Le Café des Cévennes, c’est non seulement l’endroit où j’ai accès à l’internet, mais c’est un formidable poste d’observation.
A côté de moi, un trio de dames discutent. Elles appartiennent à la bourgeoisie locale, leur famille a dû faire fortune il y a quelques siècles, dans la sériciculture. Elles boivent un petit verre de St-Yorre et un chocolat chaud avant de rentrer dans leur demeure, dont elles disent qu’elles sont surveillées par des gardiens. L’une d’elle a de gros problème de poignet, ou de phalanges, et les deux autres reçoivent patiemment ses longues plaintes.
Autre table, autre moeurs. Un autre trio de dames, plus jeunes, sont d’une classe sociale inférieure. Elles ne parlent pas de leur demeure. Elles sont plus discrètes et parlent bas.
Dehors, fumant des clopes roulées et buvant des bières, un jeune barbu portant casquette à carreaux parle sans arrêt devant deux femmes d’âges différents. La plus jeune est arrivée la première et bouffe des yeux le jeune barbu. Il s’agit de « néos », qui sont arrivés là il y a un an. La fille, je ne l’ai jamais vue. Il est possible qu’elle soit à peine arrivée en Cévennes et qu’elle soit en pleine entreprise d’intégration sociale, d’où les yeux doux et les rires bruyants qui accompagnent les moindres paroles du barbu.
Ses rires, d’ailleurs, la défigurent : elle montre toutes ses dents quand elle rit, tout le râtelier. C’est effrayant. Elle pense bien faire, et s’il faut le dire, elle est tout à fait charmante. Mais ses rires à pleines dents font peur. Sourires carnassiers.
A côté de moi, les bourgeoises ont changé le cours de leur conversation. Elles sont dans un commérage plus classique : « Celle-là, elle devrait sortir avec une armure. »
Une femme entre deux âges s’est installée dehors à la table des néos. Elle rit et participe aux monologues du barbu, mais elle lance des oeillades assassines à la jeune femme aux sourires carnassiers. Le barbu, lui, est un insupportable bavard qui n’hésite jamais à parler très fort au téléphone quand on essaie de travailler. En voilà un qui ne comprend pas que le Café des Cévennes est avant tout mon bureau.
Il est 17h42 et la terrasse se remplit de néos qui viennent dépenser leur RSA en apéros bien mérités. Les aides de l’Etat et les minima sociaux, il faut bien que quelqu’un le dise, ce sont de très rentables investissements pour le gouvernement : c’est de l’argent intégralement réinvesti dans les commerces locaux, à la différence de toutes les primes données à des gens riches, et qui disparaissent hors de France, dans des paradis fiscaux et des spéculations improductives. Sans le RSA, le RMI, les allocations chomages et les indemnités débiles, des régions entières de notre pays seraient abandonnées par manque d’emplois. Il y aurait moins d' »assistés », mais la misère se concentrerait simplement dans les grandes villes.
Un jeune homme malingre et hirsute longe le bar. Il a tout l’air d’un toxico. Il envoie des signes de bonjour à des clients sur la terrasse, qui ne lui répondent pas. Je le vois un instant plus tard parler à un Arabe du coin, assis à la terrasse et buvant un verre de vin blanc, un homme bien plus « local » que que le petit toxico. Ce dernier demande quelque chose à fumer, et finit par s’énerver, par retrousser ses manches, tandis que l’Arabe reste d’un calme olympien.
Le barbu néo ne cesse d’entretenir ses femmes, et quand je le vois, avec sa faconde d’intermittent du spectacle et ses gestes d’excité, j’ai envie de me raser et de me débarrasser de mes couvre-chef.
Un homme à la longue barbe grise entre. Il s’assoit non loin de moi. Il a l’air d’être un écrivain, un Bachelard cévenol. Il commande un monaco et sort des papiers d’un sac en plastique à l’effigie du journal L’Equipe.
Le toxico n’est plus énervé. L’Arabe l’a calmé. Il montre son pouce à l’Arabe d’un air de dire : toi, t’es un as. Il danse même un peu. C’est fou ce que les petits malingres, les nerveux et les faibles empruntent toujours les mêmes méthodes pour qu’on les aime : faire les clowns, faire les singes, faire les fous. C’est épuisant pour eux et pour les autres. On devient toxico pour moins que ça.