« Les Bohèmes », une exposition irréconciliée

L’exposition du Grand Palais est extrêmement étonnante, bizarre. Osons le mot, après tout, qu’est-ce qu’on risque ? C’est sans doute un gros ratage, et c’est pourquoi j’en garde un excellent souvenir.

Devinez de quel peintre il s’agit

Exposition bizarre parce que les choses qu’elle associe, on a du mal à les associer spontanément. C’est donc potentiellement très stimulant, mais aussi possiblement casse-gueule. Il s’agit de parler en même temps des « Bohémiens », c’est-à-dire du peuple Rom, et des artistes « Bohème » qui, au XIXe siècle, menait une vie pauvre et dissolue.

Les uns sont issus d’une histoire longue et mouvementée, les autres viennent grosso modo de la bourgeoisie et forment une classe de petits cons. On se demande comment faire une exposition avec deux réalités si éloignées l’une de l’autre.

Moi, je tenais à la visiter car j’avais contribué au hors-série de Télérama, intitulé « Les Bohèmes », sorti à l’occasion de cet événement au Grand Palais. Je ne pouvais pas être indifférent à l’exposition qui était à l’origine de ma propre pige. J’avais écrit mon article sur les nomades irlandais, les « Tinkers », et je l’avais écrit dans l’obscurité la plus totale quant à l’expo, et maintenant que tout était publié, je pouvais aller voir de mes yeux de quoi il retournait exactement.

J’ai pris beaucoup de plaisir au début, sur tout l’étage du bas, mais avec le recul, je reste sceptique quant à la pertinence d’associer « Bohèmes », « Bohémiens » et ressortissants Roms, même si l’imagerie du Bohémien a beaucoup influencé les poètes et les artistes.

Baudelaire aurait plus ou moins inventé le terme de « bohémianisme », inspiré par l’étude qu’a faite Franz Liszt sur la musique tsigane de Hongrie. On sait aussi combien les poètes aiment parler des nomades, combien ils se comparent eux-mêmes à des bohémiens. Inversement, il n’y a pas beaucoup de Roms qui soient devenus poètes et peintres à Montmartre. Il n’y a donc aucun échange entre les deux réalités abordées.

D’ailleurs, la séparation en deux étages montre assez bien ce caractère irréconciliable : le rez-de-chaussée est dédié aux oeuvres d’artistes européens représentant plus ou moins ces mystérieux « Egyptiens » qui sont apparus au XVe siècle en Europe de l’ouest.

La première archive en français que l’on possède sur eux est la mention d’un échevin d’Arras en 1419 : « Merveille venue d’Egypte ». Avant d’être persécutés, les Roms ont longtemps été objets de fascination et aussi très en vogue dans les cours les plus brillantes, où ils apportaient des connaissances nouvelles venues d’Orient, de la musique et des danses envoûtantes, ainsi que des techniques de soin révolutionnaires.

Leonard, le Caravage, Courbet, tout le monde est là pour montrer des femmes sensuelles et inaccessibles, des Carmen au sang chaud, ainsi que des familles en vadrouille.

« Bohémiens en voyage » d’Achille Zo (1861)

A l’étage, des salles en enfilade consacrées au mouvement des « Bohèmes », dont les plus connus sont Rimbaud et Verlaine. Ces espaces sont soudain très théâtralisés, avec des reconstitutions de cafés à absinthe, d’atelier de peintre avec un poële au milieu. Toute une scénographie dont je ne sais que penser.

Or, quand j’évoluais dans ces salles bohèmes, je n’arrivais pas à voir le rapport avec l’étage du bas et les images des Roms. Autant lors de ma visite qu’aujourd’hui, je ne réconcilie pas les deux parties de l’exposition. Il y a d’un côté la fascinante représentation des Bohémiens en Europe de l’ouest, de l’autre un mouvement artistique anti-bourgeois, de jeunes gens menant une vie de patachon. D’un côté des familles bibliques qui voyagent comme la sainte famille en Egypte, de l’autre des putes parisiennes et des étudiants fils à papa.

Ces jeunes bourgeois étaient pauvres quelques années avant de réintégrer le confort des règles morales majoritaires. Pour un Rimbaud en véritable rupture avec la norme bourgeoise, on compte une immense majorité de jeunes héritiers qui ne faisaient que s’encanailler dans des cafés tapageurs (aux lustres éclatants). Alors que les Bohémiens (les Tsiganes, les Gitans, les Romanichels, les Manouches, les Sinti et les Roms, appelons-les comme on veut) n’ont jamais vraiment eu le choix d’entrer ou de sortir de la norme bourgeoise.

Il suffit peut-être de mettre son cerveau en mode alternatif et de se dire qu’on a vu deux expositions, qui font réfléchir sur deux thèmes bien distincts mais également stimulants : la présence des Roms dans l’histoire de l’art, et la question de la précarité dans la création artistique moderne. (Cette deuxième partie, en revanche, est tout de même très poussive! Il ne faut la recommander qu’aux adolescents qui rêvent de liberté et qui essaient de lire Rimbaud.)

Tout cela n’enlève rien au charme infini qu’il y a à se prélasser devant de très beaux tableaux. Mention spéciale pour les deux oeuvres qui ouvre et clôture l’exposition. Deux oeuvres qui d’ailleurs sont en porte-à-faux par rapport au reste de l’expo. En premier lieu le film de 1932 de Moholy Nagy dans la banlieue de Berlin, magnifique documentaire sur les Tsiganes. Et le tout dernier couloir qui expose des lithographies d’Otto Mueller qui a vécu avec les Tsigane des Balkans dans les années 1920. Ces images extraordinaires montrent comment l’artiste s’est cru transporté en terre inconnue : il a fait de ces Bohémiennes des Tahitiennes à la Gauguin et des Africaines de bazar.

De nombreuses femmes sont seins presque nus, des enfants ont tout l’air de prostituées dans une végétation tropicale, bref Otto Mueller s’est laissé aller à un imaginaire colonial de la plus pure tradition orientaliste.

Ces tableaux terminent l’étage où l’on ne voyait que des Parisiens du XIXe siècle, mais qu’importe. Quand on se plante, dans une exposition ou dans tout autre chose, il faut le faire à fond, et sans remord.

17 commentaires sur “« Les Bohèmes », une exposition irréconciliée

  1. La bohème ça voulait dire ..On est heureux ..au fond ..

    Et puis tu nous la fais ta bohème
    la tienne au fil de ce blog
    J’aime bien rentrer dans ta roulotte ..
    Allez …

    Sinon _____________
    J’ai plein de liens Guillaume sur Facebook
    Et des tableaux de bohème pour te consoler …

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  2. Sage Précaire, comment confondre le boème du bohémien car me semble-t-il l’un n’est pas du tout l’autre… enfin par ici dirais-je.
    Je ne devrais pas couper ma journée en deux et m’évader sur le net en plein quatre heure, me direz-vous mais bon! …
    Chez nous les boémiens, les gypsy comme disait maman qui en avait fait partie dans les années 20, son père étant manard se déplaçaient au grés des contrats, profitant du systhème et devenant un anathème à combattre. Mon père disait de ses engagés qu’ils étaient des hommes qu’il embauchait pour le travail journallier difficile ; les sauvages des grèves de La Malbaie étaient nos boémiens ,quel triste sort pour ces amérindiens…J »ai été boème une fois pendant plusieurs années.J’ai squatté Yverdon puis Lausanne et aussi ST-Galles et la vallée du Rhin et toute la Suisse Allemande de Chur à Zermat…

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  3. Précaire mon ami, ma vie est encore trop coute(j’ai 62 ans) pour faire partie de l’histoire.Celle de mon papa et de ma maman(né en1917-1920) est plus compatible en véçu pour la postérité.Lorsque tu te sera établi en Amérique je te raconterai toutes les histoires que tu voudras car tu seras plus en mesure de jauger les propos étant donné que tu habiteras le terrain s’y référant;vivre loin de son sujet brouille les pistes et altère l’intégrité du propos,ne trouves-tu pas.Les écrits de voyage ne sont-il pas le récit des aléas du véçu du terrain parcouru par le voyageur.

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  4. J’ai pensé à la peinture (a priori plus célèbre?) du tricheur à l’as de carreau de la Tour quand j’ai vu cette peinture, même regard de biais, le style flamand.. et google m’apprend que c’est le même auteur. Je suis flatté dans ma petite vanité.

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  5. Bravo Damien, tu as gagné le gros lot. Georges de La Tour est bien le peintre, « La diseuse de bonne aventure » (1630) le tableau.

    Tu as raison Mildred, on parlera de tout ça quand on sera ensemble en Amérique. Ce jour ne saurait trop tarder.

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  6. Précaire gentil,tout est encore à faire en histoire au Québec.À part le religieux et le politique de grands pans ne sont même pas encore documentés. Il y a 100 ans,un grand nombre d’errants, de gens de passage, portent mille noms : colporteurs, vagabonds, quêteux, hobos, Bohémiens, gypsies, Juifs, Syriens, Italiens, Arabes, Mexicains, etc. Personne ne sait d’où ils viennent ni où ils vont.
    Ces populations ne sont jamais bien accueillies et lorsqu’elles apparaissent on a hâte qu’elles déguerpissent. Toujours on leur fait la plus mauvaise réputation : agressions, vols, enlèvements d’enfants, etc.
    Journal La Patrie le 5 décembre 1895. « Hier matin, on recevait au bureau des détectives une dépêche de Drummonville, disant qu’une bande de bohémiens (gypsies), venant du nord, avaient établi leur camp à quelques minutes de la ville. Les bohémiens avaient avec eux une enfant blanche de trois ans, et justement on recherchait une petite fille volée ou disparue. D’après les conseils du chef de police de Québec, M. Lamouche a immédiatement télégraphié à Boston et quelques instants après il recevait une dépêche du chef de cette dernière ville, disant qu’en effet on recherchait une petite fille du nom de L. Leonard, âgée de 3 ans et 6 mois, blonde, avec cheveux bouclés, qui est disparu depuis quelque temps et qu’on a toujours cru enlevée par les gypsies. Cette description correspond exactement à celle donnée par le correspondant de Drummondville et nos détectives pourront probablement rendre à une mère désolée son enfant qu’elle croyait perdue pour toujours. »
    L’Écho des Bois-Francs à Drummondville écrit le 14 décembre 1895 : « Les journaux quotidiens publient toute une histoire à sensation relativement à la caravane de Bohémiens qui, la semaine dernière, a bivouaqué dans un bois à cinq milles d’ici. D’après le récit, les vagabonds auraient enlevé et ensuite traîné à leur remorque jusqu’ici une petite fille appartenant à une dame Leonard, de Boston. Une visite au camp des pauvres diables, où règne la plus grande misère, a convaincu les autorités que la petite fille en question n’est autre que le fils de l’une des bohémiennes. La police peut donc dormir tranquille. La bande, composée de 6 hommes, sept femmes et quinze enfants, a levé le camp samedi et a pris la direction des États-Unis, à la recherche, sans doute, d’un climat moins rigoureux. Ces vagabonds parlent presque toutes les langues, et prétendent avoir mené cette vie errante pendant six ans en Europe et être arrivés à Québec en octobre dernier. En tous cas, nous sommes heureux d’en être débarrassés. »
    L’Écho des Bois-Francs, le 14 décembre 1895, « Cette troupe de gipsées dont les journaux ont parlé dernièrement a passé ici mardi dernier. On se sent involontairement pris de pitié en face de tant de misère. Il y avait dans une seule voiture une dizaine d’enfants à moitié vêtus et nu-tête. Les femmes portaient sur leur dos leurs bébés enfermés dans des sacs. Je ne comprends pas comme ces enfants ne sont pas gelés. Ils se disent tous catholiques ».
    Pas facile de documenter cette grande histoire des gens du voyage au Québec, où sont leurs archives, en ont-ils même, qui pourrait témoigner aujourd’hui, à quand une histoire des gens du voyage au Québec…

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  7. Précaire gentil, au moins si tu viens en Amérique, oublie les mois en « bre » car ils sont sans concessions;ici au Québec on gèle de novembre à mars …et ton habitat te couteras la peau des fesses en chauffage(hydro-électricité).
    Vaux-mieux t’établir en Arizona;c’est plat et morne mais c’est chaud 365 jours par année; et les budget des facultées pour les sages précaires sont plus substanciel que ceux du Québec .

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    1. Mon pays, ce n’est pas un pays c’est l’hiver!
      Pour une belle émission sur le Québec, voir « La Concordance des temps » sur France culture. Où la Révolution tranquille est discutée sous l’angle de ses effets sur le « printemps érable » de l’année dernière.

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  8. Précaire, le docu de France culture montre bien la rencontre de la droite Canadienne par rapport à la gauche Québéçoise; deux monde parallèle par le ton et par l »action; la répression de la population somme toute bien bobo pour la moitier et les jeunes qui se réveillent enfin et se rendent compte que toût n’est pas gratis et que le monde fonctionne avec du fioul.Toût ça ne nous donnera pas plus de bugjet $$ pour des sages précaires comme toi mon ami même si on en aurais bien besoin vue la morne plaine des rapport de notre recteur de l’U-L.Le monde est ainsi fait.

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  9. Entre le mythe du bon sauvage et celui du canibale , entre facination et répulsion , entre l’amour et la haine , entre désir et peur de la liberté ….. On voyage , on nomadise , on tente d’apprivoiser par les représentations , on tente de saisir , de controler ……. On passe toujours à côté les uns des autres de toutes façons ……. « La Strada » c’est mon film préferré . Je l’ai vu vingt fois en version originale . On se comprend lorsqu’on s’est perdu . On se comprend enfin à travers l’absence . On se comprend par le chagrin . Et l’avenir ne se lit pas dans les lignes de la main et surtout pas dans une main fermée …….. Le voyage est une chute ou un envol , celui d’un oiseau rebel , celui d’un oiseau sauvage , celui du chien errant qui motre les dents de rage ………. L’image que j’ai de la femme nomade est celle de Géslomina et de son étrange voyage et de son étrange musique ………

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