La santé nomade : Nicolas Bouvier et les puissances de la fragilité

Nicolas Bouvier à Téhéran, 1954

S’il est vrai que Nicolas Bouvier se sent proche des grands voyageurs romantiques, même et surtout lorsqu’ils sont politiquement incorrects (comme Gobineau, célèbre orientaliste et inventeur du racisme), il n’en reste pas moins que sur certaines lignes de son écriture, il développe des idées qui sont à l’opposée de ces grands voyageurs héroïques et conquérants. Ce qui m’intéresse chez Bouvier, ce n’est pas ce qu’il a à nous dire des Yougoslaves et des Iraniens, car il reste prisonnier de clichés ethnocentrés, et tout ce qu’on nous dit sur son ouverture aux autres est con comme la pluie. Il faut le dire une fois pour toute, et passer à autre chose : ces histoires de « regard respectueux », de « désir de rencontre », de « respect des différences », qui hantent la critique depuis des années, c’est de la bouillie pour les chats et pour les chiens.

 

Au contraire, là où Bouvier est intéressant, c’est quand il parle de lui. Car il ne parle que de lui. Je l’ai déjà dit, le portrait qu’il fait des « autres », ce n’est que l’image inversée de ce qu’il croit être des Suisses. En revanche, le portrait qu’il fait de son corps et de ce qui lui arrive est plus intéressant car il rejoint sur bien des points des mouvements de pensée et d’écriture qui émergeaient au même moment, dans les années 50-60. Pour schématiser, quand il parle des « autres », Bouvier reste engoncé dans les années 30 (sa jeunesse), mais quand il parle de lui, il se rapproche de Deleuze, de Tournier, bref des gens de sa génération.

Une tension littéraire parcourt les textes de Bouvier et fait du voyage une ascèse qui met à l’épreuve le voyageur et révèle ses faiblesses. Le narrateur tombe fréquemment malade, se trouve alité, hospitalisé, diminué, et cet état de faiblesse physique l’oblige à abandonner tout idéal de contrôle des événements et des péripéties. Dès l’avant-propos de L’Usage du monde, Bouvier se positionne comme passif, ou patient du voyage : « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait et vous défait » (UM, 82). A l’opposition « voyageur/voyagé » qui structure selon Marie-Louise Pratt le récit de voyage victorien, Bouvier substitue un rapport vitaliste où le voyage se confond avec la vie de l’homo viator, et le « voyageur » ainsi que le « voyagé » se trouvent emportés dans une même expérience. Le voyageur, à la limite, devient lui-même un voyagé, qui ne maîtrise plus ni l’itinéraire, ni la durée des escales (Bouvier et Vernet se trouvent bloqués à Tabriz pendant six mois). Chez Bouvier, le voyageur se distingue par sa faiblesse, qui n’est pas à la hauteur des caprices mécaniques des corps et des véhicules. Mais, comme par enchantement, ces pannes et ses maladies crèent le mouvement plutôt qu’elles ne provoquent l’abandon du voyage.

La fameuse Fiat Topolino et ses "pannes"

Pour comprendre cette passivité active, on peut faire appel à ce que Gilles Deleuze nomme « le pouvoir d’être affecté ». Reprenant la philosophie de Spinoza, Deleuze rappelle que les deux affects fondamentaux sur le corps sont la « joie » et la « tristesse », définies respectivement comme ce qui « augmente la puissance d’agir » et ce qui la diminue. La puissance passe donc par une forme de passivité, c’est-à-dire une capacité à accueillir des affects, à se laisser transformer par eux, et ce sont leurs effets qui détermineront s’ils sont joyeux ou tristes, propices à l’action ou au contraire au ressentiment. De ce point de vue, l’art de Bouvier consiste alors à trouver la rhétorique qui rende compte de cette acceptation de la fragilité maximale, et de l’intensité des affects dont son corps peut être affecté, même et surtout quand ils sont trop puissants pour lui. Ainsi pour des sensations reçues au Japon :

Mais justement, créer en soi l’hospitalité à ce qui vous est supérieur demande un apprentissage très ardu. C’est comme laisser entrer un géant dans votre petite maison : on a peur qu’il se mette à tout fracasser. Il y a donc en nous une certaine réticence à l’égard des forces dont on a pourtant besoin pour exister. (Routes et Déroutes, 1305)

On entend l’écho de la voix de Deleuze, quand il dit à propos des écrivains alcooliques, qu’ils ont « vu quelque chose de trop fort pour eux » (Abécédaire).

Les phrases de l’écrivain-voyageur n’ont plus pour but de décrire des paysages et des hommes vus de l’extérieur, mais de rendre vivant un système de perception. Celui qui accompagne la faiblesse de son corps pour évaluer ce dont il est capable d’endurer ; un exemple d’une telle évaluation est donné lorsque Bouvier est cloué au lit en Iran et jauge le rapport de force entre son corps et la maladie : « Depuis plusieurs jours, je cherchais le point faible de la maladie, sa fissure, pour enfoncer un coin » (UM, 204). L’une des scènes cruciales de L’Usage du monde est certainement celle où le narrateur rend les armes et accepte la fièvre comme un affect aussi légitime qu’un autre, lui permettant de percevoir ce qu’il y a de positif dans la souffrance :

Je carrai prudemment mon dos contre le mur de pierre et, tout en regardant tomber la neige, je me mis à pleurer, méthodiquement, comme on nettoierait une cheminée ou un chaudron. Ainsi pendant une heure. C’était ça. Je sentais tous les barrages de la maladie céder et se dissoudre, et finis par m’endormir, assis au cœur de l’hiver comme dans un moelleux coton. (UM, 205)

Le ramoneur que je suis a toujours beaucoup goûté ce passage, que j’ai lu d’ailleurs à l’ombre des temples d’Angkor.

L’écriture du voyage de Bouvier fait le lien entre les états de son corps et les perceptions du voyage. Ainsi, le voyage est une expérience potentiellement dangereuse, et la mise à l’épreuve du voyageur, son humiliation par les maladies, les pannes et arrêts, se révèle être une condition de possibilité des émerveillements qui en constitueront éventuellement le récit.

L’Usage du monde représente d’abord un bricolage sanitaire où les pannes de la voiture font écho aux fièvres du corps. La maladie y est perçue positivement car elle force le voyageur à s’adapter toujours un peu plus à un contexte extérieur qui l’éloigne de son état de santé initial.

Le deuxième récit de ce long voyage vers l’Asie, Le Poisson-scorpion (publié en 1982), est une plongée dans un malaise plus grave, une forme d’envoûtement généralisé où Bouvier craint de devenir fou, et qu’il appelle lui-même « mon petit enfer » (PS, 805). Loin d’être une ouverture vers l’extérieur, le mal dont il souffre à Ceylan l’enferme dans une série de séquestrations : l’île, la ville, sa chambre, et même son crâne (que Bouvier essaiera de fissurer pour se libérer).

Enfin, le Japon incarne le lieu d’une cure globale, sinon d’une renaissance. Le Japon est un lieu pour guérir (PS, 801), mais c’est une guérison qui ne passe pas par un renforcement de l’individu. Au contraire, le voyageur a recours à une méthode néo-bouddhiste : la célèbre « disparition de l’ego » dans la « fusion » avec l’environnement. On parle souvent de cette « effacement de soi » à propos de Bouvier, mais sans expliquer ce que cela signifie. Ce dont il est question, c’est d’une forme d’épuisement qui affaiblit la volonté et le désir de vivre. C’est un affaiblissement de la puissance d’agir, mais qui peut coïncider à un accroissement de la puissance d’être affacté (pour reprendre les termes de Spinoza). Il s’agit donc d’un épuisement qui confine au plaisir, et qui définit l’état de santé itinérant : « C’est pour ça que j’ai tant aimé voyager. J’ai connu ces moments grâce au mélange de fraîcheur et de fatigue que procure la vie nomade » (RD, 1305).

Il y a ici l’ébauche d’une définition de ce qu’on pourrait appeler la « santé nomade », comme Nietzsche parlait d’une « grande santé ». Il n’y a pas de « disparition du moi » à proprement parler, mais un accent mis sur la capacité à jouer de ses faiblesses, à accepter la passivité du moi.

Il y a donc deux niveaux d’écriture chez Bouvier, qui font coexister l’ethnocentrisme décrit en premier lieu et la « santé nomade » abordée dans un second temps. Ce deuxième niveau d’écriture concerne les flux, les éléments météorologiques, les devenirs, les passages, les variations de perception, et vise la création d’une rhétorique des affects.

13 commentaires sur “La santé nomade : Nicolas Bouvier et les puissances de la fragilité

  1. « Passivité active »

    Il y a convergence entre Bouvier et Proust: c’est, particulièrement, en situation de faiblesse, que le membre (titulaire ou occasionnel) d’un groupe peut, via l’indulgence des humains de rencontre, accéder à sa propre légitimité comme humain… un peu comme si un sage précaire arborait un maillot de football gaélique afin de tester la capacité indulgentielle de quelques orangistes.

    Mais Proust ne voyageait même pas (et ne mettait pas un T-shirt).

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    1. Proust voyageait quand même un peu. Le train pour Balbec, Venise, le côté de Méséglise…
      En Asie, Bouvier a découvert que les gens pouvaient être indulgents au point de le laisser crever sans s’alarmer (Poisson-scorpion).

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  2. « Créer en soi l’hospitalité à ce qui vous est supérieur », c’est une formule magnifique.
    On doit rapprocher ces thèmes de celui de l' »usage du monde », qui est une citation de Montaigne par Bouvier, dans laquelle Montaigne développait assez exactement ces idées :
    « …nous qui n’en avons que la souffrance, [souffrir les choses, par opposition à connaître leurs causes] et qui en avons l’usage parfaitement plein, selon notre nature, sans en penetrer l’origine et l’essence. Ny le vin n’est plus plaisant à celui qui en sçait les facultés premieres. Au contraire; et le corps, et l’âme, interrompent et alterent le droit qu’ils ont de l’usage du monde , y mêlant l’opinion de science. »
    Essais, III, 11.

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    1. Merci de cette référence précise Ben. Je n’avais pas réussi à la retrouver. C’est l’immense avantage d’avoir des lecteurs/commentateurs philosophes. Sais-tu qu’aucun critique universitaire ne fait référence à Montaigne pour l’usage du monde. Pire, certains, comme le regretté Adrien Pasquali, renvoie cette formule à Pascal (dans plusieurs livres et articles) qui n’a parlé du « bon usage des prières ».

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      1. Je crois que j’ai lu quelque part une justification de ce lien entre Bouvier et Montaigne, mais je ne sais plus si Bouvier l’explicite lui-même.

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      2. Oui moi aussi je me souviens l’avoir lu quelque part mais je ne sais plus où. Je ne crois pas qu’il y fasse référence dans son entretien fleuve Routes et déroutes.
        Mais la référence ne fait aucun doute. Bouvier avait emporté les Essais dans ses bagages.

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  3. Oui c’est excellent et çà change c’est vrai. C’est révolutionnaire et le monde va changer , grâce à vous, votre grande intelligence et votre vision hyper sonique plus efficace qu’un coup de torchon sur les surfaces difficiles…utilisez Sage Précaire, le Grand Nettoyeur, plus efficace qu’un coup de karcher, voila ce qu’i fait de ces petits suisses. Ca c’est un mec, un vrai !

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  4. « Mais Proust ne voyageait même pas (et ne mettait pas un T-shirt). »

    Proust ne mettait peut être pas pas de T-Shirt mais il voyageait quand même…dans le temps ! (ce qui est déjà pas mal quand on y pense…)

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  5. C’est faux, Proust voyageait beaucoup dans l’espace puisqu’il a au moins fait plusieurs fois l’aller-retour entre Paris et Balbec, sans compter les pomenades en voiture avec Albertine et les visites à ses potes. Le théme du voyage est très important chez Proust, voir le récit qu’il fait du premier trajet vers Balbec avec sa grand’mère.

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  6. « Surprenant programme! Conserver son intégrité? rester intégralement le benêt qu’on était? aussi n’a-t-il pas vu grand chose, parce que le kilo de chair de Shylock- je le sais maintenant- pas de pays qui ne l’exige. » l ‘ usage du monde page 410

    Ce jour là ( à la Kiberpass ) j’ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s’en trouverait changée.Mais rien de cette nature n’est définitivement acquis. Comme une eau le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi,… page 418

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