Théorie du manard

Je suis donc, en quelque sorte, l’ouvrier de mon frère. Je me place explicitement sous ses ordres, sous sa responsabilité. Je l’écoute parler de ce qu’il voudrait faire, je le regarde et j’essaie de l’imiter. Ce n’est pas la première fois que je l’imite à ma façon, car il jouait une sorte de rôle modèle pour moi quand j’étais gamin ; si j’ai appris à jouer de la guitare, par exemple, c’est inspiré par sa capacité à lui de sortir de morceau de bois des sons enchanteurs. Depuis, j’ai abandonné la musique et ne chante plus que pour impressionner les femmes.

Je suis fondamentalement un ouvrier, et un ouvrier familial, puisque j’ai été celui de mon père pendant dix ans, à l’époque où j’étais ramoneur à temps partiel.

Un ouvrier un peu particulier tout de même, car je travaille quand j’en ai envie, et que je participe aux frais du chantier. Mais cette question d’argent est secondaire car elle n’est qu’une contribution que je verse en qualité de quasi parasite. Mon frère me paie de mon travail en me permettant de vivre dans un endroit paradisiaque, un an, sans payer de loyer. C’est considérable.

Non, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’un ouvrier a une dignité propre et qu’il a son petit caractère. Il peut obéir, et en règle générale il obéit, mais il faut que l’ordre lui paraisse utile, ou alors que la personne qui donne l’ordre soit légitime. Combien de chantiers ont capoté à cause d’un patron incompétent. Même le manard le moins qualifié (votre serviteur en est un) sait reconnaître un mauvais contremaître ; un mauvais chef est celui qui compte sur ses subordonnés pour combler ses lacunes à lui.

Mon frère est donc le chef du chantier et il sera le seul à être félicité, ou à être blâmé le cas échéant, quand tout sera terminé. Jusqu’à présent, les deux tâches principales consistaient à apporter des pierres pour les murs, et à travailler des « longueurs », c’est-à-dire des troncs de chataîgnier, pour qu’elles puissent servir de voliges à la charpente.

Au début, nous travaillions ces troncs de manière grossière, privilégiant la solidité et l’efficacité à la perfection et aux règles de l’art. Puis vint un jour où mon frère s’y prit avec davantage de douceur et découvrit des couleurs variées provenir du tronc. Il changea alors son fusil d’épaule et décida de perdre un peu de temps pour privilégier l’esthétique.

Il a eu la révélation qu’allongé sur le dos, l’habitant éventuel de ce mazet ne verrait que ces poutres, et qu’elles méritent à ce titre  qu’on en prenne un soin particulier.

Alors je tâche de l’imiter, de mon mieux et à mon rythme. Mes écouteurs d’I-pod dans les oreilles, j’écoute des émissions de radio consacrées à Picasso en rabotant des troncs d’arbre. C’est dans ces moments magiques que le manard se fait orfèvre pour faire ressortir des couleurs ocres et rougeâtre de ces arbres si intensément cévenols qu’ils en sont presque l’incarnation.

Rentrée littéraire… 2011

Tous les journaux le disent, c’est une nouvelle d’importance, le nombre de livres publiés à la rentrée littéraire diminue. Cela faisait dix ans au moins que j’entendais les professionnels des médias (mais non de la lecture) se plaindre de la prolifération des romans à lire, que plus de 500 livres c’était absurde et que cela nous menait à la catastrophe.

En fait de désastre, Le Monde littéraire d’hier publiait une enquête sur la rentrée d’il y a 10 ans, qui montrait que loin d’être une foire superficielle, ce grand moment des lettres françaises s’avèrent un laboratoire intéressant des forces en présence et des talents à venir. Les auteurs qui avaient attiré l’attention étaient toujours bien présents sur la scène littéraire française aujourd’hui.

Comme je suis loin de Paris et des grandes villes, me la coulant douce dans les montagnes cévenoles, je me suis reporté sur la rentrée de l’année dernière, en empruntant à la médiathèque du Vigan des romans parus (et primés) en 2011 :

La Meilleur part des hommes de Tristan Garcia, bon roman, bien calibré, à l’américaine (et écrit en vue d’une traduction anglaise pour lectorat anglo-saxon à mon avis). Du coup, c’est beaucoup mieux que ce que j’en appréhendais, moins « pédé », moins branché (c’est-à-dire moins Inrockuptible, pour résumer) que ce que la presse de l’époque laissait présager. Cela se passe en partie dans le milieu « gay » de Paris, c’est vrai, mais sans que ce contexte étouffe les relations universelles qui unissent les personnages, qu’ils soient homos ou hétéros. Car pour moi, c’est le personnage de la narratrice, maîtresse célibataire d’un intellectuel médiatique (calqué sur A. Finkielkraut), qui est le personnage le plus intéressant, le plus poignant. C’est aussi un roman plus rigolo qu’on le croirait, avec un art éblouissant des dialogues. Ce que je regrette, au fond, c’est que ce livre soit moins ancré dans les années 80 qu’il ne l’annonce. Je le regrette car je l’avais emprunté pour me plonger dans les arcanes de la pseudo-pensée de ces années-là. Le portrait de Leibowitz/Finkielkraut ne m’a pas convaincu, car trop caricatural, trop ciselé pour faire rire les lecteurs de gauche (enfin, les lecteurs de Libé , des Inrock et de Charlie Hebdo, donc des lecteurs d’une certaine gauche). Un portrait – même à charge – du vrai Finkielkraut serait infiniment plus stimulant, plus troublant et plus divertissant.

J’ai ensuite lu avec un grand enthousiasme le dernier Emmanuel Carrère, Limonov. Sa façon d’écrire sur la Russie m’a inspiré pour écrire sur l’Irlande. Comme toujours avec Carrère, son écriture envoûte et sait nous passionner pour des individus et des situations qui nous étaient indifférents a priori. Ce personnage d’Edouard Limonov nous touche, mais on ne sait pas pourquoi. Peut-être parce qu’à-travers lui, c’est une nouvelle image du monde qui apparaît, où les dissidents ne sont pas ceux que l’on croit. Avec Carrère, le monde respire, on sent qu’il y a du jeu, il crée des espaces pour que le lecteur puisse imaginer en dehors des images imposées dans les médias. C’est peut-être ça, la littérature, la capacité de redonner du possible au monde, de reconstruire les choses de manière qu’elles nous frappent par leur nouveauté. Très agréablement surpris de le voir citer Jean Rolin et Jean Hatzfeld dans le chapitre sur la guerre en ex-Yougoslavie.

Enfin le prix Goncourt 2011, l’épais roman d’Alexis Jenni, L’Art français de la guerre. Je l’ai commencé la nuit dernière, dans les heures d’insomnie qui trouent mes nuits depuis une semaine. Le premier chapitre est très beau, avec ces quelques thèmes qui se répètent, comme un écho, celui des morts qu’on ne compte pas (les « adversaires » des Occidentaux), celui des femmes dont ne se souvient pas le narrateur. L’histoire du personnage principal, Salagnon, mène le lecteur sur le terrain des principales guerres auxquelles l’armée française a participé depuis 1945. C’est-à-dire essentiellement des guerres coloniales et post-coloniales!

Le trait le plus intéressant de ce livre et de ce personnage : le héros est un peintre, un artiste, et des chapitres « martiaux » alternent avec des chapitres « artistiques ». J’aime l’idée que ce militaire fût peintre tout autant que soldat : c’est comme s’il incarnait dans sa personne ce que dénonce Edward Saïd dans Orientalism, la collusion entre les artistes et le projet militaire des puissances impérialistes.

Il sera donc très intéressant aussi de capter la réception de ce roman dans les études postcoloniales. Le courant français, faible et plutôt constitué d’historien, le voit d’un bon œil (Pascal Blanchard en dit du bien sur France Culture) ; je ne serais pas étonné d’un tout autre son de cloche dans le courant britannique. J’attends avec impatience les premiers articles qui diront que Jenni, sous couvert d’ironie, justifie les guerres coloniales plutôt que de les dénoncer.

Commencement du chantier

On croit souvent qu’il n’y a qu’une cabane, sur le terrain. C’est une erreur, il y a aussi une petite maison en pierre, construite là par les paysans d’autrefois.

Ce n’est même pas une maison. Un abri d’une seule pièce, avec un toit d’un seul tenant, adossé à la pierre de la montagne. Mais enfin une maisonnette assez grande pour un homme seul, ou pour un couple d’amoureux. Un endroit assez grand pour y dormir, s’y reposer, lire et écrire. C’est-à-dire, pour le dire sans détour, un habitat qui satisfait à tous les réquisits de la problématique « logement » du sage précaire.

Sous la maisonnette, une espèce de cave – un entresol, plutôt – où je conserve au frais ma nourriture en ce mois de canicule.

Cela faisait des années que mon frère disait qu’il rêvait de rénover ce « mazet ». Moi, je rêvais depuis des années de passer une année sur ce terrain. Nous combinâmes donc ces deux rêves. Je dis à mon frère : « Tu m’acceptes ici une année, et je te donne un coup de main pour le mazet. » Ma motivation sera d’autant plus grande que pour passer l’hiver sur le terrain, j’aurai besoin d’un lieu chauffable, isolé et résistant aux tempêtes cévenoles.

Or donc, cette semaine, nous avons commencé les travaux! C’était un grand moment, car ce chantier met un contenu matériel à ma présence sur le terrain et dans ce paysage. Un moment solennel car c’est officiellement la préparation de l’hiver. Un moment profond car c’est une manière de perfectionner le terrain, de le rendre plus proche de ce qu’il était à l’époque de sa vie paysanne.

Mon frère s’est exclamé à un moment donné : « C’est le début du rêve. » Cette petite maison, ce terrain, ce jardin, ce paysage, c’est en effet un ensemble de réalités physiques qui se trouvent à la croisée d’un nombre encore plus grand de rêveries, d’espérances, d’images et de mythologies.

 

Oignons doux des Cévennes

Un jour de la semaine dernière, il était temps de « casser » les queues des oignons doux. C’est la dernière étape avant le ramassage. Arrêter l’arrosage et couper le canal de la tige verte, en les couchant sur le sol – mon frère a opté pour une méthode expéditive, il a marché dessus. Ainsi, les radicelles vont encore pomper autant de sève que possible, mais cette dernière va se concentrer dans le bulbe, qui grossit une dernière fois. J’explique en gros, pour ceux qui n’y connaissent rien.

Mon frère est assez fier de cette terrasse. C’est la première fois qu’il cultive ces délicieux légumes, depuis la semance jusqu’au ramassage, en passant par l’obtention de semis et leur replantage en rangs, sur une terrasse à la terre riche, humide et bien ensoleillée. Il paraît que ce n’est pas évident, pour un amateur.

(Mon frère se perçoit toujours comme un amateur, en tout, dans le jardinage comme dans l’apiculture ; comme dans la musique. Cela convient aux préceptes dogmatiques et intangibles de la sagesse précaire.)

La nuit qui précédait cette dernière opération de couchage des queues d’oignon, un sanglier m’avait rendu visite pendant que je dormais. Il avait fouillé la terre de cette terrasse, non pour manger les légumes, mais pour trouver des vers de terre. . De fait, le matin, j’avais été un peu inquiet de voir cette terre labourée ; je prévenais mon frère pour qu’il vienne constater les dégâts, mais il ne se pressa pas, il savait de quoi il retournait. C’est à cause de la sècheresse : les sangliers commencent à s’approcher des vergers et des potagers, car la terre y est arrosée, et ils peuvent expérer y trouver plus de nourriture que dans les forêts un peu arides.

D’où l’avancement de la date d’ouverture de la chasse au sanglier. Le Midi libre nous apprend que pour les raisons susdites, la chasse commencera dès le 15 août, et non en septembre. J’aimerais bien participer à une battue, apprendre un peu cet art de la chasse, et le cas échéant, obtenir un petit morceau de viande, mais je ne suis pas introduit dans les bons cercles pour cela.

Tout est bien qui finit bien, en tout cas, pour les oignons de mon frère. Ce sont des mets exquis, je le certifie. Tout blancs, ces oignons peuvent se manger crus, dans des sandwiches et des salades. Revenus à la poêle, ils caramélisent et vous fondre de bonheur.

Sur le conseil de ma mère, je les coupe finement, les mets en bocaux et les fais baigner dans l’huile d’olive. Je rajoute de l’ail et quelques branches de basilic. La décoction patientent et c’est un condiment savoureux dans les assiettes de pâtes, de riz ou dans les salades en tout genre.

Qui a dit que je ne parlais jamais de cuisine ?

Papillons

Il y a paraît-il des années à papillons. Cet été, le terrain en est habillé par des millions.

Parfois, le sage précaire quitte une terrasse pour une autre, afin d’arroser quelque plante ou de mettre un tuteur à un plant de tomate, et il reste sidéré par la beauté des papillons qui sont de véritables miracles de papier virevoltant au soleil.

Ils se laissent approcher. Ces bêtes-là n’ont jamais eu à se plaindre du comportement des hommes, ils n’en ont jamais tellement vu, à part le sage précaire, à moitié nu et mal réveillé, furtivement admiratif.

Ce que la sagesse précaire aime beaucoup (si l’on peut dire que la sagesse « aime », ou qu’elle soit sujette à une forme d’inclination), c’est la couleur cachée des papillons. Immobiles, certains sont noirâtres, zébrés de blanc, et dès qu’ils ourent leurs ailes, ils font apparaître des lueurs orangés et ocres.

Darwin dirait que ces couleurs ont pour but d’effrayer des prédateurs éventuels. Darwin, ce n’était pas la moitié d’un con, mais enfin, il ne nous est pas interdit de nous interroger : qui peut bien être effrayé par ces magnifiques couleurs d’étincelle, déployées par les êtres les plus gracieux et les plus légers de la création ?

Le sage précaire se fait connaître

Un vieil homme s’approche de moi, en souriant. Il me dit que je suis sur un terrain, « en bas », vers Puech Sigal. Je confirme (bien que ce soit « en haut » du village, et non en bas, mais je prends cela comme une figure de style.)

Il me dit que mon frère y a mis ses ruches, et me demande comment s’appelle mon frère. Je lui dis le prénom de mon frère, mais il ne connaît pas les gens par leur prénom. « Hubert comment ? », demande-t-il.

« Hubert Thouroude », dis-je tranquillement. « Ah mais je le connais », s’exclame-t-il.

Il prétend le voir souvent passer, ce qui est impossible car mon frère ne passe presque jamais au village. En fait, il se souvient sans doute de lui lorsqu’il s’installait dans la région, il y a dix ou quinze ans. Ici, dans les Cévennes, une période de dix ans ne constitue pas une coupure digne de ce nom. Lui, c’est Vidal, il a été maire autrefois, il a tenu la supérette pendant longtemps et il fait profiter la paroisse de sa superbe voix : il est le soliste des messe de la Rouvière.

On se souvient donc de mon frère. Et moi, on commence à me connaître. Cela avait commencé avec la charmante dame qui tient la supérette du village. Elle a fini, grâce à des questions subtiles et espacées, à savoir que je n’étais « du Gasquet » mais « sur le terrain d’Aiguebonne », que j’étais le frère de celui qui lui fournissait du miel.

Il est important que l’on ne me prenne pas pour un rôdeur, un étranger louche et curieux. Pour faire comprendre ma situation aux gens du coin, je dis que je suis en année sabbatique, que j’ai beaucoup travaillé ces dix dernières années, et que je m’octroie une année en France. C’est d’ailleurs la stricte vérité. « Certains font un tour du monde, vous, vous avez bien raison de venir vous ressourcer dans les Cévennes », me dit-on avec ferveur.

Et on me voit à la messe, ce qui ne gâte rien. Le seul problème de la messe est que je ne communie pas (je ne suis pas baptisé), je ne me signe pas et mes lèvres ne bougent pas lors des prières collectives, du type « Notre père ». En revanche, quand j’ai les paroles, je chante.

Quand les gens voient que je ne communie pas, que je laisse passer mes voisins, et que je reste debout, les bras croisés, pensent-ils que je suis dans le péché, ou que je suis une sorte de parpaillot (voire un musulman!) déguisé en catho ? Mon impression est qu’ils s’en fichent, et qu’ils préfèrent voir leur église remplie, fût-ce avec des fidèles quelque peu idiosyncratiques.

La fête de la Vierge en pleine Cévennes

Je ne voulais pas rater les fêtes du 15 août dans le village catholique qui palpite non loin du terrain de mon frère. Notre-Dame de la Rouvière, c’est un village qui s’est longtemps appelé simplement « Rouvière ».

Hier soir, le 14 août, j’ai assisté à ma première procession catholique. Une Vierge, nommée « Notre-Dame de la Rouvière », portée par deux hommes dans les rues du village, et posée sur des tables à différentes stations. La population suivait en répétant des Je vous salue Marie. Moi, je restais silencieux pour deux raisons : d’abord je ne connais pas les paroles, et ensuite, les connaîtrais-je, cette récitation  me semblait avoir le pouvoir de déséquilibrer les gens.

Nous avions des cierges à la main, c’était très beau. Il y avait des jeunes et beaucoup de vieux. Des jeunes qui revenaient au village pour l’occasion. Une femme de moins de trente ans était, semble-t-il, la fille d’un homme important du village et sa présence était fêtée. Elle était grande, belle, une chevelure volumineuse et un nez proéminent, largement aquilin. Ce nez, démodé, lui donnait un air de noblesse.

Ce matin, je suis redescendu au village pour la messe solennelle. Il y avait encore plus de monde. L’église était pleine. Sur la place, au préalable, était censée prendre place une « kermesse ». Un pauvre stand vendait des bibelots du genre vide-grenier. Un livre attira mon attention, un livre de Frédérique Hébrard, la fille d’André Chamson. La dame qui le vend, trois euros, me parle de l’histoire que ça raconte, lorsque les catholiques et les protestants se faisaient la guerre en Cévennes.

La dame me dit que de « son temps » déjà, il y a une cinquantaine d’années, c’était encore très tendu. Elle me dit qu’Ardaillers, le village voisin, était entièrement protestant, et que Notre-Dame était entièrement catholique, et que ça ne rendait pas les choses faciles. « Quand mon oncle s’est marié avec une protestante, ça a fait tout un drame. » J’aimerais bien lui acheter son livre, mais je n’ai pas 3 euros en poche.

La messe fut longue et belle. Les vieilles dames se sont mises sur leur trente et un. Chemises de soie et robes repassées. La jeune femme au nez aquilin était toujours là, toujours un peu la reine du village. Tous les vieux lui tournaient autour, ils avaient tous un petit quelque chose à lui dire.

Le curé en chef (ils étaient assez nombreux) a fait un sermon dont l’angle d’attaque était la défense du mariage. Il en avait, tout particulièrement, contre la mariage homosexuel, dont je ne sais s’il préoccupe beaucoup le quotidien de Notre-Dame de la Rouvière.

Nous avons terminé la messe dehors, sur la place du village surplombée par une statue de Marie. Nous avons chanté des chansons, pendant que des voitures de touristes tentaient de se frayer un passage. C’était très émouvant, de voir ce village d’habitude si assoupi, se remplir d’enfants du pays, de retour dans la famille, communier dans le soleil.

Hommage d’un sage précaire à un académicien : André Chamson

Né en 1900, Chamson était trop jeune pour participer à la première guerre mondiale et trop vieux pour être mobilisé lors de la seconde. Il est devenu adulte au moment exact où la France avait besoin de cadres pour se reconstruire. C’est ainsi qu’à 30 ans, il avait déjà toute une carrière derrière lui, alors qu’aujourd’hui, à 30 ans, on est post-adolescent et on se demande encore ce qu’on fera plus tard.

Son premier roman, Roux le bandit (Grasset, 1925), se passe déjà dans les Cévennes : c’est l’histoire d’un paysan qui refuse d’aller faire la guerre (la première guerre mondiale) et qui va se cacher dans les montagnes. Cela a fait un scandale monstre. Les anciens combattants n’ont pas supporté qu’on fasse d’un déserteur un héros. Chamson a raté le prix Goncourt à cause de cela. Aujourd’hui, on peut lire Roux-le-bandit comme un chant à la liberté individuelle, au désir de vivre contre la raison d’Etat. C’est un grand livre précurseur de la mode hippie, où la nature est vécue comme l’alliée des hommes libres. Il fallait un courage immense pour écrire cela.

Le roman qu’il préfère, de son propre aveu, c’est Les hommes de la route (1927). L’histoire se passe sous le second empire, entre Le Vigan et le mont Aigoual, et raconte la vie des gens qui travaillaient à la route qui montait jusqu’au sommet. Aucune intrigue, aucune péripétie, juste un grand poème en prose, inspiré par ce travail de titan qui consistait à creuser la montagne pour faire apparaître une route. C’est un fait que vivre en Cévennes provoque de ces rêveries : constamment, on se dit que les gens d’autrefois ont trimé vaillamment, génération après génération.

L’ouvrage qui me parle le plus, c’est peut-être Les Quatre éléments (1935). Quatre nouvelles qui sont des plongées dans son enfance : un texte sur la langue, un sur la haine d’un ennemi (un garçon catholique du Vigan), un sur une bête et un sur une femme (une « étrangère »).

La nouvelle sur la langue est à mes yeux d’une beauté bouleversante. Les langues, devrait-on dire. Y sont abordés le patois, ou l’occitan, parlé dans la rue ; le français parlé à l’école, et la langue de la bible, ce français si spécial que les protestants entendaient lors de leurs soirées de lecture. La grand-mère de Chamson, tous les mercredi soir, recevait chez elle des fidèles qui se réunissaient pour lire des passages de la bible.

André Chamson à l'assemblée du Désert

Il s’agit là d’une très belle méditation sur la langue, sur les divers degrés de « langue française » que l’on parcourt dans une vie, dans les tensions entre langue savante et langue populaire, langue latine et langue parisienne, langue ancienne et langue moderne, langue sacrée et langue profane. Il fallait un écrivain modeste et discret pour entreprendre une méditation aussi limpide.

Les protestants sont des Français vraiment intéressants, voilà ce qu’on pense quand on lit Chamson. Des Français qui donnent l’impression d’être en exil dans leur propre pays, qui rêvent d’une France qui peine à exister.

La prose de Chamson est ferme, assurée et modeste. Il s’est construit un style qu’on pourrait appeler « cévenol ». Une langue belle mais peu colorée, peu fleurie, un peu rugueuse et râpeuse. Une langue précise et scrupuleuse, où la tendresse est cachée sous des rythmes saccadés. Un style de pierre et de lumière, une écriture sèche. Chamson a trouvé le moyen d’exprimer la lumière éblouissante du soleil, l’ombre fraîche, et le contraste entre les deux. Il y a peu de nuance entre les deux, car dans les Cévennes, en plein mois d’août, il y a en effet peu de nuance entre les deux.

Ainsi, les personnages des romans de Chamson sont décrits dans leurs actes, leurs mouvements et leur immobilité de bête. En le lisant, on ne pense pas à Pagnol ni à Giono, ces grands provençaux hauts en couleur, mais on songe au « behaviourisme » américain : Hemingway, Faulkner. Peu d’analyse psychologique, peu ou pas de sentiment. Des vies humaines faites d’actions tranchées. Peu d’hésitations existentielles.

C’est pourquoi Sartre se sentait proche de Chamson, et lui a proposé de collaborer au Temps modernes après la guerre. Mais Chamson, qui aurait pu incarner une grande figure éthique et esthétique de l’existentialisme, a préféré se faire oublier à l’académie française, et mourir dans l’oubli il y a trente ans.

Absence de chat

De retour sur le terrain après un long week-end d’anniversaire, pour les 70 ans de ma mère, une voix manque. Celle du chat, qui a disparu.

C’était la grande interrogation avant mon départ. Allait-il survivre ? Allait-il s’ennuyer ? Allait-il avoir assez à manger ? Allait-il chasser et se sentir appartenir au terrain, comme le sage précaire son maître indécis ?

Il aura trouvé une famille plus aimante.

Ou alors il aura été mangé par un renard.

La librairie du Vigan

Quand je descends au Vigan, je ne manque pas de traîner dans la librairie, « Le Pouzadou ». (J’ai demandé au libraire : « pouzadou », en occitan, c’est un petit cours d’eau, ou un puits, à l’intérieur d’un village, et par extension, une grosse louche qu’on utilise pour puiser l’eau.)

Pour une aussi petite ville, cette librairie est impressionnante de qualité et de variété. On y trouve un authentique choix de libraire, non pas tout ce qui sort et qui se vend, en vrac, mais un regard sur ce qui paraît et sur ce qui s’écrit. Des livres de littérature contemporaine, parfois exigeante, des essais et de la littérature mondiale de haute volée, ainsi que des petites collections de livres un peu gadgets, comme cette « Petite philosophie du voyage » des éditions Transboréales, qui propose une série de textes courts sur la forêt, la rivière, la marche à pied, le voyage en train, la navigation hauturière, etc.

On y trouve aussi des classiques de la région, car les Cévennes sont une terre littéraire. Je ne connais pas encore les vedettes locales, qui publient localement des best-sellers locaux. Des titres suggestifs, du type La captive de l’Aigoual, La belle aux châtaigniers (je dis n’importe quoi), ou bien Vous ne boirez pas à ma source, messieurs d’Alès (ce titre là mériterait peut-être d’être écrit). Des piles de romans populaires prennent place dans cette librairie, couverts de jaquettes rappelant les séries télé de TF1. Les noms d’auteur fleurent bon le terroir, les Peyrefiche côtoient les Puech et les Perrier ; les Combe rivalisent avec les Jeanjean.

Mais celui que j’ai voulu lire dès l’été dernier, avant de m’installer sur le terrain de mon frère, c’est le grand écrivain de l’entre-deux-guerres, qui a donné son nom au lycée du Vigan, André Chamson. J’ai acheté au Pouzadou un tome de ses œuvres complètes. Tout l’imaginaire littéraire et narratif de Chamson se situe dans le sud des Cévennes. Il l’a dit lui-même : prenez un compas, mettez sur la carte la pointe sur le Mont Aigoual et le crayon à dix kilomètres de là, et tracez un cercle ; vous aurez le monde romanesque d’André Chamson.

On connaît Chamson pour son engagement contre le fascisme, sa rigueur protestante, ses actes de résistance pendant l’occupation, récompensés après laguerre par une élection à l’académie française. Mais connaît-on sa littérature ? Son style, son phrasé, ses visions ? Moi je les connais, pour le coup, j’en parlerai dans d’autres billets. C’est un écrivain qui vaut la peine d’être lu.

Comme toute librairie, celle-ci doit sa survie à une diversification de commerce : papèterie, carterie, cadeaux en tous genres, tout est bon pour faire entrer de la trésorerie, et permettre à la littérature contemporaine de garder sa position prédominante. Comme toujours, on sent une certaine précarité, poignante, dans cette librairie d’amoureux. On sent que les marges de manœuvre sont très étroites et qu’il faut se battre, sur un fil, pour conserver assez d’espace pour les livres de qualité, et ne pas se laisser envahir par des produits en plastoc, ou des trucs qui font boum-boum. Comme toutes les librairies qui survivent, le Pouzadou respire une forme de militantisme de la lecture.

Ce militantisme résistant est souligné par la stèle voisine, commémorant « chef Marceau », leader du Maquis « Aigoual-Cévennes », tombé place de Bonald en 1944.

Bien placée, finalement, devant une fontaine, à deux pas de l’église, la librairie est un des commerces phare du Vigan. Autant que les cafés qui abondent de l’autre côté de la place du Quai, le Pouzadou s’est imposé dans le paysage de la ville et participe crânement à l’identité du bourg. D’ailleurs, il paraît que le libraire a été élu maire de la commune, c’est dire si le livre et la lecture n’ont pas baissé les bras dans les Cévennes méridionales.