« Les Bohèmes », une exposition irréconciliée

L’exposition du Grand Palais est extrêmement étonnante, bizarre. Osons le mot, après tout, qu’est-ce qu’on risque ? C’est sans doute un gros ratage, et c’est pourquoi j’en garde un excellent souvenir.

Devinez de quel peintre il s’agit

Exposition bizarre parce que les choses qu’elle associe, on a du mal à les associer spontanément. C’est donc potentiellement très stimulant, mais aussi possiblement casse-gueule. Il s’agit de parler en même temps des « Bohémiens », c’est-à-dire du peuple Rom, et des artistes « Bohème » qui, au XIXe siècle, menait une vie pauvre et dissolue.

Les uns sont issus d’une histoire longue et mouvementée, les autres viennent grosso modo de la bourgeoisie et forment une classe de petits cons. On se demande comment faire une exposition avec deux réalités si éloignées l’une de l’autre.

Moi, je tenais à la visiter car j’avais contribué au hors-série de Télérama, intitulé « Les Bohèmes », sorti à l’occasion de cet événement au Grand Palais. Je ne pouvais pas être indifférent à l’exposition qui était à l’origine de ma propre pige. J’avais écrit mon article sur les nomades irlandais, les « Tinkers », et je l’avais écrit dans l’obscurité la plus totale quant à l’expo, et maintenant que tout était publié, je pouvais aller voir de mes yeux de quoi il retournait exactement.

J’ai pris beaucoup de plaisir au début, sur tout l’étage du bas, mais avec le recul, je reste sceptique quant à la pertinence d’associer « Bohèmes », « Bohémiens » et ressortissants Roms, même si l’imagerie du Bohémien a beaucoup influencé les poètes et les artistes.

Baudelaire aurait plus ou moins inventé le terme de « bohémianisme », inspiré par l’étude qu’a faite Franz Liszt sur la musique tsigane de Hongrie. On sait aussi combien les poètes aiment parler des nomades, combien ils se comparent eux-mêmes à des bohémiens. Inversement, il n’y a pas beaucoup de Roms qui soient devenus poètes et peintres à Montmartre. Il n’y a donc aucun échange entre les deux réalités abordées.

D’ailleurs, la séparation en deux étages montre assez bien ce caractère irréconciliable : le rez-de-chaussée est dédié aux oeuvres d’artistes européens représentant plus ou moins ces mystérieux « Egyptiens » qui sont apparus au XVe siècle en Europe de l’ouest.

La première archive en français que l’on possède sur eux est la mention d’un échevin d’Arras en 1419 : « Merveille venue d’Egypte ». Avant d’être persécutés, les Roms ont longtemps été objets de fascination et aussi très en vogue dans les cours les plus brillantes, où ils apportaient des connaissances nouvelles venues d’Orient, de la musique et des danses envoûtantes, ainsi que des techniques de soin révolutionnaires.

Leonard, le Caravage, Courbet, tout le monde est là pour montrer des femmes sensuelles et inaccessibles, des Carmen au sang chaud, ainsi que des familles en vadrouille.

« Bohémiens en voyage » d’Achille Zo (1861)

A l’étage, des salles en enfilade consacrées au mouvement des « Bohèmes », dont les plus connus sont Rimbaud et Verlaine. Ces espaces sont soudain très théâtralisés, avec des reconstitutions de cafés à absinthe, d’atelier de peintre avec un poële au milieu. Toute une scénographie dont je ne sais que penser.

Or, quand j’évoluais dans ces salles bohèmes, je n’arrivais pas à voir le rapport avec l’étage du bas et les images des Roms. Autant lors de ma visite qu’aujourd’hui, je ne réconcilie pas les deux parties de l’exposition. Il y a d’un côté la fascinante représentation des Bohémiens en Europe de l’ouest, de l’autre un mouvement artistique anti-bourgeois, de jeunes gens menant une vie de patachon. D’un côté des familles bibliques qui voyagent comme la sainte famille en Egypte, de l’autre des putes parisiennes et des étudiants fils à papa.

Ces jeunes bourgeois étaient pauvres quelques années avant de réintégrer le confort des règles morales majoritaires. Pour un Rimbaud en véritable rupture avec la norme bourgeoise, on compte une immense majorité de jeunes héritiers qui ne faisaient que s’encanailler dans des cafés tapageurs (aux lustres éclatants). Alors que les Bohémiens (les Tsiganes, les Gitans, les Romanichels, les Manouches, les Sinti et les Roms, appelons-les comme on veut) n’ont jamais vraiment eu le choix d’entrer ou de sortir de la norme bourgeoise.

Il suffit peut-être de mettre son cerveau en mode alternatif et de se dire qu’on a vu deux expositions, qui font réfléchir sur deux thèmes bien distincts mais également stimulants : la présence des Roms dans l’histoire de l’art, et la question de la précarité dans la création artistique moderne. (Cette deuxième partie, en revanche, est tout de même très poussive! Il ne faut la recommander qu’aux adolescents qui rêvent de liberté et qui essaient de lire Rimbaud.)

Tout cela n’enlève rien au charme infini qu’il y a à se prélasser devant de très beaux tableaux. Mention spéciale pour les deux oeuvres qui ouvre et clôture l’exposition. Deux oeuvres qui d’ailleurs sont en porte-à-faux par rapport au reste de l’expo. En premier lieu le film de 1932 de Moholy Nagy dans la banlieue de Berlin, magnifique documentaire sur les Tsiganes. Et le tout dernier couloir qui expose des lithographies d’Otto Mueller qui a vécu avec les Tsigane des Balkans dans les années 1920. Ces images extraordinaires montrent comment l’artiste s’est cru transporté en terre inconnue : il a fait de ces Bohémiennes des Tahitiennes à la Gauguin et des Africaines de bazar.

De nombreuses femmes sont seins presque nus, des enfants ont tout l’air de prostituées dans une végétation tropicale, bref Otto Mueller s’est laissé aller à un imaginaire colonial de la plus pure tradition orientaliste.

Ces tableaux terminent l’étage où l’on ne voyait que des Parisiens du XIXe siècle, mais qu’importe. Quand on se plante, dans une exposition ou dans tout autre chose, il faut le faire à fond, et sans remord.

« Livres en Liberté », Vitry-sur-Seine

La raison principale de mon séjour à Paris est la tenue du festival « Livres en liberté » à Vitry-sur-Seine, samedi 1er décembre. C’est à partir de cet événement que j’ai organisé ma semaine parisienne, et distribué mes rendez-vous de sage précaire entrepreneur.

Le directeur du centre culturel de Vitry était venu à la Sorbonne en mars dernier, assister au colloque sur le récit de voyage auquel j’avais participé modestement. Ma conférence avait consisté en une analyse des livres de Jean Rolin. J’avais parlé des récits de voyage en banlieue parisienne, des explorations de « non-lieux », ainsi que des « lieux de mémoire » et de leur articulation.

Ce monsieur ne m’a pas parlé lors du colloque mais m’a contacté plus tard, par mail. Au départ, il pensait à moi pour parler de l’idée de voyage en banlieue. Mais après échanges, nous sommes convenus de nous rabattre sur les Travellers irlandais. Après tout, un livre a été publié sur ces voyageurs, et eux-mêmes, les Travellers, peuvent être considérés comme des banlieusards, à leur manière.

Lorsque ma thèse sera publiée, et je croise les doigts pour que ce dossier avance durant mon séjour actuel!, je pourrai plus facilement proposer des conférences, des tables rondes ou des causeries de toutes sortes sur le sujet des récits de voyage.

Les choses sont bien organisées, à Vitry. Un « stand » est prévu pour moi, où je pourrai rencontrer les Vitriots possiblement intéressés par les opportunités et les débouchés de la sagesse précaire. Accessoirement, il me sera loisible d’exposer et vendre mes livres. Autour de 15h00, ce sera mon tour d’aller faire mon numéro de saltimbanque dans la « salle de lecture ». J’ai acheté une chemise africaine dans un quartier bigarré de Paris, afin d’être aussi chatoyant que mon livre.

Un signe : la chemise valait exactement 13 euros. Le prix de mon livre! C’est certes un signe, mais un signe de quoi ?

Des grands auteurs, que je ne connais pas, sont prévus au programme, ainsi qu’un concert de musique orientale. Une grosse journée en perspective, donc, qui ne fait qu’inaugurer les nombreux salons et les nombreuses foires auxquelle la sagesse précaire est prête à prêter main-forte.

Fin du chantier

 

Depuis la route qui monte au Puech Sigal, les arbres s’éclaircissent et laissent voir le mazet de mon frère. Il se fond dans le paysage, et personne ne saurait dire qu’il y a là-haut un chantier qui mobilise deux vaillants travailleurs.

Ci-dessous quelques photos qui montrent grossièrement les changements opérés depuis deux mois.

La façade nord :

L’entrée, lattérale, qui nécessitait qu’on se baissât pour entrer (on croyait que c’était à cause de la petite taille des anciens Cévenols).

L’intérieur, dont je donnerai de meilleures photos à mon retour de Paris. Car pendant mon absence, mon frère posera une fenêtre et une porte, et dans une semaine, je m’installe dans ma nouvelle maison pour l’hiver :

Enfin un petit détail dont je laisse aux connaisseurs le soin de deviner de quelle partie il s’agit :

Muscles

Il est temps que les travaux s’arrêtent au mazet. Mon frère et moi sommes très fatigués. Une belle fatigue, heureuse, car elle n’est que la résultante d’un travail voulu, désiré même.

Faire de la maçonnerie, c’est prestigieux car cela revient à bâtir, à ériger, à donner un logement, c’est toujours un peu noble. Mais cela cause un épuisement de tous les muscles. On ne s’en rend pas compte sur le moment, c’est après la journée de travail, quand le corps s’autorise à se relâcher un peu, que l’ensemble des muscles s’affaissent, demandent grâce et s’endorment. Le sage précaire tombe alors dans une torpeur de zombie.

Il m’est arrivé, la semaine dernière, de faire le tour du cadran dès la tombée de la nuit, ce qui ne m’était jamais arrivé dans ma vie d’adulte. Après m’être lavé consciencieusement, avoir mangé lentement, et avoir lu un peu à la chandelle, je me suis endormi lourdement à sept heures du soir. Quand je me suis réveillé, il faisait nuit, je pensais qu’il était deux ou trois heures du matin : il était sept heures.

Ces longues nuits sont pour moi une vraie merveille. Ce sont des choses que je goûte d’autant plus que d’habitude je vis en ville, près des universités et des centres culturels des pays qui vivent la nuit. Le sommeil des montagnes, les siestes et les nuits de paysan me font un bien fou.

Hier, en partant du terrain, je me sentais vidé comme une baignoire. Arrivé dans la petite ville du Vigan, le café où je travaille à l’ordinateur était fermé. Plutôt que de rentrer chez mon frère, je me suis assis sur un banc public et suis resté, hébété, une durée impossible à me rappeler. J’ai pu rester ainsi, quelques minutes ou une heure entière, complètement abruti, ravi d’être là et de voir tomber les feuilles d’arbres.

Pour moi, tout cela est une belle expérience, mais je pense à ceux qui font ce métier depuis l’âge de 16 ans. Ou pire, ceux qui travaillaient sur les chantiers dès la sortie de l’enfance. Pendant quelques années, ces activités fortifient le corps, le musclent et l’entretiennent ; cela fut mon cas quand j’étais ramoneur adolescent. Mais passé un certain âge, les travaux physiques répétés usent et détruisent. Ce n’est pas pour rien qu’on meurt plus jeune chez les ouvriers. Ce n’est pas l’absence de soin qui fait crever plus tôt, c’est l’épuisement des muscles, qui à la longue, vulnérabilisent tout le corps et désarment toutes les défenses immunitaires.

Rendre le livre festif : comment la « soirée irlandaise » fut préparée

Je profite d’une année de vie en France pour faire des tournées de librairies, de bibliothèques, de facultés ou de festivals. J’y prends la parole – s’ils m’y invitent, cela va sans dire, je ne vais pas m’imposer comme un malpropre.

Le sage précaire se déplace donc comme un représentant de commerce, et parle de ses livres et de ses recherches, que ce soit sur l’Irlande nomade ou sur la Chine francophone. Ou sur le récit de voyage en tant que genre littéraire.

C’était un rêve de jeune homme, la vie de commercial routier. J’ai toujours été attiré par cette existence dans les hôtels, sur les routes. Cela ne m’a jamais paru pathétique mais, au contraire, une vie pleine de promesses et de solitude contemplative. Cette image d’Epinal est confirmée par les récits de mon propre père qui s’enchantait des paysages montagnards quand il vendait je ne sais quoi, avant de se lancer dans le ramonage.

Je n’en suis pas là, notez bien, je n’en suis pas à faire des tournées tous les jours. Ma vie actuelle est beaucoup plus immobile, ravi que je suis de rester planté dans les montagnes flamboyantes de l’automne, et ravi de dormir de longues nuits silencieuses. Je ne vais jouer au bonimenteur que de loin en loin.

Je me suis produit à Paris, en Irlande et à Lyon. La semaine prochaine, je suis attendu au festival littéraire de Vitry-sur-Seine. En janvier, deux dates sont prévues, une dans le Gard et une dans l’Isère. Ce n’est pas un agenda surchargé.

Alors pour épicer la chose, je propose parfois des à-côtés un peu olé olé. Dans la ville du Vigan, par exemple, le conservateur de la bibliothèque a d’abord proposé qu’on invite aussi mon frère, celui qui a dessiné les illustrations de mon livre sur les Travellers irlandais. Bonne idée, assurément, qui demande que l’on retrouve, et encadre, les dessins originaux de mon frère. J’ai alors demandé à d’autres artistes, des peintres locaux, s’ils voulaient participer à la fête et peindre des images tirées de mes photos de voyage en Irlande.

Une chose en entraînant une autre, voilà que nous parlons de musique : pourquoi ne pas faire suivre mon intervention d’un peu de musique irlandaise plus ou moins traditionnel ? Et voilà que, de villages en villages, dans les montagnes cévenoles, le bruit court que le 18 janvier 2013 à 18h00, on jouera du banjo et de la flûte, de la cornemuse et du bodhran, en buvant du whisky irlandais…

L’idée qui me suit depuis toujours, c’est de rendre le livre vivant et festif. Il y a déjà du silence et de la solitude quand on lit les livres, alors quand on en parle, il faut le faire avec passion et avec style. Quand on me demande si je veux être payé pour ces interventions, je dis non, dépensez plutôt l’argent dans le boire et le manger, il faut nourrir et abreuvez ces braves gens qui se déplacent pour entendre parler un conférencier précaire.

Reste que la belle maison qui abrite la médiathèque du Vigan, le Château d’Assas, va résonner de sacrées mélopées quand la sagesse précaire va l’investir de tout son poids.

C’est amusant d’imaginer toutes celles et tous ceux qui sont, à cette minute, concernés d’une manière ou d’une autre par mon intervention. Une peintre ici, un aquarelliste là, une comédienne de l’autre côté de la vallée (pour faire des lectures à haute voix), quatre ou cinq musiciens dispersés dans le pays viganais et l’Aigoual. Au moins, s’il n’y a pas beaucoup de public, on pourra compter sur les participants actifs et leurs proches.

Ce n’est pas ainsi qu’on fait des affaires, ma petite dame, mais c’est ainsi qu’on met des guirlandes sur les arbres qui ont perdu leurs feuilles.

La vie difficile du livre

On parle toujours de la crise du livre, mais le livre est loin d’être mort. On dit que les librairies ferment les unes après les autres, c’est vrai mais on oublie celles qui ouvrent et qui tiennent. Pour la bonne santé du livre, l’une des solutions qui m’apparaît gît dans la distribution. Il s’agit d’être présent sur l’ensemble du territoire, ne pas oublier les petits coins perdus.

Qu’on me permette de prendre Le Vigan pour exemple : une petite ville de 4 000 habitants, sous-préfecture du Gard, inaccessible par le train, ville que le romancier André Chamson portait aux nues, dans les années 1930, sous le nom fictif de Saint-André.

Dans cette petite ville, le livre jouit encore d’une place de choix. D’abord il y a une belle librairie, dont j’ai déjà parlé ici, et puis la médiathèque est superbe.

Je reprends ma phrase, en donnant une autre hiérarchie, plus conforme à mes goûts : d’abord la médiathèque est formidable, et en plus, il se trouve qu’il y a aussi une librairie qui a pignon sur rue et qui ne désemplit pas.

La médiathèque est installée dans un grand hôtel particulier du XVIIIe siècle, à l’époque où les Cévennes étaient une région prospère. De véritables fortunes se sont faites grâce à la soie (la sériciculture en fait) et, plus tard, une activité miniaire de grande ampleur.

C’est dans un tel écrin que la ville a décidé de loger la bibliothèque, ce qui est un merveilleux signe de confiance dans le livre et la culture. Pour ne rien gâcher, la médiathèque a acheté mon livre d’ethnologie voyageuse sur les nomades irlandais. Après quelques furtives rencontres avec le conservateur, j’ai été invité à faire une présentation de ce livre en public. Ce sera l’occasion, si Dieu le veut, de vendre quelques exemplaires,car le sage précaire est un commerçant comme un autre. C’est ainsi qu’on vend des livres de nos jours : en se bougeant les fesses, en allant à la rencontre des lecteurs, en sensibilisant les acteurs de l’industrie du livre, bibliothèques, libraires, festivals en tous genres. Et surtout en n’oubliant pas les toute petites villes de nos régions, les sous-Préfecture de 4 000 âmes où les lecteurs se comptent quand même par centaines.

Je dis que si je pouvais être invité à de telles rencontres une fois par semaine sur l’ensemble de la France (plutôt qu’une fois par mois en moyenne, mon rythme actuel, trop limité aux régions parisiennes et lyonnnaises), je pourrais doubler, tripler, quadrupler mes ventes. La sagesse précaire doit en effet, pour survivre, bricoler aussi son propre modèle économique!

Fort de cette invitation, je vais voir le libraire du coin pour lui proposer de prendre en charge cette vente de mes livres. Je pourrais vendre mes propres exemplaires bien sûr, cela me ferait gagner beaucoup plus d’argent, mais il me paraît important de faire marcher le commerce de proximité. Dans les autres villes où je suis invité, les libraires eux-mêmes me demandent de passer par eux.

Or, la librairie du Vigan fonctionne d’autant mieux que l’employé du libraire est un homme grognon. Il parle à ses clients comme s’il n’avait pas besoin d’eux ( ce qui relève d’une sorte de dandysme commercial assez remarquable.) Il traite ses clients de haut : quand je lui ai montré mon petit livre sur les Travellers irlandais, il m’a dit l’avoir commandé pour lui-même mais ne pas vouloir le proposer à sa clientèle. Les gens d’ici n’achèterait jamais un tel livre : « Ici, les gens se foutent de l’Irlande, et ceux qui s’y intéressent, c’est du genre la chanson de Sardou sur le Connemara… »

Je lui demande à tout hasard s’il serait intéressé par cet événement à la médiathèque. Pas du tout, le libraire n’y voit aucune portée commerciale. « Si vous arrivez à en vendre trois, c’est le bout du monde. » Je suis tellement intimidé que je n’ose pas lui dire qu’à la minute où nous parlons, le double d’exemplaires ont été vendus, et ce uniquement par le bouche à oreille. J’ose encore moins insister sur le fait qu’il existe dans la population locale un intérêt marqué pour la musique irlandaise, pour la littérature des voyages et pour la culture gitane.

Un jour qu’il daigne m’adresser la parole, le libraire m’informe d’une autre chose intéressante : le diffuseur de ma maison d’édition lui ferait perdre de l’argent en frais de port, s’il devait commander quelques copies de mon bouquin, et qu’il lui restait des invendus. Donc il préfère ne même pas commander mon livre et se passer des éventuels acheteurs.

Finalement, il prend un exemplaire de Voyage au pays des Travellers, que je lui confie moi-même. S’il le vend, le libraire prendra ses 30%, mais si je l’en crois, il ne le vendra pas. Mon but, dans cette affaire, n’est pas tant de vendre cet unique objet, mais de faire en sorte que ce livre soit présent dans la seule librairie de la région, et que les lecteurs potentiels s’habituent à le voir, pour que le jour où ils en entendent parler, ils se sentent davantage portés à le lire.

Dans le même temps, je note que d’autres petits éditeurs, assez férus d’Irlande sont bien représentés sur les gondoles. Ce n’est pas un hasard, les éditeurs comme Sabine Wespieser expliquent que leur stratégie commerciale passe par le réseau des libraires. Et quand on voit la difficulté qu’il y a à rendre un livre présent dans une petite librairie d’une petite ville, on mesure le travail de longue haleine que représente le succès relatif des ouvrages obscurs. Et quand on parle de « réseaux des libraires », il faut penser à ceux qui vivent loin de Paris, dans les petits bourgs de quelques miliers d’habitants, les sous-préfectures inaccessibles par le train, où l’on ne trouve qu’une librairie, qui résiste en maugréant.

Faire du sable

Une grande partie de mon travail a consisté, ces derniers mois, à « faire du sable ». Or, me dira-t-on, on ne peut pas « faire » du sable.

La plupart des gens qui font un chantier se font livrer un gros tas de sable, qu’il mettent dans une bétonneuse, en le mélangeant à de la chaux et/ou du ciment, et de l’eau. La bétonneuse tourne pour bien mélanger tous ces éléments, et cela produit le mortier, le liant qui solidifie les pierres.

Moi, je le fais, le sable, n’en déplaise aux professionnels. Je creuse la terre sablonneuse du terrain, et je la tamise une première fois pour en extraire les pierres et le gros gravas. Je procède ensuite à un deuxième tamis pour séparer le sable du gravier. Qui parle de ceux qui font du sable ? Qui chante leurs mérites, qui leur caresse le dos ? Hein, qui ?

Ce sont les grands oubliés de l’histoire. Quand on passe dans nos régions, on s’exclame devant les maisons et les murs en pierre, et on admire la qualité du travail des bâtisseurs. Mais on ne pense jamais à ceux qui ont porté ces saloperies de pierre, on préfère admirer ceux qui les ont taillées si précisément.

D’ailleurs, en parlant de tout ceci, j’essaie de trouver dans les fichiers de mon ordinateur une photo qui pourrait illustrer ce travail infâme et nécessaire qui fut en partie le mien. J’ouvre tous mes fichiers photos et ne trouve rien. Des centaines de photos du mazet lui-même, en ruine, en reconstruction, en majesté, mais rien sur le sable.

Cela fait donc trois tas : gravas, gravier et sable fin. Le tout, bien sûr, est un peu terreux, car la terre n’a pas disparu au cours du processus. Dommage qu’il n’y ait aucune photo : c’est beau les tas. Les artistes en exposent dans les musées d’art contemporain. Surtout que sur le terrain, les tas sont entourés de bruyère en fleurs, de mûriers, de troncs de châtaignier, ça ne manque pas de charme.

Ce qui est beau, aussi, quand on observe le chantier la tête reposée, c’est de se dire que des tonnes de sable ont été extraites du sol pour être transformées dans la maison en pierre juste devant nous. Impression de faire sortir de terre des masses considérables d’une matière subtile pour la jeter en hauteur et la faire tenir en l’air, en équilibre, dans les formes simples et élégantes d’un mazet en pierre.

Sable, sable, matière métaphysique, entre la pierre, l’air et la terre, le sable est au monde du solide ce que l’écume et la mousse sont à l’univers liquide. Matière insaisissable grâce à laquelle l’homme a tenté de calculer l’écoulement du temps.

Et tout ça pour quoi ? Pour n’avoir pas une photo. J’aurai au moins écrit un billet.

L’hibernation commence

Mes journées sont devenues très courtes. La nuit tombe à 17h30, et je dois économiser mes lampes à recharge solaire. Mes bougies n’éclairent que quelques heures. Je suis donc pressé par le temps, en fin d’après-midi, pour me laver et me faire à manger.

Je me couche très tôt. Je ne me suis jamais couché aussi tôt, depuis que je suis adulte. Mes nuits de sommeil vont de 20h30 à 5h30, c’est une véritable hibernation que ma vie cévenole. Et je ne parle pas des siestes. Après le déjeuner, le sage précaire n’hésite pas à s’allonger et à somnoler.

Les journées ont été très belles récemment. Un soleil formidable sur des montagnes couvertes d’arbres jaunes et rouges. C’est tellement paisible que cela donne envie de fermer le yeux de bonheur.

Le rythme du chantier s’est donc grandement ralenti. Il faut songer à mettre fin aux travaux pour cette année.  Encore un peu de maçonnerie pour boucher les trous ; un peu de menuiserie pour installer une fenêtre et une porte, et ce sera l’heure, pour moi, d’investir le mazet et d’y dormir tout mon soul.

Une date a été arrêtée. Je vais à Paris à la fin du mois de novembre pour satisfaire à l’invitation du festival littéraire de Vitry-sur-Seine, et dès mon retour, début décembre, le mazet sera prêt pour accueillir mon lit et mes tapis.

Le poêle à bois étant déjà installé, je vais me faire des soirées au coin du feu qui seront à la hauteur de mon désir infini de repos.

Les Travellers sur RFI

Pour information, je mets ici le lien de l’émission que j’ai faite sur RFI et qui a été diffusée samedi dernier :http://www.rfi.fr/emission/20121103-travellers

Le journaliste, Ludovic Dunod, avait extrêmement bien préparé son sujet, et il m’a mis dans de bonnes conditions pour exprimer simplement des choses parfois peu évidentes à dire en quelques mots.

S’il y avait une émission à écouter pour se faire une idée de mon livre d’ethnologie précaire, ce serait donc celle-là.

Du scepticisme vis-à-vis du mazet

Depuis que le toit du mazet est reconstruit, je repense à tous les amis qui ont douté de ce chantier. Cela fait des mois que j’entends des gens, en général des gens qui n’y connaissent rien (mais nous portons tous des jugements sur des choses dont nous ne sommes pas spécialistes), faire des grimaces face au mazet en ruine.

J’ai reçu des coups de fil d’ami(es) qui n’étaient jamais venus sur le terrain et qui me faisaient part de leur inquiétude, car ils avaient entendu parler de ce chantier de manière telle qu’ils avaient peur pour moi. Depuis le mois de juin, on me parle de l’hiver, et on ne me croit pas quand je dis que je le passerai dans ma nouvelle maison.

Beaucoup de mes proches ont eu des doutes quant à notre capacité, à mon frère et à moi, à venir à bout de ce chantier. Ils ont qualifié notre projet de « foireux ». Ils se sont inquiétés pour ma santé et même pour ma vie, anxieux de me voir persister dans ma folie de vivre dans une ruine instable. Des images d’hivers rigoureux où je meurs de froid se sont succédé à des images de catastrophes diverses, le mazet s’effondrant comme un château de carte, ensevelissant sous les pierres et les poutres un sage précaire présomptueux.

À côté de ce mazet en construction, il y a un cabanon en bois dans lequel je loge depuis juin 2012, en attendant que la construction en pierre soit prête. La cabane en bois, mon frère l’a construite au début des années 2000. Certes, sous un certain angle, elle peut avoir l’air bancal et c’est peut-être là qu’il faut chercher la raison de ce scepticisme généralisé. Or, cette apparence bancale est précisément ce qui en fait le charme. Et puis surtout la cabane a tenu une dizaine d’années, elle a résisté aux tempêtes, aux épisodes cévenols, aux chaleurs écrasantes de l’été, aux fusillades de chasseurs, aux sangliers et aux rats. Si j’étais un inspecteur des travaux finis, j’insisterais davantage sur la solidité éprouvée de la construction que sur sa fragilité.

Il doit pourtant bien y avoir quelque chose de vrai dans les perfidies de mes amis.  Ce qui est vrai n’est pas le contenu de leur jugement car on peut raisonnablement penser que la charpente tiendra, que le toit sera solide, qu’il protègera de la pluie et résistera aux tempêtes. J’en suis d’autant plus certain que mon frère est parfaitement lucide sur les erreurs à ne pas commettre. D’autres personnes, des autochtones qui en ont vu d’autres, rendent parfois des visites au terrain et considèrent ce chantier comme une formalité. « Une journée ou deux suffiront, du moment que les éléments seront assemblés » dit Rémi, un ami scientifique qui a participé à de nombreux chantiers de ce type dans les Cévennes.

D’où vient donc cet écart entre la confiance tranquille de Rémi et les doutes non moins tranquilles de celles et ceux qui ne parviennent pas à imaginer que le chantier puisse arriver à son terme ? C’est probablement dans cet écart qu’il y a un peu de vérité. Les uns ont en tête la difficulté d’un tel chantier et jugent ma façon d’en parler trop détachée, comme si je voyais la chose se réaliser toute seule. Les autres appréhendent le mazet du point de vue de leurs expériences propres et voient là quelque chose de facilement réalisable.

En ce qui me concerne, mon point de vue est ultimement de pure confiance, c’est pourquoi je parle de cela avec détachement. Je sais mon frère capable de tout du moment qu’il décide de réaliser quelque chose. Je contemple son terrain et je vois tout ce qu’il a pu en faire, tout seul ou avec des aides ponctuelles. Le travail qu’il a accompli est proprement considérable, surtout si l’on considère qu’il aime dormir, qu’il passe son temps à jouer de la cornemuse et de la guitare, à s’occuper de ses enfants, et qu’il n’aime pas les grandes chaleurs ni les grands froids.

Par conséquent ce qui m’étonne le plus n’est pas que l’on doute de moi mais que l’on doute de mon frère. Il n’a jamais prétendu, à ma connaissance, être capable de choses qui outrepassaient ses compétences. Au contraire, il fait preuve de patience, il réfléchit longuement, prend conseil et quand il se met à quelque chose, il le fait avec excellence : miel, jardinage, bricolage, musique, dessin, qui peut dire qu’il ne réalise pas pleinement ce qu’il entreprend ?

On me dira que mon jugement est biaisé car il s’agit de mon frère aîné et que je ne le considère pas d’un oeil objectif. Ne nous affolons pas. L’hiver n’est pas encore arrivé. Le scepticisme n’est pas encore vaincu. Il faudra faire le bilan au printemps prochain.