Confluence

Situation de Lyon

Lyon n’est pas une ville importante pour la seule raison que j’y suis né. Cela seul suffirait à la placer sur la carte mondiale de la sagesse précaire, mais peu de monde y prêterait une attention soutenue.

Lyon est une ville dont la géographie est sublime et on le dit trop peu, car on dit trop peu de choses sur Lyon.

Lyon Confluence 1

Les rares fois que l’on parle de la géographie de Lyon, on parle de ses deux collines. Jules Michelet disait : la colline qui prie et la colline qui travaille. Celle qui prie, c’est la colline de Fourvière, d’où surgit la romantique basilique, éclairée dramatiquement pour donner à la colline un air de dessin de Victor Hugo. Celle qui travaille, c’est la Croix-Rousse, où les travailleurs de la soie, les « canuts », ont inventé une vie et une culture ouvrières uniques au monde : un art de la propriété, de l’organisation syndicale, de la presse et du divertissement qui mérite d’être étudié. Et je ne parle pas de l’art croix-roussien du soulèvement, de la fuite : les canuts ont su rendre fous des générations de gendarmes, avec leurs « traboules » en pente.

Alors Michelet avait raison, Lyon est bien la ville des deux collines. Mais Michelet était une sorte de génie, alors cela compte moins.

Lyon Confluence 2

Moi, qui ne suis pas un génie, je suis très impressionné par la situation fluviale de Lyon. Le Rhône et la Saône, ce ne sont tout de même pas des petits cours d’eau. Le Rhône, c’est la Suisse, ce sont les grands écrivains suisses, de Rousseau à Cingria, qui le chantent. Et la Saône, la Saône, c’est la magnifique Bourgogne et les Ducs d’Occident. Pour résumer, ces deux cours d’eau font la synthèse de tout le sud-est de la France.

Les docks de Lyon. XXe siècle

Et c’est à Lyon que la Saône et le Rhône se rencontrent, se mêlent et continuent leur route jusqu’à la méditerranée sous le nom de Rhône.

Il faut prendre la dimension de ce que cela représente. Les phénomènes fluviaux déterminent profondément les villes. Saint-Etienne par exemple, n’a pas de grand fleuve, mais son centre est traversé par la ligne de partage des eaux. Quand il pleut sur Sainté, les gouttes de droite vont rejoindre la mer, et les goutte de gauche se dirigent vers l’Atlantique. Des choses comme cela peuvent vous rendre fou.

Et la confluence alors, l’événement géographique de la confluence, cela vous fait devenir quoi ?

Précarité des administrations consulaires

J’ai eu l’occasion d’observer d’assez près comment pouvait fonctionner un consulat, quand je travaillais à l’université chinoise. Il n’y a rien de tel pour faire émerger des réflexion politiques et sociologiques. Comment le pouvoir est dilué, comment les choses sont gérées, comment des projets naissent, comment ils grandissent et comment ils meurent.

Dans une ville comme Shanghai, il y a un consul général, sous les ordres de je ne sais qui, peut-être l’ambassadeur.

Sous les ordres du consul, quelques attachés, à l’économie, à la culture, à la coopération universitaire, etc.

Sous les ordres de chaque attaché, quelques chefs de mission.

Sous la responsabilité des chefs de mission, des stagiaires non payés qui font un travail considérable (non, je n’ai pas dit que ce sont eux qui travaillent le plus, car je n’en sais rien.)

Par définition, le personnel consulaire est temporaire, les cadres restent quelques années et doivent laisser leur place. Dans ce que j’ai vu, les équipes qui se succèdent prennent un grand soin à laisser pourrir les projets mis en place par leurs prédécesseurs. Et le moment venu, leur porter un coup fatal.

Inversement, les équipes arrivantes aiment lancer de nouveaux projets qu’ils pensent meilleurs que les précédents, et dans la plupart des cas, les individus qui les mettent en oeuvre ne seront pas là pour voir s’ils aboutissent vraiment, ni pour en faire un vrai bilan.

En quatre ans, j’ai vu la valse des diplomates, des gens arriver, des gens partir, des programmes s’évanouir sans raison apparente, d’autres émerger sans réelle nécessité.

J’ai dû m’investir dans l’un d’eux, j’étais payé pour cela. Un programme intéressant, avec des étudiants passionnants, qui sont devenus des amis. Mais un programme sans objectifs précis, un programme bricolé, en devenir, ce qui le rendait encore plus attachant. Quelque chose que l’on pouvait façonner pour lui donner tel ou tel avenir.

Puis le consul a changé, mais ça n’a pas eu de conséquence, car l’attaché était toujours là. Puis l’attaché est parti, mais la chef de mission était toujours là pour porter le projet. Puis la chef de mission est partie, alors je me suis retrouvé seul avec mes valeureux étudiants, sans objectifs et sans feuille de route claire. Nous avons travaillé à vue, avec un certain plaisir, entre passion et découragement. Tous ces gens partis, ils ont été remplacés et, un an plus tard, la nouvelle équipe a prononcé l’arrêt de mort de ce programme.

Impression d’avoir travaillé pour rien. Impression de précarité. Me sont restés les étudiants, ce qu’ils m’ont apporté et ce que je leur dois.

Nicolas Bouvier à la télévision

En 1963, Nicolas Bouvier ne trouvait aucun éditeur pour L’Usage du monde. C’est grâce à sa famille et à ses connaissances qu’il va à la fois publier, toucher un prix littéraire et passer à la télévision.

Le « prix des écrivains genevois », Bouvier y soumet son manuscrit avant même d’être publié, et l’argent du prix doit servir à la publication. Dans le jury du prix, des gens qui connaissent Nicolas, dont son ancien professeur Jean Starobinski.

Enfin, la Télévision Suisse Romande (TSR) finit par inviter le gamin, auréolé d’un prix littéraire et d’un long voyage de trois ou quatre ans, de Genève à Tokyo. Cet entretien est superbe. D’une voix grave et lente, l’écrivain-voyageur vend sa marchandise avec énormément de talent. Il se montre un orateur de grande classe, un bagout que le sage précaire le plus « poudre aux yeux » quoi soit ne désavouerait pas. Il parle d’Asie centrale, de déserts, d’Iran, de structures patriarcales « à bien des égards satisfaisantes », et même du grand Hérodote, notre cher Hérodote.

Il baratine bien un peu, et c’est pour cela qu’on l’aime. L’écrivain du voyage doit être une sorte de baratineur, sinon, on n’y croit pas vraiment.

Bouvier était curieux de tout. C’était un esprit très ouvert sur les sciences et les techniques. Sur cette vidéo de 1976, de la TSR toujours, on le voit se soumettre à une expérimentation de laboratoire sur le sommeil. Il est présenté comme « écrivain » sans plus, une sorte d’inconnu qui doit avoir des problèmes de sommeil. On le prévient qu’on le réveillera en plein sommeil pour qu’il raconte ses rêves. « Vous tombez mal, dit-il, je ne me souviens jamais de mes rêves ».

On lui colle des fils électriques munis de capteurs sur toute la tête pour observer, par l’extérieur, les mouvements du cerveau. Les images, tout droit sorties des années 1970, sont horribles et fascinantes. On se croirait en pleine séance de torture.

Les moments de réveil sont atroces. Lumière blanche crue, et voix chuchotée. Bouvier, notre cher Bouvier, souffre le martyre, ne supporte pas la lumière et cherche à cacher sa tête, comme une taupe sortie de son terrier. Ce sont des images d’une violence étonnante. Une scène d’un autre âge.

Mais Bouvier s’exécute et raconte son rêve à voix très basse. Au deuxième réveil, il sera moins résistant et racontera avec plus de détails.

Ce qui frappe le plus, dans cette petite scène, c’est comment Bouvier met des mots, spontanément, sur des images étranges, qu’il faut décrire sans délai. Il fait preuve d’une précision qui laisse pantois. On le trouve là, filmé comme un bagnard, comme un rat de laboratoire, au travail avec les mots, comme il l’a été toute sa vie.

Au fond, cette expérimentation n’apprend pas grand chose sur le sommeil et est sans doute obsolète sur les questions du rêve. Mais elle se révèle un fabuleux et terrifiant agrandisseur de cette bête étrange, l’écrivain au travail.

La vie d’adulte de Neige

 neige-1.1305382261.jpg

Le jour de mon anniversaire, Neige a annoncé sur son blog qu’elle était enceinte.

Le 6 mai, elle a annoncé qu’elle s’était mariée.

Tout le monde dit que ce sont de bonnes nouvelles, alors je fais pareil. Je congratule.

Plein de fleurs pour Neige de Nankin.

neige2.1305382396.jpg

Québec, Canada, Amérique

J’étais parti pour l’Amérique. C’est au Nouveau monde que je m’étais dirigé!

Quand j’ai décidé de ne pas aller à New York, c’est le Canada que j’avais décidé de connaître un peu.

Finalement, c’est le Québec que j’ai quitté.

Rencontre avec l’universitaire Normand Doiron : la culture française depuis Montréal

J’avais pris rendez-vous avec lui longtemps avant mon départ pour le Canada. Normand Doiron avait publié, dans les années 1990, un très bon livre sur le voyage à l’époque classique. L’Art de voyager, c’était le titre de son livre que j’utilise pour ma thèse. Doiron est un humaniste, spécialiste des XVIe et XVIIe siècles. Comme mon voyage d’étude mène mes pas à Montréal, je lui ai écrit à l’adresse qui apparaissait sur le site de l’université McGill, où il enseigne. Je n’avais d’autre ambition que de le rencontrer pour lui rendre un petit hommage.

Je n’avais rien à lui dire de particulier, rien à lui demander, rien à lui offrir. Je venais à lui, selon mon habitude, les mains vides mais ouvertes.

S’il m’avait dit : « Bon, alors, que me voulez-vous ? Pourquoi voulez-vous me voir ? » Je m’étais préparé à lui répondre : « Je voulais vous dire que j’aimais beaucoup votre Art de voyager. » Point final. Et je serais parti sans autre forme de procès. Je ne risquais pas grand chose.

Il m’a très bien accueilli, au contraire. Il m’a pardonné mon heure de retard (!), et après m’avoir offert son dernier livre, qui vient de paraître chez Vrin, il m’a payé un capuccino dans un café du quartier de l’université.

Son dernier livre s’intitule Errance et Méthode. Interpréter le déplacement d’Ulysse à Socrate, PUL/Vrin, 2011. Quittant provisoirement l’époque classique européenne, Doiron a exploré la Grèce antique en 146 pages dans lesquelles il cite abondamment Homère, Eschyle, Sophocle et Platon. Quatre chapitres relativement courts sur chacun de ces grands ancêtres, dévoilant ce que représentait l’acte de voyager pendant l’antiquité.

Il me sermonne quand je lui dis qu’à mon avis le voyage a quelque chose d’universel ; selon lui le rapport à l’espace et aux territoires diffère tellement d’une époque à une autre qu’il est impossible de traiter du voyage de la même manière pour tous les hommes.

Normand Doiron est un homme charmant qui a conservé de sa jeunesse le côté rock’n’roll. Il porte une paire de jeans, des bottes de cow boy, une chevelure poivre et sel de baroudeur et une voix de fumeur de clopes. J’aime bien. Il me dédicace son Errance et Méthode de quelques mots simples et chaleureux. Le chapitre sur Platon est plus fourni que les autres et je promets à mon intelligence limitée une jolie fête en lisant cette « méthode platonicienne ». Le lecteur y chinera des trouvailles comme cette page 93 :

En des lignes magnifiques, Platon explique dans le Timée que nos « raisonnements » tirent leur « rectitude » de la contemplation des mouvements périodiques du ciel. Pourquoi chercher si haut ? Parce que les périodes ne comportent pas d' »erreurs » tandis que nos pensées ne cessent d' »errer ». Les étoiles redressent les mouvements troublés de notre âme. Le ciel n’est pas qu’un modèle à imiter, c’est un aïeul qu’il faut vénérer. Car son mouvement et celui de l’âme sont « de même espèce ». La période et la méthode sont proches parentes.

Nous discutons de la « culture française ». Normand Doiron pense que si l’éducation des masses n’a rien d’exceptionnel, les « élites » françaises c’est quand même quelque chose. Il compare souvent ce qui se passe en France et ce qui se passe au Québec. Il prononce une phrase que je trouve sibylline sur les lacunes institutionnelles au Québec, mais ne veut pas s’expliquer. Puis il dit que nous, nous avons des institutions telles que l’académie française, que c’est peut-être ridicule mais que cela aide à donner un cap, c’est un repère linguistique : « Quand on défend la langue française, il faut se demander de quelle langue française on parle ».

Plus tard dans la conversation, il reviendra sur la « culture française », chose qui m’étonnait car on n’en entend strictement jamais parler dans les départements de français que je fréquente. (Les universités modernes pensent avoir dépassé cette nationalisation des formes symboliques.) Devant mon air circonspect, dans la Rue de l’Université, et tout en fumant la clope qu’il s’était roulée préalablement, il m’assure que la culture française est une des très grandes qui soient, en matière d' »humanités » (il veut dire les arts et les lettres). Que si ce n’est pas forcément très brillant, il faut garder confiance. Car il y a en France une « permanence dans l’excellence » qui est tout à fait étonnante quand on regarde l’histoire.

En traversant un boulevard, Doiron modère ses propos : « Ce que je n’aime pas dans la culture française, c’est son côté futile, badin, et puis son côté polémique. Les Français sont toujours à contredire pour le seul plaisir de contredire et, si possible, de faire de la polémique. » Je me reconnais assez dans cet aspect de la culture française, autant dans son côté « badin » que dans ses empoignades verbales.

Avant de nous quitter, je lui promets de lire son livre et d’en publier bientôt un compte rendu de lecture. J’espère, pour la réputation de la « culture française » dont nous avons longuement devisé, ne pas trahir cette promesse un peu hâtive.

Voyager à l’oreille

Le visiteur de ce blog remarque que les billets consacrés à mon voyage au Canada sont vides de photos. Les billets de voyage se prêtaient pourtant à de nombreuses illustrations, mais voilà, je n’en vois aucune à mettre en ligne.

Je pourrais invoquer le manque de temps. Après tout, j’ai une thèse à écrire, etc, etc. Mais ce ne serait pas honnête.

La vérité est que je n’ai pas « vu » grand chose au Canada. Je n’ai rien vu car je voyageais à l’oreille. Parfois on évalue les choses à vue de nez, d’autres fois on se repère à l’oreille.

Visuellement, ce qui me reste, c’est le bus de nuit, l’hôtel Walper, les salles de conférence, les chambres d’hôtel où j’ai lu et écrit, les cafés où j’ai lu et écrit. Sur le plan humain, c’est le visage de Chloé (une femme française), celui de Subha (une Montréalaise de Miami d’origine Sri-lankaise), et évidemment de tous les Québécois adorables que j’ai rencontrés : Marie-Pierre, Jonathan, Catherine, Gontran, les cafetiers…

Mais je n’ai pas pris de photo de tous ces gens. Je n’ai pris aucune photo, alors que j’avais mon appareil photo prêt à emploi. Je n’étais pas inspiré ni motivé pour garder des images. Je n’étais pas dans le visuel.

J’étais dans l’auditif.

C’est cela qui m’a fasciné dans ce voyage : les sons, les accents, les paroles. J’ai été à l’écoute du Québec, j’ai cherché à percevoir des variations, j’ai fixé des ondulations. Mesuré des fréquences. Les images de sourire, d’architectures et de rues sans fin se sont en fait transformés en matière sonore.

Un Québécois difficile à comprendre : enfin la rencontre tant attendue

C’était dans une auberge de jeunesse de la ville de Québec.

De tout mon séjour au Canada, j’ai dormi deux fois en auberge, donc en dortoir. A chaque fois, on m’a assigné un lit dans un endroit très calme. C’est dû à mon âge, je pense. Les réceptionnistes se disent qu’ils vont m’épargner les dortoirs pleins d’ados bruyants ou de routards frimeurs. C’est la beauté de vieillir : on vous fout une plus grande paix.

Dans mon dortoir, un homme aux cheveux blancs dormait. Je laissais mes affaires et partais en ville pour visiter les superbes bouquinistes de la rue Saint-Jean. J’y ai fait de véritables découvertes, tant en littérature des voyages qu’en poésie.

De retour dans mon dortoir, l’homme dormait toujours, et encore la fois suivante où je m’y rendis. Je commençais à m’inquiéter. Et s’il fallait appeler la réception ?

Finalement, je le vis debout, fringant, cheveux blancs mais longs, casquette américaine et barbe bien taillée. Un homme de petite taille, un peu rond et jovial. Nous avons un peu parlé pour faire connaissance, il avait été tenu éveillé plusieurs jours d’affilée à cause d’un long voyage en bus. Comme moi, il avait pris des bus de nuit, mais il avait acquis l’art de la récupération par de longues séances de sommeil.

Il venait du lac Saint Jean et il allait je ne sais où, car je n’ai pas compris le but de son déplacement.

En fait, je ne comprenais pas beaucoup ce qu’il me disait. C’était prodigieux. J’ai adoré cette conversation en français où nos deux pratiques de la langue étaient très lointaines l’une de l’autre. Entre lui et moi, plusieurs siècles d’habitudes différentes. Moi, le poids des institutions scolaires, médiatiques, politiques, pour élaborer une expression standardisée, centralisée. Lui, des siècles de vie dans les bois, près des lacs, dans une langue ouverte aux influences nombreuses des vagues de migrations, et modelée par les longs hivers de Chicoutimi. Son français était magnifique, comme ses manières de gentilhomme. Il parlait en faisant des gestes sortis d’un autre âge.

Il me remerciait d’avoir respecté son sommeil, et appréciait que je sois calme. Quand je lui dis que je me lèverais tôt le lendemain pour aller retrouver un chauffeur qui faisait du covoiturage, mon compagnon de dortoir m’expliqua pendant cinq à dix minutes comment me rendre au lieu du rendez-vous. Avec force gestes et variations d’intonation dans sa voix chaude.

Jusqu’alors, j’avais entendu dire qu’il existait des « Canadiens français » qu’on ne comprend pas, mais je n’en avais pas rencontré. Enfin, je tenais mon francophone incompréhensible, et j’en étais très heureux. Je hochais la tête et faisais semblant de tout saisir. J’essayais de ne pas avoir l’air condescendant, mais quoi qu’on essaye, quand on est français, on tient toujours le rôle du petit prétentieux qui parle avec un accent pincé. Plutôt que de chercher à m’en faire aimer, j’ai préféré faire parler mon compère, profiter de la mélodie de sa langue, et, malgré tout, en apprendre plus sur sa vie, car le sens général de ses paroles m’était accessible.

Il menait une vie passablement nomade, déménageant toutes les quelques années. Il gagnait sa vie comme ouvrier et guitariste. Il s’appelait M. Blois et demanda confirmation sur le fait que Blois était bien une commune de France.

J’ai conscience que ce que je dis pose problème. On me dira que je prends de haut ce Québécois, que je lui donne le rôle du bon sauvage et que je me donne celui du savant qui s’enchante de l’exotisme charmant des indigènes. Je vois bien  que l’on peut me reprocher de pratiquer l’orientalisme du « voyageur » surplombant le « voyagé » innocent (pour reprendre les termes de Mary-Louise Pratt), mais que puis-je faire ? Si je prétends ne pas remarquer les différences linguistiques entre M. Blois et moi, je nie la réalité, je foule au pied mon plaisir et j’occulte une belle part de l’identité québécoise.

Chloé à Ottawa

Grâce à Facebook, une ancienne élève a su que je me baladais au Canada et m’a proposé de la voir où elle habite en ce moment, dans la capitale.

Chloé était une élève très agréable, dans une classe très agréable. C’était dans les années 2000, j’enseignais la philosophie au lycée français d’Irlande, à Dublin. Une classe de terminale, où se mêlaient les littéraires, les scientifiques et les économistes. L’ambiance était très bonne, même si Chloé m’apprend qu’il y avait parfois de la tension entre eux.

Elle m’a donné rendez-vous à midi et demi dans un quartier sympa, et nous sommes restés ensemble jusqu’à dix heures du soir. Je l’avais quittée adolescente rigolarde, ultra sociable et vive. Je retrouve une jeune femme de vingt-cinq ans, raffinée et affirmée. Souriante, décontractée et ouverte.

Chloé a beaucoup vécu. En quelques années, elle a pris des routes, a rebroussé chemin, a gardé certains caps, en a changé quelques autres. Elle a eu le temps de se marier, de divorcer, de vivre en Afrique, en France et au Canada, d’enseigner et de se reconvertir dans les nouvelles technologies. Elle a même eu le temps de devenir soldat, sergent de l’armée française. Toute fine et féminine qu’elle soit, elle passe ses vacances à diriger des gaillards, dans la boue et les frimas, pour leur apprendre à risquer leur vie pour la patrie. On a du mal à se la représenter en uniforme, quand on la croise, urbaine, dans un café d’Amérique du nord.

Elle avoue n’avoir pas trop apprécié les cours de philosophie de la prépa Saint-Cyr, sans préciser que les miens avaient été meilleurs. Mais elle était déçue car elle avait des attentes. « J’aimais bien la philo », dit-elle de sa voix à la fois voilée et volontaire.

Aujourd’hui, elle vient de terminer un job à Ottawa et se demande ce qu’elle va faire dans l’avenir. Elle songe à monter sa propre boîte dans les « produits » informatiques. Elle lit tout ce qui sort sur les innovations technologiques, et c’est de loin ce qui m’impressionne le plus dans tout ce qu’elle a été capable de faire dans sa jeune vie.

Nous nous sommes réfugiés dans un pub pour boire une pinte de bière locale. Puis nous nous sommes promenés, après avoir mangé italien. Elle m’a emmené à des points de vue de la ville impressionnants. Depuis le pont qui mène à Gatineau, la vue du grand fleuve Outaouais. Surplombés par la statue de Champlain qui regarde vers l’ouest du pays, nous regardions les bâtiments du parlement, qui se dressent sur la colline. Il pleuvait un peu, et la pauvre Chloé avait les doigts gelés. Nous ne savions que penser de cette architecture officielle d’Ottawa. Chloé trouve que cela fait « carton pâte », ou Dysneyland. Il s’agit d’un mélange sans nom entre « style français » et « style anglais », ce qui ne veut rien dire en terme d’architecture. En définitive, ce sont des bâtiments administratifs qui ressemblent à des églises néo-gothiques revisitées par des urbanistes du XIXe siècle. Dire que c’est hideux est certainement exagéré, surtout que le temps gris a influencé ma perception.

Tout ce que nous voulions visiter était fermé. Nous sommes allés boire un thé pas loin de chez elle. A la nuit tombée, elle m’a invité à manger du maïs dans son appartement. Elle vit en colocation avec une anglophone qui, dit-elle, ressemble à Nathalie Portman. Chloé a préparé du pain perdu, dont elle a cherché la recette sur internet. Nous avons sucré le pain avec du sirop d’érable qu’elle et son petit ami (un Canadien), avaient produit à la campagne.

Je repense à Chloé avec émotion et gratitude. C’était gentil de sa part de passer toutes ces heures avec son vieux professeur baroudeur. J’ai vu en elle une belle personnalité, qui cherche sa voie avec sincérité et intelligence. Une fille qui sait, avec le calme et la détermination qu’il faut avoir dans un monde flottant, prendre des risques et trancher dans le vif. Et qui paie le prix avec grâce.

Québec et Irlande du nord

Quand les Québécois me parlent de leur histoire et des problématiques politiques, culturelles, je ne peux pas m’empêcher de voir des similitudes avec la situation des Irlandais en Irlande du nord.

Après tout, les mouvements des droits civiques, en Irlande du nord, avant que cela ne dégénère dans les « Troubles », étaient inspirés par les mêmes sentiments d’injustice. Les catholiques en irlande du nord, comme les francophones du Québec, étaient « considérés comme incompétents » (Jacques Parizeau) par l’élite composée des protestants ici et des anglophones là. Dans les deux cas, la population la plus ancienne sur le territoire était traitée comme inférieure, avait moins de droits et profitait moins que les autres des richesses produites par l’industrie.

Dans les deux cas, la politique continue de se ressentir de ces oppositions. Dans les deux cas, les partis les plus importants sont des partis qui mettent des questions de souveraineté en avant, à la différence des pays « banalisés » où les partis s’opposent sur des questions économiques et sociales.

Quand j’ai dit à Jonathan comment a commencé la lutte du Bogside, à Derry, en 1969, il s’est écrié : « Mais c’est comme au Québec ».

J’ai parlé de cette similitude avec un universitaire, dans l’enceinte de la grande université anglophone de Montréal, la prestigieuse McGill. Il m’a dit : « Ah, vous trouvez là des apparentements ? C’est bien la preuve que nous faisons fausse route, avec ces histoires de souveraineté. » Il me dit que ses opinions, il peut les dévoiler en privé, mais qu’il ne se risquerait jamais à dire ce qu’il pense en public. Similitude, donc, jusque dans l’autocensure.