De la prostitution dans la sagesse précaire

Si le sage précaire était plus désirable pour les femmes, et s’il était doué pour les choses du sexe, il se prostituerait volontiers. Pas tous les jours, ni trop d’heures d’affilée, car le sage précaire, même beau et vigoureux, reste un rêveur et aime paresser un brin, mais il proposerait ses services sur internet avec des photos avantageuses et gagnerait un bon pactole en faisant plus de bien à l’humanité qu’il n’est capable d’en faire en l’état actuel de ses compétences.

Le sage précaire pourrait gagner une centaine d’euros pour une heure ou deux d’échanges, de jeux érotiques, de déguisements, de massages et de sexe un peu crade. Des milliers d’euros pour des week-ends en amoureux une fois de temps en temps.

Il me semble que c’est là un moyen honnête d’arrondir ses fins de mois. Surtout qu’elles sont un peu raides (si je puis dire) mes fins de mois, depuis que l’université où je fais mes recherches ne me finance plus.

On se trompe souvent à propos de la prostitution. On dit que la ou le prostitué « vend son corps ». C’est faux, il ne « vend » pas son corps, il offre un service sexuel.

De même, on dit que les clients sont des gens misérables, sans valeur et incapables d’avoir compagnes et compagnons, qu’ils s’abaissent à cette extrêmité déplorable, qu’ils sont bien à plaindre, et qu’au final ils sont même à blâmer. C’est une erreur, les clients sont souvent des pères et des mères de famille heureux, qui veulent juste un peu de sexualité pure, un peu de luxure, un peu de pureté dans le plaisir.

La prostitution, c’est la possibilité dans le système social d’avoir un peu de sexe pour le sexe, sans tout ce qui va autour, la vie de famille, le boulot, la réputation, les codes et les manières.

Des gens sont doués pour ces choses-là, laissons-les faire. J’irais même plus loin, reconnaissons leur talent et faisons-leur payer des impôts. Je rêve d’un monde où les gens seraient libres (et protégés pour cela) de payer ou d’être payés pour les services sexuels dont ils ont besoin. Croyez-moi, cela réduirait beaucoup le taux de chômage en France, car nous pourrions fonder des coopératives, des sociétés et des associations de toutes sortes.

Alors quand la nouvelle tombe que des étudiantes se prostituent, on fait semblant de s’étonner, mais il n’y a rien que de naturel à cela. Ce qui moi me scandalise, c’est que les personnes en question soient ostracisées, qu’elles soient mal vues, et qu’au final elles ne bénéficient pas du soutien et de la protection dont toutes les étudiantes bénéficient quand elles font le moindre stage.

L’anglais, créole médiéval

Mon ami D., juif américain éternel exilé, n’a aucune famille en Europe. Tous ceux qui n’ont pas émigré en Amérique sont morts.

Je lui demande s’il n’est pas fatigué, ou amer, d’habiter en Europe. Il me dit que pour lui l’Irlande et le Grande-Bretagne, ce n’est pas l’Europe.

« Pour moi, l’Europe, ce sont des pays où l’on ne parle pas anglais. »

Voilà qui est fort de café. Il n’y a pas plus européen que la langue anglaise : n’est-ce pas un créole typiquement médiéval ? Un mélange harmonieux de vieux français et de saxon ? L’anglais, c’est l’Union européenne avant l’heure.

Le Royaume-Uni hors de l’Europe ?

Les conservateurs britanniques veulent un referendum sur l’adhésion à l’Union européenne : ils veulent que le peuple puisse décider si le pays doit quitter ou rester dans l’Union. Une de mes amies, ultra conservatrice et chrétienne (je crois qu’elle voterait Le Pen en France, Sarah Palin aux USA) aimerait beaucoup que ce referendum ait lieu. 

David Cameron, le premier ministre conservateur, refuse cette éventualité et affronte donc une crise, une mutinerie, au sein même de son parti (qui n’est pas majoritaire, je le rappelle, puisqu’il dirige le pays en coalition avec les Liberal Democrats, de centre gauche.)

Le sage précaire, quant à lui, aimerait bien que ce referendum ait lieu, par amitié pour son amie de droite, qui est une charmante personne, pleine de drôlerie et de tendresse dans le regard. (En voilà une pour qui écouter de la musique classique est une qualité presque sexy.) 

Accessoirement, ce débat serait l’occasion d’un débat de grande ampleur dans le pays, où les Britanniques pourraient se poser de vraies questions, les yeux dans les yeux : sommes-nous européens ou pas ? Sommes-nous prêts, commes les Suisses (mais sans leurs banques) et comme les Norvégiens (mais sans leur pétrole) à tourner le dos à l’Union européenne ? Notre fameuse insularité n’est-elle pas en définitive une vieille lune ?

Le débat serait sain, et le résultat, quel qu’il soit, serait formidable pour l’Europe. Si c’est oui (nous restons dans l’Union), les eurosceptiques seraient vaincus pour un bon bout de temps et cela renforcerait la volonté de Londres de jouer une carte plus collective.

Si c’est non (nous sortons de l’Union), alors toutes les cartes seraient à redistribuer en Europe et cela serait très intéressant. Sans les Anglais, toujours récalcitrants, de nombreuses décisions pourraient voir le jour, comme les taxations sur les mouvements financiers.

Et sans les Anglais, peut-être que les Européens auraient envie de devenir un seul et grand pays, un empire démocratique, gérontocratique et lâche, ce que j’appelle de mes voeux.

Mais sans les Anglais, et plus globalement sans les Britanniques, l’Europe ne serait pas l’Europe, alors on les accueillerait à nouveau quand ils en feront la demande. Et ils feront chier tout le monde encore, mais c’est comme ça que le sage précaire les aime.

Journal d’Eponge pressée

J’ai beaucoup parlé de Sigismond, il n’est que justice que dorénavant, ce soit lui qui parle de sa propre voix. C’est donc avec plaisir que j’annonce publiquement, et avec retard, le lancement de son blog japonais.

Sigismond, c’est le nom que je lui ai donné dans mes billets de blog depuis 2005, parce qu’il me fallait un nom plus médiéval que Serge. Mon ami est moins médiéval, en fait, qu’il n’est romantique, donc Sigismond est le nom d’un héros médiéval dans un drame romantique, comme Siefried, Tristan ou Roland.

Sigismond était un copain, en Chine, avec qui j’ai fait de nombreux gueuletons. Il possédait l’art de commander les bons plats, les bonnes associations de plats, ce qui est reconnu par les Chinois comme un talent digne de respect.

Mais nous ne mangions pas que dans des restaurants. Nous avions l’habitude, aussi, de déguster des brochettes d’agneau, sur des tabourets en bord de route, en avalant des bières Tsinghai, ou Jiling. Ces rencontres nocturnes, où nous parlions littérature, devinrent relativement populaires, car d’autres collègues se joignaient à nous certains soirs.

Nous qui étions un peu marginaux dans le monde des professeurs de français langue étrangère, nous avions créé là un petit salon littéraire qui représente le plus grand succès social dont nous avons jamais été capables.

Sigismond, pendant très longtemps, écrivait mais rechignait à ouvrir un blog. Comme beaucoup de littéraires, il jugeait sévèrement cette forme de publication. Dieu soit loué, il s’y est mis, depuis le Japon où il habite présentement. Son blog s’intitule Journal d’Eponge pressée et il apparaît dans les liens recommandés par La précarité du sage.

Ce qu’il fait au Japon, c’est toujours un mystère pour moi, car Sigismond peut vous expliquer des choses longuement sans que la clarté soit faite sur les aspects concrets et, disons, sociaux de l’affaire. On en sait plus sur les affres de la langue, les étirements linguistiques et identitaires qui l’habitent, que sur ses activités professionnelles ou ses projets d’avenir.

A un moment donné, il m’a semblé qu’il se lançait dans une thèse de doctorat sur la rhétorique japonaise, il était déjà avancé dans ses recherches, puis il m’a semblé que cette thèse s’était volatilisée. Elle reviendra peut-être sur le tapis, sous une forme différente, comment savoir avec Sigismond ?

Sigismond me fait penser à ces héros de romans chinois picaresques. Toujours insaisissable, il peut rester cloîtré des jours entier en étudiant des choses arides, puis on peut le déclarer disparu : il a soudain traversé des déserts et il saute comme un singe sur des montagnes abruptes. Il peut garder le silence des semaines entières, et quand cela lui chante, nourrir des amitiés cordiales avec des sages précaires volubiles. C’est ce que j’appelais chez lui le principe de fermeté.

Sigismond est sans conteste la personne qui m’a le plus inspiré quand j’étais en Chine. Il y a quelque chose chez lui d’à la fois rigide et malléable, comme ces blocs dont on fait les sculptures, qui se prête infiniment à la narration. Dès que Sigismond sort de sa caverne, le sage précaire voit apparaître des histoires et des prodiges.

Ce blog est une sortie partielle de la caverne, et gageons qu’il y sortira des prodiges.

Schumann chez les thésards

On sait combien la musique me pèse, surtout dans sa dimension discriminante de snobisme rock’n’roll.

Dans le bureau collectif des thésards, nous avons découvert dans un placard jamais ouvert une boîte mystérieuse. Nous l’avons posé sur un bureau et nous l’avons ouvert : c’était une platine de disques portative. 33 tours et 45 tours sont les bienvenus sur ce matériel hi-fi datant des années 70. Un coffret de disques russes l’accompagne, édité en URSS. Des disques de phonétique.

J’ai laissé la chose sur le bureau et suis allé dans un magasin de charité pour acheter des disques vinyles. Ils devaient coûter une livre sterling chacun, mais la vendeuse mes les fit au prix de cinq pour une livre. Je prix un disque de Schumann, un de Mozart, un de Berlioz, un de Borodine et un de musique traditionnelle irlandaise.

 

Mes amis thésards ont ri gentiment. Ils se sont un peu moqués du disque irlandais, et n’ont pas été outrageusement cruels avec la musique classique. Maintenant quand ils parlent d’organiser une party, ils m’interpellent pour me demander si je veux bien être DJ avec mes disques funky.

Cet après-midi, j’ai fini mon déjeuner avant tout le monde pour retourner au bureau et m’y retrouver seul. Je voulais écouter un peu de musique. Mes amis sont rentrés eux aussi, bien vite, et ont fait de gracieux commentaire en entendant le son du piano. L’une a même dit « So civilised » en entrant. Si elle savait la folie qui se cachait sous ce morceau, elle ne prononcerait pas ce mot-là. Une jolie blonde trouve que c’est très joli, « very nice », et je décide de laisser le disque poursuivre son cours, en espérant ne pas trop déranger mes camarades.

Celui qui tourne à cette minute, pendant que j’écris, c’est Schumann : la sonate pour pianoforte en fa majeur, op.11. Interprété par Malcolm Binns, il s’agit d’un beau disque de 1964, enregistré à Londres, aux éditions Saga, dont la pochette représente un paysage campagnard peint à l’encre, ou à la gouache. 

En ce moment précis, c’est le troisième mouvement, « Scherzo ed Intermezzo : Allegrissimo », tellement guilleret et rapide, et tellement mélancolique par alternance. On sent venir la fin de la sonate, les dernières reprises du thème sont plus fatiguées et un peu désordonnées.

Le Finale, « Allegro un poco maestoso », je l’écoute avec attention et ne peux plus travailler sur ma thèse. C’est le problème avec la musique, soit cela m’importune, soit cela me charme trop. Dans tous les cas, cela m’empêche de me concentrer sur autre chose.

Quand la sonate s’achève, quelques-uns applaudissent brièvement. Entre temps, plusieurs étudiants seront entrés dans le bureau, tous exprimant le même étonnement amusé. De la musique classique, à nos âges, quelle loufoquerie.

Un leprechaun fatigué en route pour la Suisse

Sur cette photo, le vert de mon chapeau n’a pas seulement pour but de d’entrer en relation avec la couverture du livre de Nicolas Bouvier en arrière-plan. La composition a davantage de sens que cela.

Le vert du chapeau est en fait la couleur de l’Irlande, et le chapeau lui-même un élément de costume pour fêter la Saint Patrick, le sain patron de l’Eire.

Je voulais rendre hommmage à l’Irlande car je viens de recevoir une bourse de la part de l’ADEFFI, l’association des études françaises d’Irlande. Comme cette année, la bourse était subventionnée par l’ambassade de Suisse, j’ai fait un dossier de candidature qui mettait en avant mon travail sur l’écrivain voyageur genevois Nicolas Bouvier.

L’argent qui m’a été attribué servira à faire un petit voyage en Suisse, aux archives de l’écrivain. D’où la présence de ses Oeuvres complètes en arrière plan de ma photo. Ainsi en un seul cliché, sur une seule ligne, il y a à la fois ma tête, l’Irlande et la Suisse.

Il fallait une petite photo pour un bulletin en ligne qui informe des petits événements de l’université. Mes amis thésards ont procédé à quelques prises de vue, et ce sont ces deux-là qui ont été élues par le haut comité des affaires picturales de mon bureau collectif.

Or, il est fort à parier que l’université choisira le deuxième cliché, sans le chapeau de Leprechaun.  

 

Le Titanic au secours de Belfast, la ville-catastrophe

Titanic Museum, Belfast

Le Belfast Telegraph déploie en pleine page un superbe projet : un grand musée sur le Titanic, dont l’architecture rappelle un peu la coque d’un bateau et dont la couleur dorée doit faire oublier tous les malheurs de la ville.

Le journal insiste pesamment sur le fait que le nouveau musée sera la « tour Eiffel de Belfast », et qu’il symbolisera la ville au même titre que le Colisée symbolise Rome, et Big Ben Londres.

Non.

Je ne veux pas être désagréable, mais non, le musée ne symbolisera pas Belfast. Ce qui symbolisera Belfast, pour quelque temps encore, ce sont les violences entre catholiques et protestants. Comme c’est le cas pour Verdun, pour Beyrouth, pour Guernica, pour Hiroshima, pour Omaha Beach, quand on prononce le nom de Belfast, les gens pensent d’emblée à des images de guerre. Les gens pensent « bombe », « IRA », « guerre civile ».

Cela changera bien sûr, avec le temps, mais rien ne sert de se précipiter comme le font les idéologues d’Irlande du nord.

Quelques pages plus loin, le même journal consacre une double page à ceux qui sont encore dans les cadres mentaux des Troubles, ceux qui n’ont pas encore tourné la page de la guerre civile. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : il y a encore 88 murs de séparations entre quartiers, alors qu’il y en avait moins de la moitié en 1974. La ségrégation est donc en situation croissante. Le mur le plus important est d’une longueur de 5 kilomètres. Et les dernières élections en date ont montré un net recul des partis non-communautaires. Quoi qu’en disent les idéologues, le peuple a encore voté massivement pour les « unionistes » (plutôt protestants, pour l’union avec la Grande Bretagne) ou pour les républicains (plutôt catholiques, en faveur d’une réunification de l’Irlande). Ils n’ont été attirés ni par les verts, ni par les socialistes, ni par les trucs multiculturels.

Alors les idéologues se tournent vers l’architecture grandiose. Des millions de livres sterling pour un gros monument à la gloire de Belfast. C’est ici que le célèbre Titanic a vu le jour, alors célébrons-le, chantons-le.

On n’a pas encore osé mettre en avant le fait que le Titanic est surtout célèbre pour avoir coulé, et qu’il est, pour toujours, le symbole de l’échec technologique naval, et d’une grande catastrophe humaine. On veut faire un gigantesque bâtiment pour que l’histoire récente paraisse toute petite à côté, mais ce que l’on risque de faire, c’est de redoubler la réputation de Belfast comme ville-catastrophe.

Ou comment inventer un urbanisme de la fêlure, de la blessure et de l’échouage en pleine mer.

Le stage au vert du sage précaire

 

Angelo, le coq de la basse-cour
Retour à Tullyquilly pour respirer l’air frais du comté Down. Mon ami D. a maintenant une vingtaine de poules, et les omelettes que je me suis faites furent glorieuses.
Je n’aurais jamais pensé trouver des poules jolies, et pourtant, D. a choisi consciencieusement son cheptel, des races diverses et des plumages de toutes beauté. Certaines, que je n’ai pas photographiées, ou mal, faisaient penser à des animaux sauvages d’Amérique latine.
 

Malgré l’automne et le froid récent, le cottage est très fleuri. Ce n’est pas la moindre des surprises, à l’arrivée.

Poulailler triangulaire sur Lady's view

 

Le grand poulailler de Tullyquilly
 
 
D. n’arrête jamais de construire de nouvelles choses, d’agrandir, d’investir et d’entreprendre. Dans mon imagination, c’est sans fin car c’est structurel à l’esprit de D. ; mais à la discussion, D. pense qu’il est en passe d’atteindre ses objectifs, et qu’il n’aura bientôt plus besoin d’agrandir. Pourtant, il n’avait pas de plan prédéterminé, et tout semblait suivre un cours hasardeux. Il semblerait que non, qu’il avait une sorte de plan virtuel, un modèle abstrait qu’il est en train d’imiter.
 
 
Je n’ai pas participé à la confection des épouvantails, mais j’ai participé à l’érection de la serre. A l’époque, cela me semblait démesuré et impossible à maîtriser pour un homme seul. Mais les photos témoignent que j’avais tort.
 
 
Des fraises fin octobre, en Irlande du nord
 
 

L’argent des voyageurs

J’avais mis en ligne ces quelques phrases dans mon blog consacré à la ville de Nankin. Je ne savais pas encore que j’allais me spécialiser dans la littérature des voyages.

« Vous avez remarqué, les voyageurs, dans les livres, ne travaillent jamais. Ils voyagent, ils vont d’hôtel en hôtel, et on ne sait jamais d’où leur vient l’argent. Souvent, ils font de grands discours sur le voyage, toujours lénifiants, (pourquoi veut-on toujours parler sur le voyage, et pourquoi est-ce toujours si ennuyeux ?) mais on ne sait pas comment on pourrait, nous aussi, mettre à exécution de tels projets de déplacements, de vagabondages, de flâneries métaphysiques. »

 Aujourd’hui, je découvre une toute jeune fille qui a écrit un livre de voyage, Chroniques de l’Occident nomade. A 25 ans, alors qu’elle n’a pas encore terminé son mémoire de master en littérature française, elle sort un texte qui lui vaut le prix Nicolas-Bouvier, décerné lors du festival Etonnants-Voyageurs, en 2011. Bravo à elle. J’attends de revenir en France pour le lire, car à Belfast, malgré le nombre important d’âmes charitables, personne ne serait disposé à me prêter un tel livre écrit en français. Et il est trop cher pour que je l’achète sur une librairie en ligne.

« Trop cher », le mot est lancé. L’argent est beaucoup trop souvent ignoré des récit de voyage, alors que tout, dans le voyage, dépend de l’argent dont dispose le voyageur. Si je suis à Belfast c’est qu’on m’y a octroyé une bourse d’étude. Si j’ai vécu à Shanghai, c’est qu’on m’y a donné un boulot. Si je ne sais pas où je serai après ma thèse, c’est parce que je ne sais pas encore qui me donnera de l’argent.

Or, voici ce qu’écrit Aude Seigne, l’auteure suisse couronnée à Saint-Malo, à propos de son éthique de voyageuse, et qui m’a rappelé mon ancien billet écrit à Nankin :

« Il ne s’agit plus de décrire des peuples, de les comprendre, de se comprendre, d’en extraire une théorie du bon voyageur. Il existe désormais un Occident nomade, pour qui prime l’abandon vers l’ailleurs, le désir de vide, la pure liberté. Et nous verrons ce que cela donne ».

J’avoue que je ne sais pas ce que veut dire « l’abandon vers l’ailleurs », « le désir de vide », et encore moins « la pure liberté ». Et mon esprit mauvais ne peut s’empêcher de demander d’une voix sourde : « Bon, admettons pour l’abandon vers l’ailleurs, mais comment on fait niveau budget ? »

C’est pourquoi vous ne lirez jamais sous mon clavier des choses telles que « l’errance », « ma vie nomade », ou alors je parle de nomadisme au sens où les Gitans le sont, et je parle de l’errance au sens de l’erreur, ou de la chose erratique. Il me semble que le récit des voyageurs serait plus intéressant s’ils incluaient des questions de budget, de survie, de contrats, d’ambition pécuniaire.

Est-ce qu’on travaille avant et après de partir ? Dans ce cas, les voyages ne sont ni plus ni moins que des vacances bourgeoises un peu améliorées. Est-ce qu’on s’auto-finance en travaillant sur place, au loin, comme je le fais moi-même ? Mais alors on est loin du « vide » et de ‘l’abandon ». Ou alors est-ce que le voyage est payé par une organisation ? Un Etat (pour les grands explorateurs du type Colomb et Bougainville), un groupe de marchands (pour les voyageurs commerçants du type Marco Polo), un groupe de presse (pour les grands reporters), une chaîne de télévision, un centre de recherche, ses propres parents ?

La question se pose, et je crois qu’il faut y répondre dans le corps de son texte. Les scientifiques ne manquent pas de le faire car l’organisme financeur participe du prestige de leur entreprise. Il serait bon que les écrivains, les poètes, les amoureuses et les rêveurs s’y mettent eux aussi.

Dimanche à Derry, sur le Peace Bridge

 

Peace Bridge, Derry

 Le dimanche en Irlande du nord, le train coûte six livres sterling pour tous les trajets que l’on veut. C’est donc l’occasion d’aller faire un tour au bord de la mer, ou dans une cité voisine. C’est ce que j’ai fait en me rendant une petite journée à Derry, afin d’aller voir le nouveau pont en zigzag qui est censé symboliser la paix.

L’une des nombreuses supériorités du train sur le bus, c’est que l’on peut y emporter son vélo. Or, Derry est très agréable à visiter à vélo. Il y a des côte et des points de vue spectaculaires, tout ce que les cyclistes affectionnent.

 

Surtout il y a la Foyle, le fleuve qui sépare le centre ville catholique et le quartier protestant. Jusqu’à cette année, il n’y avait qu’un pont, d’aillleurs très chouette, à double étage et bleu. Aujourd’hui, avec cette passerelle en zigzag, financé par l’Union Européenne, la ville se tourne davantage vers son fleuve, ce qui est toujours une bonne nouvelle.

A la gare, les piétons attendent une navette pour le centre ville, alors que le cycliste part d’un air modeste, mais intérieurement il triomphe. Il prend la poudre d’escampouille et dirige vers le nouveau pont. Du côté protestant, il faut construire un nouveau quartier, car il n’y avait pas grand-chose, alors les urbanistes ont fait ce qu’ils font toujours, de Shanghai à Dublin : un quartier de verre, de pierre et de fer.

Une exposition de dessins d’enfants accompagne inévitablement le nouveau quartier du nouveau pont. Des enfants qui ont sagement répété ce que les adultes leur ont ânnoné : « I think the bridge should be called Hope. » Des dessins de bons élèves, ennuyeux, dont le talent suprême est de savoir plaire à leur maîtresse, à leurs parents, et par extension à tous ceux qui ont du pouvoir. « Derry-London Derry, the city that believes in you« . Quel enfant d’abrutis appellerait sa propre ville « Derry-London Derry » ?

Le pont est une belle construction, constitué de deux inflexions pour signifier que la paix prend des chemins tortueux, et aussi pour symboliser les compromis que l’on doit faire, les pas de côté, tout ça. Conçu par le cabinet anglais Wilkinson Eyre, il fait une belle courbe dans le paysage, et il est indéniablement photogénique.

Je me suis promené dans la jolie ville de Derry, roulé sur ses remparts, et j’ai sacrifié à mon péché mignon : lire le journal du dimanche dans un café, pendant des heures.

Quand je suis retourné sur le pont (c’est-à-dire quand les femmes du café ont fini par me virer, à force de passer la serpillère tout autour de moi), le soleil couchant illuminait les grands montants blancs qui soutiennent la table du pont, et les promeneurs continuaient d’emprunter ce nouveau chemin dont ils sont raisonnablement fiers.

Un homme s’est arrêté près de moi pour me demander ce que j’en pensais. Nous sommes convenus que c’était très beau, il m’a dit que c’était « well engineered« . J’ai demandé qui était l’architecte, il m’a dit qu’il n’en savait rien, mais qu’il était satisfait de la manière dont les travaux se sont déroulés. J’ai voulu lui demander s’il était lui-même dans le bâtiment, mais le vent et le froid les ont poussés, lui et sa femme, à me laisser à ma photo.

Au bout du pont, sur le côté protestant, un homme jouait de la cornemuse. Face au soleil, il se mesurait au vent, et il remportait la victoire, car on l’entend depuis le milieu du pont.