, il n’y avait plus que neuf couples, dans tout le massif central ; aujourd’hui, il y en a plus de trente. L’aigle royal est le plus grand des rapaces d’Europe, il n’y a guère que la harpie féroce, en Amérique du sud, ou le condor des Andes qui le dominent dans le monde.

Entendre parler des aigles me fascine. Ils nichent dans des « aires » (c’est le nom du nid d’aigle) qui sont parfois vieux de plusieurs siècles et qui servent de maisons à des générations et de générations de rapaces. Parfois un grand corbeau vient investir une aire, mais peut se faire expulser par un aigle qui en a besoin, et qui ne confond jamais une véritable aire et un quelconque nid de corvidé. L’aigle est animal de territoire. Des kilomètres de périmètre, sur lequel il règne en souverain, imposant sa présence aux yeux des autres aigles en faisant des figures spécifiques dans le ciel.

Mon jardin suspendu fait partie de leur territoire de chasse et cela me fait frissonner de bonheur. Peut-être un de mes chatons sanguinaires s’est-il fait enlever par les serres impitoyables d’un de ces rapaces à la vue perçante ? Les aigles voient et analysent des informations à plus de dix kilomètres.

Pour être plus précis, le terrain de mon frère n’est pas exactement sur le territoire d’un couple, mais à la jonction de trois territoires, donc cela fait trois fois plus de chances pour moi de voir des aigles royaux. Alors les rapaces que je vois planer quelquefois, quand je suis nu dans ma baignoire d’eau de source, sont-ce des buses, des faucons ou des aigles ? Je veux croire que ce sont des aigles royaux qui tournoient au-dessus de moi, et qui scannent de leur regard inhumain les pauvres actions du sage précaire à l’assurance oscillante.

Soirée franco-chinoise à Lyon

Soirée franco-chinoise, galerie Françoise Besson

On se souvient que la grosse problématique de cette soirée concernait la date du 8 août.  On nous promettait une solitude sibérienne. La Galerie Françoise Besson fit bien les choses, mit les petits plats dans les grands, et nous nous vîmes une bonne cinquantaine de personnes au plus fort de la soirée.

Guillaume Thouroude, galerie Françoise Besson, photo Catharina Bertoni.

Ma nièce Coline, qui était venue avec sa grand-mère (la mère de mon frère JB, ma mère pour ainsi dire), fit le compte des pique-assiettes qui avaient limité leur action culturelle à vider les bouteilles et les plateaux de bouffe. Un mec qui m’a abordé à la fin, n’a paraît-il strictement rien écouté de la soirée, et bu exactemet 18 verres de vin.

Il n’avait pourtant pas l’air plus ivre que moi quand il m’a parlé.

Françoise, la directrice de la galerie, mi amusée, mi bienveillante

Françoise Besson, la directrice, m’avait logé dans un appartement de grand standing, au-dessus de sa galerie. C’est un appartement qu’elle loue à des vacanciers ou des conférenciers, et qu’à l’occasion elle destine à des artistes et des écrivains en mal de logement. En l’occurrence, j’entrais dans la case « écrivain en résidence ».

Françoise est un de ces personnages qu’une ville se félicite d’avoir en son sein : dynamique, généreuse, à l’organisation parfois baroque, fourmillante d’idées, elle prend des risques pour l’amour de l’art. Elle entreprend comme d’autres jonglent avec des quilles en flamme, et à la fin, les projets improvisés prennent forme on ne sait trop comment.

La « bonne » ville de Lyon (toujours ce qualificatif mystérieux accolé à ma ville natale) a besoin de gens comme elle, un peu fous, n’ayant pas peur de faire du name dropping, quitte à se mélanger les pinceaux avec les names que l’on droppe. Les « bonnes » villes en général ont besoin d’individus comme Françoise, qui n’ont pas froid aux yeux, et ne craignent pas de lever de fortes sommes pour faire construire une maison d’architecte en plein quartier de canuts.

En conséquence de quoi, sa galerie d’art contemporain, au 10 rue de Crimée, à la Croix-Rousse, est un des haut lieux de la création et s’est imposée dans les foires internationales.

Chen Xuefeng, photo Catharina Bertoni

Dans la galerie, c’était l’exposition d’une ravissante artiste chinoise vivant à Lyon, Chen Xuefeng. D’où l’opportunité d’organiser une soirée autour de notre livre Traits chinois/Lignes francophones. Chen Xuefeng est originaire du Yunnan et son art est très influencé par les arts décoratifs et religieux de la minorité Yi, dont sa mère fait partie.

Broderie, céramique, c’est avec d’anciennes méthode que cettte jeune femme parle de la douleur et du plaisir d’être une femme.

Chen Xuefeng, photo Catharina Bertoni

Ce fut une belle rencontre, et il est maintenant question de collaborer à nouveau sur le catalogue des oeuvres de Chen Xuefeng. Prions les divinités Yi que ce projet aboutisse à son tour. Nul doute qu’il empruntera des chemins détournés.

Il n’y eut que des belles rencontres autour de ce 8 août, et c’est une des réussites de la galerie de Françoise de les rendre possibles tous les jours : Catharina Berthoni, photographe brésilienne, a elle aussi éclaboussé de son charme et de son talent cette soirée. Elle a été une pièce maîtresse dans l’organisation, ainsi que dans la représentation de l’événement.

Oeuvre de Chen Xuefeng, Galerie Françoise Besson, photo de Catharina Berthoni

En revanche, Françoise et ses invités se connaissent depuis si longtemps qu’on ne compte plus le nombre des années. Ce serait inconvenant. La superbe Cécilia de Varine est venue nous parler du tableau Malade fiévreuse de Chang Su-Hong, qu’elle a redécouvert grâce à ses recherches dans les réserves du musée des Beaux-arts de Lyon.

Cécilia de Varine, photo Catharina Bertoni

Nous avons profité de la présence en France du non moins superbe Benoît Carrot, plus connu sur ce blog sous le pseudo Ben. Professeur de philosophie expatrié au Tchad, il nous a gratifié de sa faconde impeccable et nous entretenu de la francophonie chinoise en Afrique centrale.

Benoît Carrot, photo Catharina Bertoni

Tout comme le livre lui-même, qui est constitué d’une toile d’arignée d’amitiés tissées sur tous les continents, cette soirée était placée sous le signe de la vieille connivence entre des Lyonnnais fringants. Originaires de Haute-Savoie, du Forez et de Bourgogne, mes compagnons ont eu la plaisante idée d’être brillants, drôles et stimulants.

Je ne sais pas si je peux dire de mes copains qu’ils sont tous des sages précaires comme moi, sans doute pas, mais ça n’a pas d’importance. La chaleur des relations humaines ne se mesure pas à l’identicité des destinées sociales (comprenne qui pourra).

Le sage précaire et Ben, photo Catarina Bertoni.

La chatte au jardin suspendu

Bon, c’est officiel, ma chatte est enceinte. Et elle m’a élu comme le maître le plus adéquat pour s’occuper d’elle. Elle fait des efforts pour être sympa, elle ne boude plus mes croquettes, elle arrête son chantage affectif, elle ne lance plus ses ultimatums usant pour les nerfs.

Elle me refait le coup de venir mettre bas chez moi, sur le terrain de mon frère. Peut-être sent-elle que je suis sur le départ, et veut-elle me contraindre à rester. Une technique attendrissante, mais qui n’aura pas d’effet majeur sur la conduite géographique de la vie du sage précaire.

Ma chatte a enfin adopté le jardin suspendu, où je passe les matinées, avant que le soleil ne nous inonde. Quand elle était petite, elle venait me rejoindre quelques minutes, mais je sentais que c’était juste pour me demander de redescendre à la cabane et de lui trouver un truc à manger.

Ces jours-ci c’est différent. Elle se promène, elle slalome entre les pierres blanches et les légumes. Elle chasse et s’amuse. Elle boit dans les points d’eau que j’ai aménagés.

Elle joue beaucoup plus avec les recoins, les anfractuosités, les dénivelés, enfin tout ce qui est fun dans la vie rêvée d’un chat. Elle exploite enfin les potentialités du lieu.

Et elle aime se poster aux frontières du territoire. Le muret qui délimite le début du sous-bois, le gros rocher surplombant, tous les espaces intermédiaires, la chatte les adopte. La chatte aime les entre-deux, les intercessions, les zones liminaires.

Ce n’est pas pour rien qu’elle se partage entre plusieurs maîtres, qu’elle refuse de choisir entre la vie sauvage et le confort des familles humaines. Et que parmi les différents maîtres humains, elle préfère finalement le sage précaire, lui-même sujet liminaire.

La saga des chats

15 août – Retour des chatons

A la mi-août (ah ah ah), deux des quatre chatons sont revenus. La chatte était arrivée deux jours plus tôt, pour tâter le terrain et introduire ses enfants chez moi. Elle s’assurait que je reconnaîtrais les petits, puis elle repartit vivre sa vie.

Les chatons sont maintenant des espèces d’adolescents. Ils jouent beaucoup et restent longtemps sans manger. Certaines nuits, le noir vient ronronner sur moi. Ils adoptent le jardin suspendu, où ils restent la journée entière. Le gris, en revanche, est très farouche et n’a pas l’air habitué de vivre avec des êtres humains.

 

30 août – Le matou

Un nouveau chat est en train de se faire accepter chez moi. Le matou noir qui n’est autre que le géniteur des chatons. Ces derniers ont disparu récemment, et le matou les remplace. Il fuit beaucoup, mais il sait revenir, et faire des allers-retours. Il sait s’imposer avec finesse. Il ne monte pas sur les tables. Il a de grands yeux et un corps très fin, très affûté. Il miaule de manière étrange, des petits miaulements étouffés, d’une voix sans souffle et sans musicalité.

Il me suit au jardin suspendu et n’hésite pas à aller faire des courses dans la forêt.

C’est un matou sauvage.
4 septembre – Enième retour de la chatte

Encore une fois, on miaule derrière la porte de la cabane. Cette fois, c’est la chatte blanche.

C’est un éternel retour, ces chats.

Elle se frotte, elle miaule, elle est en manque d’affection, elle boude même un peu de croquettes. Mais ses poils sont longs et elle les perd sur mon pull. Elle me suit dans le mazet, sur le bureau où j’écris ces mots. Elle va voir les bougies allumées, elle les renifle, fait la grimace, retourne dans tous les coins du mazet.

Elle me paraît un peu lourde.

Ne serait-elle pas enceinte ?

Plus je la vois évoluer, plus elle me rappelle sa façon d’être en mai dernier, quand elle était grosse.

Déambuler au Désert

J’arrive au Mas Soubeyran, dans la commune de Mialet, en pleine nuit samedi soir. Je me gare dans une clairière prévue pour le parking, les étoiles scintillantes au-dessus de moi. Je dors un peu dehors, sur l’herbe, un peu dans la voiture de location.

Le lendemain, trois jeunes gens, en gilet jaune fluo, me réveillent en criant autour de la voiture. Dans mon magnifique pyjamas noir satiné, j’affiche une élégance sans concession. Grognon et bougonnant, je descends sur le site de l’Assemblée, siphonné par les colonnes d’hérétiques qui coulent en entonnoir en direction de la chaire en bois.

Très beau site, sous l’ombre des châtaigniers et des hêtres. Non seulement ombragé, mais incliné et creusé en cône, comme un amphithéâtre naturel.

Dans les sous-bois en pente, les gens s’assoient un peu partout, librement.

Beaucoup de personnes âgées. Les habitués, qui forment la majorité, ont apporté des chaises pliantes de camping. A côté des rangs de chaises pliantes, de nombreux accidents de terrain permettent à des petits groupes, des couples ou des individus de se poser à géométrie variable.

Un rocher, un tronc, un trou, forment des petits salons dispersés très agréables à l’oeil. Déambuler dans l’Assemblée du Désert, c’est voir une infinité de tableaux de genre. Un charme visuel se dégage de cette réunion, au point qu’on dirait qu’ils posent. Qu’un metteur en scène les a placés ainsi pour donner une image de l’harmonie préétablie sur terre.

Je m’en ouvre à ma voisine septuagénère, qui est d’accord avec moi, et qui me répond avec espièglerie : « Mais nous avons été placés là par le grand Metteur en scène, que croyez-vous ? »

Souvent, des groupes forment des petits cercles. Plutôt que de faire face à la scène, à l’autel ou à la chaire, ils se regardent eux-mêmes et se font face en famille et ou en communauté. Je ne sais pas pourquoi et n’ose le leur demander. Ils sont plongés dans une méditation profonde.

Des femmes aux chevelures magnifiques trônent sur des rochers ou des murets en pierres sèches, exhibant leur chevelure en restant assises, et comme fait exprès pour attirer les convoitises, et ce faisant exalter la foi. L’une d’elle lit un numéro de La Réforme qui titre en une : « L’Eglise kiffe les jeunes ». Une version protestante des fameuses JMJ a eu lieu à Strasbourg, ou à Lyon,  sous l’appellation du « Grand Kiff ». Cette célébration de jeunes, attirant plus de 1 000 personnes, est décrite comme un franc succès.

Je vois un homme qui reste près d’une de ces donzelles aux cheveux blond venitien, et la reluque sans prêter attention aux paroles de la pasteure. La femme doit se sentir regardée, mais donne l’impression d’être ailleurs, parmi les anges. Le spectacle est étrange mais je me demande s’il n’y a pas là les ingrédients pour faire un couple heureux. Un homme lubrique et une croyante éthérée.

Dans les moments creux, un couple de retraités parle avec moi. L’homme est originaire de Nîmes et me confesse qu’il ne viendrait peut-être pas à l’Assemblée du Désert s’il fallait aller en Auvergne ou en Bretagne. Sa femme attire mon attention sur le livre qu’elle porte avec elle. Une monographie sur son arrière arrière grand-père qui fut un peintre du XIXe siècle. Elle vient en faire la promotion car le Musée du Désert rechigne à le mettre en vente alors même qu’il compte parmi ses collections plusieurs tableaux de ce peintre protestant. Elle est l’auteure du livre, mais ce n’est pas pour cela que son geste ne mérite pas d’être salué. En voilà une, pensé-je, qui sait ce que prêcher dans le désert signifie.

Pour la pause repas, tout le monde retourne à sa voiture, ou pique-nique dans les environs. Moi, je m’allonge à l’ombre d’un hêtre et rêve à des courbes. Un couple passe près de moi et peste contre la pauvreté du sermon de ce matin.

L’après-midi, des intellectuels laïcs vont prendre la parole et nous nous attendons tous à de la nourriture terrestre et céleste.

L’historien, chemise blanche enfoncée sous un pantalon taille haute, prend place à la chaire. Son discours veut lutter contre trois clichés, celui d’un protestantisme austère, celui d’une pratique prétenduement faible chez les réformés, et celui de l’éternel individualisme protestant. Il démontre alors que ses coreligionnaires sont plus pratiquants que les catholiques ; que loin d’être austère l’église est de plus en plus « kiffante » ; et qu’enfin les rassemblements tendent à être solidaires.

Il conclut un de ses paragraphes par ces mots plein d’enthousiasme contrit : « Austère ? Non. Grand Kiff ? Oui! »

Dans l’après-midi, le choeur se lance dans le Chant des Prisonnières de la Tour de Constance, en languedocien. C’est le signe de la fin des festivités. Les gens plient leur siège et, par grappes, retournent à leur voiture.

Je fais de même et tente une dernière fois de me faire offrir une visite guidée du Musée du Désert. Mon micro à la main, je suggère que c’est pour la radio suisse. Saperlipopette, si la carte du calvinisme helvète doit marcher quelque part en France, c’est bien à l’Assemblée du Désert! En vain, personne n’a le temps de s’occuper de moi. Le responsable des lieux me laisse sa carte de visite et m’invite à passer un autre jour.

Ce dernier échec signe la fin de ma déambulation à Mialet.

L’Assemblée du Désert

Je ne voulais pas terminer mon expérience cévenole sans assister une fois à l’Assemblée du Désert. Qui dit Cévennes dit Désert. Pour un nomade comme moi, dont les parents ont longtemps vécu en Afrique, le désert des Cévennes a toujours eu une puissance évocatrice. Et qui sait si mon frère, né à Ouagadougou, ne s’est pas installé dans les Cévennes méridionales pour rester en lien avec son Sahara natal ?

Quand j’étais plus jeune, je faisais des randonnées dans les Cévennes en pensant que le terme de désert renvoyait à une terre infertile. Je ne comprenais pas encore qu’il s’agissait d’une référence biblique, que les protestants utilisaient lorsque leur religion était interdite par le roi de France. Ils se cachaient dans des coins de nature et procédaient aux services sur des autels portatifs. Le Désert faisait référence aux Hébreux qui errèrent pendant quarante ans dans le désert, conduits par Moïse.

Chez les huguenots, le mot même de Désert désigne même la période qui va de 1685 (la Révocation de l’édit de Nantes) à 1789 (la révolution française). Un siècle de clandestinité et de nomadisme relatif.

 

Tous les premiers dimanche de septembre, les protestants de France se rassemblent donc dans les Cévennes, dans le village de Mialet. J’ai lu quelque part qu’à Mialet, lors de la guerre des Cévennes, les dragons du roi conduisirent tous les habitants dans l’église et y mirent le feu. J’ai lu ailleurs que tous les habitants de Mialet firent déportés lors de la même guerre des Cévennes. On lit tellement de choses, en des endroits tellement variés.

L’assemblée se déroule dans un hameau où habitait un grand chef camisard, Rolland. Depuis le début du XXe siècle, la demeure natale de Rolland abrite les collections du Musée du désert. Et c’est en contrebas qu’on accueille tous les protestants qui le veulent, tous les premiers dimanche de septembre.

C’est là qu’en 1935, André Chamson avait prononcé son fameux discours sur l’esprit de résistance, dont j’ai parlé ici. Cette année, sont invités des personnalités beaucoup moins célèbres mais non moins protestantes : la pasteure d’Orthez Anne-Marie Feillens, puis une historienne et un historien. On attend, paraît-il, 20 000 personnes de l’Europe entière.

Le sage précaire ne peut pas rater la venue de 20 000 parapillots dans sa région d’adoption. Surtout si dans le lot se trouvent des nord-Irlandais, des Anglais et des Suisses. Quel défilés d’accents en perspective ! Un calvinisme haut en couleur.